Peu de personnes le savent . Sous Louis XIV et sous Louis XV , la plus grande partie de l' Amérique du Nord appartenait à la France . Dans ces possessions se trouvait le vaste territoire connu aujourd'hui sous la dénomination de Canada , jadis nommé : Nouvelle-France . De nos mains , cette terre si riche passa dans celles des Anglais . L' Angleterre en possède actuellement une minime partie qui constitue une de ses plus riches colonies . Que si l' on cherche une cause sérieuse à cet abandon inintelligent , on n' en trouve pas . Des flots de sang ont été versés . Tant d' hommes illustres s' étaient voués à la colonisation de cette succursale de la mère patrie ! On se croyait près d' arriver à un résultat glorieux et fécond . L' indifférence coupable du gouvernement , l' odieuse jonglerie des Mississipiens , le mot mi-spirituel et antipatriotique de Voltaire , mot qui fut pris à la lettre par le peuple le plus léger de la terre , anéantirent le fruit de si héroïques efforts , de si longs travaux . Ce fut une grande perte pour la France . On se représente encore maintenant le Canada comme un pays de médiocre étendue , stérile , au climat rigoureux , inclément , mortel pour les Européens . On voit toujours ces immenses étendues de terrains , enfouies sous des neiges éternelles , parcourues par des bêtes fauves ou de féroces Indiens . Erreur qui nous a coûté cher . En deux mots , voici la vérité : À l' époque où nous étions les maîtres , la Nouvelle-France formait un triangle dont la base se trouvait au nord de la baie d' Hudson et le sommet dans le golfe du Mexique , au sud de la Nouvelle-Orléans . Or , chaque côté de ce triangle mesure au moins 3500 kilomètres et la superficie totale en est d' environ 1 200 000 kilomètres carrés , superficie onze fois plus considérable que celle de la France actuelle . Le Canada seul compte vingt-cinq mille habitants . Il en pourrait contenir le sextuple . C' est , sans contredit , le pays le plus industrieux et le plus commerçant de l' Amérique du Nord . Tels sont les quelques arpents de neige qui , au dire du philosophe de Ferney , ne valaient ni le sang ni l' argent qu' ils coûtaient à la France . Nous n' insisterons pas davantage sur des considérations attristantes , qui sortent du cadre de notre récit . À l' époque où commence cette histoire , la guerre menaçait de nouveau en Amérique entre les Anglais et les Français . La faute n' en était point à nos représentants . Cette guerre inique était faite , du côté des Anglais , avec une barbarie incroyable et un mépris cynique de tout droit des gens . Ils l' entreprenaient , le plus souvent , sans déclaration préalable , sans même se donner la peine de chercher un prétexte futile . Rien ne lavera jamais de cette tache leur réputation politique . C' est un reproche juste et infamant qu' on pourra constamment jeter en pleine face à leur honneur militaire . Le 27 mai 1754 , vers six heures du soir , une troupe de trente-quatre hommes , commandée par un officier , déboucha dans une vaste clairière . Cette clairière était située au centre de l' une de ces immenses forêts qui couvraient alors les rives de l' Ohio , nommé par les nôtres Belle-Rivière , et qui s' étendaient jusqu' aux frontières de la Virginie , possédée par l' Angleterre . La troupe en question venait de faire une marche longue et fatigante à travers les sentiers presque impraticables de la forêt . Bien que les hommes qui la composaient fussent pour la plupart des guerriers indiens , rompus , dès l' enfance , à toutes les privations de la vie du désert , et que le reste eût été choisi parmi les chasseurs canadiens les plus endurcis à la fatigue , Indiens et chasseurs paraissaient accablés . Ils se traînaient plutôt qu' ils ne marchaient , et ce fut avec un cri de joie qu' ils émergèrent des fourrés et entrèrent les uns après les autres dans la clairière . L' officier , jeune homme de vingt-cinq ans , aux traits fins et distingués , portait l' uniforme de Royal-Marine . Jugeant une plus longue marche impossible et quelques heures de repos indispensables à ses hommes , il donna l' ordre d' établir le campement pour la nuit . Cet ordre était impatiemment attendu par les Canadiens et les Peaux-Rouges . En un instant , le bivouac fut installé . On alluma les feux de veille . Puis , chacun fouillant sa gibecière , se mit en devoir de préparer le repas du soir . Le capitaine s' était assis devant un des feux , sur le tronc d' un arbre renversé . Le coude sur le genou , la tête dans la main , il suivait d' un vague regard les étincelles brillantes échappées du foyer , tout en se laissant aller à une rêverie qui ne tarda pas à l' absorber complètement . Profitons de ce moment de répit pour expliquer la présence de ce détachement armé dans une contrée déserte , éloignée de plus trente lieues de toute habitation . Quelques semaines avant le commencement de notre action , Dinwidie , gouverneur de la Virginie , nommé par le gouvernement britannique , avait expédié une colonne de miliciens chargée d' occuper les terres de l' Ohio qui nous appartenaient . Notons , en passant , que , selon l' habitude anglaise , cette expédition se faisait en pleine paix , contre le droit de toutes les nations civilisées . Le major Washington commandait en chef cette colonne . Washington , le même qui plus tard devint un grand homme et délivra sa patrie du joug de l' Angleterre . Son avant-garde , dirigée par l' enseigne Ward , entra résolument sur notre territoire , s' y installa et construisit sur les bords de l' Ohio un fort qui du reste fut immédiatement attaqué et enlevé par les Français . La garnison demeura prisonnière . Cependant M . de Contrecœur , commandant du fort Duquesne , fort qui est aujourd'hui la ville de Pittsbourg , l' une des plus riches des États-Unis , M . de Contrecœur , voulant non seulement mettre le droit de son côté , mais , comme si cela était possible , éviter la guerre , prit la résolution de ne pas rendre coup pour coup , attaque pour attaque . Il chargea l' un de ses aides de camp , capitaine au régiment de Royal-Marine , de se rendre auprès du chef anglais et de le sommer d' avoir à se retirer sur-le-champ , attendu qu' il se trouvait sans raison sur le territoire français . Cet aide de camp se nommait le comte de Jumonville . M . de Jumonville fit immédiatement ses préparatifs de départ . Seulement , comme il lui fallait traverser des régions hantées par des tribus hostiles aux Français , sur la recommandation expresse de M . de Contrecœur , il prit une escorte de trente-quatre hommes dévoués et aguerris . C' est ce détachement que nous avons laissé campé dans une clairière après une marche forcée de cinq jours . Le comte de Jumonville tenait tellement à accomplir sa mission sans retard , qu' il n' avait encore laissé reposer ses hommes ni jour ni nuit . Il espérait du reste , grâce à cette miraculeuse célérité , se trouver le lendemain même vers midi en vue des premiers avant-postes anglais . Le jeune homme était depuis quelques instants plongé dans ses réflexions , lorsqu' un des Canadiens s' approcha de lui . Le bruit de ses pas ne suffit pas pour le tirer de sa rêverie . Le Canadien attendit . Enfin , voyant que l' officier ne faisait aucune attention à lui , il se décida à parler . — Capitaine ! fit-il après avoir salué respectueusement . M . de Jumonville releva brusquement la tête , réprimant avec peine un premier mouvement de mauvaise humeur . Mais le Canadien , immobile , au port d' armes , attendait imperturbablement que son chef l' interrogeât . En reconnaissant dans le personnage qui se tenait devant lui , sinon un ami , du moins un homme dévoué , le capitaine sourit et lui dit : — C' est toi , Berger ! que me veux -tu ? — J' ai à vous parler , répondit laconiquement celui que M . de Jumonville venait d' appeler Berger . — Assieds -toi , je t' écoute . Le Canadien obéit et s' assit aux pieds de son chef . C' était un homme de haute taille , aux larges épaules , aux membres bien attachés . Des muscles gros comme des cordes et durs comme le fer , dénotaient en lui une rare vigueur . Sa tête , un peu petite , au front carré , aux traits accentués , reposait d' aplomb sur un cou de taureau . Ses yeux noirs , bien ouverts , couronnés d' épais sourcils , regardaient bien en face . Une forêt de cheveux bruns et bouclés , noués par derrière par une peau de serpent , s' éparpillaient en désordre sur ses épaules . Sa peau parcheminée , sillonnée de rides hâtives , avait une teinte bistre foncé . Une longue barbe rousse et touffue lui couvrait le bas du visage et descendait jusque sur sa poitrine , donnant à l' ensemble de sa physionomie une sauvagerie étrange . Malgré cette rude apparence , on sentait que le mal n' avait pas de prise sur la nature primitive de cet homme . Tout en lui sentait la franchise et la loyauté . Son costume , adopté par les coureurs des bois canadiens , consistait en une blouse de toile bleue , ornementée , soutachée de fil blanc . Cette blouse , serrée aux hanches par une ceinture en peau de crocodile , lui laissait une liberté d' allures que n' ont point les vêtements de drap européen . Dans sa ceinture étaient passés un couteau à manche de corne , une baïonnette , un sac à balles et un sac à poudre . Sur ses genoux descendait un caleçon de toile bise . Ses jambes nues n' étaient garanties des ronces et des broussailles que par les ligatures des mocksens en peau d' élan qui lui servaient de chaussures . Ces ligatures se rejoignaient au-dessus du mollet . Un large sac en parchemin , ressemblant à nos carnassières de chasse , était jeté en bandoulière sur son épaule droite . Enfin , il tenait à la main un long fusil dont la crosse curieusement sculptée portait une profusion d' arabesques , obtenues à l' aide d' une grande quantité de petits clous en cuivre doré . Ce spécimen du chasseur canadien , chez lequel le type indien et le type européen se mariaient si bien qu' il devenait impossible de lui assigner une origine exclusive , supportait à merveille l' entourage de cette nature sauvage et luxuriante . Il se trouvait dans son vrai cadre . Berger descendait de ces premiers colons normands qui , lors de la première guerre , chassés par les Anglais de leurs plantations , se réfugièrent dans les bois et adoptèrent l' existence aventureuse des aborigènes . On leur donna , par la suite , le surnom de Bois-Brûlés , à cause de la couleur bistre foncé que le croisement des races avait imprimée à leur peau . Il eût été fort difficile d' assigner un âge quelconque à l' interlocuteur du comte de Jumonville . Berger pouvait avoir trente-cinq ans , comme il pouvait en avoir cinquante . Voyant que le chasseur ne se décidait pas à s' expliquer , le capitaine reprit : — Voyons , parle ; les ordres de nuit sont donnés . Nos hommes ont bu et mangé . Qu' ils se reposent et s' endorment . Deux sentinelles suffiront pour veiller au salut général et entretenir les feux . Le Canadien hocha la tête . — Non ? demanda l' officier . — Non , répondit péremptoirement Berger . — Qu' y a-t-il ? — Faites excuse , mais ... — Mais quoi ? — Ce n' est pas l' heure du sommeil pour tout le monde . — Je le vois bien , repartit en riant M . de Jumonville . Si tu continues de la sorte , mon brave , nous en avons , toi et moi , pour jusqu' à demain matin . — Ce n' est pas le moment de rire non plus , fit le Canadien sans sourciller . L' officier français connaissait son homme . Il savait que Berger ne faisait jamais de grandes phrases sans motif . Il arrêta son rire . L' autre dit : — Capitaine , il faut reconnaître les environs . — Les environs de qui ? de quoi ? Ne sommes-nous pas en plein désert ? De qui diantre peux -tu craindre la visite ? – Je ne crains rien . — Je le sais , mon brave Berger . — Mais les bois ne sont pas sûrs pour tout le monde . — Est -ce pour moi que tu dis cela ? — Pour vous , monsieur le comte . Précisément . — Baste ! ne vas -tu pas chercher à m' effrayer maintenant ? — Non , ce serait impossible ; mais je cherche à vous rendre défiant , à éveiller votre prudence . — De la prudence ? N' en as -tu pas pour moi , mon vieux Berger ? répliqua affectueusement l' officier . — Cela ne suffit pas . — Ta main ? Berger donna sa main au comte de Jumonville qui continua : — Vois -tu , camarade , nous sommes originaires du même pays ... — Oui . — Normands tous deux . Tes ancêtres ont pendant des siècles été les fidèles serviteurs des miens ... — Oui . — Tu es mon ami . — Oui . — Parle -moi donc comme un ami , et non comme un inférieur . — Merci , fit le Canadien retirant sa main et détournant son visage pour cacher l' émotion qui le gagnait ; merci , monsieur le comte ... C' est vrai ... Ma famille a toujours été dévouée à la vôtre ... et quand , là-bas ... , à Québec , j' ai par hasard entendu prononcer votre nom , mon cœur a tressailli de bonheur et je suis accouru à vous . Bien que venu au monde à la Nouvelle-France , je me suis toujours cru le serviteur né de vous et des vôtres . Aussi vous l' avez vu , je ne me suis pas fait attendre . Je me suis offert , vous m' avez accepté ... Le pacte est conclu entre nous et rien que la mort séparera le fils de mon père , du fils aîné de l' héritier des comtes de Jumonville . — Je me plais à reconnaître la vérité de tes paroles ... , et un jour je me réserve de t' interroger plus en détail sur ce sujet . — Plus tard , fit Berger avec un certain embarras . — Oui , quand nous aurons accompli la mission dont je suis chargé . — C' est cela , oui . — Tu me diras alors tout ce que tu m' as caché jusqu' à ce jour . — Nous avons le temps . — La cause de l' émigration de ton père ... , continua le capitaine . — Oh ! l' histoire des pauvres gens comme nous n' est pas bien intéressante . — Tout ce qui te touche m' intéresse . — Je vous obéirai , monsieur . — D' autre part , reprit le jeune homme , en venant en Amérique , mon but était de prendre certains renseignements ... Le Canadien se trouvait de plus en plus mal à l' aise . Le comte de Jumonville continua , sans remarquer son trouble , que du reste l' obscurité de la nuit tombante l' empêchait d' apercevoir . — Tu me seras utile dans mes recherches . — Je ferai de mon mieux , mais je ne vous comprends pas , répondit Berger qui semblait sur des épines . — Il s' agit d' un de mes grands-oncles ... — Ah ! bien . — Capitaine , à ce que je crois , au régiment de Carignan . — Mais ... — Il suivit sa compagnie en Amérique et il s' y fixa . — Et depuis lors ? — Plus de nouvelles . On eut beau se livrer à des recherches actives , il était disparu sans laisser de traces . — Cela n' a rien de bien extraordinaire , monsieur . — Comment ? — Sans doute . En se faisant colon , de même que beaucoup d' autres , il aura changé de nom , fit le Canadien avec une légère hésitation dans la voix . — À quoi bon ? — Ah ! voilà , monsieur le comte , des choses que les Européens ne comprennent pas de prime abord ... Mais , voyez -vous , il y a ceci de certain , c' est qu' au bout d' un certain temps , quand on a quitté le vieux monde pour le nouveau , la ville pour la forêt , quand on a compris que le bonheur se trouve seulement au fond des bois , on secoue la plante de ses pieds pour qu' il n' y reste plus un atome de la poussière des villes . On recommence sa vie , on se refait un nom et tout va bien . — Oui , murmura le jeune homme . C' est cela ou autre chose . Enfin , ajouta-t-il à haute voix , je voudrais quand même savoir ce que ce membre de notre famille est devenu . — Peut-être bien que vous l' apprendrez un jour . — Crois -tu ? — Peut-être bien ! répéta le chasseur avec une émotion toujours mal réprimée . Évidemment , s' il eût pu changer le tour de l' entretien , M . de Jumonville n' aurait plus été libre de lui dire un mot de plus sur ce sujet , mais le chasseur avait trop de déférence pour son chef pour se permettre de rompre les chiens . Le capitaine reprit : — Il y a trente ans et plus que le parent dont je parle a disparu . — Trente ans , trente jours ! Le temps est un grand découvreur de mystères . Et puis me permettez -vous une question , monsieur le comte ? — Dis . — Quel intérêt vous pousse à jeter la lumière dans cette nuit ? — Mais ne t' ai -je pas expliqué qu' il s' agissait d' un de mes grands-oncles ? Quelque secondaire que soit l' intérêt que je lui porte personnellement , notre nom peut se trouver en jeu . — S' il en a changé , comme vous le pensez ? — Est -ce certain ? — Non . — D' ailleurs , je te l' avouerai , mon bon Berger , il y a au fond de tout cela un attrait de curiosité très grand pour moi . — Oh ! de la curiosité , grommela le chasseur ... , ce n' est peut-être pas le moment d' en avoir . Nous avons d' autres chats à fouetter . M . de Jumonville ajouta sans avoir l' air d' entendre le rappel de son serviteur à la situation présente : — Quoique cette histoire soit bien confuse et se perde dans la nuit de mon enfance , je me souviens avoir ouï parler à mon père d' une catastrophe sanglante mêlée au nom de mon grand-oncle . — Rêve d' enfant ! fit Berger en haussant les épaules . — Non pas ! Cette disparition subite se rattachait intimement à cette catastrophe ; mon père connaissait bien sûr cette affaire . — Et il ne vous l' a pas racontée ? demanda vivement le chasseur . — Jamais en détail . Une ou deux fois , je l' ai interrogé à ce sujet ; toujours il détournait la conversation . Berger respira plus librement . — Votre père , dit-il , pensait sans doute que mieux valait ensevelir cette affaire dans l' oubli le plus profond . — C' est possible . Notre marche à travers les bois , ces immenses solitudes , la poésie du désert m' ont remis ce souvenir devant les yeux . J' y repenserai plus tard . Revenons -en au motif de ta venue . — Il n' est pas trop tôt , fit Berger entre ses dents . — Grognon ! sourit le jeune homme . Quel mal nous est-il arrivé pour que tu cries après le temps perdu ? — Aucun , mais qui vous dit qu' il ne nous en arrivera point ? — Nous sommes dans les mains de Dieu . Tu me permettras de ne jamais rien préjuger de l' avenir . — Bon ! — En somme , que demandes -tu ? — Que vous m' autorisiez à battre l' estrade pendant une heure dans les environs du campement . — Ah ! ah ! mais , décidément , tu crains quelque chose ? — Pour parler net , oui , monsieur . — Quoi ? — Le chef indien qui nous accompagne vient de découvrir de nombreuses traces dans le bois , et moi -même j' ai relevé un grand nombre d' empreintes . — Des chasseurs ? — Non pas . — Ou des voyageurs comme nous ? — Non plus . — Qui alors ? — Des soldats , fit Berger . — Des soldats anglais ? — Oui . — Tu te trompes . — Il n' y a pas à se tromper , pour un vieux coureur de bois comme moi , sur les traces que les habits rouges laissent derrière eux . — Ainsi tu crois les Anglais près de nous ? — J' en suis sûr . — Tant mieux , nous aurons moins de chemin à faire . — M' est avis que , tout compte fait , mieux vaudrait les éviter . — Hein ! — Et rebrousser chemin . — Es -tu fou ? demanda M . de Jumonville , en regardant le Canadien avec stupéfaction . — Ces allées , ces marches et ces contremarches mystérieuses sont louches , je vous en réponds . — Ne suis -je pas envoyé en parlementaire vers le colonel Frye ? — Je ne dis pas non . — Et vers le lieutenant-colonel Washington ? — Oui . — La présence , le voisinage des troupes britanniques , n' a rien que je redoute . — Il faudra voir . L' officier impatienté reprit vivement : — Un parlementaire est inviolable , sacré ! Les lois de la guerre , le droit des gens et des nations le protègent . Le chasseur fit un geste de doute . — La guerre ne se pratique pas ici comme dans la vieille Europe , dit-il . — Je ne croirai jamais ... — L' agression impossible à justifier dont nous venons d' être victimes en pleine paix doit vous donner une idée du respect que les Anglais ont pour le droit des gens . — Berger ! Berger ! tu n' es qu' un oiseau de mauvais augure , repartit le capitaine en souriant malgré lui . Ta haine pour les Anglais te rend injuste . — Injuste envers des ... — Respecte nos ennemis si tu veux que nos ennemis te respectent . — Soit , on se taira ... , devant vous , murmura le chasseur canadien en mâchonnant sa mauvaise humeur . — Mais tu t' obstines ... et tu persistes à croire des mesures de prudence nécessaires ? — Ça , oui . — Eh bien ! je te donne carte blanche . Agis à ta guise . — C' est tout ce que je demande , s' écria joyeusement Berger en se relevant . — Tu reconnaîtras ton erreur . — Dieu le veuille , monsieur ! Je désire en être pour ma battue et pour mes soupçons , mais je n' en profiterai pas moins et sur-le-champ de la permission que vous venez de me donner . — Va , va et bien du plaisir . Tu reviendras me prévenir dès que tu seras de retour . — Je n' y manquerai pas , monsieur le comte . Après avoir pris congé du jeune officier , Berger se dirigea rapidement vers un Indien accroupi à l' écart devant un feu allumé par lui et pour lui . Cet indigène , dans la force de l' âge , d' une taille gigantesque et bien proportionnée , avait un visage régulier et des traits dignes du ciseau d' un Michel-Ange . Ses yeux noirs , bien ouverts , pétillaient d' intelligence et d' astuce . Sa physionomie à l' expression douce et méditative , sa prestance noble lui donnaient un cachet d' élégance native qui caractérise les Peaux-Rouges . Son costume se composait de mitasses ou caleçons en deux parties cousues avec des cheveux , serrés aux hanches par une ceinture en cuir et attachés aux chevilles ; d' une chemise de calicot et de mocksens en peau d' élan , garnis de piquants de porc-épic et de perles en verres multicolores . Ses cheveux assez longs étaient tressés adroitement et relevés en forme de chignon sur le sommet de sa tête . Une robe de bison blanc femelle , retenue par une courroie sur ses épaules , l' enveloppait tout entier , traînant jusqu' à terre dans un mouvement plein de grâce et de majesté . Cet Indien , qu' à la plume d' aigle fichée droit dans sa chevelure il était facile de reconnaître pour un chef , fumait nonchalamment son calumet . Bien qu' il eût entendu le pas pressé du Canadien et que son œil perçant l' eût parfaitement vu venir vers lui , il ne fit pas un geste , demeurant en apparence absorbé dans ses pensées . Berger arrivait près de lui . L' Indien ne tourna pas la tête . Le chasseur canadien lui posa doucement la main sur l' épaule sans prononcer une parole . Il attendit , comme il l' avait fait avec l' officier français , que le chef l' interrogeât . — Mon frère est le bien venu près de son ami , dit l' Indien d' une voix pénétrante . Que désire-t-il ? Qu' il parle . Les oreilles d' un chef sont ouvertes . — Le chasseur blanc veut saluer son ami et lui souhaiter un long repos , avant de se séparer de lui , répondit le Canadien . — Où va Sans-Piste ? reprit le Peau-Rouge en donnant à Berger le nom sous lequel il était connu et renommé dans les grands bois . Le chef pâle lui a-t-il donné une mission que deux hommes ne peuvent remplir ensemble ? — J' ai en effet reçu une mission . — Sans-Piste a-t-il promis d' exécuter seul cette mission ? — Non . L' Indien ne sourcilla pas . Le chasseur reprit en souriant : — J' ai supposé que le chef , fatigué d' une longue route à travers la forêt , aimerait mieux demeurer tranquille auprès du feu que me suivre par une nuit aussi noire , par un ciel sans étoiles . Le Peau-Rouge releva vivement la tête . — Sans-Piste est très gai , dit-il . Sans-Piste plaisante . Ne sait-il pas que Koua-Handé ( 1 ) est un chef et que la fatigue n' a point de prise sur lui ? Les Hurons sont des hommes et non des vieilles femmes bavardes . Où va mon frère ? — Surveiller les alentours du camp . — Bon . — Venez -vous avec nous ? — Que mon frère marche ; le