On a beaucoup écrit sur l' Amérique ; bon nombre d' auteurs d' un talent incontestable ont entrepris la tâche difficile de faire connaître ces savanes immenses , peuplées de tribus féroces et inaccessibles à la civilisation , mais peu d' entre eux ont réussi faute d' une connaissance approfondie des pays qu' ils voulaient décrire et des peuples dont ils prétendaient faire connaître les mœurs . M . Gustave Aimard a été plus heureux que ses devanciers ; séparé pendant de longues années du monde civilisé , il a vécu de la vie du nomade au milieu des prairies , côte à côte avec les Indiens , fils adoptif d' une de leurs puissantes nations , partageant leurs dangers et leurs combats , les accompagnant partout , le rifle d' une main et le machète de l' autre . Cette existence , toute de luttes et d' impossibilités vaincues , a des charmes inouïs que ceux -là seuls qui l' ont expérimentée peuvent comprendre . L' homme grandit dans le désert , seul , face à face avec Dieu , l' œil et l' oreille au guet , le doigt sur la détente de sa carabine , entouré d' ennemis de toutes sortes , Indiens et bêtes fauves qui , tapis dans les buissons , au fond des ravins ou au sommet des arbres , épient le moment de fondre sur lui pour en faire leur proie ; il se sent réellement le roi de la création qu' il domine de toute la hauteur de son intelligence et de son intrépidité . Cette fiévreuse existence aux péripéties étranges , jamais les mêmes , a été pendant plus de quinze ans celle de M . Aimard . Chasseur intrépide , il a poursuivi les bisons avec les Sioux et les Pieds Noirs des prairies de l' Ouest ; perdu dans le Del Norte , ce désert de sables mouvants qui a englouti tant de victimes , il a erré près d' un mois en proie aux horreurs de la faim , de la soif et de la fièvre . Deux fois il a été attaché par les Apaches au poteau de torture ; esclave des Patagons du détroit de Magellan pendant quatorze mois , en butte aux plus cruels traitements , il échappe par miracle à ses persécuteurs . Il a traversé seul les pampas de Buenos-Aires à San Luis de Mendoza , sans crainte des panthères et des jaguars , des Indiens et des Gauchos . Poussé par un caprice insensé , il veut approfondir les mystères des forêts vierges du Brésil et les explore dans leur plus grande largeur malgré les hordes féroces qui les habitent . Tour à tour squatter , chasseur , trappeur , partisan , gambusino ou mineur , il a parcouru l' Amérique , depuis les sommets les plus élevés des cordillères jusqu' aux rives de l' Océan , vivant au jour le jour , heureux du présent , sans souci du lendemain , enfant perdu de la civilisation . Ce ne sont donc pas des romans que M . Aimard écrit aujourd'hui , c' est sa vie qu' il raconte , ses espoirs déçus , ses courses aventureuses . Les mœurs qu' il décrit ont été les siennes , les Indiens dont il parle , il les a connus . En un mot , il a vu , il a vécu , il a souffert avec les personnages de ses récits ; nul donc mieux que lui n' était en état de soulever le voile qui cache les habitudes étranges des Indiens des pampas et des hordes nomades qui sillonnent dans tous les sens les vastes déserts de l' Amérique . Le voyageur qui pour la première fois débarque dans l' Amérique du Sud éprouve malgré lui un sentiment de tristesse indéfinissable . En effet , l' histoire du Nouveau Monde n' est qu' un lamentable martyrologe , dans lequel le fanatisme et la cupidité marchent continuellement côte à côte . La recherche de l' or fut l' origine de la découverte du Nouveau Monde ; cet or une fois trouvé , l' Amérique ne fut plus pour ses conquérants qu' une étape où ces avides aventuriers venaient , un poignard d' une main et un crucifix de l' autre , recueillir une ample moisson de ce métal si ardemment convoité , après quoi ils s' en retournaient dans leur patrie faire étalage de leurs richesses et provoquer par le luxe effréné qu' ils déployaient de nouvelles émigrations . C' est à ce déplacement continuel qu' il faut attribuer , en Amérique , l' absence de ces grands monuments , sortes d' assises fondamentales de toute colonie qui s' implante dans un pays nouveau pour y perpétuer sa race . Ce vaste continent , qui pendant trois siècles a été la paisible possession des Espagnols , parcourez-le aujourd'hui , c' est à peine si de loin en loin quelque ruine sans nom y rappelle leur passage , tandis que les monuments élevés , bien des siècles avant la découverte , par les Aztèques et les Incas sont encore debout dans leur majestueuse simplicité , comme un témoignage impérissable de leur présence dans la contrée et de leurs efforts vers la civilisation . Hélas ! que sont devenues aujourd'hui ces glorieuses conquêtes enviées par l' Europe entière , où le sang des bourreaux s' est confondu avec le sang des victimes au profit de cette autre nation si fière alors de ses vaillants capitaines , de son territoire fertile et de son commerce qui embrassait le monde entier ; le temps a marché et l' Amérique méridionale expie à l' heure qu' il est les crimes qu' elle a fait commettre . Déchirée par des factions qui se disputent un pouvoir éphémère , opprimée par des oligarchies ruineuses , désertée par les étrangers qui se sont engraissés de sa substance , elle s' affaisse lentement sous le poids de son inertie sans avoir la force de soulever le linceul de plomb qui l' étouffe , pour ne se réveiller qu' au jour où une race nouvelle , pure d' homicide et se gouvernant d' après les lois de Dieu , lui apportera le travail et la liberté qui sont la vie des peuples . En un mot , la race hispano-américaine s' est perpétuée dans les domaines qui lui ont été légués par ses ancêtres sans en étendre les bornes ; son héroïsme s' est éteint dans la tombe de Charles Quint , et elle n' a conservé de la mère patrie que ses mœurs hospitalières , son intolérance religieuse , ses moines , ses guittareros et ses mendiants armés d' escopettes . De tous les États qui forment la vaste confédération mexicaine , l' État de Sonora est le seul qui , à cause de ses luttes avec les tribus indiennes qui l' entourent et de ses frottements continuels avec ces peuplades , ait conservé une physionomie à part . Les mœurs de ses habitants ont une certaine allure sauvage , qui les distingue au premier coup d' œil de ceux des provinces intérieures . Le rio Gila peut être considéré comme la limite septentrionale de cet État ; de l' est à l' ouest il est resserré entre la sierra Madre et le golfe de Californie . La sierra Madre , derrière Durango , se partage en deux branches , la principale continue la grande direction , courant du nord au sud , l' autre tourne vers l' ouest , longeant derrière les États de Durango et de Guadalajara , toutes les régions qui vont finir vers le Pacifique . Cette branche des cordillères forme les limites méridionales de la Sonora . La nature semble comme à plaisir avoir prodigué ses bienfaits à pleines mains dans ce pays . Le climat est riant , tempéré , salubre ; l' or , l' argent , la terre la plus féconde , les fruits les plus délicieux , les herbes médicinales y abondent ; on y trouve les baumes les plus efficaces , les insectes les plus utiles pour la teinture , les marbres les plus rares , les pierres les plus précieuses , le gibier , les poissons de toutes sortes . Mais aussi dans les vastes solitudes du rio Gila et de la sierra Madre les Indiens indépendants , Comanches , Pawnees , Pimas , Opatas et Apaches , ont déclaré une rude guerre à la race blanche , et dans leurs courses implacables et incessantes lui font chèrement payer la possession de toutes ces richesses dont ses ancêtres les ont dépouillés et qu' ils revendiquent sans cesse . Les trois principales villes de la Sonora sont : Guaymas , Hermosillo et Arispe . Hermosillo , anciennement le Pitic et que l' expédition du comte de Raousset-Boulbon a rendu célèbre , est l' entrepôt du commerce mexicain dans le Pacifique et compte plus de neuf mille habitants . Cette ville , bâtie sur un plateau qui s' abaisse dans la direction du nord-ouest en pente douce jusqu' à la mer , s' appuie et s' abrite frileusement contre une colline nommée el Cerro de la campana -- Montagne de la cloche -- , dont le sommet est couronné d' énormes blocs de pierre qui , lorsqu' on les touche , rendent un son clair et métallique . Du reste , comme ses autres sœurs américaines , cette ciudad est sale , bâtie en pisé et présente aux yeux étonnés du voyageur un mélange de ruines , d' incurie et de désolation qui attriste l' âme . Le jour où commence ce récit , c' est-à-dire le 17 janvier 1817 , entre trois et quatre heures de l' après-midi , moment où d' ordinaire la population fait la siesta , retirée au fond de ses demeures , la ville d' Hermosillo , si calme et si tranquille d' ordinaire , offrait un aspect étrange . Une foule de Leperos , de Gambusinos , de contrebandiers et surtout de Rateros se pressait avec des cris , des menaces et des hurlements sans nom , dans la calle del Rosario -- rue du Rosaire . Quelques soldats espagnols -- le Mexique à cette époque n' avait pas encore secoué le joug de la métropole -- cherchaient en vain à rétablir l' ordre et à dissiper la foule , frappant à tort et à travers à grands coups de bois de lances sur les individus qui se trouvaient devant eux . Mais le tumulte loin de diminuer allait au contraire toujours croissant , les Indiens Hiaquis surtout , mêlés à la foule , criaient et gesticulaient d' une façon réellement effrayante . Les fenêtres de toutes les maisons regorgeaient de têtes d' hommes et de femmes qui , les regards fixés du côté du Cerro de la campana , du pied duquel s' élevaient d' épais nuages de fumée en tourbillonnant vers le ciel , semblaient être dans l' attente d' un événement extraordinaire . Tout à coup de grands cris se firent entendre , la foule se fendit en deux comme une grenade trop mûre , chacun se jeta de côté avec les marques de la plus grande frayeur et un jeune homme , un enfant plutôt car il avait à peine seize ans , apparut emporté comme dans un tourbillon par le galop furieux d' un cheval à demi sauvage . – Arrêtez-le ! criaient les uns . — Lassez-le ! vociféraient les autres . — Valgamedios ! murmuraient les femmes en se signant , c' est le démon lui -même . Mais chacun , loin de songer à l' arrêter , l' évitait au plus vite ; le hardi garçon continuait sa course rapide , un sourire railleur aux lèvres , le visage enflammé , l' œil étincelant et distribuant à droite et à gauche de rudes coups de chicote à ceux qui se hasardaient trop près de lui , ou que leur mauvais destin empêchait de s' éloigner aussi vite qu' ils l' auraient voulu . — Eh ! eh ! Caspita ! fit lorsque l' enfant le frôla en passant un vaquero à la face stupide et aux membres athlétiques , au diable soit le fou qui a manqué me renverser ! Eh mais , ajouta-t-il après avoir jeté un regard sur le jeune homme , je ne me trompe pas , c' est Rafaël , le fils de mon compère ! attends un peu , picaro ! Tout en faisant cet aparté entre ses dents , le vaquero déroula le lasso qu' il portait attaché à sa ceinture et se mit à courir dans la direction du cavalier . La foule qui comprit son intention applaudit avec enthousiasme . – Bravo ! bravo ! cria-t-elle . — Ne le manque pas , Cornejo ! appuyèrent des vaqueros en battant des mains . Cornejo , puisque nous savons le nom de cet intéressant personnage , se rapprochait insensiblement de l' enfant devant lequel les obstacles se multipliaient de plus en plus . Averti du péril qui le menaçait par les cris des assistants , le cavalier tourna la tête . Alors , il vit le vaquero . Une pâleur livide couvrit son visage , il comprit qu' il était perdu . – Laisse -moi me sauver , Cornejo , lui cria-t-il avec des larmes dans la voix . – Non ! non ! hurla la foule , lassez-le ! lassez-le ! La populace prenait goût à cette chasse à l' homme , elle craignait de se voir frustrer du spectacle qui l' intéressait à un si haut point . — Rends -toi ! répondit le géant , ou sinon , je t' en avertis , je te lasse comme un Ciboto . – Je ne me rendrai pas ! dit l' enfant avec résolution . Les deux interlocuteurs couraient toujours , l' un à pied , l' autre à cheval . La foule suivait en hurlant de plaisir . Les masses sont ainsi partout , barbares et sans pitié . – Laisse -moi , te dis -je , reprit l' enfant , ou je te jure , sur les âmes bénies du purgatoire , qu' il t' arrivera malheur ! Le vaquero ricana et fit tournoyer son lasso autour de sa tête . – Prends garde , Rafaël , dit-il , pour la dernière fois , veux -tu te rendre ? – Non ! mille fois non ! cria l' enfant avec rage . – À la grâce de Dieu , alors ! fit le vaquero . Le lasso siffla et partit . Mais il se passa une chose étrange . Rafaël arrêta court son cheval comme s' il eût été changé en un bloc de granit et s' élançant de la selle , il bondit comme un jaguar sur le géant que le choc renversa sur le sable , et avant que personne pût s' y opposer , il lui plongea dans la gorge le couteau que les Mexicains portent toujours à la ceinture . Un long flot de sang jaillit au visage de l' enfant , le vaquero se tordit quelques secondes , puis resta immobile . Il était mort ! La foule poussa un cri d' horreur et d' épouvante . Prompt comme l' éclair , l' enfant s' était remis en selle et avait recommencé sa course désespérée en brandissant son couteau et en riant d' un rire de démon . Lorsque après le premier moment de stupeur passé , on voulut se remettre à la poursuite du meurtrier , il avait disparu . Nul ne put dire de quel côté il avait passé . Comme toujours en pareille circonstance , le juez de letras -- juge criminel flanqué d' une nuée d' alguazils déguenillés -- arriva sur le lieu du meurtre lorsqu' il était trop tard . Le juez de letras , don Inigo tormentos Albaceyte , était un homme de quelque cinquante ans , petit et replet , à la face apoplectique , qui prenait du tabac d' Espagne dans une boîte d' or enrichie de diamants , et cachait sous une apparente bonhomie une avarice profonde doublée d' une finesse extrême et d' un sang-froid que rien ne pouvait émouvoir . Contrairement à ce qu' on aurait pu supposer , le digne magistrat ne parut pas le moins du monde déconcerté de la fuite de l' assassin , il secoua la tête deux ou trois fois , jeta un regard circulaire sur la foule , et clignant son petit œil gris : – Pauvre Cornejo , dit-il en se bourrant philosophiquement le nez de tabac , cela devait lui arriver un jour ou l' autre . – Oui , dit un lepero , il a été proprement tué . – C' est ce que je pensais , reprit le juge , celui qui a fait le coup s' y connaît , c' est un gaillard qui en a l' habitude . – Ah ! bien oui , répondit le lepero en haussant les épaules , c' est un enfant . – Bah ! fit le juge avec un feint étonnement et en lançant un regard en dessous à son interlocuteur , un enfant ! – À peu près , dit le lepero , fier d' être ainsi écouté , c' est Rafaël , le fils aîné de don Ramon . – Tiens , tiens , tiens , dit le juge avec une secrète satisfaction , mais non , reprit-il , ce n' est pas possible , Rafaël n' a que seize ans tout au plus , il n' aurait pas été se prendre de querelle avec Cornejo qui , rien qu' en lui serrant le bras , en aurait eu raison . — C' est cependant ainsi , Excellence , nous l' avons tous vu , Rafaël avait joué au monté chez don Aguilar , il paraît que la chance ne lui était pas favorable , il perdit tout ce qu' il avait d' argent , alors la rage le prit , et pour se venger , il mit le feu à la maison . – Caspita ! fit le juge . – C' est comme j' ai l' honneur de vous le dire , Excellence , regardez , on voit encore la fumée quoique la maison soit déjà en cendres . – En effet , fit le juge en jetant un regard du côté que lui indiquait le lepero , et ensuite ... – Ensuite , continua l' autre , naturellement il voulut se sauver , Cornejo essaya de l' arrêter ... – Il avait raison ! – Il avait tort puisque Rafaël l' a tué ! – C' est juste , dit le juge , mais soyez tranquilles , mes amis , la justice le vengera . Cette parole fut accueillie par les assistants avec un sourire de doute . Le magistrat , sans s' occuper de l' impression produite par ses paroles , ordonna à ses acolytes qui déjà avaient fouillé et dépouillé le défunt , de l' enlever et de le transporter sous le porche de l' église voisine , puis il rentra dans sa maison en se frottant les mains d' un air satisfait . Le juge revêtit un habit de voyage , passa une paire de pistolets à sa ceinture , attacha une longue épée à son côté et , après avoir dîné légèrement , il sortit . Dix alguazils armés jusqu' aux dents , et montés sur de forts chevaux , l' attendaient à la porte ; un domestique tenait en bride un magnifique cheval noir qui piétinait et rongeait son frein avec impatience . Don Inigo se mit en selle , se plaça en tête de ses hommes et la troupe s' ébranla au petit trot . – Eh ! eh ! disaient les curieux qui stationnaient aux environs sur le pas des portes , le juez Albaceyte se rend chez don Ramon Garillas , nous aurons demain du nouveau . – Caspita ! répondaient d' autres , son picaro de fils n' aura pas volé la corde qui servira à le pendre ! — Hum ! fit un lepero , avec un sourire de regret , ce serait malheureux , le gaillard promet , sur ma parole ! sa cuchillada à Cornejo est magnifique . Le pauvre diable a été proprement coupé ( tué ) . Cependant le juge continuait toujours sa route , rendant avec la plus grande ponctualité des saluts dont on l' accablait sur son passage , bientôt il fut dans la campagne . Alors s' enveloppant dans son manteau : – Les armes sont -elles chargées ? demanda-t-il . – Oui , Excellence , répondit le chef des alguazils . – Bien ! À l' hacienda de don Ramon Garillas , et bon pas , tâchons d' arriver avant la nuit . La troupe partit au galop . Les environs d' Hermosillo sont de véritables déserts . Le chemin qui conduit de cette ville à l ' hacienda del Milagro -- ferme du Miracle -- est des plus tristes et des plus arides . L' on ne voit , à de rares intervalles , que des arbres à bois de fer , des gommiers , des arbres du Pérou aux grappes rouges et pimentées , des nopals et des cactus , seuls arbres qui peuvent croître dans un terrain calciné par les rayons incandescents d' un soleil perpendiculaire . De loin en loin apparaissent comme une amère dérision les longues perches des citernes ayant un seau de cuir tordu et racorni à une extrémité et à l' autre des pierres attachées par des lanières ; mais les citernes sont taries et le fond n' est plus qu' une croûte noire et vaseuse dans laquelle une myriade d' animaux immondes prennent leurs ébats ; des tourbillons d' une poussière fine et impalpable soulevés par le moindre souffle d' air saisissent à la gorge le voyageur haletant , et sous chaque brin d' herbe desséché les cigales appellent avec fureur la rosée bienfaisante de la nuit . Cependant lorsque avec des peines extrêmes on a fait six lieues dans ces solitudes embrasées , l' œil se repose avec délice sur une splendide oasis qui semble tout à coup surgir du sein des sables . Cet éden est l' hacienda del Milagro . Au moment où se passe notre histoire , cette hacienda , l' une des plus riches et des plus vastes de la province , se composait d' un corps de logis élevé de deux étages , bâti en tapia et en adoves avec un toit en terrasse , fait en roseaux recouverts de terre battue . On arrivait à l' hacienda par une immense cour dont l' entrée en forme de portique voûté était garnie de fortes portes battantes avec une poterne d' un côté . Quatre chambres complétaient la façade , les croisées avaient des grilles de fer dorées et dans l' intérieur des volets ; elles étaient vitrées , luxe inouï dans ce pays à cette époque ; sur chaque côté de la cour ou patio , se trouvaient les communs pour les peones , les enfants , etc . Le rez-de-chaussée du corps de logis principal se composait de trois pièces , une espèce de grand vestibule meublé de fauteuils antiques et de canapés recouverts en cuir gaufré de Cordoue , d' une grande table de nopal et de quelques tabourets ; sur les murs étaient accrochés dans des cadres dorés plusieurs vieux portraits de grandeur nature représentant des membres de la famille ; les charpentes du plafond , laissées en relief , étaient décorées d' une