Il importe tout d' abord de dissiper une des plus grossières erreurs de ce temps et des plus néfastes . Le Captain Cap n' a jamais existé , assure-t -on couramment au sein de certaines sphères d' habitude mieux informées . Qu' en savent -ils , ces gens ? J' admets que vous affirmiez l' existence de quelqu'un , quand vous le connaissez , ce quelqu'un , quand , sûr de vos sens , vous l' avez vu , senti , palpé , entendu . Et encore , se méfier de l' hallucination . Mais , de ce que les hasards de la vie ne vous ont jamais mis en contact matériel avec un quidam , prétendre et conclure que ce quidam n' existe pas ou n' existe point , c' est pousser trop loin la théorie du regretté saint Thomas . Raisonnement pareil à celui de ce gentleman qui disait au président du tribunal correctionnel : – Trois témoins affirment m' avoir vu commettre ce larcin . Mais je vous en citerai , moi , quinze mille qui ne m' ont pas vu ! N' insistons pas . Le Captain Cap a donc bien existé . C' était un homme charmant , dont les pages qui suivent diront assez le caractère , les idées , la vie . Et , d' ailleurs , afin qu' il ne demeure aucun doute sur la réalité de l' existence de notre héros , nous faisons débuter ce recueil par des pièces d' une indiscutable autorité ; 1º les admirables proclamations aux électeurs de la 2e circonscription , IXe arrondissement , desquels il sollicitait les suffrages lors des élections législatives du 20 août 1890 ; 2º les comptes rendus de plusieurs séances électorales où il eut à présenter et à défendre son programme ; 3º l' appréciation de certains journaux de l' époque sur la personnalité de Cap et sur ses idées si originales . Se permettra-t -on de douter encore ? Aux Électeurs du IXe arrondissement , 2e circonscription . ( 1 ) Un mot sur le Captain Cap Celui qui voudrait rencontrer l' homme du jour , n' aurait pas à le chercher ailleurs que dans la peau du Captain Cap , votre candidat . Le Captain Cap ! Tout le monde en parle aujourd'hui , mais combien peu le connaissent ! J' ai l' honneur d' appartenir à cette petite élite . La première fois que j' eus le plaisir de rencontrer Cap , c' était au bar de l' hôtel Saint-Pétersbourg ; la seconde fois à l' Irish bar de la rue Royale ; la troisième , au Silver-Grill ; la quatrième , au Scotch Tavern de la rue d' Astorg ; la cinquième , à l ' Australian Wine Store de l' avenue d' Eylau ( 1 ) . Peut-être intervertis -je l' ordre des bars , mais , comme on dit en arithmétique , le produit n' en demeure pas moins le même . Tout de suite , Cap me plut . Le récit de ses aventures , les petits refrains exotiques qu' il se plaît à fredonner entre temps , ses aperçus toujours neufs , sa haine de la Bureaucratie et de l' Europe , tout en Cap me charma et nous fûmes vite d' excellents amis . Il n' y a qu' à gagner à la fréquentation de tels hommes , et les notions que j' ai acquises depuis ma liaison avec Cap , tiennent presque du prodige . Le Captain Cap a énormément voyagé . Quand il dit : – J' ai passé les trois quarts de ma vie sur mer et les deux tiers de mon existence dans les terres vierges , etc . , etc . . Il ne faut voir dans cette assertion aucune exagération , aucun bluffage . À Québec , Cap remplit pendant dix-huit mois les importantes fonctions de starter à l' Observatoire . C' est lui qui donnait le départ aux étoiles filantes . Au Labrador , Cap découvrit les importantes mines de charcuterie ( meat-land ) qui sont actuellement la fortune de ce pays . J' ai donné dans plusieurs journaux , voilà tantôt un an , l' explication absolument plausible de l' existence de ces carrières nutritives . J' ai attendu des démentis ; ils ne sont pas venus ( 1 ) . Notre ami Cap est donc candidat à la députation . Je connais la deuxième circonscription du neuvième arrondissement , et je suis tranquille . Que Cap passe au premier tour de scrutin , je n' oserais l' affirmer ; mais le ballottage pourrait bien réserver d' amères désillusions à MM . Strauss et Berger ( 1 ) . Le programme de Cap est bien simple et se passe d' explications : Cap est anti-européen et anti-bureaucrate . En dehors de ces deux grandes lignes , toutes les revendications des électeurs sont les revendications de Cap . Dans la dernière réunion électorale , qui s' est tenue à l ' Auberge du Clou , quelqu'un a demandé le nivellement de la Butte Montmartre ; Cap s' est engagé à faire niveler la Butte Montmartre . Cap s' est également engagé à prolonger l' avenue Trudaine jusqu' à la place de la Concorde . – Par quel bout ? s' informèrent quelques électeurs . – Par les deux bouts , répondit le Captain . Un artiste dramatique interrogeant le Captain sur la question du blanc gras , dont le prix , paraît-il , est fort élevé , Cap s' est engagé à détaxer le blanc gras venant d' Allemagne et même à provoquer en France la création d' une fabrique nationale de ce produit sur le modèle des usines d' État de Sèvres et des Gobelins . Cette question du blanc gras n' était pas pour laisser le Captain Cap indifférent , car il s' est beaucoup occupé , lui -même , et s' occupe encore de théâtre . Dernièrement , il a créé un rôle important dans une pièce que donnait la Société le Gardénia , et le père Sarcey n' hésita pas à lui consacrer un article fort élogieux en première page du Chat Noir . Maintenant , la parole est au suffrage universel . Nous saurons , dimanche soir , si Ledru-Rollin eut raison de lutter si âprement pour cette institution . Dans une proclamation de Cap , que vous connaissez déjà , on trouve cette phrase que l' on ferait bien de méditer : Loin d' être l' apanage de certains , l' assiette au beurre doit devenir le domaine de tous . L' homme qui a dit cette parole a sa place marquée au Palais-Bourbon . Électeurs , aux urnes , et pas d' abstentions ! Votez pour le Captain Cap ! Hip ! Hip ! Hip ! Hurrah ! Pour un groupe d' électeurs , Signé : Alphonse ALLAIS . Vu : Le candidat : Albert C ... dit Captain Cap . Citoyens , Homme neuf , j' arrive avec des idées neuves . Je veux vous faire profiter de ces idées , et c' est pourquoi je viens à vous . Si vous me nommez , c' est un honnête homme que vous enverrez au Palais-Bourbon . Je ne crois pas devoir en dire davantage . Après vingt ans de mer et de Far-West , lorsque je remis le pied sur le cher sol natal , qu' y trouvai -je ? Mensonge , calomnie , hypocrisie , malversation , trahison , népotisme , concussion , fraude et nullité . L' origine de tous ces maux , citoyens , n' allez pas la chercher plus loin : c' est le microbe de la bureaucratie . Or , on ne parlemente pas avec les microbes . ON LES TUE ! Et c' est ce que je me suis juré de faire en dépit de tous . Certains politiciens , vous le savez , ont intérêt à maintenir ce triste état de choses . Car , ce qui ruine le peuple , les fait vivre et les engraisse . Mais ils sont assez gras comme cela , ces hommes néfastes . Écartons -les de nous . Loin d' être l' apanage de certains , L' ASSIETTE AU BEURRE doit être le privilège de TOUS . Jetons donc sans crainte le cri d' alerte tandis qu' il en est temps encore . Le vaisseau que nous montons est fait du chêne des vieilles forêts de France . La sève du sol gaulois circule dans ses flancs . S' il fait eau , radoubons-le et ouvrons l' œil au bossoir . Déposons sur l' île déserte de l' oubli les nullités endimanchées qui ont essayé d' entraver notre marche en avant . Jetons par-dessus bord paperasses et registres , et , avec les ronds-de-cuir de ces incapables , faisons des bouées se sauvetage . J' ai dit ce que je voulais . ASSEZ CAUSÉ ! Il faut défricher avant d' ensemencer . Défrichons ! Lorsque nous aurons enlevé jusqu' au dernier brin d' ivraie , nous verrons refleurir avec plus d' éclat que jamais la loyauté et l' amour de la Patrie , ces deux fleurs symboliques sans lesquelles sont vains les trois mots inscrits au fronton de nos édifices : Liberté , Égalité , Fraternité . Citoyens , Il vous faut un homme d' action , je suis prêt . À dimanche donc , et pas d' abstentions . Vive la République libre et sans bureaux ! Albert C ... , dit CAPTAIN CAP . ( 1 ) º Établissement d' un fort sur la butte Montmartre ; ( 2 ) º Établissement d' un observatoire sur la même butte ; ( 3 ) º La place Pigalle port de mer ; ( 4 ) º Fabrication des blancs gras en France ; ( 5 ) º Suppression de l' impôt sur les bicyclettes ; ( 6 ) º Rétablissement de la licence dans les rues au point de vue de la repopulation ; ( 7 ) º Continuation de l' avenue Trudaine jusqu' aux grands boulevards ; ( 8 ) º Suppression de la bureaucratie ; ( 9 ) º Établissement sur la butte d' une Plazza de toros et d' une piste nautique ; ( 0 ) º Suppression de l' École des Beaux-Arts , etc . , etc . Élections législatives du 20 août 1893 IXe arrondissement , 2e circonscription . Comité anti-européen et anti-bureaucrate . Citoyens , Saint-Just a dit : « Vous avez renversé l ' aristocratie , mais vous avez créé la bureaucratie . Il y a cent ans de cela et aujourd'hui la bureaucratie est plus que jamais toute-puissante . Elle a tout englobé , tout absorbé , tout envahi . C' est elle qui étouffe les génies et tue les grandes idées ; elle est la plaie européenne et l' entrave à tout progrès . Jusqu' ici aucun des candidats qui se sont présentés n' a paru soupçonner l' existence de ce monstre formidable accroupi aux portes de la civilisation . Cette pieuvre aux 100 000 tentacules , nul n' a osé l' attaquer . Or , un homme s' est levé : LE CAPTAIN CAP . Et c' est dans le quartier Saint-Georges qu' il a voulu être le Saint-Georges de ce Dragon . Un homme s' est levé , citoyens , et cet homme a regardé autour de lui . Son regard a été obscurci par des nuages de Sandaraque . Autour de lui il n' a vu que paperasses , ignorance , incurie et routine . -- Plus de ronds-de-cuir , s' est-il écrié . Assez longtemps nous avons obéi aux manches de lustrine . Les temps sont venus de renverser cette bastille de cartons verts . Alors , sans hésiter , à notre demande , il a tout quitté , son bord et ses chères études , pour saisir la barre du paquebot de nos revendications . -- Tout le monde sur le pont , a-t-il commandé et à l' abordage de la galère bureaucratique . Citoyens , cet homme est le vôtre . Nous sommes sûrs de lui comme de nous -mêmes : nous avons son passé comme garantie . Astronome distingué , chimiste , baleinier , ingénieur , pêcheur de perles , trappeur , négociant et surtout vaillant marin , il a , au cours de ses incursions dans les différentes parties du globe , acquis une expérience incontestable . Ayant gardé au cœur l' amour vivace de la terre natale , il a conçu pour les institutions vermoulues de sa patrie une haine implacable . Au Far-West , le Captain Cap a combattu les Arapahoes . Il les a vaincus ; il a scalpé leur chef . Il va s' attaquer maintenant à ceux que , dans son langage imagé , il appelle : les sauvages blancs , les plus dangereux de tous . Telles sont , citoyens , les grandes lignes de notre programme . Le Captain , comme il nous l' a dit , est de plus nettement anti-européen . L' expression d' une idée aussi noble et aussi généreuse se passe de commentaires . Donc , citoyens , aux urnes et pas d' abstentions . VOTONS POUR ALBERT C ... dit le CAPTAIN CAP . Maurice O'Reilly , Paul Frény , Alphonse Allais , Raoul Ponchon , Georges Auriol , Léon Gandillot , Howard Symonds , Georges Courteline , Émile Goudeau , Armand Berthez , Raphael Shoomard , Jean Prairial , Narcisse Lebeau , Paul Clerget , Henri Joseph , le prince Joe Masson , Barral , Brunais , Duplay , Gatget , Lacault , A . Bert , Jules Jouy , Gérault du « Cantal » , Édouard Million , J . Paulet , Darcey , Alfred-Amand Montel , Jehan Sarrazin , Félix Huguenet , Paul Robert , Berthier . La séance est ouverte à neuf heures et demie . Elle est présidée par le citoyen Maurice O'Reilly , dont l' éloge n' est plus à faire , et dont les électeurs du IXe ont pu maintes fois apprécier la valeur . La présidence d' honneur est décernée au grand proscrit Alphonse Allais , victime de l' infâme bureaucratie ( 1 ) . Après avoir en quelques phrases brèves , mais énergiques , exposé les idées générales du Captain Cap , le citoyen Maurice O'Reilly donne lecture de trois télégrammes qui viennent d' arriver : Saint-Malo . À vous de cœur et en dépit de tous . Alphonse ALLAIS . Porte un toast à la santé du Captain Cap , et bois à ses succès . Raoul PONCHON . Le Havre . Amis du Havre réunis café Régis , nous chargent d' envoyer bons souhaits au vaillant Captain Cap , et poussent trois hurrahs en son honneur . Fraternellement vôtres . Jules HEUZY , Albert RENÉ , VALLETTE , SIEGFRIED , FAUTREL . Le Captain Cap visiblement ému se lève , et après avoir déclaré qu' il est extrêmement touché de ces marques de sympathie , termine en disant qu' on verra par la suite si oui ou non il en est digne . Le citoyen Berthez prend alors la parole en ces termes : Citoyens , Je connais depuis fort longtemps le Captain Cap , je l' ai suivi dans bien des opérations ; j' ai même eu l' heureuse occasion de l' accompagner dans un de ses voyages : j' ai donc pu l' apprécier mieux que tout autre , et c' est à ce titre , citoyens , que je demande la parole . Albert C ... , connu surtout sous le nom de « Captain Cap » , a raison d' être fier de ce dernier titre , car il l' a conquis au péril de sa vie , mille fois menacée . Citoyens , je vais essayer de vous retracer les différentes phases de l' existence tourmentée du Captain Cap . C' est une lourde tache que je m' impose , étant donné le peu de moyens oratoires dont je dispose , mais j' ai la ferme conviction que vous écouterez avec indulgence le récit que je me propose de vous faire . Le Captain Cap , imbu dès sa plus tendre enfance des principes démocratiques , fut ce qu' on appelle un enfant précoce , ou plus vulgairement un « petit prodige » ainsi que le constatait souvent un vieil ami de la famille , mort depuis , de la rupture d' un vaisseau -- ce qui , je le ferai remarquer en passant , indique nettement l' idée de navigation qui régnait dans l' entourage du Captain Cap . En dépit de la position aisée dont jouissaient ses ascendants , le Captain Cap voulut s' asseoir sur les bancs de l' école communale . De bonne heure il développa ses théories sur la bureaucratie ... À dix ans , il placardait un manifeste sur les murs de l' école , ce qui l' eût infailliblement fait expulser de ladite , si , par un discours plein de philosophie , il ne s' était aussitôt réhabilité aux yeux de ses professeurs , qui déclarèrent hautement n' avoir jamais rencontré de précédent à ce phénomène intellectuel . À cette époque déjà lointaine , le Captain Cap