chef le suit . — Je comptais sur vous . Ce disant , le chasseur canadien tendit la main au chef indien , qui la lui serra silencieusement . Puis , le Peau-Rouge se leva , serra sa robe de bison autour de son corps , jeta son fusil sous son bras et se mit en mesure de suivre son ami . Les deux hommes , après avoir jeté un regard circulaire sur le campement , où , sauf les sentinelles , tout le monde était plongé dans un sommeil réparateur , quittèrent la clairière pour s' enfoncer dans la forêt . Ils ne tardèrent pas à disparaître dans les fourrés et les taillis épais qui servaient de remparts au camp des Français . Abandonnons le détachement commandé par le comte de Jumonville et devançons les deux coureurs des bois chargés d' explorer les environs du campement français ; prions le lecteur de nous accompagner dans les ruines d' un village huron , situées à quelques lieues plus loin sur les rives de l' Ohio . Là se trouvaient provisoirement réunies certaines personnes avec lesquelles il importe que nous lui fassions lier connaissance , pour l' intelligence des faits qui vont suivre . Ce village , bâti sur une accore verdoyante de la rive gauche du fleuve , avait longtemps servi de station aux Indiens pendant leur chasse de printemps . La position même le mettait à l' abri d' un coup de main . D' un côté , il dominait le cours capricieux de la Belle-Rivière en amont et en aval , tandis que de l' autre , il était garanti de toute surprise par une pente escarpée . Déjà , depuis plusieurs années , les Indiens l' avaient délaissé pour s' enfoncer dans les terres . Le gibier devenant d' une rareté extrême , ils s' étaient mis à la recherche d' autres territoires de chasse . Aussi les palissades destinées jadis à lui servir de remparts se trouvaient -elles détruites presque partout , et les rares cabanes encore debout donnaient plutôt asile au vent et à la pluie qu' aux malheureux conduits de ce côté par le hasard ou leur mauvaise étoile . Cependant , le jour où commence notre histoire , la plus grande animation régnait dans ce village , ordinairement désert et silencieux . Vers sept heures du soir , une troupe de soldats anglais , forte de trois cents hommes , tant blancs que sauvages , gravissait la colline , entrait dans le village et s' y retranchait solidement pour y passer la nuit . Cette troupe avait été envoyée par Dinwidie , gouverneur de la Virginie . Elle faisait partie du détachement chargé de s' emparer des terres de l' Ohio et d' y construire un fort , détachement que les Français avaient malmené si rudement pour leur apprendre à faire litière de toutes les lois qui régissent les peuples civilisés . Dans une cabane un peu moins ruinée que les autres , réparée à la hâte et rendue presque habitable , se trouvaient deux officiers anglais . C' étaient le commandant du détachement et son lieutenant . Assis en face l' un de l' autre , devant un feu que la fraîcheur de la nuit rendait nécessaire , ils causaient tout en soupant d' un quartier de venaison rôtie , arrosé de wisky coupé dans de l' eau . Le commandant , jeune homme de vingt-deux ans à peine , encore imberbe , n' était autre que le major des milices virginiennes , Washington , le Washington qui plus tard devint si justement célèbre en affranchissant son pays de la suzeraineté de l' Angleterre . Seulement , à cette époque , le major anglais Washington était loin de se douter du rôle que la Providence l' appelait à jouer dans l' avenir . Il sortait à peine de l' adolescence . Sa taille haute et bien prise , ses manières élégantes et ses gestes pleins de grâce et d' harmonie , en faisaient déjà un homme remarquable à tous égards , un gentleman accompli . Ses traits étaient beaux . Un nez grec , des yeux au regard pensif et mélancolique , une bouche aux lèvres minces , surmontant un menton accusé et annonçant un caractère résolu , donnaient à sa physionomie une rare expression de dignité . À première vue , il inspirait le respect . Il portait avec une grande aisance le costume militaire et , malgré son extrême jeunesse , on reconnaissait réellement en lui le chef de tous ces hommes . L' enseigne Ward , son lieutenant , formait avec lui le contraste le plus complet . C' était un soldat , dans toute la force du terme . Grand , sec , maigre , froid et brave comme son épée , il possédait tout juste l' intelligence nécessaire pour s' acquitter strictement de ses devoirs . Ajoutons ceci , pour compléter le portrait de ce digne officier : L' enseigne Ward , imbu , comme tous les Européens de cette époque , des absurdes préjugés de race et de caste , se trouvait intérieurement blessé de se voir sous les ordres du major Washington . Non pas que lui , homme de cinquante ans , répugnât à obéir à un jeune homme de vingt ans , mais parce que , lui Anglais , il servait sous un créole , fait qui ne s' était jamais vu depuis la fondation des colonies anglaises en Amérique . Tout ce qui précède rendait l' enseigne Ward aussi honteux que malheureux . Il avait beau faire , il ne parvenait pas à cacher les froissements de son orgueil et de sa vanité . Fait prisonnier par les Français , lors de l' attaque du Petit-Fort , élevé sur l' Ohio , il avait donné sa parole de ne pas s' évader du fort Duquesne où on l' avait interné . Naturellement , selon les habitudes anglaises en Amérique , il ne s' était gêné en rien pour la tenir . Il s' était donc échappé depuis une huitaine de jours seulement et venait de rejoindre les troupes anglaises , tout chaud encore de l' échec subi par lui et les siens . Sa mauvaise humeur s' était accrue de ses scrupules de conscience rétrospectifs , car , tout fils d' Albion qu' il fût , le brave enseigne ne pouvait s' empêcher d' en avoir . Ward n' aspirait qu' au moment où il se verrait en mesure de tirer une vengeance éclatante des maux qu' il prétendait avoir soufferts durant une captivité de quarante-huit heures qu' il avait passée libre sur parole . Mais les Français étaient de si cruels et si félons ennemis de l' Angleterre ! Tout en achevant de souper , l' enseigne racontait à son commandant pour la vingtième fois au moins les vexations auxquelles il avait été en butte pendant sa captivité et les péripéties émouvantes de sa fuite à travers le désert . Le major Washington l' écoutait en apparence avec une profonde attention , mais un fin sourire plissait de temps en temps le coin de ses lèvres . L' enseigne , échauffé par l' action de son récit , ne se doutait pas que derrière cette fausse attention se cachait une volonté ne manquant jamais son but . Si le jeune officier n' avait pas eu une raison sérieuse pour écouter les bavardages du vieux soudard , depuis déjà longtemps il lui eût donné un ordre dilatoire et s' en fût débarrassé . Quand Ward eut fini , son chef lui laissa le temps de réfléchir à toutes ses mésaventures passées . Le souper tirait lui -même à sa fin . — Ainsi , monsieur , dit froidement Washington , vous avez beaucoup souffert par la faute des Français ? — Oui , monsieur le major , répondit l' enseigne avec chaleur , beaucoup ! — Et vous leur en voulez ? — Comme tout bon Anglais doit le faire . Le jeune officier réprima un sourire sardonique . Il pensait peut-être à part lui que , si les Anglais se croyaient en droit d' exécrer les Français , les Américains , de leur côté , ne raisonnaient pas d' une façon insensée en croyant fondée leur haine contre les Anglais . Le vieil enseigne continua : — J' ai juré une haine implacable à ces damnés mangeurs de soupe et j' espère bien la satisfaire un de ces jours . — Quand ? demanda Washington sur le même ton indifférent . — Dame ! aussitôt que la guerre sera déclarée . — Vous dites , monsieur Ward ? — Je dis : aussitôt que la guerre ... Le jeune homme ne laissa pas achever la phrase de l' enseigne , qui , tout effaré de l' attitude de son chef , cherchait quelle sottise il pouvait bien avoir lâchée . — La guerre n' est donc pas déclarée entre la France et l' Angleterre ? s' écria-t-il avec une surprise parfaitement jouée . — Mais , pas que je sache , balbutia Ward , et je ne vois pas comment , en temps de paix ou tout au moins d' armistice , je pourrai ... — En temps de paix , monsieur ? Mais nous sommes en pleine guerre . — En pleine guerre ? — Certes . — Ma foi ! la chose s' est faite pendant que je me promenais dans la forêt ... Vous m' excuserez si je ne suis pas tenu au courant . — Je vous excuse , tout en ne comprenant pas bien votre ignorance et votre stupéfaction . — Ainsi , la guerre existe ? — Parfaitement . Ward se frotta joyeusement les mains . Son chef le regardait du coin de l' œil . Il réfléchit quelques instants , puis reprenant la parole avec un imperceptible accent de raillerie : — Mon cher lieutenant , lui dit-il , je vois avec peine que vous manquez complètement de mémoire . — Moi , major , je n' oublie rien ... de ce que je sais ... , répondit Ward , offensé dans son amour-propre . — Cela ne suffit pas , fit Washington sur le même ton . Il faut deviner ce que vous ne savez pas . — Expliquez -vous , major . — Pourquoi sommes-nous ici ? — Pourquoi ? — Oui . — En mon âme et conscience , major , je vous jure que je l' ignore . — C' est impossible . — Sur mon honneur , c' est ainsi . — Si vous ne me comprenez pas , monsieur Ward , c' est que vous ne voulez pas me comprendre , dit le jeune homme avec un geste de mauvaise humeur mal dissimulée . — Je vous demande humblement pardon , monsieur , je fais au contraire tous mes efforts pour cela , mais vous avez trop bonne opinion de ma perspicacité . — Je vais donc vous mettre les points sur les i . L' enseigne Ward ouvrit curieusement les yeux et tendit les oreilles . — Vous admettez , n' est -ce pas , monsieur Ward , que nous nous trouvons sur le territoire français ? — Cela ne fait pas l' ombre d' un doute . — Bon , y sommes-nous de gré ou de force ? — Dame ! hésita le vieil officier . — Répondez . — Il me semble que l' on ne nous a pas invités à ... — Vous y êtes . D' autre part , n' avons-nous pas , il y a quelque temps , essayé de nous retrancher sur l' Ohio et de nous y établir ? — Cela est d' autant plus vrai que vous m' avez fait l' honneur de me confier la garde de cet établissement . — Les Français vous ont -ils attaqué ? — Oui , major . — Détruit votre poste ? — De fond en comble . — Vous ont -ils emmenés prisonniers , vous et vos soldats ? — Je ne peux pas prétendre le contraire . — Eh bien ? ajouta froidement Washington . — Il est évident que ... , répondit Ward avec timidité . — Cela constitue , selon moi , un commencement d' hostilités bien caractérisé . — Un commencement , oui . — Et bien que , sans déclaration préalable , la guerre me paraît parfaitement exister . Nous soulignons ces dernières paroles , qui furent textuellement prononcées par Washington en cette circonstance . Ward réfléchit quelques instants et répliqua : — La guerre existe de notre côté . — Comment ! de notre côté ? se récria le major . Est -ce donc nous qui avons commencé la lutte ? — Non . — Alors ? — Mais c' est nous qui sans autorisation avons envahi le territoire de nos voisins . — Vous dites ? — Et essayé de nous y établir malgré eux , continua Ward , qui , tout en manquant à sa parole et en fermant les yeux sur sa propre forfaiture , savait distinguer le vrai du faux quand il s' agissait des autres et surtout de ses supérieurs . Washington demeura un instant confondu . Il ne s' attendait pas à pareille réponse de la part d' un homme qu' il regardait comme une brute habituée à se courber devant les commandements et les avis de ses chefs . Mais , se remettant presque aussitôt : — Mon cher enseigne , dit-il avec ironie , vous êtes un brave soldat , un excellent officier . Mais , avouez-le , vous n' entendez absolument rien à la diplomatie , à la politique . — Je ne m' en suis jamais occupé , major , répondit simplement l' enseigne . — Et vous avez eu tort ; sans cela , vous comprendriez qu' il est de l' intérêt de l' Angleterre de reprendre ces riches contrées aux Français . — Je comprends cela , major . — Et que tous les moyens sont bons pour obtenir un résultat aussi important . — Hum ! fit Ward . — C' est ainsi . Le vieil officier baissa la tête sans répondre . Washington , feignant de prendre son silence pour un assentiment , continua : — Vous voilà convaincu , monsieur , comme tout bon Anglais le serait à votre place et , toute discussion cessant , laissez -moi vous apprendre une nouvelle qui , j' en suis certain , vous causera une grande joie . — Quelle nouvelle ? — Celle -ci : Mes coureurs et mes batteurs d' estrade m' informent qu' un détachement français vient de quitter le fort Duquesne . — Ah ! ah ! — Ce détachement , composé d' une quarantaine d' hommes , remonte l' Ohio et se dirige de ce côté . — C' est bien improbable . — Cela est , pourtant . — Quel motif les pousse à se risquer en aussi petit nombre dans ces parages qu' ils savent occupés par des forces supérieures ? — Je ne vous répondrai rien à ce sujet . Leur secret est bien gardé . Nos espions n' ont rien découvert . — Quel est leur but ostensible ? — Ils prétendent , me dit -on , être envoyés en parlementaires auprès de moi pour me sommer d' avoir à me retirer immédiatement en Virginie ... — Ah ! — Et d' évacuer ce qu' ils appellent le territoire français indûment envahi par les troupes de Sa Majesté britannique . — Les insolents ! grommela Ward . — Mais , continua Washington avec une certaine animation , vous le comprenez , cet envoi d' un parlementaire n' est qu' un prétexte . — Vous croyez , major ? — Cet envoi cache des projets qu' il me paraît nécessaire de déjouer . — Il est certain que , s' il cache ... — D' ailleurs , un parlementaire ne se serait pas fait accompagner d' une aussi grosse troupe . — Peuh ! quarante hommes ! — Il serait venu avec un guide , un interprète et un trompette , escorte suffisante pour un officier chargé d' une mission toute pacifique . — Vous avez raison , major , cependant ... — Cependant , quoi ? — Si l' envoi de ce parlementaire était réel ? — Il ne l' est pas . — Je crois avoir entendu parler de quelque chose comme cela , tandis que j' étais détenu au fort Duquesne . — Rien ne m' ôtera de l' idée que cet officier vient dans une tout autre intention que celle qu' il avoue . — En ce cas ... — La prudence exige que nous prenions certaines précautions afin de ne pas nous laisser surprendre . — Oh ! fit l' enseigne en riant dédaigneusement , nous sommes huit fois plus nombreux que ces mendiants . Je ne vois pas ce que nous pouvons craindre . — Nous pouvons craindre qu' ils nous tuent un certain nombre d' hommes , ce que je veux éviter à tout prix . — C' est difficile . — À tout prix , répéta Washington , vous m' entendez ? — Alors nous les attaquerons ? — Certes . — Le cas est grave . — En quoi ? — Si nous nous trompons , major ? — Je prends sur moi la responsabilité de cet acte , répondit sèchement le jeune officier . L' enseigne s' inclina avec respect . — Vos ordres ? dit-il . — Les voici : lever le camp à minuit , descendre dans la plaine , pénétrer dans la forêt sur trois colonnes distancées à cent cinquante pas et reliées entre elles par une ligne de tirailleurs indigènes , puis pousser en avant , de façon à prendre tout ce qui se trouvera dans la forêt comme dans un vaste filet . — Cela sera fait ainsi , monsieur . — Bien , maintenant , mon cher monsieur Ward , je vais essayer de dormir quelques heures . Vous me réveillerez lorsqu' il en sera temps . Bonsoir . N' oubliez pas , je vous prie , de faire visiter les fusils et changer les amorces . Le jeune officier s' enveloppa alors dans son manteau , et le dos appuyé au mur croulant de la cabane , il allongea ses pieds devant le feu , ferma les yeux et feignit de s' endormir . De la sorte , il n' avait plus à subir les scrupules ou les interrogatoires de son lieutenant . Ce dernier , resté seul éveillé , alluma un cigare et se mit à fumer tout en réfléchissant aux ordres qu' il venait de recevoir . L' enseigne Ward était un de ces hommes qui ne savent jamais s' ils doivent être contents ou mécontents . Il ne demandait pas mieux que de jouer un mauvais tour aux Français , ses ennemis détestés ; mais il sentait bien que dans l' occurrence présente , lui et les siens allaient pêcher en eau trouble . Entre deux bouffées de tabac , il laissa enfin échapper ces paroles qui résumaient sa pensée : — Après tout , je suis bien bon de me casser la tête sur cette pierre -là . Arrive que pourra ; je m' en lave les mains . J' ai un chef , j' exécute ses ordres , et voilà ! Le major Washington entendit-il ce court monologue , ou dormait-il réellement ? cela aurait été difficile à certifier et à distinguer . Toujours pouvons-nous affirmer qu' il ne sourcilla point . Son cigare entièrement fumé , l' enseigne Ward s' enveloppa à son tour dans son manteau et s' endormit du sommeil de Ponce-Pilate . Telle était la position des deux détachements . D' un côté la loyauté et la confiance . De l' autre , la ruse , la trahison de parti pris . Mais , nous le répéterons sans cesse , à quoi bon s' étonner ? C' est de cette façon que la guerre s' est toujours faite en Amérique , entre les Anglais et nous . Il était trois heures du matin . Le hibou chantait . Le ciel commençait à s' éclaircir vers le levant . Les étoiles disparaissaient les uns après les autres . Une brise glaciale passant mystérieusement à travers les hautes branches des arbres , les faisait s' entrechoquer avec de sourds frémissements semblables à des plaintes humaines . Excepté les deux sentinelles chargées d' entretenir les feux et de veiller au salut commun , tous dormaient dans le camp français . Le comte de Jumonville avait fait comme tous les siens . Soudain , une main se posa sur son épaule . Si léger que fut cet attouchement , il suffit pour éveiller le chef du détachement français . Il se dressa vivement sur son séant et jeta un regard inquiet sur la clairière . Tout était tranquille et silencieux ; le chasseur canadien se tenait debout devant lui . — Ah ! tu es de retour , Berger ? dit-il en étouffant un bâillement . — Oui , monsieur le comte . — Qu' y a-t-il ? Est -ce donc déjà l' heure de se remettre en route ? — L' heure est peut-être passée . — Hein ? fit le capitaine en chassant les dernières vapeurs du sommeil , que veux -tu dire ? Quelle heure est-il ? — Trois heures . — Il y a du nouveau ? — Oui , monsieur . Je vous l' apprendrai aussitôt que vous aurez donné l' ordre du départ . — Tu es fou , Berger ! sur mon âme , tu es fou ! — Monsieur , répondit le coureur des bois avec une indicible expression de tristesse , il vous faut retourner sur vos pas , au plus vite . — Hein ! — Si vous ne voulez tomber victime du plus odieux guet-apens . — Que se passe-t-il ? s' écria le capitaine avec vivacité . — Écoutez -moi , monsieur le comte . — Parle . — Dieu veuille que vous ajoutiez foi à mes paroles , sinon vous êtes perdu . — Bah ! — Et nous avec vous . — Cela est plus grave . Dis -moi , d' où viens -tu ? — D' explorer la forêt . — Seul ? — En compagnie de Kouha-Handé , le chef huron dont vous connaissez la prudence et la sagacité . — Eh bien ? — La forêt est pleine d' Anglais . — Si ce n' est que cela ! — Ils s' avancent par trois colonnes , dans le but de vous entourer et de vous surprendre . — Attendons -les . — Faites cela et nous sommes tous perdus . — Tu te trompes , mon vieil ami ... tu te trompes , fit M . de Jumonville avec la plus profonde conviction . — Je voudrais le croire comme vous , monsieur , mais ce que je vous dis est la vérité pure . Je me suis mêlé aux Anglais , j' ai marché dans leurs rangs près d' une demi-heure . Il ne se sont pas gênés de causer devant moi , me prenant pour un de leurs alliés . — Dis . — Il nous savent ici et s' avancent à coup sûr . Instruits de notre petit nombre , ils feignent de nous prendre pour des espions et nous traiteront comme tels . — C' est impossible ! — Je vous le répète , monsieur , mettons-nous en retraite à l' instant même . Je vous guiderai par des sentes inconnues où nul ne nous suivra . Une fois à l' abri sous les canons du fort Duquesne , nous aviserons ; marcher en avant ou rester ici , c' est se vouer à une mort inutile et certaine . Il y eut un silence . M . de Jumonville hésitait . Berger eut un tressaillement de joie intérieure . Il crut l' avoir emporté . Hélas ! son espérance se trouva vite déçue . Le jeune homme venait de prendre une décision irrévocable . Il releva fièrement la tête , et s' adressant d' une voix affectueuse au chasseur : — Merci , Berger , merci , mon ami , lui dit-il ; tu m' as volontairement accompagné , retire -toi . — Vous dites ? — Retire -toi , je t' y autorise . — Et vous ? — Je marche en avant . — Mais ... — Je marche en avant , répéta le comte . — Partir sans vous ? ... Mais vous ne comprenez donc pas , monsieur ... ? — Pas un mot de plus , mon ami , fit le jeune homme . J' ai l' honneur d' être officier de Sa Majesté le roi de France . Je me suis chargé d' une mission ... Cette mission , je la remplirai , quoi qu' il advienne . — Bon ! — Ainsi , brisons là . Dis -moi adieu et séparons-nous . — Adieu ! pourquoi faire ? Je reste . — Mais ... — À votre tour , pas un mot de plus , monsieur le comte . Ce n' est pas sérieusement , je l' espère , que vous me proposez de vous abandonner , répondit le chasseur avec une pointe de tristesse . Ma place est près de vous , je la garderai quoi qu' il advienne aussi . Vous voulez mourir , soit ! On mourra avec vous . — Tu es un brave cœur . Je savais bien que tu ne t' éloignerais pas . — Malheureusement ma présence ne vous sauvera point . — Rassure -toi . Le danger n' est pas aussi grand que tu le supposes . Les Anglais , j' en conviens , nous exècrent , mais ce sont des adversaires braves et combattant au grand soleil . — Je le veux bien . — Ils n' assassinent pas . Leurs officiers sont des hommes comme nous et non des bêtes fauves ou des Indiens féroces . — Les Indiens respectent leur hôte . Un parlementaire est l' hôte de la nation vers laquelle on l' envoie . Je préférerais avoir affaire à ces Indiens féroces plutôt qu' aux soldats civilisés en face desquels nous allons nous trouver . — Soit , mon ami , à la garde de Dieu ! Ma détermination est prise . Je ne faillirai point à ma tâche . Si je suis tué pendant l' accomplissement de ma mission , je tomberai en homme , léguant la honte de ma mort à mes assassins . Et crois -moi , Berger , quel que soit le sort qui les attende , plus tard ce stigmate sanglant leur restera au cœur et au front . — Oui , mais ... — Éveille nos hommes , ajouta M . de Jumonville , et marchons au-devant des Anglais . — C' est bien résolu ? demanda le chasseur une dernière fois . — Oui , évitons -leur la moitié du chemin . Berger s' inclina respectueusement devant le jeune homme . Il maudissait à part lui l' aveuglement qui poussait le jeune officier à sa perte , mais , tout en maugréant , il se voyait contraint d' admirer son noble caractère . Ayant lui -même pris la résolution de ne pas reculer d' une semelle , il se hâta de donner aux chasseurs et aux Indiens le signal du réveil . En peu de minutes , chacun fut debout et prêt à marcher . Le capitaine de Jumonville prit la tête de sa colonne expéditionnaire , accompagné du fidèle Canadien qui le suivait pas à pas , comme son ombre . On sortit de la clairière et on marcha en avant . Kouha-Handé servait de guide . Il se tenait à vingt pas environ du détachement . En passant devant le chasseur , le sachem avait échangé un coup d' œil avec lui . Ce simple coup d' œil suffit entre les deux hommes pour se comprendre , conclure et sceller un pacte de dévouement . Cependant l' aube apparaissait . Le soleil , en se levant , avait rendu aux Français toute leur insouciance et leur