Vous est-il arrivé , le soir , vers minuit , de manquer le dernier omnibus de la ligne qui conduit à votre domicile ? Si vous n' êtes pas obligé de régler strictement vos dépenses sur votre budget de recettes , vous en avez été quitte pour prendre un fiacre . Mais si , au contraire , votre modeste fortune vous interdit ce léger extra , il vous a fallu revenir à pied , traverser Paris en pataugeant dans la boue , quelquefois sous une pluie battante , et vous avez cent fois en route maugréé contre la Compagnie qui n' en peut mais , car il faut bien qu' après seize heures de travail , elle accorde un peu de repos à ses chevaux et à ses employés . Il y a plusieurs façons de la manquer , cette bienheureuse voiture , la suprême espérance des attardés . Quand on l' attend au passage , et qu' après avoir adressé au cocher des signes inutiles , on voit apparaître en lettres blanches se détachant sur un fond bleu le mot redouté , le désolant : Complet , on enrage ; mais , après tout , on s' y attendait un peu ; on fait contre fortune bon cœur , et l' on continue à cheminer . On se flatte vaguement qu' il en passera encore une , et , soutenu par cette illusion , on finit par arriver pédestrement au logis sans trop s' apercevoir de la fatigue . Le pis , c' est de se présenter à la station , tête de ligne , juste au moment où vient de se remplir l' unique omnibus en partance . Pas moyen de s' y tromper ; c' est bien le dernier . Le préposé qui tourne la manivelle pour fermer la devanture du bureau vous a répondu qu' il n' y en a plus d' autre , et les voyageurs qui vous ont devancé vous rient au nez quand vous leur demandez poliment s' il ne reste plus une seule petite place . L' arrêt est sans appel . Vous n' avez plus d' autre moyen de transport que vos jambes , et il faudra qu' elles vous portent jusqu' à destination , car vous ne le rattraperez pas en route , ce maudit véhicule sur lequel vous comptiez pour éviter une longue étape . C' est ainsi qu' un soir de cet hiver , à minuit moins un quart , au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Cardinal-Lemoine , à l' instant précis où le cocher de l' omnibus vert qui va de la Halle aux vins à la place Pigalle grimpait sur son siège , une femme arriva tout essoufflée , une femme convenablement vêtue , et encore jeune , autant qu' on en pouvait juger à sa tournure , car une épaisse voilette lui cachait le visage . Elle venait du côté du Jardin des Plantes , par le quai Saint-Bernard , et elle avait dû courir assez longtemps , car elle était hors d' haleine et elle eut quelque peine à articuler la question que les retardataires adressent avec anxiété à l' employé chargé de donner le signal du départ . – Tout est plein , Madame , et il n' y a plus rien après , lui répondit le conducteur qui était occupé à faire viser sa feuille . – Ah ! mon Dieu , murmura-t-elle , et moi qui vais à Montmartre ! Je n' y arriverai jamais . Et en vérité , à cette heure et en cette saison , un voyage à pied de quatre à cinq kilomètres pouvait bien effrayer une personne appartenant au sexe faible . Il faisait un froid sec et un vent du nord qui rendait ce froid encore plus piquant . Il y avait de la neige dans l' air . Les rues de ce quartier étaient désertes . Pas un passant sur les larges trottoirs , pas un fiacre à l' horizon . L' intérieur de l' omnibus était complet , mais personne n' avait osé braver la température en montant sur l' impériale , où pour trois sous on était à peu près sûr d' attraper un gros rhume . La dame leva les yeux vers ces places en l' air , comme disent les conducteurs , et il fallait qu' elle eût un bien vif désir de profiter du dernier départ , car un geste qui lui échappa indiquait clairement qu' elle regrettait de ne pouvoir se hisser sur le toit en dépit de la bise et de la gelée . Puis , sachant bien que cette ascension n' est pas permise aux dames et que les employés ne transigent pas avec la consigne , elle avança la tête dans la longue voiture où il n' y avait plus de place pour elle . Sans doute , elle ne désespérait pas d' apitoyer sur sa situation quelque galant voyageur qui lui céderait son droit de premier occupant . C' était une chance bien faible , car il n' y avait guère là que des voyageuses , et les femmes n' abandonnent pas volontiers un privilège . Elle eut pourtant le bonheur très inattendu d' intéresser quelqu'un à son sort . Un monsieur assis tout au fond se leva et se coula jusqu' à la sortie . – Montez , Madame , dit-il en sautant lestement sur le macadam . – Oh ! Monsieur , vous êtes trop bon , et je ne veux pas abuser de votre complaisance , s' écria la dame . – Pas du tout ! pas du tout ! ne craignez rien . Je vais me caser là-haut . Il ne fait pas chaud , mais j' ai la peau dure . – Vraiment , Monsieur , je ne sais comment vous remercier . – Il n' y a pas de quoi . Ça n' en vaut pas la peine . – Allons , Madame , allons , s' il vous plaît , dit l' employé ; nous partons . La dame avait déjà un pied sur la marche de l' escalier , et elle ne se fit pas prier davantage ; mais , au lieu de s' appuyer sur le conducteur pour monter , elle accepta l' aide que lui offrit gracieusement l' homme qui venait de lui rendre service . Elle mit sa main dans la sienne , et elle l' y laissa peut-être quelques secondes de plus qu' il n' était nécessaire . C' était bien le moins qu' elle pût faire pour un monsieur si poli , et ce contact n' avait rien de compromettant , car ils étaient gantés tous les deux ; ils portaient de gros gants fourrés dont la peau avait l' épaisseur d' une cuirasse . Le monsieur qui venait de céder sa place n' était pourtant ni très joli , ni très jeune . Il pouvait avoir quarante ans et même davantage . Sa moustache et ses favoris coupés militairement grisonnaient très fort . Il portait un paletot qui avait dû être acheté chez un confectionneur à bon marché , et un chapeau bas de forme , en feutre dur , le chapeau d' un indépendant qui ne se pique pas de suivre les modes . Il avait d' ailleurs des traits assez réguliers , mais durs , des traits taillés à coups de hache . Il grimpa sur l' impériale avec une agilité remarquable , et il prit position à l' entrée de la première banquette , tout près du marchepied qui sert à descendre . Pendant qu' il s' établissait là en relevant le collet de son paletot , la dame qu' il venait d' obliger se glissait à la place restée libre , au fond de l' omnibus , à droite , entre une vieille tout encapuchonnée de laine , et une jeune très simplement habillée . Plus loin , contre la glace du fond , il y avait une grosse commère en bonnet qui aurait dû payer pour deux , car elle débordait littéralement sur sa voisine de gauche . En face siégeait un homme , le seul qui fût dans la voiture : un grand garçon mince et brun , l' œil vif et la bouche souriante , une vraie tête d' artiste , mais d' artiste arrivé , car il n' avait ni la tenue débraillée , ni les façons turbulentes des rapins qui hantent les brasseries du boulevard extérieur . Les autres voyageurs appartenaient aux diverses catégories d' habituées des omnibus : bourgeoises rentrant au logis après une soirée passée chez des parents domiciliés à l' autre bout de Paris , mères chargées d' un enfant au maillot , ouvrières revenant d' une veillée d' atelier et tombant de sommeil . La lourde voiture s' ébranla , le timbre argentin sonna seize fois pour l' intérieur et une fois pour l' impériale , le conducteur demanda la monnaie , et les sous passèrent de main en main . Le grand brun se mit à examiner les compagnes de route que le hasard lui avait données . Il ne s' en trouvait là que deux qui valussent la peine qu' il étudiât leur mine et leurs allures , et ces deux -là lui faisaient justement vis-à-vis . Il n' avait rien perdu de la petite scène qui avait précédé le départ , et il faut lui rendre cette justice qu' il se préparait à offrir sa place lorsque l' homme au chapeau rond s' était levé pour céder la sienne . Il avait fort bien remarqué le serrement de main échangé entre la dame et le monsieur complaisant . Il se disait que c' était peut-être le début d' une aventure , et s' il n' espérait pas en voir le dénouement , il se promettait du moins d' observer les incidents qui pourraient se produire pendant le trajet . Il lui semblait déjà que les deux personnes de cette comédie ambulante formaient un couple assez mal assorti . La femme qui avait consenti un peu trop vite à devenir l' obligée d' un inconnu n' était évidemment pas du même monde que son chevalier d' occasion , car sa toilette était presque élégante . Elle paraissait avoir une jolie taille , et ses yeux brillaient à travers la voilette de blonde noire qu' elle s' obstinait à ne pas relever . Il n' en fallait pas davantage pour qu' un chercheur s' occupât d' elle , et l' artiste assis en face de cette mystérieuse personne était un chercheur . Il partagea son attention entre la dame voilée et la jeune femme assise à côté d' elle . Celle -là aussi avait rabattu le voile attaché autour de sa toque de velours marron , et l' on ne voyait guère que le bas de sa figure , un menton à fossettes , une bouche un peu grande , mais d' un dessin très pur , et des joues pâles , d' une pâleur mate . « Un teint d' Espagnole , se disait le grand brun . Je suis sûr qu' elle est charmante . Quel dommage que le froid l' empêche de montrer le bout de son nez ! Maintenant , elles ont toutes la manie , pour peu que le thermomètre baisse , de se masquer pour sortir , et quand on tient à rencontrer de jolis minois , il faut attendre l' été . » Encore , s' il faisait clair dans ce diable d' omnibus ; mais une des lanternes est éteinte , et l' autre charbonne comme un lampion qui n' a plus d' huile . On n' y voit goutte . Nous sommes dans une caverne roulante . On y commettrait des crimes que personne ne s' en apercevrait ... » En continuant à observer , le grand brun reconnut que la jeune fille ne devait pas être riche . Elle portait , en plein mois de janvier , un petit manteau court , sans manches , ce qu' on appelle une visite , en étoffe noire si mince et si usée qu' on gelait rien qu' en la regardant , une robe d' alpaga , couleur raisin de Corinthe , qu' un long usage avait rendu luisante , et elle cachait ses mains dans un manchon étriqué et déplumé , un manchon qui avait dû être acheté jadis pour une fillette de douze ans . « Qui est-elle ? d' où vient-elle ? où va-t-elle ? se demandait le jeune homme . Et pourquoi sa voisine la regarde-t-elle du coin de l' œil ? Est -ce qu' elle la connaît ? Non , puisqu'elle ne lui parle pas . » Cependant , l' omnibus avait fait du chemin . Il roulait maintenant sur le pont Neuf , et le cocher , qui avait hâte de finir sa journée , lança ses chevaux au grand trot sur la pente qui descend vers le quai du Louvre . Les voitures de transport en commun ne sont pas tout à fait aussi bien suspendues que les calèches à huit ressorts , et ce mouvement précipité eut pour effet de cahoter fortement les voyageurs . La jeune femme fut jetée sur sa voisine , la dernière arrivée , et se cramponna à son bras , en jetant un faible cri , qui fut suivi d' un profond soupir . – Appuyez -vous sur moi , si vous êtes souffrante , Mademoiselle , dit la dame voilée . L' autre ne répondit pas , mais elle se laissa aller sur l' épaule de la compatissante personne qui lui proposait de la soutenir . – Cette jeune dame se trouve mal , s' écria le grand brun . Il faudrait faire arrêter la voiture , et je vais ... – Mais non , Monsieur ; elle dort , dit tranquillement la dame voilée . – Pardon ! j' avais cru ... – Elle dormait déjà lorsque les cahots l' ont réveillée en sursaut . Mais la voilà repartie . Laissons -la se reposer . – Sur vous , Madame ! Ne craignez -vous pas ... – Qu' elle ne me fatigue ? oh ! pas du tout . Et elle ne tombera pas , j' en réponds , car je vais la soutenir , reprit la dame en passant son bras droit autour de la dormeuse . Le grand brun s' inclina , sans insister . Il était bien élevé , et il trouvait qu' il en avait déjà trop fait en se mêlant de ce qui ne le regardait pas . – Ces jeunesses d' à présent , ça fait pitié , dit entre ses dents la grosse femme au bonnet . Moi , j' ai poussé la charrette toute la soirée pour vendre des oranges , et , s' il fallait , j' aurais encore des jambes pour monter à pied jusqu' en haut de Montmartre . Ah ! si celle -là s' en allait danser à la Boule-Noire ou à l' Élysée , c' est ça qui la réveillerait . Mais pour rentrer chez maman , bernique ! il n' y a plus personne . Elle en fut pour ses réflexions . La jeune fille qu' elles visaient ne bougea point . La voisine dont l' épaule servait d' oreiller fit semblant de ne pas avoir entendu , et l' artiste assis en face d' elles ne dit mot , quoiqu'il eût bien envie de rabrouer un peu cette commère mal apprise . Il se remit à observer , et il s' attendrit presque en voyant que la dame voilée s' emparait doucement des mains nues de l' endormie et les replaçait dans le maigre manchon que la pauvre fille portait suspendu à son cou par une cordelière éraillée . « Une mère ne soignerait pas mieux son enfant , pensait-il . Et moi qui prenais cette excellente femme pour une chercheuse d' aventures ! Pourquoi ? je me le demande . Parce qu' elle a accepté la place d' un monsieur , et parce qu' elle l' a remercié en se laissant serrer le bout des doigts . Eh bien , ce galant personnage en sera pour sa politesse ... et peut-être pour une fluxion de poitrine , car on doit geler là-haut . » C' est égal , je voudrais bien voir toute la figure de la fillette qui dort d' un si profond sommeil . Les lignes du bas sont parfaites . Elle ne doit pas rouler sur l' or , cette petite , à en juger par sa toilette , et je parierais volontiers qu' elle consentirait à poser pour la tête . » Si elle s' arrête en chemin , je ne m' amuserai pas à la suivre ; mais si elle va jusqu' à la place Pigalle , je lui proposerai en descendant de me donner quelques séances . » Espérons qu' elle ouvrira les yeux avant la fin du voyage . » L' omnibus roulait toujours d' un train à faire honte aux fiacres . Les deux vigoureux percherons qui le traînaient distançaient toutes les rosses que les loueurs de voitures de place attellent , dès que le soleil est couché . Ils allaient d' autant plus vite qu' aucun voyageur ne demandant le cordon , le cocher , qui n' était pas obligé de les retenir souvent pour laisser descendre quelqu'un , les poussait tant qu' il pouvait . C' était à peine s' il s' arrêtait aux stations réglementaires . Personne à prendre au bureau de la rue du Louvre ; personne non plus au bureau de la rue Croix-des-Petits-Champs . Place de la Bourse , il y eut du changement . Trois femmes assises à l' entrée de la voiture furent remplacées par une famille bourgeoise , le père , la mère et un petit garçon . Mais les voyageuses du fond ne bougèrent pas . La jeune fille dormait toujours , appuyée sur sa charitable voisine ; la marchande d' oranges avait fini par s' assoupir ; d' autres femmes somnolaient aussi ; de sorte qu' après la station de la rue de Châteaudun , qui est la dernière , quand l' attelage , renforcé d' un troisième cheval , se mit à gravir la rude côte de la rue des Martyrs , l' intérieur de l' omnibus ressemblait à un dortoir . La massive machine roulait comme un navire balancé par la houle et berçait si doucement les passagers , qu' ils se laissaient presque tous aller peu à peu à dodeliner de la tête et à fermer les yeux . Il n' y avait plus guère que le grand brun qui se tînt droit . Le conducteur suivait à pied pour se dégourdir les jambes , et le cocher faisait claquer son fouet pour se réchauffer . Au dernier tiers de la montée , la grosse commère se réveilla en sursaut et se mit aussitôt à crier qu' elle voulait descendre . L' endroit n' est pas commode pour arrêter , car la pente est si raide que les chevaux glissent et reculent aussitôt qu' ils cessent d' avancer . Les dames qui tiennent à mettre pied à terre avant d' arriver au haut de l' escarpement doivent requérir l' aide du conducteur . Ainsi fit la femme obèse , non sans grommeler des mots peu gracieux à l' adresse de ce brave employé qui n' arrivait pas assez vite pour la recevoir dans ses bras . Elle se précipita vers la sortie en écrasant les orteils de ses voisines , et dès qu' elle eut touché le pavé , elle se mit à crier qu' elle était descendue trop tôt , qu' elle aurait dû attendre jusqu' à l' avenue Trudaine , puisqu'elle demeurait chaussée Clignancourt , et cent autres récriminations qui n' émurent personne . Elle se décida pourtant à marcher , et l' omnibus continua son ascension qui touchait à son terme . À ce moment , l' artiste , qui songeait toujours aux deux femmes assises en face de lui , fut brusquement distrait de sa rêverie par un bruit qui partait de l' impériale , le bruit de trois coups de talon de botte , trois coups successifs , séparés par un léger intervalle et vigoureusement frappés . « Tiens ! se dit-il , le voyageur de l' impériale qui fait des appels du pied comme un maître d' armes . Il paraît qu' il est encore là . En voilà un que dix degrés au-dessous de zéro ne gênent pas . » Ah ! cependant , il en a assez , car il se décide à descendre . » En effet , les bottes qui venaient d' exécuter ce roulement apparurent sur le marchepied aérien , les jambes suivirent , puis le torse , et enfin l' homme , après avoir jeté un rapide coup d' œil dans l' intérieur de l' omnibus , sauta sur le pavé . Le peintre , qui observait ses mouvements , le vit s' éloigner à grands pas par la rue de la Tour-d'Auvergne . « Allons ! pensa-t-il , ce bonhomme si lourdement botté n' a pas les intentions que je lui supposais . Je me figurais qu' il attendrait à la sortie la dame qui a accepté sa place , et qu' il tâcherait de lui faire aussi accepter son bras . » Pas du tout . Il s' en va tranquillement tout seul . Il a raison , car cette personne ne me semble pas d' humeur à se familiariser avec des messieurs de son espèce . » Pendant qu' il se tenait à lui -même ce judicieux discours , l' omnibus atteignait le point où la rue des Martyrs croise deux autres rues , fort habitées : la rue de Laval , à gauche , et la rue Condorcet , à droite . On s' arrête toujours là pour dételer le cheval de renfort , et aussi parce qu' à cet endroit du parcours , il arrive souvent que la voiture se vide . Les voyageurs , et surtout les voyageuses , descendent en masse . Et ce soir -là , elles n' y manquèrent pas . Presque toutes se levèrent à la fois , et ce fut à qui sortirait la première . Tant et si bien qu' après cette dégringolade générale , il ne resta plus dans l' intérieur que le grand brun et les deux femmes assises en face de lui . Encore , celle qui soutenait la dormeuse faisait-elle mine de partir aussi . – Monsieur , dit-elle vivement , cette pauvre enfant qui s' appuie sur moi dort d' un si bon sommeil que je me reprocherais de la réveiller ... et cependant , il faut que je descende ... je demeure tout près d' ici , et il est tard ... Oserai -je vous demander de me remplacer dans mes fonctions de reposoir ? – Avec le plus grand plaisir , répondit le jeune homme en s' asseyant à la place que la grosse marchande d' oranges venait d' abandonner . – Attendez encore un peu , je vous prie , cria la charitable dame au conducteur qui allait donner le signal du départ . En même temps elle soulevait , avec des précautions infinies , la tête de la jeune fille qui reposait sur son épaule , et elle la plaçait délicatement sur l' épaule du grand brun , tout prêt à la recevoir . La dormeuse se laissa faire sans donner signe d' existence , et s' abandonna si complètement que le voisin auquel on la confiait crut devoir la soutenir par la taille . – Je vous remercie , Monsieur , dit la dame voilée . Il m' en coûtait de la laisser seule ; mais puisque vous allez jusqu' au bout de la ligne , je puis la quitter . Si vous pouviez la reconduire jusqu' à la porte de la maison où elle va , vous feriez assurément une bonne action , car , à l' heure qu' il est , ce quartier est dangereux pour une jeune fille . Et , sans attendre la réponse de son suppléant , elle se coula rapidement hors de l' omnibus qui venait d' enfiler la rue de Laval . Le conducteur s' était accoté dans le coin , à l' entrée de la voiture , au-dessous du compteur , et il s' occupait à vérifier , à la clarté fugitive des becs de gaz , les derniers pointages de sa feuille . Le peintre restait donc tout à fait en tête-à-tête avec la belle dormeuse , et personne ne l' empêchait de lui dire des douceurs ou de lui demander une séance de portrait ; mais , pour en venir là , il fallait d' abord la réveiller , et il voulait y mettre des formes . Il la serrait discrètement contre sa poitrine , et il espérait qu' en accentuant un peu cette pression décente , il réussirait à la tirer de sa torpeur . Il se trompait . Il eut beau appuyer un peu plus , sa main ne sentit pas battre le cœur de cette enfant , qui ne devait cependant pas être accoutumée à se laisser étreindre ainsi . L' idée vint alors à ce malin garçon qu' elle n' était pas si endormie qu' elle en voulait avoir l' air , et qu' elle ne demandait pas mieux que de devenir son obligée . Il était Parisien ; il avait de l' expérience et du flair . Aussi ne croyait-il guère à la vertu des demoiselles qui montent en omnibus toutes seules , à minuit moins un quart , et qui se dirigent , à cette heure indue , vers les boulevards extérieurs . Il voulut savoir à quoi s' en tenir , et il se pencha un peu , afin de voir de près le visage de cette dormeuse obstinée ; mais la dernière lanterne , celle qui agonisait dès le départ , avait fini par s' éteindre , et l' intérieur de la voiture était plongé dans une obscurité complète . Il se pencha jusqu' à toucher presque la figure de la jeune fille , et il s' aperçut qu' elle était pâle comme de l' albâtre , et qu' aucun souffle ne sortait de sa bouche entrouverte . Il prit une de ses mains qui étaient restées dans le manchon , et il trouva que cette main était glacée . – Elle est évanouie , murmura-t-il . Elle a besoin de secours . Et il appela le conducteur , qui lui répondit , sans s' émouvoir : – Nous voilà à la station . Ce n' est pas la peine d' arrêter pour si peu . En effet , vivement mené par un cocher pressé d' aller se coucher et par des chevaux qui sentaient l' écurie , l' omnibus avait parcouru la rue Frochot en un clin d' œil et débouchait sur la place Pigalle . Le jeune homme , effrayé , essaya de relever la malheureuse enfant qui s' était affaissée dans ses bras ; mais elle retomba , inerte , et alors seulement il comprit que la vie s' était envolée de ce pauvre corps . – Nous y sommes , Monsieur , dit le conducteur , qui les prenait pour deux amoureux . Bien fâché de réveiller votre dame . Mais nous n' allons pas plus loin . Il faut descendre ... à moins qu' elle n' ait envie de coucher dans la voiture . – C' est dans la fosse qu' elle couchera , lui cria le grand brun . Vous ne voyez donc pas qu' elle est morte ? – Bon ! vous blaguez , pour vous amuser . Eh bien , là , vrai , vous savez , ça ne porte pas bonheur , ces plaisanteries -là . Faut jamais rire avec la mort ! – Je n' ai pas envie de rire . Je vous dis que cette femme -là a la peau froide comme du marbre , et qu' elle ne respire plus . Venez m' aider à la tirer de l' omnibus . Je ne peux pas la porter tout seul . – Elle ne doit pourtant pas être lourde ... enfin , si elle est malade pour tout de bon , je vas vous donner un coup de main ; on ne peut pas la laisser là , c' est sûr . Sur cette conclusion , le conducteur se décida , en rechignant , à monter dans la voiture , où le grand brun faisait de son mieux pour soutenir la malheureuse enfant . L' employé monta aussi , et , à eux trois , ils n' eurent pas de peine à enlever ce corps frêle . La salle d' attente de la station n' était pas encore fermée . Ils l' y portèrent , ils l' y étendirent sur une banquette , et le jeune homme releva d' une main tremblante le voile qui cachait la moitié du visage de la morte . Elle était merveilleusement belle : une vraie figure de vierge de Raphaël . Ses grands yeux noirs n' avaient plus de flamme , mais ils étaient restés ouverts , et ses traits contractés exprimaient une douleur indicible . Elle avait dû horriblement souffrir . – C' est pourtant vrai qu' elle a passé , murmura le conducteur . – Pendant le voyage ! Et vous ne vous en êtes pas aperçu ? s' écria l' employé . – Non , et Monsieur qui était assis à côté d' elle n' y a rien vu non plus . Elle n' est pas tombée ... on la tenait ... et elle n' a pas seulement soufflé . C' est drôle , mais c' est comme ça . – Un coup de sang , alors ... ou bien quelque chose qui s' est cassé dans sa poitrine . – Moi , je crois qu' on l' a tuée , dit le grand brun . – Tuée ! répéta le conducteur , allons donc ! il n' y a pas une goutte de sang sur elle . – Et puis , ajouta l' employé , si on lui avait donné un mauvais coup dans la voiture , les autres voyageurs l' auraient bien vu . – Elle a dix-huit ans tout au plus . À cet âge -là , on ne meurt pas subitement , dit le jeune homme . – Est -ce que vous êtes médecin ? – Non , mais ... – Eh bien , alors , vous n' en savez pas plus long que nous . Et au lieu de faire des phrases , vous devriez aller chercher les sergents de ville . » Nous ne pouvons pas garder une morte dans le bureau . – En voilà deux qui arrivent . En effet , deux gardiens de la paix en tournée sur le boulevard s' avançaient à pas comptés . L' employé les appela , et ils avancèrent sans trop se presser , car ils ne se doutaient guère que le cas valait bien la peine qu' ils se hâtassent . Et quand ils virent de quoi il s' agissait , ils ne s' émurent pas outre mesure . Ils se firent conter l' affaire par le conducteur , et le plus ancien des deux prononça gravement que ces accidents -là n' étaient pas rares . – Voilà pourtant Monsieur qui prétend qu' on l' a assassinée dans l' omnibus , dit l' homme à la casquette timbrée d' un O majuscule . – Je ne prétends rien du tout , répondit le grand brun . J' affirme seulement que cette mort est tout ce qu' il y a de plus extraordinaire . J' étais assis d' abord en face de cette pauvre fille , et je ... – Alors , vous serez appelé demain au commissariat , et vous direz ce que vous savez . Donnez -moi votre nom . – Paul Freneuse . Je suis peintre , et je demeure dans cette grande maison que vous voyez d' ici . – Celle où il n' y a que des artistes . Bon ! je la connais . – Du reste , voici ma carte . – Ça suffit , Monsieur . Le commissaire vous entendra demain matin , mais vous ne pouvez pas rester là . On va fermer le bureau , pendant que mon camarade ira prévenir le poste pour qu' on envoie un brancard . Heureusement qu' il ne fait pas un temps à s' asseoir devant les cafés de la place Pigalle . Si nous étions en été , nous aurions déjà un attroupement à la porte . Ce vieux soldat parlait avec tant d' assurance , et il devait avoir une telle expérience des événements tragiques , que Paul Freneuse se prit à douter de la justesse de ses propres appréciations . L' idée d' un crime lui était venue à l' esprit sans qu' il sût trop pourquoi et il fallait bien reconnaître que les faits la contredisaient absolument . Le cadavre ne portait aucune blessure apparente , et , pendant le voyage , il ne s' était rien passé qui permît de supposer que la malheureuse enfant eût été frappée . « Décidément , j' ai trop d' imagination , se dit-il en sortant pour obéir à la sage injonction du gardien de la paix . Je vois du mystère dans une histoire comme il en arrive tous les jours . Cette petite avait une maladie de cœur ... , un anévrisme qui s' est rompu , et elle a été foudroyée . C' est dommage , car elle était admirablement belle ; mais je n' y puis rien , et je serais bien bon de perdre mon temps à ouvrir une enquête sur un simple fait divers . J' ai mon tableau à finir pour le Salon . C' est déjà beaucoup trop que je me sois mis dans le cas d' être interrogé par un commissaire de police auquel je n' aurai rien de sérieux à dire , et qui très probablement se moquera de mes idées baroques , si je m' avise de lui parler de la possibilité d' un assassinat ... commis par qui , bon Dieu ? ... par cette charitable dame que j' ai remplacée au coin de la rue de Laval ... et comment ? ... sans doute en soufflant sur sa jeune voisine ... c' est absurde ... la vie ne s' éteint pas comme une bougie . » L' employé mettait déjà les volets , et le plus jeune des sergents de ville courait chercher des hommes pour enlever le corps . L' autre s' était placé devant la porte du bureau pour éloigner les curieux , s' il s' en présentait . Le conducteur , qui était bavard , lui expliquait comme quoi il avait remarqué qu' au départ la jeune fille avait déjà l' air malade . Le cocher était resté sur son siège , et il avait bien de la peine à retenir ses chevaux , impatients de rentrer au dépôt de la compagnie . – Vous n' avez plus besoin de moi ? demanda Freneuse . Et comme le gardien de la paix lui fit signe que non , il s' achemina vers son domicile , qui n' était pas loin . Mais il n' avait pas fait trois pas qu' il se souvint d' avoir laissé tomber sa canne dans la voiture . Cette canne était un joli rotin qu' un sien ami , officier de marine , lui avait rapporté de Chine , et il y tenait . L' omnibus était encore là . Il y monta , et , comme on n' y voyait goutte , il frotta une allumette pour ne pas être obligé de tâtonner avec ses mains . La canne avait roulé sous la banquette , et en se baissant pour la ramasser , il aperçut un papier qui était tombé aussi , et une épingle dorée , de celle qui servent aux femmes pour fixer leur chapeau . – Tiens ! murmura-t-il , la pauvre morte a perdu cela . Il me restera quelque chose d' elle . Paul Freneuse ramassa la canne , le papier et l' épingle , mit la canne sous son bras , le papier et l' épingle dans la poche de son pardessus , descendit lestement de l' omnibus et s' éloigna sans tourner la tête , de peur que le sergent de ville n' eût l' idée de le rappeler . Maintenant , il ne tenait plus du tout à s' occuper des suites de cette triste aventure , et il se promettait bien de rester tranquille , si le commissaire ne requérait pas son témoignage . Paul Freneuse avait du talent et une foule de qualités aimables , mais il manquait un peu de fixité dans les idées . Sa tête se montait trop facilement et se refroidissait encore plus vite . Il se lançait à tout propos dans les conjectures les plus hasardées , à peu près comme les enfants courent après tous les papillons qui volent devant eux ; mais il se lassait bientôt de poursuivre des chimères , et alors il redevenait lui -même , ne songeant plus qu' à son art , à ses travaux et aussi un peu à ses plaisirs , quoiqu'il menât une vie assez régulière . Ainsi , ce soir -là , il venait de passer par des émotions très vives , et il était déjà beaucoup plus calme . Il avait échafaudé tout un roman sur la mort d' une jeune fille , et ce roman s' effaçait peu à peu de son esprit . Il lui tardait de rentrer , de revoir son atelier , et il y allait tout droit , lorsque , dans un café qui s' avance comme un cap entre la rue Pigalle et la rue Frochot , il aperçut un de ses amis , un artiste comme lui , attablé devant un verre vide et une pile de soucoupes qui marquaient le nombre des chopes absorbées par ce peintre altéré . Cet ami était seul dans le premier compartiment du café , une sorte de cage vitrée où l' on est aussi en vue que si l' on buvait dehors , et d' où l' on voit parfaitement les gens qui passent . Il reconnut Freneuse , il se mit à lui faire des signes télégraphiques pour l' appeler , et Freneuse se décida à entrer , sachant bien que s' il s' avisait de passer son chemin , le camarade Binos allait courir après lui . Il s' appelait Binos , cet amateur de bière , artiste médiocre , mais discoureur incomparable , philosophe pratique et paresseux comme un loir , s' occupant de tout , excepté de peindre , quoiqu'il eût toujours trois ou quatre tableaux en train , au demeurant le meilleur garçon du monde , le plus serviable , le plus désintéressé et pardessus le marché le plus amusant . Freneuse , qui n' était jamais de son avis sur aucun point , ne pouvait se passer de lui , et le consultait volontiers pour le plaisir de l' entendre contredire à tout et s' embarquer dans des paradoxes bizarres . – Te voilà ! lui cria Binos . J' ai couru après toi toute la soirée : d' où viens -tu ? – D' un quartier extravagant . J' ai dîné chez un de mes cousins qui est interne à la Pitié et qui demeure rue Lacépède , répondit Freneuse . – Et tu descends de l' omnibus de la Halle aux vins , quand tu aurais dû revenir à pied par une gelée magnifique . Tu ne seras jamais qu' un bourgeois . – Bourgeois tant que tu voudras , mais il vient de m' arriver une histoire étrange . – En omnibus ? Je vois ce que c' est . Tu auras perdu ta correspondance . – Ne blague pas . C' est très sérieux . Regarde ce qui se passe là-bas . – Eh bien , quoi ? Le conducteur qui pérore au milieu de cinq ou six badauds assemblés devant la porte du bureau . – Il y a une morte dans ce bureau ... une jeune fille ravissante qui a voyagé avec moi ... en face de moi d' abord et à côté de moi ensuite ... – Aurait-elle rendu l' âme dans tes bras ? demanda Binos , toujours gouailleur . – À peu près . Et personne ne s' est aperçu qu' elle expirait . – Qu' est -ce que tu me racontes là ? – Je te dis la vérité . C' est tout ce qu' il y a de plus extraordinaire ... tellement extraordinaire que tout à l' heure j' en étais presque venu à croire que cette mort n' était pas naturelle . – Un mystère à débrouiller . C' est mon affaire . J' étais né pour être policier , et j' en remontrerais aux plus malins agents de la Sûreté . Narre -moi l' histoire , et je te donnerai mes conclusions , dès que je connaîtrai les faits . – Les faits ! mais il n' y en a pas . Tout s' est passé le plus simplement du monde . Quand je suis arrivé à la station du boulevard Saint-Germain , la jeune fille était déjà dans la voiture . J' entrevoyais qu' elle était jolie , et je me suis placé en face d' elle . Une grosse femme était assise à sa droite , un monsieur à sa gauche ... un monsieur , si l' on veut ... il avait l' air d' un ancien tambour de la garde nationale . – Bon ! voilà déjà un homme suspect . » Suspect ou non , avant le départ de l' omnibus , il a cédé sa place à une dame qui était arrivée en retard ... une vraie dame , celle -là ... élégamment habillée et pas laide du tout , autant que j' ai pu en juger à travers sa voilette . – Si elle ne l' a pas relevée , c' est qu' elle avait un motif pour se cacher . Et elle a accepté , sans hésiter , la politesse de l' individu que tu viens de me décrire ? Sais -tu ce que ça prouve ? Qu' ils se connaissaient , et que la chose était convenue d' avance entre eux . L' homme gardait la place . La femme l' a prise , et c' est elle qui a fait le coup . – Mais il n' y a pas eu de coup , s' écria Freneuse . – Tu crois ça , parce que tu n' as rien vu , dit Binos qui suivait son idée avec une persistance imperturbable . Je le déclare encore une fois que cet échange de place n' est pas naturel . Maintenant , j' ai une base , ça me suffit . Continue . C' était la dernière voiture , n' est -ce pas ? – Oui . J' ai couru depuis la rue Lacépède pour ne pas la manquer . – Raison de plus pour que l' homme ne descendît pas . S' il est resté , c' est qu' il n' avait pas envie de partir . – Il n' est pas resté . Il est monté sur l' impériale . – Plusieurs degrés au-dessous de zéro et une bise qui vous coupe la figure ... Je suis fixé ; il s' est perché là-haut parce qu' il voulait s' assurer que sa complice exécuterait l' opération . – Pas du tout . L' homme a mis pied à terre à l' entrée de la rue de la Tour-d'Auvergne , et la femme un peu plus loin ... au coin de la rue de Laval . – C' est-à-dire trois minutes après . Ils n' auront pas eu de peine à se rejoindre . Je suis sûr qu' en descendant l' homme s' est arrêté un instant sur le marchepied pour que la femme vît qu' il partait . – Non , mais j' ai remarqué ... – Quoi ? – Qu' avant de quitter l' impériale , l' homme a frappé trois ou quatre coups de talon si vigoureux que , dans l' intérieur , tout le monde les a entendus . – Parbleu ! C' était le signal . – J' avoue que cette pensée -là m' était venue . – Ah ! tu vois bien que tu les soupçonnais ! Seulement tu n' as pas le courage de tes opinions . – Et toi , quand tu enfourches une idée , tu vas beaucoup trop loin . J' admets , si tu veux , que ces gens -là étaient d' accord , mais pas pour tuer une malheureuse qu' ils ne connaissaient pas . – Qu' en sais -tu ? – Je suis certain du moins qu' elle ne les connaissait pas , car elle ne leur a pas fait l' honneur de les regarder . Et je serais assez disposé à croire que l' homme espérait qu' à l' arrivée la dame la récompenserait de son obligeance en lui permettant de l' accompagner . En montant , elle s' était laissé serrer la main . – De mieux en mieux . Je n' ai plus l' ombre d' un doute . Cette poignée de main signifiait : « Tue -la » . – Mais tu es fou ! Puisque je te dis qu' il n' y a pas eu le moindre incident pendant le trajet . – Enfin la fille qui est morte était vivante quand elle est entrée dans la voiture , n' est -ce pas ? – Oh ! très vivante . Elle aussi avait un voile , mais ses yeux brillaient à travers ce voile comme deux diamants noirs . – Bon ! et en arrivant , ils étaient éteints . Quand s' est -on aperçu qu' elle avait passé de vie à trépas ? – C' est moi qui m' en suis aperçu , au moment où nous arrivions à la station de la place Pigalle . Elle appuyait depuis un instant sa tête sur mon épaule , et je me figurais qu' elle dormait . J' ai voulu la réveiller , et ... – Comment , sur ton épaule ! Tu étais donc assis à côté d' elle ? Je croyais que tu lui faisais vis-à-vis . – La dame voilée qui était sa voisine de gauche la soutenait depuis le Pont Neuf , s' imaginant comme moi qu' elle dormait . Quand cette dame est descendue rue de Laval , elle m' a prié de la remplacer . Je n' étais pas fâché du tout de servir d' oreiller à une jeune et jolie personne . À sa droite , la stalle était libre . Je l' ai prise , et la dame m' a repassé un fardeau qui me semblait doux . – Et tu n' as pas trouvé prodigieux ce sommeil que rien n' interrompait ? Paul , mon garçon , tu torches proprement un tableau de genre , mais ta naïveté passe les bornes . – J' en conviens ; et pourtant ... – La dame savait fort bien qu' elle te confiait un cadavre , et elle ne la soutenait que pour l' empêcher de tomber . Elle avait jugé à ta figure que tu ne t' apercevrais de rien , et , dès qu' elle l' a pu , elle t' a laissé te débrouiller tout seul . C' est très fort , ce qu' elle a fait là , et elle pouvait te jouer un très mauvais tour . Comment t' en es -tu tiré à l' arrivée ? – Ah çà , est -ce que tu prétends qu' on aurait pu m' accuser d' avoir assassiné ma voisine ? – Hé ! hé ! on a vu des choses plus extraordinaires . – Allons donc ! je viens de causer avec les gardiens de la paix qui ont constaté le décès . Le corps n' a pas seulement une piqûre . » Tiens ! voilà les hommes du poste qui arrivent avec un brancard pour l' emporter . » On m' a demandé mon nom , voilà tout . – On t' a demandé ton nom , et tu l' as donné ! – Sans doute . Pourquoi l' aurais -je caché ? D' ailleurs , je ne pouvais pas faire autrement . – Ça , c' est une raison . Il est certain que , si tu avais refusé de dire qui tu étais , ce refus aurait paru louche . On t' aurait soupçonné . – Soupçonné de quoi ? Puisque je te dis que cette jeune fille a succombé à la rupture d' un anévrisme . Tous ceux qui l' ont vue n' ont aucun doute à cet égard . Les sergents de ville , l' employé de la station , le conducteur ... – Tous gens aussi compétents les uns que les autres en matière de décès ! Ne dis donc pas de bêtises . Tu sais aussi bien que moi qu' un médecin examinera le corps , et que lui seul pourra trancher la question . » Et , quoi qu' il décide , tu peux t' attendre à être appelé chez le commissaire . – Eh bien , j' irai ... et j' aurai soin de ne pas t' y emmener avec moi , car avec tes imaginations et tes raisonnements , tu troublerais la cervelle de l' homme le plus sensé . Ah ! tu ferais un terrible juge d' instruction ! Tu vois des crimes partout . – J' en vois où il y en a , mon cher . Tu viens d' assister à un bel et bon assassinat , savamment combiné et magistralement exécuté . Il y aurait de quoi défrayer de copie pendant trois mois tous les journaux de Paris . – Tu es fou . Les journaux raconteront demain qu' une jeune fille est morte subitement dans un omnibus , et après-demain il n' en sera plus question . – Si le public ne s' en occupe plus , moi , je m' en occuperai . – Tu veux faire de la police pour ton agrément ! Il ne te manquait plus que cela . C' est complet . – Il faut bien employer ses loisirs à quelque chose , et j' ai du temps de reste . – Et ton tableau , malheureux , ton tableau , qui devait être prêt pour l' exposition et qui est à peine commencé ! – Je m' y mettrai au printemps . L' hiver , je ne suis jamais en train . J' ai donc deux mois devant moi , et avant deux mois , j' aurai retrouvé la femme qui a fait ce mauvais coup . – C' est-à-dire celle qui était assise à côté de cette pauvre enfant ? – Naturellement . – Pardon ! il y en avait deux , l' une à la droite , l' autre à la gauche de la petite . – Celle qui est restée jusqu' à la rue de Laval , et qui t' a si adroitement repassé le cadavre . – Fais -moi donc le plaisir de m' expliquer comment elle a pu s' y prendre pour tuer sa voisine sans que personne s' en aperçût . – Très volontiers ... dès que tu auras répondu aux questions que je vais te poser . Tu m' as dit que la jeune fille s' appuyait sur la dame voilée ... – Oui ... je crois même que la dame la tenait par la taille . – À quel moment a-t-elle commencé à l' entourer charitablement de son bras ? – Mais il me semble que c' est après la descente du Pont Neuf . L' omnibus allait très vite , et une roue a dû passer sur une grosse pierre , car il y a eu un cahot très violent . La petite a jeté un cri ... oh ! un cri bien faible ... Elle a porté la main à son cœur , elle s' est renversée en arrière ... probablement la secousse lui avait brisé un vaisseau dans la poitrine ... Elle est morte sans souffrir ... et presque sans faire un mouvement . – C' est , en effet , on ne peut plus vraisemblable , dit ironiquement Binos . Et alors , après ce léger spasme , elle a penché la tête ... la bonne voisine a présenté son épaule ... elle a fait de son bras une ceinture à l' enfant qui n' a plus bougé . – Tu racontes la scène exactement comme si tu l' avais vue . – Et toi qui l' as vue , tu as trouvé tout simple que cette jeune personne s' endormît tout à coup et ne se réveillât plus . – Je n' y ai pas fait d' abord grande attention ... on n' y voyait pas très clair dans le fond de la voiture . Les lanternes étaient presque éteintes . – Parbleu ! j' en étais sûr . La scélérate comptait sur l' obscurité . – Mais , encore une fois , de quel procédé a-t-elle usé pour expédier dans l' autre monde , en moins de dix secondes , une fille qui n' avait pas vingt ans et qui ne demandait qu' à vivre ? Tu ne me soutiendras pas , je suppose , qu' elle l' a poignardée ? – Poignardée , oh ! non . Il y a des moyens plus sûrs et moins bruyants . – Lesquels ? – Mais ... le