profusion de sculptures . Deux portes battantes s' ouvraient dans le salon ; le côté qui était en face du patio s' élevait d' un pied environ au-dessus du reste du plancher , il était couvert d' un tapis avec un rang de tabourets bas , sculptés curieusement , garnis de velours cramoisi avec des coussins pour mettre les pieds ; il y avait aussi une petite table carrée de dix-huit pouces de haut servant de table à ouvrage . Cette portion du salon est réservée aux dames qui s' y assoient les jambes croisées à la mauresque ; de l' autre côté du salon se trouvaient des chaises recouvertes avec la même étoffe que les tabourets et les coussins ; en face de l' entrée du salon s' ouvrait la principale chambre à coucher avec une alcôve à l' extrémité d' une estrade sur laquelle était placé un lit de parade , orné d' une infinité de dorures et de rideaux de brocart avec des galons et des franges d' or et d' argent . Les draps et les taies d' oreiller étaient de la plus belle toile et bordés d' une large dentelle . Derrière le principal corps de logis se trouvait un second patio , où étaient placés les cuisines et le corral ; après cette cour venait un immense jardin , fermé de murs et de plus de cent perches de profondeur , dessiné à l' anglaise et renfermant les arbres et les plantes les plus exotiques . L' hacienda était en fête . C' était l' époque de la matanza del ganado -- abattage des bestiaux -- , les péons avaient formé à quelques pas de l' hacienda un enclos dans lequel , après avoir fait entrer les bestiaux , ils séparaient les maigres d' avec les gras , que l' on faisait sortir un à un de l' enceinte . Un vaquero armé d' un instrument tranchant de la forme d' un croissant garni de pointes placées à la distance d' un pied , embusqué à la porte de l' enclos , coupait avec une adresse infinie les jarrets de derrière des pauvres bêtes au fur et à mesure qu' elles passaient devant lui . Si par hasard il manquait son coup , ce qui était rare , un second vaquero à cheval suivait l' animal au grand galop , lui jetait le lasso autour des cornes et le maintenait jusqu' à ce que le premier lui eût coupé les jarrets . Nonchalamment appuyé contre le portique de l' hacienda , un homme d' une quarantaine d' années , revêtu d' un riche costume de gentilhomme fermier , les épaules recouvertes d' un zarapé aux brillantes couleurs , et la tête garantie des derniers rayons du soleil couchant par un fin chapeau de paille de Panama d' au moins cinq cents piastres , semblait présider à cette scène tout en fumant une cigarette de maïs . C' était un cavalier de haute mine , à la taille élancée fine , cambrée et parfaitement proportionnée , les traits de son visage , bien dessinés , aux lignes fermes et arrêtées dénotaient la loyauté , le courage et surtout une volonté de fer . Ses grands yeux noirs ombragés par d' épais sourcils étaient d' une douceur sans égale , mais lorsqu' une contrariété un peu vive colorait son teint bruni d' un reflet rougeâtre , son regard prenait une fixité et une force que nul ne pouvait supporter et qui faisaient hésiter et trembler les plus braves . La finesse des extrémités et plus que tout le cachet d' aristocratie empreint sur sa personne dénotaient au premier coup d' œil que cet homme était de pure et noble race castillane . En effet , ce personnage était don Ramon Garillas de Saavedra , le propriétaire de l' hacienda del Milagro que nous venons de décrire . Don Ramon Garillas descendait d' une famille espagnole dont le chef avait été un des principaux lieutenants de Cortez , et s' était établi au Mexique après la miraculeuse conquête de cet aventurier de génie . Jouissant d' une fortune princière , mais repoussé , à cause de son mariage avec une femme de race aztèque mêlée , par les autorités espagnoles , il s' était adonné tout entier à la culture de ses terres et à l' amélioration de ses vastes domaines . Après dix-sept ans de mariage , il se trouvait chef d' une nombreuse famille composée de six garçons et de trois filles , en tout neuf enfants , dont Rafaël , celui que nous avons vu si lestement tuer le vaquero , était l' aîné . Le mariage de don Ramon et de doña Jesusita n' avait été qu' un mariage de convenance , contracté du point de vue seul de la fortune , mais qui pourtant les rendait comparativement heureux ; nous disons comparativement , parce que la jeune fille n' étant sortie du couvent que pour se marier , l' amour n' avait jamais existé entre eux , mais avait été remplacé par une tendre et sincère affection . Doña Jesusita passait son temps dans les soins que nécessitaient ses enfants , au milieu de ses femmes indiennes ; de son côté son mari complètement absorbé par les devoirs de sa vie de gentilhomme fermier restait presque toujours avec ses vaqueros , ses péons et ses chasseurs , ne voyant sa femme que pendant quelques minutes aux heures des repas , et restant parfois des mois entiers absent pour une partie de chasse sur les bords du rio Gila . Cependant nous devons ajouter que , absent ou présent , don Ramon veillait avec le plus grand soin à ce que rien ne manquât au bien-être de sa femme et à ce que ses moindres caprices fussent satisfaits , n' épargnant ni l' argent ni les peines pour lui procurer ce qu' elle paraissait désirer . Doña Jesusita était douée d' une beauté ravissante et d' une douceur angélique ; elle semblait avoir accepté sinon avec joie du moins sans trop de peine le genre de vie auquel son mari l' avait obligée à se plier ; mais dans les profondeurs de son grand œil noir languissant , dans la pâleur de ses traits et surtout dans le nuage de tristesse qui obscurcissait continuellement son beau front d' une blancheur mate , il était facile de deviner qu' une âme ardente était renfermée dans cette séduisante statue , et que ce cœur qui s' ignorait soi -même avait tourné toutes ses pensées vers ses enfants , qu' elle s' était mise à adorer de toutes les forces virginales de l' amour maternel , le plus beau et le plus sain de tous . Pour don Ramon , toujours bon et prévenant pour sa femme , qu' il ne s' était jamais donné la peine d' étudier , il avait le droit de la croire la plus heureuse créature du monde , et elle l' était en effet depuis que Dieu l' avait rendue mère . Le soleil était couché depuis quelques instants , le ciel perdait peu à peu sa teinte pourprée et s' assombrissait de plus en plus , quelques étoiles commençaient déjà à scintiller sur la voûte céleste , et le vent du soir se levait avec une force qui présageait pour la nuit un de ces orages terribles , comme ces régions en voient souvent éclater . Le mayoral , après avoir fait renfermer avec soin le reste du ganado dans l' enclos , rassembla les vaqueros et péons , et tous se dirigèrent vers l' hacienda où la cloche du souper les avertissait que l' heure du repos était enfin venue . Lorsque le majordome passa le dernier en le saluant devant son maître : – Eh bien , lui demanda celui -ci , nô Eusébio , combien de têtes avons-nous cette année ? — Quatre cent cinquante , mi amò -- mon maître -- , répondit le mayoral , grand homme sec et maigre , à la tête grisonnante et au visage tanné comme un morceau de cuir , en arrêtant son cheval et ôtant son chapeau , c' est-à-dire soixante-quinze têtes de plus que l' année passée ; nos voisins les jaguars et les Apaches ne nous ont pas causé de grands dommages , cette saison . – Grâce à vous , nô Eusébio , répondit don Ramon , votre vigilance a été extrême , je saurai vous en récompenser . – Ma meilleure récompense est la bonne parole que Votre Seigneurie vient de me dire , répondit le mayoral , dont le rude visage s' éclaira d' un sourire de satisfaction , ne dois -je pas veiller sur ce qui vous appartient avec le même soin que si tout était à moi ? – Merci , reprit le gentilhomme avec émotion en serrant la main de son serviteur , je sais que vous m' êtes dévoué . – À la vie et à la mort , mon maître , ma mère vous a nourri de son lait , je suis à vous et à votre famille . — Allons ! allons ! nô Eusébio , dit gaiement l ' hacendero , le souper est prêt , la señora doit être à table , ne la laissons pas nous attendre plus longtemps . Sur ce , tous deux entrèrent dans le patio et nô Eusébio , ainsi que don Ramon l' avait nommé , se prépara , comme il le faisait chaque soir , à fermer les portes . Pendant ce temps don Ramon entra dans la salle à manger de l' hacienda , où tous les vaqueros et les péons étaient réunis . Cette salle à manger était meublée d' une immense table qui en tenait tout le centre ; autour de cette table il y avait des bancs de bois garnis de cuir et deux fauteuils sculptés destinés à don Ramon et à la señora . Derrière les fauteuils un Christ en ivoire de quatre pieds de haut pendait au mur entre deux tableaux représentant , l' un Jésus au jardin des Oliviers , l' autre le Sermon sur la montagne . Çà et là accrochées le long des murailles blanchies à la chaux , grimaçaient des têtes de jaguars , de buffles ou d' élans tués à la chasse par l ' hacendero . La table était abondamment servie de lahua , potage épais fait de farine de maïs cuite avec de la viande , de puchero ou olla podrida et de pépian ; de distance en distance il y avait des bouteilles de mezcal et des carafes d' eau . Sur un signe de l' hacendero le repas commença . Bientôt l' orage qui menaçait éclata avec fureur . La pluie tombait à torrents , à chaque seconde des éclairs livides faisaient pâlir les lumières , précédant les éclats formidables de la foudre . Vers la fin du repas l' ouragan acquit une violence telle que le tumulte des éléments conjurés couvrit le bruit des conversations . Le tonnerre éclata avec une force épouvantable , un tourbillon de vent s' engouffra dans la salle en défonçant une fenêtre , toutes les lumières s' éteignirent , les assistants se signèrent avec crainte . En ce moment , la cloche placée à la porte de l' hacienda retentit avec un bruit convulsif , et une voix qui n' avait rien d' humain cria à deux reprises différentes : – À moi ! ... à moi ! ... – Sang du Christ ! s' écria don Ramon en s' élançant hors de la salle , on égorge quelqu'un dans la plaine . Deux coups de feu retentirent presque en même temps , un cri d' agonie traversa l' espace , et tout retomba dans un silence sinistre . Tout à coup un éclair blafard sillonna l' obscurité , le tonnerre éclata avec un fracas horrible et don Ramon reparut sur le seuil de la salle , portant un homme évanoui dans ses bras . L' étranger fut déposé sur un siège , l' on s' empressa autour de lui . Le visage de cet homme non plus que sa mise n' avaient rien d' extraordinaire , cependant en l' apercevant , Rafaël , le fils aîné de don Ramon , ne put réprimer un geste d' effroi , son visage devint d' une pâleur livide . – Oh ! murmura-t-il à voix basse , le juez de letras ! ... C' était en effet le digne juge que nous avons vu sortir d' Hermosillo en si brillant équipage . Ses longs cheveux trempés de pluie tombaient sur sa poitrine , ses vêtements étaient en désordre , tachés de sang et déchirés en maints endroits . Sa main droite serrait convulsivement la crosse d' un pistolet déchargé . Don Ramon lui aussi avait reconnu le juez de letras , il avait malgré lui lancé à son fils un regard que celui -ci n' avait pu supporter . Grâce aux soins intelligents qui lui furent prodigués par doña Jesusita et ses femmes , le juge ne tarda pas à revenir à lui ; il poussa un profond soupir , ouvrit des yeux hagards qu' il promena sur les assistants sans rien voir encore , et peu à peu reprit connaissance . Tout à coup une vive rougeur colora son front si pâle une seconde auparavant , son œil étincela ; dirigeant vers Rafaël un regard qui le cloua au sol en proie à une terreur invincible , il se leva péniblement et s' avançant vers le jeune homme qui le regardait venir sans oser chercher à l' éviter , il lui posa rudement la main sur l' épaule , puis se tournant vers les péons terrifiés de cette scène étrange à laquelle ils ne comprenaient rien : – Moi , don Inigo tormentos d' Albaceyte , dit-il d' une voix solennelle , juez de letras de la ville d' Hermosillo , au nom du roi j' arrête cet homme convaincu d' assassinat ! ... – Grâce ! s' écria Rafaël , en tombant à deux genoux et en joignant les mains avec désespoir . – Malheur ! ... murmura la pauvre mère en s' affaissant sur elle -même . Le lendemain , le soleil se leva splendide à l' horizon . L' orage de la nuit avait complètement nettoyé le ciel qui était d' un bleu mat ; les oiseaux gazouillaient , gaiement cachés sous la feuillée , tout dans la nature avait repris son air de fête accoutumé . La cloche sonna joyeusement à l' hacienda del Milagro , les péons commencèrent à se disperser dans toutes les directions , les uns menant les chevaux au pasto , les autres conduisant les bestiaux dans les prairies artificielles , d' autres encore se rendant aux champs , enfin les derniers s' occupèrent dans le patio à traire les vaches et à réparer les dégâts causés par l' ouragan . Les seules traces qui restaient de la tempête de la nuit étaient deux magnifiques jaguars étendus morts à la porte de l' hacienda , non loin du cadavre d' un cheval à demi dévoré . Nô Eusébio , qui se promenait de long en large dans le patio en surveillant avec soin les occupations de chacun , fit retirer et nettoyer les riches harnais du cheval , et ordonna qu' on enlevât la peau des jaguars . Ce qui fut exécuté en un clin d' œil . Pourtant , nô Eusébio était inquiet , don Ramon ordinairement le premier levé à l' hacienda n' avait pas encore paru . Le soir précédent , à la suite de la foudroyante accusation lancée par le juez de letras contre le fils aîné de l' hacendero , celui -ci avait ordonné à ses serviteurs de se retirer , et après avoir lui -même , malgré les pleurs et les prières de sa femme , solidement garrotté son fils , il avait emmené don Inigo d' Albaceyte dans une salle retirée de la ferme , où tous deux étaient restés enfermés jusqu' à une heure fort avancée de la nuit . Que s' était-il passé dans cet entretien pendant lequel avait dû être arrêté le sort de Rafaël ? personne ne le savait , nô Eusébio pas plus que les autres . Puis après avoir conduit don Inigo dans une chambre qu' il lui avait fait préparer , et lui avoir souhaité une bonne nuit , don Ramon était allé rejoindre son fils , auprès duquel la pauvre mère pleurait toujours ; sans prononcer une parole , il avait pris l' enfant dans ses bras et l' avait emporté dans sa chambre à coucher où il l' avait étendu sur le sol auprès de son lit , ensuite l' hacendero avait fermé la porte à clé , s' était couché , deux pistolets à son chevet , et la nuit s' était écoulée ainsi , le père et le fils se lançant dans l' obscurité des regards de bêtes fauves , et la pauvre mère agenouillée sur le seuil de cette chambre dont l' entrée lui était interdite , pleurant silencieusement sur son premier-né qui , elle en avait le pressentiment terrible , allait lui être ravi pour toujours . – Hum ! murmurait à part lui le mayoral , tout en mâchonnant sans y songer le bout de sa cigarette éteinte , qu' est -ce que tout cela va devenir ? Don Ramon n' est pas homme à pardonner , il ne transigera pas avec son honneur . Abandonnera-t-il son fils à la justice ? oh ! non ! mais alors que fera-t-il ? Le digne mayoral en était là de ses réflexions lorsque don Inigo Albaceyte et don Ramon parurent dans le patio . Le visage des deux hommes était sévère , celui de l' hacendero surtout était sombre comme la nuit . – Nô Eusébio , dit don Ramon d' une voix brève , faites seller un cheval et préparer une escorte de quatre hommes pour conduire ce cavalier à Hermosillo . Le mayoral s' inclina respectueusement et donna immédiatement les ordres nécessaires . – Je vous remercie mille fois , continua don Ramon en s' adressant au juge , vous sauvez l' honneur de ma maison . – Ne me soyez pas si reconnaissant , seigneur , répondit don Inigo , je vous jure que lorsque je suis sorti hier soir de la ville , je n' avais nullement l' intention de vous être agréable . L' hacendero fit un geste . — Mettez -vous à ma place , je suis juge criminel avant tout , on coupe une personne , un mauvais drôle , je vous le concède , mais un homme , quoique de la pire espèce ; l' assassin est connu , il traverse au galop la ville , en plein soleil , à la vue de tous , avec une effronterie incroyable , que devais -je faire ? me mettre à sa poursuite , je n' ai pas hésité . – C' est vrai , murmura don Ramon en baissant la tête . – Et mal m' en a pris , les coquins qui m' accompagnaient m' ont abandonné comme des poltrons au plus fort de l' orage pour se cacher je ne sais où ; pour comble de disgrâce , deux jaguars , de magnifiques bêtes du reste , se sont lancés à ma poursuite , ils me serraient de si près que je suis venu tomber comme une masse à votre porte ; j' en ai tué un , c' est vrai , mais l' autre était bien près de me happer lorsque vous m' êtes venu en aide . Pouvais -je après cela arrêter le fils de l' homme qui m' avait sauvé la vie au péril de la sienne ? c' eût été agir avec la plus noire ingratitude . – Merci , encore une fois . – Mais non , nous sommes quittes , voilà tout . Je ne parle pas des quelques milliers de piastres que vous m' avez donnés , puisqu'ils serviront à fermer la bouche à mes loups cerviers ; seulement , croyez -moi , don Ramon , surveillez votre fils , s' il retombait une autre fois dans mes mains , je ne sais pas comment je pourrais le sauver . – Soyez tranquille , don Inigo , mon fils ne retombera plus dans vos mains . L' hacendero prononça ces paroles d' une voix tellement sombre que le juge se retourna en tressaillant . – Prenez garde à ce que vous allez faire ! dit-il . – Oh ! ne craignez rien , répondit don Ramon , seulement comme je ne veux pas que mon fils monte sur un échafaud et traîne mon nom dans la boue , je saurai y mettre ordre . En ce moment on amena le cheval . Le juez de letras se mit en selle . – Allons , adieu , don Ramon , dit-il d' une voix indulgente , soyez prudent , ce jeune homme peut encore se corriger , il a le sang vif , pas autre chose . – Adieu , don Inigo Albaceyte , répondit l' hacendero d' un ton sec qui n' admettait pas de réplique . Le juge secoua la tête , et piquant des deux il partit au grand trot suivi de son escorte après avoir fait un dernier geste d' adieu au fermier . Celui -ci le suivit des yeux tant qu' il put l' apercevoir , puis il rentra à grands pas dans l' hacienda . – Nô Eusébio , dit-il au mayoral , sonnez la cloche pour réunir tous les péons ainsi que les autres serviteurs de l' hacienda . Le mayoral , après avoir regardé son maître avec étonnement , se hâta d' exécuter l' ordre qu' il avait reçu . – Qu' est -ce que tout cela signifie ? dit-il . Au bruit de la cloche , les employés de la ferme s' empressèrent d' accourir , ne sachant à quoi attribuer cette convocation extraordinaire . Ils furent bientôt réunis tous dans la grande salle qui servait de réfectoire . Le plus complet silence régnait parmi eux . Une angoisse secrète leur serrait le cœur . Ils avaient le pressentiment d' un événement terrible . Après quelques minutes d' attente , doña Jesusita entra entourée de ses enfants , à l' exception de Rafaël , et fut prendre place sur une estrade préparée à l' un des bouts de la salle . Ses traits étaient pâles , ses yeux rougis montraient qu' elle avait pleuré . Don Ramon parut . Il avait revêtu un costume complet de velours noir , sans broderies , une lourde chaîne d' or pendait sur sa poitrine , un chapeau de feutre noir à large bord , orné d' une plume d' aigle , couvrait sa tête , une longue épée à garde en fer bruni pendait à son côté gauche . Son front était chargé de rides , ses sourcils étaient froncés au-dessus de ses yeux noirs qui semblaient lancer des éclairs . Un frisson de terreur parcourut les rangs de l' assemblée . Don Ramon Garillas avait revêtu son costume de justicier . Justice allait donc être faite ? Mais de qui ? Lorsque don Ramon eut pris place à la droite de sa femme , il fit un signe . Le mayoral sortit et rentra un instant après suivi de Rafaël . Le jeune homme était nu-tête , il avait les mains attachées derrière le dos . Les yeux baissés , le visage pâle , il se plaça devant son