gaieté . Ils s' avançaient en riant et causant dans la forêt , lorsque , vers sept heures du matin , au moment où M . de Jumonville allait commander une halte de quelques instants , le guide qui jusque -là s' était toujours maintenu à l' avant-garde , s' arrêta , hésita , sembla prêter l' oreille , puis finit par se replier vivement en arrière . — Qu' avez -vous , chef ? demanda l' officier . — Yankées , répondit laconiquement le Huron . — Ce mot Yankées est la corruption du mot English que les Indiens ne peuvent prononcer . Il est devenu le terme qui , dans le Nouveau-Monde , sert à désigner les Américains du Nord . — Les Anglais ? fit le capitaine . Où sont -ils ? — Là , partout , répliqua le chef en désignant les quatre points cardinaux . — Je vous avais prévenu ; nous sommes cernés , ajouta Berger avec la plus profonde tranquillité . Le comte de Jumonville fronça le sourcil . Il commençait à soupçonner une trahison . Cependant son front ne pâlit pas . Son visage demeura calme , sa voix ferme . — Halte ! enfants ! cria-t-il . Puis , se tournant vers Berger qui s' arrêta sur place comme les autres : — Voici ceux que nous cherchons , ajouta-t-il . Berger , sortez le drapeau de sa gaine et remettez-le -moi . Le Canadien obéit . — Faut-il prendre nos dispositions pour répondre à l' ennemi , en cas de besoin ? demanda-t-il . — Non , mon vieil ami , non . Les braves gens qui me suivent n' ont rien à démêler aujourd'hui avec les Anglais . Faites désarmer les fusils , et attendons , la crosse en terre . Berger , qui avait pris la résolution de ne plus se permettre une observation , fit exécuter l' ordre de M . de Jumonville . Cela fait , le jeune homme lui tendit un papier qu' il venait de tirer de sa poitrine . C' était la sommation que le chasseur devait traduire en anglais . — Faut-il aller trouver le chef anglais , monsieur ? — Non , attendez mon ordre . Voyons -les venir . — Ils sont tout arrivés , grommela le chasseur ; regardez . En effet , un grand bruit retentissait dans les broussailles qui s' écartèrent brusquement . Les Anglais parurent de trois côtés à la fois . Leurs dispositions avaient été prises de telle sorte que les Français se trouvèrent tout à coup enserrés dans un cercle de fer infranchissable . En voyant leurs ennemis ou ceux qu' ils considéraient comme tels , la crosse de leurs fusils à terre dans une attente pacifique , les Anglais s' arrêtèrent étonnés . Le comte de Jumonville profita de leur hésitation pour demander à parler à leur chef . Washington s' avança l' épée à la main . Il se tint froid et impassible quelques pas en avant de ses soldats . L' officier français pria Berger , qui parlait anglais , de commencer la lecture de la sommation . Cependant lui , de côté , le sabre au fourreau et sans se presser autrement , il déploya le drapeau de la France . Un sourire de dédain glissa sur les lèvres du major anglo-américain . La rougeur monta au front du comte de Jumonville . Se redressant de toute sa hauteur , la main droite appuyée sur son drapeau , il cria d' une voix vibrante au chasseur : — Lisez . Celui -ci commençait à peine la lecture de la sommation que la voix lente et imprévue du major Washington répondit : — Soldats , préparez vos armes ! Faisant deux pas en avant , le comte de Jumonville arriva presque face à face avec le commandant de la troupe ennemie . — Je suis l' envoyé de la France , monsieur , que signifie ceci ? L' autre leva son épée , et commanda : — Feu ! Les fusils anglais s' abaissèrent . Un ouragan de fer et de flamme passa comme un vent de mort sur les Français pétrifiés de stupeur , en se voyant victimes d' un si lâche guet-apens . — Traître ! fit le comte de Jumonville , qui roula sur le sol et tomba raide mort enveloppé dans les plis du drapeau parlementaire tout rougi de son sang . Une balle venait de le frapper à la tête . Sept des siens gisaient couchés autour de lui . Le reste se débanda . Les Anglais poussèrent un formidable hourra . Et grisés par la vue du sang qu' ils venaient de verser , ils croisèrent la baïonnette et s' élancèrent au pas de charge sur les malheureux compagnons du comte de Jumonville . Un massacre horrible allait avoir lieu . Mais alors il se passa un fait étrange , unique dans l' histoire de ces guerres sans pitié comme sans merci . Les Indiens auxiliaires des Anglais , indignés de leur conduite déloyale , se jetant résolument entre les bourreaux et les victimes , leur barrèrent le passage . Le major Washington lui -même s' interposa . Avait-il atteint son but en réduisant pour toujours au silence le porteur des ordres du comte de Contrecœur , commandant du fort Duquesne ? Ou ressentait-il déjà le remords de son acte inqualifiable ? Toujours est-il qu' il désarma les siens et que les survivants de la troupe française furent sauvés . Il va sans dire qu' on les retint prisonniers de guerre . Nous n' appuierons pas davantage sur cet épouvantable attentat . On n' invente pas de pareils faits lorsqu' il s' agit d' une grande figure historique comme celle de Washington . Seulement , nous sommes obligé d' affirmer à nos lecteurs que ce récit est vrai de point en point . ( 1 ) Deux hommes avaient profité du tumulte et du désordre jeté par l' intervention des Indiens pour tirer au large et s' échapper . Ces deux hommes étaient : Berger , le chasseur canadien , et Kouha-Handé , le chef huron . Lorsque les Anglais se furent retirés , emmenant leurs prisonniers et ne daignant même pas donner la sépulture aux victimes de leur félonie , les deux amis sortirent avec précaution des fourrés dans lesquels jusque -là ils s' étaient réfugiés et tenus aux aguets . Leur premier soin fut de s' assurer que les assassins du comte de Jumonville avaient effectivement quitté la place . Cela fait , Berger alla pieusement s' agenouiller auprès du corps du jeune officier , et il pria . La prière du chasseur en valait bien une autre . Laissant le Canadien s' abandonner à sa douleur , respectant le dernier témoignage d' amitié qu' il donnait au capitaine français , Kouha-Handé s' arma d' un de ces larges couteaux nommés bowie-knives , pendu à sa ceinture , et se mit à creuser activement la terre , encore humide de sang . C' était par amitié pour le chasseur que le chef se livrait à cette rude besogne ; de M . de Jumonville , il ne se souciait pas plus qu' un Peau-Rouge ne se soucie d' un blanc . Le Canadien se releva , et , contemplant les restes de l' officier français : — Pauvre enfant ! murmurait-il , tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues brunies : si jeune ! si beau ! si brave ! finir ainsi ! au coin d' un bois , au mépris de toutes les lois divines et humaines . C' est affreux . Pauvre enfant ! ... Il souleva doucement la tête du capitaine , lui coupa une boucle de cheveux , enleva un double médaillon suspendu à son cou par une fine chaîne d' acier , prit ses papiers , et , le baisant au front , il reposa son corps à terre . — Que dirai -je à son frère ? pensait-il , tout en s' occupant de ces derniers soins . Comment lui annoncer cette affreuse nouvelle ! En aurai -je la force seulement ? Il demeura un instant absorbé par le flot de pensées qui brûlaient son cerveau . Cependant la besogne du chef était terminée . Kouha-Handé vint tirer le chasseur de son amère rêverie . — Vous avez fini , chef ? — Oui . — Allons , mettons les malheureux dans leur dernière demeure . Ici , du moins , ils ne craindront plus les trahisons des hommes , ici ils jouiront d' un éternel repos ! Alors , enveloppant respectueusement le comte de Jumonville dans les plis du drapeau qui l' avait si peu protégé , Berger le déposa auprès des autres cadavres , dans la fosse creusée par le chef indien . Glorieux linceul pour le jeune homme ! Les Anglais n' avaient pas songé à le lui arracher des mains . Peut-être même , honteux de leur lâcheté , avaient -ils reculé devant cette dernière profanation . Les deux hommes rejetèrent la terre sur les cadavres , puis ils amoncelèrent de lourdes pierres sur la tombe . De la sorte ils étaient certains que les bêtes fauves ne viendraient pas profaner le dernier asile où reposaient ces hommes assassinés par d' autres hommes , leurs frères , mais plus féroces qu' elles . Ce devoir accompli , le chasseur canadien se releva le front pâle , les sourcils froncés et , le bras étendu sur la fosse fraîchement fermée , il s' écria : — Dormez en paix , nobles victimes , vous serez vengées ! Le chef inclina silencieusement la tête en signe d' approbation et les deux hommes s' éloignèrent d' un pas rapide à travers les sentes ignorées de la forêt . Un silence funèbre plana alors sur cette place redevenue solitaire et désormais maudite . Les premiers Français qui explorèrent l' Amérique septentrionale furent séduits par les rives de l' Ohio . Ce cours d' eau , qui traîne ses capricieux méandres à travers le pays le plus accidenté et les sites les plus pittoresques , reçut d' eux le nom de Belle Rivière , nom qu' il conserva jusqu' à l' abandon du Canada par la France . Formé par la réunion de Manongohela et de l' Alleghany après un parcours de plusieurs centaines de milles , pendant lequel il reçoit un nombre infini de ruisseaux et de rivières , l' Ohio se jette dans le Mississipi , ce grandiose Meschacébé , que les Indiens appellent le père des fleuves . La quantité innombrable d' îles et d' îlots dont son cours est semé , la rapidité de son courant , qui contraint les embarcations à s' abandonner au fil de l' eau , rendent sa navigation des plus dangereuses . Ses rives assez hautes forment une chaîne continue de collines reliées entre elles par des terrains plats et boisés qui fourmillent de gibier . Particularité singulière , dans un pays qui a centuplé de vie et d' animation , les contrées traversées par cette rivière ne sont pas beaucoup plus peuplées aujourd'hui qu' elles ne l' étaient à l' époque reculée dont nous parlons . Il ne s' y installait guère alors que des tribus nomades . De temps à autre , on y rencontrait des Indiens chasseurs ou des coureurs des bois . C' était tout . Nous ne savons à quoi attribuer l' abandon d' une région aussi fertile , couverte de forêts renfermant les essences les plus précieuses . Tout colon qui s' y fixerait y trouverait sans grand travail des avantages commerciaux et industriels certains . À coup sûr , la vie n' y serait pas difficile . Environ à dix milles du fort Duquesne , blottie au milieu d' une épaisse forêt , s' élevait une modeste maisonnette construite selon la coutume des défrichements , en madriers à peine équarris posés les uns sur les autres , et reliés entre eux par de la mousse . Des arbres deux ou trois fois centenaires , chargés de lianes aux inextricables enchevêtrements , lui servaient de ceinture et en défendaient l' approche mieux que n' eussent pu le faire des fossés et des remparts . Cette maisonnette assez grande avait trois fenêtres , luxe inouï dans ces régions isolées . Quoique placées sans symétrie , elles complétaient l' ensemble de cette bâtisse irrégulière . Elles étaient garnies de vitres et garanties à l' intérieur par d' épais volets en chêne solide . Le toit , en paille de maïs , avançait de plus de trois pieds sur les quatre faces de la chaumière , son rebord formant une espèce d' auvent . On n' apercevait pas les murs sous les vignes et les plantes grimpantes qui les tapissaient de tous côtés . À droite et à gauche d' une porte doublée en fer , des bancs travaillés dans un seul bloc de chêne disparaissaient sous des plantes formant berceau . Cette charmante et pittoresque habitation baignait ses fondations dans une étroite rivière qui , tout en traçant un sillon sinueux à ses pieds , sous une voûte de verdure , allait , quelques milles plus loin , se jeter dans l' Alleghany . Dans un périmètre de trois hectares , autour de la maison , les arbres avaient été abattus ; le terrain nivelé