n' était donc pas le premier venu . Et alors ( comme maintenant ) il eût été puéril ou déloyal de le nier . ( Applaudissements . ) Je continue . À mesure que le Captain Cap avance en âge , on le voit triompher dans nos lycées , défendant énergiquement ses principes , et faisant des prosélytes . Enfin , à dix-huit ans , écœuré de notre incurable routine , et las de combattre en vain l' indécrottable esprit bureaucratique européen , il se dirige vers l' Amérique . Là , citoyens , une vie nouvelle commence pour le Captain , et , s' il m' était permis de jurer ici , sur ma propre tête , je crois qu' il me serait impossible de trouver une formule assez énergique pour vous dire que , sans l' instruction qu' il possède et l' incoercible énergie qui le caractérise , nous n' aurions peut-être pas aujourd'hui la joie de le présenter à vos suffrages . ( Très bien , très bien ! ) Je ne vous énumérerai pas tous les exploits du Captain Cap , sa vie dans le Far-West et en Australie , ses mille aventures maritimes , ses travaux scientifiques ... , non , ce serait trop long . D' autres le feront du reste mieux que moi en temps voulu . Il débarque en Amérique avec soixante francs ; se met courageusement au travail , entre au service d' un armateur , et , grâce à son intelligence , à son sang-froid et à sa perspicacité , triomphant de tous les obstacles et menant à bien les diverses missions qui lui sont confiées , il conquiert enfin son titre de Captain . Plus tard , ayant acquis une ferme en Californie , il a maille à partir avec les Indiens . Mais Cap est un cavalier de premier ordre , sa carabine est plus sûre que celle du terrible Red-Shirt et nul mieux que lui ne sait manier le bow-knife ; en huit jours , il scalpe trois chefs indiens et met ses agresseurs en déroute . Je vous ai parlé tout à l' heure de l' incomparable sang-froid du Captain . Une simple anecdote à ce sujet : Un train de 200 personnes ( parmi lesquelles le Captain Cap ) descendait une pente formidable sur une des lignes les plus considérables de l' Amérique , lorsque soudain , le frein vint à se briser en dépit des efforts désespérés du mécanicien . Le convoi se mit alors à rouler avec une rapidité vertigineuse . Des cris déchirèrent l' air , et la panique fut telle que la plupart des voyageurs affolés se précipitèrent sur la voie et furent réduits en miettes impalpables . Lorsqu' après vingt-deux heures , le train s' arrêta enfin , on trouva le Captain Cap qui tranquillement assis sur un sac de maïs fumait sa pipe en lisant un vieux numéro du Herald ... Je pense , citoyens , que de tels exploits se passent de commentaires . ( Oui , oui , bravo ! ! ! ) Si je vous conte ces choses , citoyens , si je vous conte ces choses stupéfiantes et si j' ajoute ensuite qu' à quelques années de là , ayant perdu son navire et sa cargaison dans les mers polaires , le Captain Cap sauva son équipage découragé et décimé par le scorbut , si je vous énumère rapidement quelques-unes des aventures du Captain , ce n' est pas , croyez-le bien , pour vous éblouir . C' est simplement pour vous montrer que cet homme qui est à la fois un marin , un savant et un philanthrope peut vaillamment conduire la barque dont vous avez résolu de lui confier la barre . Voilà l' homme que j' avais à vous présenter . Jugez-le , et interrogez-le . Pour moi , je me retire persuadé que , dès à présent , vos voix lui sont acquises . ( Applaudissements frénétiques . ) Le citoyen Paul Frény ayant ensuite énuméré les qualités artistiques du Captain Cap , et démontré en quelques mots , combien il serait avantageux pour un quartier d' artistes , d' avoir un tel représentant , d' une façon claire et précise le Captain Cap répond aux différentes questions qui lui sont successivement posées par les citoyens Quinel , Georges Albert , Brandimbourg , etc . Le citoyen Howard Symonds , demande à interroger le Captain en anglais au sujet de la question anti-européenne . Le Captain répond alors qu' il est , malgré tout , un enfant de la vieille Europe , Parisien et Français . Ce qu' il veut combattre et anéantir , c' est la routine et les idées bureaucratiques qui sont la honte de l' Europe . ( De nombreux applaudissements accueillent ces paroles . ) Le citoyen Brunais , interroge le Captain au sujet des fontaines d' eau chaude . Le Captain répond en ces termes : -- Je ne suis pas , pour le moment du moins , partisan des fontaines d' eau chaude , attendu que je veux m' occuper du peuple et non le leurrer . On veut établir des fontaines d' eau chaude pour des gens qui n' ont pas de domicile ou qui , logeant dans des bouges , possèdent d' insuffisants mobiliers . L' eau chaude leur serait donc inutile puisqu'ils ne sauraient où la mettre . Avant d' éblouir le peuple en lui promettant de l' eau chaude , il faut donc lui fournir des récipients pour la recueillir . ( Très bien , très bien ! Applaudissements unanimes . ) À onze heures et demie , le citoyen Maurice O'Reilly lève la séance . Une haie se forme sur l' avenue Trudaine et trois hurrahs sont poussés en l' honneur du Captain qui regagne sa voiture . À ce moment , l' enthousiasme devient si considérable , qu' on dételle le cheval , et que la voiture du candidat est traînée par ses électeurs sur un parcours de 20 mètres . Mais le Captain Cap se dérobe aux ovations . En moins de temps qu' il n' en faut pour l' écrire , il saute dans un autre fiacre et le chapeau levé , il disparaît en criant : – Plus de bureaucratie ! Plus de routine européenne ! Plus de sauvages blancs ! Le secrétaire du Comité , Signé : Georges AURIOL . La candidature du Captain Cap , candidat anti-européen et anti-bureaucrate prend une excellente tournure dans le IXe arrondissement , 2e circonscription . Un comité d' adhésion et de propagande est déjà constitué . Nous y relevons les noms sympathiques de MM . Alphonse Allais , Courteline , Gandillot , Ponchon , Émile Goudeau , Narcisse Lebeau , Paul Clerget , le prince Joë Masson , Jules Jouy , Gérault ( du Cantal ) , Jehan Sarrazin , Félix Huguenet , Paul Robert , Berthier . ( L' Écho de Paris , 11 août 1893. ) L' illustre Captain Cap , dont les journaux ont tant parlé ces temps derniers , se présente à la députation en qualité de candidat anti-européen et anti-bureaucrate . Le Captain Cap est un homme neuf , aux idées larges , ennemi déclaré de la routine et des paperasseries . Nous faisons des vœux pour qu' il soit élu . ( Le Diable au corps , Bruxelles , le 7 août 1893. ) Une nouvelle candidature vient de surgir dans le IXe arrondissement de Paris qui mérite l' honneur d' une mention , car le programme du candidat sort de la banalité ordinaire . Le nouveau candidat s' appelle M . C ... ou « Captain Cap » . Il se déclare candidat anti-bureaucrate et anti-européen . S' il développe son programme , la seconde partie surtout , dans une réunion publique , les auditeurs ne s' ennuieront pas . ( Le Petit Journal , 7 août 1893. ) Une foule énorme , évaluée à plusieurs centaines d' électeurs du IXe arrondissement et d' autres arrondissements aussi , se pressait hier soir dans un des salons de l' Auberge du Clou pour entendre la profession de foi du Captain Cap . Cette réunion a été très mouvementée . Les portes ont été défoncées par quelques demoiselles dont les cartes n' avaient rien d' électoral . On a constaté avec regret que le citoyen candidat n' avait point exprimé dans son programme le désir de faire voter les femmes . La constitution du bureau notamment a soulevé de nombreuses protestations , le candidat se déclarant anti-bureaucrate . Finalement , la candidature du citoyen Captain Cap a été acclamée à l' unanimité moins trois voix . ( L' Écho de Paris , 13 août 1893. ) Montmartre sera toujours Montmartre . On y acclame chaque soir , ... au Cabaret du Clou , la candidature du Captain Cap , soutenue par la fine fleur des fantaisistes de la Butte , MM . Alphonse Allais , Courteline , le peintre Robert , etc . Les questions que l' honorable Captain Cap s' engage à faire prévaloir sont les suivantes : Surélévation de Paris à la hauteur de Montmartre ; défense d' abandonner des tunnels sans lumière sur la voie publique ; création d' un Fort-Observatoire à Montmartre , dont les lunettes serviraient de canons ; création d' un Conseil des disques pour punir les accidents de chemins de fer , etc . , etc . ( Le Figaro , 16 août 1893. ) LES ÉLECTIONS Paris -- IX e arrondissement -- 2 e circonscription . Les électeurs de la 2e circonscription du IXe arrondissement , réunis le 6 août à l' auberge du Clou , avenue Trudaine , après avoir entendu les citoyens O'Reilly , Berthez , Georges Albert , Paul Frény , Quinel , Brunais , etc . , etc . , et les franches et énergiques déclarations du Captain Cap , acclament sa candidature à l' unanimité moins 3 voix et s' engagent à la faire triompher au scrutin du 20 août . LE CAPTAIN CAP Nous n' avons pas la prétention de faire connaître le célèbre Captain Cap dont on sait la joyeuse campagne anti-européenne et anti-bureaucratique sous les auspices d' Allais et de Courteline . Nous aurions voulu le joindre et savoir ce qu' il pense de ses 176 voix ; mais , semblable à tous les candidats malgré ses assurances fraternelles , il n' a pas plutôt ramassé les voix de ses électeurs qu' il les oublie et les abandonne -- l' ingrat ! À l' Auberge du Clou où il tenait habituellement ses assises , on nous dit qu' on ne l' a pas vu depuis quatre jours . Son imprimeur nous dévoile le lieu habituel des repas du candidat socialiste . Là , nous apprenons que le Captain Cap est parti en Normandie pour se remettre des fatigues de sa campagne électorale ... ( L' Éclair , 28 août 1893. ) Nous ne parlerons que pour mémoire de cette débauche d' affiches multicolores , les unes superlativement laudatives , les autres bassement diffamatoires , dont les murs de Paris ont été revêtus dans la matinée et qui constituent , pour employer le style électoral , les manœuvres de l' extrême dernière heure . C' est aux candidats fantaisistes que revient la palme dans cette lutte homérique de la modeste bande contre le grand colombier . À Montmartre , M . le Captain Cap , un humoriste , né sans doute à l' ombre des ailes du Moulin de la Galette , a inondé sa circonscription de proclamations ainsi conçues : « Après vingt ans passés sur mer , qu' ai -je trouvé , en rentrant au pays ? Haines , hypocrisie , malversation , népotisme , nullité ... « L' origine de tous ces maux , citoyens , n' allez pas la chercher plus loin : c' est le microbe de la bureaucratie . « Or , on ne parlemente pas avec les microbes . « ON LES TUE ! » ( Le Matin , 21 août 1893. ) Candidatures fantaisistes . Connaissez -vous the « Captain Cap ? » Non , sans doute . Peut-être croirez -vous qu' il s' agit d' un émule ou d' un disciple du célèbre tireur Ira Paine ? Pas davantage . The « Captain Cap » est candidat à la députation dans la deuxième circonscription du IXe arrondissement . Il suffit , pour s' en convaincre , de jeter un coup d' œil parmi les affiches multicolores qui recouvrent les façades des maisons du quartier Saint-Georges . Celles du Captain Cap sont d' un rouge ardent ou d' un bleu de lapis lazuli . Elles portent , en lettres énormes , les mots suivants : ALBERT C ... dit CAPTAIN CAP . Candidat anti-bureaucrate et anti-européen . Nous avons vainement essayé de joindre the Captain Cap . Impossible de mettre la main dessus . Nul ne sait où perche ce terrible candidat . Vient-il des régions chères à Buffalo-Bill ? Est -ce un cow-boy , un redoutable adversaire des Peaux-Rouges ? Non ; the Captain Cap nous paraît être un aimable fumiste . ( Le Gaulois , 6 août 1893. ) MON CANDIDAT Il est incontestable qu' en ce moment plusieurs millions de Français sont embarrassés , moi tout le premier . J' ai été assez gêné , ces jours derniers , lorsque des milliers d' affiches multicolores m' ont invité à la lecture attentive et au choix judicieux . Les mots très difficiles : mandat impératif , hydre bourgeoise , tyrannie guesdiste , dansaient devant mes yeux ; et je me trouverais encore dans la même expectative si , par bonheur , je n' avais rencontré l' affiche de mon candidat : CAPTAIN CAP Candidat anti-bureaucratique et anti-européen . Oui , le voilà ! Je n' ai aucune raison pour cacher la sélection que je viens de faire , et je n' éprouve aucune crainte à livrer ce nom au public . Je dois l' avouer , au premier abord , je me défiais un peu : candidat anti-bureaucratique et anti-européen , cela pouvait cacher des ambitions désastreuses et entraîner à des conséquences désolantes . Il est toujours désagréable de se faire naturaliser Patagon pour expliquer son vote ; mais à la suite de la réunion publique que le Captain Cap a donnée , je n' ai pas hésité un seul instant à l' acclamer frénétiquement , et si je n' ai pas été le premier à dételer sa voiture , c' est que j' ai peur des chevaux , même de fiacre . Mon candidat , le Captain Cap , dans son assemblée électorale , a fait lui -même sa biographie . Il a l' accent anglais , est né à Paris , mais je le soupçonne de parents marseillais . Son passé promet pour son avenir : il a fait dix ans la chasse aux veaux-marins , arrêté dix trains en marche , et Dieu sait s' ils vont vite dans le Far-West ; enfin , -- enfoncé le capitaine de quinze ans de Jules Verne -- lui l' était déjà à douze ans ! Ces titres suffiraient amplement pour assurer son élection ; pourtant , après avoir parlé de ce qu' il a fait , je ne puis négliger de toucher un mot relatif à ce qu' il va faire . Questionné sur son sous-titre : anti-bureaucrate et anti-européen , le Captain Cap a affirmé qu' il ne voulait rien dire et que cette ligne était simplement placée sous son nom pour faire bien . Rien que cette phrase m' a prouvé son amour de l' ordre et de la régularité . Quant à son programme , il n' en a pas . Fidèle interprète de ses électeurs , le Captain Cap , s' il est nommé , demandera au pays ce qui lui sera demandé à lui -même . Voilà , du reste , les grandes questions qu' il s' est engagé à agiter à la Chambre : 1º Aplanissement de la butte Montmartre . Au cas où cette mesure serait trop coûteuse , il demandera la surélévation de Paris ( toujours l' amour de la régularité ) ; 2º Accaparement par l' État du monopole des fontaines d' eau chaude ; 3º Détaxe du blanc gras à l' usage des artistes ; 4º Percement du grand tunnel polyglotte . Cette dernière amélioration demande une explication . Le Captain Cap a depuis longtemps remarqué que les langues s' apprenaient difficilement aux enfants ; avec son système : un grand tunnel divisé en compartiments , cette étude sera aussi facile que d' attraper