père , qu' il salua respectueusement . À l' époque où se passe notre histoire , surtout dans les pays éloignés des centres , et exposés aux continuelles incursions des Indiens , les chefs de famille avaient conservé dans toute sa pureté cette autorité patriarcale , que les efforts de notre civilisation dépravée tendent de plus en plus à amoindrir et à faire disparaître . Un père était souverain dans sa maison , ses jugements étaient sans appel et exécutés sans murmures et sans résistance . Les gens de la ferme connaissaient le caractère ferme et la volonté implacable de leur maître , ils savaient qu' il ne pardonnait jamais , que son honneur lui était plus cher que la vie , ce fut donc avec un sentiment de crainte indéfinissable qu' ils se préparèrent à assister au drame terrible qui allait se jouer devant eux entre le père et le fils . Don Ramon se leva , promena un regard sombre sur l' assistance , et jetant son chapeau à ses pieds : – Écoutez tous , dit-il d' une voix brève et profondément accentuée , je suis d' une vieille race chrétienne dont les ancêtres n' ont jamais failli ; l' honneur a toujours dans ma maison été considéré comme le premier bien , cet honneur que mes aïeux m' ont transmis intact et que je me suis efforcé de conserver pur , mon fils premier-né , l' héritier de mon nom , vient de le souiller d' une tache indélébile . Hier , à Hermosillo , à la suite d' une querelle dans un tripot , il a mis le feu à une maison au risque d' incendier toute la ville , et comme un homme voulait s' opposer à sa fuite , il l' a tué d' un coup de poignard . Que penser d' un enfant qui , dans un âge aussi tendre , est doué de ces instincts de bête fauve ? Justice doit être faite , vive Dieu ! je la ferai sévère ! Après ces paroles , don Ramon croisa les bras sur sa poitrine et sembla se recueillir . Nul n' osait hasarder un mot en faveur de l' accusé ; les fronts étaient baissés , les poitrines haletantes . Rafaël était aimé des serviteurs de son père , à cause de son intrépidité qui ne connaissait pas d' obstacles , de son adresse à manier un cheval et à se servir de toutes les armes , et plus que tout pour la franchise et la bonté qui faisaient le fond de son caractère . Dans ce pays surtout , où la vie d' un homme est comptée pour si peu de chose , chacun était intérieurement disposé à excuser le jeune homme et à ne voir dans l' action qu' il avait commise que la chaleur du sang et l' emportement de la colère . Doña Jesusita se leva ; toujours elle avait sans murmurer courbé sous les volontés de son mari , que depuis de longues années elle était accoutumée à respecter ; l' idée seule de lui résister l' effrayait et faisait courir un frisson dans ses veines , mais toutes les forces aimantes de son âme s' étaient concentrées dans son cœur , elle adorait ses enfants , Rafaël surtout , dont le caractère indomptable avait plus que les autres besoin des soins d' une mère . – Monsieur , dit-elle à son mari d' une voix pleine de larmes , songez que Rafaël est votre premier-né , que sa faute , quelque grave qu' elle est , ne doit pas cependant être inexcusable à vos yeux , que vous êtes son père , et que moi ! moi ! fit-elle en tombant à genoux et en joignant les mains en éclatant en sanglots , j' implore votre pitié ; grâce , monsieur ! grâce pour mon fils ! Don Ramon releva froidement sa femme dont les pleurs inondaient le visage , et après l' avoir obligée à reprendre sa place sur son fauteuil : – C' est surtout comme père , dit-il , que mon cœur doit être sans pitié ! ... Rafaël est un assassin et un incendiaire , il n' est plus mon fils ! – Que prétendez -vous faire ? s' écria doña Jesusita avec effroi . – Que vous importe , madame ? répondit brusquement don Ramon , le soin de mon honneur me regarde seul ; qu' il vous suffise de savoir que cette faute est la dernière que votre fils commettra . – Oh ! fit-elle avec horreur , voulez -vous donc être son bourreau ! ... – Je suis son juge , répliqua l' implacable gentilhomme d' une voix terrible . Nô Eusébio , préparez deux chevaux . – Mon Dieu ! mon Dieu ! s' écria la pauvre femme en se précipitant vers son fils , qu' elle enlaça étroitement de ses bras , nul ne viendra-t-il donc à mon secours ? Tous les assistants étaient émus . Don Ramon lui -même ne put retenir une larme . – Oh ! s' écria la mère avec une joie folle , il est sauvé ! Dieu a amolli le cœur de cet homme de fer ! – Vous vous trompez , madame , interrompit don Ramon en la repoussant brusquement en arrière ; votre fils n' est plus à moi , il appartient à ma justice ! Alors , fixant sur son fils un regard froid comme une lame d' acier : – Don Rafaël , dit-il d' une voix dont l' accent terrible fit malgré lui tressaillir le jeune homme , à compter de cet instant vous ne faites plus partie de cette société que vos crimes ont épouvantée ; c' est avec les bêtes fauves que je vous condamne à vivre et à mourir . À cet arrêt terrible , doña Jesusita fit quelques pas en chancelant et tomba à la renverse . Elle était évanouie . Rafaël jusqu' à ce moment avait à grand-peine renfermé dans son cœur les émotions qui l' agitaient , mais à cette dernière péripétie , il ne put se contenir plus longtemps ; il s' élança vers sa mère en fondant en larmes et en poussant un cri déchirant : – Ma mère ! ma mère ! – Venez ! lui dit don Ramon en lui posant la main sur l' épaule . L' enfant s' arrêta , chancelant comme un homme ivre . – Voyez , monsieur ! mais voyez donc ! s' écria-t-il avec un sanglot déchirant , ma mère se meurt ! – C' est vous qui l' avez tuée , répondit froidement l' hacendero . Rafaël se retourna comme si un serpent l' avait piqué ; il lança à son père un regard d' une expression étrange , et les dents serrées , le front livide , il lui dit : – Tuez -moi , monsieur , car je vous jure que de même que vous avez été sans pitié pour ma mère et pour moi , si je vis , je serai plus tard sans pitié pour vous ! Don Ramon lui jeta un regard de mépris . – Marchons ! dit-il . – Marchons ! répéta l' enfant d' une voix ferme . Doña Jesusita , qui commençait à revenir à la vie , s' aperçut comme dans un rêve du départ de son fils . – Rafaël ! Rafaël ! cria-t-elle d' une voix déchirante . Le jeune homme hésita une seconde , puis d' un bond il se précipita sur elle , l' embrassa avec une tendresse folle , et rejoignant son père : – Maintenant , je puis mourir , fit-il , j' ai dit adieu à ma mère ! Ils sortirent . Les assistants , atterrés par cette scène , se séparèrent sans oser se communiquer leurs impressions , mais livrés à une profonde douleur . Sous les caresses de son fils , la pauvre mère avait de nouveau perdu connaissance . Deux chevaux tenus en bride par nô Eusébio attendaient à la porte de l' hacienda . – Accompagnerai -je votre seigneurie ? demanda le majordome . – Non ! répondit sèchement l' hacendero . Il se mit en selle , plaça son fils en travers devant lui . – Rentrez ce second cheval , dit-il , je n' en ai pas besoin . Et , enfonçant les éperons dans les flancs de sa monture qui hennit de douleur , il partit à fond de train . Le majordome rentra dans la ferme en secouant tristement la tête . Dès que l' hacienda eut disparu derrière un pli de terrain , don Ramon s' arrêta , sortit un mouchoir de soie de sa poitrine , banda les yeux de son fils sans lui adresser une parole , et repartit . Cette course dura longtemps dans le désert ; elle avait quelque chose de lugubre , qui faisait froid à l' âme . Ce cavalier vêtu de noir , glissant silencieusement dans les sables , emportant à l' arçon de sa selle un enfant garrotté , dont les tressaillements nerveux et les soubresauts révélaient seuls l' existence , avait un aspect fatal et étrange qui aurait imprimé la terreur à l' homme le plus brave . Bien des heures se passèrent sans qu' un mot fût échangé entre le père et le fils ; le soleil commençait à baisser à l' horizon , quelques étoiles apparaissaient déjà dans le bleu sombre du ciel , le cheval courait toujours . Le désert prenait d' instant en instant une apparence plus triste et plus sauvage ; toute trace de végétation avait disparu ; seulement çà et là des monceaux d' ossements blanchis par le temps marbraient le sable de taches livides , les oiseaux de proie tournaient lentement au-dessus du cavalier en poussant des cris rauques , et dans les profondeurs mystérieuses des chaparals , les bêtes fauves , aux approches du soir , préludaient par de sourds rugissements à leurs lugubres concerts . Dans ces régions le crépuscule n' existe pas ; dès que le soleil a disparu , la nuit est complète . Don Ramon galopait toujours . Son fils ne lui avait pas adressé une prière , n' avait pas poussé une plainte . Enfin , vers huit heures du soir , le cavalier s' arrêta . Cette course fiévreuse durait depuis dix heures . Le cheval râlait sourdement et trébuchait à chaque pas . Don Ramon jeta un regard autour de lui ; un sourire de satisfaction plissa ses lèvres . De tous les côtés , le désert déroulait ses immenses plaines de sable ; d' un seul les premiers plans d' une forêt vierge découpaient à l' horizon leur silhouette bizarre , qui tranchait d' une façon sinistre sur l' ensemble du paysage . Don Ramon mit pied à terre , posa son fils sur le sable , ôta la bride de son cheval , afin qu' il pût manger la provende qu' il lui donna ; puis lorsqu' il se fut acquitté avec le plus grand sang-froid de ces divers devoirs , il s' approcha de son fils et lui enleva le bandeau qui couvrait ses yeux . L' enfant resta immobile , fixant sur son père un regard terne et froid . – Monsieur , lui dit don Ramon , d' une voix sèche et brève , vous êtes ici à plus de vingt lieues de mon hacienda , dans laquelle vous ne devez plus mettre les pieds sous peine de mort ; à compter de ce moment vous êtes seul , vous n' avez plus ni père , ni mère , ni famille ; puisque vous êtes une bête fauve , je vous condamne à vivre avec les bêtes fauves ; ma résolution est irrévocable , vos prières ne pourraient la changer , épargnez -les -moi donc . – Je ne vous prie pas , répondit l' enfant d' une voix sourde ; on ne prie pas le bourreau . Don Ramon tressaillit ; il fit quelques pas de long en large avec une agitation fébrile ; mais se remettant presque aussitôt , il continua : – Voici dans ce sac des vivres pour deux jours ; je vous laisse cette carabine rayée qui dans ma main n' a jamais manqué le but ; je vous donne aussi ces pistolets , ce machète , ce couteau , cette hache , de la poudre et des balles dans ces cornes de buffalos ; vous trouverez dans le sac aux provisions un briquet et tout ce qu' il faut pour faire du feu ; j' y ai joint une Bible appartenant à votre mère . Vous êtes mort pour la société dans laquelle vous ne devez plus rentrer ; le désert est devant vous ; il vous appartient ; pour moi , je n' ai plus de fils , adieu ! Le Seigneur vous fasse miséricorde , tout est fini entre nous sur la terre ; vous restez seul et sans famille , à vous maintenant à commencer une seconde existence et à pourvoir à vos besoins . La Providence n' abandonne jamais ceux qui placent leur confiance en elle ; seule , désormais , elle veillera sur vous . Après avoir prononcé ces mots , don Ramon , le visage impassible , remit la bride à son cheval , rendit à son fils la liberté , en tranchant d' un coup les liens qui l' attachaient , et , se mettant en selle , il partit avec rapidité . Rafaël se releva sur les genoux , pencha la tête en avant , écouta avec anxiété le galop précipité du cheval sur le sable , suivit des yeux , aussi longtemps qu' il put la distinguer , la fatale silhouette qui se détachait en noir aux rayons de la lune ; puis , lorsque le cavalier se fut enfin confondu avec les ténèbres , l' enfant porta la main à sa poitrine , une expression de désespoir impossible à rendre crispa ses traits : – Ma mère ! ... ma mère ! ... s' écria-t-il . Et il tomba à la renverse sur le sable . Il était évanoui . Après un temps de galop assez long , don Ramon ralentit insensiblement et comme malgré lui l' allure de son cheval , prêtant l' oreille aux bruits vagues du désert , écoutant avec anxiété , sans se rendre bien compte lui -même des raisons qui le faisaient agir , mais attendant peut-être un appel de son malheureux fils pour retourner auprès de lui . Deux fois même sa main serra machinalement la bride , comme s' il obéissait à une voix secrète qui lui commandait de revenir sur ses pas ; mais toujours l' orgueil féroce de sa race fut le plus fort , et il continua à marcher en avant . Le soleil se levait au moment où don Ramon arrivait à l' hacienda . Deux personnes debout , de chaque côté de la porte , attendaient son retour . L' une était doña Jesusita , l' autre le majordome . À l' aspect de sa femme , pâle et muette , qui se tenait devant lui comme la statue de la désolation , l' hacendero sentit une tristesse indicible lui serrer le cœur ; il voulut passer . Doña Jesusita fit deux pas , et saisissant la bride du cheval : – Don Ramon , lui dit-elle avec angoisse , qu' avez -vous fait de mon fils ? L' hacendero ne répondit pas ; en voyant la douleur de sa femme un remords lui tordit le cœur dans la poitrine , il se demanda mentalement s' il avait réellement le droit d' agir comme il l' avait fait . Doña Jesusita attendait vainement une réponse . Don Ramon regardait sa femme ; il avait peur en apercevant les sillons indélébiles que le chagrin avait creusés sur ce visage si calme , si tranquille quelques heures à peine auparavant . La noble femme était livide ; ses traits tirés avaient une rigidité inouïe ; ses yeux brûlés de fièvre étaient rouges et secs , deux lignes noires et profondes les rendaient caves et hagards ; une large tache marbrait ses joues , trace de larmes dont la source était tarie ; elle ne pouvait plus pleurer , sa voix était rauque et saccadée , sa poitrine oppressée se soulevait douloureusement pour laisser échapper une respiration haletante . Après avoir attendu pendant quelques secondes une réponse à sa demande : – Don Ramon , reprit-elle , qu' avez -vous fait de mon fils ? L' hacendero détourna la tête avec embarras . – Oh ! vous l' avez tué ! fit-elle avec un cri déchirant . – Non ! ... , répondit-il effrayé de cette douleur , et pour la première fois de sa vie forcé de reconnaître le pouvoir de la mère qui demande compte de son enfant . – Qu' en avez -vous fait ? reprit-elle en insistant . – Plus tard , dit-il , quand vous serez calme , vous saurez tout . – Je suis calme , répondit-elle , pourquoi feindre une pitié que vous n' éprouvez pas ? mon fils est mort , et c' est vous qui l' avez tué ! Don Ramon descendit de cheval . – Jesusita , dit-il à sa femme en lui prenant les mains et la regardant avec tendresse , je vous jure par ce qu' il y a de plus sacré au monde , que votre fils existe ; je n' ai pas touché un cheveu de sa tête . La pauvre mère resta pensive pendant quelques secondes . – Je vous crois , dit-elle après un instant ; qu' est-il devenu ? – Eh bien ! reprit-il avec hésitation , puisque vous voulez tout savoir , apprenez que si j' ai abandonné votre fils dans le désert ... c' est en lui laissant les moyens de pourvoir à sa sûreté et à ses besoins . Doña Jesusita tressaillit , un frisson nerveux parcourut tout son corps . – Vous avez été clément , dit-elle d' une voix incisive et avec une ironie amère ; vous avez été clément envers un enfant de seize ans , don Ramon , il vous répugnait de tremper vos mains dans son sang , vous avez préféré laisser cette tâche aux bêtes fauves et aux féroces Indiens , qui seuls peuplent ces solitudes . – Il était coupable ! répondit l' hacendero d' une voix basse mais ferme . – Un enfant n' est jamais coupable pour celle qui l' a porté dans son sein et nourri de son lait , fit-elle avec énergie ; très bien , don Ramon , vous avez condamné votre fils , moi , je le sauverai ! – Que voulez -vous faire ? dit l' hacendero effrayé de la résolution qu' il vit briller dans l' œil de sa femme . – Que vous importe ? don Ramon , j' accomplirai mon devoir comme vous avez cru devoir accomplir le vôtre ! Dieu jugera entre nous ! tremblez qu' il ne vous demande compte un jour du sang de votre fils ! ... Don Ramon courba la tête sous cet anathème ; le front pâle et l' âme remplie de remords cuisants , il rentra lentement dans l' hacienda . Doña Jesusita le suivit un instant des yeux . – Oh ! s' écria-t-elle ! mon Dieu ! faites que j' arrive à temps . Alors elle sortit , suivie de nô Eusébio . Deux chevaux les attendaient , cachés derrière un bouquet d' arbres . Ils se mirent en selle . – Où allons-nous , señora ? demanda le majordome . – À la recherche de mon fils ! répondit-elle d' une voix éclatante . Elle semblait transfigurée par l' espérance . Un vif incarnat colorait ses joues ; ses yeux noirs lançaient des éclairs . Nô Eusébio détacha quatre magnifiques limiers , nommés rastreros dans le pays , et qui servent à suivre les pistes ; il leur fit sentir une chemise appartenant à Rafaël ; les limiers s' élancèrent sur la voie en poussant de grands cris ; nô Eusébio et doña Jesusita bondirent à leur suite en échangeant un regard d' espoir suprême . Les chiens n' eurent pas de peine à suivre la piste , elle était droite et sans hésitation aucune ; aussi ne s' arrêtèrent -ils pas un instant . Lorsque doña Jesusita arriva à l' endroit où Rafaël avait été abandonné par son père , la place était vide ! ... l' enfant avait disparu ! Les traces de son séjour étaient visibles . Un feu achevait de mourir . Tout indiquait que Rafaël n' avait quitté cette place que depuis une heure à peine . – Que faire ? demanda nô Eusébio avec anxiété . – Pousser en avant ! répondit résolument doña Jesusita , en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval , qui poussa un hennissement de fureur et reprit sa course frénétique . Nô Eusébio la suivit . Le soir de ce même jour , la plus grande consternation régnait à l' hacienda del Milagro . Doña Jesusita et nô Eusébio n' étaient pas rentrés . Don Ramon fit monter tout le monde à cheval . Armés de torches , les péons et les vaqueros commencèrent une battue immense à la recherche de leur maîtresse et du majordome . La nuit entière s' écoula sans amener aucun résultat satisfaisant . Au point du jour , le cheval de doña Jesusita fut retrouvé à demi dévoré dans le désert . Ses harnais manquaient . Le terrain environnant le cadavre du cheval semblait avoir été le théâtre d' une lutte acharnée . Don Ramon désespéré donna l' ordre du retour . – Mon Dieu ! s' écria-t-il en rentrant dans l' hacienda , est -ce déjà mon châtiment qui commence ? Des semaines , des mois , des années s' écoulèrent sans que rien vînt lever un coin du voile mystérieux qui enveloppait ces sinistres événements , et malgré les plus actives recherches , on ne put rien apprendre sur le sort de Rafaël , de sa mère et de nô Eusébio . À l' ouest des États-Unis s' étend à plusieurs centaines de milles au-delà du Mississippi un immense territoire , inconnu jusqu' à ce jour , composé de terres incultes , où ne s' élève ni la maison du Blanc , ni le hatto de l' Indien . Ce vaste désert , entremêlé de sombres forêts aux mystérieux sentiers tracés par le pas des bêtes fauves , et de prairies verdoyantes aux herbes hautes et touffues , ondulant au moindre vent , est arrosé par de puissants cours d' eau , dont les principaux sont la grande rivière Canadienne , l' Arkansas et la rivière Rouge . Sur ces terres à la végétation si riche , errent en troupes innombrables les chevaux sauvages , les buffles , les élans , les longues cornes , et ces milliers d' animaux que la civilisation des autre parties de l' Amérique refoule de jour en jour , et qui retrouvent dans ces parages leur primitive liberté . Aussi les plus puissantes tribus indiennes ont -elles établi dans cette contrée leurs territoires de chasse . Les Delawares , les Cricks , les Osages , parcourent les frontières du désert aux environs des établissements des Américains , avec lesquels quelques faibles liens de civilisation commencent à les unir , luttant contre les hordes des Pawnees , des Pieds-Noirs , des Assiniboins et des Comanches , peuplades indomptées , nomades des prairies ou habitantes des montagnes , qui parcourent dans tous les sens ce désert , dont nulles