poison , par exemple ... avec une goutte d' acide prussique , on foudroie l' homme le plus robuste . – Quand on la lui verse dans l' œil ou sur la langue , oui ... – Ou sur une simple écorchure de la peau ... Tu hausses les épaules ... très bien ! Je n' ai pas la prétention de te convaincre ce soir . Demain , tu reconnaîtras peut-être que j' avais raison . Je monterai à ton atelier dans l' après-midi . » En attendant , je te quitte . Voilà les brancardiers qui emportent le corps . Je m' en vais flâner du côté du poste pour savoir un peu ce que l' on dit de cette histoire -là . Je connais le brigadier . Il me donnera des renseignements . Et le policier par vocation se précipita hors du café en criant à son ami : – Tu régleras mes consommations . Je n' ai que quatorze bocks . Les jours se suivent et ne se ressemblent pas , dit le proverbe . Le lendemain de ce triste voyage en omnibus qui s' était terminé par une catastrophe , un beau soleil d' hiver éclairait la place Pigalle . La température s' était subitement adoucie ; la fontaine dégelée lançait son gai jet d' eau vers le ciel bleu , et les modèles italiens , assis sur les marches autour du bassin , souriaient d' aise aux rayons de l' astre qui les réchauffait pendant la longue station devant les ateliers . Et Paul Freneuse était aussi joyeux que le temps . Une nuit de repos avait calmé ses émotions de la veille et chassé les visions lugubres . Il ne pensait plus à cette aventure que pour plaindre la pauvre morte et pour se féliciter de n' avoir pas pris au sérieux les ridicules imaginations de l' ami Binos . Il avait reçu dans la matinée la visite d' un inspecteur envoyé par le commissaire , plutôt pour causer avec lui que pour l' interroger , car la mort accidentelle venait d' être bien et dûment constatée par le médecin commis à l' examen du corps , qui ne portait aucune trace de violence . La jeune fille avait dû succomber à une hémorragie interne , et , en attendant que l' autopsie confirmât les conclusions du docteur , le cadavre avait été envoyé à la Morgue pour y être exposé , car on n' avait trouvé sur elle aucune indication qui pût servir à établir son identité . Les faits d' ailleurs ne permettaient pas de supposer qu' un crime eût été commis ; sur ce point , le témoignage du conducteur était très net . En déposant devant le commissaire , il ne s' était pas privé de se moquer du voyageur qui , en arrivant à la station , criait qu' on venait d' assassiner la petite , et il avait démontré sans peine que l' idée de ce monsieur n' avait pas le sens commun . Le voyageur , c' était Paul Freneuse , que le commissaire connaissait très bien de réputation , car son nom était déjà célèbre , et qui n' était pas difficile à trouver , puisqu'il avait laissé son adresse aux gardiens de la paix . Mais Paul Freneuse avait complètement changé d' avis , si bien qu' il jugea tout à fait inutile d' entretenir l' inspecteur des absurdes raisonnements dont ce fou de Binos l' avait régalé en buvant de la bière . Il se contenta de raconter ce qu' il avait vu sans réflexions et sans commentaires . Et , tout le monde étant d' accord , Freneuse , délivré d' une préoccupation assez désagréable , avait déjeuné avec appétit et s' était mis à la besogne avec ardeur . Il achevait alors un tableau sur lequel il comptait beaucoup pour enlever au prochain Salon un de ces succès qui classent définitivement un artiste : une figure de femme , une seule , une jeune Romaine gardant une chèvre au pied du tombeau de Cecilia Metella . Et il avait eu le bonheur de découvrir un modèle que Dieu semblait avoir créé tout exprès pour lui fournir le type qu' il rêvait . C' était une toute jeune fille , presque une enfant , qu' il avait rencontrée un jour , descendant des hauteurs de Montmartre , et qui lui avait demandé le chemin du Jardin des Plantes . Freneuse avait passé quatre ans à Rome , et il savait assez d' italien pour renseigner la petite dans la seule langue qu' elle comprît bien . Puis , il s' était enquis de ce qu' elle faisait à Paris , et elle lui avait répondu sans embarras qu' elle venait d' y arriver , amenée par un de ses compatriotes qui faisait le métier de racoler en Italie des modèles des deux sexes , et qui logeait rue des Fossés-Saint-Bernard , près de la Halle aux vins , dans une grande maison toute pleine de joueurs d' orgue et autres musiciens ambulants . Elle était née à Subiaco , dans les montagnes de la Sabine , et elle avait passé son enfance à mener les chèvres à travers les rochers de ce pays sauvage . Sa mère , morte depuis un an , posait dans les ateliers à Rome . Elle n' avait jamais connu son père , mais elle passait là-bas pour être la fille d' un peintre français , qui , après avoir séjourné quelques années en Italie , était parti sans s' inquiéter d' elle . Elle avait eu une sœur aînée , mais cette sœur avait été emmenée toute petite par un homme qui recrutait des élèves pour leur enseigner le chant et les placer dans les théâtres d' Italie . Paul Freneuse , émerveillé de sa beauté , avait eu aussitôt l' idée de confisquer à son profit ce modèle inédit , -- l' enfant n' était encore allée chez aucun artiste , -- et il s' était immédiatement abouché avec le meneur , qui , moyennant une somme assez ronde , avait pris l' engagement écrit de loger séparément et convenablement Pia , -- c' était le nom de la fillette , -- de l' envoyer tous les jours donner une séance place Pigalle , et de refuser les offres que d' autres peintres pourraient lui faire . Et depuis cinq mois , Pia n' avait pas manqué une seule fois d' arriver à midi chez Paul Freneuse , qui la traitait beaucoup moins en salariée qu' en amie . La beauté de Pia n' était pas banale . L' enfant ne ressemblait pas à ces bambines italiennes qui ont toutes les mêmes grands yeux noirs , les mêmes lèvres rouges et un peu fortes , le même teint brun clair , à ce point qu' on les dirait coulées dans le même moule . Elle était bien de la race qui a fourni des modèles aux peintres de tous les temps , mais elle avait l' expression qui manque presque toujours aux filles de son pays , une physionomie mobile et intelligente , quelque chose de personnel et de vivant . Et cette physionomie n' était pas trompeuse . Pia avait l' esprit ouvert et une étonnante facilité à tout comprendre , à tout s' assimiler . En quelques mois , elle était arrivée à parler très bien le français , dont elle ne savait pas un mot en débarquant à Paris . Elle amusait Freneuse par ses remarques naïves et par ses reparties inattendues . Elle l' étonnait par la justesse de ses idées sur toutes les choses de la vie et même sur les arts , dont elle avait le sentiment très vif . Elle l' étonnait davantage encore par sa sagesse . Cette petite merveille , qui ne se montrait nulle part sans qu' on l' admirât , n' avait pas l' ombre de coquetterie et savait tenir en respect les admirateurs trop empressés . Elle avait gardé le costume de sa patrie , sans le gâter par ces additions de modes parisiennes que se permettent volontiers ses pareilles . Jamais châle n' avait recouvert ses épaules encore un peu maigres , mais d' un galbe charmant ; jamais bottines n' avaient emprisonné ses pieds de statue , ses pieds accoutumés à fouler nus le thym des montagnes . Et elle vivait comme une sainte , ne sortant jamais que pour venir à l' atelier de Freneuse et ne frayant pas plus avec ses compatriotes qu' avec les autres femmes qui exercent à Paris la scabreuse profession de modèles . Depuis que , grâce aux généreuses avances de Freneuse , elle n' en était plus réduite à mener cette existence en commun que la misère impose aux pauvres filles amenées d' Italie par un maître qui les exploite , elle habitait toujours la maison de la rue des Fossés-Saint-Bernard , mais elle s' était complètement séparée de la colonie vagabonde qui campait dans cette espèce de phalanstère . Elle occupait seule une chambrette sous les toits ; une étroite mansarde dont les murs étaient blanchis à la chaux et où il n' y avait d' autres meubles qu' un petit lit de fer , trois chaises de paille et un miroir cassé . Elle y passait tout le temps que lui laissait l' atelier , elle l' y passait à lire , -- elle avait appris à lire , -- à chanter des chansons de ses montagnes et à rêver ... à quoi ? Freneuse s' amusait quelquefois à le lui demander , et elle lui répondait qu' elle n' en savait rien elle -même . Peut-être rêvait-elle à ses quinze ans qui venaient de sonner . Ce qu' elle gagnait en posant chez son bienfaiteur lui suffisait , et au delà , car elle ne mangeait guère plus qu' un oiseau , et elle dépensait fort peu d' argent pour sa toilette , quoiqu'elle fût très soigneuse de sa personne et de ses vêtements . Et elle était gaie , comme le sont rarement les Romaines , gaie de cette gaieté franche que donnent le contentement de soi -même et l' absence de soucis . Quand elle arrivait dans l' atelier de Paul , la joie y entrait avec elle . Depuis un mois cependant , Freneuse avait cru s' apercevoir qu' elle était moins rieuse , plus réservée , plus pensive , moins enfant , pour tout dire en un mot . Elle ne jouait plus avec le chat favori de l' atelier , un superbe angora qui l' avait prise en affection , et qui ne manquait jamais de sauter sur ses genoux , dès qu' elle s' asseyait pour prendre la pose . Ces symptômes avaient paru graves à l' artiste . Il connaissait ces natures -là , ces fillettes transplantées d' Italie en France qui languissent pendant les premiers temps sous notre froid climat et qui mûrissent tout à coup au premier rayon de soleil . Et il soupçonnait un commencement d' amourette . Pour éclaircir le cas , il avait questionné doucement la petite , qui s' était mise à pleurer au lieu de répondre , et il n' avait pas voulu insister , quoique l' idée qui lui était venue l' attristât . Freneuse s' était attaché à cette enfant , et il s' affligeait de penser qu' elle allait peut-être s' éprendre sottement de quelque pâtre grossier venu des Abruzzes à Paris pour récolter des gros sous en jouant de la vielle . Il lui arrivait même parfois de se demander s' il n' était pas jaloux d' elle , et il se reprochait d' oublier qu' il avait vingt-neuf ans , presque le double de l' âge de Pia . Alors il devenait grave , presque froid , et la séance de pose se passait sans qu' il dît un seul mot à la pauvre enfant , qui s' en allait le cœur gros . Mais le lendemain de son aventure en omnibus , Paul Freneuse était dans un de ses bons jours . La certitude de n' être pas mêlé , même indirectement , à une enquête judiciaire le faisait tout joyeux , et il causait gaiement avec la chevrière à demi couchée au fond de l' atelier sur un haut marchepied destiné à figurer un bloc de marbre détaché du tombeau de Cecilia Metella . – Pia , ma belle , dit Paul Freneuse en riant , tu ne te doutes pas que , hier soir , j' ai failli grimper tes six étages pour te surprendre . Je suis allé dîner dans ton quartier . – Et vous n' êtes pas venu me voir ! s' écria la jeune fille . J' aurais été si heureuse de vous montrer ma chambre ... elle est si jolie maintenant ... J' ai trois pots de fleurs et un oiseau qui chante si bien ... C' est à vous que je dois tout cela ... – J' ai eu peur de te gêner ... elle n' est guère plus grande que la cage de ton oiseau , ta mansarde . Et puis ... tomber chez toi , sans te prévenir ... ma foi ! je n' ai pas osé . Je n' aurais eu qu' à rencontrer ton amoureux ... Pia pâlit , et des larmes lui vinrent aux yeux . – Pourquoi me dites -vous cela ? murmura-t-elle . Vous savez bien que je n' ai pas d' amoureux . – Allons , petite , reprit gaiement Freneuse , ne pleure pas . Ça t' enlaidit et ça dérange la pose . Est -ce que tu pleurais quand tu menais paître ta chèvre , là-bas , dans la montagne ? – Non , jamais ... et ici non plus ... excepté quand vous cherchez à me chagriner ... il n' y a que vous qui me fassiez pleurer ... – Et rire aussi ... Voyons , ris un peu , ou je croirai que tu m' en veux . Je ne parlais pas sérieusement . – À la bonne heure ! ... Tenez , je n' y pense déjà plus ... Mais , je vous en prie , ne dites pas que j' ai un amoureux ... où le prendrais -je , mon Dieu ? Là-bas , à la maison , tous les garçons qui travaillent pour le père Lorenzo sont laids et méchants comme des singes ... Sur la place Pigalle alors ? ... sur les marches de la fontaine ? ... Mais si vous vous mettiez à la fenêtre quand j' arrive , vous verriez que je ne m' y arrête jamais . Je suis bien trop pressée d' entrer dans votre atelier pour me chauffer ... et pour embrasser mon ami Mirza ... c' est lui mon amoureux . L' angora qui ronronnait près du poêle entendit son nom et sauta d' un bond sur les genoux de Pia , qui reprit en éclatant de rire : – Il m' aime bien , celui -là ... , il vient sans que je l' appelle ... , et il ne me fait jamais de peine . – Tu as raison , petite . Mirza est une bonne bête . Il vaut mieux que moi ... et que cet animal de Binos , qui ne vient ici que pour te tourmenter . – Oh ! lui , ça m' est égal ... mais vous , M . Paul ... dès que vous vous moquez de moi , je perds la tête ... et la pose . Tenez ! je n' avais pas remué depuis le commencement de la séance , et maintenant que vous m' avez dérangée , je ne sais plus comment me mettre ... – Comme tu étais tout à l' heure ... la tête un peu plus en arrière . Regarde -moi ... chasse Mirza ... et reste immobile . Pia fit ce que lui disait Freneuse , et le chat revint se coucher à la place qu' il affectionnait . -- C' est parfait comme ça , reprit le peintre , et puisque tu es gentille , tu sauras que si je ne suis pas allé te dire bonsoir hier , c' est qu' il était trop tard quand je suis passé près de ta rue ... minuit moins un quart ... tout le monde dormait dans la caserne où Lorenzo loge ses pifferari . – Moi , je ne dormais pas , dit tout bas Pia . -- À cette heure indue ! c' est très mal , petite . Les fillettes de ton âge doivent se coucher comme les fauvettes ... à l' Ave Maria , comme on dit dans ton pays . – C' est ce que je fais tous les soirs , mais hier ... – Pas d' explications , Mademoiselle . Vous changeriez encore de position si vous vous mettiez à bavarder , et je n' ai pas de temps à perdre . Le jour s' en va déjà . Et pour que vous ne soyez pas tentée de causer , je ne vous raconterai pas une histoire qui m' est arrivée ... en revenant de votre maudit quartier ... – Oh ! M . Paul ! ... je vous jure que je ne dirai pas un mot . – Du tout ! du tout ! tu te tairais peut-être , mais mon histoire te ferait encore pleurer ... et justement , je tiens tes yeux . – Il ne vous est rien arrivé de mal , j' espère ! – Non , non . Tu le vois bien . Je n' ai jamais été si en train de travailler . Si je continuais de ce train -là , mon tableau serait fini dans quinze jours . – Et après ... , je ne viendrais plus ? demanda vivement Pia . – Allons ! voilà encore que ta figure change d' expression . À la pose , gamine , à la pose ! Après ce tableau , j' en ferai un autre ... où tu seras debout ... , trois heures sur tes jambes ... Tu seras si fatiguée , que tu n' auras pas envie de parler . À ce moment , la porte de l' atelier s' ouvrit brusquement , et Binos entra comme un obus en s' écriant : – Je l' ai vue , mon cher . Elle est admirable ! – Qui ? demanda Freneuse . – Parbleu ! la morte . Je viens de la Morgue . Elle y est exposée depuis une heure ... et il y a une foule ! ... Binos n' eut pas plutôt lâché ces mots : « Je viens de la Morgue » , que Freneuse se mit à lui faire des signes dont le sens était très clair ; mais Binos ne s' arrêtait jamais une fois qu' il était lancé , et il reprit imperturbablement le fil de son discours . – Tu avais raison , elle est admirable , continua-t-il . Si elle avait voulu poser de son vivant , on l' aurait payée vingt francs l' heure . Pia est un modèle comme on n' en voit guère , n' est -ce pas ? Eh bien , elle n' approche pas de celle -là . J' ai essayé de prendre un croquis au vol en passant devant le vitrage , mais les sergents de ville m' ont forcé de circuler , et il y avait là un bourgeois qui m' a dit des sottises . Il m' a appelé sans cœur , cet imbécile . J' en ai plus que lui , du cœur . Ce que j' en faisais , c' était dans l' intérêt de l' art . Heureusement qu' on va la photographier . » Du reste , quand j' ai vu qu' on me mettait à la porte , je me suis dit : il n' y a qu' un moyen , et je suis allé tout droit sonner à ... – Te tairas -tu , maudit bavard ? lui cria Freneuse ; si tu ajoutes un mot , moi aussi , je vais te mettre à la porte . – Pourquoi ? qu' est -ce qui te prend ? demanda le rapin d' un air ébahi . – Il me prend que tu m' empêches de travailler , et ensuite que tu effarouches la petite avec tes vilaines histoires . – Comment ! parce que je parle de la Morgue ! Ah ! elle est bonne , celle -là ! mais ça l' amusera , au contraire . Je parie qu' elle ne passe jamais devant l' établissement sans y entrer , et comme elle doit y passer à peu près tous les jours pour venir de chez elle ici ... – Binos , mon garçon , pour la seconde fois , je t' enjoins le silence , et je te préviens qu' à la troisième sommation , si tu n' obéis pas ... tu sais comment sous l' Empire on dispersait les rassemblements . – Des menaces ? des violences ? Sur quelle herbe as -tu donc marché ce matin ? Hier soir , tu ne faisais que parler de ton aventure . – Encore ! – C' est bon ! c' est bon ! je ne savais pas que la Pia fût si impressionnable ... mais du moment que Mademoiselle a des nerfs , je serai muet comme un poisson ... jusqu' à ce qu' elle soit partie , car , après , j' ai un tas de choses à t' apprendre . – Laisse -moi tranquille , en attendant . Je n' ai pas de temps à perdre . Remets -toi à la pose , ma chère Pia , et si ce fou se permet d' ouvrir encore la bouche , fais -moi le plaisir de ne pas l' écouter . – La Morgue , c' est cette maison où l' on expose les morts ? demanda l' enfant tout émue . – Allons , bien ! toi aussi , tu t' en mêles ! s' écria Freneuse . Vous avez donc juré , tous les deux , que je ne ferais rien aujourd'hui ... – Je sais où c' est , continua Pia ; mais je n' ai pas osé y entrer ... et jamais je n' oserai ... oh ! non , jamais ! ... jamais ! ... – Parbleu ! je l' espère bien . Si tu t' en avisais , je ne te recevrais plus ici . Mais tu ne me parais pas disposée à te tenir en repos sur ton marchepied , et je vais lever la séance . Encore trois minutes d' immobilité , et ce sera fini , fillette . Une touche à donner seulement ... je commençais à attraper ce ton , quand cet animal de Binos est venu nous déranger ... Ah ! je le tiens , maintenant ... ne bougeons plus . Pia n' avait garde . Elle était devenue songeuse , et ses grands yeux noirs n' exprimaient plus rien , ils regardaient vaguement Mirza qui venait de se réveiller et qui faisait le gros dos . Binos , pour se consoler de ne plus raconter , furetait dans tous les coins de l' atelier , retournait les tableaux accrochés la face au mur , ouvrait les boîtes à couleurs et tracassait les chevalets . Il en fit tant , que Freneuse , impatienté , lui cria : – Finiras -tu de remuer ? Qu' est -ce que tu cherches ? – Du tabac . J' ai oublié d' en acheter , répondit le rapin en agitant une longue pipe qui ne le quittait guère . – Le pot est aux pieds du mannequin , sous la fenêtre . – Très bien . Alors tu ne pousses pas la sévérité jusqu' à m' interdire de fumer ? Merci de votre indulgence , mon prince . Ah ! mais , dis donc , la farce est mauvaise , il est vide , ton pot ... il n' y a pas plus de tabac dedans que de cervelle dans le crâne de mon bourgeois de la Morgue . – Es -tu assez assommant ! Cherche ma blague dans la poche de mon pardessus qui est pendu là-bas . – J' obéis , seigneur , répondit gravement Binos , en portant ses deux mains à son front pour imiter un salut à l' orientale . Et il se mit à fouiller le paletot , pendant que Freneuse , qui essuyait ses pinceaux , disait à Pia : – Assez pour aujourd'hui , petite . Je n' y vois plus . – Ta blague ! ta blague ! grommelait Binos ; j' ai beau sonder les profondeurs de ce vêtement luxueux , je ne la découvre pas , ta blague ... je ne découvre même rien du tout ... c' est-à-dire , si ... mes doigts investigateurs ont rencontré un objet qui pourra me servir à débourrer ma pipe ... quand je l' aurai fumée . Voyons un peu ça ... Tiens ! une épingle de femme ! Binos , ravi de sa trouvaille , brandissait triomphalement l' épingle dorée qu' il venait d' extraire de la poche du pardessus de son ami . – Ah ! mon gaillard , criait-il , tu farcis tes habits d' ustensiles à l' usage du beau sexe ! Quelle est la princesse qui t' a laissé ce gage de son amour ? Freneuse l' avait complètement oubliée , cette épingle qu' il avait ramassée la veille dans l' omnibus , et il trouvait inopportunes les facéties que le camarade Binos se permettait à propos d' un objet qui avait , selon toute probabilité , appartenu à la morte . – Fais -moi donc le plaisir de remettre cet outil où tu l' as pris , lui cria-t-il . – Tu crains que je ne le profane en l' employant à des usages vulgaires , dit ironiquement l' incorrigible farceur . Rassure -toi ! je ne m' en servirai pas . Tu pourras encore le porter sur ton cœur . Ah çà , tu es donc amoureux , maintenant ? Depuis quand ? – Binos , décidément , tu m' agaces . Pia s' était levée tout à coup , et elle avait couru pour voir l' épingle de plus près . – Qu' est -ce que tu dis de ça , enfant de la montagne ? lui demanda le rapin . Tu n' en as jamais porté de pareille à Subiaco ... et tu as même le bon goût de n' en pas porter à Paris . La bourgeoise qui a planté ce colifichet dans son chignon est indigne d' aimer un artiste ... et Paul devrait rougir de conserver précieusement cette