un rhume . Dans chaque case se trouveront des écoles de différents langages . Tout citoyen conduira son fils âgé de six ans au commencement de la voûte , et , dix ans après , il ira le chercher à l' autre bout . L' enfant , à moins d' être sourd-muet , saura parler toutes les langues . De pareilles idées ne peuvent germer que dans la tête d' un génie , aussi suis -je enthousiasmé de mon candidat . J' irai avec confiance aux urnes , et je déposerai solennellement son nom , persuadé de son succès certain . Ah ! j' oubliais une dernière qualité : Le Captain Cap a fondé , en Amérique , un ordre dont il est le grand maître . Son élection fera sans doute grand plaisir aux employés de l' administration des Postes et des Télégraphes ; car , d' après ses affirmations , il s' empressera de faire rétablir ... l' ordre des facteurs . Charles QUINEL . ( Le Charivari , 13 août 1893. ) Terminons ces extraits par la petite note dont il est question précédemment et que le regretté Francisque Sarcey n' hésita pas à consacrer à notre ami : « J' ai passé une excellente soirée , samedi , dans une petite société artistico-mondaine qui s' intitule Le Gardénia , je ne sais pas trop pourquoi , peut-être parce que les membres de cette société affectionnent le gardénia de préférence à toute autre fleur . « Ce sont de charmants jeunes gens , d' ailleurs fort aimables , fort bien élevés , et passionnés , par-dessus tout , pour les choses de théâtre . « Est -ce que ça ne vaut pas mieux , entre nous , que d' aller au café s' abrutir , boire un tas de consommations qui vous font mal à l' estomac , et , finalement , dépenser beaucoup d' argent ? « La représentation avait lieu au théâtre Bodinier . Tout a marché comme sur des roulettes . « Le spectacle , très intelligemment composé de petits actes et d' intermèdes , a paru charmer la brillante société qui constituait le public du Gardénia . Beaucoup de jolies femmes , par parenthèse , appartenant , m' a-t -on dit , à la colonie canadienne de Paris . « Rien d' étonnant à cela , car le président de la société n' est autre que le sympathique Paul Fabre , fils du commissaire général du Canada à Paris . « Vous dire en détail ce qu' on a joué , dit ou chanté , je ne saurais le faire . J' ai perdu mon programme , et dame , quand je n' ai plus mon programme sous les yeux , va te faire lanlaire . « Qu' il vous suffise de savoir qu' il s' est dépensé dans cette soirée beaucoup de bonne volonté et de talent , plus de talent qu' on n' en pourrait quelquefois trouver dans des théâtres réputés sérieux . « Un début , surtout , m' a particulièrement intéressé , car , paraît-il , c' était un début , ce que j' eus grand-peine à croire . « Oh ! ce n' était pas dans un bien grand rôle , allez , que j' ai remarqué mon artiste . Ce fut dans un tout petit rôle de domestique apportant une dépêche , à trois reprises différentes . « Mais je m' aperçois que je n' ai pas encore dit le nom de mon artiste : le programme l' appelle Cap , mais ses camarades du Gardénia le désignent ordinairement sous le nom de « Captain Cap » . « Jamais je ne saurais dire le plaisir que m' a causé le jeu à la fois sobre et élégant de ce Cap . Il y a dans cet amateur , tenez-le pour certain , l' étoffe de quelqu'un , et ce n' est pas sans une certaine impatience que je l' attends à la prochaine représentation du Gardénia . « Francisque SARCEY . » ( Le Chat noir , 10 décembre 1892. ) Après tant d' indiscutables témoignages , au cas où le moindre de ces messieurs et dames de mes lecteurs s' aviserait encore de mettre en doute l' existence réelle du Captain Cap , je suis disposé -- quand et où l' on voudra -- à en faire une affaire personnelle . A . A . Le Captain Cap Ses aventures Ses idées , ses breuvages J' ai cru bon , chaque fois qu' au cours des récits suivants se présentait sous ma plume le nom d' un de ces breuvages transatlantiques dont le Captain Cap se montrait si friand , d' en donner la formule exacte permettant à chacun d' en opérer la préparation . Ces formules m' ont été confiées par l' homme de Paris qui possède le plus d' autorité dans cette matière , je veux parler de M . Louis Fouquet , propriétaire et directeur du célèbre bar qui fait le coin de l' avenue des Champs-Élysées et de l' avenue de l' Alma . Si quelqu'un de nos lecteurs désirait avoir sur la préparation des American Drinks et sur le petit matériel que comporte ce sport , quelques détails supplémentaires , il n' a qu' à s' adresser directement à ce Louis Fouquet , jeune homme chez qui la technique impeccable s' allie à la plus parfaite courtoisie . Louis Fouquet se mettra volontiers à la disposition de nos lecteurs pour tous les renseignements concernant la matière . A . A . Je n' avais pas eu l' heur de rencontrer mon vaillant ami le Captain Cap depuis les élections législatives qui désolèrent la France lors du mois d' août 1893. S' en souvient -on ? 176 citoyens du IXe arrondissement ( quartier Saint-Georges ) affirmèrent sur le nom du Captain Cap leurs convictions résolument anti-européennes . – Allô , Cap ! fis -je , ravi . – Allô ! répondit Cap . Et il m' étreignit les mains avec une énergie peu commune . Il m' appela son old fellow , me présenta au bonhomme qui l' accompagnait , un gentleman bien mis , entre deux ou trois âges , qu' il décorait du titre de commodore , et m' emmena prendre un drink dans une bodega espagnole tenue par des Belges qui vendent des boissons américaines . ( Internationalisme , voilà bien de tes coups ! ) Cap commanda trois John Collins ( 1 ) de derrière les fagots . Et se délièrent nos langues . Je reprochai à l' intrépide Captain le long temps qu' on ne l' avait point vu . Froidement : – J' ai été très occupé , dit-il , depuis deux mois . Pour commencer , le gouvernement du Val d' Andorre m' a chargé d' organiser sa nouvelle flottille de torpilleurs ... Un signe de mon doigt indiqua à l' homme du bar de renouveler les consommations . – Ensuite , poursuivit Cap , je suis allé en Afrique où j' ai de gros intérêts . – Ah bah ! – Oui , je fus désigné par le conseil d' administration pour organiser le service . – Quel service , Captain ? -- Le service de la Société générale de Publicité dans les W.-C . du Soudan ... Ah ! cette Afrique ! -- Darkest Africa , comme dit Stanley . – Stanley n' a jamais f ... les pieds en Afrique . – Je m' en doutais . -- Le peu qu' il connaît de ce pays , il l' a appris dans le supplément de la Lanterne . ( ? ) Le commodore profita d' une vague accalmie pour faire venir une bouteille de champagne ( un petit extra-dry , au sujet duquel je ne vous dis que ça ) . Cap poursuivit : -- Vous avez raconté il y a deux ou trois jours dans le Journal , mon cher Alphonse , l' histoire d' un jeune requin qui pleure en reconnaissant , dans un porte-monnaie , la peau de sa mère ... Moi , j' ai vu mieux que ça l' autre jour , en Afrique . – Allons donc ! – Parfaitement ! Et si vous croyez que votre squale détient le record du pathétisme vous vous enfoncez le doigt dans l' œil jusqu' au deltoïde . – Diable ! – Vous savez que dans la région du Haut-Niger , c' est en ce moment , la saison des pluies . – Ce détail m' échappait . – La saison des pluies , dans ces parages , correspond assez exactement à de fâcheuses périodes d' humidité . – Je l' aurais gagé . – Et qui est -ce qui est bien embêté , par les périodes d' humidité ? – Ah ! voilà ! – Ce sont les girafes ... Vous croyez savoir ce que c' est qu' une girafe , vous ne vous en doutez même pas . – Ah ! permettez ! – Permettez , vous -même ! Les girafes sont des bêtes auxquelles la nature , cette grande fumiste , a monté le cou à la hauteur du ridicule . D' où , énorme tendance , pour ces animaux , aux maladies de la gorge et des cordes vocales . Si nos théâtres d' opéra , d' opéra-comique et même d' opérette se recrutaient uniquement chez les girafes , nous n' en serions plus à compter les jours de relâche . – Très juste . – Eh bien , non ! Nous en serions à les compter , car les girafes qui ne pratiquent le laryngoscope qu' à de rares intervalles , pour qui le chlorate de potasse est mythe et la cocaïne chimère , les girafes , dis -je , quand elles se sentent atteintes , se guérissent vite et à peu de frais . Cap s' apercevant à cet instant que la bouteille d ' extra-dry était vide , eut un rictus de douloureuse stupeur auquel l' homme du bar ne se méprit point : il en rapporta une autre . – Voici comment elle procède , la girafe : elle se couche en exhalant une sorte de plainte mélodieuse qui a la propriété d' attirer le boa constrictor . Ce reptile arrive à pas de loup , si j' ose m' exprimer ainsi , et doucement , sans rien brusquer , s' enroule autour du cou de la jeune malade , du ras des épaules jusqu' au-dessus de la tête . Nos élégantes Parisiennes portent des boas en plume ou en fourrure . Les girafes portent des boas en boa , ce qui est bien plus près de la nature . Quarante-huit heures de ce traitement et la girafe est plus vaillante que jamais ! Hein ! qu' est -ce que vous dites de ça ? Le commodore se chargea de la réponse : -- J' ai à dire de cela qu' il ne faut pas voir dans l' acte du boa la moindre humanité -- la moindre girafité , plutôt . -- Reptile curieux et potinier , le boa constrictor est très embêté de ne détenir qu' un horizon visuel restreint . S' il s' enroule autour du cou de la girafe , c' est tout simplement afin de voir plus loin et de plus haut . Voilà tout ! Et la girafe serait bien bête d' éprouver la moindre reconnaissance à l' égard de ce maudit . Garçon , trois corpse revivers ( 1 ) , et soignés , s . v . p . Celui -- et je ne dis celui à la légère -- qui dégagea le premier cette formule lapidaire : Les bons comptes font les bons amis , était loin d' être un jeune niais . Le nombre de disciples qu' il détermina me paraît incomptable . Loin de m' en plaindre , vous m' en voyez fort aise . Mon ami le Captain Cap apporte à ma thèse l' auguste contingent de son récent exemple . Au courant de la semaine dernière , le Captain Cap sortait de la réunion du Syndicat général des Baleiniers de la Corrèze dont il est vice-président , quand il fit la rencontre d' une petite courtisane chez laquelle , pour une nuit , il élut domicile . Dès l' aube , il quittait la jeune femme , après Dieu saura-t-il jamais quel prétexte l' exemptant -- lui -- de verser une somme à la mignonne . Pas plus tard que voilà trois ou quatre jours , le Captain Cap se rendait à l' observatoire de Montmulot où spécialement lui incombe la nocturne surveillance honoraire de la conjugaison des foyers quand , à nouveau , rencontra la personne de l' autre jour . Derechef il la connut , au sens , bien entendu , biblique du mot . Au petit matin , comme Cap se disposait à quitter sa compagne , cette dernière -- la dernière des dernières -- eut-elle pas l' idée d' exiger du Captain des sommes d' argent qui , pour dérisoires qu' elles fussent , n' en créaient pas moins un précédent fâcheux ! Alors , d' une voix algide , Cap dit : – Pardon , mademoiselle , il est véridique que j' ai couché avec vous le lundi de la semaine dernière ... – ... – Ne m' interrompez pas . – ... – ... Mais , vous -même , n' avez -vous pas couché avec moi , cette nuit ? – Et alors ? – Alors , nous sommes quittes . Et Cap regagna son petit hôtel de la rue Julot , en proie à la plus grande quiétude morale . À ce récit , un sourire d' incrédulité fleurit sur mes lèvres et de petites lueurs de rigolade avivèrent l' éclat de mon regard . Cap , mon interlocuteur , ne se démonta point ; il se contenta d' appeler le garçon du bar et de commander « Two more » , ce qui est la façon américaine de dire : « Remettez-nous ça » , ou plus clairement : « Encore une tournée . » Le barman nous remit donc deux mint-julep ( 1 ) . Je connais le Captain Cap depuis pas mal de temps ; j' ai souvent l' occasion de le rencontrer dans ces nombreux américan bars qui avoisinent notre Opéra national et l' église de la Magdeleine ; je suis accoutumé à ses hyperboles et à ses bluffages , mais cette histoire -là , vraiment , dépassait les limites permises de la blague canadienne . ( Les Canadiens , charmants enfants , d' ailleurs , sont , comme qui dirait , les Gascons transatlantiques , et Cap a beaucoup du caractère canadien . ) Cap me racontait froidement qu' on venait de découvrir , à six milles d' Arthurville ( province de Québec ) , une carrière de charcuterie ! J' avais bien entendu et vous avez bien lu : une carrière de charcuterie ! de meat-land ( terre de viande ) , comme ils disent là-bas . Je résolus d' en avoir le cœur net , et le lendemain matin , je me présentais au commissariat général du Canada , 10 , rue de Rome . En l' absence de M . Fabre , l' aimable commissaire , je fus reçu -- fort gracieusement , je dois le reconnaître -- par son fils Paul et l' honorable Maurice X ... , un jeune diplomate de beaucoup d' avenir . -- Le meat-land ! se récrièrent ces gentlemen . Mais rien n' est plus sérieux ! Comment ! vous ne croyez pas au meat-land ? Je dus confesser mon scepticisme . Ces messieurs voulurent bien me mettre au courant de la question et j' appris que le Captain Cap n' avait rien exagéré . Aux environs d' Arthurville , existait , en pleine forêt vierge ( elle était vierge alors ) , un énorme ravin en forme de cirque , formé par des rocs abrupts et tapissés ( à l' instar de nos Alpes ) de mille sortes de plantes aromatiques , thym , lavande , serpolet , laurier-sauce , etc . Cette forêt était peuplée de cerfs , d' antilopes , de biches , de lapins , de lièvres , etc . Or , un jour de grande chaleur et d' extrême sécheresse , le feu se mit dans ces grands bois et se propagea rapidement par toute la région . Affolées , les malheureuses bêtes s' enfuirent et cherchèrent un abri contre le fléau . Le ravin se trouvait là , avec ses rocs abrupts mais incombustibles . Les animaux se crurent sauvés ! Ils avaient compté sans l' excessive température dégagée par ce monumental incendie . Cerfs , antilopes , biches , lapins , lièvres , etc . , se précipitaient par milliers dans ce qu' ils croyaient le salut et n' y trouvaient que la mort par étouffement . Non seulement ce gibier mourut , mais il fut cuit . Tant que la température ne fut pas revenue à sa norme , toute cette viande mijota dans son jus ( ainsi que l' on procède dans les façons de cuisine dites à l ' étouffée ) . Les matières lourdes : os , corne , peau , glissèrent doucement au fond de cette géante marmite . La graisse plus légère monta , se figea à la surface , composant , de la sorte , une couche protectrice . D' autre part , les petites herbes aromatiques ( à l' instar de celles