tant bien que mal , clos d' une haie et ensemencé à la houe . Deux hangars , construits à cent pas de l' habitation , servaient à rentrer les grains , à renfermer la paille et les provisions des propriétaires . Pour que rien ne manquât au bien-être de cette délicieuse oasis , attenant à la maisonnette , il y avait un poulailler où caquetaient une vingtaine de poules . Dans une écurie voisine , deux chevaux de forte encolure broyaient à pleine bouche la provende dont leur mangeoire regorgeait . Une laie énorme , entourée d' une demi-douzaine de marcassins , se vautrait dans la vase avec des grognements de joie , tandis qu' une troupe de canards pataugeait , criait , voletait à qui mieux mieux sur une mare communiquant avec la rivière . Une fine et légère pirogue en écorce de bouleau , construite à l' indienne , sur laquelle séchaient des filets de toutes sortes , était attachée par une chaîne à un poteau planté dans le sable de la rivière . Si nous ajoutons que deux magnifiques venteurs , noir et feu , aux oreilles pendantes , dormaient au soleil devant la porte , nous aurons complété la description de cette demeure , perdue dans une forêt vierge , autour de laquelle rayonnait une auréole de bien-être , qu' elle embaumait d' un parfum de bonheur tranquille . L' intérieur de cette cabane ressemblait à s' y méprendre à celui des fermes normandes . C' était la même distribution ; presque les mêmes meubles . La seule différence se trouvait dans le plancher , qui , au lieu d' être en terre ou en pierres comme en France , était en bois . La cheminée , placée au centre du bâtiment , s' adossait au mur , séparant la cuisine de la salle où se tenaient les habitants . Aux deux extrémités de cette salle se trouvaient deux chambres à coucher de moyenne dimension . Tout , dans cette pièce , avait un langage expressif et vivant . Le lit , meuble principal , entouré de serge verte , bénitier et crucifix en tête , la grande table à manger en chêne noirci par le temps , divers coffres en bois brun , renfermant le linge et les habits ; la huche , le dressoir avec la vaisselle de rigueur , le Tulle ou fusil à long calibre attaché au manteau de la cheminée entre la corne à poudre et le sac à balles , tout , jusqu' à la longue pipe à tuyau de merisier , jusqu' aux rideaux des fenêtres en calicot rouge , tout rappelait si complètement la vie normande qu' en pénétrant céans , sans grand effort d' imagination , on aurait pu se croire dans les environs de Dieppe ou de Caen , de Vire ou de Caudebec . Cependant une sombre légende courait sur cette demeure solitaire , et chaque passant ou chaque colon s' en éloignait avec crainte . Le maître de cette habitation était mieux défendu par la terreur qu' il inspirait aux maraudeurs blancs ou rouges des nouveaux défrichements que par une garnison nombreuse et aguerrie . Ces bruits sinistres ne reposaient en réalité que sur des on-dit , sur des récits de veillée ou de bivouac . Nul ne se trouvait en mesure d' articuler un fait positif , ou de citer la moindre preuve à l' appui de ses accusations . La légende elle -même , cause première de la réprobation dont ce coin de terre était frappé , se perdait dans des ténèbres si mystérieuses et dans un passé si lointain que le plus vieux colon en possédait à peine tous les détails . L' interrogeait -on à ce sujet , il se contentait de secouer la tête . Si l' on insistait , ce n' était qu' avec peine qu' il répondait quelques mots craintifs dont les curieux étaient bien obligés de se contenter . Mais ces renseignements timides ne faisaient que jeter un jour plus sombre sur ce passé mystérieux et redoutable . Or , quelques semaines avant les événements rapportés dans les chapitres précédents , un samedi , entre sept et huit heures du matin , la porte massive de la chaumière s' entrouvrit pour laisser passage à un homme d' une cinquantaine d' années , et , cet homme sorti , se referma aussitôt derrière lui . Ce personnage était vêtu d' une large capote grise descendant jusqu' à ses genoux , serrée aux hanches par une ceinture multicolore qui supportait un long coutelas dit langue de bœuf au moyen âge , deux pistolets , une corne à poudre et un sac à balles . Ses mitasses , pantalon en cuir d' élan , étaient attachées à ses chevilles par les ligatures des mocksens , chaussures indiennes en forme de sandales . Un bonnet en fourrure couvrait sa tête . Ce costume simple et pittoresque est encore aujourd'hui généralement adopté par les paysans canadiens d' origine française . D' une taille haute , bien proportionnée , cet homme semblait doué d' une grande vigueur musculaire . Ses traits réguliers respiraient l' audace et la fierté . Malgré son âge , ses yeux d' un bleu sombre n' avaient rien perdu de leur vivacité . Ses cheveux blonds , nuancés de gris , s' échappant de son bonnet et tombant en désordre sur ses puissantes épaules , donnaient à son visage une expression d' une indicible sauvagerie . Néanmoins , pour un observateur sagace , il y avait plus de tristesse que de méchanceté dans la physionomie de cet individu , qui n' était autre que le propriétaire de la chaumière . Il tenait un fusil de boucanier à la main . Une gibecière en parchemin , passée en bandoulière , complétait son costume . Après avoir jeté les yeux autour de lui , pour s' assurer que tout était bien en ordre dans son défrichement , il plaça son fusil sous son bras gauche , fit le signe de la croix et s' avança à grands pas dans la forêt . Peu après le bruit de sa marche se perdit dans l' éloignement . À peine cet homme eut-il disparu que la porte de la chaumière s' ouvrit de nouveau . Une tête apparut par l' entrebâillement , inquiète et curieuse à la fois . Cette tête appartenait à une délicieuse et blonde jeune fille de seize ans au plus . Pendant deux ou trois minutes , elle demeura l' oreille tendue , écoutant et analysant les bruits les plus légers . Une fois sûre qu' elle se trouvait réellement seule , l' enfant franchit brusquement la porte et s' élança au dehors avec la vivacité d' une chevrette effarouchée . C' était bien la plus charmante créature qu' il fût possible de rencontrer . Créole de pied en cap , elle séduisait au premier aspect . Sa taille svelte , souple et cambrée donnait à sa marche des ondulations pleines de grâce . Sa chevelure , blonde comme une gerbe d' épis mûrs , voltigeait autour d' elle éparpillée par le vent du matin et lui formait une auréole radieuse . De ses lèvres fines et coquettement modelées , légèrement entrouvertes et laissant apercevoir ses dents mignonnes et blanches , s' échappait un rire argentin naïf et insouciant à la fois . Son œil d' un bleu azuré aux regards de flamme empreints de rêverie , son pied et sa main d' une petitesse rare en faisaient un tout parfait . Son être pouvait se résumer par ce seul mot : Séduction . Elle portait un costume simple et gracieux comme elle -même . Un jupon de gros drap sombre , bordé de rouge , descendant jusqu' à mi-jambe , un corsage garni de passementeries , une collerette blanche , des bas de soie rose à coins d' or , bien tirés , et des mocksens brodés de laine aux couleurs variées entremêlées de perles de verre et couvrant à peine le cou-de-pied , c' était tout . Étrange assemblage de charme sauvage et de hardiesse capricieuse . Elle s' arrêta un instant , attentive et frissonnante , le corps penché en avant , le cou tendu . Elle interrogea le souffle du vent , le bruit du feuillage des arbres , le chuchotement des oiseaux . Enfin , elle se crut sûre de ce qu' elle voulait savoir . Se redressant tout à tout , elle frappa joyeusement ses mains l' une contre l' autre et murmura avec un sourire expressif ce seul mot : — Enfin ! Cela dit , la blonde jeune fille rentra dans la maisonnette . Elle s' enveloppa d' une mante en gros drap , semblable à nos cabans de marine , et décrocha du manteau de la cheminée un léger fusil à canon damasquiné , coquet , élégant , arme de femme assurément . Après s' être assurée qu' il était chargé en passant la baguette dans le canon , elle le mit en bandoulière , avec le sans-souci et l' air déterminé d' une fille des frontières accoutumée à se protéger elle -même . Un des deux venteurs l' avait suivie depuis qu' elle avait entrouvert la porte . Au moment où elle achevait ses préparatifs de sortie , il se trouvait derrière elle . — Tout beau , mon brave Phœbus , fit la jeune fille d' une voix caressante , en passant sa main dans les poils soyeux du chien , tout beau , mon chien ! Couchez là ... et faites bonne garde . La maison va rester seule . Je la mets sous votre garde . L' animal fixa sur elle ses grands yeux intelligents . On eût dit qu' il comprenait les paroles de sa maîtresse . Puis , remuant la queue , poussant deux ou trois grognements de plaisir ou de contentement , il alla s' étendre sur le seuil de la maisonnette , non pas comme un concierge désœuvré et paresseux , mais en sentinelle active et vigilante , comprenant toute la responsabilité qui pesait sur elle . — Bien , Phœbus ! reprit la jeune fille , en riant de l' air important que venait de prendre le venteur ; vous êtes une belle et noble bête . Je pars et j' ai confiance en vous . Après avoir fait une dernière caresse à son chien , elle se dirigea vers le petit port que nos lecteurs connaissent ; elle entra dans la pirogue . Son fusil déposé à ses pieds , elle détacha la pirogue , saisit les rames et prit le fil de l' eau . La légère embarcation descendit la rivière dans la direction de l' Alleghany , sous un dôme de verdure ne laissant que faiblement percer à travers le feuillage les rayons d' un soleil déjà ardent . La maîtresse de Phœbus se laissait aller pensive au courant , ne se servant de ses rames que pour maintenir sa pirogue au milieu de la rivière . Ses regards rêveurs erraient sous la feuillée . Parfois elle murmurait : — Est-il là ? S' il ne venait pas ! Son sein se gonflait , ses yeux se remplissaient de larmes et des soupirs étouffés s' échappaient de sa poitrine . Mais un poète l' a bien dit : Comme chez les enfants , le rire est près des pleurs . Aussi , au bout d' un instant , ses papillons noirs s' envolaient et elle reprenait gaiement : — Non , non ! Tout me le dit ! Je le sens au fond de mon cœur , il est là , il est venu ! Et elle se mettait à sourire au milieu de ses tristesses . Pendant près d' une heure , la pirogue descendit ainsi le cours de plus en plus obstrué de la rivière . Enfin , la jeune nautonière se redressa . Elle pesa sur la rame droite , refoulant l' eau de la rame gauche . La pirogue pivota lentement sur elle -même et disparut bientôt après , sous un fouillis de plantes de toutes sortes . L' embarcation fut vite amarrée à un tronc d' arbre qui plongeait dans l' eau . Abandonnant les rames et écartant doucement le rideau de verdure qui s' étendait devant elle , la jeune fille se pencha en avant , anxieuse et frémissante . Rien n' arrêtait plus sa vue . Elle regarda , mais presque aussitôt après avoir regardé elle lâcha le feuillage qui se rejoignit , et se rejeta en arrière . De la sorte , elle était cachée à tous les regards indiscrets . — Je savais bien qu' il viendrait ! fit-elle en mettant la main sur son cœur pour en contenir les battements précipités . Cette première émotion vaincue , elle se remit à son poste d' observation ; mais cette fois elle prit ses précautions . Maintenant d' une main nerveuse les branches qui lui servaient de masque , elle regarda de nouveau à travers une mince éclaircie . Voici ce qu' elle voyait . À une cinquantaine de pas environ de l' endroit où elle se trouvait , la rivière , sur le point de se jeter dans l' Alleghany , faisait un brusque détour formant un cap assez avancé . À l' extrémité même de ce cap , auprès d' un arbre immense , aux branches déployées en panache au-dessus de l' eau , se trouvaient deux hommes . L' un de ces deux hommes dormait