piteuse relique ... ridicule produit de l' industrie parisienne , acheté au bazar à quinze sous ... Aide -moi , petite , à faire honte à notre ami de sa grotesque adoration pour la propriétaire de ce bibelot déplorable . » Tiens ! tu pleures ! pourquoi diable pleures -tu ? Est -ce que par hasard ce serait pour l' avoir ? Aurais -tu la fantaisie déplacée de déshonorer tes beaux cheveux en les ornant de cette lardoire en similor ? – Je ne pleure pas , murmura la jeune fille qui s' efforçait de refouler ses larmes . – Binos , tu es insupportable , s' écria Freneuse . Je te défends de tourmenter cette petite . C' est toi qui l' as énervée avec tes extravagances . Laisse -la partir en paix . » Remets ta mante , Pia , et file vers la rue des Fossés-Saint-Bernard . La nuit arrive , et les rues ne sont pas saines pour toi après le soleil couché . Tâche d' arriver demain à midi précis . Je barricaderai ma porte pour qu' un ennuyeux de ma connaissance ... et de la tienne ... ne nous dérange pas , et nous ferons une longue séance . Pia était déjà prête , et , comme Freneuse lui tendait la main , elle se pencha pour la baiser , à la mode italienne ; il la releva vivement et il l' embrassa sur le front . L' enfant pâlit , mais elle ne dit pas un mot et elle sortit sans regarder Binos , qui riait dans sa barbe . – Mon cher , commença-t-il , dès qu' elle eut disparu , j' ai fait en un jour plus de découvertes que n' en firent en un siècle les plus illustres navigateurs ... et la dernière est la plus curieuse de toutes . Je viens de découvrir que cette chevrière transplantée est follement éprise de toi . Elle a pleuré parce qu' elle croit que l' épingle a été oubliée dans ta poche par ta maîtresse . Elle est jalouse . Donc , elle t' adore . Réfute ce raisonnement , si tu l' oses ... et si tu peux . – Je ne réfuterai rien du tout , mais je te déclare que , si tu continues , nous nous brouillerons . – Enfin , d' où te vient-elle , cette brochette qu' on pourrait servir avec des rognons dans un restaurant à quarante sous ? Est -ce un souvenir de la femme aimée ? Je croyais que tu méditais d' en prendre une pour le bon motif . On prétend qu' on t' a vu récemment dans des salons sérieux , où l' on exhibe des jeunes personnes bien élevées qui épouseraient volontiers un artiste , pourvu qu' il gagnât quarante mille francs par an , et tu dois approcher de ce chiffre imposant . Ça ne peut pas dorer comme ça . Si tu as envie de lâcher les camarades , dis-le . – Binos , mon ami , tu déraisonnes , et je ne devrais pas te répondre , mais il faut avoir pitié des fous . Je veux bien t' apprendre que j' ai trouvé cette épingle , hier soir , dans l' omnibus , et que je l' ai gardée comme souvenir ... elle a dû servir à attacher le chapeau de la pauvre fille qui a rendu l' âme pendant le voyage . – Ça ! allons donc ! c' est un bijou à l' usage des cuisinières endimanchées , et je te réponds bien que la merveilleuse créature qui repose en ce moment sur une des dalles de la Morgue n' a jamais fait danser l' anse du panier . » Je croirais plutôt qu' il a été perdu dans la voiture par une de ses voisines . – Alors je t' en fais cadeau , dit Freneuse . – J' accepte , s' écria Binos . C' est une pièce à conviction . Il suffit de la moindre chose , de n' importe quoi , pour convaincre un assassin ... un rien ... un papier ... un bouton de manchette oublié sur le théâtre du crime ... dans les mélodrames , on appelle ça , le doigt de Dieu . – Bon ! voilà ta toquade qui te reprend ! – Toquade tant que tu voudras . Il me pousse une idée , et je vais faire sous tes yeux une expérience . Où est Mirza ? Viens ici , Mirza ! Mi ! mi ! mi ! roucoula Binos d' une voix caressante . – Qu' est -ce que tu veux encore à mon chat ? Ne le tracasse pas , je te prie . Mirza , affriolé par le geste du rapin , venait à lui lentement , posément , comme il convient à un chat qui se respecte . – N' y va pas , Mirza , dit Freneuse . Tu vois bien que ce monsieur se moque de toi . Il n' a rien à te donner . – Je ne lui ai pas apporté de mou , c' est clair , grommela Binos . Je ne me permets pas d' entretenir les chats de mes amis , mais je puis bien les caresser . Mirza est un animal désintéressé ... Mirza m' aime pour moi -même . Laisse-le me témoigner son affection en se frottant contre moi . Tout en parlant à tort et à travers pour distraire l' attention de son ami , l' endiablé rapin s' était assis sur un escabeau et tendait une main perfide à l' angora trop confiant , qui s' avançait à pas comptés . Freneuse , quoiqu'il observât les mouvements de Binos , ne vit pas qu' il tenait entre ses doigts l' épingle dorée ; il la cachait si bien que la pointe seule dépassait son pouce et son index , une pointe acérée comme une aiguille à coudre . Mirza la voyait , lui , mais il était curieux et gourmand , -- ce sont les moindres défauts des chats de bonne maison , -- et il s' approcha pour flairer ce que lui offrait un familier de son maître . Son museau se trouva en contact avec l' instrument pointu , et Binos abusa de la situation pour piquer légèrement le nez rose de la pauvre bête , qui fit un mouvement en arrière , un seul . Sa tête se renversa sur son cou , ses poils longs et soyeux se hérissèrent , son dos se voûta , ses pattes écartées se raidirent , ses deux mâchoires s' écartèrent l' une de l' autre , ses yeux se ternirent ; mais elle ne jeta pas ce miaulement prolongé qui est la plainte des chats , elle ne bondit pas ; elle resta immobile et muette . Puis un tremblement convulsif secoua tout son corps , et , au bout de vingt ou trente secondes , elle tomba comme une masse . – Qu' as -tu fait à Mirza ? cria Freneuse , en se précipitant pour relever l' animal familier qu' il affectionnait . Et dès qu' il l' eut touché : – Il est mort , dit-il , tout ému . – Oui , comme la jeune fille de l' omnibus , répliqua tranquillement Binos . – Tu l' as tué , reprit l' artiste avec colère . Ceci passe la plaisanterie . Sors d' ici et n' y remets jamais les pieds . – Tu me chasses ? – Oui , et tu ne l' as pas volé , car tu t' en prends à tout ce que j' aime . Il n' y a pas une demi-heure que tu es entré ici , et tu n' y as fait que des méchancetés . Pia est partie tout en larmes , et c' est toi qui en es cause . Il ne te manquait plus que d' assassiner une malheureuse bête qui était la joie de mon atelier . En vérité , si je ne savais pas que tu es aux trois quarts fou , je ne me contenterais pas de te fermer ma porte ... Je te demanderais raison de ta conduite odieuse . – Ce serait drôle , ricana Binos , excessivement drôle ! Me traîner sur le terrain et me gratifier d' un coup d' épée , parce que je t' ai sauvé la vie ... c' est un comble . – Tu m' as sauvé la vie , toi ! – Ni plus , ni moins , mon cher . – Je serais curieux de savoir comment . Vas -tu me soutenir que mon chat était enragé ? – Non ; Mirza était un honnête angora ... et s' il a eu des torts ... comme par exemple celui de déchirer mon pantalon pour aiguiser ses griffes ... sa mort les rachète , car il a péri pour son maître ... et pour qu' un grand crime ne reste pas impuni . – Encore tes extravagances ! – Veux -tu m' écouter avant de me mettre dehors ? Je ne te demande que dix minutes pour te prouver que , si je n' avais pas eu une idée de génie , il te serait arrivé malheur . – Dix minutes , soit ! mais après ... – Après , tu feras ce que tu voudras ... et moi aussi je ferai ce que je voudrai . Tu vois cette épingle ? – Oui , et si j' avais su que tu t' en servirais pour percer le cœur de Mirza ... – Je ne lui ai pas percé le cœur ... regarde ! ... il n' y a pas une goutte de sang sur sa fourrure blanche ... je l' ai à peine piqué au museau ... et il est tombé raide . Comprends -tu maintenant ce qui s' est passé hier soir dans l' omnibus ? – Comment ? ... que veux -tu dire ? ... – La pauvre fille qui est à la Morgue a été tuée comme je viens de tuer Mirza . Seulement on l' a piquée au bras . – Avec cette épingle ? – Mon Dieu , oui . Il n' en a pas fallu davantage . Et l' agonie de la petite n' a été ni plus longue , ni plus bruyante que celle de ton chat . – Quoi ! l' épingle serait ... – Empoisonnée , mon cher , et tu la portais dans la poche de ton pardessus . En fouillant la susdite poche pour y prendre ton mouchoir et ta blague à tabac , tes doigts auraient infailliblement rencontré la pointe de cet aimable ustensile ... et à la prochaine exposition , il y aurait eu un tableau et un médaillé de moins . » C' est un miracle que je vive encore , reprit Binos . Si j' avais pris l' épingle par la pointe au lieu de la prendre par la boule dorée qui la termine à l' autre bout , je serais à cette heure étendu sur le plancher de ton atelier , et tu n' aurais plus qu' à me faire enterrer . Ce ne serait pas un désastre que ma mort , et l' art n' y perdrait pas grand'chose ; mais enfin , je préfère que l' accident soit arrivé à ton chat . – Moi aussi , murmura Freneuse , troublé au point de ne plus savoir où il en était . – Merci de cette bonne parole , dit le rapin , avec une grimace ironique . Je constate avec plaisir que tu ne m' en veux plus de t' avoir sauvé ... et je te félicite sincèrement d' avoir ramassé dans la voiture ce petit instrument . Il me servira à retrouver ceux qui l' ont inventé . – Une épingle qui tue ! ... c' est à n' y pas croire ... – Les faits sont là . – Mais ces poisons qui foudroient , ça n' existe que dans les romans ou dans les drames ... – Et chez les sauvages , cher ami . Ils y trempent le bout de leurs flèches quand ils vont à la chasse ou à la guerre , et toutes les blessures que font ces flèches sont mortelles ... c' est connu . – Oui , j' ai bien lu cela quelque part , mais ... -- Et le poison qu' ils emploient est connu aussi . C' est le curare . On prétend qu' ils le fabriquent avec du venin de serpent à sonnettes , et l' on sait fort bien qu' il se conserve indéfiniment quand il est sec . » Tiens ! vois cet enduit rougeâtre qui ressemble à du vernis , et qui recouvre la pointe de cette épingle ... voilà le produit chimique avec lequel on détruirait un régiment prussien en moins de cinq minutes ... J' ai toujours regretté qu' on n' en eût pas frotté nos baïonnettes pendant le siège ... – Parle donc sérieusement ... il n' y a pas de quoi plaisanter , si ce que tu as imaginé est réel ... – Est -ce que tu doutes encore ? Tu n' as pour te convaincre qu' à examiner Mirza . Il se portait à merveille ; une légère piqûre a suffi pour éteindre la vie . Et tu as vu qu' il est mort sans secousse et sans bruit . À peine un tressaillement presque imperceptible ... un instant d' immobilité ... puis la chute ... et tout est fini . Exactement , la scène de l' omnibus . – C' est vrai ... elle n' a jeté qu' un cri très faible ... elle s' est raidie ... – Et sa tête est tombée sur l' épaule de sa voisine , après quoi elle n' a plus bougé ; le coup était fait . – Quoi ! cette misérable créature qui était à sa gauche aurait ... – Je vais te raconter toute l' affaire ! Tu me chasseras , si tu veux , quand j' aurai fini . Freneuse exprima par un geste qu' il ne pensait plus à renvoyer son ami et qu' il lui pardonnait le meurtre de Mirza . – L' instrument , reprit Binos , doit avoir été fabriqué , préparé et apporté par l' homme qui est monté sur l' impériale . Une femme n' aurait pas su manipuler le poison et probablement elle n' aurait pas osé . Examine , je te prie , ce dard portatif . Il est tout neuf , et il est difficile d' imaginer quelque chose de plus ingénieux . Il affecte la forme d' une épingle à chapeau , il a l' air innocent , et si on l' avait saisi entre les mains de la coquine qui s' en est servie , personne ne l' aurait pris pour ce qu' il était . Il se termine en boule d' un côté , afin qu' on puisse appuyer fortement sans se blesser . Il est assez court pour qu' on puisse le cacher dans un manchon , assez long et assez aigu pour traverser le vêtement le plus épais ... et la petite portait une pauvre robe dont l' étoffe usée ne la protégeait guère mieux qu' une toile d' araignée . » En un mot , tout était prévu par cet homme , qui doit être un scélérat très fort . Et c' est la femme qui s' est chargée de l' exécution . – Pourquoi elle ? Ce misérable était donc trop lâche pour opérer lui -même ! – Ce n' est pas cela . Il avait calculé que la femme attirerait beaucoup moins l' attention des autres voyageuses . Elles n' auraient pas trouvé naturel que la jeune fille laissât reposer sa tête sur l' épaule d' un voisin ... tandis que sur l' épaule d' une voisine ... c' était tout simple . – Il devinait donc qu' elle s' affaisserait ainsi ... -- Parfaitement , mon cher . Les effets du curare sont aussi connus que ceux de l' arsenic . On a expérimenté cent fois ce joli poison au laboratoire du Collège de France . L' animal piqué s' arrête , penche à droite ou à gauche , et tombe ... si personne n' est là pour le soutenir . Le plan était donc de soutenir la morte jusqu' au moment où il se présenterait une occasion de s' en débarrasser sans danger . Impossible de la laisser là . Elle serait tombée tout de son long , et il en serait résulté une scène à laquelle la tueuse ne voulait pas se trouver mêlée . – Tu crois donc que l' homme ne s' était casé dans la voiture que pour garder une place à sa complice ? – Non seulement je le crois , mais j' en suis sûr . Étais -tu dans l' omnibus avant lui ? L' as -tu vu entrer ? – Je suis arrivé un des premiers . La jeune fille m' a suivi d' assez près , et elle venait à peine de s' asseoir en face de moi lorsque l' homme est monté . – Et , bien entendu , il est allé tout droit s' établir près d' elle . – Oui , quoiqu'il y eût d' autres places libres . J' ai même eu un instant l' idée qu' il la connaissait . Mais j' ai vu bientôt qu' ils ne se parlaient pas . – Voici comment ce coquin a dû opérer . Il guettait la petite aux abords de la station . Sa complice , qui avait reçu ses instructions , se tenait un peu plus loin . – Ils savaient donc que cette jeune fille allait prendre omnibus ? – Probablement . Comment le savaient -ils ? C' est ce que j' éclaircirai plus tard , quand j' aurai retrouvé ces misérables . – Tu espères donc les retrouver ? – Parbleu ! Je te disais qu' il attentait que la petite montât , à seule fin de se caser dans la stalle voisine de celle qu' elle occupait . La complice , elle , a attendu que l' omnibus fût complet . Et alors ils ont joué la comédie qu' ils avaient concerté entre eux ... la femme se désolant de ne pas pouvoir partir , l' homme offrant galamment de céder sa place . Parions que la dame n' a pas fait de façons pour accepter . – Elle en a fait , pour la forme . Elle a échangé quelques compliments avec lui ; mais elle est entrée dans la voiture . Elle a même souffert qu' il l' y aidât ... Elle a mis sa main dans la sienne ... une petite main , ma foi ! et finement gantée ... elle l' y a même laissée , à ce que j' ai cru voir , un peu plus de temps qu' il ne fallait . – Bon ! je suis fixé . – Tu veux dire que cette familiarité prouve qu' ils étaient d' accord ? Ma foi ! c' est bien possible . – C' est certain , d' autant plus certain qu' ils ont quitté l' omnibus à peu près au même moment ... L' homme est descendu rue de la Tour-d'Auvergne , et la femme rue de Laval . Mais le serrement de mains prolongé prouve encore autre chose , mon cher . – Quoi donc ? – L' homme aussi portait des gants , n' est -ce pas ? – Oui . De gros gants de peau fourrés en dedans ... qui avaient dû être achetés dans un magasin anglais . J' ai remarqué ce détail . – Il y avait de quoi . Ces gants -là coûtent cher , et l' homme , m' as -tu dit , n' avait pas l' air opulent . – Pas misérable non plus . La tenue d' un sous-officier en bourgeois . – Eh bien ! s' il avait des gants si épais , c' était de peur de se piquer . – Comment cela ? – Il tenait l' épingle , et il l' a repassée à la dame en faisant mine de lui serrer amoureusement le bout des doigts . Ils savaient tous les deux que la moindre écorchure serait mortelle , et ils avaient pris leurs précautions contre les accidents . – Alors , d' après toi , la femme à ce moment -là a reçu de la main de son complice l' épingle ... et elle s' en est servie ... – Très adroitement , puisque personne n' a rien vu . Elle a attendu une occasion qui s' est présentée à la descente du pont Neuf . Il y a eu là une secousse ... un choc qui l' a jetée contre sa voisine . Elle en a profité pour lui enfoncer dans le bras la pointe de son instrument . Sur ce point , je n' ai plus l' ombre d' un doute , et je n' ai pas besoin de te rappeler ce qui s' est passé ensuite . – Oui , murmura Freneuse , tous ces faits paraissent s' enchaîner naturellement ... Il est vrai que tu as une méthode pour les rattacher les uns aux autres ... – Ce n' est pas de la méthode , c' est du raisonnement . – Explique -moi donc alors pourquoi cette affreuse femme a oublié dans l' omnibus cette épingle empoisonnée qui devait la trahir . – Tu peux croire qu' elle ne l' a pas fait exprès . L' épingle lui a échappé de la main ; un soubresaut de la malheureuse qu' elle venait de tuer l' a fait tomber ... et la coquine n' avait garde de se baisser pour la ramasser . D' abord , elle craignait de se piquer , et puis elle n' était plus libre de ses mouvements , puisqu'elle était obligée de soutenir la morte . Lorsqu' est venu le moment de descendre , il lui tardait de filer , et elle est partie , comme on dit , sans demander son reste . – Elle pouvait bien cependant prévoir qu' on trouverait cette preuve palpable de son crime . – Bah ! elle espérait que l' homme chargé de balayer l' omnibus pousserait l' objet dehors . La suite ne l' inquiétait guère . Que lui importait que l' épingle donnât la mort aux gens qui auraient la fatale idée de la prendre et de s' en servir ! Une scélérate de cette trempe ne regarde pas à un meurtre de plus ou de moins . – Le fait est que cette femme doit être un monstre : assassiner ainsi une pauvre enfant qu' elle ne connaissait pas ... c' est de la scélératesse à froid ... de la cruauté inutile . – Comment ! s' écria Binos , tu t' imagines qu' elle l' a tuée pour le plaisir de la tuer ... ou pour faire l' essai de son joli instrument ... de même que jadis la marquise de Brinvilliers distribuait aux pauvres qui lui demandaient l' aumône des gâteaux empoisonnés ... pour voir l' effet des poisons qu' elle employait ! » Freneuse , mon ami , tu vas trop loin . Ces expériences -là sont passées de mode , parce qu' elles sont trop dangereuses . » Cette créature savait très bien ce qu' elle faisait en jouant de l' épingle contre sa voisine . C' est cette jeune fille qu' elle voulait supprimer , et pas une autre . – Mais pourquoi ? Que lui avait fait la malheureuse ? – À cette question -là , je ne suis pas encore en mesure de répondre . Il me faut le temps de me renseigner . J' y parviendrai , et nous saurons plus tard à quoi nous en tenir . » Pour le moment , je me borne à t' affirmer que le crime a eu une cause . On a toujours une raison pour se débarrasser d' une femme ... et de ces raisons -là , il y en a de plus d' une sorte ... la vengeance ... la jalousie ... la cupidité ... – Mais ce crime , pourquoi le commettre dans un omnibus ... devant quinze personnes ... au lieu de ... – Au lieu d' attendre la victime au coin d' une rue , ou d' aller la tuer chez elle , ou encore de l' attirer dans une maison pour l' y égorger . Ça paraît bizarre au premier abord , et pourtant ça s' explique parfaitement . » Le meurtre à domicile est d' une exécution périlleuse . Suppose que cette femme ou son complice se soient présentés dans le logement de la petite ; le concierge ou les voisins auraient pu les remarquer . C' est une chance qu' ils ne voulaient pas courir . Suppose qu' au contraire la petite soit venue chez eux ou chez l' un d' eux , et qu' elle n' en soit pas sortie . C' eût été encore pis . Comment se débarrasser du cadavre ? C' est la pierre d' achoppement pour les assassins . Faire le coup dans la rue , c' eût été plus facile , à condition de ne pas opérer en plein jour . Mais , probablement , la petite sortait très peu le soir . Et encore faut-il que la rue soit déserte et que la victime soit seule . Qui nous prouve que cette jeune fille n' a pas été accompagnée par quelqu'un , une amie ou un ami , qui ne l' a quittée que tout près de la station ? C' est alors sans doute que le couple scélérat , qui la suivait peut-être et qui assurément la guettait , a résolu d' opérer dans la voiture . Étant donné l' ingénieux instrument dont ils se sont servis , rien n' était plus simple . La difficulté consistait à déguerpir avant qu' on s' aperçût que la voyageuse était morte , et tu as vu comment ils s' y sont pris . » Va donc les retrouver dans Paris maintenant ! Tu ne les reconnaîtrais pas , si tu les rencontrais . – Je reconnaîtrais peut-être l' homme ... et encore ... je l' ai si peu vu ... mais la femme ... je n' ai aperçu d' elle que ses yeux à travers une voilette ... – C' est insuffisant . Il est vrai que tu as entendu sa voix . – Oui , une voix bien timbrée , plutôt grave ... l' accent parisien , à ce qu' il m' a semblé ... rien de particulier d' ailleurs . Mais , si je suis hors d' état de les reconnaître , je voudrais bien savoir comment , toi qui ne les as jamais vus , tu peux te flatter de remettre la main sur eux . – Oh ! moi , j' ai mon système . Je procéderai du connu à l' inconnu , comme les mathématiciens . Quand je saurai qui était cette jeune fille , je chercherai quels étaient les gens qu' elle fréquentait , et je serais bien sot si , parmi ceux -là , je ne découvrais pas ceux qui avaient intérêt à se défaire d' elle . – Tu oublies que l' homme et la femme de l' omnibus lui étaient inconnus , puisqu'elle