de nos Alpes ) parfumèrent ce pâté et en firent un mets succulent . Ajoutons qu' un dépôt de meat-land doit prochainement s' installer à Paris , dans le vaste immeuble qui fait le coin de la rue des Martyrs et du boulevard Saint-Michel . Une Société est en voie de formation pour l' exploitation de cette substance unique . Nous reviendrons sur cette affaire , une affaire de tout premier ordre sur laquelle nous appelons d' ores et déjà l' attention de la petite épargne . – Moi , dit le docteur V ... , le cas le plus curieux d' autosuggestion que j' aie jamais vu , c' est voilà cinq ou six ans . Extrêmement curieux , même ! – Contez-nous cela , docteur . V ... , qui joint à une science encyclopédique l' aménité la plus parfaite , nous dit cette histoire : « On avait pas mal liché , ce jour -là . Nous fêtions la thèse d' un de nos amis et nous la fêtions copieusement , ma foi . Tout le monde était plus ou moins pompette , mais celui qui détenait le record de la cuite , c' était certainement un de nos camarades , paresseux incoercible , et noceur effréné , que je désignerai par l' initiale Y , bien que ce brave garçon n' ait jamais triché de sa vie . « Le pauvre Y ... , sur le coup de minuit , était gris comme tout un escadron de bourriques à Robespierre . Ses fantaisies , presque toutes d' un goût contestable , nous faisaient expulser des brasseries du Quartier . Heureusement qu' il existe dans ces arrondissements un jeu assez complet de caboulots , de sorte que de très longs laps ne s' écoulaient pas sans que nous bussions des spiritueux variés . « À la Source , n' eut-il pas l' idée de se déchausser et , au risque d' attraper une brave congestion , de prendre un bain de pied dans un petit bassin où s' ébattaient des écrevisses ! « Et puis , il commanda une soupe à l' oignon et la déversa généreusement dans le susdit bassin , sous le prétexte que le gravier constituait une nourriture insuffisante à ces petits crustacés . « À un moment , Y ... plus gris que jamais , se leva pour aller je ne sais où . Croyant sortir de la salle , il se heurta à une glace , aperçut son image , et , alors , ce fut inénarrable ! « -- Ah ! te voilà , cochon ! s' écria-t-il , s' adressant à son reflet ... Eh bien ! tu es joli ... Tous mes compliments ! ... Te voilà encore saoul ! ... Ne dis pas non . Tu ne tiens pas debout . Eh bien , mon salaud , celui qui t' a payé ça pour une chopine , ne t' a pas volé ! ... Ah ! tu es propre , avec ton gilet débraillé , ta cravate défaite , ton col déboutonné , tes cheveux emmêlés ! ... Tu n' es pas honteux , à ton âge ? « Et puis , une petite pause , pendant laquelle il se foudroya véritablement de son regard fixe . Il reprit : « -- Et pendant que tu te saoules à Paris , tes pauvres parents travaillent en province , pour t' envoyer de l' argent . Crapule , va ! ... Feignant ! ... Saloperie ! ... Écoute bien ce que je vais te dire . « Et alors , toujours s' adressant à son reflet dans la glace , ses paroles prirent un ton d' autorité inexprimable ! « -- Écoute bien : Tu vas filer te coucher , tout de suite . Demain matin , tu te lèveras de bonne heure , tu te mettras à travailler , et tu ne reficheras pas les pieds au café ... Si je t' aperçois dans un caboulot quelconque , je te prends par la peau du cou , et je te jette sur le trottoir ... Allons , file , saligaud ! Et que je ne te revoie plus ! « D' un pas de somnambule , Y ... revint vers nous , prit son chapeau et sa canne . Il sortit . « Nous croyions tous à une bonne charge . Pas du tout ! Nous ne le revîmes plus jamais au café . En six mois , il passa ses derniers examens et sa thèse . -- À l' heure qu' il est , il est professeur à la Faculté de médecine de Nancy . « L' image de son regard dans la glace l' avait mis en état d' hypnose et il s' était fait suggérer à lui -même par son propre reflet de ne plus boire et de travailler ! » Tous , nous avions écouté cette histoire avec beaucoup d' intérêt . Le Captain Cap , surtout , semblait vivement ému . – Croyez -vous , demanda-t-il au docteur , que ce procédé me réussirait , à moi ? – Pourquoi pas ? dit V ... Vous pouvez toujours essayer . Cap se leva , se dirigea vers une glace , se lança des regards terribles , et se traita comme le dernier des derniers . Toutes les injures des deux continents y passèrent . Tantôt Cap s' insultait en français , tantôt en anglais , et quelquefois en une langue parlée au sein d' une peuplade dont je soupçonne Cap d' être le seul membre . Quand le répertoire fut épuisé , Cap prit son chapeau , son pardessus et sortit sans dire un mot . – Ce serait drôle , fit l' un de nous , si Cap se mettait à travailler dès demain matin et qu' il devînt professeur à la Faculté de médecine de Nancy ! Malheureusement , cette illusion croula le soir même . Revenant chez moi et passant devant la brasserie Pousset , j' eus l' idée d' entrer voir si la Princesse Pâle , d' aventure , ne m' y attendait point ( 1 ) . Pas de Princesse Pâle ! ( Dans les bras d' un autre , sans doute . ) Mais , par contre , qu' aperçus -je , confortablement installé devant une eiffellesque pile de soucoupes ? Vous l' avez déjà deviné . Mon vieux Captain Cap . Il m' offrit un demi de la meilleure grâce du monde et conclut philosophiquement : – Qu' est -ce que vous voulez ? L' autosuggestion ne réussit pas à tous les tempéraments . À ce moment le Captain Cap crut devoir prendre un air mystérieux . Et comme , en nos yeux , s' allumait la luisance de l' anxiété : – Ne m' en blâmez pas , dit le Captain , je ne dirai rien de plus . Mon ORDRE me le défend ! Le Captain Cap appartient à un Ordre bien extraordinaire et d' une commodité à nulle autre seconde . À toute proposition qui lui répugne le moins du monde , le Captain Cap objecte froidement : – Je regrette beaucoup , mon cher ami , mais mon Ordre me le défend ! Et il ajoute avec un sourire de lui seul acquis : – Ne m' en blâmez pas . Cependant et tout de même , Cap grillait de parler . On affecta de s' occuper d' autre chose , et , bientôt , le Captain dit : – Un sujet épatant ! À seule fin de connaître la suite de l' histoire , nul de nous , machiavéliquement , ne s' avisa de sourciller . – Imaginez -vous ... s' obstina Cap . Ennuyés semblâmes-nous de cette insistance . Alors Cap lâcha ses écluses . Il s' agissait d' une petite bonne femme de Montmartre , jolie comme un cœur , une petite bonne femme épatante ! On l' endormait comme ça , là , v'lan ! Et ça y était ! Un sujet épatant , je vous dis ! Une fois endormie , elle n' était plus qu' un outil de cire molle entre les doigts de votre volition , si , toutefois , nous osons nous exprimer ainsi . Si on voulait , on irait ce soir . On y alla . De sa rude main droite d' homme de mer , Cap prit les menues menottes de la petite bergère montmartroise , et de l' autre opéra certaines passes connues de lui seul . Un , deux , trois ... ça y est ! Elle dort . Alors Cap sortit de sa poche une pomme de terre crue et une goyave . Ayant pelé l' une et l' autre , et présentant au sujet un morceau de pomme de terre crue , il dit d' une voix forte où trépidait la suggestion : – Mangez cela , c' est de la goyave ! L' enfant n' eut pas plus tôt mastiqué une parcelle du tubercule cher à Parmentier qu' elle en manifesta un grand dégoût . Et même elle le cracha , grimaceuse en diable . Un sourire sur les lèvres , Cap changea d' expérience . Ce fut la goyave qu' il présenta à la jeune personne , en lui disant d' une voix non moins forte : – Mangez cela , c' est de la pomme de terre crue . L' enfant n' eut pas plus tôt mastiqué une parcelle de ce fruit délicieux qu' elle en redemanda . Y passa la totale goyave . Si vous vous imaginez que Cap fut le moins du monde désarçonné par ce résultat non prévu vous commettez une erreur grave . Et , sortant de la maison , le Captain nous dit sur un ton du plus vif intérêt scientifique : – Est -ce curieux , hein , le cas de dépravation de cette petite , qui adore la pomme de terre crue et ne peut sentir la goyave ? – Dites -moi , mon cher Allais , vous est-il jamais venu à l' esprit l' idée de faire couver des œufs de hareng saur par une autruche empaillée ? – Jamais , mon cher Cap , au grand jamais , je vous le jure ! -- Eh bien , c' est exactement l' occupation à laquelle se livre M . Carnot ( 1 ) en ce moment . – M . Carnot ? – M . Carnot lui -même . – M . Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ? – Parfaitement , mon cher ! – En ce cas , Captain , permettez -moi de vous dire que c' est là un divertissement indigne d' un homme de l' âge et de la situation de M . Carnot ! – Et que voulez -vous que l' Europe pense d' une grande République dont le premier magistrat passe son temps à faire couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées ? – Ah ! tout cela , mon pauvre Cap , n' est point pour faire reprendre les affaires ! – Ni pour amener le désarmement sans lequel ne pourraient se produire nulle détente et nulle prospérité . – Bien sûr ! – Quand je dis que M . Carnot fait couver des œufs de hareng saur par des autruches empaillées , il ne faut pas , bien entendu , prendre mon allégation au pied de la lettre . C' est une simple image que j' entends employer , un symbole , dirait Moréas . -- Symbole , priez pour nous ! Et pendant que le garçon du bar nous servait , car nous nous sentions très déprimés , chacun un gin-flip ( 1 ) , le Captain Cap reprit : – Nous parlions de désarmement général , tout à l' heure ... Savez -vous ce qui l' empêche , le désarmement , encore plus que la question d' Alsace-Lorraine ? – Dites-le -moi , et , après , je le saurai . – Ce qui empêche le désarmement , c' est la préoccupation de l' équilibre européen , et l' équilibre européen tient tout entier dans la question des Dardanelles et la question des Balkans . – C' est mon avis . – Les croyez -vous insolubles , ces deux questions ? – Bien délicates à résoudre , tout au moins . – Pas tant que ça , mon cher Allais , pas tant que ça ! – Je suis persuadé , mon cher Cap , que ce ne serait pour vous qu' un simple jeu d' enfant , mais pour les autres ! – Vous l' avez dit , un simple jeu d' enfant ... Et pourtant j' y travaille depuis trois ans , à la solution de ce double problème ! – Trois ans ? – Oui , trois ans ! Depuis trois ans , grâce à des cartes admirablement dressées par un personnel à moi , je calcule le jaugeage des Dardanelles . – Le jaugeage ? ... – Oui , le jaugeage , c' est-à-dire , si vous aimez mieux , leur volume intérieur ... D' autre part , j' ai calculé le cube à peu près exact des Balkans . – Tout cela n' est point une petite affaire . – Je t' écoute ! ... Je suis arrivé à cette constatation que le cube des Balkans est sensiblement le même que la jauge des Dardanelles . – En sorte que ? ... – En sorte que , c' est bien simple : Je f ... les Balkans dans les Dardanelles , et voilà ! – Et voilà tous mes compliments , Cap ! – Ainsi , les Balkans sont rasés , les Dardanelles comblées , plus de Dardanelles , plus de Balkans ! Plus de ces questions irritantes pour l' équilibre européen ! La paix assurée , le désarmement , la prospérité , le bonheur de tous . – Et vous croyez bonnement , Cap , que l' Angleterre vous laissera faire ? – L' Angleterre ? Ici , Cap devint mystérieux . Il explora les alentours , s' assurant que nulle oreille suspecte ne se tendait près de nous . -- L' Angleterre ? reprit-il . Je sais de source certaine que si l' Angleterre lève seulement le petit doigt , vous entendez , le pe-tit-doigt , le Péloponnèse est bien disposé à faire un exemple ! – Le Péloponnèse ? – Allié au Jutland , bien entendu . Bien que l' heure ne fût pas , à vrai dire , encore très avancée , une soif énorme étreignait les gorges du Captain Cap et de moi ( triste conséquence , sans doute , des débauches de la veille ) ( 1 ) . D' un commun accord , nous eûmes vite défourché notre tandem , cependant que notre regard explorait l' horizon . Précisément , un grand café d' aspect très chic se présenta . Malgré l' apparence fâcheusement européenne de l' endroit , tout de même nous consentîmes à boire là . – Envoyez -moi le stewart ! commanda Cap . – À votre disposition , monsieur ! s' inclina le gérant . – Donnez-nous deux grands verres . – Voilà , monsieur . -- Je vous dis deux grands verres , et non point deux dés à coudre . Donnez-nous deux grands verres . – Voilà , monsieur . – Enfin ! ... Du sucre , maintenant . – Voilà , monsieur . – Non , pas de ces burlesques morceaux de sucre ... Du sucre en grain . – Voilà , monsieur . – Pas , non plus , de ce sucre de la Havane qui empoisonne le tabac . – Mais , monsieur ... – J' exige du sucre en grain des Barbades . C' est le seul qui convienne au breuvage que je vais accomplir . – Nous n' en avons pas d' autre que celui -là . – Triste ! Profondément triste ! Enfin ... Et Cap jeta au fond de nos verres quelques cuillerées de sucre qu' il arrosa d' un peu d' eau . – Et maintenant , deux citrons ! – Voilà , monsieur . Cap jeta un regard de profond mépris sur les citrons apportés . – C' est cela que vous appelez des citrons ? – Mais monsieur ... – Apportez -moi deux autres citrons . – Voilà , monsieur . Ici , Cap entra dans une réelle fureur : -- Je vous demande deux autres citrons ! ... Entendez -vous ? Deux autres citrons ! Deux autres ! Non point two more , mais bien two other ! Des citrons autres que ceux que vous avez eu le toupet de m' offrir . Vous me f ... -là des limons de Sicile ! alors que je rêve uniquement de citrons provenant de l' île de Rhodes ... Avez -vous des citrons provenant de l' île de Rhodes ? – Pas pour le moment . – Ah ! c' est gai ! Enfin ... Et Cap exprima dans nos verres le jus des limons de Sicile . – Du gin , maintenant ! Quel gin avez -vous ? -- Du Anchor gin et du Old Tom gin . -- Du vrai Anchor ? – Du vrai . -- Du vrai Old Tom ? – Du vrai . -- Et du Young Charley gin ? Est -ce que vous en avez ? – Je ne connais pas ... -- Alors , vous ne connaissez rien . Enfin ... Et Cap , à chacun , nous versa une copieuse ( ah ! que copieuse ! ) rasade de Old Tom gin . – Remuons ! ajouta-t-il . À l' aide d' une longue cuiller , nous agitâmes ce début de mélange . – De la glace , maintenant ! – Voilà , monsieur . – De la glace , ça ? – Mais parfaitement , monsieur ! – D' où vient cette glace ? – De l' usine d' Auteuil , monsieur ! – L' usine d' Auteuil ? Elle est peut-être admirablement outillée pour fournir de l' eau bouillante à la population parisienne , mais elle n' a jamais su le premier mot du frigorifisme . Vous pouvez aller lui dire de ma part ... – Mais , monsieur ! – D' ailleurs , je ne connais qu' une glace vraiment digne de ce nom : celle