d' elles n' osent s' arroger la propriété , mais qu' elles semblent s' entendre pour dévaster , se réunissant en grand nombre pour des parties de chasse , comme s' il s' agissait de faire la guerre . En effet , les ennemis que l' on est exposé à rencontrer dans ce désert sont de toutes espèces ; sans parler ici des bêtes fauves , il * y * a encore les chasseurs , les trappeurs et les partisans , qui ne sont pas moins redoutables pour les Indiens que leurs compatriotes . Aussi la prairie , théâtre sinistre de combats incessants et terribles , n' est-elle en réalité qu' un vaste ossuaire , où s' engloutissent obscurément chaque année , dans une guerre d' embuscades sans merci , des milliers d' hommes intrépides . Rien de plus grandiose et de plus majestueux que l' aspect de ces prairies dans lesquelles la Providence a versé à pleines mains d' innombrables richesses , rien de plus séduisant que ces vertes campagnes , ces épaisses forêts , ces larges rivières ; le murmure mélancolique des eaux sur les cailloux de la plage , le chant des milliers d' oiseaux cachés sous la feuillée , les bonds des animaux s' ébattant au milieu des hautes herbes , tout enchante , tout attire et entraîne le voyageur fasciné , qui bientôt , victime de son enthousiasme , tombera dans un de ces pièges sans nombre tendus sous ses pas parmi les fleurs , et payera de sa vie son imprudente crédulité . Vers la fin de l' année 1837 , dans les derniers jours du mois de septembre , nommé par les Indiens Lune des feuilles tombantes -- Inaqui Quisis -- , un homme jeune encore et qu' à la couleur de son teint , à défaut de son costume entièrement semblable à celui des Indiens , il était facile de reconnaître pour un Blanc , était assis , une heure à peu près avant le coucher du soleil , auprès d' un feu dont le besoin commençait à se faire sentir à cette époque de l' année , dans un des endroits les plus ignorés de la prairie que nous venons de décrire . Cet homme avait trente-cinq ou trente-six ans au plus , quoique quelques rides , profondément creusées dans son large front d' une blancheur mate , semblassent indiquer un âge plus avancé . Les traits de son visage étaient beaux , nobles , empreints de cette fierté et de cette énergie que donne la vie sauvage . Ses yeux noirs à fleur de tête couronnés d' épais sourcils , avaient une expression douce et mélancolique qui en tempérait l' éclat et la vivacité ; le bas de son visage disparaissait sous une barbe longue et touffue , dont la teinte bleuâtre tranchait avec l' étrange pâleur répandue sur ses traits . Sa taille était haute , élancée , parfaitement proportionnée ; ses membres nerveux , sur lesquels ressortaient des muscles d' une rigidité extrême , montraient qu' il était doué d' une vigueur peu commune . Enfin toute sa personne inspirait cette respectueuse sympathie que les natures d' élite s' attirent plus facilement dans ces contrées que dans nos pays , où l' apparence physique n' est presque toujours que l' apanage de la brute . Son costume , d' une grande simplicité , se composait d' un mitasse , espèce de caleçon étroit tombant aux chevilles , attaché aux hanches par un ceinturon de cuir , et d' une blouse de chasse en calicot , brodée d' agréments en laine de différentes couleurs , qui lui descendait à mi-jambes . Cette blouse , ouverte par-devant , laissait voir sa poitrine brunie , sur laquelle pendait un scapulaire de velours noir , retenu par une mince chaîne d' acier . Des bottines de peau de daim non tannée le garantissaient des morsures des reptiles , et lui montaient jusqu' au-dessus du genou ; enfin un bonnet de peau de castor , dont la queue tombait par-derrière , couvrait sa tête et laissait échapper de longues boucles d' une luxuriante chevelure noire , mêlée déjà de fils d' argent , qui s' épanouissaient sur ses larges épaules . Cet homme était un chasseur . Une magnifique carabine à canon rayé , placée auprès de lui à portée de sa main , la gibecière qu' il portait en bandoulière et les deux cornes de buffalos , pendues à sa ceinture et pleines de poudre et de balles , ne laissaient aucun doute à cet égard . Deux longs pistolets doubles étaient négligemment jetés auprès de la carabine . Le chasseur , armé de ce long couteau nommé machète , sabre à lame courte et droite qui n' abandonne jamais les habitants des prairies , était occupé à écorcher consciencieusement un castor , tout en veillant avec soin sur un cuissot de daim qui rôtissait au feu , suspendu à une corde , et en prêtant l' oreille aux moindres bruits qui s' élevaient dans la prairie . L' endroit où se trouvait cet homme était admirablement choisi pour une halte de quelques heures . C' était une clairière au sommet d' une colline assez élevée , qui par sa position dominant la prairie à une grande distance , empêchait une surprise . Une source jaillissait à quelques pas du lieu où le chasseur avait établi son bivouac , et descendait en formant une capricieuse cascade dans la plaine . L' herbe haute et abondante offrait un excellent pasto à deux superbes chevaux , à l' œil sauvage et étincelant , qui entravés à l' amble broyaient à pleines dents leur provende à quelques pas . Le feu allumé avec du bois sec , et abrité de trois côtés par des quartiers de roc , ne laissait échapper qu' une mince colonne de fumée imperceptible à dix pas , et un rideau d' arbres séculaires cachait le campement aux regards indiscrets de ceux qui probablement étaient en embuscade aux environs . Enfin toutes les précautions nécessaires à la sûreté du chasseur avaient été prises avec cette prudence qui annonce une connaissance approfondie de la vie de coureur des bois . Le feux rougeâtres du couchant teignaient de reflets charmants la cime des grands arbres , le soleil était près de disparaître derrière les montagnes qui bornaient l' horizon , lorsque les chevaux interrompirent subitement leur repas , levèrent la tête et pointèrent les oreilles , signes d' inquiétude qui n' échappèrent pas au chasseur . Quoiqu'il n' entendît encore aucun bruit suspect , que tout semblât calme aux environs , il se hâta de placer devant le feu la peau du castor , tendue sur deux bâtons en croix , et , sans se lever , il étendit la main vers sa carabine . Le cri de la pie se fit entendre répété à trois reprises différentes , à intervalles égaux . Le chasseur replaça sa carabine à ses côtés avec un sourire et se remit à surveiller le souper ; presque immédiatement les herbes s' agitèrent violemment , et deux magnifiques limiers vinrent en bondissant se coucher auprès du chasseur , qui les flatta un instant et eut une certaine difficulté à se débarrasser de leurs caresses . Les chevaux avaient repris insoucieusement leur repas interrompu . Ces chiens ne précédaient que de quelques minutes un second chasseur , qui fit presque immédiatement son apparition dans la clairière . Ce nouveau personnage , beaucoup plus jeune que le premier , car il ne paraissait pas âgé de plus de vingt-deux ans , était un homme grand , mince , agile , aux formes nerveuses , à la tête un peu ronde , éclairée par deux yeux gris , pétillants d' intelligence , et doué d' une physionomie ouverte et loyale , à laquelle de longs cheveux d' un blond cendré donnaient quelque chose d' enfantin . Il était vêtu du même costume que son compagnon , et jeta en arrivant auprès du feu un chapelet d' oiseaux qu' il portait sur ses épaules . Les deux chasseurs se livrèrent alors , sans échanger une parole , aux apprêts de l' un de ces soupers qu' un long exercice a toujours le privilège de faire trouver excellents . La nuit était complètement venue , le désert s' éveillait peu à peu ; les hurlements des bêtes fauves résonnaient déjà dans la prairie . Les chasseurs , après avoir soupé de bon appétit , allumèrent leurs pipes , et se plaçant le dos au feu afin que la lueur de la flamme ne les empêchât pas de distinguer l' approche des visiteurs suspects que l' obscurité pouvait leur amener , ils fumèrent avec cette béatitude de gens qui après une longue et pénible journée savourent un instant de repos , que peut-être ils ne retrouveront pas de longtemps . – Eh bien ? dit laconiquement le premier chasseur , entre deux bouffées de tabac . – Vous aviez raison , répondit l' autre . – Ah ! – Oui , nous avons trop obliqué sur la droite , c' est ce qui nous a fait perdre la piste . — J' en étais sûr , reprit le premier ; voyez -vous , Belhumeur , vous vous fiez trop à vos habitudes canadiennes , les Indiens auxquels nous avons affaire ici , ne ressemblent en rien aux Iroquois , qui parcourent les territoires de chasse de votre pays . Belhumeur inclina la tête en signe d' assentiment . – Du reste , reprit l' autre , ceci est de peu d' importance en ce moment , l' urgent est de savoir quels sont nos voleurs . – Je le sais . – Bon ! fit l' autre en retirant vivement sa pipe de sa bouche ; et quels sont les Indiens qui ont osé voler des trappes marquées de mon chiffre ? – Les Comanches . – Je m' en doutais , vive Dieu ! Dix de nos meilleures trappes volées pendant la nuit ! Je vous jure , Belhumeur , qu' ils les paieront cher ! ... Et où se trouvent les Comanches en ce moment ? – À trois lieues de nous tout au plus . C' est un parti de pillards composé d' une douzaine d' hommes ; d' après la direction qu' ils suivent , ils regagnent leurs montagnes . – Ils n' y arriveront pas tous , fit le chasseur en jetant un coup d' œil sur sa carabine . — Parbleu ! dit Belhumeur avec un gros rire , ils n' auront que ce qu' ils méritent ; je m' en rapporte à vous , Cœur-Loyal , pour les punir de leur incartade ; mais vous serez bien plus déterminé à vous venger d' eux lorsque vous saurez par qui ils sont commandés . – Ah ! ah ! je connais donc leur chef ? — Un peu , dit Belhumeur en souriant , c' est Néhu nutah . -- La Tête-d'Aigle ! s' écria le Cœur-Loyal en bondissant , oh ! oh ! oui je le connais , et Dieu veuille que cette fois je puisse régler le vieux compte que nous avons ensemble . Il y a assez longtemps que ses Mocksens foulent le même sentier que moi et me barrent le passage . Après avoir prononcé ces paroles avec un accent de haine qui fit frissonner Belhumeur , le chasseur , fâché d' avoir laissé paraître la colère qui le dominait , reprit sa pipe et continua à fumer avec une feinte insouciance dont son compagnon ne fut point la dupe . La conversation fut interrompue . Les deux chasseurs semblaient absorbés par de profondes réflexions et fumaient silencieusement aux côtés l' un de l' autre . Enfin Belhumeur se tourna vers son compagnon . – Veillerai -je ? demanda-t-il . – Non , répondit à voix basse le Cœur-Loyal , dormez , je ferai sentinelle pour vous et pour moi . Belhumeur , sans faire la moindre observation , se coucha auprès du feu , et quelques minutes plus tard il dormait profondément . Lorsque le hibou fit entendre son chant matinal qui semble saluer l' apparition prochaine du soleil , le Cœur-Loyal , qui durant toute la nuit était demeuré immobile comme une statue de marbre , réveilla son compagnon . – Il est l' heure , dit-il . – Bien ! répondit Belhumeur qui se leva aussitôt . Les chasseurs sellèrent leurs chevaux , descendirent la colline avec précaution et s' élancèrent sur la piste des Comanches . En ce moment le soleil apparut radieux à l' horizon , dissipant les ténèbres et illuminant la prairie de sa magnifique et vivifiante lumière . Deux mots maintenant sur les personnages que nous venons de mettre en scène et qui sont appelés à jouer un rôle important dans cette histoire . Le Cœur-Loyal -- ce nom était le seul sous lequel le chasseur était connu dans toutes les prairies de l' Ouest -- jouissait d' une immense réputation d' adresse , de loyauté et de courage parmi les tribus indiennes avec lesquelles les hasards de son aventureuse existence l' avaient mis en rapport . Toutes le respectaient . Les chasseurs et les trappeurs blancs , espagnols , américains du Nord ou métis , faisaient grand cas de son expérience des bois et avaient souvent recours à ses conseils . Les pirates des prairies eux -mêmes , gens de sac et de corde , rebut de la civilisation , qui ne vivent que de rapines et d' exactions , n' osaient s' attaquer à lui et évitaient autant que possible de se trouver sur son passage . Ainsi cet homme était parvenu par la force seule de son intelligence et de sa volonté à se créer presque à son insu une puissance acceptée et reconnue par les féroces habitants de ces vastes déserts . Puissance dont il ne se servait que dans l' intérêt commun , et pour faciliter à tous les moyens de se livrer en toute sûreté aux occupations qu' ils avaient adoptées . Nul ne savait qui était le Cœur-Loyal , ni d' où il venait ; le plus grand mystère couvrait ses premières années . Un jour , il y avait quinze ou vingt ans de cela , il était tout jeune alors , des chasseurs l' avaient rencontré sur les bords de l' Arkansas en train de tendre des trappes à castors . Les rares questions qui lui avaient été adressées sur sa vie étaient demeurées sans réponse ; les chasseurs , gens peu causeurs de leur nature , croyant soupçonner sous les paroles embarrassées et les réticences du jeune homme , un secret qu' il désirait garder , se firent un scrupule de le presser davantage et tout fut dit . Cependant au contraire des autres chasseurs ou trappeurs des prairies qui tous ont un ou deux compagnons avec lesquels ils s' associent et qu' ils ne quittent jamais , le Cœur-Loyal vivait seul , n' ayant pas d' habitation fixe , il parcourait dans tous les sens le désert sans planter sa tente nulle part . Toujours sombre et mélancolique , il fuyait la société de ses semblables , tout en étant prêt , lorsque l' occasion s' en présentait , à leur rendre service et même à exposer sa vie pour eux . Puis lorsqu' on voulait lui exprimer de la reconnaissance , il piquait son cheval et allait tendre ses trappes au loin afin de donner le temps à ceux qu' il avait obligés d' oublier le service rendu . Tous les ans à la même époque , c' est-à-dire vers le mois d' octobre , le Cœur-Loyal disparaissait pendant des semaines entières sans que l' on pût soupçonner où il allait , puis lorsqu' il reparaissait , pendant quelques jours , son visage était plus sombre et plus triste . Un jour , il était revenu de l' une de ces mystérieuses expéditions accompagné de deux magnifiques limiers tout jeunes , qui depuis étaient demeurés avec lui et qu' il semblait aimer beaucoup . Cinq ans avant l' époque où nous reprenons ce récit , revenant un soir de poser ses trappes pour la nuit , il avait tout à coup distingué à travers les arbres le feu d' un campement indien . Un homme blanc , âgé de dix-sept ans à peine , attaché à un poteau , servait de but aux couteaux des Peaux-Rouges , qui se divertissaient à le martyriser avant de le sacrifier à leur rage sanguinaire . Cœur-Loyal , n' écoutant que la pitié que lui inspirait la victime , sans réfléchir au danger terrible auquel il s' exposait , s' était bravement élancé au milieu des Indiens , et était venu se placer devant le prisonnier , auquel il avait fait un rempart de son corps . Ces Indiens étaient des Comanches ; étourdis par cette irruption subite à laquelle ils étaient loin de s' attendre , ils restèrent quelques instants immobiles , confondus par tant d' audace . Sans perdre de temps , Cœur-Loyal avait tranché les liens du prisonnier et lui donnant son couteau que l' autre reçut avec joie , ils se préparèrent tous deux à vendre chèrement leur vie . Les Blancs inspirent aux Indiens une terreur instinctive invincible . Cependant les Comanches revenus de leur surprise firent un geste pour s' élancer en avant et attaquer les deux hommes qui semblaient les braver . Mais la lueur du feu qui donnait en plein sur le visage du chasseur avait permis de le reconnaître . Les Peaux-Rouges reculèrent avec respect en murmurant entre eux : – Le Cœur-Loyal ! le grand chasseur pâle . La Tête-d'Aigle , ainsi se nommait le chef des Indiens , ne connaissait pas le chasseur ; c' était la première fois qu' il descendait dans les prairies de l' Arkansas , il n' avait rien compris à l' exclamation de ses guerriers . D' ailleurs , il détestait cordialement les Blancs , auxquels il avait juré de faire une guerre d' extermination . Outré de ce qu' il considérait comme une lâcheté de la part de ceux qu' il commandait , il s' était avancé seul contre le Cœur-Loyal ; mais alors il s' était passé une chose étrange . Les Comanches s' étaient jetés sur leur chef et malgré leur respect pour lui , ils l' avaient désarmé pour qu' il ne pût se porter à aucune voie de fait contre le chasseur . Le Cœur-Loyal , après les avoir remerciés , avait lui -même rendu au chef les armes qu' on lui avait enlevées et que celui -ci reçut en lançant un regard sinistre à son généreux adversaire . Le chasseur avait haussé les épaules avec dédain ; heureux de sauver la vie à un homme , il s' était retiré avec le prisonnier . Le Cœur-Loyal venait en moins de dix minutes de se faire un ennemi implacable et un ami dévoué . L' histoire du prisonnier était simple . Parti du Canada avec son père , pour venir chasser dans les prairies , ils étaient tombés entre les mains des Comanches ; après une résistance désespérée , son père , couvert de blessures , n' avait pas tardé à succomber ; les Indiens fâchés de cette mort qui leur enlevait une victime , avaient prodigué au jeune homme les plus grands soins , afin qu' il pût honorablement figurer au poteau du supplice , ce qui serait inévitablement arrivé , sans l' intervention providentielle du Cœur-Loyal . Après avoir obtenu ces renseignements , le chasseur avait demandé au jeune homme quelles étaient ses intentions et si le rude apprentissage qu' il venait de faire du métier de coureur des bois ne l' avait pas dégoûté de la vie d' aventures . – Ma foi non , au contraire , avait répondu l' autre , je me sens plus que jamais déterminé à suivre cette carrière , et puis , avait-il ajouté , je veux venger mon père . – C' est juste , avait observé le chasseur . La conversation en était restée là . Cœur-Loyal avait conduit le jeune homme à une de ses caches , espèces de magasins creusés dans la terre et dans lesquels les trappeurs conservent leurs richesses ; il en avait tiré tout l' équipement d' un trappeur , fusil , couteau , pistolets , gibecières , trappes , puis après avoir remis ces divers objets à son protégé : – Allez , lui avait-il dit simplement , et que Dieu vous aide ! L' autre l' avait regardé sans répondre ; évidemment il ne comprenait pas . Le Cœur-Loyal sourit . – Vous êtes libre , reprit-il , voici les objets nécessaires pour faire votre nouveau métier , je vous les donne , la prairie est devant vous , bonne chance . Le jeune homme secoua la tête . – Non , dit-il , je ne vous quitterai pas à moins que vous ne me chassiez ; je suis seul , sans famille , sans amis , vous m' avez sauvé la vie , je vous appartiens . – Je ne fais pas payer les services que je rends , dit le chasseur . – Vous les faites payer trop cher , répondit vivement l' autre puisque vous n' acceptez pas la reconnaissance ; reprenez vos dons , ils me sont inutiles , je ne suis pas un mendiant auquel on jette une aumône , je préfère aller me livrer de nouveau aux Comanches , adieu ! Et le Canadien se mit résolument en marche du côté du camp des Indiens . Le Cœur-Loyal fut ému ; ce jeune homme avait l' air si franc , si naïf , qu' il sentit quelque chose se remuer pour lui dans sa poitrine . – Arrêtez , dit-il . L' autre s' arrêta . – Je vis seul , continua le chasseur , l' existence que vous passerez avec moi sera triste ; un grand chagrin me dévore , pourquoi vous attacher à moi qui suis malheureux ? – Pour partager votre chagrin , si vous m' en jugez digne , et vous consoler si cela est possible ; l' homme seul risque de tomber dans le désespoir , Dieu lui a ordonné de s' adjoindre des compagnons . – C' est vrai ! murmura le chasseur indécis . – À quoi vous arrêtez -vous ? demanda le jeune homme avec anxiété . Le Cœur-Loyal le considéra un instant avec attention , son œil d' aigle sembla vouloir scruter ses plus secrètes pensées , puis sans doute satisfait de son examen : – Comment vous nommez -vous ? lui dit-il . – Belhumeur , répondit l' autre , ou , si