ne leur a pas adressé la parole pendant le voyage ; donc elle ne les fréquentait pas . – Ils ont agi pour d' autres . – C' est là une supposition bien hasardée . Et d' ailleurs , ton plan pèche par la base . On ne connaît ni le nom , ni le domicile de la morte . – Pardon ! elle est exposée à la Morgue , et ... – Cela prouve bien qu' on n' a trouvé sur elle aucune indication . – Aucune , c' est vrai . Je me suis renseigné auprès du greffier de l' établissement . J' allais te raconter ma conversation avec ce fonctionnaire , lorsque tu as jugé à propos de m' interrompre , sous prétexte que j' effrayais Pia . Il m' a dit que dans les poches il n' y avait qu' un porte-monnaie usé qui contenait la somme de quatorze sous et un petit trousseau de clefs attachées à un anneau d' acier . Le linge ne portait pas de marque . Du reste , pas une carte de visite , ce qui n' a rien d' étonnant , et pas le plus petit bout de papier . – Un bout de papier ! tu me fais songer que j' en ai ramassé un hier soir dans l' omnibus . – Tu as trouvé un papier , et tu ne le disais pas ? – Ma foi , je n' y pensais plus . – À quoi penses -tu donc alors ? – À mon tableau , et tu devrais bien penser au tien , c' est-à-dire à celui que tu projettes depuis un an et que tu n' as pas encore commencé . – Laisse -moi donc tranquille ; tu ne parles que du métier . Moi , j' ai la passion de l' inconnu . Et je vois que , décidément , il n' y a rien à faire de toi . – Oh ! rien du tout ! – Aussi opérerai -je tout seul . Si tu m' aides , ce sera sans le savoir ... et sans le vouloir . Voyons ! qu' en as -tu fait , de ce papier ? Tu ne l' as pas brûlé , j' espère ! – Non , mais je pourrais bien l' avoir perdu . – Enfin , où l' as -tu serré ? – Je l' ai mis dans la poche de mon pardessus , avec l' épingle ... qui t' a servi à empoisonner mon chat . Pauvre Mirza ! soupira le peintre en regardant le corps déjà raidi du malheureux angora . Binos la tenait toujours à la main , cette redoutable épingle , et , comme il gesticulait beaucoup en parlant , Freneuse observait ses mouvements avec une certaine inquiétude . – Fais -moi donc la grâce de poser quelque part ton dangereux outil , dit-il ; tu finirais par faire un malheur . C' est bien assez que tu aies tué une innocente bête . – N' aie pas peur , ça me connaît , répondit le rapin , qui cependant crut devoir se débarrasser de l' instrument meurtrier . Il le plaça délicatement sur le poêle , et il courut au pardessus d' où il l' avait extrait . Il plongea sa main dans la poche béante , et il en tira un papier froissé . – Dieu merci ! il y est encore , s' écria-t-il . C' est bien ça , n' est -ce pas ? – Je crois que oui . Mais je t' avouerai que je l' ai empoché hier soir sans l' examiner . – Ah ! tu peux te vanter de ne pas être curieux . C' est inouï ! Pourquoi le ramassais -tu alors , si ce n' était pas pour le regarder ? – J' en avais l' intention , mais tu m' as appelé , je suis entré au café , et tes discours extravagants m' ont fait perdre la tête . Enfin , tu le tiens maintenant . Dis -moi ce que c' est . – C' est une lettre , mon cher , dit le rapin triomphant . – Sans l' enveloppe et , par conséquent , sans l' adresse , fit observer Freneuse . -- Ça ne fait rien . La lettre va m' apprendre un tas de choses . Voyons . Ah ! diable ! elle est déchirée à peu près au milieu , dans le sens de la longueur . Ça va me gêner pour comprendre ... mais j' y arriverai tout de même ... On a bien fini par deviner ce que veulent dire les hannetons et les oiseaux qui sont gravés sur l' obélisque ... c' était plus difficile que de compléter des bouts de lignes qui manquent ... Du reste , nous sommes deux . Écoute un peu . « Ma chère ... le mot suivant est déchiré ... ma chère amie , ou : ma chère ... un petit nom quelconque ... C' est dommage qu' il n' y soit pas , mais nous savons déjà que la lettre est adressée à une femme . – Par un homme , à ce qu' il me semble . L' écriture est très masculine . – Oui , elle est ferme , grosse et assez irrégulière . Ce n' est pas une écriture commerciale . Voyons la suite . « Enfin , nous y sommes . Je suis sûr de mon [ ... ] arrivée depuis un mois . Elle loge rue des [ ... ] sort peu , mais va quelquefois le soir [ ... ] ne sais pas encore chez qui , mais [ ... ] reviens à mon premier projet , car il est plus [ ... ] pas que ça traîne . Ainsi , fais -moi le plaisir de [ ... ] nos arrangements . On veut tout terminer d' ici à [ ... ] pas un mot à personne , pas même au [ ... ] découvert que ceux de la maison se défient ... « À demain donc , ma bonne Z ... » » Ah ! le nom de la dame commence par un Z . C' est déjà quelque chose . – Et la signature ? demanda Freneuse . – Absente ... déchirée ... Il n' en est pas resté une syllabe , dit Binos qui avait lu la lettre à haute voix en s' arrêtant après chaque coupure de phrase . – Parbleu ! te voilà bien avancé . Cette lettre est absolument inintelligible . Tout ce qu' elle nous apprend , c' est que la morte s' appelait Zélie , ou Zéphyrine , ou Zénobie , ou ... – Alors , tu t' imagines que c' est elle qui a perdu ce papier ? – Je n' en sais rien , ma foi ! Mais si ce n' est elle , qui est -ce donc ? – C' est l' autre , la coquine qui a joué de l' épingle . Et veux -tu que je te dise à quoi lui a servi ce fragment de lettre ? Il lui a servi à envelopper l' épingle empoisonnée . On le voit bien . Regarde comme il est froissé . La coquine avait peur de se piquer , et elle avait pris ses précautions . – Oui , murmura Freneuse , elle a eu soin de déchirer la lettre . Impossible de comprendre quoi que ce soit à ce qu' il y a d' écrit sur ce chiffon de papier . – Tu crois ? – Quelle induction tireras -tu de ces phrases tronquées ? – Pour moi , le sens est aussi clair que s' il n' y manquait rien . – Alors , tu m' obligeras en me l' expliquant , car je ne le saisis pas du tout . – Parce que tu n' as pas pris la peine d' y réfléchir . Il y a cependant quelque chose qui t' a sauté aux yeux , c' est que la lettre a été écrite par un homme et adressée à une femme . – Dont le petit nom commence par un Z . Cela ne fait pas de doute . Mais ensuite ? ... de quoi est-il question ? – D' expédier dans l' autre monde la pauvre fille qui est couchée à cette heure sur une dalle de la Morgue . – Où diable vois -tu cela ? – À chaque ligne . Je vais les reprendre une à une pour te faire toucher la chose du doigt . Le billet commence par ces mots : « Enfin , nous y sommes ! » Ça veut dire : enfin , le moment d' agir est venu . » Arrivée depuis un mois ! » qui ? La petite évidemment ! Arrivée est au féminin . Et cela s' accorde très bien avec nos appréciations . Elle n' est pas Française . Je l' ai bien examinée . Ce n' est pas notre soleil pâle qui a doré ce teint -là . – C' est vrai . Elle a le type espagnol . – Admettons , si tu veux , qu' elle arrivait du fond de l' Andalousie . Que venait-elle faire ici ? L' auteur de la lettre le savait sans doute , et son premier soin a été de l' espionner ; il a constaté tout d' abord qu' elle allait parfois le soir ... chez qui ? Il ne le sait pas encore , mais il lui suffit qu' elle aille quelque part . Il a un projet , et il veut l' exécuter à bref délai . Ce projet , nous le connaissons maintenant , c' est le coup de l' épingle . » " Il ne faut pas que ça traîne " , a écrit cet inventeur de procédés expéditifs . Ce langage familier va très bien à l' homme que tu m' as dépeint , au voyageur de l' impériale ... » Et il ajoute : " on veut tout terminer d' ici à ... " Voilà un bout de phrase qui établit clairement sa situation . Il reçoit des ordres , il opère pour un autre . Ce gredin n' est qu' un assassin à gages . On veut ... qui est cet on ? Probablement , un homme intéressé à supprimer la jeune fille et trop prudent pour se compromettre en agissant lui -même . – Oui , murmura Freneuse , tu ne raisonnes pas mal mais tu n' en es pas beaucoup plus avancé , car tout cela est bien vague . – Pardon , à la seconde ligne , il y a une indication qui est assez précise . « Elle loge ... » Elle , c' est certainement la nouvelle arrivée ... « elle loge rue des ... » – Eh bien ! Le nom de la rue n' y est pas ? Est -ce que tu espères le deviner ? Ce serait plus fort que tout le reste . -- Remarque , cher ami , qu' il n' y a pas rue de ... il y a rue des ... ce pluriel facilitera singulièrement mes recherches . Combien y en a-t-il à Paris , de rues des ... ? Fort peu , n' est -ce pas ? – Mais tu te trompes . Il y en a beaucoup . Si tu veux , je vais t' en citer de mémoire une douzaine ... rue des Amandiers ... rue des Bons-Enfants ... rue des Blancs-Manteaux ... rue des Canettes ... rue des Quatre-Vents ... rue des Deux-Écus ... rue des Mauvais-Garçons ... – Assez ! assez ! tu finirais par me réciter l' almanach Bottin d' un bout à l' autre . J' aime mieux le consulter à loisir . Quoi que tu en dises , d' ailleurs , on les compte , ces rues -là , et quand il y en aurait cinquante , je les inspecterai toutes . J' irai de porte en porte demander si une jeune personne n' a pas disparu de la maison . – Et , au bout de trois ou quatre mois , tu finiras peut-être par obtenir un renseignement , dit Freneuse , en haussant les épaules . Il serait bien plus simple d' aller remettre l' épingle et la lettre déchirée au commissaire de police , qui ouvrira une enquête et , avec les moyens dont il dispose , découvrira promptement le domicile de la victime . – Très bien . Alors , tu vas m' accompagner chez ce magistrat . – Moi ! ah ! mais non , par exemple ! Je t' ai déjà dit que je n' avais pas de temps à perdre . – Comme tu voudras . Mais je ne puis rien faire sans toi ... j' entends : rien d' officiel . Si je me présente devant le commissaire , il faudra bien lui dire de qui je tiens les pièces que je lui rapporte ; il faudra aussi que je lui raconte la mort de ton chat . Je crois même qu' il demandera à voir le cadavre de Mirza . On fera l' autopsie de la pauvre bête . – Jamais de la vie ! s' écria Freneuse . Je ne veux pas qu' on dissèque mon chat . C' est bien assez que tu l' aies tué . – Donc , il est inutile que j' aille voir le commissaire pour lui conter l' histoire , répliqua Binos . Qui veut la fin , veut les moyens , mon cher . Si nous mettons l' affaire entre les mains de la police , tu dois t' attendre à être longuement et fréquemment interrogé . – C' est ce que je ne veux pas . – Et c' est ce qui arrivera sans aucun doute . À cette heure , personne ne croit à un crime . Aussi t' a-t -on laissé tranquille . Mais si l' empoisonnement de Mirza est constaté , les choses changeront aussitôt de face . On fera des expériences avec l' épingle sur d' autres animaux ; on sacrifiera des chiens et des lapins ; les médecins écriront de gros rapports sur les effets du curare , et l' on ne doutera plus que la jeune fille de l' omnibus n' ait été assassinée . On mettra sur pied tous les agents , et , comme toi seul as remarqué et observé la tueuse et son complice de l' impériale , on te priera sans doute d' accompagner ces messieurs de la Sûreté dans leurs expéditions , à seule fin de reconnaître les coupables , si l' on parvient à les dénicher . – Allons donc ! Est -ce qu' un particulier est tenu de payer de sa personne en pareil cas ? Tu te moques de moi . – Je conviens que j' ai un peu chargé le tableau , mais tu peux être certain qu' on t' appellera chaque fois qu' on aura mis la main sur un homme suspect ou sur une femme suspecte . C' est toi qui décideras s' il faut les relâcher , ou si l' arrestation doit être maintenue . – Charmante perspective ! Je serais toute la journée aux ordres de la police . Non pas , non pas ! Fais comme tu l' entendras , cher ami . Pourvu que je ne sois obligé de ne me mêler de rien , c' est tout ce que je demande . – Alors , tu me confies l' épingle et la lettre déchirée ; tu me laisses carte blanche , et tu ne t' aviseras jamais de contrôler mes opérations ? – Jamais ! ... à une condition ... c' est que tu me tiendras au courant . – Tu peux y compter . Je ne serai occupé que de ma chasse aux gredins , et comme je te vois tous les jours , je n' aurai rien de mieux à te dire que de te raconter ce que j' aurai fait la veille . C' est convenu , n' est -ce pas ? Nous nous passons du commissaire . – Oui ... et cependant ... – Quoi donc ? – Je me demande si nous avons le droit de garder pour nous ce que nous savons . Le devoir d' un bon citoyen est d' éclairer la justice , et tu veux laisser , comme on dit , la lumière sous le boisseau . – Pardon ! je compte bien l' éclairer quand le moment sera venu , la justice ! ... c' est-à-dire quand je tiendrai le couple scélérat ; elle me devra des remerciements , car j' aurai préparé sa besogne , et le procès de ces coquins sera plus qu' à moitié fait quand je les lui livrerai . – En vérité , je t' admire . Tu as en tes talents une confiance ! ... Et sans doute tu te proposes d' opérer seul . – Pas tout à fait . J' ai beaucoup de dispositions pour devenir un limier de premier ordre , mais la pratique me manque . Au début , il me faudra un guide , un instructeur , pas pour les grands principes ... je les ai devinés d' instinct ... mais pour me montrer les petites ficelles du métier . » Eh bien , j' ai cet homme -là sous la main . – Ah bah ! -- Mon Dieu , oui . C' est un monsieur que je rencontre très souvent au café ... pas dans ce quartier -ci ... il m' a pris en amitié parce qu' un soir je lui ai fait son portrait au crayon ... et à l' œil . Il cause police assez volontiers , et il en cause très bien . Je suis à peu près sûr qu' il en a été autrefois . – Diable ! tu as de belles connaissances . – Que veux -tu ? Je ne peux pas passer mes soirées dans les salons du faubourg Saint-Germain . On oublie toujours de m' y inviter . Mais si tu connaissais ce brave Piédouche , tu comprendrais que je me plaise dans sa société . Il est plein d' esprit ... et d' anecdotes amusantes . – Je n' en doute pas , mais je te dispense de me le présenter , et je te prie même de ne pas lui parler de moi . » Et maintenant que nous sommes d' accord , fais -moi le plaisir de me débarrasser de tout ce qui me rappellerait cette lugubre histoire . Emporte la lettre , l' épingle , et même le corps de Mirza . – Je ne demande pas mieux , répondit Binos , et par la même occasion je vais te débarrasser de ma personne . J' ai affaire chez moi . – Une dernière recommandation , ajouta Freneuse . Ne dis jamais un mot de cette affaire devant Pia . Elle est très nerveuse , et je craindrais ... – Et puis elle bavarderait . N' aie pas peur . Je ne lui dirai rien . Et si elle me demande ce qu' est devenu ton chat , je lui raconterai qu' il est mort pour avoir léché sur ta palette des couleurs à l' arsenic . Paul Freneuse avait ses raisons pour ne pas trop prolonger avec Binos une conversation qui n' aurait jamais fini , pour peu qu' il eût voulu entrer dans les idées de ce rapin fantaisiste et entreprenant . Binos ne demandait qu' à l' entraîner avec lui dans la chasse aux criminels qu' il rêvait , mais Paul Freneuse avait moins d' imagination et plus de bon sens que son camarade . Il reconnaissait maintenant que la jeune fille de l' omnibus pouvait avoir été assassinée . L' expérience qui avait coûté la vie à Mirza était décisive . Mais de là à croire qu' il était possible de retrouver les coupables , il y avait loin , et Freneuse ne se souciait nullement de s' embarquer dans une entreprise qui lui aurait pris son temps et qui aurait troublé la tranquillité d' esprit dont il avait besoin pour ses travaux . Sans être un ambitieux , Freneuse avait la ferme volonté de conquérir une situation indépendante , et il était en bon chemin pour y parvenir . Il possédait déjà cette notoriété qui conduit à la renommée , quelquefois même à la gloire . Il n' était encore qu' un artiste de talent , mais il pouvait devenir un grand peintre , et , en attendant , il gagnait déjà beaucoup d' argent . Il ne devait , du reste , ses succès qu' à lui -même . Fils unique d' un négociant qui aurait pu lui transmettre un bel héritage , Paul s' était trouvé à dix-neuf ans sans appui et sans ressources . Complètement ruiné par une de ces crises commerciales qui renversent les maisons les plus solides , son père était mort de chagrin et ne lui avait laissé qu' un nom intact , car il avait tout sacrifié pour faire face à ses engagements . Paul , qui avait perdu sa mère en naissant , restait seul au monde , n' ayant d' autre parent qu' un cousin éloigné , qui habitait la province et qui avait cru faire beaucoup pour lui en mettant à sa disposition une somme de mille francs destinée à lui permettre d' aller chercher fortune à l' étranger . Paul , qui n' avait aucun goût pour le métier de chercheur d' or en Australie et qui se sentait de grandes dispositions pour la peinture , avait employé cette aumône à se transporter à Rome , où il était resté cinq ans , travaillant pour vivre et surtout pour s' instruire . Parti élève , il était revenu maître , un bien jeune maître , encore contesté , mais très apprécié des artistes et aussi très goûté par le public qui achète . Tout en le discutant , les critiques comptaient avec lui , et il avait peine de suffire aux commandes des bourgeois , de sorte que l' honneur et l' argent lui étaient venus en même temps . Il tenait bien davantage à l' honneur , mais il n' oubliait pas qu' en ce monde , c' est l' argent qui assure la liberté , et il cherchait à tout concilier . « Quand j' aurai la richesse ou seulement l' aisance , se disait-il , je pourrai me donner tout entier à l' art que je mets bien au-dessus de tout . La fortune n' est pas le but , mais c' est un moyen . » Et pour arriver plus vite à l' indépendance qu' il ambitionnait , Paul Freneuse songeait quelquefois à se marier . Il avait certainement tout ce qu' il fallait pour plaire à une jeune fille . Il était grand , mince et bien tourné ; ses traits manquaient un peu de régularité , mais il avait une physionomie expressive et avenante . Causeur aimable et intelligent , sans l' ombre d' une prétention , et parfaitement élevé , Paul possédait encore bien d' autres avantages : un cœur excellent , un caractère ouvert et gai . On croira sans peine que les occasions de se caser ne lui avaient pas manqué . Depuis deux ou trois ans surtout , l' hiver ne se passait jamais sans qu' il reçût quelques invitations intéressées : des bals et des dîners où on le présentait à des demoiselles à marier . Il y allait volontiers , et il y tenait fort bien sa place . Il se montrait même assez empressé auprès de quelques jeunes personnes qui étaient ce qu' on appelle de bons partis , mais il n' avait pas encore trouvé ce qu' il cherchait . Freneuse s' était mis en tête de n' épouser qu' une femme qu' il aimerait , et il ne voulait s' éprendre qu' à bon escient . Or , il tenait à une foule de qualités morales , et , de plus , il avait sur la beauté des idées particulières , des idées d' artiste . Il avait remarqué pourtant , à l' entrée de la saison , la fille d' un monsieur qui avait été autrefois en relations d' affaires avec M . Freneuse père et qui accueillait le fils avec empressement , depuis que ce fils était en passe de devenir riche et célèbre . Et certes Mlle Marguerite Paulet méritait bien qu' on la remarquât et même qu' on s' occupât d' elle . D' abord , elle était merveilleusement belle , aussi belle que Pia , quoiqu'elle ne lui ressemblât pas plus que le jour ne ressemble à la nuit . Pia était pâle et brune ; Mlle Paulet était blonde et rose . Pia était plutôt petite , et ses formes délicates n' étaient encore que des promesses ; Mlle Paulet était grande , et , quoiqu'elle eût à peine vingt ans , son opulente beauté avait acquis tout son développement . Pia ressemblait à une vierge de Raphaël ; Mlle Paulet ressemblait à une Flamande de Rubens . Et Paul Freneuse , qui aimait les maîtres de toutes les écoles , quoiqu'il préférât les maîtres italiens , Paul Freneuse admirait vivement les charmes de la splendide héritière qui lui avait fait l' honneur de lui accorder beaucoup de valses depuis le commencement de l' hiver . Car Mlle Marguerite était une héritière . Après avoir été dans les affaires -- c' est l' expression consacrée pour désigner un homme qui s' est enrichi par la spéculation , -- son père jouissait d' une belle fortune , honorablement acquise , disait -on , et n' avait pas d' autre enfant . Sa mère était morte en lui laissant deux cent mille francs dont elle devait entrer en possession à sa majorité . M . Paulet , propriétaire de trois maisons à Paris , passait pour avoir soixante-dix mille livres de rente , et devait en laisser davantage après lui , car il faisait chaque année des économies , quoiqu'il vécût sur un pied très respectable . Sa fille aimait le monde ; il l' y menait souvent , et il aimait aussi à recevoir . Il donnait notamment des dîners exquis , et il y invitait Paul Freneuse , qui les acceptait avec plaisir , moins pour la supériorité de la cuisine que par goût pour la beauté de Mlle Marguerite . Et il y était allé si souvent cet hiver -là , que , ne pouvant pas les rendre , puisqu'il vivait en garçon , il cherchait depuis longtemps une occasion de faire à Monsieur et aussi à Mlle Paulet ce que l' on nomme une politesse . Or , au dernier dîner , Mademoiselle , qui était placée à table à côté de Paul Freneuse , avait exprimé le désir de voir les Chevaliers du brouillard , un drame qu' on venait de reprendre à la Porte-Saint-Martin . Et Paul Freneuse , qui savait que les plus riches bourgeois de Paris ne dédaignent nullement d' aller gratis au spectacle , Paul Freneuse avait pensé tout de suite à envoyer une loge . Il s' était bien gardé de l' offrir , mais il s' était renseigné adroitement sur l' emploi que M . Paulet