qu' on ramasse l' hiver dans la Barbotte ! – Ah ! – Oui , la Barbotte ! La Barbotte est une petite rivière qui se jette dans le Richelieu , lequel Richelieu se jette dans le Saint-Laurent ... Et savez -vous le nom de la petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent ? – Ma foi , monsieur ... – Ah ! vous n' êtes pas calés en géographie , vous autres Européens ! La petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent s' appelle Sorel ... Et surtout , n' allez pas confondre Sorel en Canada avec la très jolie et très séduisante Cécile Sorel ou avec Albert Sorel , l' éminent et très aimable académicien ! ni le fils d' icelui , Albert-Émile Sorel ! Jurez -moi de ne pas confondre ! – Volontiers , monsieur ! – Alors , donnez -moi votre sale glace de l' usine d' Auteuil . – Voilà , monsieur ! Et Cap mit en nos breuvages quelques-uns de ces factices icebergs . – Vous n' avez plus , désormais , qu' à nous apporter deux bouteilles de soda ... Quel soda détenez -vous , ici ? -- Mais ... le meilleur ! Du schweppes ! -- Ah ! Seigneur ! Éloignez de moi ce calice ! Du schweppes ! ... Certainement , le schweppes n' est pas une marque dérisoire de soda , mais auprès de celui que fabrique mon vieux old fellow Moonman de Fall-River , le schweppes-soda n' est qu' un fangeux , saumâtre et miasmatique breuvage ! ... Enfin ... Donnez-nous tout de même du schweppes ! – ... Dit mon père , hugolâtrai -je . C' était fait ! Nous n' avions plus qu' à lamper notre drink , largement , comme font les hommes libres , forts , rythmiques et qui ont la dalle en pente ... ... Quand le gérant eut l' à jamais regrettable l' idée de nous apporter des chalumeaux , d' admirables chalumeaux , d' ailleurs . La combativité de Cap n' en demandait pas davantage . – Ça , des pailles ! fit-il avec explosion . – Mais , monsieur ... – Non , ça , ça n' est pas des pailles ! C' est de la paille , et de la paille périmée , sortant de dessous -- saura-t -on jamais ? -- quelles innommables vaches ! Je n' ai point accoutumé à boire avec des résidus de purin . En allons-nous , mon ami , en allons-nous ! Cap jeta sur le marbre de la table une suffisante pièce de cent sous , et nous partîmes vers le prochain mastroquet , où nous nous délectâmes à la joie d' une chopine de vin blanc , un peu de gomme et un demi-siphon ! En arrivant à Nice , le Captain Cap et moi , deux affiches murales se disputèrent la gloire d' attirer notre attention . ( La phrase que je viens d' écrire est d' une syntaxe plutôt discutable . On ne dirait vraiment pas que j' ai fait mes humanités . ) Celle de ces deux affiches qui me charma , moi , en voici la teneur : X ... , PÉDICURE TELLE RUE , TEL NUMÉRO LE SEUL PÉDICURE SÉRIEUX DE NICE Jamais , comme en ce moment , je ne sentis l' horreur de toute absence , sur mes abatis , de cors , durillons , œils de perdrix et autres stratagèmes . Avoir sous la main un artiste qui , non content d' être sérieux , tient en même temps à être le seul sérieux d' une importante bourgade comme Nice , et ne trouver point matière à l' utiliser ! regrettable , ah ! que ! ... Cap me proposa bien un truc qu' il tenait d' une vieille coutume en usage chez les femmes de saura-t -on jamais quel archipel polynésien , lesquelles femmes font consister tout leur charme à détenir le plus grand nombre possible de durillons sur les parties du corps les moins indiquées pour cette fin . Je ne crus point devoir accepter , pour ce que ce jeu n' en valait point la chandelle , et nous passâmes à un autre genre de sport . Celle des affiches murales que préféra Cap , annonçait à Urbi , Orbi and C ° , que tout individu , titulaire d' une petite somme variant entre vingt-cinq centimes et un franc , pouvait s' offrir le spectacle d' un orang-outang , autrement dit , messieurs et dames , le véritable homme des bois , le SEUL , ( tel mon pédicure du début ) ayant paru en France depuis les laps les plus reculés . Une gravure complétait ce texte , une gravure figurant le buste du quadrumane , et autour de cette gravure , ainsi qu' une inscription de médaille , s' étalaient ces mots , circulairement : Je m' appelle Auguste : 10 , 000 francs à qui prouvera le contraire ! Dix mille francs à qui prouvera le contraire ! Le contraire de quoi ? Que le monstre en question fût un véritable orang-outang , un authentique homme des bois , ou simplement qu' il s' appelât , de son vrai nom , Auguste ? Pour l' âme limpide de Cap , nul doute ne savait exister . Il s' agissait de démontrer que ce singe ridicule ne s' appelait pas Auguste , de toucher les 500 louis et d' aller faire sauter la banque à Monte-Carlo ! Ah ! mon Dieu , ça n' était pas bien compliqué ! Et Cap ne cessait de me répéter : – Je ne sais pas , mais quelque chose me dit que cet orang ne s' appelle pas Auguste . – Dam ! – Pourquoi dam ? Ce sale gorille n' a pas une tête à s' appeler Auguste . – Dam ! – Allais , si vous répétez encore une seule fois ce mot dam , je vous f ... un coup d' aviron sur la g ... ! Tout ce qu' on voudra sur la g ... , hormis un aviron ! Telle est ma devise . Je n' insistai point et nous parlâmes d' autre chose , en savourant le mannhattan cocktail ( 1 ) du bon accord . Le soir même , Cap filait sur Antibes , regagnant son yacht , le Roi des Madrépores , et je demeurai une grande quinzaine sans le revoir . Un matin , je fus réveillé par de grands éclats de voix dans mon antichambre : le clairon triomphal du Captain ébranlait mes parois . – Ah ! ah ! proclamait Cap , je les ai , les preuves , je les tiens ! – Les preuves de quoi ? m' étirai -je en ma couche . – Je savais bien que ce sale chimpanzé ne s' appelait pas Auguste ! – Ah ! – Je viens de recevoir une dépêche de Bornéo , sa ville natale . Non seulement il ne s' appelle pas Auguste , mais encore il s' appelle Charles ! – Diable , c' est grave ! ... Et dites -moi , mon cher Cap , pensez -vous alors que Charles , l' orang de Nice , soit parent de Charles Laurent , de Paris ? – Dans votre conduite , mon cher Alphonse , le ridicule le dispute à l' odieux ... J' ai reçu de notre consul à Bornéo toutes les pièces établissant , incontestablement , que le grand singe du Pont-Vieux s' appelle Charles . Vite , levez -vous et allons chez un avoué . À nous les 10 , 000 francs ! Mon notaire de Nice , M . Pineau , qui passe à juste titre pour l' un des plus éminents jurisconsultes des Alpes-Maritimes , nous donna l' adresse d' un excellent avoué , et notre papier timbré fut rédigé en moins de temps qu' il n' en faut pour l' écrire . Mais , hélas ! la petite fête foraine du Pont-Vieux était terminée . Le faux Auguste , sa baraque , son barnum , tout déménagé à San-Remo , sur la terre d' Italie ; et l' on n' ignore point que la loi italienne est formelle à cet égard : interdiction absolue de rechercher l' état civil de tout singe haut de 70 centimètres et plus . Vous n' êtes pas sans avoir remarqué , mesdames et messieurs , qu' on a donné le nom de Midi à la partie méridionale de la France . Je vais dans le Midi . J' arrive du Midi . Les médecins lui ont conseillé d' aller passer l' hiver dans le Midi . Il a l' accent du Midi , etc . , etc . Telles sont les courantes locutions qu' on entend chaque jour et contre lesquelles personne , je gage , n' a songé à protester , tant cette appellation semble naturelle à tous . Pourquoi cela , je vous le demande ? Pourquoi , seules , les contrées du Sud bénéficieraient -elles de cette dénomination alors que pas un autre pays de France ne s' appelle le Minuit ou le Quatre heures moins le quart ? Je le répète , cet état de choses ne répond pas aux idées de justice que nous portons tous au cœur , et je vais avoir l' honneur de vous présenter un petit projet qui supprimerait cette partialité flagrante . Je divise la France ( idéalement , bien entendu , car elle est assez divisée comme ça , la pauvre bougresse ) en douze tranches latitudinales , dont chacune porte le nom d' une heure de l' horloge . Le Midi sera toujours le Midi ; la tranche située immédiatement au-dessus s' appellerait l ' Onze heures , celle d' au-dessus le Dix heures , et ainsi de suite jusqu' au Nord . La dernière tranche ( ultima ratio ) , celle située le plus au nord s' appellera , par conséquent , l ' Une heure . Chacune de ces tranches à son tour sera divisée en 60 petites tranchettes représentant chacune une minute . Cette terminologie vous semble un peu bizarre , parce que vous n' êtes pas habitués ; mais , la première fois qu' un homme a dit : « Moi , je suis du Midi » , cette phrase a paru bien drôle aussi , soyez -en convaincus . Mais ce n' est pas tout : de même que nous avons partagé la France en large , nous allons maintenant la diviser en long , c' est-à-dire dans le sens des longitudes . Nous formons ainsi sept zones qui porteront chacune le nom d' un jour de la semaine , à commencer par les parages de Brest , qui s' appelleront Lundi , pour terminer à nos frontières de l' Est , là-bas , qui répondront au nom de Dimanche ( 1 ) . Nous déterminerons ainsi des tas de petits carrés dont le seul énoncé indiquerait exactement la situation , beaucoup plus clairement qu' avec la vieille et ridicule mode des degrés de longitude et de latitude . Paris , par exemple , si je ne me trompe , se trouverait dans le Jeudi -- Cinq heures vingt . Mon projet , comme vous le voyez , est simple , trop simple même pour être adopté par ces messieurs du gouvernement . J' aperçois d' ici la tête du directeur du Bureau des Longitudes . Avez -vous vu , dans Barcelone , une grosse légume hausser les épaules ? ( Hilarité générale . ) – Qu' apprends -je à l' instant , mon cher Cap ; c' est vous qui détenez le record du millimètre ? -- Parfaitement , mon cher , on ne vous a pas trompé ; c' est bien moi , à l' heure actuelle , qui détiens le record du millimètre non seulement pour la France , mais encore pour l' Europe et l' Amérique . Un Australien vient de le battre , paraît-il , mais mon excellent ami et collaborateur Recordman me conseille d' attendre confirmation de cette soi-disant victoire . Je vous donne avec plaisir les quelques renseignements que vous sollicitez . La machine que je monte est un vélocipède en bois , construit en 64 par un charron des environs de Pont-l'Évêque , malheureusement mort depuis . La marque est devenue relativement rare sur le marché et je ne connais guère , pour posséder une machine semblable à la mienne , que M . Paul de Gaultier de la Hupinière , un des plus joyeux esthètes de Flers ( Orne ) . À l' époque où ces machines furent construites , Dunlop était un tout petit garçon et Michelin tétait encore , de sorte que les pneumatiques se trouvèrent alors provisoirement remplacés par un mince ruban de tôle qui , moins souple , peut-être , que le caoutchouc , possède sur cette substance l' avantage d' une rare coriacité . Pour la tôle , cher ami , les cailloux du chemin ne sont qu' un jeu d' enfant , et les tessons de bouteilles , à peine une diversion . Je détiens le record du millimètre sur piste et sur route . Je l' ai accompli sur piste , sans entraîneurs , en moins de 1 / 17 000e de seconde . Sur route , mon temps est un peu plus long : 1 / 14 000e de seconde . Je dois ajouter que , dans cette dernière épreuve , j' eus contre moi un vent épouvantable , doublé d' une pluie torrentielle . Et puis -- peut-être devrais -je passer ce détail sous silence -- mes entraîneurs MM . X ... et Y ... à la suite d' une absorption sans doute excessive de whisky stone fence ( 2 ) se trouvaient ivres-morts , comme par hasard . Je compte , d' ailleurs , battre mon propre temps , dans le courant de septembre prochain . En cette prévision , je m' entraîne sérieusement , travaillant quatorze heures par jour , moitié sur une descente de lit ( représentant un tigre dans les jungles ) , moitié sur sable mouillé . Ma nourriture se compose exclusivement de rogue de limande très peu cuite , que j' arrose avec une infusion de chiendent coupée d' un bon tiers de queues de cerises . Quelle est mon attitude sur la machine ? me demandez -vous . À cet égard , j' ai toujours suivi un vieux dicton de l' École de Saverne que ma grand-mère me répétait souvent , au temps de mon enfance , et dont je n' ai jamais cessé de bien me trouver : Rigide comme un cyclamen Chevauchez votre cycle . Amen ! J' évite donc de me pencher sur le guidon et tout le haut de mon corps tend , sans affectation , à se rapprocher de la verticale . Voilà , mon cher Allais , les quelques détails que vous avez sollicités de mon obligeance bien connue et de ma courtoisie dont l' éloge n' est plus à faire . Pour les renseignements complémentaires , consultez mon prochain ouvrage ( sous presse ) : Les Confessions d' un enfant du cycle . – Je n' y manquerai point . -- Mais ce record n' est pas le seul que j' émets la prétention de détenir . J' ai pioché sérieusement et réussi , à moins de réclamations ultérieures , celui du gnon . -- Le record du gnon ? – Parfaitement ! Et Cap s' exprime de la sorte : « Pour un cycliste , savoir se tenir sur sa machine est d' une bien petite importance ; mais savoir en tomber en possède une plus grande . Les gens intelligents le comprendront sans peine . ... Grâce à un entraînement consciencieux et journalier , j' ai obtenu les résultats suivants , sur piste : Pour la minute , 18 chutes 3 / 8 ; pour l' heure , 1097 chutes ; 69 pour le mètre et 7830 pour le kilomètre . ... Mon procédé : j' ai commencé par me garnir le corps de coussins formés de vieux pneumatiques , dont j' ai graduellement diminué l' épaisseur . Peu à peu , je les regonflai en remplaçant l' air par des billes de bicyclettes . Aujourd'hui , je suis très en forme , et je suis tombé , hier , sur une pile de bouteilles que j' ai littéralement broyées sans me causer la moindre égratignure ... Ma machine : une simple roue de voiture à bras , avec guidon à contrepoids pour accélérer la chute . Axe fixe . Jamais d' huile . » Suivent quelques détails qui pourraient fatiguer le lecteur peu habitué aux spéculations techniques . Le Captain Cap se met à la disposition de n' importe quel quidam pour un match relatif au gnon que cet individu lui proposerait . Le record du temps pour la descente de l' escalier de six étages serait également détenu , si nous l' en croyons , par notre intrépide et sportif ami . Laissons -lui la parole . – ... Par goût autant que par hygiène , je fais du pédestrianisme à outrance . Le Juif-Errant , dont vous faites votre Dieu , n' est , auprès de moi , qu' un lourdaud cul-de-plomb . Pas de sport sérieux , n' est -ce pas ? sans entraîneurs . Or , mes minces ressources actuelles ( 1 ) m' interdisent de rémunérer de tels tiers . Aussi , qu' ai -je imaginé ? Ne cherchez pas . J' ai imaginé de prendre comme entraîneur le premier venu , le dernier venu , n' importe qui , vous , le général Brugère , l' abbé Lemire , Carolus Duran , je m' en fiche . J' emboîte le pas de l' être choisi , et je m' en vais . L' être choisi s' aperçoit tout de suite du manège . Il accélère son allure . Moi la mienne . Et nous voilà partis , menant un train du diable . Des fois , je tombe sur un individu mal indiqué pour ce genre de solidarité . Des cannes se brisent sur ma physionomie , de lourdes mains s' appesantissent sur mon faciès . Plus souvent qu' à mon tour , je rentre chez moi titulaire d' un visage qui n' est plus qu' une bouillie sanguinolente . Toutes choses excellentes pour me faire conserver le record du gnon ! Qu' importe ? Mais me voilà bien loin de mon record ... J' y reviens ... Mais , d' abord un petit thunder ( 1 ) , voulez -vous ? – Volontiers . – Hier donc , l' idée me vint de prendre , au lieu d' un entraîneur , une entraîneuse . Justement , une jolie petite blonde ! Et allez donc ! Malheureusement , je m' emballai dans le rush final , j' enfilai les six étages derrière ma petite blonde en moins de temps qu' il n' en faut pour l' écrire , et je tombai sur le mari de la petite blonde . Ou plutôt , ce fut le mari de la petite blonde qui tomba sur moi . Sans rien perdre de mon sang-froid , je consultai ma montre à ce moment précis : il était 5 h . 