vous le préférez , Georges Talbot , mais on ne me donne ordinairement que le premier nom . Le chasseur sourit . – Ce nom promet , dit-il , et lui tendant la main : Belhumeur , ajouta-t-il , à partir de cet instant vous êtes mon frère , désormais c' est entre nous à la vie et à la mort . Il le baisa sur les yeux ainsi que cela se pratique dans les prairies dans des circonstances semblables . – À la vie et à la mort ! répondit avec élan le Canadien en serrant chaleureusement la main qui lui était tendue , et en baisant à son tour son nouveau frère sur les yeux . Voilà de quelle façon le Cœur-Loyal et Belhumeur s' étaient connus . Depuis cinq ans , pas le moindre nuage , pas la plus petite ombre n' avait passé sur l' amitié que ces deux natures d' élite s' étaient jurée dans le désert , à la face de Dieu . Au contraire , tous les jours elle semblait s' accroître , ils n' avaient qu' un cœur à deux , complètement sûrs l' un de l' autre , devinant leurs pensées les plus cachées ; ces deux hommes avaient vu leurs forces se décupler et telle était leur confiance réciproque qu' ils en étaient arrivés à ne plus douter de rien , à entreprendre et mener à bien les expéditions les plus audacieuses , devant lesquelles dix hommes résolus auraient hésité . Mais tout leur réussissait . Rien ne paraissait leur être impossible , on aurait dit qu' un charme les protégeait et les rendait invulnérables et invincibles . Aussi leur réputation s' était-elle répandue au loin , et ceux que leur nom ne frappait pas d' admiration , le répétaient avec terreur . Après quelques mois passés par Cœur-Loyal à étudier son compagnon , entraîné par ce besoin que l' homme éprouve de confier ses peines à un ami sûr , le chasseur n' avait plus eu de secrets pour Belhumeur . Cette confidence que le jeune homme attendait avec impatience , mais qu' il n' avait rien fait pour amener , avait resserré encore , s' il est possible , les liens qui attachaient les deux hommes , en fournissant au Canadien les moyens de donner à son ami les consolations que son âme froissée exigeait , et lui permettant de ne jamais irriter des plaies toujours saignantes . Le jour où nous les avons rencontrés dans la prairie , ils venaient d' être victimes d' un vol audacieux , commis par leur vieil ennemi la Tête-d'Aigle , le chef comanche , dont la haine et la rancune au lieu de s' affaiblir avec le temps n' avaient au contraire fait que s' augmenter . L' Indien , avec la fourberie caractéristique de sa race , avait dissimulé et dévoré en silence l' affront qu' il avait subi de la part des siens et dont les deux chasseurs blancs étaient les causes directes , attendant patiemment l' heure de la vengeance . Il avait sourdement creusé un abîme sous les pieds de ses ennemis , indisposant peu à peu les Peaux-Rouges contre eux , répandant adroitement des calomnies sur leur compte . Grâce à ce système , il avait enfin réussi , il le croyait du moins , à indisposer jusqu' aux chasseurs blancs et métis et à faire considérer les deux hommes comme des ennemis par tous les individus dispersés dans la prairie . Dès que ce résultat avait été obtenu , la Tête-d'Aigle s' était mis à la tête d' une trentaine de guerriers dévoués , et voulant amener un éclat qui perdrait ceux dont il avait juré la mort , il avait dans une seule nuit volé toutes leurs trappes , certain qu' ils ne laisseraient pas un tel affront impuni et qu' ils voudraient en tirer vengeance . Le chef ne s' était pas trompé dans ses calculs , tout était arrivé comme il l' avait prévu . C' était là qu' il attendait ses ennemis . Pensant qu' ils ne trouveraient aucun secours parmi les Indiens ou les chasseurs , il se flattait , grâce aux trente hommes résolus qu' il commandait , de s' emparer facilement des deux chasseurs qu' il se proposait de faire mourir dans des tortures atroces . Mais il avait commis la faute de dissimuler le nombre de ses guerriers , afin d' inspirer plus de confiance aux chasseurs . Ceux -ci n' avaient été qu' à moitié dupes de ce stratagème ; se trouvant assez forts pour lutter même contre vingt Indiens , ils n' avaient réclamé l' aide de personne pour se venger d' ennemis qu' ils méprisaient et s' étaient , comme nous l' avons vu , mis résolument à la poursuite des Comanches . Fermant ici cette parenthèse un peu longue , mais indispensable pour l' intelligence de ce qui va suivre , nous reprendrons notre récit au point où nous l' avons interrompu en terminant le précédent chapitre . La Tête-d'Aigle , qui voulait être découvert par ses ennemis , n' avait pris aucun soin pour dissimuler sa piste . Elle était parfaitement visible dans les hautes herbes , et si parfois elle semblait s' effacer , les chasseurs n' avaient qu' à se pencher légèrement de côté pour en retrouver les empreintes . Jamais dans la prairie l' on n' avait suivi un ennemi de la sorte . Cela devait d' autant plus paraître singulier au Cœur-Loyal , qui de longue date connaissait à fond toutes les ruses des Indiens et savait avec quel talent , lorsqu' ils le jugent nécessaire , ils font disparaître les marques de leur passage . Cette facilité lui donnait à réfléchir . Pour que les Comanches n' eussent pas pris plus de soin , il fallait qu' ils se crussent bien forts , ou bien qu' ils eussent préparé une embuscade dans laquelle ils espéraient faire tomber leurs trop confiants ennemis . Les deux chasseurs s' avançaient , jetant de temps en temps un regard à droite ou à gauche afin d' être sûrs de ne pas se tromper , mais la piste allait toujours en ligne droite , sans détours ni circuits d' aucune sorte . Il était impossible de rencontrer plus de facilité dans une poursuite , Belhumeur lui -même commençait à trouver cela extraordinaire et à s' en inquiéter sérieusement . Mais si les Comanches n' avaient pas voulu se donner la peine de cacher leur marche , les chasseurs n' agissaient pas comme eux , ils n' avançaient qu' en effaçant au fur et à mesure la trace de leur passage . Ils arrivèrent ainsi sur les bords d' un ruisseau assez large , nommé le Vert-de-gris , qui est un affluent de la grande Canadienne . Avant de traverser cette petite rivière de l' autre côté de laquelle les chasseurs ne seraient plus très éloignés des Indiens , Cœur-Loyal s' arrêta en faisant signe à son compagnon de l' imiter . Tous deux descendirent de cheval , et , conduisant leurs montures par la bride , ils se retirèrent à l' abri d' un bouquet d' arbres , afin de ne pas être aperçus , si par hasard quelque sentinelle indienne était chargée de surveiller leur approche . Lorsqu' ils furent cachés dans l' épaisseur du bois , Cœur-Loyal posa un doigt sur sa bouche pour recommander la prudence à son compagnon , et approchant ses lèvres de son oreille , il lui dit d' une voix faible comme un souffle : – Avant d' aller plus loin , consultons-nous , afin de bien savoir ce que nous voulons faire . Belhumeur baissa la tête en signe d' acquiescement . – Je soupçonne quelque trahison , reprit le chasseur , les Indiens sont des guerriers trop expérimentés et qui ont trop l' habitude de la vie des prairies pour agir comme ils le font , sans une raison impérieuse . – C' est vrai , appuya le Canadien avec conviction , cette piste est trop belle et trop clairement indiquée pour ne pas cacher un piège . – Oui , mais ils ont voulu être trop fins , leur astuce a dépassé le but , ce ne sont pas de vieux chasseurs comme nous que l' on peut tromper ainsi . Nous devons donc redoubler de prudence , examiner chaque feuille et chaque brin d' herbe avec soin avant de nous aventurer plus près du campement des Peaux-Rouges . – Faisons mieux , dit Belhumeur en jetant un regard autour de lui , cachons nos chevaux dans un endroit sûr , où nous puissions les retrouver au besoin . Nous irons ensuite à pied reconnaître la position et le nombre de ceux que nous voulons surprendre . – Vous avez raison , Belhumeur , dit le Cœur-Loyal , votre conseil est excellent , nous allons le mettre en pratique . – Je crois qu' il faut nous hâter , alors . – Pourquoi donc ? ne nous pressons pas au contraire , les Indiens ne nous voyant pas paraître , se relâcheront de leur surveillance , et nous profiterons de leur négligence pour les attaquer , si nous sommes forcés d' en venir à ce moyen extrême : du reste , il vaudrait peut-être mieux attendre la nuit pour commencer notre expédition . – Mettons d' abord nos chevaux en sûreté , nous verrons ensuite . Les chasseurs sortirent du fourré avec la plus grande précaution . Au lieu de traverser la rivière ils rebroussèrent chemin et suivirent pendant quelque temps la route qu' ils avaient déjà faite , puis ils appuyèrent sur la gauche et s' engagèrent dans un ravin , où ils disparurent bientôt au milieu de hautes herbes . – Je vous laisse nous guider , Belhumeur , dit le Cœur-Loyal , je ne sais réellement pas où vous nous conduisez . – Rapportez -vous -en à moi , j' ai découvert par hasard à deux portées de fusil de l' endroit où nous sommes une espèce de citadelle où nos chevaux seront on ne peut mieux , et dans laquelle , le cas échéant , nous pourrions soutenir un siège en règle . — Caramba ! exclama le chasseur , qui par ce juron qui lui était habituel , trahissait son origine espagnole , comment avez -vous donc fait cette précieuse découverte ? – Mon Dieu ! dit Belhumeur , de la façon la plus simple , je venais de tendre mes trappes , lorsqu' en gravissant la montagne qui est là devant nous , afin d' abréger mon chemin et de vous rejoindre plus vite , à peu près aux deux tiers de la montée je vis passer entre les broussailles le museau velu d' un superbe ours . – Ah ! ah ! mais je connais à peu près cette aventure , vous m' avez apporté ce jour -là , si je ne me trompe , non pas une , mais bien deux peaux d' ours noir . – C' est cela même , mes gaillards étaient deux , un mâle et une femelle , vous comprenez qu' à leur vue mes instincts de chasseur se réveillèrent immédiatement , oubliant ma fatigue , j' armai ma carabine et je me mis à leur poursuite . Vous allez voir par vous -même quel fort ils avaient choisi , ajouta-t-il en mettant pied à terre , manœuvre que son compagnon imita . Devant eux s' élevait en amphithéâtre une masse de rochers qui affectaient les formes les plus bizarres et les plus capricieuses , de maigres broussailles poussaient çà et là dans l' interstice des pierres , des plantes grimpantes couronnaient la cime des rochers et donnaient à cette masse qui s' élançait à plus de six cents mètres au-dessus de la prairie , l' apparence d' une de ces antiques ruines féodales que l' on rencontre de loin en loin sur les bords des grands fleuves d' Europe . Ce lieu était nommé par les chasseurs de ces parages , les Châteaux Blancs , à cause de la couleur des blocs de granit dont il était formé . – Nous ne pourrons jamais monter là avec nos chevaux , fit le Cœur-Loyal , après avoir étudié un instant avec soin l' espace qu' ils avaient à franchir . – Essayons toujours , dit Belhumeur en traînant son cheval par la bride . L' ascension était rude , et tous autres chevaux que ceux des chasseurs habitués aux chemins les plus difficiles n' auraient pu l' accomplir et se seraient brisés mille fois en roulant du haut en bas . Il fallait choisir avec soin l' endroit où l' on posait le pied , puis s' élancer en avant d' un bond , et toujours ainsi avec des tours et des détours à donner le vertige . Après une demi-heure à peu près de difficultés inouïes , ils arrivèrent à une espèce de plate-forme de dix mètres de large tout au plus . – C' est ici , dit Belhumeur en s' arrêtant . – Comment ici ? répondit Cœur-Loyal en regardant de tous côtés sans apercevoir d' ouverture . Belhumeur sourit . – Venez , dit-il . Et toujours traînant son cheval , il passa derrière un bloc de rocher , le chasseur le suivit avec curiosité . Après avoir marché pendant cinq minutes dans une espèce de boyau large de trois pieds tout au plus qui semblait tourner sur lui -même , les aventuriers se trouvèrent subitement devant la bouche béante d' une profonde caverne . Ce chemin tracé par une de ces convulsions terribles de la nature , si fréquentes dans ces régions , était si bien dissimulé derrière les rocs et les pierres qui le masquaient qu' il était impossible de le découvrir à moins d' un hasard providentiel . Les chasseurs entrèrent . Avant de monter , Belhumeur avait fait une énorme provision de bois-chandelle , il alluma deux torches , en remit une à son compagnon et garda l' autre . Alors la grotte leur apparut dans toute sa sauvage majesté . Ses murailles étaient hautes et chargées de stalactites brillantes qui renvoyaient la lumière en la décuplant et formaient une illumination féerique . – Cette caverne , dit Belhumeur , après avoir donné à son ami le temps de l' examiner dans tous ses détails , est , je n' en doute pas , une des merveilles de la prairie ; cette galerie qui descend en pente douce en face de nous , passe dessous le Vert-de-gris et va aboutir de l' autre côté de la rivière à plus d' un mille dans la plaine . En sus de la galerie par laquelle nous sommes entrés et celle qui est devant nous , il en existe quatre autres , qui toutes ont des sorties en divers endroits . Vous voyez qu' ici nous ne risquons pas d' être cernés et que ces chambres spacieuses nous offrent une suite d' appartements à rendre jaloux le président des États-Unis lui -même . Cœur-Loyal enchanté de la découverte de ce refuge voulut le visiter dans les moindres détails , et bien qu' il fut éminemment silencieux de sa nature , le chasseur ne put à différentes reprises retenir son admiration . – Pourquoi ne m' en avez -vous pas encore parlé ? dit-il à Belhumeur . – J' attendais l' occasion , répondit celui -ci . Les chasseurs parquèrent leurs chevaux avec des vivres en abondance dans un des compartiments de la grotte où le jour pénétrait par des fissures imperceptibles ; puis lorsqu' ils se furent assurés que les nobles bêtes ne manqueraient de rien durant leur absence et qu' elles ne pouvaient s' échapper , ils jetèrent leur carabine sur l' épaule , sifflèrent leurs chiens et s' enfoncèrent à grands pas dans la galerie qui passait sous la rivière . Bientôt l' air devint humide autour d' eux , un bruit sourd et continu se fit entendre au-dessus de leur tête , ils passaient sous le Vert-de-gris ; seulement grâce à l' espèce de lanterne formée par un rocher creux placé en vedette au milieu du courant de la rivière , la clarté était suffisante pour se guider . Après une demi-heure de marche , ils débouchèrent dans la prairie par une entrée masquée par un fourré de broussailles et de plantes grimpantes . Ils étaient restés longtemps dans la grotte . D' abord ils l' avaient examinée minutieusement en hommes qui prévoient qu' un jour ou l' autre ils auront besoin d' y chercher un abri , ensuite ils avaient fait une espèce d' écurie pour leurs chevaux , et enfin ils avaient mangé un morceau sur le pouce , de sorte que le soleil était sur le point de se coucher au moment où ils se remettaient sur la piste des Comanches . Alors commença la véritable poursuite indienne . Les deux chasseurs , après avoir fait prendre la voie à leurs limiers , se glissèrent silencieusement sur leurs traces , rampant sur les genoux et sur les mains au milieu des hautes herbes , l' œil au guet et l' oreille aux écoutes , retenant leur souffle et s' arrêtant par intervalle pour humer l' air et interroger ces mille bruits de la prairie que les chasseurs perçoivent avec une facilité inouïe et qu' ils expliquent sans hésiter . Le désert était plongé dans un silence de mort . À l' approche de la nuit dans ces immenses solitudes , la nature semble se recueillir et préluder dans une religieuse adoration , aux mystères des ténèbres . Les chasseurs avançaient toujours , redoublant de précautions et rampant sur deux lignes parallèles . Tout à coup les chiens tombèrent silencieusement en arrêt . Les braves animaux paraissaient comprendre le prix du silence dans ces lieux et qu' un seul cri coûterait la vie à leurs maîtres . Belhumeur jeta un regard perçant autour de lui . Son œil étincela , il se ramassa pour ainsi dire sur lui -même , et , bondissant comme une panthère , il s' élança sur un guerrier indien qui , le corps penché en avant , la tête baissée semblait pressentir l' approche d' un ennemi . L' Indien fut brusquement renversé sur le dos avant qu' il pût jeter un cri d' appel ou de détresse , Belhumeur lui serra la gorge et lui appuya le genou sur la poitrine . Alors avec un sang-froid extrême , le chasseur dégaina son couteau et l' enfonça jusqu' à la poignée dans le cœur de son ennemi . Lorsque le sauvage vit qu' il était perdu il dédaigna de tenter une résistance inutile , mais fixant sur le Canadien un regard de haine et de dédain , un sourire ironique plissa ses lèvres et il laissa venir la mort avec un visage impassible . Belhumeur replaça son couteau à sa ceinture et poussant le cadavre de côté : — Un ! dit-il imperturbablement . Et il recommença à ramper . Le Cœur-Loyal avait suivi les mouvements de son ami avec la plus grande attention , prêt à le secourir si besoin était ; lorsque l' Indien fut mort il reprit impassiblement la piste . Bientôt la lueur d' un feu brilla entre les arbres et une odeur de chair rôtie frappa l' odorat subtil des chasseurs . Ils se dressèrent comme deux fantômes le long d' un énorme chêne-liège , qui se trouvait à quelques pas et embrassant le tronc noueux de l' arbre , ils se cachèrent dans ses branches touffues . Alors ils regardèrent . Ils planaient sur le camp des Comanches qui se trouvait à dix mètres d' eux tout au plus . Environ à l' heure où les trappeurs sortaient de la grotte et reprenaient la piste des Comanches , à vingt milles à peu près de l' endroit où ils se trouvaient , une troupe assez considérable de voyageurs blancs s' arrêtait sur les bords de la grande Canadienne et se préparait à camper pour la nuit , dans une magnifique position , où se voyaient encore quelques vestiges d' une ancienne halte de chasse indienne . Les chasseurs et les gambusinos demi-sang qui servaient de guides aux voyageurs se hâtèrent de décharger une douzaine de mules escortées par des lanceros mexicains . Avec les ballots , ils firent une enceinte de forme ovale dans l' intérieur de laquelle ils allumèrent du feu , puis sans plus s' occuper de leurs compagnons , les guides se réunirent en un petit groupe et préparèrent leur repas du soir . Alors , un jeune officier de vingt-quatre à vingt-cinq ans , à la tournure martiale , aux traits fins et caractérisés , s' approcha respectueusement d' un palanquin , attelé de deux mules , escorté par deux cavaliers . – Dans quel endroit votre seigneurie désire-t-elle que l' on dresse la tente de la señorita ? demanda le jeune officier en se découvrant . – Où vous voudrez , capitaine Aguilar , pourvu que ce soit bientôt fait , ma nièce tombe de fatigue , répondit le cavalier qui se tenait à droite du palanquin . C' était un homme de haute taille , aux traits durs et accentués , au regard d' aigle , dont les cheveux étaient blancs comme les neiges du Chimborazo , et qui sous le large manteau militaire qui le couvrait , laissait voir le splendide uniforme , étincelant de broderies , de général mexicain . Le capitaine se retira après s' être incliné et , retournant auprès des lanceros , il leur donna l' ordre d' établir au milieu de l' enceinte du camp une jolie tente rayée de rose et de bleu , portée en travers sur le dos d' une mule . Cinq minutes plus tard le général mettant pied à terre offrit galamment la main à une jeune femme qui sauta légèrement hors du palanquin et il la conduisit sous la tente où , grâce au capitaine Aguilar , tout avait été préparé pour qu' elle se trouvât aussi confortablement que les circonstances le permettaient . Derrière le général et sa nièce , deux personnes entrèrent dans la tente . L' une était un homme gros et court , à la figure pleine et rougeaude , portant des lunettes vertes et une perruque blonde , qui étouffait dans un uniforme d' officier de santé . Ce personnage dont l' âge était un problème , mais qui paraissait avoir près de cinquante ans , se nommait Jérôme-Boniface Durieux , il était français et chirurgien-major au service du Mexique . En