étendu sur l' herbe mousseuse ; le second péchait , une ligne à la main , tout en lisant un livre à la lecture duquel il donnait une plus grande attention qu' à sa pêche . Nous ne dirons que quelques mots du premier : C' était un soldat . Jeune encore , bien découplé , à la mine narquoise , il dormait à poings fermés . Il servait d' ordonnance au second de nos personnages . Celui -ci , beau jeune homme de vingt-cinq ans , aux traits aristocratiques , aux yeux d' un bleu plein de feu , au front large et uni comme celui d' une jeune fille , coiffé à l' oiseau royal , selon la mode du temps , portait avec grâce l' élégant uniforme de capitaine au régiment de Royal-Marine . Charmant cavalier qui aurait fait florès à l' Œil-de-Bœuf auprès des coquettes marquises encombrant les salons de Versailles , et qui , à plus forte raison , devait produire une grande sensation sur le cœur un peu sauvage des créoles de la Nouvelle-France . Une pirogue amarrée à quelques pas des deux militaires indiquait qu' ils s' étaient rendus par eau dans ce lieu de repos . La jeune fille ne se lassait pas de contempler l' élégant pêcheur qui continuait imperturbablement sa lecture sans se douter de l' attention dont il était l' objet . Il va sans dire que les poissons s' ébattaient et folâtraient à qui mieux mieux autour de sa ligne inoffensive . Certes , pour un peintre habile , c' eût été un sujet attrayant que le contraste de cette blonde enfant blottie sous la frondaison et guettant , au milieu de ce paysage grandiose , ce bel officier si calme et si indifférent . Ah ! si le jeune homme avait pu se douter que des regards ardents et purs à la fois pesaient sur lui , la situation eût été singulièrement modifiée . Tout à coup le tableau changea . Le calme plat se rompit . La jeune Canadienne , poussant un cri étouffé , se rejeta en arrière avec un frémissement de terreur . Son visage se couvrit d' une pâleur mortelle . Elle venait de voir surgir dans les hautes herbes , à dix pas à peine de l' officier , la tête hideuse et menaçante d' un Indien . Rampant comme un reptile , le Peau-Rouge rasait le sol et s' approchait lentement et sans bruit du jeune homme absorbé par sa double tâche . Ses lèvres crispées par un rire terrible décelaient l' espérance qui le faisait mouvoir . Sa main armée d' un de ces longs couteaux de fabrique anglaise qui déjà à cette époque remplaçaient les armes de pierre des premiers Indiens se levait à la hauteur du front de sa future victime . N' étant plus séparé du capitaine français que par une longueur de bras , le Peau-Rouge se dressa sur les genoux . Ce fut un moment cruel pour la jeune fille . L' Indien couvrait d' un regard étincelant de rage satisfaite les deux soldats qu' il croyait être entre ses mains . L' un dormait toujours d' un sommeil tranquille . L' autre lisait et pêchait . Rien ne pouvait les sauver . L' Indien , auquel sa haine pour les Blancs ne faisait pas oublier la prudence de sa race et le soin de sa sûreté , s' assura rapidement qu' il était bien seul avec ses victimes . Une fois certain qu' il n' avait rien à redouter , il se leva tout droit , bondit comme un jaguar sur l' officier désarmé , le saisit par les épaules et le renversa silencieusement en arrière , brandissant son couteau à scalper au-dessus de sa tête . C' en était fait du Français . Son camarade dormait toujours . Lui -même , attaqué à l' improviste , maîtrisé par une main de fer qui lui serrait la gorge à l' étouffer , n' essaya pas une défense inutile . Il se vit perdu . Tout brave qu' il fût , il sentit un frisson glacial courir dans ses veines , et , fasciné par les éclairs bleuâtres lancés par l' arme prête à se plonger dans son cœur , il ferma les yeux , invoqua mentalement le nom du Seigneur une dernière fois et il attendit la mort . Un coup de feu retentit . La main qui le tenait se desserra . La respiration lui revint . Machinalement il bondit sur ses pieds , poussant un cri d' alarme et tirant son épée . Quand le soldat s' éveilla , le jeune officier , encore tout ému de cette chaude alarme , se tenait l' arme haute à quelques pas du Peau-Rouge , gisant immobile sur le sol , le crâne fracassé par une balle . L' officier demeurait immobile , frappé de stupeur et regardant d' un œil atone le cadavre étendu à ses pieds . Il croyait à un miracle , tant la mort à laquelle il venait d' échapper providentiellement lui avait paru inévitable . De son côté , mis sur pied par la détonation , le soldat était accouru auprès de son capitaine pour le défendre ou se faire tuer à ses côtés . Encore mal éveillé , le brave garçon se frottait les yeux en jetant à droite et à gauche des regards effarés . Fatalement , ses yeux revenaient sur le Peau-Rouge qui tenait toujours serré , dans sa main crispée , le couteau à scalper . Néanmoins , ce fut lui qui reprit le premier l' usage de ses sens . Son officier était encore sous le coup de l' émotion terrible qu' il venait de subir . Le soldat , beaucoup moins impressionné que son chef , retrouva plus vite la parole et la gaieté . — Bien tiré , mon capitaine , fit-il d' un ton de bonne humeur . Joli poisson que vous venez de pêcher . Et quelle bonne aubaine ! Vous attendez des truites , il vous tombe des Peaux-Rouges sous la main . Sur mon âme , voilà un fameux coup de pistolet ! Un rude hameçon ! — Cette balle -là n' est point partie du canon de mes pistolets , répondit le capitaine en relevant la tête et en essuyant son front inondé d' une sueur froide . — Ah ! bah ! s' écria le soldat étonné . — Non . J' ai laissé mes armes dans la pirogue . Elles y sont encore . Ce n' est pas moi qui ai tiré sur cet Indien . — Qui donc alors ? — Je pensais que c' était toi , Rameau-d'Or , répliqua l' officier , qui croyait à une plaisanterie de son ordonnance . — Moi ! mon capitaine , je le voudrais ! Malheureusement je dormais trop bien pour me livrer à ce joyeux exercice sur la peau de ce sale sauvage . — Ainsi ce n' est pas toi ? — Non , capitaine . — Cependant je n' ai pas rêvé , fit l' officier en réfléchissant . Attaqué à l' improviste par cet homme , je me suis vu terrassé en un clin d' œil . — Gueusard ! grommela Rameau-d'Or en crossant du pied le corps de l' Indien . — Son couteau , rapide comme l' éclair , continua le capitaine , descendait sur ma poitrine , quand un coup de feu retentit et mon assassin roula sans vie à mes pieds . — Voilà qui est un peu fort ! — Tu sais le reste ! — Et vous ne soupçonnez pas l' ami inconnu qui nous est venu en aide si à point ! ... Pardon , capitaine , je dis nous , car après vous c' était mon tour . — Très probablement , mon pauvre Rameau-d'Or . De toutes façons , quel que soit cet ami , je m' étonne qu' après m' avoir rendu un service aussi signalé il ne se fasse pas connaître . — La modestie sans doute , dit en riant le soldat . — Belle raison ! — Il est clair que , s' il paraissait , il ne serait pas trop mal reçu . — À coup sûr , ce silence , cette abstention ont un motif . L' officier et le soldat réfléchirent quelques instants . Rameau-d'Or reprit : — Êtes -vous bien sûr , mon capitaine , que d' autres Peaux-Rouges ne soient pas cachés aux environs ? — Je n' y ai seulement pas songé . — Ces herbes et ces broussailles sont traîtresses en diable . — Raison de plus pour que notre sauveur se joigne à nous dans notre commun intérêt . — Dame , oui ! on n' est jamais trop pour écraser cette vermine . — Cordieu ! continua l' officier , je n' en aurai pas le démenti , et , dussé -je rester un mois ici , je découvrirai cet ami mystérieux . — Et vous ferez bien , mon capitaine . — Suis -moi , Rameau-d'Or , s' écria le capitaine en prenant une soudaine résolution . — Où voulez -vous aller ? — Suis -moi , te dis -je . — Dans ce désert , il n' existe ni grande route , ni chemin de traverse , nous nous perdrons ! — Je suivrai la direction du coup de feu . — C' est une idée comme une autre , grommela le soldat , qui ajouta tout haut : Pardon , attendez -moi un instant , capitaine . — Où vas -tu ? — Chercher vos pistolets et mon fusil . Nous ne savons qui nous rencontrerons sous ces arbres . — Va . — Il faut nous trouver en état de répondre aux questions qu' on nous adressera . — Fais vite . — Je vole et je suis à vous , capitaine . Rameau-d'Or partit comme un trait dans la direction de la pirogue . Peu de temps après , il revenait avec les armes à feu . — Maintenant , dit-il , viennent les sauvages ! On les recevra avec la politesse et les égards qui leur sont dus . Où allons-nous , mon capitaine ? L' officier passa les pistolets à sa ceinture et après avoir examiné attentivement la blessure de l' Indien et la façon dont il était tombé . — Allons par là ! C' est de là que le coup de feu est parti , répondit-il en désignant du doigt le haut de la petite rivière . Les deux hommes s' enfoncèrent dans les halliers . Tout en marchant à grands pas , ils sondaient attentivement de l' œil les herbes et les fourrés que leur direction les obligeait de fouler aux pieds ou de traverser . Aussi braves l' un que l' autre , ils allaient résolument , la main sur leurs armes , prêts à tout . Ils avaient fait depuis longtemps leur noviciat de la vie des forêts . Pour eux , chaque tronc d' arbre cachait une embûche , chaque frémissement de feuilles ou de lianes amoncelées et entremêlées au-dessus de leurs têtes dénonçait la présence d' un ennemi occulte . Ils n' éprouvaient aucun sentiment de crainte . Ils se gardaient , voilà tout . Mais aucun ennemi ne parut . L' Indien qui venait de payer de sa vie sa tentative d' assassinat n' avait pas de complices . C' était un de ces rôdeurs comme on en rencontre tant près des frontières . Traversant la forêt , sans but déterminé , il avait aperçu les deux soldats . Sa haine pour la race blanche s' était soudain éveillée . L' occasion était si belle ! Nul risque à courir . Le temps de frapper deux coups de couteau , d' attacher deux chevelures à sa ceinture et de se remettre en chasse ! Il n' en fallait pas davantage pour mettre en jeu ses instincts féroces et sanglants . Mais les choses n' avaient pas tourné selon ses espérances , et le chasseur venait de tomber aux pieds du gibier . L' officier et le soldat suivaient le bord de la rivière autant que leur permettait la sinuosité du terrain . En peu de temps , l' espace qui les séparait de la jeune fille se trouva franchi . Ils aperçurent la pirogue et s' arrêtèrent . — Un bateau ! Faut-il tomber en arrêt , mon capitaine ? demanda Rameau-d'Or en riant . — Oui . Rameau-d'Or s' approcha de la pirogue , son fusil armé , et cherchant à découvrir le maître de l' embarcation . — Je ne vois rien . — Le bateau est vide ? — Il faut croire , mon capitaine ... — C' est pourtant cette embarcation qui a amené mon sauveur . — À moins qu' il ne soit tombé à l' eau , je ne vois pas ... Le soldat parlait et agissait en même temps . Il tirait sur l' amarre pour amener l' embarcation au rivage . Tout à coup il poussa une exclamation de surprise . L' officier se vit forcé de saisir à la volée la corde que Rameau-d'Or venait de laisser échapper . — Es -tu fou ? s' écria-t-il avec colère . — Non , capitaine , regardez . — Où ? — Dans la pirogue , là , tenez ... Et le soldat effaré montrait le fond de la pirogue . — Quoi ? — Une jeune fille . — Une enfant , s' écria le capitaine , blessée , inanimée ! ... Et , ne se donnant pas le temps d' attirer l' embarcation jusqu' à lui , il se précipita dedans au risque de faire chavirer . Rameau-d'Or en fit autant pour rétablir l' équilibre . — Par tous les saints ! dit-il avec admiration , c' est elle qui a tiré . Tenez , capitaine , elle serre encore sa carabine dans ses mains crispées . C' est elle ... , la vaillante fille . Rameau-d'Or disait vrai . Voici ce qui s' était passé : À la vue du danger terrible couru par l' officier , la jeune Canadienne avait tiré sur l' Indien qui le menaçait . Mais , cela fait , après avoir obéi au cri de son cœur , une réaction terrible s' était opérée en elle , et elle avait été prise d' une violente crise nerveuse . Elle était tombée sans connaissance au fond de la pirogue , sans avoir ni le temps ni le courage d' examiner le résultat de son heureuse hardiesse , de son inspiration audacieuse . C' en était fait peut-être de la généreuse enfant , si l' officier n' avait pas eu le désir de remercier celui qu' il supposait lui avoir sauvé la vie . Le premier soin des deux Français fut de s' assurer que la jeune fille respirait encore . Une fois la certitude acquise qu' elle n' était en proie qu' à un simple évanouissement , ils s' empressèrent de la sortir de la pirogue et de la transporter à terre . Puis , avec les plus grandes précautions , ils la déposèrent sur l' herbe épaisse au pied d' un arbre au feuillage touffu . — De l' eau , demanda l' officier , qui , s' agenouillant devant la jeune fille , lui souleva doucement la tête qu' il appuya sur son genou . Rameau-d'Or remplit d' eau une calebasse , et , le plus délicatement possible , il lui en jeta goutte sur goutte au visage . Plusieurs minutes s' écoulèrent ; l' évanouissement persistait ; l' officier français commençait à frissonner sous le coup d' une anxiété terrible . — Si elle allait ne pas revenir à elle ! murmurait-il , tout en saisissant une des mains mignonnes de la jeune Canadienne , et en la couvrant involontairement de baisers ardents . — Elle reviendra , ne craignez rien , mon capitaine , répliqua Rameau-d'Or , qui continuait son opération hydrothérapique ; les jeunes filles reviennent toujours . — La ravissante créature ! — Pour ça , oui ; elle est à croquer les yeux fermés . Qu' est -ce que ce sera donc quand elle aura ouvert ses deux fenêtres ? — Elle ne bouge pas . — Attendez , ça viendra . — C' est à peine si elle respire ! — Connu ! fit le soldat d' un ton important ; ces petits êtres -là , ça a l' air de tenir à un fil et c' est attaché à la vie par des cordes comme mon bras . N' ayez pas peur , mon capitaine , je vous réponds d' elle . La pauvre enfant poussa un faible soupir , comme pour donner raison au brave garçon . — Vous voyez , voilà que ça vient . — Pauvre chère créature . — Ah ! dame ... , mon capitaine , elle a dû passer par une suite d' émotions qui vous désarçonnent le tempérament . Écoutez donc , une jeunesse comme ça ne doit pas toujours tirer d' aussi gros gibier . Et puis , franchement , faire une si belle mouche , il y a bien un peu de quoi se trouver mal de joie . — Si jeune ! si belle ! murmurait l' officier . S' il lui était arrivé malheur , je ne me le serais jamais pardonné . — Avec ça qu' il y aurait eu de notre faute ... Ah ! voilà qu' elle bouge . — Crois -tu ? — Oui , le bras , regardez ... , elle ouvre les yeux ... Là , vous êtes content , j' espère , mon capitaine . — Plus bas ! Tais -toi ! Tu vas l' effrayer . — Ah ! ouiche ... , grommela Rameau-d'Or , le plus souvent . Je n' ai jamais fait peur aux femmes , ajouta-t-il avec fatuité . La jeune Canadienne reprenait ses sens . Elle entrouvrit les yeux . Son premier regard tomba sur le jeune homme agenouillé auprès d' elle . Ce fut comme une commotion électrique . Elle se redressa subitement , sans effort , sans secours . Ses yeux se fixèrent sur ceux de l' officier français . C' était la première fois qu' ils échangeaient un regard . Cela suffit . Une flamme , un éclair , et tout fut dit . Dans cet échange , ils avaient mis toute leur âme . Ils s' aimaient et pour toute leur vie . Pas un mot ne s' échappa de la bouche du jeune homme . Les lèvres frémissantes de la jeune fille n' exhalèrent même pas un souffle . Mais dans le cœur du premier se disait une ardente prière d' action de grâces . Elle vivait ! Il remerciait le Seigneur de la lui avoir donnée et rendue tout à la fois dans le même moment . Dans la tête de la seconde , un étrange et délicieux travail se faisait . Elle le voyait à travers un nuage , comme dans un rêve ... et pourtant , la main , étendue , elle pouvait le toucher . Celui qui depuis quelque temps se trouvait à son insu l' objet de toutes ses pensées était là , tout auprès d' elle , sauvé de la mort la plus affreuse et sauvé par elle ! De tout cela elle n' était pas encore sûre , mais la mémoire lui revenait peu à peu avec la vie . Elle se rendait compte de ce qui venait de se passer , et une sensation suave d' abord , pénible , déchirante ensuite , lui traversa le cœur . Si ce qu' elle croyait une réalité n' était qu' un rêve ? Si elle allait se réveiller , sortir de sa faiblesse , de son évanouissement avec la certitude que sa vision bénie n' était que l' enfant chéri de son désir ? Toutes ces impressions se reproduisirent sur son visage mobile et délicat . Un frissonnement général agita son corps . Un sanglot déchira sa gorge . Elle fondit en larmes . C' était la fin de la crise . Le jeune officier , tremblant pour elle , désespéré de voir ce charmant visage inondé de pleurs , les prenait pour l' expression de la douleur et ne savait plus où donner de la tête . Le soldat , plus calme , plus froid et qui ne voyait dans la jeune Canadienne qu' une enfant comme les autres , jugea à propos d' intervenir sans être interpellé . — Mon capitaine , fit-il , calmez -vous . — Eh ! ne la vois -tu pas ? — Parfaitement ... et je ne m' en plains pas . — Elle souffre , elle pleure ! — Elle pleure ! oui ... , mais quant à souffrir , il ne faut pas vous y fier . Chez les femmes de cet âge -là , comme de tous les autres âges , les larmes sont aussi près de la joie que de la douleur . — Puisses -tu dire vrai ! — Ce que vous prenez pour de la tristesse , de la souffrance , n' est que l' effet des nerfs ... Tenez , avec de l' eau , on en vient toujours à bout . Buvez , mon enfant , buvez . Il tendit la calebasse à la jeune fille . Celle -ci but avidement . — Là , là , continua Rameau-d'Or , en voilà assez ... Tout à l' heure quelques gouttes suffisaient comme remède externe , maintenant deux ou trois gorgées doivent suffire à l' intérieur . On n' a pas été infirmier pour rien . Je sais à quoi m' en tenir , quoiqu'à vrai dire ce n' étaient pas des malades aussi tendres que j' ai eu l' habitude de soigner . Ça va-t-il mieux , ma belle enfant ? — Merci , lui répondit la jeune fille . — Vous voyez , capitaine , elle parle . Celui -ci , sourd aux beaux raisonnements du soldat , se désolait de n' être bon à rien . Mais quand , il l' entendit parler , il fut sur le point de sauter au cou de Rameau-d'Or , qui , ne se départant point de son flegme habituel , ajouta : — Vous inquiétez pas , cette pauvre petite avait le cœur gonflé . C' est l' effet d' un épanchement lacrymatoire plus ou moins prolongé , et puis on n' y pensera plus . Tenez , voyez plutôt . La voilà qui vous sourit à travers ses pleurs et qui vous tend les deux mains . Eh bien ! que faites -vous -là , droit comme un * i * ? Mais , mon capitaine , réveillez -vous ! Jour de Dieu ! Mais c' est vous qui allez vous trouver mal à présent . Il ne vous manquerait plus que ça . Rameau-d'Or avait raison . L' officier , voyant que la jeune fille était complètement revenue à la vie , avait ressenti une émotion , une joie si profonde qu' il demeurait immobile devant elle sans voix et sans pensées , tout à son bonheur . L' enfant lui tendait les mains et , lui , il ne les prenait pas . Enfin une voix mélodieuse comme un chant d' oiseau retentit à son oreille . La voix disait : — C' est lui ... , sainte Mère de Dieu ! c' est bien lui ... , vivant ... , sauvé ! — Et sauvé par vous , s' écria-t-il avec une joie ineffable . — Oh ! que je suis heureuse ! murmura-t-elle doucement en portant la main à son cœur . Le charme était rompu . Rameau-d'Or poussa un : — Allons donc ! qui mit le feu aux poudres . Le jeune homme saisit dans ses deux mains celles de la ravissante enfant et il lui murmura doucement et de façon que ses paroles ne fussent entendues que d' elle : — Oui , vous êtes mon ange gardien ! Dieu vous a placée là pour me conserver une vie que je jure de vous consacrer . — Le croyez -vous ? lui répondit-elle . Et la réponse fut accentuée aussi bas que le serment de l' officier . Une sainte et instinctive pudeur les avertissait que la communion de leurs âmes ne devait appartenir qu' à eux seuls . Rameau-d'Or se sentit de trop . Le brave garçon se mit à l' écart sans affectation . Tant il est vrai que le contact de deux êtres délicats force les natures les plus rudes à la délicatesse . — Dites , le croyez -vous ? répéta la jeune fille . — Sur mon âme , telle est ma conviction . — Merci ... Moi aussi je le crois ... Dieu est bon ... je savais bien qu' il exaucerait mes vœux . — Vos vœux ? fit-il étonné . — Oui , je l' ai souvent prié pour vous ! L' officier la contemplait , stupéfait , ravi . — Vous me connaissiez déjà ? lui demanda-t-il . — Il y a longtemps . — Je ne vous comprends pas , ma chère enfant . — Comment me serais -je trouvée là ? reprit-elle avec une adorable expression de reproche . Le hasard n' est pour rien dans tout cela . Tous les jours depuis un mois , qui m' a paru bien court , vous venez vous reposer ou pêcher à cette même place . — En effet , il y a si peu de distractions dans cette garnison isolée de tout ! — Je vous ai vu . — Vous demeurez donc ... — Près d' ici , oui ... Et tous les jours , je venais , je m' arrêtais à cette pointe du fleuve et je vous regardais à travers le feuillage . — Et moi qui n' ai rien deviné ! — Oh ! je me cachais bien ... J' étais si contente , mais si contente de vous regarder , de vous voir ! Il y avait tant de pureté , tant d' innocence dans cette déclaration faite à brûle-pourpoint , que le jeune Français restait muet , le cœur béant , charmé , et ne trouvait rien à répondre . Rameau-d'Or , qui saisissait par -ci , par -là , des bribes de leur entretien , baissait les yeux d' un air sournois et se demandait en se mordillant la moustache : — Cordiable ! se moquerait-elle de nous ? Faudra voir . Et il écoutait de son mieux sans avoir l' air de rien entendre . De plus en plus gagné , entraîné par cette grâce naïve et touchante , le capitaine dit à la jeune Canadienne : — Ainsi , vous pensiez à moi ? — Nuit et jour . — Et pourquoi ne pas me le faire savoir ? — Comment ? — D' une façon détournée ... Par un signe , un mot , un message . — Je n' osais pas ! — Ou d' une façon plus directe , comme en ce moment . — Ah ! c' est bien autre chose en ce moment . — Pourquoi ? interrogea l' officier en souriant . — Maintenant , il me semble que je vous connais depuis que je suis au monde . — En vérité ? — Je me demande même comment j' ai pu vivre sans vous connaître . — Chère enfant ! Il faut donc que je vous aime par un double motif ... — Oh ! oui , aimez -moi ! interrompit-elle vivement . — Par un double motif , répéta le jeune homme . — Quel motif ? — Vous m' avez sauvé la vie . — Oh ! celui -là ne compte pas . C' est pour moi que j' ai tiré sur cet horrible Indien . — Et vous m' aimez ? — Certainement , je vous aime ! répondit la Canadienne avec la plus grande simplicité . — D' amour ou d' amitié ? — D' amour ! fit-elle interdite , et cherchant ce que ce mot pouvait signifier . — Oui ! — Je ne sais pas . — Je veux qu' on me pende si je crois un mot de ce que ces deux tourtereaux se racontent ! grommela Rameau-d'Or , qui tailladait des copeaux pour se donner une contenance . La jeune fille reprit : — Je ne sais quel nom donner au sentiment que j' éprouve . — Expliquez -vous . — Sans cesse vous occupez ma pensée ! Votre souvenir se mêle à mes prières , et cela malgré moi . — Méchante ! — Oh ! je ne suis pas méchante , puisque je vous aime ... Le croyez -vous ? — Je le crois . — Vous faites bien . Je n' ai jamais menti . Dans nos forêts on n' a pas besoin de mentir comme dans vos villes , où l' on se trompe à qui mieux mieux . — Je ne vous tromperai pas , moi !