17 m . 34 s . Quand j' arrivai au bas de l' escalier , la curiosité me poussa à me rendre compte de la nouvelle heure qu' il pouvait bien être . Voici exactement : 5 h . 17 m . 41 s . Une simple soustraction m' avisa que j' avais dévoré les six étages de la petite blonde en sept secondes , soit un peu plus d' une seconde par étage . – Ce qui , entre nous , mon cher Cap , est un résultat splendide . – Que je tâcherai de perfectionner encore . Le flamboiement inaccoutumé de Mars -- uniquement dû , d' ailleurs , à la générale adoption du bec Auer ( 1 ) par les habitants de cette planète -- a remis sur le tapis de l' actualité la toujours intéressante question des communications inter-astrales . Si véritablement des mondes animés grouillent au sein des astres environnants , comment leur faire signe , comment les aviser que la terre , notre petite terre chérie , est peuplée d' êtres intelligents ( je parle de mes lecteurs ) , fort capables d' entrer en communication avec eux ? Charles Cros avait été très préoccupé de cette question et il publia un petit mémoire fort curieux en lequel il proposait un système de signaux lumineux , commençant sur un rythme très simple pour arriver à des rythmes plus compliqués , mais très susceptibles d' être perçus et compris par des bonshommes d' organisation cérébrale analogue à la nôtre . Tout cela est fort joli ; mais pour faire d' utiles signaux à des gens , encore faut-il que ces gens soient avertis de votre manège ou , seulement , vous regardent au moment où vous vous occupez d' eux . Si quelqu'un de vos amis , une supposition , passe sur l' autre trottoir du boulevard et que vous désiriez échanger avec lui quelques propos piquants , vous attirerez son attention ; comment ? Avec un beau geste ? Oui , s' il vous regarde en ce moment , c' est parfait mais , sinon ? En l' appelant ? Voilà ce que je voulais vous faire dire ! ... En l' appelant . Si les Martiens ou les Sélénites nous tournent le dos en ce moment , il faut crier très fort pour qu' ils se retournent . Vous voyez d' ici le projet . Mobiliser , pendant une heure , toute l' espèce humaine , tous les animaux , toutes les cloches , tous les pistolets , fusils , canons , toutes les assemblées délibérantes , tous les orchestres , depuis celui de Lamoureux jusqu' à la Musique municipale de Honfleur et la fanfare de la reine de Madagascar , etc . , etc . , les pianos , les belles-mères , en un mot tous êtres ou objets capables de produire du son . À la même heure ( au même instant plutôt , car l' heure est relative ) , tout ce monde , bêtes et gens , se mettrait à gueuler comme des sourds , les cloches du monde entier entreraient en branle , les pistolets , fusils , canons tonneraient , etc . , etc . Ce joli petit chambard durerait une heure durant . Après quoi , chacun n' aurait pas volé d' aller se coucher sur les deux oreilles , si par hasard elles se trouvaient encore à leur place . On n' aurait plus qu' à attendre . Mars étant séparé de la Terre par une distance de ... lieues , le son parcourant ... lieues à la seconde , les Martiens entendraient donc notre concert au bout de ... heures ... minutes ... secondes . Au bout d' un laps double de ce temps , plus le temps moral pour l' organisation de la réponse , si nous n' entendons aucune clameur astrale , c' est que les Martiens sont sourds , tels des pots , ou qu' ils se fichent de nous comme de leur premier bock ( de bière de Mars ) . Et alors ce serait à vous décourager de l' astronomie . Dimanche dernier , aux courses d' Auteuil , je fis la rencontre du Captain Cap et je ressentis de cette circonstance , une joie d' autant plus vive que je croyais , pour le moment , notre sympathique navigateur en rade de Bilbao . La journée de dimanche dernier n' est pas tellement effondrée dans les abîmes de l' Histoire qu' on ne puisse se rappeler l' abominable temps qui sévissait alors ( 1 ) . -- Mouillé pour mouillé , conclut Cap après les salutations d' usage , j' aimerais mieux me mouiller au sein de l ' Australian Wine Store de l' avenue d' Eylau . Est -ce point votre avis ? – J' abonde dans votre sens , Captain . – Alors , filons ! Et nous filâmes . – Qu' est -ce qu' il faut servir à ces messieurs ? demanda la gracieuse petite patronne . – Ah ! voilà , fit Cap . Que pourrait -on bien boire ? -- Pour moi , fis -je , il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville , en sorte que je vais m' envoyer un bon petit Angler's cocktail ( 1 ) . -- C' est une idée ! Moi aussi , je vais m' envoyer un bon petit Angler's cocktail . Préparez-nous , madame , deux bons petits Angler's cocktails , je vous prie . À ce moment , pénétra dans le bar un homme que Cap connaissait et qu' il me présenta . Son nom , je ne l' entendis pas bien ; mais sa fonction , vivrais -je aussi longtemps que toute une potée de patriarches , je ne l' oublierai jamais . L' ami de Cap s' intitulait modestement : chef de musique à bord du GOUBET ! ( 1 ) Cet étrange fonctionnaire se mit à nous conter des histoires plus étranges encore . Il avait passé tout l' été , affirmait-il , à dresser des moules . – La moule ne mérite aucunement son vieux renom de stupidité . Seulement , voilà , il faut la prendre par la douceur , car c' est un mollusque essentiellement timide . Avec de la mansuétude et de la musique , on en fait ce qu' on veut . – Allons donc ! – Parole d' honneur ! Moi qui vous parle ( et le Captain Cap vous dira si je suis un blagueur ) , je suis arrivé , jouant des airs espagnols sur la guitare , à me faire accompagner par des moules jouant des castagnettes . – Voilà ce que j' appelle un joli résultat ! – Entendons-nous ! ... Je ne dis pas positivement que les moules jouaient des castagnettes ; mais par un petit choc répété de leurs valves , elles imitaient les castagnettes , et très en mesure , je vous prie de le croire . Rien n' était plus drôle , messieurs , que de voir tout un rocher de moules aussi parfaitement rythmiques ! – Je vous concède que cela ne devait pas constituer un spectacle banal . Pendant tout le récit du chef de musique du Goubet , Cap n' avait rien proféré , mais son petit air inquiet ne présageait rien de bon . Il éclata : – En voilà-t -y pas une affaire , de dresser des moules ! C' est un jeu d' enfant ! ... Moi j' ai vu dix fois plus fort que ça ! Le chef de musique du Goubet ne put réprimer un léger sursaut : – Dix fois plus fort que ça ? Dix fois ? – Mille fois ! J' ai vu en Californie un bonhomme qui avait dressé des oiseaux à se poser sur des fils télégraphiques selon la note qu' ils représentaient . – Quelques explications complémentaires nous semblent indiquées . -- Voici : mon bonhomme choisissait une ligne télégraphique composée de cinq fils , lesquels fils représentaient les portées d' une partition . Chacun de ses oiseaux était dressé de façon à représenter un ut * , un ré , un mi , etc . Pour ce qui est des temps , les oiseaux blancs représentaient les blanches , les oiseaux noirs les noires , les petits oiseaux les croches , et les encore plus petits oiseaux les doubles croches * . Mon homme n' allait pas plus loin . – C' était déjà pas mal ! -- Il procédait ainsi : accompagné d' immenses paniers recelant ses volatiles , il arrivait à l' endroit du spectacle . Après avoir ouvert un petit panier spécial , il indiquait le ton dans lequel s' exécuterait le morceau . Une couleuvre sortait du petit panier spécial , s' enroulait autour du poteau télégraphique et grimpait jusqu' aux fils entre lesquels elle s' enroulait de façon à figurer une clef de fa * ou une clef de sol * . Puis l' homme commençait à jouer son morceau sur un trombone à coulisse en osier . – Pardon , Cap , de vous interrompre . Un trombone à coulisse ... en quoi ? – En osier . Vous n' ignorez pas que les paysans californiens sont très experts en l' art de fabriquer des trombones à coulisse avec des brins d' osier ? – Je n' ai fait que traverser la Californie sans avoir le loisir de m' attarder au moindre détail ethnographique . – Alors , à chaque note émise par l' instrument , un oiseau s' envolait et venait se placer à la place convenable . Quand tout ce petit monde était placé , le concert commençait , les volatiles émettant leur note chacun à son tour . La petite patronne ( 1 ) de l ' Australian Wine Store semblait au comble de la joie d' entendre une si mirifique imagination , et comme nous manifestions une vague méfiance , elle se chargea de venir au secours de Cap avec ces mots qu' elle prononça gravement : -- Tout ce que vient de dire le Captain est rigoureusement exact . Moi , je les ai vus , ces oiseaux mélomanes . C' était , n' est -ce pas , Cap ? sur la ligne télégraphique qui va de Tahdblag-town à Loofock-Place . D' un seul coup , Cap lampa le large verre d ' american grog ( 1 ) qu' on venait de lui servir , et me dit : – Alors , ça vous embête tant que ça , la pénible incertitude où vous pataugez ! – Quelle pénible incertitude , dites -moi , Captain ? – De savoir au juste où vont les vieilles lunes ? – Moi ! ... Je vous assure bien , Cap , que les vieilles lunes sont parfaitement libres d' aller où bon leur semble , et que jamais je n' irai les y quérir ! Comme si son oreille eût été de granit , Cap persista : – Et aussi les neiges d' antan , mon pauvre ami ! L' angoisse vous étreint de leurs destinées ! – Ainsi que le poisson d' une pomme , je me soucie des neiges d' antan ... Ah ! certes , Cap , je suis torturé par une hantise , mais d' un ordre plus humain , celle -là , et j' en meurs ! Je croyais que Cap allait s' intéresser à ma peine et m' interroger . Ah ! que non point ! – Et aussi les vieux confetti , n' est -ce pas ? continua-t-il , immuable , vous n' allez pas dire que vous vous en fichez ? Cette fois , je changeai mes batteries d' épaule et , pour déconcerter son parti pris , je feignis de m' intéresser prodigieusement au sort des vieux confetti . – Ah ! les vieux confetti ! m' écriai -je , les yeux blancs . Où vont les vieux confetti ? Cap tenait son homme . – Je vais vous le dire , moi , où vont les vieux confetti . Et pour donner un peu de cœur au ventre de Cap , je priai le garçon de nous servir , car je venais de piger un rhume sérieux , deux ale-flips ( 1 ) bien soignés . – Les vieux confetti ? Il n' y a pas de vieux confetti , ou plutôt , il n' y en aura plus . – Allons donc ! Et comment ce phénomène ? -- À cause de la Nouvelle société centrale de lavage des confetti parisiens , dont je préside le conseil d' administration . – Vous m' en direz tant ! – Rien de plus curieux que le fonctionnement de cette industrie . Je sors de l' usine et j' en suis émerveillé . – Des détails , je vous prie , Cap ! -- Voici , en trois mots : Le lendemain du mardi gras et autres jours fous , des employés à nous , munis d' un matériel ad hoc , ramassent tous les confetti gisant sur le trottoir parisien et les rapportent au siège social , 237 , rue Mazagran . – Bon . -- On les soumet à une opération préalable qui s' appelle le triage , et qui consiste à séparer les confetti secs des confetti mouillés . Les premiers passent au ventilateur , qui les débarrasse de la poussière ambiante ; c' est le dépoussiérage . – Je l' aurais parié ! -- Ceux -là , il n' y a plus qu' à leur faire subir le défroissage , opération qui consiste ... – À les défroisser . – Précisément ! au moyen d' un petit fer à repasser élevé à une certaine température ... Restent les confetti mouillés . On les mène , au moyen de larges trémies épicycloïdales , dans de vastes étuves où ils se dessèchent . -- C' est ce que vous appelez le desséchage , sans doute ? – Précisément ! ... Une fois desséchés , les confetti sont violemment projetés dans une boîte dont la forme rappelle un peu celle d' un parallélépipède . Cette boîte est munie d' une petite fente imperceptible de laquelle s' échappe , -- un à un , -- chacun des petits disques de papier . À la sortie , le confetti est saisi par une minuscule pince à articulation et soumis à l' action d' une mignonne brosse électrique et vibratile . C' est ce que nous appelons ... -- Le brossage . – Précisément ! ... Une autre sélection s' impose . Parmi les confetti ainsi brossés , il s' en trouve quelques-uns maculés de matières grasses , phénomène provenant de leur contact avec les ordures ménagères . Ces derniers sont soigneusement séparés des autres . -- C' est ce que vous appelez le séparage . – Précisément ! ... Les confetti gras sont trempés dans une solution de carbonate de potasse qui saponifie les matières grasses et les rend solubles . Il ne reste plus qu' à les laver à grande eau pour les débarrasser de toute réaction alcaline . Nous obtenons ce résultat au moyen du ... -- Lavage à grande eau . – Précisément ! ... Alors , on les remet à l' étuve , on les repasse au fer chaud ... – Et voilà ! – Vous croyez que c' est tout ? – Dame ! – Eh bien ! vous vous trompez . L' opération est à peine commencée . Une nuance d' effroi se peignit dans mes yeux . – Vous n' ignorez pas , reprit Cap , combien il est pénible de recevoir des confetti dans la bouche ou dans l' œil ? – Croyez -moi , j' ai passé par là . – Désormais , ce martyre sera des plus salutaires . Les confetti , au moyen d' une imbibition dans des liquides de composition variable , acquièrent des densités différentes . Les plus lourds se dirigent vers la bouche , les plus légers dans l' œil ( ce calcul fut , entre parenthèses , d' une détermination assez délicate ) . – Nulle peine à le croire . – Les confetti destinés à la bouche sont imprégnés de principes balsamiques infiniment favorables au bon fonctionnement des voies respiratoires . – Laissez -moi parier que les confetti destinés aux yeux sont chargés d' éléments tout pleins de sollicitude pour les organes de la vue . – Ah ! on ne peut rien vous cacher , à vous ! – À la vôtre , mon cher Cap ! – Dieu vous garde , mon vieil Allais . Le premier être humain que j' aperçus , en sortant de la gare , fut mon vieil ami le Captain Cap , qui remontait d' un pas songeur la rue d' Amsterdam . En vue de cette occurrence , la main de Dieu eut , jadis , la précaution de placer à cet endroit l ' Irish bar de notre vieux Austin ( 1 ) . Et puis il faisait si chaud depuis le buffet de Serquigny , ma dernière étape ! Nous entrâmes . ... Huit mois déjà passés que je n' avais vu le Captain ! ... Huit mois ! ... La bonne rencontre ! Et quel parfum fleurait le Old Tom gin de ce frais petit bar ! – Donnez -moi votre main , Cap , que je la serre encore . – Et aussi la vôtre , vieux lâcheur . – Ne m' accusez pas , Cap . – Oui , je sais ... Le Captain avait tant de choses à me conter qu' il ne savait par où débuter . Je vins à son secours . – D' où arrivez -vous , Cap , en ce costume de voyage ? – Des grandes manœuvres de l' Est . – C' était beau ? – Oh ! je n' ai pas eu le temps de regarder les troupes ! ... J' avais d' autres chiens à fouetter ! – Je vois avec plaisir , mon cher Cap , que vous n' avez pas changé ! Car , il n' y a que vous au monde , et quelques aveugles , pour aller aux grandes manœuvres , sans jeter un coup d' œil sur les militaires . -- Je ne fus en contact qu' avec les généralissimes , Zurlinden , Félix Faure et Dragomirov ( 1 ) . – Vous avez de jolies relations , Cap ! – Dites plutôt que ces messieurs furent des plus honorés de me connaître . – Ont -ils au moins su vous apprécier ? – Il le fallut bien , mon invention étant de celles qui s' imposent à l' admiration des plus grosses légumes . – Votre invention , Captain ? – Mon invention , oui . – Ah ! ah ! Ce Ah ! ah ! cachait , de ma part , une intolérable démangeaison de connaître la nouvelle idée de mon prodigieux ami . Mais lui se cavernait dans l' inexorable cloître du mutisme . – Voyons , Cap , soyez gentil ! Dites -moi quelques mots de votre invention . – Impossible ! – Indiquez -moi , seulement , de quoi il s' agit . – Impossible ! impossible ! ce serait compromettre la défense nationale . – La défense nationale ! le salut de la Patrie ! c' est vous qui venez me parler de ces sornettes , vous , Cap , l' apôtre de l' anti-européanisme ! -- Le salut de la France m' intéresse autant qu' une partie de poker dice ( 1 ) et j' aime beaucoup le poker dice * . Je me levai , tendis la main à Cap et , d' une voix consternée : – Au revoir , dis -je , ou plutôt adieu , Cap ! – Adieu ! Pourquoi adieu ? – Parce que je veux ne plus jamais revoir un ami dont je perdis la confiance . – Allons , asseyez -vous , grand enfant , je vais tout vous dire ! ... Mais jurez -moi que pas une de mes paroles ne sortira d' ici . – Je le jure ! – Mon idée , comme toutes les idées géniales , est d' une simplicité vertigineuse . Elle consiste à remplacer , pour le transport des dépêches militaires , les pigeons par les poissons . – Des poissons volants ? – Non , des poissons qui nagent tout bêtement , comme tous les poissons . Mieux que le pigeon ( qui , comme son nom l' indique , est un imbécile ) , le poisson est éminemment éducable . De plus , il est d' une discrétion parfaite ... Avez -vous jamais entendu un poisson faire des ragots sur son prochain ? – Jamais , Cap ! – Le poisson était donc tout indiqué pour jouer le rôle important de messager militaire . Il porte les dépêches d' un général à un autre aussi fidèlement , plus sûrement et plus vite que n' importe quel idiot de pigeon . – Et dire que personne n' a pensé à cela ! – Les gens sont si bêtes ! – Vos essais aux manœuvres de l' Est ont réussi ? – Pleinement ! Mon équipe de poissons voyageurs a rendu les plus grands services à Saussier . Félix Faure n' en revenait pas . – Et Dragomirov , qu' est -ce qu' il a dit ? – Dragomirov était furieux ! Il prétend que de faire porter des dépêches aux poissons , ça leur abîme le caviar . Il faudrait le crayon de Callot , doublé de la plume de Pierre Maël , pour donner une faible idée de l' émotion qui nous étreignit tous deux , le Captain Cap et moi , en nous retrouvant , après ces trois longs mois de séparation . Nos mains s' abattirent l' une dans l' autre , mutuel étau , et demeurèrent enserrées longtemps . Nous avions peine à contenir nos larmes . Cap rompit le silence , et sa première phrase fut pour me plaindre de revenir en cette bureaucrateuse et méphitique Europe , surtout dans cette burlesque France où , selon la forte parole du Captain , il est interdit d' être soi -même . Cap parlait , parlait autant pour cacher sa très réelle émotion que pour exprimer , en verbes définitifs , ses légitimes revendications . C' est ainsi que nous arrivâmes tout doucement devant l ' Australian Wine Store , de l' avenue d' Eylau , là , où il y a une petite patronne qui ressemble à un gros et frais baby chilien . Notre émotion devait avoir laissé des traces visibles sur notre physionomie , car le garçon du bar nous prépara , sans qu' il fût besoin de lui en intimer l' ordre , deux brandy cocktails ( 1 ) , breuvage qui s' indiqua de lui -même en ces circonstances . Un gentleman se trouvait déjà installé au bar devant une copieuse rasade d ' irish whisky , arrosé d' un tout petit peu d' eau . L ' irish whisky avec trop d' eau n' a presque plus de goût . Cap connaissait ce gentleman ; il me le présenta : – Monsieur le baron Labitte de Montripier . J' adore les différentes relations de Cap . Presque toujours , avec elles , j' éprouve une sensation de pittoresque rarement trouvée ailleurs . Le baron vient , paraît-il , de prendre un brevet sur lequel il compte édifier une fortune princière . Grâce à des procédés tenus secrets jusqu' à présent , le baron a réussi à enlever au caoutchouc cette élasticité qui le fait impropre à tant d' usages . Au besoin , il le rend fragile comme du verre . Où l' industrie moderne s' arrêtera-t-elle , mon Dieu ? Où s' arrêtera-t-elle ? Quand nous eûmes épuisé la question du caoutchouc cassant , la conversation roula sur le tapis de l' hygiène . Le baron contempla notre brandy cocktail et fit cette réflexion , qui projeta Cap dans une soudaine et sombre ire : – Vous savez , Captain , c' est très mauvais pour l' estomac , de boire tant de glace que ça . – Mauvais pour l' estomac , la glace ? Mais vous êtes ivre-mort baron , ou dénué de tout sens moral , pour avancer une telle absurdité , aussi blasphématoire qu' irrationnelle ! – Mais ... – Mais ... rien du tout ! Connaissez -vous dans la nature un animal aussi vigoureux et aussi bien portant que l' ours blanc des régions polaires ? – ? ? ? – Non , n' est -ce pas , vous n' en connaissez pas ? Eh bien , croyez -vous que l' ours blanc s' abreuve trois fois par jour de thé bouillant ? ... Du thé bouillant sur les banquises ? Mais vous êtes fou , mon cher baron ! – Pardon , Captain je n' ai jamais dit ... -- Et vous avez bien fait , car vous seriez la risée de tous les gens de bon sens . Les ours blancs des régions polaires ne boivent que de l' eau frappée et ils s' en trouvent admirablement , puisque leur robustesse est passée à l' état de légende . Ne dit -on point : Fort comme un ours blanc ? – Évidemment . – Et , puisque nous en sommes sur cette question des ours blancs , voulez -vous me permettre mon cher Allais , et vous aussi mon cher Labitte de Montripier , de vous révéler un fait d' autant moins connu des naturalistes que je n' en ai encore fait part à personne ? – C' est une bonne fortune pour nous , Captain , et un honneur . – Savez -vous pourquoi les ours blancs sont blancs ? – Dam ! – Les ours blancs sont blancs parce que ce sont de vieux ours . – Mais , pourtant les jeunes ... ? – Il n' y a pas de jeunes ours blancs . Tous les ours blancs sont de vieux ours , comme les hommes qui ont les cheveux blancs sont de vieux hommes . – Êtes -vous bien sûr , Captain ? – Je l' ai expérimenté moi -même . L' ours , en général , est un plantigrade extrêmement avisé et fort entendu pour tout ce qui concerne l' hygiène et la santé . Dès qu' un ours quelconque , brun , noir , gris , se sent vieillir , dès qu' il aperçoit dans sa fourrure les premiers poils blancs , oh ! alors , il ne fait ni une ni deux : il file dans la direction du Nord , sachant parfaitement qu' il n' y a qu' un procédé pour allonger ses jours , c' est l' eau frappée . Vous entendez bien , Montripier , l' eau frappée ! – C' est très curieux ce que vous nous contez là , Captain ! – Et cela est si vrai qu' on ne rencontre jamais de vieux ours ou des squelettes d' ours dans aucun pays du monde . Vous êtes -vous parfois promené dans les Pyrénées ? – Assez souvent . – Eh bien ! la main sur la conscience , avez -vous jamais rencontré un vieux ours ou un cadavre d' ours sur votre chemin ? – Jamais . – Ah ! vous voyez bien . Tous les ours viennent vieillir et mourir doucement dans les régions arctiques . -- De sorte qu' on aurait droit d' appeler ce pays l ' arctique de la mort . – Montripier , vous êtes très bête ! ... On pourrait élever une objection à ma théorie de l' ours blanc : c' est la forme de ces animaux , différente de celle des autres ours . – Ah ! oui . – Cette objection n' en est pas une . L' ours blanc ne prend cette forme allongée que grâce à son régime exclusivement ichtyophagique . À ce moment , Cap affecta une attitude si triomphante que nous tînmes pour parole d' évangile cette dernière assertion , d' une logique pourtant peu aveuglante . Et nous dégustâmes sur l' heure un rocky mountain punch ( 1 ) avec énormément de glace dedans , pour nous assurer une vieillesse vigoureuse . – Y aurait-il indiscrétion , mon cher Cap , à vous demander en quoi consiste le paquet que vous tenez sous le bras ? – Nullement , cher ami , nullement . Et avec une complaisance digne des temps chevaleresques , Cap déballa son petit paquet et m' en présenta le contenu , un objet cylindrique , composé de cristal et de nickel , recélant quelques détails assez ténébreux . – Que pensez -vous que ce soit ? interrogea Cap . – Ça , c' est un filtre dans le genre du filtre Pasteur . – Bravo ! s' écria Cap ! vous avez deviné ! vous avez parfaitement deviné , à part ce léger détail , toutefois , qu' au lieu d' être un filtre , cet objet est un anti-filtre . Une vive stupeur muette se peignit sur ma face , et c' est à grand-peine que je pus articuler : – Un anti-filtre , Cap ! Un anti-filtre ! – Oui , répondit froidement le Captain , un anti-filtre . – Qu' ès aco ? – Oh ! mon Dieu , c' est bien simple ! Grâce à cet appareil , vous pouvez immédiatement muer l' onde la plus pure en un liquide jaunâtre et saturé de microbes . Vous voyez d' ici les avantages de mon ustensile ? – Je les vois , Cap , mais je ne les distingue pas bien . – Enfant que vous êtes ! Vous croyez à l' antiseptie ? – Dame ! – Et à l' aseptie ? – Dame aussi ! – Pauvre niais ! Vous êtes de la force du major Heitner , lequel ne considère potable que l' eau d' abord transformée en glace , puis longuement bouillie dans une marmite autoclave , cela dans l' espoir que tous les microbes disponibles seront morts d' un chaud et froid . – D' un froid et chaud , vous voulez plutôt dire , Captain ? – Tiens , c' est vrai , je n' y avais point songé . Ce major Heitner est encore plus inconséquent que je ne croyais . Et pour chasser la mauvaise impression de l' inconséquence excessive du major , nous pénétrâmes , Cap et moi , dans un de ces petits american bars , qui sont le plus bel ornement de la baie de Villefranche . Après l' ingurgitation d' un lemon-squash ( 1 ) , Cap reprit : – La guerre stupide que l' homme fait aux microbes va , d' ici peu de temps , coûter cher à l' humanité . – Dieu nous garde , Cap ! – On tue les microbes , c' est vrai , mais on ne les tue pas tous ! Et comment appelez -vous ceux qui résistent ? – Je ne les appelle pas , Cap ; ils viennent bien tout seuls . -- Ah ! vous ne les appelez pas ? Eh bien , moi , je les appelle de rudes lapins ! Ceux -là sortent de leurs épreuves plus vigoureux qu' avant et terriblement trempés pour la lutte . Dans la bataille pour la vie , les individus qui ne succombent pas gagnent un entraînement et une vigueur qu' ils transmettent à leur espèce . Gare à nous , bientôt ! – À genoux , Cap , et prions ! – Laissons la prière aux enfants et aux femmes . Nous autres , hommes , colletons-nous avec la vérité . Voici ma théorie relative aux microbes : au lieu de combattre ces petits êtres , endormons -les dans l' oisiveté et le bien-être . Offrons -leur des milieux de culture favorables et charmants . Que notre corps devienne la Capoue de ces Annibaux microscopiques . -- Très drôle ça , Cap , les Annibaux microscopiques ! – Alors , qu' arrivera-t-il ? Les microbes s' habitueront à cette fausse sécurité . Ils pulluleront à l' envi ; mais plus ils seront nombreux , moins ils seront dangereux . Bientôt , ils tomberont en pleine dégénérescence ... – Et Max Nordau fera un livre sur eux . Ce sera très rigolo . – Hein ! Que dites -vous de ma théorie ? -- Épatante , Cap ! Paix à tous les microbes de bonne volonté ! Et , pour commencer la mise en pratique de votre idée , les microbes aiment -ils l ' irish cocktail ( 1 ) ? – Ils l' adorent , Alphonse , n' en doutez point ! -- Alors , garçon , deux gin cocktails ! Et préparez-nous -les , carefully , vous savez ? -- Et largefully , ajouta le Captain Cap avec son bon sourire . Si vraiment , les microbes adorent les boissons américaines , ce fut une bonne journée pour eux , individuellement , mais déplorable pour leur race . Ce pauvre Captain Cap commençait à me raser étrangement , avec ses aérostats , ses machines volantes , planantes et autres , qui m' indiffèrent également . J' allais prendre congé sur un quelconque motif , quand un gentleman d' aspect robuste , et qui avait semblé prendre un vif intérêt aux grandes idées de Cap , se leva , s' approcha , nous tendant le plus correctement du globe sa carte , une très chic carte de chez Stern , sur laquelle on pouvait lire ces mots : Sir A . KASHTEY Winnipeg . Nous