mettant pied à terre , il avait saisi et placé sous son bras , avec une espèce de respect , une grosse valise attachée derrière la selle de son cheval et dont il semblait ne vouloir pas se séparer . La seconde personne était une jeune fille ou plutôt une enfant de quinze ans , à la mine mutine et éveillée , au nez retroussé et au regard hardi , appartenant à la race métisse , qui servait de camériste à la nièce du général . Un superbe Nègre décoré du nom majestueux de Jupiter , se hâtait , aidé par deux ou trois gambusinos , de préparer le souper . – Eh bien ! docteur , dit en souriant le général au gros homme qui venait en soufflant comme un bœuf de s' asseoir sur sa valise , comment trouvez -vous ma nièce , ce soir ? – La señorita est toujours charmante , répondit galamment le docteur en s' essuyant le front , ne trouvez -vous pas que la chaleur est étouffante ? – Ma foi non , répondit le général , pas plus qu' à l' ordinaire . – Alors je me le serai figuré , dit le médecin avec un soupir , de quoi riez -vous , petite masque ? ajouta-t-il en se tournant vers la camériste , qui , en effet , riait à se démonter la mâchoire . – Ne faites pas attention à cette folle , docteur , vous savez bien que c' est une enfant , dit la jeune femme avec un charmant sourire . – Je vous ai toujours dit , doña Luz , insista le médecin en fronçant ses gros sourcils et en enflant ses joues , que cette petite fille est un démon , pour qui vous êtes trop bonne et qui finira par vous jouer un mauvais tour un jour ou l' autre . – Ooouh ! le méchant ramasseur de cailloux ! dit avec une grimace la métisse , faisant allusion à la manie du docteur de collectionner les pierres . – Allons ! allons ! la paix , dit le général , la route d' aujourd'hui vous a-t-elle fatiguée , ma nièce ? – Non , pas excessivement , répondit la jeune fille avec un bâillement étouffé ; depuis près d' un mois que nous sommes en voyage , je commence à m' habituer à ce genre de vie , que je l' avoue , dans les commencements , je trouvais excessivement pénible . Le général poussa un soupir , mais ne répondit pas . Le docteur était absorbé par le soin avec lequel il classait les plantes et les pierres qu' il avait recueillies dans la journée . La métisse tournait comme un oiseau dans la tente occupée à mettre en ordre les divers objets dont sa maîtresse pourrait avoir besoin . Nous profiterons de cet instant de répit pour faire en deux mots le portrait de la jeune femme . Doña Luz de Bermudez était la fille d' une sœur cadette du général . C' était une charmante enfant de seize ans au plus . Ses grands yeux noirs couronnés de sourcils dont la teinte foncée tranchait avec la blancheur de son front pur , étaient voilés par de longs cils de velours qui en cachaient chastement l' éclat , sa bouche mignonne ornée de dents de perles était bordée de deux lèvres rouges comme du corail , sa peau fine avait conservé ce duvet des fruits mûrs et les tresses de ses cheveux aux reflets bleuâtres pouvaient , lorsqu' elles étaient défaites , former un voile à tout son corps . Sa taille était fine et cambrée , elle possédait au suprême degré ce mouvement onduleux , gracieusement serpentin qui distingue les Américaines , ses mains et ses pieds étaient d' une petitesse extrême , sa démarche avait cette nonchalante mollesse des créoles , si remplie de désinvolture . Enfin , toute la personne de cette jeune fille était un composé de grâces et de perfections . Ignorante comme toutes ses compatriotes , elle était gaie et rieuse , s' amusant de la moindre bagatelle et ne connaissant de la vie que ce qu' elle a d' agréable . Mais cette belle statue ne vivait pas , c' était Pandore avant que Prométhée eût dérobé pour elle le feu du ciel , et pour continuer notre comparaison mythologique , l' amour ne l' avait pas encore effleurée de son aile , ses sourcils ne s' étaient pas froncés sous la pression de la pensée et son cœur n' avait pas battu sous l' attrait du désir . Élevée par les soins du général dans une retraite presque claustrale , elle ne l' avait quittée que pour le suivre dans le voyage qu' il avait entrepris dans les prairies . Dans quel but ce voyage , et pourquoi son oncle avait-il si absolument désiré l' emmener avec lui ? Cela importait peu à la jeune fille . Heureuse de vivre au grand air , de voir sans cesse des pays nouveaux , d' être libre en comparaison de la vie qu' elle avait menée jusque -là , elle n' en avait pas demandé davantage , et n' avait jamais tenté d' adresser à son oncle d' indiscrètes questions . À l' époque où nous la rencontrons , doña Luz était donc une heureuse enfant , vivant au jour le jour , satisfaite du présent , ne songeant nullement à l' avenir . Le capitaine Aguilar entra , précédant Jupiter qui portait le dîner . La table avait été dressée par Phébé la camériste . Le repas se composait de conserves et d' un cuissot de daim rôti . Quatre personnes prirent place autour de la table . Le général , sa nièce , le capitaine et le docteur . Jupiter et Phébé servaient . La conversation fut assez languissante pendant le premier service , lorsque l' appétit des convives fut un peu calmé , la jeune fille qui se plaisait à lutiner le docteur lui adressa la parole . – Avez -vous fait une riche moisson aujourd'hui , docteur ? lui demanda-t-elle . – Pas trop bonne , señorita , répondit-il . – Eh ! mais , fit-elle en souriant , il me semble que les pierres sont assez abondantes sur notre route , et qu' il n' a tenu qu' à vous d' en ramasser la charge d' une mule . – Vous devez être heureux de votre voyage , il vous offre l' occasion de vous livrer en liberté à votre passion pour les plantes de toutes sortes , dit le général . – Pas trop , général , je vous l' avoue , la prairie n' est pas aussi riche que je l' aurais cru , et , si ce n' était l' espoir que j' ai de découvrir une plante dont les qualités puissent faire faire un pas à la science , je regretterais presque ma petite maison de Guadeloupe où ma vie s' écoulait si tranquille et si uniforme . – Bah ! interrompit le capitaine , nous ne sommes encore que sur les frontières des prairies , vous verrez quand nous nous serons enfoncés davantage dans l' intérieur , vous ne pourrez pas suffire à recueillir les richesses qui se rencontreront sous vos pas . – Dieu vous entende , capitaine , fit le savant avec un soupir , pourvu que je retrouve la plante que je cherche , je me tiendrai pour satisfait . – C' est donc une plante bien précieuse ? demanda doña Luz . – Comment , señorita , s' écria le gros docteur en s' échauffant , une plante que Linnée a décrite et classée , mais que personne n' a jamais retrouvée depuis , une plante qui peut faire ma réputation , vous me demandez si elle est précieuse ? – À quoi sert-elle donc ? dit la jeune fille avec curiosité . – À quoi elle sert ? – Oui . – À rien ! répondit naïvement le savant . Doña Luz partit d' un éclat de rire argentin dont les notes perlées auraient rendu un rossignol jaloux . – Et vous l' appelez une plante précieuse ? – Oui , par sa rareté même . – Ah ! ... très bien . – Espérons que vous la trouverez , docteur , dit le général d' un ton conciliant , Jupiter , appelez le chef des guides . Le Nègre sortit et rentra presque aussitôt suivi par un gambusino . Celui -ci était un homme d' une quarantaine d' années , d' une taille haute , carrée et musculeuse ; sa physionomie , sans être laide , avait quelque chose de repoussant dont on ne pouvait se rendre compte , ses yeux fauves et louches , enfoncés sous l' orbite jetaient une lueur sauvage , son front bas , ses cheveux crépus et son teint cuivré complétaient un ensemble qui n' avait rien de fort agréable . Il portait le costume des coureurs des bois , était froid , impassible , d' une nature essentiellement silencieuse et répondait au nom de Babillard , que sans doute les Indiens , ou ses compagnons eux -mêmes lui avaient donné par antiphrase . – Tenez , mon brave , lui dit le général , en lui tenant un verre plein jusqu' au bord d' une espèce d' eau-de-vie appelée mescal , du nom de l' endroit où on la fabrique , buvez ceci . Le chasseur s' inclina , vida d' un trait le verre qui contenait près d' un litre de liqueur , puis , passant le bout de sa manche sur sa moustache , il attendit . – Je compte , dit le général , m' arrêter quelques jours dans une position sûre , afin de me livrer sans craindre d' être inquiété , à certaines recherches , serions-nous en sûreté ici ? L' œil du guide étincela , il fixa un regard brûlant sur le général . – Non , répondit-il laconiquement . – Pourquoi ? – Trop d' Indiens et de bêtes fauves . – En connaissez -vous un plus convenable ? – Oui . – Loin ? – Non . – À quelle distance ? — Quarante milles . – Combien nous faudra-t-il de jours pour y arriver ? – Trois . – C' est bien , vous nous y conduirez , demain au lever du soleil nous nous mettrons en marche . – C' est tout ? – C' est tout . – Bonne nuit . Et le chasseur se retira . – Ce que j' aime dans le Babillard , c' est que sa conversation n' est pas ennuyeuse , dit le capitaine en souriant . – J' aimerais mieux qu' il parlât davantage , fit le docteur en hochant la tête , je me méfie des gens qui craignent toujours d' en trop dire , c' est qu' ils ont quelque chose à cacher . Le guide , après avoir quitté la tente , rejoignit ses compagnons avec lesquels il se mit à parler vivement à voix basse . La nuit était magnifique , les voyageurs réunis devant la tente , causaient entre eux en fumant leur cigare . Doña Luz chantait une de ces charmantes chansons créoles , pleines de suaves mélodies . Tout à coup une lueur rougeâtre parut à l' horizon , grandissant d' instant en instant et un bruit sourd et continu , comme les grondements d' un tonnerre lointain , se fit entendre . – Qu' est cela ? s' écria le général en se levant précipitamment . – C' est la prairie qui brûle , répondit paisiblement le Babillard . À cette annonce terrible faite si tranquillement , tout fut en rumeur dans le camp . Il fallait fuir en toute hâte , si l' on ne voulait courir le risque d' être brûlé vif . Un des gambusinos , profitant du désordre , se glissa parmi les ballots et disparut dans la plaine après avoir échangé un signe mystérieux avec le Babillard . Le Cœur-Loyal et Belhumeur cachés au milieu des branches touffues du chêne-liège observaient les Comanches . Les Indiens comptaient sur la vigilance de leurs sentinelles . Loin de soupçonner que leurs ennemis se trouvaient si près d' eux et observaient leurs moindres mouvements ; accroupis ou couchés autour des feux ils mangeaient ou fumaient insoucieusement . Ces sauvages , au nombre de vingt-cinq à peu près , étaient parés de leurs robes de bisons et peints de la manière la plus variée et la plus fantastique . La plupart avaient la figure toute entière avec du cinabre , d' autres étaient tout à fait noirs , avec une longue raie blanche sur chaque joue , ils portaient sur le dos leur bouclier , leur arc et leurs flèches , et près d' eux leur fusil . Du reste , au grand nombre de queues de loup attachées à leurs mocksens et qui traînaient par terre derrière eux , il était facile de reconnaître que tous étaient des guerriers d' élite , renommés dans leur tribu . À quelques pas , la Tête-d'Aigle se tenait immobile contre un arbre . Les bras croisés sur la poitrine , mais le corps légèrement penché en avant , il semblait prêter l' oreille à des bruits vagues , perceptibles pour lui seul . La Tête-d'Aigle était un Indien Osage , tout jeune les Comanches l' avaient adopté mais toujours il avait conservé le costume et les mœurs de sa nation . C' était un homme de vingt-huit ans au plus , sa taille atteignait presque six pieds , ses membres gros et sur lesquels saillaient des muscles énormes dénotaient une rare vigueur . Contrairement à ses compagnons , il ne portait qu' une couverture attachée autour des reins , de manière à laisser son buste et ses bras nus , l' expression de son visage était belle et remplie de noblesse , ses yeux noirs et vifs , rapprochés de son nez busqué , sa bouche un peu grande , lui donnaient une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie . Il avait les cheveux rasés à l' exception d' une raie sur le milieu de la tête qui faisait l' effet du cimier d' un casque , et d' une longue mèche à scalper qui tombait par-derrière et dans laquelle était fichée une touffe de plumes d' aigles . Il avait le visage peint de quatre couleurs différentes , bleu , blanc , noir et rouge , les blessures faites par lui à ses ennemis étaient dessinées en bleu sur sa poitrine nue . Des mocksens en peau de daim non tannée lui montaient jusqu' au-dessus des genoux , et de nombreuses queues de loup étaient attachées à ses talons . Heureusement pour les chasseurs , les Indiens étaient sur le sentier de la guerre et n' avaient pas de chiens avec eux , sans cela ils auraient été éventés depuis longtemps et n' auraient pu s' approcher ainsi du camp sans être découverts . Malgré son immobilité de statue , l' œil du chef étincelait , ses narines se gonflaient , il leva machinalement la main droite comme pour imposer silence à ses guerriers . – Nous sommes éventés , murmura Cœur-Loyal d' une voix si basse que son compagnon l' entendit à peine . – Que faire ? répondit Belhumeur . – Agir , dit laconiquement le trappeur . Tous deux alors se glissèrent silencieusement de branche en branche , d' arbre en arbre sans mettre pied à terre jusqu' au côté opposé du camp , juste au-dessus de l' endroit où les chevaux des Comanches paissaient entravés . Belhumeur descendit doucement et coupa les longes qui les retenaient . Alors les chevaux , excités par les coups de fouets des chasseurs , se précipitèrent dans toutes les directions en hennissant et en lançant des ruades . Les Indiens se levèrent en désordre et coururent avec de grands cris à la recherche de leurs chevaux . La Tête-d'Aigle seul , comme s' il avait deviné l' endroit où ses ennemis se tenaient en embuscade , s' était dirigé droit vers eux , s' abritant le mieux possible derrière les arbres qui se trouvaient sur son passage . Les chasseurs reculaient pied à pied , surveillant les environs afin de ne pas se laisser tourner . Les cris des Indiens s' éteignaient dans le lointain ; ils s' acharnaient à la poursuite de leurs chevaux . Le chef se trouvait seul en présence de deux ennemis . Arrivé à un arbre dont le tronc énorme lui offrait toutes les garanties de sûreté désirables , dédaignant de se servir de son fusil , et l' occasion lui paraissant favorable , il ajusta une flèche sur son arc . Mais quelles que fussent sa prudence et son adresse , il ne put faire ce mouvement sans se découvrir un peu ; le Cœur-Loyal épaula son fusil , le coup partit , la balle siffla , le chef bondit sur lui -même en poussant un rugissement de rage et tomba sur le sol . Il avait le bras fracassé . Les deux chasseurs étaient déjà près de lui . – Pas un geste , Peau-Rouge , lui dit le Cœur-Loyal , pas un geste ou vous êtes mort ! L' Indien resta immobile , impassible en apparence , dévorant sa colère . – Je pouvais vous tuer , continua le chasseur , je ne l' ai pas voulu , voici la seconde fois que je vous donne la vie , chef , ce sera la dernière , ne vous trouvez plus sur ma route , et surtout ne volez plus mes trappes , sinon je vous jure que je ne vous ferai pas grâce . – La Tête-d'Aigle est un chef renommé parmi les hommes de sa tribu , répondit l' Indien avec orgueil , il ne craint pas la mort , le chasseur blanc peut le tuer , il ne le verra pas se plaindre . – Non , je ne vous tuerai pas , chef , mon Dieu défend de verser le sang d' un homme sans nécessité . — Oah ! fit l' Indien avec un sourire ironique , mon frère est missionnaire . – Non , je suis un honnête trappeur , je ne veux pas vous assassiner . — Mon frère blanc a des sentiments de vieilles femmes , reprit l' Indien , Nehu nutah ne pardonne pas , il se venge ! – Vous ferez comme il vous plaira , chef , répondit le chasseur en haussant les épaules avec dédain , je n' ai pas la prétention de changer votre nature , seulement vous êtes averti , adieu . – Et que le diable vous caresse ! ajouta Belhumeur en le poussant du pied avec mépris . Le chef sembla rester insensible à cette nouvelle insulte , seulement ses sourcils se froncèrent , il ne bougea pas , mais il suivit d' un regard implacable ses deux ennemis qui , sans plus s' occuper de lui , s' enfoncèrent dans la forêt . – C' est égal , dit Belhumeur en manière de réflexion , vous avez eu tort , Cœur-Loyal , vous auriez dû le tuer . – Bah ! pour quoi faire ? répondit insoucieusement le chasseur . — Cascaras ! pour quoi faire ? et mais c' eût été une vermine de moins dans la prairie . – Il y en a tant , fit l' autre , qu' une de plus ne signifie pas grand-chose . – C' est vrai ! répondit Belhumeur convaincu , mais où allons-nous maintenant ? – Chercher nos trappes , caramba ! croyez -vous que je veuille les perdre ? – Au fait , c' est une idée cela . Les chasseurs s' avançaient effectivement dans la direction du camp , mais à la mode indienne , c' est-à-dire en faisant des détours sans nombre , destinés à dépister les Comanches . Après vingt minutes de marche , ils arrivèrent au camp . Les Indiens n' avaient pas encore reparu , mais selon toutes probabilités , ils ne devaient pas tarder à revenir . Tous leurs bagages étaient épars çà et là . Deux ou trois chevaux qui n' avaient pas eu la velléité de fuir , paissaient tranquillement leurs pois grimpants . Sans perdre de temps les chasseurs s' occupèrent , ce qui fut bientôt fait , à rassembler leurs trappes , ils se chargèrent chacun de cinq et sans plus tarder ils reprirent le chemin de la caverne où ils avaient abrité leurs chevaux . Malgré le poids assez lourd qu' ils portaient sur leurs épaules , les deux hommes marchaient légèrement enchantés d' avoir si bien terminé leur expédition , et surtout riant du bon tour qu' ils avaient joué aux Indiens . Ils cheminaient ainsi depuis assez longtemps ; déjà ils entendaient à peu de distance le murmure sourd des eaux de la rivière , lorsque tout à coup le hennissement d' un cheval frappa leurs oreilles . – On nous poursuit , dit Cœur-Loyal en s' arrêtant . – Hum ! fit Belhumeur , c' est peut-être un cheval sauvage . – Non , le cheval sauvage ne hennit pas de cette façon , ce sont les Comanches , du reste , ajouta-t-il , nous allons le savoir . Alors s' étendant à terre , il colla son oreille sur le sol et écouta . Il se releva presque aussitôt . – J' en étais certain , dit-il , ce sont les Comanches , mais ils ne suivent pas une piste franche , ils hésitent . – Ou peut-être leur marche est-elle retardée par la blessure de la Tête-d'Aigle . – C' est possible ! oh ! oh ! se croient -ils donc capables de nous atteindre , si nous voulons leur échapper ? – Ah ! si nous n' étions pas chargés , ce serait bientôt fait . Le Cœur-Loyal réfléchit un instant . – Venez , dit-il , nous avons une demi-heure devant nous , c' est plus qu' il en faut . Un ruisseau coulait à une légère distance , le chasseur entra dans son lit avec son compagnon qui suivait tous ses mouvements . Arrivés au milieu du courant , le Cœur-Loyal enveloppa avec soin les trappes dans une peau de buffle afin que l' humidité ne pût les atteindre puis il les laissa glisser au fond de l' eau . Cette précaution prise , les chasseurs traversèrent le ruisseau et firent une fausse piste d' à peu près deux cents pas , revenant ensuite avec précaution afin de ne pas laisser d' empreinte qui dénonçât leur retour , ils rentrèrent dans la forêt après avoir d' un geste renvoyé leurs chiens auprès des chevaux . Les intelligents animaux prirent leur course et disparurent bientôt dans l' obscurité . Cette résolution de se séparer des chiens leur était utile en aidant à dépister les Indiens , qui ne manqueraient pas de suivre les traces fugitives laissées par les limiers dans les hautes herbes . Une fois dans la forêt , les chasseurs remontèrent sur un arbre et commencèrent à s' avancer entre ciel et terre ; manière de voyager beaucoup plus usitée qu' on ne le croit en Europe , dans ces pays où il est souvent impossible à cause de l' enchevêtrement des lianes et des arbres d' avancer sans se servir de la hache pour se frayer un passage . L' on peut ainsi , en passant de branche en branche , faire des lieues entières sans toucher le sol . C' était justement , quoique pour une autre cause , ce qu' exécutaient en ce moment les chasseurs . Ils s' avançaient de cette façon au-devant de leurs ennemis , dont les pas se rapprochaient de plus en plus et que bientôt ils aperçurent au-dessous d' eux , marchant en file indienne , c' est-à-dire l' un derrière l' autre , et suivant attentivement leur piste . La Tête-d'Aigle venait le premier , à demi couché sur son cheval à cause de sa blessure , mais plus animé que jamais à la poursuite de ses ennemis . Lorsqu' ils croisèrent les Comanches , les deux trappeurs se blottirent dans les feuilles , en retenant leur souffle . La circonstance la plus futile suffisait pour dénoncer leur présence . Les Indiens passèrent sans les voir . Les chasseurs reprirent leur marche . – Ouf ! dit Belhumeur au bout d' un instant , je crois que nous en voilà quittes cette fois . – Ne nous hâtons pas de chanter victoire , mais éloignons-nous aussi rapidement que nous pourrons , ces démons de Peaux-Rouges sont fins , ils ne seront pas longtemps dupes de notre stratagème . – Sacrebleu ! s' écria tout à coup Belhumeur , j' ai laissé tomber mon couteau , je ne sais où , si ces démons le trouvent , nous sommes perdus . – C' est probable , murmura le Cœur-Loyal , raison de plus pour ne pas perdre une minute . Cependant , la forêt qui jusqu' alors avait été calme , commença subitement à gronder sourdement , les oiseaux volaient en poussant des cris de frayeur , et dans les fourrés on entendait craquer les branches sèches sous les pas pressés des bêtes fauves . – Que se passe-t-il donc ? fit le Cœur-Loyal , en s' arrêtant et en regardant autour de lui avec inquiétude , la forêt semble saisie de vertige . Les deux chasseurs s' élancèrent jusqu' au sommet de l' arbre sur lequel ils se trouvaient et qui par hasard était un des plus élevés de la forêt . Une lueur immense colorait l' horizon à une lieue tout au plus de l' endroit où ils étaient , cette lueur grandissait de minute en minute et s' avançait vers eux à pas de géant . – Malédiction , s' écria Belhumeur , les Comanches ont mis le feu à la prairie . – Oui , et je crois que cette fois , comme vous le disiez tout à l' heure , nous sommes perdus , répondit froidement le Cœur-Loyal . – Que faire ? demanda le Canadien , dans un instant nous serons cernés . Le Cœur-Loyal réfléchissait profondément Au bout de quelques secondes , il releva la tête , un sourire de triomphe relevait les coins de ses lèvres . – Ils ne nous tiennent pas encore , dit-il , suivez -moi , frère ! ... et il ajouta à voix basse : je veux revoir ma mère ! ... Pour bien faire comprendre au lecteur la position dans laquelle se trouvaient les chasseurs , il est nécessaire de revenir au chef comanche . À peine ses ennemis avaient -ils disparu parmi les arbres que la Tête-d'Aigle se releva doucement , pencha le corps en avant et prêta l' oreille afin de s' assurer qu' ils s' éloignaient réellement . Dès qu' il eut acquis cette certitude , il déchira un morceau de son blankett -- couverture -- avec lequel il enveloppa tant bien que mal son bras blessé et , malgré sa faiblesse occasionnée par le sang qu' il avait perdu , et les vives douleurs qu' il éprouvait , il se mit résolument sur les traces des chasseurs . Il les accompagna ainsi sans être vu , jusqu' aux limites du camp . Là , caché derrière un ébénier , il fut témoin sans pouvoir s' y opposer , mais en bouillant de colère , de la recherche faite par les chasseurs pour retrouver leurs trappes , et enfin de leur départ après les avoir recouvrées . Bien que les limiers que les chasseurs avaient avec eux fussent d' excellentes bêtes , dressées à sentir les Indiens de fort loin , par un hasard providentiel , et qui probablement sauva le chef comanche , ils se jetèrent gloutonnement sur les restes épars du repas des Peaux-Rouges , leurs maîtres qui ne se croyaient pas épiés ne songèrent nullement à leur ordonner la vigilance . Les Comanches regagnèrent enfin leur camp , après avoir avec des difficultés infinies réussi à retrouver leurs chevaux . La vue de leur chef blessé leur causa une surprise et une irritation extrême , dont la Tête-d'Aigle profita habilement pour les lancer de nouveau à la recherche des chasseurs qui , retardés par les trappes qu' ils portaient , ne devaient pas être loin et ne pouvaient manquer de tomber promptement entre leurs mains . Ils n' avaient été dupes qu' un instant du stratagème inventé par Cœur-Loyal , et n' avaient pas été longs à reconnaître sur les premiers arbres de la forêt des traces non équivoques du passage de leurs ennemis . Ce fut alors que , honteux d' être tenu ainsi en échec par deux hommes déterminés , dont les ruses supérieures aux siennes déjouaient tous ses calculs , la Tête-d'Aigle résolut d' en finir avec eux et mit à exécution le diabolique projet de brûler la forêt . Moyen qui , de la façon dont il l' emploierait , devait , il n' en doutait pas , lui livrer enfin ses redoutables adversaires . En conséquence , dispersant ses guerriers dans différentes directions , de manière à former un vaste cercle , il fit allumer les hautes herbes dans plusieurs endroits à la fois . L' idée , quoique barbare et digne des sauvages guerriers qui s' en servaient , était bonne . Les chasseurs après avoir vainement tenté de sortir du réseau de feu , qui les envelopperait de toutes parts , seraient obligés malgré eux , s' ils ne préféraient être brûlés vifs , de se rendre à leurs féroces ennemis . La Tête-d'Aigle avait tout calculé , tout prévu , excepté la chose la plus simple et la plus facile , la seule chance de salut qui resterait au Cœur-Loyal . Comme nous l' avons dit , sur l' ordre de leur chef , les guerriers s' étaient dispersés et avaient allumé l' incendie dans plusieurs endroits à la fois . Dans cette saison avancée de l' année , les plantes et les herbes , brûlés par les rayons incandescents du soleil de l' été , s' étaient immédiatement enflammés et le feu s' était étendu dans toutes les directions avec une rapidité effrayante . Pas assez vite cependant pour ne pas laisser s' écouler un certain laps de temps avant de se réunir . Le Cœur-Loyal n' avait pas hésité , pendant que les Indiens couraient comme des démons autour de la barrière de flamme qu' ils venaient d' opposer à leurs ennemis et qu' ils poussaient des hurlements de joie , le chasseur suivi de son ami s' était élancé au pas de course entre deux murailles de feu qui , à droite et à gauche , marchaient sur lui en sifflant et menaçaient de se réunir à la fois sous ses pieds et au-dessus de sa tête . Au milieu des arbres calcinés , qui tombaient avec fracas , aveuglés par des flots d' une fumée épaisse qui leur coupait la respiration , brûlés par des nuées d' étincelles qui pleuvaient sur eux de toutes parts , suivant hardiment leur route sous une voûte de flammes , les intrépides aventuriers avaient franchi , au prix de quelques brûlures sans conséquences , l' enceinte maudite , dans laquelle les Indiens avaient cru les ensevelir pour jamais et déjà ils étaient loin de leurs ennemis que ceux -ci s' applaudissaient encore du succès de leur ruse . Cependant l' incendie prenait des proportions formidables , la forêt se tordait sous l' étreinte du feu ; la prairie n' était plus qu' une nappe de flammes , au milieu de laquelle couraient affolées de terreur les bêtes fauves , que cette catastrophe inattendue chassait de leurs repaires . Le ciel avait pris des reflets sanglants , et un vent impétueux balayait devant lui la flamme et la fumée . Les Indiens eux -mêmes étaient effrayés de leur ouvrage en voyant autour d' eux des montagnes entières s' allumer comme des phares sinistres , la terre devenir chaude et d' immenses troupes de bisons faire trembler le sol dans leur course furieuse en poussant ces bramements de désespoir qui remplissent de terreur les hommes les plus braves . Au camp des Mexicains , tout était dans le plus grand désordre ; c' était un bruit , une confusion effroyable , les chevaux avaient rompu leurs entraves et fuyaient dans tous les sens , les hommes saisissaient leurs armes , leurs munitions , d' autres emportaient les selles et les ballots . Chacun criait , jurait , commandait , tous couraient dans le camp comme s' ils eussent été frappés de vertige . Le feu s' avançait majestueusement , engloutissant tout sur son passage , précédé par une foule innombrable d' animaux de toutes sortes , qui bondissaient avec des hurlements de frayeur , poursuivis par le fléau qui les atteignait à chaque pas . Une fumée épaisse chargée d' étincelles passait déjà sur le camp des Mexicains , vingt minutes encore et tout était dit pour eux . Le général , serrant sa nièce dans ses bras , demandait en vain aux guides les moyens d' éviter le péril immense qui les menaçait . Mais ces hommes , terrifiés par l' imminence du péril , avaient perdu tout sang-froid . Et puis quel remède employer ? les flammes formaient un cercle immense dont le camp était devenu le centre . Cependant la forte brise qui jusque -là avait avivé l' incendie en lui prêtant des ailes était tombée tout à coup . L' air n' avait plus un souffle . La marche du feu se trouva ralentie . La providence accordait quelques minutes de plus à ces malheureuses créatures . En ce moment le camp offrait un aspect étrange . Tous ces hommes frappés de terreur avaient perdu même l' instinct de la conservation . Les lanceros se confessaient les uns aux autres . Les guides étaient plongés dans un sombre désespoir . Le général accusait le ciel de sa disgrâce . Pour le docteur , il ne regrettait que la plante qu' il ne pourrait pas découvrir , chez lui toute autre considération cédait devant celle -là . Doña Luz , les mains jointes et les genoux en terre priait avec ferveur . Le feu marchait toujours avec son avant-garde de bêtes fauves . – Oh ! s' écria le général en secouant avec force le bras du guide , nous laisserez -vous donc brûler ainsi sans chercher à nous sauver ? – Que faire contre Dieu ? répondit impassiblement le Babillard . – N' est-il donc aucun moyen de nous préserver de la mort ? – Aucun ! – Il en est un ! s' écria un homme qui , les cheveux et le visage à demi brûlés , se précipita dans le camp en escaladant les ballots , suivi d' un autre individu . – Qui êtes -vous ? s' écria le général . – Peu importe , répondit sèchement l' étranger , je viens vous sauver ! mon compagnon et moi nous étions hors de danger ; pour vous secourir nous avons bravé des périls inouïs , ceci doit vous suffire . Votre salut est entre vos mains , il ne s' agit que de vouloir . – Commandez , répondit le général , le premier je vous donnerai l' exemple de l' obéissance . – Vous n' avez donc pas de guides avec vous ? – Si ! reprit le général . – Alors , ce sont des traîtres ou des lâches , car le moyen que je vais employer est connu de tout le monde dans la prairie . Le général lança un regard de défiance au Babillard qui n' avait pu s' empêcher de tressaillir à l' apparition subite des deux inconnus . – Du reste , continua le chasseur , c' est un compte que vous réglerez plus tard avec eux , il ne s' agit pas de cela en ce moment . Les Mexicains , à la vue de cet homme déterminé à la parole brève et profondément accentuée , avaient instinctivement deviné un sauveur , ils avaient senti le courage revenir avec l' espoir , et ils se tenaient prêts à exécuter ses ordres avec célérité . – Hâtez -vous , dit le chasseur , arrachez toutes les herbes qui entourent le camp . Chacun se mit à l' œuvre . – Nous , continua l' étranger en s' adressant au général , prenons des couvertures mouillées et étendons -les devant les ballots . Le général , le capitaine et le docteur , guidés par le chasseur , exécutèrent ce qu' il avait commandé , pendant que son compagnon lassait les chevaux et les mules , qu' il entravait au milieu du camp . – Hâtons-nous ! hâtons-nous ! criait incessamment le chasseur , l' incendie nous gagne . Chacun redoubla d' ardeur . Bientôt un large espace fut dépouillé . Doña Luz regardait avec admiration cet homme étrange , apparu tout à coup d' une façon providentielle , qui paraissait , au milieu de l' horrible danger qui les enveloppait , aussi calme et aussi tranquille que s' il avait eu le pouvoir de commander à l' épouvantable fléau qui s' avançait contre eux à pas de géant . La jeune fille ne pouvait détacher de lui ses regards ; elle se sentait malgré elle entraînée vers ce sauveur inconnu , dont la voix , les gestes , toute la personne en un mot la subjuguaient . Lorsque les herbes et les plantes eurent été arrachées avec cette fiévreuse rapidité que les hommes en danger de mort mettent à ce qu' ils font , le chasseur sourit doucement . – Maintenant , dit-il en s' adressant aux Mexicains , le reste regarde mon ami et moi , laissez-nous faire ; pour vous , enveloppez -vous avec soin de couvertures mouillées . Chacun suivit son conseil . L' étranger jeta un regard autour de lui , puis après avoir fait un signe à son compagnon , il marcha au-devant du feu . – Je ne vous quitte pas , dit le général avec intérêt . – Venez , répondit laconiquement l' étranger . Arrivés à l' extrémité de la place où les herbes avaient été arrachées , le chasseur fit un monceau de plantes et de bois sec avec son pied , et jetant un peu de poudre dessus il y mit le feu . – Que faites -vous ? s' écria le général avec stupeur . – Vous le voyez , je combats le feu par le feu , répondit simplement le chasseur . Son compagnon avait agi de la même manière d' un côté opposé . Un rideau de flammes s' éleva rapidement et pendant quelques minutes le camp se trouva presque caché sous une voûte de feu . Il y eut un quart d' heure d' anxiété terrible , d' attente suprême . Peu à peu les flammes devinrent moins intenses , l' air plus pur , la fumée se dissipa , les mugissements de l' incendie diminuèrent . Enfin l' on put se reconnaître dans cet horrible chaos . Un soupir de soulagement s' exhala de toutes les poitrines . Le camp était sauvé ! L' incendie dont les grondements se faisaient de plus en plus sourds , vaincu par le chasseur , allait porter ses ravages dans d' autres directions . Chacun se précipita vers l' étranger pour le remercier . – Vous avez sauvé la vie de ma nièce , lui dit le général avec effusion , comment m' acquitterai -je jamais envers vous ? – Vous ne me devez rien , monsieur , répondit le chasseur avec une noble simplicité , dans la prairie tous les hommes sont frères , je n' ai fait que mon devoir en vous venant en aide . Dès que le premier moment de joie fut passé et que l' on eut remis un peu d' ordre dans le camp , chacun chercha un repos que les terribles émotions de la nuit rendaient indispensable . Les deux étrangers qui avaient constamment repoussé avec modestie , mais avec fermeté , les avances que le général leur avait faites dans l' entraînement de sa reconnaissance , s' étaient nonchalamment étendus sur les ballots pour reposer quelques heures . Un peu avant le lever du soleil ils se levèrent . – La terre doit être froide , dit l' un , partons avant que ces gens s' éveillent , peut-être ne voudraient -ils pas nous laisser les quitter ainsi . – Partons , répondit laconiquement l' autre . Au moment où ils franchissaient les limites du camp , une main s' appuya légèrement sur l' épaule du premier , il se retourna . Doña Luz était devant lui . Les deux hommes s' arrêtèrent et saluèrent la jeune femme avec respect . – Vous nous quittez ? dit-elle d' une voix douce et mélodieuse . – Il le faut , señorita , répondit un des chasseurs . – Je comprends , fit-elle avec un sourire charmant , maintenant que , grâce à vous , nous sommes sauvés , vous n' avez plus rien à faire ici , n' est -ce pas ? Les deux hommes s' inclinèrent sans répondre . – Accordez -moi une grâce , dit-elle . – Parlez , madame . Elle ôta une mignonne petite croix en diamants qu' elle portait au cou . – Gardez ceci en souvenir de moi . Le chasseur hésita . – Je vous en prie , murmura-t-elle avec des larmes dans la voix . – J' accepte , madame , dit le chasseur avec émotion en plaçant la croix sur sa poitrine auprès de son scapulaire , j' aurai un talisman à joindre à celui que m' a donné ma mère . – Merci , répondit la jeune fille avec joie , un mot encore ? – Dites . – Quels sont vos noms ? – Mon compagnon se nomme Belhumeur . – Mais vous ? – Le Cœur-Loyal . Après s' être inclinés une seconde fois en signe d' adieu , les deux chasseurs s' éloignèrent rapidement et ne tardèrent pas à disparaître dans l' obscurité . Doña Luz les suivit des yeux tant qu' elle put les apercevoir , puis elle revint à pas lents toute pensive vers la tente , en murmurant à demi-voix : – Le Cœur-Loyal ! ... oh ! je m' en souviendrai ! ... Les États-Unis ont hérité de l' Angleterre ce système d' envahissement et d' usurpation continuel qui est un des points les plus saillants du caractère britannique . À peine l' indépendance de l' Amérique du Nord fut-elle proclamée , la paix conclue avec l' ancienne métropole , que ces hommes qui criaient si haut à la tyrannie , à l' oppression , qui réclamaient contre la violation du droit des gens , dont , disaient -ils , ils étaient victimes , organisèrent avec cet implacable sang-froid qu' ils tiennent de leur origine une chasse aux Indiens . Non seulement sur toute l' étendue de leur territoire , mais encore mécontents de la possession des vastes régions que leur population inquiète ne suffit pas , malgré son activité , à défricher et à mettre en valeur , ils voulurent se rendre maîtres des deux Océans , cernant de tous côtés les tribus aborigènes qu' ils refoulent sans cesse et que , suivant les paroles prophétiques et pleines d' amer désespoir d' un vieux chef indien , ils finiront par noyer dans le pacifique à force de trahisons et de perfidies . Aux États-Unis , pays sur le compte duquel on commence beaucoup à revenir , mais que des gens prévenus ou mal informés s' obstinent encore à représenter comme la terre classique de la liberté , se rencontre cette odieuse anomalie de deux races dépouillées au profit d' une troisième qui s' arroge sur elles le droit de vie et de mort et ne les considère que comme des bêtes de somme . Ces deux races , si dignes de l' intérêt de tous les esprits éclairés , et des véritables amis de l' espèce humaine , sont les races noire et rouge . Il est vrai que d' un autre côté pour montrer jusqu' à quel point ils sont philanthropes , les États-Unis ont , dès l' an 1795 , signé un traité de paix et d' amitié avec les États barbaresques qui leur donnaient des avantages incomparablement plus grands que ceux que leur offrait l' ordre de Malte qui voulait lui aussi traiter avec eux . Traité garanti par les Régences d' Alger et de Tripoli et dans lequel il est positivement dit que le gouvernement des États-Unis n' est fondé , en aucun sens , sur la religion chrétienne . À ceux auxquels cela pourra sembler fort , nous répondrons que c' est logique , et que les Américains en fait de Dieu n' en connaissent qu' un seul : Le Dieu Dollar ! qui de tout temps a été le seul adoré par les pirates de toutes les contrées . Qu' on tire la conséquence ! Les squatters , ces gens sans feu ni lieu , sans droit ni loi , reniés par toutes les nations , et qui sont la honte et le rebut de la population nord-américaine , s' avancent incessamment vers l' ouest , et de défrichements en défrichements , tentent de relancer les tribus indiennes de leurs derniers refuges . Derrière les squatters , arrivent cinq ou six soldats , un tambour , un trompette et un officier quelconque , portant un drapeau étoilé . Ces soldats élèvent un fort avec quelques troncs d' arbres , plantent le drapeau au sommet et proclament que les frontières de la Confédération s' étendent jusque -là . Alors autour du fort se bâtissent quelques cabanes , se groupe une population bâtarde , composé hétérogène de Blancs , de Noirs , de Rouges , de Cuivrés , etc . , et voilà une ville fondée à laquelle on donne un nom sonore comme Utique ou Syracuse , Rome ou Carthage , par exemple , et quelques années plus tard , lorsque cette ville possède deux ou trois maisons en pierre , elle devient de droit la