comptait faire de ses prochaines soirées , et ayant su que celle du surlendemain n' était pas prise par une invitation mondaine , il s' était procuré une belle loge de premières , non pas en la payant , ce qui aurait pu froisser la délicatesse de M . Paulet , mais en la demandant à un journaliste de ses amis . Et cette soirée était précisément celle du jour de la mort de l' infortuné Mirza . Binos , son assassin , venait à peine de sortir de l' atelier , lorsque Freneuse reçut un gracieux billet de M . Paulet qui le remerciait et le priait instamment de venir le rejoindre dans la loge où il comptait amener sa fille . L' artiste n' était guère en disposition de goûter le plaisir de passer quelques heures en la charmante compagnie de mademoiselle Marguerite . La tragédie de l' omnibus l' avait attristé ; les projets de Binos l' inquiétaient . Il se reprochait déjà de lui avoir promis de se taire sur la découverte de cette épingle empoisonnée qu' il aurait dû remettre au commissaire de police avec explications à l' appui . Il commençait même à craindre de se trouver compromis tôt ou tard par quelque indiscrétion de son imprudent camarade . Cependant , sous peine de passer pour un malappris , Freneuse ne pouvait guère se dispenser d' entrer au théâtre et d' aller saluer le père et la fille qui exprimaient le désir de l' y voir . Et d' ailleurs , c' était là une excellente occasion de chasser les papillons noirs qui le tourmentaient . Il se décida donc à s' habiller , et vers six heures , comme il faisait un temps sec , il sortit à pied pour s' en aller dîner sur les grands boulevards , dans un cercle dont il faisait partie et où on le voyait assez rarement . Les convives , par hasard , n' étaient pas ennuyeux , et leur gaieté dérida bientôt Freneuse , qui , au fond , n' avait pas de chagrins sérieux . Il causa beaucoup , sur des sujets qui lui plaisaient , et quand vint le moment de s' acheminer vers la Porte-Saint-Martin , il avait complètement oublié ses préoccupations . Il ne pensait plus qu' à Mlle Paulet , et il se préparait à être aimable . Mais il était écrit que le hasard d' une rencontre lui rappellerait le déplaisant souvenir d' une sombre aventure . En arrivant devant le péristyle du théâtre , il s' arrêta un instant pour achever un excellent cigare , et il ne fut pas peu surpris de s' entendre interpeller en ces termes : – Pour sûr , je ne me trompe pas . C' est bien vous . La personne qui s' adressait à Freneuse était une grosse femme , coiffée d' un foulard et ceinturonnée d' un éventaire chargé d' oranges . Freneuse ne la reconnut pas tout d' abord , mais elle ne lui laissa pas le temps de chercher . – Vous ne me remettez pas , reprit-elle d' une voix enrouée . Moi , je vous reconnais bien . C' est vous qui étiez en face de moi , hier soir , dans l' omnibus de la Halle aux vins . – Ah ! très bien , je me souviens maintenant , balbutia l' artiste ébahi . D' ordinaire les gens que le hasard vous donne pour compagnons de voyage dans les voitures de transport en commun ne s' arrêtent pas pour vous adresser la parole quand ils vous rencontrent le lendemain dans la rue . Évidemment , si cette commère interpellait Freneuse sur le trottoir du boulevard Saint-Martin , c' est qu' elle voulait lui parler du triste événement qui était arrivé pendant le trajet . Et cependant , elle n' était plus dans l' omnibus quand on s' était aperçu que la jeune fille était morte . Comment se faisait-il donc qu' elle fût si bien informée ? Elle ne tarda guère à s' expliquer . – Dites donc , commença-t-elle , en v'là une histoire ... C' te petite , hein ? elle avait passé en route . Qui est -ce qui aurait dit ça ? Moi , j' aurais mis ma main au feu qu' elle sommeillait . Ça a dû vous faire un drôle d' effet d' avoir porté une morte , sur votre épaule , sans vous en douter . – Comment ! vous savez ... – C' est au bureau de la place Pigalle qu' ils m' ont dit ça , ce matin . Je prends tous les jours la voiture pour aller acheter mes oranges rue des Halles ... ça fait que tous les contrôleurs de la station me connaissent ... et quand ils m' ont raconté qu' il y avait un grand brun qui avait aidé à descendre le corps , j' ai deviné tout de suite que c' était vous ... c' est pas bien malin , vu qu' il n' y avait pas d' autre homme que vous dans l' intérieur . – Ce qui est plus fort , c' est que vous vous soyez rappelé ma figure , murmura Freneuse . – Oh ! moi , quand j' ai vu une tête , je ne l' oublie jamais . Ainsi , tenez , le particulier qui était assis à côté de la petite et qui a cédé sa place , vous croyez peut-être que je n' ai pas fait attention à lui . Il n' est pas resté avec nous cinq minutes . Eh ben , si je le rencontrais , je n' aurais pas besoin de le regarder beaucoup pour dire : « C' est lui . » « Si Binos était là , se dit Freneuse , il se lierait avec cette marchande d' oranges , et il sortirait tous les jours avec elle , dans l' espoir d' utiliser sa mémoire des visages . Je n' ai pas la moindre envie d' en faire autant , mais je suis curieux de savoir ce qu' elle pense de l' aventure d' hier . » Et il reprit tout haut : – Alors vous reconnaîtriez aussi la dame qui a profité de la complaisance de ce monsieur ? – Ah ! celle -là , non , par exemple . Elle n' a pas seulement montré le bout de son nez . Avec les voiles qu' elles se mettent à présent , c' est pire que si elles étaient masquées . Ça devrait être défendu de se cacher comme ça ... parce que ... une supposition qu' une femme aurait fait un mauvais coup ... une fois partie , pas moyen de mettre la main dessus ... Tiens ! ça me rappelle que l' employé m' a dit que , sur le moment , vous vous étiez mis dans le toupet que la petite avait été tuée en route ; avec quoi donc qu' on l' aurait tuée , je vous demande un peu ? Paraît qu' elle n' avait pas seulement une écorchure . – Oui ... mais cette mort m' avait paru si extraordinaire ... – C' est vrai qu' elle n' a pas fait beaucoup de bruit . Qu' est -ce que vous voulez ! À cet âge -là on n' a pas la vie dure . – Alors , vous ne croyez pas que sa voisine ... – La dame dont personne n' a reluqué la frimousse ? Allons donc ! si elle lui avait fait du mal , nous l' aurions bien vu . Et puis , c' est pas tout ça . Les médecins ont examiné le corps de la petite , et ils n' ont rien trouvé . Moi , ça ne m' étonne pas qu' elle ait fini sans souffler . Sa figure de papier mâché disait bien qu' elle était malade . – Sa figure ... vous l' avez donc vue ? ... Elle était pourtant voilée aussi . – C' est vrai , je ne vous ai pas encore conté que je suis entrée à la Morgue ... je savais qu' elle y était ... et de la pointe Sainte-Eustache à la pointe Notre-Dame , il n' y a pas loin ... pour lors donc , j' ai été regarder comme les autres ... on faisait queue à la porte ... dame ! ça se comprend ... on n' y expose guère que des noyés , et ça n' est pas joli , un noyé ... tandis que la petite était belle comme le jour , et la mort ne l' a pas changée ... elle a l' air de dormir . » Aussi , je l' ai reconnue ... ça n' a pas été long . – Vous la connaissiez donc ? s' écria Freneuse . -- Je crois bien que je la connaissais ! dit la grosse femme . Je l' ai rencontrée dix fois au marché de la place Saint-Pierre , à Montmartre . Faut vous dire que moi , je reste chaussée Clignancourt . – Alors vous savez qui elle était ? -- Pour ça , non , vu que je ne lui ai jamais parlé . Vous comprenez qu' à mon âge on ne potine pas avec des jeunesses ... surtout quand on ne sait pas à qui on a affaire . Mais pour ce qui est de l' avoir vue , ah ! oui ... et je vivrais cent ans , que je n' oublierais jamais sa binette . Elle vous avait des yeux noirs qui brillaient ... que ça vous aurait donné envie d' y allumer votre cigare ... et une peau veloutée comme du satin blanc ... pas de couleurs , par exemple ... on aurait dit qu' elle n' avait pas une goutte de sang dans les veines ... Freneuse avait eu un instant d' émotion . Il ne s' était pas , comme son ami Binos , passionné pour le métier de chercheur , mais le mystère de l' omnibus le préoccupait beaucoup plus qu' il ne se l' avouait à lui -même , et il avait cru que la marchande d' oranges allait l' éclaircir . Mais le renseignement qu' il espérait n' était pas venu . Il se dit cependant qu' il y avait peut-être quelques utiles informations à tirer de cette dondon , et il reprit : – Mais si elle venait souvent à ce marché de Montmartre , c' est qu' elle habitait le quartier . – Oh ! ça , c' est sûr , répondit la commère . – Et peut-être que , parmi les marchands qui lui vendaient , quelques-uns pourraient dire dans quelle rue et même dans quelle maison elle demeurait . – C' est bien possible , mais pourtant ça m' étonnerait . Ils n' ont pas dû faire attention à elle , car elle ne leur achetait pas grand'chose . Des œufs , des légumes , de la salade . Elle ne dépensait pas trente sous par jour . Alors , vous comprenez , une pratique comme celle -là , ça ne comptait pas . Et , avec ça , elle était fière comme une petite reine . Elle ne leur parlait que pour leur demander : « Combien ? » Et quand elle trouvait que c' était trop cher , elle ne marchandait pas ; elle s' en allait sans dire un mot . – Cependant elle ne devait pas être riche ? – Riche ? oh ! non . Je lui voyais toujours le même caraco tout râpé et une robe de laine noire usée jusqu' à la corde . – Et elle était toujours seule ? demanda Freneuse , qui se laissait aller malgré lui à poursuivre l' enquête comme un simple Binos . -- Toujours . Les bonnes qui venaient au marché avec leur connaissance se moquaient d' elle parce qu' elle n' avait pas d' amoureux . – Jolie et sage ... c' est rare ... surtout quand une jeune fille n' a pas de fortune , pas de parents , et qu' elle est obligée de travailler pour vivre . – Des parents , je pense bien qu' elle n' en avait pas ... mais j' ai dans l' idée que ce n' était pas une ouvrière . – Que croyez -vous donc qu' elle faisait ? – Elle devait donner des leçons à vingt sous le cachet ... et ce métier -là ne rapporte guère . – Alors , elle allait chez beaucoup de gens , et il se trouvera bien quelqu'un qui reconnaîtra son corps . – Savoir ! répondit la grosse femme en haussant les épaules . Tout le monde n' entre pas à la Morgue , et l' exposition ne durera que trois jours . – Mais vous y êtes entrée , vous ... et sans doute vous avez dit au greffier tout ce que vous venez de me raconter . -- Moi ! Ah ! il n' y a pas de danger . J' ai pas de temps à perdre . Faut que je fasse mon commerce . Pensez donc que j' ai mon homme qui est dans son lit depuis quatre mois , avec un rhumatisse qu' il a attrapé en travaillant de son état de débardeur . Si je ne le nourrissais pas , qui donc qui le nourrirait ? Et si j' avais conté mon affaire au gardien , j' en aurais eu pour deux heures , et demain j' aurais encore été obligée d' aller causer avec le chien du commissaire ... Merci ! D' abord , à quoi que ça aurait servi ? Je ne sais pas le nom de la petite , ni son adresse . Freneuse était bien obligé de confesser que la marchande n' avait pas tort . Il avait fait comme elle ; il s' était tenu à l' écart , quoiqu'il en sût long sur cette sinistre aventure . – Ça n' empêche pas que , si vous aviez besoin de moi , reprit la grosse femme , je suis à votre service ... Virginie Pilou , chaussée Clignancourt , au coin de la rue Muller ... vous n' auriez qu' à demander après moi chez le fruitier ... Je vois bien que l' histoire de c' te pauvre fille vous intéresse ... et je tâcherai de vous avoir des renseignements ... pas plus tard que demain matin , je parlerai d' elle dans tout le quartier . Maintenant , excusez , mon prince ; mais , pendant que je bavarde , je ne vends pas mes oranges . C' est pas vous qui me les achèterez , pas vrai ? Ma marchandise n' est pas pour les messieurs . Et laissant là Freneuse , la commère se remit à crier : – À trois sous , la belle valence ! à trois sous ! Paul jugea qu' il serait inutile d' insister . La mère Pilou ne lui aurait rien dit de plus , par l' excellente raison qu' elle n' en savait pas davantage . Et d' ailleurs , il était temps qu' il entrât au théâtre . Le premier acte était joué , et il tenait à arriver pour le second dans la loge où M . Paulet lui réservait une place . En pareil cas , un manque d' empressement est presque une impolitesse . Or , l' entracte tirait à sa fin , et Freneuse trouvait plus convenable de se présenter avant que la toile fût levée . Il suivit donc les spectateurs qui rentraient après avoir fumé leur cigarette dehors ; il donna au contrôle le numéro de la loge , et il monta lentement l' escalier qui conduit au couloir des premières . Il était sorti de son cercle dans d' excellentes dispositions d' esprit , prêt à prendre tout en bonne part et à déployer son amabilité des grandes occasions . Mais la rencontre de cette marchande d' oranges avait changé son humeur . Elle venait de le remettre en face des problèmes qui charmaient tant Binos et qui l' amusaient si peu . Il semblait en vérité que cette lamentable histoire de l' omnibus le poursuivît partout . Il aurait voulu ne plus jamais en entendre parler , et tout le monde lui en parlait , même les gens qu' il ne connaissait pas . Et ce qui l' agaçait surtout , c' était de ne pas pouvoir s' en détacher , quoi qu' il fît pour cela . Elle l' intéressait malgré lui . Il avait beau se dire que la mort de cette jeune fille ne le regardait pas et que les visées de son cher camarade n' avaient pas le sens commun , il prêtait involontairement l' oreille aux propos d' une commère , il prenait plaisir à l' interroger , et les renseignements qu' elle lui fournissait à tort et à travers piquaient sa curiosité . – Décidément , c' est trop bête , murmurait-il en se faisant porter par la foule qui refluait dans le théâtre ; je me crée des ennuis tout exprès , lorsque je n' aurais qu' à me laisser vivre , pour être parfaitement heureux . J' ai réussi à me faire un nom et à gagner beaucoup plus d' argent qu' il ne m' en faut . On me choie partout , et il ne tiendrait peut-être qu' à moi de faire un très beau mariage , tout en épousant une personne qui me plaît . Qu' aurai -je besoin de m' embarrasser des suites d' un événement auquel j' ai assisté par hasard ? C' est bon pour Binos , qui est un désœuvré et un extravagant , de chercher des coquins introuvables . Moi , je puis mieux employer mon temps . Au diable les marchandes d' oranges et les épingles empoisonnées ! Il s' agit ce soir de plaire à cette admirable créature qui a nom Marguerite Paulet ; quand je n' obtiendrais d' elle et de son père que la permission de faire son portrait pour le salon de l' année prochaine , ce serait un succès qui me consolerait très bien de ne jamais découvrir l' homme et la femme qui ont machiné ce crime ténébreux . Tout en se tenant à lui -même ce discours très sensé , Freneuse s' efforçait de fendre le flot humain qui l' entourait , et n' y réussissait guère . Il avait justement devant lui un grand et vigoureux gaillard dont le large dos lui barrait le passage , et qui semblait faire exprès de ne pas se presser pour impatienter les gens qui venaient après lui . Après plusieurs tentatives pour se glisser contre le mur et ce personnage , Freneuse finit par essayer d' une poussée , afin de le décider à avancer un peu plus vite . L' homme se retourna , en grommelant des mots impolis , et montra ainsi son visage à l' artiste , qui éprouva en le voyant une sensation bizarre . Il lui parut que cet amateur de drames à spectacle ressemblait au voyageur de l' impériale . C' étaient les mêmes traits taillés à coups de hache , les mêmes moustaches grisonnantes , les mêmes favoris coupés militairement , la même physionomie dure . Seulement , le costume était tout différent : au lieu d' un paletot-sac et d' un feutre rond , ce monsieur portait une redingote noire en drap fin et un chapeau de soie tout neuf . Ses yeux examinèrent rapidement Freneuse , des yeux noirs très vifs , ombragés par des sourcils épais , et sans doute il ne le jugea pas digne de sa colère , car , au lieu de l' apostropher , il se remit aussitôt en position , et il accéléra son allure , si bien qu' il se fit faire place et qu' il se perdit promptement dans le corridor de l' orchestre . « On jurerait qu' il m' a reconnu et qu' il s' est dérobé , pensa Freneuse . Si Binos était ici et si je lui communiquais mes impressions , il s' attacherait aux pas de cet individu . Mais je ne suis pas Binos , et je ne vais pas m' amuser à courir après lui . » Sur cette sage réflexion , il continua son chemin , et il eut moins de peine à gagner le premier étage , les gens qui encombraient l' entrée ayant presque tous leur place au parterre . Il chercha la loge , qui était une loge de face , et quand il l' eut trouvée , il appela l' ouvreuse , sans plus songer à la rencontre qu' il venait de faire . La préposée au vestiaire et à la location des petits bancs accourut à la voix du monsieur bien mis qui l' appelait , et l' introduisit dans la loge occupée depuis le lever du rideau par le père et la fille . Freneuse eut le plaisir de voir les joues de Mlle Marguerite se colorer d' une rougeur qui lui parut de bon augure , et M . Paulet l' accueillit de la façon la plus flatteuse . Il prit la peine de se lever pour lui tendre les deux mains , et il avança lui -même un tabouret au nouveau venu , qui ne s' assit qu' après avoir payé son entrée par un compliment fort bien tourné , auquel la jeune fille répondit par un gracieux sourire . – Je savais bien que vous ne refuseriez pas de nous tenir compagnie , s' écria M . Paulet , et je vous remercie de nous consacrer votre soirée . Ce propriétaire était un petit vieillard propret , d' un aspect agréable et d' une tenue correcte . Il avait le geste prompt , la parole facile , l' abord engageant , et sa physionomie eût été sympathique , si elle eût été plus franche . Les yeux la déparaient un peu ; ils ne regardaient presque jamais en face , et ils avaient une mobilité inquiétante . Et puis , les lèvres souriaient trop , et le sourire était banal . Mais l' ensemble ne déplaisait pas , et M . Paulet aurait fait un beau-père des plus présentables . Mlle Marguerite , heureusement pour elle , ne lui ressemblait pas du tout . Elle tenait sans doute de sa mère sa taille , son teint et la grâce un peu nonchalante qui donnait à toute sa personne un charme particulier . Elle avait de la race , comme on dit , et M . Paulet était un bonhomme tout uni qui manquait un peu de distinction . Mais il admirait sa fille , et il se trouvait très bien comme il était . Freneuse avait su lui plaire en le traitant avec des égards que les artistes ne prodiguent pas aux bourgeois . Il poussait la condescendance jusqu' à flatter sa manie qui était de parler peinture à tort et à travers . Il écoutait les appréciations qu' il formulait gravement sur les maîtres anciens et modernes , et il ne dédaignait pas de lui donner la réplique . Mlle Marguerite ne s' y connaissait peut-être pas beaucoup mieux que son père , mais elle avait du tact , et elle savait gré à Freneuse de ne pas se moquer de lui . – Mon cher , dit de but en blanc M . Paulet , vous arrivez tout à point pour nous mettre d' accord sur une question d' art . – Je me récuse d' avance , dit modestement Freneuse ; je suis convaincu que vous avez raison et que Mademoiselle n' a pas tort . – Oh ! n' essayez pas de vous en tirer par une défaite polie . Vous êtes très compétent pour décider entre nous , et il faut absolument que vous nous donniez votre avis . D' abord , c' est à propos de vous que la difficulté s' est élevée . – Je suis très fier d' apprendre que vous et Mademoiselle vous avez bien voulu penser à moi . – Je vous prie de croire , mon cher Freneuse , que cela nous arrive souvent . Vous n' êtes pas de ceux qu' on oublie , quand on vous connaît comme nous vous connaissons , et si nous ne vous connaissions pas , nous connaîtrions du moins vos œuvres , qui valent bien la peine qu' on s' en occupe . Votre nom est dans toutes les bouches et dans tous les journaux . » On parle partout du tableau que vous allez exposer cette année ... ce sera le grand succès du Salon , m' a-t -on dit , et je le crois . Eh bien , c' est justement ce tableau qui a été le point de départ de notre différend ... – Mais , objecta timidement l' artiste , je regrette que vous ne m' ayez pas fait l' honneur de venir le voir ... vous auriez pu juger ... – Je sais ce que c' est ... il n' est question que de ça dans le monde artistique ... une jeune chevrière de la campagne romaine assise au pied du tombeau de ... Metella ... non , de Cecilia ... enfin , d' un tombeau ... et même , entre nous , vous auriez pu choisir un sujet plus gai ... parce que les tombeaux , voyez -vous ... on a beau être amateur de peinture , on n' aime pas beaucoup à voir ça dans son salon ... ça nuira peut-être à la vente ... – Oh ! il y a si longtemps que Cecilia Metella est morte ! dit sérieusement Freneuse , qui avait bien envie de rire au nez de M . Paulet . – C' est une excuse , mais il ne s' agit pas de cela . Je soutenais tout à l' heure à Marguerite que , vous autres artistes , vous aviez tort de vous entêter à reproduire sur vos toiles des Italiens et des Italiennes . Et je prétends que , pour les modèles de femme notamment , nos Françaises vous fourniraient des types merveilleux . – Vous avez mille fois raison , Monsieur , et je n' irais pas bien loin pour en trouver un , dit vivement Freneuse , en regardant Mlle Paulet . – Là ! qu' est -ce que je te disais ? s' écria M . Paulet . Freneuse trouve que tu ferais un modèle superbe . – Je ne me vois pas très bien en chevrière de la campagne romaine , dit en riant Mlle Marguerite . – Vous