aimons beaucoup le Canada , Cap et moi , et la rencontre d' un Canadien , même d' un Canadien anglais , nous transporte toujours de joie . Aussi accueillîmes-nous , d' une mine accorte , ce noble étranger qui voulut bien consentir à accepter un champagne-gobbler ( 1 ) . Quand nous eûmes échangé les préliminaires de la courtoisie courante : – C' est que , continua sir A . Kashtey , l' aérostation , ça me connaît un peu ! ... J' en ai fait jadis dans des conditions peut-être uniques au monde ! Je vis Cap lever d' imperceptibles épaules ... Conditions uniques au monde ! ... Téméraire étranger ! Sans se laisser démonter , Kashtey ajouta : – Le particulier de mon ascension , c' est que le ballon , c' était moi -même . Sir A . Kashtey , après avoir eu la politesse de faire remplir nos verres , dit encore : -- Il y a une dizaine d' années de cela ... Je commandais le brick King of Feet , chargé d' acide sulfurique , à destination d' Hochelaga . Une nuit , à l' embouchure du Saint-Laurent , nous fûmes coupés en deux , net , par un grand steamer de la Dark-Blue Moon Line et nous coulâmes à pic , corps et biens . – Triste ! – Assez triste , en effet ! Moi , j' étais chaussé de mes grosses bottes de mer en peau de loup-phoque , imperméables si vous voulez , mais peu indiquées pour battre le record des grands nageurs . Je fus néanmoins assez heureux pour flotter quelques instants , sur une pâle épave . À la fin , engourdi par le froid , je fis comme mon bateau et comme mes petits camarades : je coulai . Mais ... écoutez -moi bien , je n' avais pas perdu une goutte de mon sang-froid , et mon programme était tout tracé dans ma tête . – Vous êtes vraiment un homme de sang-froid , vous ! – J' en avais énormément dans cette circonstance : la chose se passait fin décembre . – Très drôle , sir ! – Du talon de ma botte , je détachai de la coque de mon brick un bout de fer , qu' après avoir émietté dans mes mains d' athlète , j' avalai d' un coup . Doué , à cette époque , d' une vigueur peu commune , j' empoignai une des touries naufragées d' acide sulfurique et j' en avalai quelques gorgées . – Tout ça , au fond de la mer ? – Oui , monsieur , tout ça au fond de la mer ! On n' est pas toujours dans des conditions qui vous permettent de choisir son laboratoire . Ce qui se passa , vous le devinez , n' est -ce pas ? – Nous le devinons ; mais expliquez-le tout de même , pour ceux de nos lecteurs qui ne connaissent M . Berthelot que de nom . – Vous avez raison ! ... Chaque fois qu' on met en contact du fer , de l' eau et un acide , il se dégage de l' hydrogène ... Je n' eus qu' à clore hermétiquement mes orifices naturels , et en particulier ma bouche ; au bout de quelques secondes , gonflé du précieux gaz , je regagnais la surface des flots . Mais voilà ! ... Comme il est dit dans la complainte de la criminelle famille Fenayrou , j' avais mal calculé la poussée des gaz . Ne me contentant pas de flotter , je m' élevai dans les airs , balancé par une assez forte brise Est qui me poussa en amont de la rivière . Ce sport , nouveau pour moi , d' abord me ravit , puis bientôt me monotona . Au petit jour , j' entrouvris légèrement un coin des lèvres , comme un monsieur qui sourit . Un peu d' hydrogène s' évada ; me rapprochant peu à peu de mon poids normal , bientôt , je mis pied à terre , en un joli petit pays qui s' appelle Tadoussac et qui est situé à l' embouchure du Saguenay . Connaissez -vous Tadoussac ? – Si je connais Tadoussac ! Et la jolie petite vieille église ! ( la première que les Français construisirent au Canada ) . Et les jeunes filles de Tadoussac qui vendent des photographies dans la vieille petite église au profit de la construction d' une nouvelle basilique ! ( Et même si ces lignes viennent à tomber sous les yeux des jeunes filles de Tadoussac , qu' elles sachent bien que messieurs P . F . , E . D . , B . de C . , A . A . ont gardé d' elles un souvenir imprescriptible à la fois et charmant ( 1 ) . Sitôt fermée ma parenthèse , le gentleman de Winnipeg termina son récit avec une aisance presque injurieuse pour ce pauvre Cap : – Dès que j' eus mis pied à terre , j' exhalai le petit restant d' hydrogène qui me restait dans le coffre , et je gagnai la saumonnerie de Tadoussac en chantant à pleine voix cette vieille romance française que j' aime tant : Laissez les roses aux rosiers Et les éléphants au lord-maire . Visiblement contrarié , Cap haussa les épaules murmurant : – Ce bonhomme -là ne me fait pas l' effet d' un personnage bien sérieux . Comme j' avais rencontré mon excellent ami le Captain Cap devant la Leicester Tavern , je lui dis simplement : – Nous entrons ? – Oh ! que non pas ! répondit vivement Cap . -- Alors au Chicago Bar , c' est tout près ? -- Au Chicago Bar pas plus qu' à la Leicester Tavern ! – Vous m' inquiétez , Cap . -- Tant que durera le conflit Anglo-Américain , je ne mettrai les pieds en aucun établissement John-Bullesque ni Uncle-Sameux ( 1 ) . Dans la situation que j' occupe , l' intégrale neutralité s' impose à moi . – Et dans les brasseries vénézuéliennes , Cap , y allez -vous ? – Le moins possible ... D' ailleurs , je ne bois plus rien à Paris . Dès que j' ai soif , je vais dans les départements , j' enfourche ma nonuplette ... – Pardon , Cap , de vous interrompre . Votre ... quoi enfourchez -vous ? – Ma nonuplette ... Ah ! vous ne connaissez pas ma nonuplette ? Comme son nom l' indique , c' est un cycle monté par neuf personnes comme la sextuplette est montée par six . – Neuf personnes ! – Ah ! c' est une fameuse machine que ma nonuplette ! Uniquement composée de brins d' osier assemblés et renforcés par des bandes de papier gommé ! – Pas de métal ? – Pas ça de métal ! Pas ça ! – Et c' est solide ? – Pourquoi donc pas , je vous prie ? Une panthère , c' est solide ! Un albatros , c' est solide ! Un requin , c' est solide ! Et pourtant , citez -moi une pièce métallique entrant dans la construction de ces organismes ! ... Le bon Dieu est trop malin pour employer n' importe quel métal dans la confection de ses petits trucs . – Vous devez aller vite , avec votre nonuplette ? – Deux cent trente-quatre kilomètres à l' heure . – Cap , mon vieux Cap , j' ai une peur terrible que vous n' abusiez de mon ingénuité . – Mais pas du tout , cher ami , je vous jure ! – Deux cent trente-quatre kilomètres à l' heure ! – Pas un millimètre de moins . Je dois d' ailleurs ajouter que ma nonuplette , machine et coureurs , pèse , tout compris , environ un kilo . – Tout s' explique , alors ! Mais un kilo , y songez -vous , un simple kilo pour tout ce monde là ! – Je dois encore ajouter , pour terrasser vos doutes , que ma nonuplette est allégée par un ballon dont la force ascensionnelle représente , à un kilo près , le poids de la machine et des coureurs . – Vous m' en direz tant ! Mais la résistance de l' air contre ce ballon ? – Nulle ! Mon ballon affecte la forme d' un tire-bouchon à deux pointes , une par devant , une par derrière . Il se visse dans l' air comme le tire-bouchon se vrille dans le liège , c' est-à-dire sans résistance appréciable ... D' où qu' il souffle , le vent n' arrive même pas à nous faire hausser les épaules . – Pauvre vent ! – Allons , mon cher Allais , décidez -vous ! Venez avec nous prendre un verre à Dunkerque ! – Volontiers ! Mon acquiescement parut enchanter Cap , mais le capitaine se rappela bientôt qu' un léger accident était survenu , le matin même , à un brin d' osier de sa nonuplette . Finalement , nous entrâmes dans un petit café blanc et or , où un garçon entre deux âges , nous servit deux excellents bocks de bière Tourtel . – Eh bien , mon vieux Cap , que pensez -vous de cela ? – De quoi ? Je tendis au Captain le numéro du Journal en lequel Marcel Prévost traitait , avec son autorité et son charme coutumiers , la question de la maison moderne ( 1 ) . D' un rapide coup d' œil , d' un de ces coups d' œil que l' aigle le plus perspicace n' hésiterait pas à signer , notre vaillant camarade eut bientôt fait de dévorer ladite chronique . Puis il haussa les épaules , et d' une attitude qui lui est familière : – Votre ami Prévost , dit-il , me semble bien ingénu de tant s' effarer pour un monte-charge à ordures ménagères et pour le chauffage des W.-C . – Vous avez vu mieux que cela , Cap ? – Enfant ! – Dans les Nouvelles-Galles du Sud , sans doute ? – Pas si loin , dans la région Nord du Canada , à Winnipeg ; j' ai vu la maison idéalement construite pour ce climat , glacial l' hiver , torride l' été . – Calorifères ? Ventilateurs ? – Mieux que cela ! Je vous parle d' un immeuble qui , durant la rude saison , se trouve toujours du côté du soleil ... – Ah ! mon vieux Cap ! ... On ne me la fait plus , celle -là , je la connais ! – Qu' est -ce que vous connaissez ? -- Il y a à San-Remo un hôtel qui , entre autres alléchances , met sur son prospectus cette curieuse indication : « Grâce à une ingénieuse combinaison , toutes les chambres de l' hôtel sont exposées au Midi ( 1 ) * . * » Or , l' ingénieuse combinaison , la voici : L' hôtel , fort mince , ne comporte qu' une épaisseur de chambres , lesquelles , naturellement ont toutes la même orientation , celle du Midi . Si c' est ça que vous appelez la maison idéale ! – Quand vous aurez fini de parler , je causerai . – Allez . – Semblable à votre hôtel de San-Remo , ma maison de Winnipeg est assez étroite , puisqu'elle ne comporte que l' épaisseur de deux pièces ; mais ce qui fait sa singularité , c' est qu' elle est posée sur un immense chariot qui tourne sur des rails circulaires . – Je commence à comprendre . – Ma maison est une maison tournante . Sur le devant , sont placées chambres de maîtres , salles à manger , salons , etc . ; sur le derrière , cuisines , chambres de domestiques , niches à belles-mères , etc . Pendant l' hiver , saison où le moindre rayon de soleil est ardemment béni , ma maison , dès le matin exposée au ponent , tourne jusqu' au soir , où elle se trouve virée vers le plein couchant , pour recommencer le lendemain . – Très ingénieux . – Pendant l' été , l' été torride de ces parages , on opère le manège contraire et l' on peut ainsi fuir l' horreur des calcinants midis . – Admirable ! – Nous voilà loin , n' est -ce pas , mon cher , de la maison moderne de Marcel Prévost , aux tuyaux émaillés qui empêchent les microbes de remonter dans l' appartement ! – - -- Un petit coffee punch ( 1 ) , Captain ? – Volontiers ! fit Cap . Comme la pluie n' avait pas l' air décidée à ne plus choir , je fis au Captain Cap la proposition de jouer au billard , histoire , ajoutai -je , de tuer le temps . – Hélas ! répliqua Cap , ce n' est pas nous qui tuons le temps , mais bien le temps qui nous tue ! – Alors , seulement , pour le faire passer . – Hélas ! insista Cap , ce n' est pas nous qui faisons passer le temps , mais bien le temps qui nous fait passer ! On aurait pu aller loin avec ce système -là ; aussi , crus -je devoir n' insister point . Et pourtant , j' insistai tout de même . – Volontiers , obtempéra le hardi navigateur , mais où ? – Ici même , Cap , au premier . ( Car je dois prévenir le lecteur , s' il en est temps encore , que cette scène se passait dans le petit café blanc de la rue Bleue , bien préférable , selon moi , au petit café bleu de la rue Blanche . ) Cap haussa les épaules : – Un billard au premier ! Vous badinez , mon cher ! – Je ... – Un billard qui peut se loger dans un immeuble , si vaste soit cet immeuble , n' est qu' un joujou dérisoire , bon seulement pour garçonnets et fillettes . – Ah ! – La dernière fois que j' ai joué au billard , tel que vous me voyez , mon cher Alphonse , c' était dans les Nouvelles-Galles du Sud . – Ah ! – Et sur un tapis dont le petit côté ne mesurait pas moins d' un mille marin et demi ( 2 kil . 787 m . ) . – Peste ! mon cher ! Et ma stupeur , l' avouerai -je , se coupa d' un doigt d' incrédulité . – Parfaitement ! fit Cap de sa voix la plus tranquille . Et quand ce diable d' homme m' eut conté son affaire , je reconnus -- nom d' un chien ! -- que la monstruosité de son dire n' était qu' apparente . ... En 1888 ( 1 ) , Cap , chargé par l' Institut libre de Bougival d' une exploration géologique dans les Nouvelles-Galles du Sud , s' aventura au creux d' une large vallée en laquelle la main de l' homme n' avait encore jamais fichu les pieds . Aucune végétation ne s' épanouissait en ces lieux , pour cette excellente raison que la terre végétale y était remplacée par un formidable gisement de malachite . Contrairement au vieux dicton , qui prétend que la malachite ( 2 ) ne profite jamais , Cap tira un parti étonnant de cette richesse minéralogique . En un rien de temps , il avait fait niveler horizontalement le bloc de la malachite , et fondé à Pifpaftown ( la plus proche cité du gisement ) le Grandiose Billard Club . Rien que pour le capitonnage des bandes de cet important billard , on eut recours à un peu plus de six mille quintaux de caoutchouc . Les billes -- ingénieuse innovation -- c' étaient d' énormes fromages sphériques dits de Hollande , et composés d' une pâte qu' un traitement assez simple ( au pyrolignite d' alumine ) transforme en ivoire de tout premier cartel . Il ne fallait pas songer , bien entendu , avec une installation aussi démesurée , à se servir de queues , comme vous et moi . Des canons montés sur des affûts roulant , sur de rapides cable-cars , du dernier modèle , circulaient autour de l' exorbitant billard , et projetaient les énormes boules sur la surface de la malachite . L' habileté du joueur consistait alors autant à bien viser qu' à doser convenablement la charge de poudre dans la gargousse . Cap m' affirma qu' en peu de temps ce sport devenait passionnant . Et je n' eus plus de peine à comprendre le mépris qu' il éprouvait pour nos pauvres petits ridicules billards européens . – Et vous , Cap , qu' est -ce que vous pensez de tout ça ? – Tout ça ... quoi ? – Tout ça , tout ça ... – Ah ! oui , tout ça ! Eh bien , je ne pense qu' une chose , une seule ! – Laquelle ? – Oh ! rien . Le dialogue dura longtemps sur ce ton . Moi , je me sentais un peu déprimé , cependant que le d' habitude si vivant Captain Cap était totalement aboli . Cap bâilla , s' étira comme un grand chat fatigué , et je devinai tout de suite ce qu' il allait me proposer : l' inévitable cosmopolitan claret punch ( 1 ) en quelque bar saxon du voisinage . Je répondis par ces deux monosyllabes froidement émises : – Non , Cap ! Cap aurait reçu sur la tête tout le mont Valérien lancé d' une main sûre , qu' il ne se serait pas plus formellement écroulé . – Comment , bégaya-t-il , avez -vous dit ? -- J' ai dit : Non , Cap .