capitale d' un nouvel État qui n' existe pas encore . Ainsi se passent les choses dans ce pays , c' est bien simple , comme on voit . Quelques jours après les événements que nous avons racontés dans notre précédent chapitre , une scène étrange se passait dans une possession élevée depuis deux ans à peine , sur les bords de la grande Canadienne , dans une charmante position au pied d' une verdoyante colline . Cette possession se composait d' une vingtaine de cabanes groupées capricieusement auprès les unes des autres , à l' abri d' un fortin armé de quatre petits canons , qui commandait le cours de la rivière . Ce village , si jeune encore , avait déjà , grâce à la prodigieuse activité américaine , acquis toute l' importance d' une ville . Deux tavernes regorgeaient de buveurs , trois temples de sectes différentes servaient à réunir les fidèles . Çà et là les habitants allaient et venaient avec cette préoccupation de gens qui travaillent sérieusement et qui vaquent à leurs affaires . De nombreux canots sillonnaient la rivière , et des charrettes chargées de marchandises allaient dans tous les sens , en grinçant sur leurs essieux criards et en creusant de profondes ornières . Cependant malgré tout ce mouvement ou peut-être à cause de lui , il était facile de reconnaître qu' une certaine inquiétude régnait dans le village . Les habitants s' interrogeaient les uns les autres , des groupes se formaient sur le pas des portes et plusieurs hommes , montés sur de forts chevaux , s' élançaient en éclaireurs dans plusieurs directions , après avoir pris les ordres du capitaine commandant le fort qui , revêtu de son grand uniforme , une longue-vue à la main et les bras derrière le dos , se promenait à grands pas sur les glacis du fortin . Peu à peu les canots regagnèrent la plage , les charrettes furent dételées , les bêtes de somme renfermées dans les parcs , et la population entière se trouva réunie sur la place du village . Le soleil s' abaissait rapidement à l' horizon , la nuit n' allait pas tarder à venir , les cavaliers envoyés aux environs étaient tous de retour . – Vous le voyez , dit le capitaine aux habitants assemblés , nous n' avons rien à craindre , ce n' était qu' une fausse alerte , vous pouvez rentrer paisiblement dans vos demeures , l' on n' a trouvé aucune trace d' Indiens à vingt milles à la ronde . – Hum ! observa un vieux chasseur métis appuyé sur son fusil , les Indiens ne sont pas longs à faire vingt milles . — C' est possible , Blancs-Yeux , répondit le commandant , mais soyez convaincu que si j' ai agi comme je l' ai fait , cela a été simplement dans le but de rassurer la population , les Indiens n' oseront pas se venger . – Les Indiens se vengent toujours , capitaine , dit sentencieusement le vieux chasseur . – Vous avez bu trop de whisky , Blancs-Yeux , il vous a porté au cerveau , vous rêvez tout éveillé . – Dieu veuille que vous ayez raison , capitaine , mais toute ma vie s' est passée sur les défrichements , je connais les mœurs des Peaux-Rouges , tandis que vous n' êtes sur les frontières que depuis deux ans . – C' est autant qu' il en faut , interrompit péremptoirement le capitaine . – Cependant , avec votre permission , les Indiens sont des hommes , et les deux Comanches qui ont été traîtreusement assassinés ici , au mépris du droit des gens , étaient des guerriers renommés dans leur tribu . – Blancs-Yeux , vous êtes un sang-mêlé , vous tenez un peu trop de la race rouge , dit le capitaine avec ironie . — La race rouge , répondit fièrement le chasseur , est loyale , elle n' assassine pas pour le plaisir de verser du sang , ainsi que vous -même avez fait il y a quatre jours de ces deux guerriers qui passaient inoffensifs dans leur canot , sous le prétexte d' essayer un nouveau fusil que vous avez reçu d ' Acropolis . — C' est bon ! assez ! faites -moi grâce de vos commentaires , Blancs-Yeux , je n' ai pas d' observations à recevoir de vous . Le chasseur salua gauchement , jeta son fusil sur l' épaule et se retira tout en grommelant : – C' est égal , le sang versé crie vengeance , les Peaux-Rouges sont des hommes , ils ne laisseront pas le crime impuni . Le capitaine rentra dans le fort , visiblement contrarié de ce que lui avait dit le métis . Peu à peu les habitants se dispersèrent après s' être souhaité le bon soir et se renfermèrent chez eux , avec cette insouciance particulière aux hommes habitués à risquer leur vie à chaque minute . Une heure plus tard , la nuit était complètement venue , d' épaisses ténèbres enveloppaient le village dans lequel les habitants fatigués des rudes travaux du jour reposaient dans une sécurité profonde . Les éclaireurs envoyés au déclin du jour par le capitaine s' étaient mal acquittés de leur devoir , ou bien ils n' étaient pas habitués aux ruses indiennes , sans cela ils n' auraient pas donné par leurs rapports une confiance trompeuse aux colons . À un mille à peine du village , cachés et confondus au milieu des épaisses broussailles et des arbres enchevêtrés les uns dans les autres d' une forêt vierge , dont les premiers plans étaient tombés déjà sous la hache infatigable des défricheurs , deux cents guerriers comanches de la tribu du Serpent guidés par plusieurs chefs renommés , au nombre desquels se trouvait la Tête-d'Aigle , qui bien que blessé avait voulu faire partie de l' expédition , attendaient avec cette patience indienne , que rien ne peut rebuter , le moment propice de tirer une vengeance éclatante de l' insulte qui leur avait été faite . Plusieurs heures se passèrent ainsi , sans que le silence de la nuit fût troublé par un bruit quelconque . Les Indiens , immobiles comme des statues de bronze , attendaient , sans témoigner la moindre impatience . Vers onze heures du soir la lune se leva , éclairant le paysage de ses reflets argentés . Au même instant les hurlements éloignés d' un chien se firent entendre à deux reprises . La Tête-d'Aigle se détachant alors de l' arbre derrière lequel il s' abritait , commença à ramper avec une adresse et une vélocité extrêmes dans la direction du village . Arrivé sur la lisière de la forêt il s' arrêta , puis après avoir jeté autour de lui un regard investigateur , il imita le hennissement du cheval avec une telle perfection que deux chevaux du village lui répondirent immédiatement . Après quelques secondes d' attente , l' ouïe exercée du chef perçut un bruit presque insensible dans les feuilles , le grave mugissement d' un bœuf se fit entendre à une courte distance , alors le chef se leva et attendit . Deux secondes plus tard un homme le rejoignait . Cet homme était Blancs-Yeux , le vieux chasseur . Un sourire sinistre relevait le coin de ses lèvres minces . – Que font les Blancs ? demanda le chef . – Ils dorment , répondit le métis . – Mon frère me les livrera ? – Donnant , donnant . – Un chef n' a qu' une parole . La femme pâle et la tête grise ? – Sont ici . – Ils m' appartiendront ? – Tous les habitants du village seront remis entre les mains de mon frère . — Och ! le chasseur n' est pas venu ? – Pas encore . – Il arrivera trop tard . – C' est probable . – Que dit mon frère à présent ? – Où est ce que j' ai demandé au chef ? fit le chasseur . – Les peaux , les fusils et la poudre sont en arrière gardés par mes jeunes gens . – Je me fie à vous , chef , répondit le chasseur , mais si vous me trompez ... – Un Indien n' a qu' une parole . – C' est bon ! ... alors quand vous voudrez . Dix minutes plus tard , les Indiens étaient maîtres du village , dont tous les habitants , réveillés les uns après les autres , avaient été faits prisonniers sans coup férir . Le fort était cerné par les Comanches , qui après avoir entassé au pied de ses murailles de troncs d' arbres les charrettes , les meubles et tous les instruments de labourage des colons désespérés , n' attendaient plus qu' un signal de leur chef pour commencer l' attaque . Tout à coup une forme vague se dessina au sommet du fort et le cri de l' épervier d' eau traversa l' espace . Les Indiens mirent le feu à l' espèce de bûcher qu' ils avaient élevé et se précipitèrent contre les palissades , en poussant tous ensemble cet horrible et strident cri de guerre qui leur est particulier , et qui sur les frontières est toujours le signal du massacre . La position des Américains était des plus critiques . Le capitaine , surpris par l' attaque silencieuse des Comanches , avait été réveillé en sursaut par l' effroyable cri de guerre qu' ils avaient poussé , dès que le feu avait été mis par eux aux matériaux entassés devant le fort . Sautant au bas de son lit , le brave officier , un moment ébloui par les lueurs rougeâtres des flammes , s' était à demi vêtu et son sabre à la main précipité du côté où reposait la garnison , qui déjà avait pris l' alarme et se hâtait de se rendre à son poste avec cette insouciante bravoure qui distingue les Yankees . Mais que faire ? La garnison se montait , capitaine compris , à douze hommes . Comment , avec une force numérique aussi faible , résister aux Indiens dont il voyait les diaboliques silhouettes se dessiner fantastiquement aux reflets sinistres de l' incendie ? L' officier poussa un soupir . – Nous sommes perdus ! murmura-t-il . Dans les combats incessants qui se livrent sur les frontières indiennes , les lois de nos guerres civilisées sont complètement inconnues . Le vae victis règne dans toute l' acception du mot . Les ennemis acharnés qui combattent les uns contre les autres avec tous les raffinements de la barbarie ne demandent et n' accordent pas de quartier . Toute lutte est donc une question de vie ou de mort . Tel est l' usage . Le capitaine le savait , aussi ne se faisait-il pas la moindre illusion sur le sort qui l' attendait s' il tombait aux mains des Comanches . Il avait commis la faute de se laisser surprendre par les Peaux-Rouges , il devait subir les conséquences de son imprudence . Mais le capitaine était un brave soldat ; certain de ne pouvoir se retirer sain et sauf du guêpier dans lequel il se trouvait , il voulut du moins succomber avec honneur . Les soldats n' avaient pas besoin d' être excités à faire leur devoir , ils savaient aussi bien que leur capitaine qu' il ne leur restait aucune chance de salut . Aussi les défenseurs du fort se placèrent résolument derrière les barricades et commencèrent à fusiller les Indiens avec une justesse et une précision qui ne laissèrent pas que de leur causer de grandes pertes . La première personne que le capitaine aperçut en montant sur la plate-forme du fortin fut le vieux chasseur Blancs-Yeux . – Ah ! ah ! murmura l' officier à part lui , que fait ici cet homme et comment y est-il arrivé ? Tirant alors un pistolet de sa ceinture , il marcha droit au métis , et le saisissant par la gorge il lui appuya le canon de l' arme sur la poitrine , en lui disant avec ce sang-froid que les Américains tiennent des Anglais et qu' ils ont considérablement augmenté : – De quelle façon vous êtes -vous donc introduit dans le fort , vieille chouette ? – Eh ! par la porte apparemment , répondit l' autre sans s' émouvoir . – Ah ! bah ! vous êtes donc sorcier alors ? – Peut-être . – Trêve de raillerie , sang-mêlé , vous nous avez vendus à vos frères , les Peaux-Rouges . Un sourire sinistre éclaira le visage du métis , le capitaine l' aperçut . – Mais votre trahison ne vous profitera pas , misérable , dit-il d' une voix tonnante , vous en serez la première victime . Le chasseur se dégagea par un mouvement brusque et inattendu ; puis il fit un bond en arrière et épaulant son fusil : – Nous verrons , dit-il en ricanant . Ces deux hommes placés face à face sur cette étroite plate-forme éclairée par les reflets sinistres de l' incendie , dont l' intensité croissait à chaque seconde , avaient une expression terrifiante pour le spectateur auquel il aurait été donné de les contempler de sang-froid . Chacun d' eux personnifiait en lui ces deux races en présence aux États-Unis , dont la lutte ne finira que par l' extinction complète de l' une au profit de l' autre . À leurs pieds le combat prenait les gigantesques proportions d' une épopée . Les Indiens se ruaient avec rage et en poussant de grands cris contre les retranchements , où les Américains les recevaient par des décharges à bout portant ou à coups de baïonnette . Mais le feu gagnait toujours , les soldats tombaient les uns après les autres ; bientôt tout serait fini . À la menace de Blancs-Yeux , le capitaine avait répondu par un sourire de mépris . Prompt comme l' éclair , il avait déchargé son pistolet sur le chasseur ; celui -ci avait laissé échapper son fusil , son bras droit était fracassé . Le capitaine se précipita sur lui avec un rugissement de joie . Le métis fut renversé par ce choc imprévu . Alors son ennemi lui appuya le genou sur la poitrine et le considéra un instant . – Eh bien ! lui dit-il , avec un rire amer , me suis -je trompé ? – Non , répondit le métis d' une voix ferme , je suis un sot , ma vie t' appartient , tue -moi . – Sois tranquille , je te réserve une mort indienne . – Hâte -toi , si tu veux te venger , reprit le chasseur avec ironie , car bientôt il sera trop tard . – J' ai le temps ... Pourquoi nous as -tu trahis , misérable ? – Que t' importe ? – Je veux le savoir . – Eh bien ! sois satisfait , dit le chasseur après un instant de silence , les Blancs tes frères sont les bourreaux de toute ma famille , j' ai voulu me venger . – Mais nous ne t' avions rien fait , nous ? – N' êtes -vous pas des Blancs ? tue -moi et que cela finisse ... je puis mourir avec joie , car de nombreuses victimes me suivront dans la tombe . – Eh bien ! puisqu'il en est ainsi , dit le capitaine avec un rire sinistre , je vais t' envoyer rejoindre tes frères , tu vois que je suis un loyal adversaire . Alors appuyant fortement son genou sur la poitrine du chasseur afin de l' empêcher de se soustraire au châtiment qu' il lui réservait : – À l' indienne , lui dit-il . Et prenant son couteau , il saisit de la main gauche l' épaisse et rude chevelure grise du métis et avec une dextérité inouïe , il la lui enleva . Le chasseur ne put retenir un cri d' effroyable douleur à cette affreuse mutilation , le sang coulait en abondance de son crâne nu , et inondait son visage . – Tue -moi ! dit-il , tue -moi , cette douleur est horrible . – Tu trouves ? dit le capitaine . – Oh ! tue -moi ! tue -moi ! – Allons donc , répondit l' officier en haussant les épaules , me prends -tu pour un boucher , non , je vais te rendre à tes dignes amis . Il prit alors le chasseur par les jambes , le traîna jusqu' au bord de la plate-forme et le poussa du pied . Le misérable chercha instinctivement à se retenir en saisissant de la main gauche l' extrémité d' une poutre qui faisait saillie au-dehors . Un instant il resta suspendu dans l' espace . Il était hideux à voir , son crâne à vif , son visage sur lequel coulaient incessamment des flots d' un sang noir , contracté par la souffrance et la terreur , tout son corps agité de mouvements convulsifs inspiraient l' horreur et le dégoût . – Pitié ! pitié ! murmurait-il . Le capitaine le regardait le sourire aux lèvres , les bras croisés sur la poitrine . Mais les nerfs fatigués du misérable ne purent le soutenir plus longtemps , ses doigts crispés lâchèrent le pieu qu' il avait saisi avec l' énergie du désespoir . – Bourreau ! sois maudit ! cria-t-il avec un accent de rage suprême . Et il tomba . – Bon voyage ! fit le capitaine en ricanant . Une clameur immense s' éleva aux portes du fort . Le capitaine s' élança au secours des siens . Les Comanches s' étaient emparés des barricades . Ils se précipitaient en foule dans l' intérieur du fortin , massacrant et scalpant les ennemis qu' ils rencontraient sur leur passage . Quatre soldats américains restaient seuls debout . Les autres étaient morts . Le capitaine se retrancha au milieu de l' escalier qui conduisait à la plate-forme . – Mes amis , dit-il à ses compagnons , mourez sans regret , j' ai tué celui qui nous a trahis . Les soldats répondirent par un hurrah ! de joie à cette consolation d' une nouvelle espèce , et ils se préparèrent à vendre chèrement leur vie . Mais alors il se passa une chose incompréhensible . Les cris des Indiens avaient cessé comme par enchantement . L' attaque était suspendue . – Que font -ils donc , murmura le capitaine , quelle nouvelle diablerie inventent ces démons ? Une fois maître de toutes les approches du fort , la Tête-d'Aigle ordonna d' interrompre le combat . Les colons faits prisonniers dans le village furent amenés les uns après les autres , ils étaient douze , parmi lesquels se trouvaient quatre femmes . Lorsque ces douze malheureux se tinrent tremblants devant lui , la Tête-d'Aigle fit mettre les femmes à part . Ordonnant aux hommes de passer l' un après l' autre devant lui , il les regardait attentivement , puis faisait un signe aux guerriers placés à ses côtés . Ceux -ci s' emparaient immédiatement des Américains , leur abattaient les deux poignets à coups de machète et les poussaient dans le fort après les avoir scalpés . . Sept colons avaient souffert cette atroce torture . Il n' en restait plus qu' un . C' était un vieillard de haute taille , maigre , mais encore vert , ses cheveux blancs comme la neige tombaient sur ses épaules , ses yeux noirs lançaient des éclairs , mais ses traits demeuraient immobiles ; il attendait , impassible en apparence , que la Tête-d'Aigle décidât de son sort et l' envoyât rejoindre les malheureux qui l' avaient précédé . Cependant le chef comanche le considérait avec une attention extrême . Enfin les traits du sauvage se détendirent , un sourire se dessina sur ses lèvres et tendant la main au vieillard : — Usted no conocer amigo ? -- Vous ne pas connaître ami ? -- lui dit-il en mauvais espagnol avec l' accent guttural de sa race . À cette parole , le vieillard tressaillit , regardant à son tour l' Indien . — Oh ! dit-il avec étonnement , el Gallo -- le Coq . — Oah ! répondit le chef avec satisfaction , je suis un ami de la tête grise , les Peaux-Rouges n' ont pas deux cœurs , mon père m' a sauvé la vie , mon père viendra dans ma hutte . – Merci , chef , j' accepte votre proposition , dit le vieillard en serrant chaleureusement la main que l' Indien lui tendait . Et il alla en toute hâte se placer auprès d' une femme d' un certain âge , au visage noble , dont les traits flétris par la douleur , conservaient cependant les traces d' une grande beauté . – Dieu soit béni ! dit-elle avec effusion , lorsque le vieillard la rejoignit . – Dieu n' abandonne jamais ceux qui placent leur confiance en lui , répondit-il . Pendant ce temps , les Peaux-Rouges jouaient les dernières scènes de l' horrible drame auquel nous avons fait assister le lecteur . Lorsque tous les colons eurent été renfermés dans le fort , l' incendie fut ravivé avec toutes les matières que l' on put trouver , une barrière de flammes sépara pour toujours du monde les malheureux Américains . Bientôt le fort ne fut plus qu' un immense bûcher , d' où s' échappaient des cris de douleur mêlés par intervalles à des détonations d' armes à feu . Les Comanches , impassibles , surveillaient à distance les progrès de l' incendie et souriaient comme des démons à leur vengeance . Les flammes avaient gagné tout le bâtiment , elles montaient avec une rapidité effrayante , éclairant au loin le désert , comme un lugubre phare . Au sommet du fort on voyait s' agiter quelques individus avec désespoir , tandis que d' autres agenouillés semblaient implorer la miséricorde divine . Tout à coup un craquement horrible se fit entendre , un cri de suprême agonie s' élança vers le ciel , et le fort s' écroula dans le bûcher incandescent qui le minait en faisant jaillir des millions d' étincelles . Tout était fini ! Les Américains avaient succombé . Les Comanches plantèrent un énorme mât à l' endroit où avait été la place du village ; ce mât auquel ils clouèrent les mains des colons fut surmonté d' une hache dont le fer était teint de sang . Puis après avoir mis le feu aux quelques cabanes qui restaient encore debout , la Tête-d'Aigle donna l' ordre du départ . Les quatre femmes et le vieillard , seuls survivants de la population de ce malheureux défrichement , suivirent les Comanches .