seriez belle sous tous les costumes , Mademoiselle , répliqua chaleureusement Freneuse . – Encore faut-il que je puisse représenter le personnage que vous avez choisi . Or , les Italiennes ne sont pas blondes , que je sache , et j' ai le malheur de l' être . Le soleil n' a pas doré mon teint , ni bruni mes cheveux , et mes traits manquent absolument de caractère . – Bah ! dit M . Paulet , coupant la parole à Freneuse qui avait un compliment sur les lèvres , tu es très bien comme tu es , et je connais beaucoup de gens qui sont de mon avis . – Je vous prie de me compter parmi ces gens -là , ajouta l' artiste , enchanté de saisir l' occasion d' affirmer son admiration pour la beauté de Mlle Marguerite . – Du reste , reprit le père , j' avoue que je ne peux pas m' extasier devant ces têtes que les artistes vont chercher si loin . Elles sont jolies , ma foi , vos Romaines , avec leur peau couleur de citron et leurs yeux cernés ! Et quelles tenues ! Des loques qu' une cuisinière n' oserait pas se mettre sur le dos pour se promener le mardi gras . Ça devrait être défendu de sortir dans ces accoutrements -là . – Vous êtes sévère pour ces pauvres filles , murmura Freneuse . Il faut bien qu' elles fassent leur métier , et , pour poser , elles ne peuvent pas s' habiller comme des gravures de modes parisiennes . – Bon ! je comprends ça . Il faut de la couleur locale . Je sais ce que c' est , quoique je ne sois qu' un bourgeois . Mais si j' étais peintre , je m' y prendrais autrement . J' aurais un vestiaire chez moi , et quand j' aurais besoin d' une Fornarina quelconque , je choisirais une Française , et je n' aurais qu' à la déguiser pour en faire un modèle . – Mais , mon père , ce ne serait pas du tout la même chose , dit Mlle Paulet . Le type est si différent ! – Laisse -moi tranquille avec ton type . La beauté est la beauté , que diable ! Freneuse baissait la tête et ne disait mot . Il n' avait garde de discuter avec un homme qui proférait de telles énormités , et il commençait à se demander s' il lui serait possible de subir un beau-père aussi dénué de sentiment artistique . Mais Marguerite avait deviné ce qu' il pensait , et elle le favorisa d' un regard qui lui fit oublier en un instant ses préventions contre M . Paulet . Il disait tant de choses , ce regard ; il était tendre , presque suppliant . Il demandait grâce pour les fautes de goût d' un père qui ne ressemblait pas à sa fille . – Du reste , reprit le capitaliste , j' ai des raisons particulières pour détester les Italiennes . Figurez -vous , mon cher , que ces coquines -là pourraient bien me coûter un bel héritage qui devrait me revenir ... l' héritage de mon frère . – Vraiment ? demanda Freneuse assez étonné . Je ne savais pas que vous eussiez un frère . – Personne ne le sait , car il habite la province , et nous ne portons pas le même nom . Ma mère s' était mariée deux fois , et ce frère -là est de son second mariage . Mais je suis maintenant son seul parent et , par conséquent , son seul héritier , quoique je ne le voie jamais . Nous sommes brouillés depuis longtemps , et il a imaginé de s' en aller vivre dans une petite ville du Midi , sous prétexte que le climat de Paris ne lui convient pas . Marguerite ne connaît pas son oncle . – Ce n' est pas un motif pour qu' il vous déshérite , murmura distraitement l' artiste , que ces renseignements n' intéressaient guère . – Non , mais voilà le malheur ! cet animal -là , qui a toujours été un original de première classe , s' était imaginé dans sa jeunesse qu' il avait des dispositions pour la peinture , et il a passé quelques années en Italie à barbouiller des toiles , dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs . Si sa succession ne se composait que de ses tableaux , il y a longtemps que j' en aurais fait mon deuil ; mais il est riche ... aussi riche que moi , si ce n' est plus . Et il ne serait pas impossible qu' il fît son testament au profit d' un enfant qu' il aurait eu jadis à Rome . – Il s' était donc marié là-bas ? – On l' a dit , mais ce n' est pas prouvé . On a prétendu qu' il avait fait la sottise d' épouser je ne sais quelle créature qui posait pour les peintres . Moi , je ne crois pas qu' il soit allé jusque -là . Seulement , il est libre de disposer de sa fortune , et il est capable de la laisser à sa fille naturelle . Vous compreniez maintenant , mon cher Freneuse , pourquoi j' ai en horreur les poseuses romaines . » Et ce qu' il y a de plus curieux dans cette histoire -là , reprit M . Paulet , c' est que mon nigaud de frère ne s' est jamais préoccupé de la jolie famille qu' il s' était créée là-bas . Après avoir arrangé ses affaires pour finir son existence à Rome , il a changé d' avis tout à coup . Il lui a pris une lubie de rentrer en France , et il est allé s' établir à cent cinquante lieues de Paris , dans un trou de campagne où il vit seul comme un hibou . » Lorsque je fus informé de cette belle résolution , je lui écrivis pour lui proposer de nous réconcilier ... je lui offrais de demeurer avec moi , et j' aurais fait volontiers le sacrifice d' aller le chercher dans son désert pour le ramener ici . Ah ! bien , oui ! Il me répondit une lettre fort sèche qui refusait toute espèce de raccommodement et même d' entrevue . Nous en sommes restés là depuis dix ans . Mais vous pensez bien que je le fais surveiller sans qu' il s' en doute . Son notaire a pris mes intérêts , et il me tient au courant . Or , j' ai su dernièrement que Monsieur mon demi-frère parlait de tester en faveur de personnes étrangères , et je suis fort inquiet . J' ai bien pris quelques mesures préventives , comme par exemple de m' informer ... – Mais , mon père , interrompit doucement Mlle Marguerite , je ne crois pas que ces détails amusent beaucoup M . Freneuse . » Et du reste , on va lever le rideau . Vous me permettrez bien de regarder et même d' écouter . – Tu as raison , petite ; j' ai dû considérablement ennuyer notre ami en lui racontant mes affaires de famille ; mais il m' excusera . C' est pour ton bien que je me passionne ainsi , car enfin la fortune de mon écervelé de frère doit te revenir après moi . » Et puis , reprit M . Paulet en riant , je tenais à expliquer à ce cher Paul pourquoi je ne peux pas souffrir les Italiennes . Ça ne m' empêchera pas d' aller un de ces jours voir son tableau . Freneuse s' inclina en signe d' assentiment , et comme le rideau remontait en ce moment vers les frises , il fut dispensé de répondre . À vrai dire , il avait à peine écouté l' histoire assez embrouillée que le père de Marguerite venait de lui narrer ; mais il était bien obligé de reconnaître que la conversation de ce millionnaire manquait de charme , et qu' il professait en matière d' art des opinions saugrenues . Freneuse ne se sentait pas de force à discuter avec lui le mérite des modèles qui font le voyage de Rome à Paris pour poser devant les peintres français . Il aimait bien mieux admirer en silence la belle tête de sa fille , qu' il voyait de trois quarts et qui semblait avoir été découpée dans une toile de quelque maître flamand . L' artiste s' absorba dans cette contemplation à laquelle Mlle Marguerite paraissait se prêter très volontiers , pendant que M . Paulet , armé d' une énorme jumelle , lorgnait la salle , bondée de spectateurs et surtout de spectatrices . « Elle est splendide , pensait Freneuse en examinant d' un œil de connaisseur les lignes de ce profil si pur ; et je crois qu' elle a de l' intelligence et du cœur . » Celui qu' elle aimera ne sera pas malheureux , et après tout , celui qui l' épousera ne sera pas forcé de vivre avec le père . J' aimerais mieux qu' elle fût moins riche et que ce père fût moins bourgeois . Il a des idées qui m' horripilent ; et je m' étonne qu' il ne s' aperçoive pas que nous ne pourrions nous accorder sur rien . Il me témoigne assez que je lui plais , et je me demande pourquoi , car je n' ai rien fait pour cela . Peut-être n' est-il pas fâché de me montrer à ses amis , comme on exhibe un oiseau rare ; c' est un genre de vanité assez répandu parmi ses pareils . Ils aiment à se poser en camarades des artistes . Et cependant , non ; il me semble qu' il y a quelque chose de plus , et que ses avances ont un but . Il n' agirait pas autrement s' il songeait à faire de moi son gendre . Pour moi , la question est de savoir d' abord si je plais à sa fille , car je ne tiens pas à m' aventurer sur ce terrain -là pour aboutir à une déception . Je ne suis pas encore amoureux de Mlle Marguerite , mais je ne tarderais guère à le devenir , si je passais beaucoup de soirées à côté d' elle . Il faut que je profite de celle -ci pour risquer un essai . » Tout en se tenant à lui -même ce discours très sensé , Freneuse dévorait des yeux Mlle Paulet , qui avait l' air de prêter toute son attention à la pièce , mais qui s' apercevait fort bien de l' effet qu' elle produisait sur son jeune voisin . Il vint un moment où elle se sentit gênée par cette persistance à la dévisager ; pour y mettre fin , elle emprunta la lorgnette de son père , et elle la braqua sur Jack Sheppard qui entrait en scène . Freneuse comprit l' intention et se mit à regarder les fauteuils d' orchestre , uniquement pour se donner une contenance . Mais ses yeux s' arrêtèrent bientôt sur un homme qui se tenait debout , adossé au mur de l' avant-scène du rez-de-chaussée , au premier rang des fauteuils . Cet homme n' aurait peut-être pas attiré l' attention de Freneuse , quoiqu'il se tînt debout alors que tous ses voisins étaient assis , mais justement il regardait la loge où trônaient sur le devant M . Paulet et sa fille . Les yeux de l' artiste , qui étaient excellents , rencontrèrent ceux du spectateur de l' orchestre , et il le reconnut aussitôt . C' était le monsieur qu' il avait heurté dans l' escalier , après avoir franchi le contrôle , et qui lui avait paru ressembler vaguement au voyageur de l' impériale . Cette fois , Freneuse put l' examiner tout à son aise , car la figure se présentait de face , en pleine lumière , et il ne s' en priva point , n' ayant rien de mieux à faire , pendant que Mlle Paulet s' amusait à lorgner les acteurs et les décors . Il prenait moins de plaisir à dévisager cet inconnu qu' à contempler la belle Marguerite ; mais sa curiosité était excitée par ce problème vivant , et il se mit à faire de grands efforts de mémoire pour se rappeler les traits de l' homme entrevu la veille dans l' omnibus . Il y parvint à peu près , et il constata de nouveau la ressemblance ; mais il n' arriva point à une certitude absolue . Paris est plein de gens qui portent la moustache en brosse et les favoris coupés au niveau de l' oreille . La taille était la même , la carrure aussi , et une certaine brusquerie dans les mouvements . L' individu avait de temps à autre des gestes saccadés qui paraissaient s' adresser à quelqu'un . Pas aux personnes qui occupaient la loge de Freneuse , car ni le père ni la fille ne prenaient garde à l' insignifiant individu qui les observait de loin . Mais tout cela ne prouvait rien , et Freneuse , moins zélé que Binos , allait renoncer à poursuivre cet examen , lorsqu' il vit le monsieur de l' orchestre se pencher pour adresser la parole à une femme assise à côté de lui . La chose en soi était toute naturelle , et cependant l' artiste eut aussitôt l' intuition que cette femme devait être la créature qui avait joué de l' épingle empoisonnée . Conjecture hasardée , s' il en fut , et dont il lui était impossible de vérifier la justesse , puisque la voisine de la pauvre morte n' avait pas montré une seule fois sa figure pendant le trajet du boulevard Saint-Germain à la rue de Laval . Cependant , aux premiers mots que lui dit l' homme qui se tenait debout , elle se retourna vivement , et elle leva la tête pour regarder la loge que cet homme venait sans doute de signaler à son attention . La clarté du lustre tombait d' aplomb sur son visage , et Freneuse vit qu' elle avait de grands traits , assez réguliers , mais trop prononcés , et un teint légèrement couperosé . L' ensemble toutefois n' était pas déplaisant , et la physionomie ne manquait pas de distinction . L' âge devait flotter entre trente-cinq et quarante ans . « Est -ce moi qu' elle regarde avec tant de persistance ? se demandait Paul . J' en doute , car c' est à peine si elle peut me voir , étant placé comme je le suis . Et si ce n' est pas moi , c' est donc M . ou Mlle Paulet ... Mademoiselle plutôt , car elle est assez belle pour qu' on la remarque ... et cependant , c' est singulier ... une femme qui vient voir un drame et qui reste en contemplation devant une jolie personne , au lieu de s' occuper du spectacle ... » M . Paulet , lui non plus , ne s' occupait guère des exploits de Jack Sheppard au cabaret de la Pie borgne . Il avait pris une pose triomphante , et nonchalamment adossé à la cloison de la loge , il étalait la grosse chaîne de montre qui serpentait sur son gilet et les boutons en diamant qui étoilaient sa chemise ; il cherchait dans la salle des figures de connaissance , et il finit par aviser le couple cantonné dans un coin de l' orchestre . Aussitôt , la femme fit de nouveau face au théâtre , mais l' homme salua le capitaliste . Il ne le salua pas de la main , comme on salue un ami . Il s' inclina respectueusement , et , à cette distance , une politesse si humble était un peu bien ridicule . M . Paulet y répondit par un signe de tête assez sec ; l' homme , satisfait sans doute d' avoir été vu , s' empressa de s' asseoir et se mit à chuchoter avec sa compagne . « Parbleu ! se dit Freneuse , il ne tient qu' à moi maintenant de savoir ce que c' est que ce personnage dont je me préoccupe depuis une demi-heure . » Mlle Marguerite prévint la question qu' il allait adresser à son père . Elle venait de poser sa jumelle , et elle avait vu l' échange de saluts . – Qui est donc ce monsieur ? demanda-t-elle . Est -ce que vous le recevez chez vous ? Je ne me souviens pas de l' y avoir jamais rencontré . – Je le reçois , oui , quelquefois le matin dans mon cabinet , répondit en se rengorgeant M . Paulet , mais pas dans mon salon , et je me garderais bien de te le présenter . C' est un agent d' affaires . – Qu' est -ce que c' est au juste qu' un agent d' affaires ? demanda distraitement la belle Marguerite . – Ma chère enfant , ce serait un peu long à t' expliquer et cela t' intéresserait médiocrement , je suppose , de savoir que ces messieurs ... je veux dire ces gens -là ... soignent , moyennant rétribution , les intérêts qu' on veut bien leur confier ... ils se chargent des recouvrements difficiles , des liquidations embrouillées , des recherches de toute espèce ... leur spécialité , c' est le contentieux ... – Voilà un mot qui ne m' apprend pas grand'chose . – Parce que tu ignores la langue des affaires . Il est vrai que tu n' as pas besoin de la connaître , puisque je m' occupe et m' occuperai toujours des tiennes ... tant que je vivrai du moins ... après moi , ce soin reviendra à ton mari , qui , je l' espère bien , sera un homme laborieux et rangé . » Quant à l' agent qui vient de se permettre de me saluer à travers toute la salle , la première fois que je le ferai appeler , je le prierai d' être moins démonstratif en public . C' est un habile homme , et je le crois honnête , mais ce n' est pas une raison pour qu' il se donne des airs de me connaître devant quinze cents personnes ... d' autant que je devine son intention ... Saluer un capitaliste comme moi , c' est une réclame pour un pauvre diable comme lui . Je veux bien l' employer lorsque ses services peuvent m' être utiles , mais je ne tolérerai pas qu' il se familiarise . – Il est , dites -vous , expert dans son métier ? interrogea l' artiste . – Oh ! très expert , à ce qu' on m' assure . C' est un négociant de mes amis qui me l' a recommandé . Je l' ai chargé récemment de certaines démarches assez délicates , et je n' ai pas encore eu le temps de le juger par les résultats , mais il paraît qu' il n' a pas son pareil pour les renseignements ... – Alors , Monsieur , je vous serai très obligé de me mettre en relations avec lui . J' ai précisément une créance à recouvrer , et mon débiteur a disparu ... Si votre agent pouvait ... – Très bien . Dès que je le verrai , et ce sera bientôt , je vous l' adresserai . – Oh ! il est inutile que vous preniez cette peine . Je lui dirai de passer chez moi , si vous voulez bien me dire son nom . – Son nom ? Ah ! diable ! c' est que je l' ai oublié . Vous concevez que ces noms -là ne sont pas de ceux qu' on retient . Mais j' ai sa carte à la maison , et dès demain , vous saurez où il demeure . – Je vous remercie d' avance , dit Freneuse , légèrement désappointé . Il s' était flatté d' étonner Binos , en lui rapportant une indication précise sur un individu qui ressemblait au voyageur de l' omnibus , et il lui fallait attendre que M . Paulet voulût bien la lui envoyer , si tant était qu' il y songeât . – Tiens ! dit le capitaliste , on baisse déjà le rideau . Ils font maintenant des actes scandaleusement courts . On n' en a pas pour son argent . – Il me semble , mon père , que c' est seulement la fin d' un tableau , répondit Mlle Marguerite . Oui ... tenez ! on a frappé trois coups , et personne ne quitte sa place . – Ça ne fait rien , nous allons pouvoir causer . Rien ne m' ennuie comme d' être obligé de chuchoter de peur de troubler le spectacle , dit Paulet qui aimait à déployer les sonorités de son organe . Il avait une voix de basse profonde , la voix du légendaire M . Prudhomme . – Alors , mon cher Freneuse , reprit-il , vous placez de l' argent , puisqu'on vous en doit . C' est bien , c' est très bien , à votre âge , d' avoir des débiteurs , au lieu de créanciers . Je ne m' étais pas trompé sur votre compte . Vous vivez honorablement , et ça ne vous empêche pas de faire des économies . Il est vrai que vous devez encaisser des sommes folles . La peinture est en hausse , et vous avez la vogue . Est-il indiscret de vous demander combien vous gagnez par an ? – Mais ... il me serait assez difficile de préciser un chiffre , balbutia Freneuse en rougissant un peu . Cela dépend de bien des choses ... – Voyons ! dites à peu près . – L' année dernière , j' ai encaissé près de cinquante mille francs ... et si je voulais faire des portraits ... – Vous gagneriez bien davantage . Il faut en faire , mon ami , il faut en faire . Je le disais bien . Il n' y a pas aujourd'hui de meilleur état que le vôtre . Et un expert que je connais m' assurait l' autre jour qu' il va devenir encore plus productif . L' Amérique commence à acheter , et ... L' ouvreuse coupa court aux appréciations enthousiastes de M . Paulet . Elle entra discrètement , et elle dit , en s' adressant à lui : – Il y a là quelqu'un qui prie Monsieur de sortir un instant ... quelqu'un qui apporte à Monsieur une dépêche très pressée . – Une dépêche ! répéta M . Paulet . C' est bizarre . Je n' ai dit à personne que j' allais à la Porte-Saint-Martin , et voilà qu' un télégramme vient m' y relancer . – Mais , mon père , votre valet de chambre sait que vous êtes ici , dit Mlle Paulet . – C' est vrai ... je n' y songeais pas ... il sait même que j' attends des nouvelles importantes , et comme il est fort intelligent ... vous permettez , mon cher Freneuse , que je vous quitte un instant ... Marguerite va vous parler peinture ... elle s' y connaît mieux que moi . Et M . Paulet suivit avec empressement l' ouvreuse , qui referma sur lui la porte de la loge . C' était la première fois de sa vie que Freneuse se trouvait seul avec Mlle Paulet . Dans le monde , les tête-à-tête sont rares . Quelques mots échangés au piano , en tournant les feuillets d' une partition , autour d' une table , pendant que la jeune fille versait de sa blanche main une tasse de thé au plus élégant des invités de son père . L' occasion qu' un incident imprévu fournissait à l' artiste était excellente pour sortir des banalités ordinaires de la conversation , et il ne demandait qu' à en profiter . Mlle Marguerite , de son côté , la désirait sans doute , car ce fut elle qui entama l' entretien sur un pied plus intime . – Je crains que mon père ne vous ait choqué , en vous forçant à préciser le chiffre de vos revenus , dit-elle de sa voix la plus douce . Il ne faut pas lui en vouloir . Il a pour l' argent une considération ... que je n' ai pas du tout ; mais c' est pour moi qu' il y tient . Il m' adore , et il prétend que je ne pourrais pas être heureuse sans une grosse fortune ... J' avoue que je comprends le bonheur d' une tout autre façon . Je ne serais pas fâchée que mon mari fût riche , mais je veux , avant tout , qu' il me plaise . – Et moi , Mademoiselle , je me consolerais très bien d' épouser une jeune fille sans dot , si je l' aimais . – Alors , nous pouvons nous entendre , dit gaiement Mlle Paulet . Voyons si nous sommes aussi d' accord sur le reste du programme . Comment faut-il être pour vous agréer ? Vous êtes peintre . Vous devez rêver un type . – Je l' ai trouvé . – Pourrait -on savoir où ? – Allez -vous quelquefois au musée du Louvre ? – Pas souvent . Mon père n' aime que les tableaux modernes ... et il y a des jours où je suis de son avis . – Priez-le de vous conduire dans la grande galerie , et cherchez dans la cinquième travée à gauche un portrait peint par Rubens . Le maître est mort depuis des siècles , mais la femme qui lui a servi de modèle est vivante ... vous la connaissez ... et je n' aurai pas besoin de vous dire son nom quand vous aurez vu cette merveilleuse toile ... La ressemblance est frappante ... et vous saurez alors comment est fait mon idéal . – Mais ... si je ne me trompe , Rubens n' a peint que des Flamandes ... et les Flamandes sont blondes . – Mon idéal est blond . – C' est singulier . Vous ne faites jamais que des brunes . – Parce que les poseuses brunes courent les rues ... on n' a que l' embarras du choix ... tandis que les blondes sont rares comme les perles fines . – Le fait est que l' Italie n' en fournit guère . Alors , si je consentais à vous servir de modèle ... – Je serais trop heureux , Mademoiselle . – Mais ... il faudrait aller tous les jours dans votre atelier . – M . votre père pourrait vous y accompagner . – Oh ! il ne demanderait pas mieux . Seulement ... – Quoi donc ? – Je voudrais être sûre de n' y rencontrer personne ... pas d' Italiennes brunes , surtout ... Je n' ai pas les mêmes raisons que mon père pour les détester , mais j' ai un gros défaut ... , je suis horriblement jalouse . Pour le coup , c' était bien une déclaration , et l' artiste , qui sentait toute la portée de ce langage significatif , allait accentuer le sien , lorsque M . Paulet rentra brusquement . – Mon cher ami , dit-il d' un air agité , vous voudrez bien m' excuser . Ma fille et moi nous sommes obligés de vous quitter . La dépêche qu' on vient de me remettre m' annonce que mon frère est mort aujourd'hui à trois heures . – Croyez , Monsieur , que je prends bien part à votre douleur , balbutia Freneuse . – La dépêche m' annonce qu' il me déshérite . Ce que je craignais est arrivé . Il laisse toute sa fortune à je ne sais quelle coureuse étrangère . Mais quoique je n' aie pas sujet de bénir sa mémoire , je ne puis pas rester au théâtre . Ce serait indécent . Viens , Marguerite . Mon valet de chambre va faire avancer une voiture , et nous allons finir notre soirée à la maison . Freneuse , surpris et un peu troublé par cette nouvelle , s' était levé et se tenait debout sur le devant de la loge . Mlle Paulet s' était levée aussi , et sa physionomie exprimait non pas une profonde douleur , mais une contrariété très vive . Évidemment elle était beaucoup moins affectée de la mort d' un oncle qu' elle n' avait jamais vu , qu' elle n' était vexée de quitter si vite une compagnie qui lui plaisait . M . Paulet paraissait consterné , et assurément ce n' était pas son frère qu' il regrettait . Il le connaissait à peine , et il ne l' aimait guère . Mais on a beau être millionnaire , on ne se résigne pas facilement à perdre une succession importante . Freneuse envisageait surtout l' événement au point de vue de la suite de ses relations avec le père et la fille , et il lui semblait qu' il ne devait pas trop s' en affliger . L' héritage qui leur échappait aurait peut-être doublé leur fortune , et plus Marguerite serait riche , plus il y avait de chances pour que M . Paulet se montrât exigeant sur les avantages que son gendre apporterait en mariage . Mais ce n' était pas le moment de réfléchir . Le père avait hâte de partir , et l' ouvreuse , avertie par lui , apportait le manteau et le chapeau de la jeune fille . Freneuse , ne sachant trop que dire , les regardait , adossé à la cloison , et ils formaient tous les trois sur le devant de la loge un groupe très en vue . C' était l' entracte , et dans la salle bien des lorgnettes furent braquées sur Mlle Marguerite . – Restez , mon ami , dit M . Paulet à l' artiste qui se préparait à les accompagner jusqu' à leur voiture . Vous n' êtes pas en deuil , vous , et c' est bien le moins que vous profitiez jusqu' au bout du spectacle qu' il nous faut quitter sous peine de manquer aux convenances sociales . Je vous assure que nous aimerions bien mieux finir notre soirée avec vous . Et comme Freneuse faisait mine de protester : – N' insistez pas , mon cher , reprit le capitaliste , vous me désobligeriez . D' ailleurs , nous nous reverrons bientôt . Dès que je serai débarrassé des soins que je vais avoir à prendre par suite du décès de mon malheureux frère , nous irons vous surprendre un jour dans votre atelier , je vous en préviens . Freneuse n' avait plus qu' à s' incliner . Il serra la main de M . Paulet ; Mlle Marguerite lui tendit la sienne , à l' anglaise , et elle souligna cette gracieuseté en lui adressant un sourire encourageant . Freneuse resta seul , mais il avait de quoi se consoler du départ de la belle , car ses affaires étaient en bon chemin , et il espérait bien qu' elles n' en resteraient pas là . Le père venait de montrer les meilleures dispositions , et la fille , en trois minutes de tête-à-tête , venait de s' avancer aussi loin que le lui permettait la réserve imposée aux demoiselles par leur éducation . « Cela devient sérieux , se disait l' artiste , et je commence à croire qu' il dépend de moi de posséder avant peu une femme adorable et un beau-père orné de soixante-dix mille livres de rente . La question maintenant est de savoir si tous ces bonheurs valent le sacrifice de ma liberté . Je n' en fais guère usage que pour travailler du matin au soir , mais enfin je travaille à ma fantaisie , et si j' épouse Mlle Paulet , je serai condamné à ne plus peindre que des blondes . Elle me l' a signifié . » Pauvre Pia ! il me faudra lui fermer la porte de mon atelier , et elle est capable d' en mourir de chagrin ... » Bah ! conclut Freneuse , j' en serai quitte pour la renvoyer à Subiaco avec une jolie somme qui lui servira à trouver un bon mari là-bas , dans son pays . » Tout en réfléchissant ainsi , il mettait son chapeau pour s' en aller , car il ne tenait pas du tout à voir la suite des Chevaliers du brouillard , et il regardait vaguement la salle . Peu de spectateurs avaient quitté leur place entre le tableau qui venait de finir et celui qui allait commencer . Aux fauteuils d' orchestre , tout le monde était assis , excepté une femme . Celle -là se dirigeait vers la sortie , juste au moment où l' on attendait le lever du rideau , et elle manœuvrait pour rejoindre un monsieur qui était debout à l' entrée du couloir et qui lui faisait signe de se hâter . – Tiens ! tiens ! murmura Freneuse , l' agent d' affaires et sa compagne qui s' en vont au beau milieu de la représentation . Pourquoi sont -ils donc si pressés de déguerpir ? Serait -ce qu' ils m' ont aperçu dans la loge de M . Paulet ? C' est possible , car je suis resté assis dans le fond jusqu' au moment où le père et la fille se sont levés . Alors ils auraient donc peur de sortir en même temps que moi . Eh bien ! je vais déjouer leur calcul . J' arriverai au contrôle avant eux , et je les regarderai sous le nez . » Ô Binos , que de sottises me font commettre les imaginations dont tu m' as farci la cervelle ! Sur cette invocation au rapin chercheur de pistes , Freneuse se précipita dans le corridor et courut à l' escalier , sans prendre le temps d' endosser son pardessus , que l' ouvreuse venait de lui remettre . Freneuse franchit quatre à quatre les marches de l' escalier des premières loges , et il courut si bien qu' il devança les deux êtres suspects qu' il tenait à dévisager de près . Il tenait aussi à voir sans être vu . C' est pourquoi , afin de se faire moins remarquer , il se précipita hors du théâtre , et il prit position un peu à droite de la porte de sortie . Une minute après , l' homme et la femme apparurent sous le péristyle . Ils se donnaient le bras , et ils s' arrêtèrent un instant sur le seuil . L' homme regardait d' un côté ; la femme regardait de l' autre . « Bon ! pensa Freneuse , ils se défient , et ils n' osent pas mettre le pied sur le trottoir avant de s' être assurés que je ne les guette pas . Décidément , ils ont peur de me rencontrer ... Ah ! la dame a rabattu sa voilette ... elle a eu tort , car maintenant elle me rappelle tout à fait la voyageuse de l' omnibus ... je crois , du reste , qu' elle ne m' a pas encore aperçu . Tiens ! la marchande d' oranges qui les aborde ! » En effet , la commère était venue se planter devant eux et les harcelait d' offres bruyantes . – À trois sous , la belle valence ! criait-elle en leur barrant le passage avec son éventaire . Achetez -moi des oranges , mon prince . Rafraîchissez votre dame . Ça vous coûtera moins cher qu' au foyer . Ses propositions n' obtinrent aucun succès . L' homme la repoussa sans se gêner , et passa vivement . Il entraîna sa compagne , et ils descendirent bras dessus , bras dessous , vers la porte monumentale qui a donné son nom au théâtre . Freneuse quitta aussitôt son embuscade , et , en trois enjambées , il rejoignit la marchande , qui l' accueillit par cette apostrophe : – Hein ! Le proverbe a joliment raison , quand on parle du loup , vous savez ... qu' est -ce que je vous disais que je le reconnaîtrais , si je le rencontrais ... – L' homme de l' impériale ? interrompit Freneuse . C' est bien lui , n' est -ce pas ? – Ah ! je vous en réponds , que c' est lui . Et la particulière qu' il trimbale me fait bien l' effet d' être celle qui est montée hier soir à la Halle aux vins . Faut croire qu' il aura fait sa connaissance en descendant . Vous comprenez ... il lui avait cédé sa place . V'là ce que c' est que d' être poli avec les dames . C' est égal ... il n' est pas généreux , ce monsieur -là ... il aurait bien pu faire goûter de ma valence à sa princesse . Ça ne l' aurait pas ruiné . La grosse femme parlait toujours , et Freneuse était déjà loin . Fort de cette affirmation qui confirmait ses soupçons , il s' était lancé à la poursuite du couple qui filait devant lui . Il voulait absolument savoir où demeuraient ces gens -là , et il était décidé à les suivre jusqu' à leur domicile , afin de pouvoir indiquer le lendemain ce domicile à Binos , qui se chargerait de compléter l' enquête . Il constata tout d' abord qu' ils se doutaient de ses intentions . La femme se retournait souvent , et l' homme manœuvrait de façon à se dérober , en se mêlant aux spectateurs qui sortaient du théâtre de la Renaissance pour prendre l' air pendant un entracte . Mais Freneuse , qui avait de bons yeux , ne les perdait pas de vue . Il avait de bonnes jambes , lui aussi , et il eût tôt fait de les rattraper . Mais comme il ne tenait pas à les serrer de trop près , il ralentit le pas et se mit à les suivre à une distance convenable . Sans doute ils le sentaient sur leurs talons , car ils ne se retournaient plus , et ils accéléraient leur allure . Freneuse les vit tourner rapidement le groupe des omnibus qui stationnent près de la porte Saint-Martin , passer entre la porte et le faubourg , gagner le boulevard Saint-Denis , qui commence un peu au delà , et enfin aborder le large trottoir contre lequel s' alignait une longue rangée de voitures de place . « Ils vont prendre un fiacre , c' est évident , se dit l' artiste ; diable ! je n' avais pas pensé à cela ... eh bien , mais ... j' en prendrai un aussi . Je prétends ne les lâcher qu' à la porte de la maison qu' ils habitent . » Freneuse ne s' était pas trompé . L' homme et sa compagne s' approchèrent d' une voiture et entrèrent en pourparlers avec le cocher , qui était descendu . La tête de la file touchait à la porte Saint-Denis , et le fiacre qu' ils avaient choisi était le cinquième , en commençant par la queue . Freneuse prit le dernier , pour ne pas attirer leur attention . Il mit la main sur la portière , et il fit semblant de chercher un cigare dans son étui , afin de laisser au couple suspect le temps de monter . – Nous allons ? demanda le cocher , du haut de son siège . – Vous voyez ce monsieur et cette dame qui causent là-bas avec votre camarade ? Dès qu' ils seront dans la voiture , et qu' elle marchera , vous la suivrez . – Compris . Alors , c' est à l' heure . – Oui , et il y aura un bon pourboire , si vous ne restez pas en arrière . -- Me laisser distancer , moi un Camille , par une guimbarde de la Générale ! Il n' y a pas de danger . Montez , Monsieur , et rapportez -vous -en à moi pour ne pas perdre en route la particulière que vous filez ... je connais ces histoires -là , dit le cocher en chapeau blanc . Freneuse , enchanté d' être tombé sur un homme intelligent , observait du coin de l' œil le couple qui parlementait un peu plus loin , et s' étonnait que le colloque durât si longtemps . « La commère aux oranges avait raison , pensait-il . Ce monsieur de l' impériale est un ladre . Il marchande pour le prix d' une course . Ah ! il se décide à payer d' avance . Il met de l' argent dans la main du cocher ... il ouvre la portière ... il fait monter la femme ... et il monte après elle ... Voilà le moment d' en faire autant ... ils croient qu' ils m' ont dépisté , et ils ne se doutent pas que je vais leur donner la chasse . » -- Y sommes-nous , Monsieur ? demanda le cocher . Les v'là emballés ; le camarade là-bas vient de grimper sur son perchoir , et il tape déjà sur son canasson pour le faire démarrer . – Allez , dit Freneuse , et ne les serrez pas de trop près . Il ne faut pas qu' ils s' aperçoivent qu' on les suit . – Soyez tranquille . Ils n' y verront que du feu . Freneuse sauta dans la voiture , et , en mettant la tête à la fenêtre , il eut le plaisir de constater que l' autre fiacre venait de sortir du rang et roulait lentement sur la chaussée du boulevard . Le Camille ne s' était pas vanté ; son cheval était bon , et il n' y avait pas besoin de le pousser pour qu' il conservât sa distance . Il vint se placer à dix pas du quatre-places de la Compagnie générale , et il s' y maintint sans peine . « Où vont -ils ? se demandait Freneuse . Dans mon quartier , très probablement . Hier soir , l' homme est descendu rue de la Tour-d'Auvergne et la femme rue de Laval . » Il fut assez surpris de voir le fiacre qui les portait obliquer à gauche et enfiler le boulevard de Sébastopol . – Je me trompais , murmura-t-il . C' est tout le contraire . Ils tournent le dos à Montmartre . Et , au fait , rien ne prouve qu' ils y demeurent . Ils avaient pris l' omnibus de la place Pigalle pour faire leur coup ... et après , ils ont bien pu repasser les ponts pour rentrer chez eux . Peu m' importe qu' ils aient leur domicile sur la rive gauche . J' ai toute ma soirée à moi . Ce ne serait pas la même chose , si j' étais marié . Cette dernière réflexion lui rappela Mlle Paulet qu' il avait un peu oubliée depuis sa sortie de la loge , et il se souvint aussi que le père de cette adorable personne connaissait l' homme aux moustaches coupées en brosse . Il le connaissait même fort bien , puisqu'il l' employait comme agent d' affaires . « Parbleu ! se dit-il , je suis bien bon de me donner tant de peine . Je saurai quand je voudrai le nom et l' adresse de ce personnage . M . Paulet ne les avait pas présents à la mémoire , mais ils sont inscrits sur son carnet , et il m' a promis de me les donner . J' ai fort envie de lâcher la poursuite , qui ne m' apprendra rien que M . Paulet ne puisse me dire . » Il leva la main pour tourner le bouton d' appel et arrêter le cocher , mais d' autres idées lui vinrent à l' esprit . « Oui , pensa-t-il , M . Paulet me dira tout ce qu' il sait ; mais il se peut que ce drôle se soit présenté à lui sous un faux nom et en lui laissant une fausse adresse . Un homme de cette trempe est bien capable d' avoir deux domiciles . Et il est intéressant de vérifier si la donzelle qui l' accompagne habite avec lui . » D' ailleurs , quand verrai -je M . Paulet ? La mort de son frère va lui apporter un surcroît d' occupations qui ne lui permettra pas de me recevoir . Je n' oserai pas me présenter chez lui d' ici à quelques jours , et dans les circonstances où il se trouve , je ne puis pas décemment lui écrire pour lui demander un renseignement aussi insignifiant . » Donc , je gagnerai du temps , si je mène jusqu' au bout la chasse que j' ai commencée , conclut Freneuse . La question est de savoir où ce joli couple va me mener . De l' autre côté de l' eau , ça devient très probable . Nous allons arriver à la place du Châtelet , et le fiacre roule vers le pont au Change ... toujours tout droit ... S' il continue comme ça , il me conduira à la barrière Saint-Jacques , et nous n' y serons pas dans une heure , car il marche comme une tortue . » C' était vrai . La voiture où le couple était monté n' allait pas vite ; les deux chevaux qui la traînaient se prélassaient comme s' ils avaient suivi un convoi funèbre , et il y avait lieu de s' étonner que l' agent d' affaires eût choisi pour rentrer chez lui un de ces énormes fiacres , à deux banquettes avec une impériale à grille , qui ne servent guère qu' à transporter aux gares des chemins de fer les voyageurs encombrés de bagages . Le respectable véhicule marchait si lentement que le cocher de Freneuse avait toutes les peines du monde à empêcher son cheval de dépasser le paisible attelage qui trottinait devant lui . « Voilà des gens qui ne sont pas pressés , se disait l' artiste . Ça prouve bien qu' ils ne savent pas que je les suis . Quelle figure ils vont faire quand ils me verront descendre en même temps qu' eux ! Mais , au fait ... descendrai -je ? Il me semble que ce serait tout à fait inutile , car je n' ai pas le projet de leur demander des explications . Il me suffira de savoir où ils logent , et , dès qu' ils seront rentrés chez eux , je rentrerai chez moi . » Ainsi qu' il l' avait prévu , le fiacre , après avoir traversé la place du Châtelet , enfila le pont au Change ; mais , au lieu de continuer tout droit , il prit à gauche , par le quai de la Cité , et il arriva bientôt à la pointe Notre-Dame . « Ah çà , est -ce qu' ils vont à la Morgue ? se demanda Freneuse , en reconnaissant l' édifice municipal où l' on expose les morts anonymes . Ce serait un peu fort ! mais non ... à cette heure -ci , l' établissement est fermé ... la voiture ne s' arrête pas ... elle passe le pont de l' Archevêché ... décidément , le couple habite la rive gauche ... et probablement le même quartier que Pia , car le fiacre roule maintenant sur le quai de la Tournelle . » Il y roula si bien qu' il arriva cahin-caha au carrefour qui termine le boulevard Saint-Germain , à l' entrée du pont Henri IV . Là , le cocher mit ses bêtes au pas , obliqua un peu à droite et les arrêta devant la porte d' une maison qui formait l' angle du boulevard et de la rue des Fossés-Saint-Bernard . Freneuse abaissa doucement la glace du devant et tira par la manche le Camille , qui se retourna et lui dit à demi-voix : – Si Monsieur veut me laisser choisir ma place , Monsieur pourra voir sans qu' on le voie . En même temps , il manœuvrait de façon à venir se ranger le long du trottoir , derrière la première voiture . Ce fut fait très vite , et Freneuse se colla aussitôt contre la portière , afin de ne pas manquer la descente du voyageur et de la voyageuse . À son grand étonnement , personne ne se montra . Le cocher du fiacre à quatre places venait d' attacher ses guides au garde-crotte et descendait lourdement de son siège . Il débrida ses chevaux , leur attacha au cou la musette pleine d' avoine , et se mit à allumer sa pipe sans se presser , comme un homme qui sait qu' il aura tout le temps de la fumer . – Qu' est -ce que ça veut dire ? murmura Freneuse . Ils sont arrivés à destination . Pourquoi ne sortent -ils pas ? Est -ce qu' ils se douteraient que je les guette ? Non , car , s' ils s' en doutaient , ils pousseraient plus loin pour tâcher de me dépister . Au bout de cinq minutes d' incertitude et d' attente inquiète , le peintre entendit que le cocher disait tout bas : – J' ai dans l' idée que la particulière nous a joué un tour , et qu' il n' y a personne dans la boîte . Cette réflexion fut un trait de lumière pour Freneuse . Il ouvrit la portière , sauta sur le trottoir et s' approcha du fiacre , plus fermé que jamais . Les glaces étaient levées ; mais en regardant au travers , il lui fut facile de s' assurer que l' intérieur était vide . – Et vos pratiques , demanda-t-il en tâchant de prendre un air dégagé , est -ce que vous les avez semées en route ? -- Mes pratiques ? ricana le cocher , je les attends , mais je ne crois pas qu' elles viennent . Ça m' est égal , vu que je suis payé pour rester ici jusqu' à la demie de dix heures . Le quart vient de sonner , et quand mes bêtes auront fini leur avoine , je rappliquerai au dépôt de la compagnie . Ma journée est faite . J' ai eu cent sous de pourboire . – Mais le monsieur et la dame qui sont montés à la porte Saint-Martin ? ... -- Tiens ! vous avez vu ça , vous ... et vous les suiviez depuis là-bas ? Ah ben , ils vous en ont fait une bonne . Ils ont entré dans ma roulante d' un côté et ils en ont sorti de l' autre . C' était convenu avec le bourgeois . Il m' a aboulé dix francs d' avance pour que je les laisse passer , sa bourgeoise et lui , et pour que je me trimbale jusqu' ici à vide . Histoire de vous faire courir à la Halle aux vins , pendant qu' ils se cavalaient sur les grands boulevards . Je vois ça maintenant , et je crois que c' est pas la peine que je pose devant c' te porte ... ils ont pigé que vous me filiez , et ils ne seront pas assez bêtes pour venir se faire prendre ici . Freneuse sentit toute la justesse de ce raisonnement . Il ne dit plus mot , et il s' en retourna la tête basse , honteux de s' être laissé berner , et jurant bien qu' on ne le reprendrait plus à suivre des pistes . – Allons ! murmurait-il en regagnant sa voiture , chacun son métier . Je ne suis pas plus né pour faire de la police que Binos n' a été créé pour faire de la peinture . Mais je suis bien sûr maintenant que l' homme et la femme étaient dans l' omnibus , hier soir . S' ils ne m' avaient pas reconnu , ils n' auraient pas pris tant de peine pour m' échapper . Et s' ils me craignent tant , c' est qu' ils n' ont pas la conscience nette . Heureusement , M . Paulet me donnera leur adresse , et alors , nous verrons . » Place Pigalle , cocher , et du train ! Le boulevard Rochechouart est par excellence le quartier des estaminets borgnes que , dans la langue parisienne , on appelle des caboulots . On y trouve bien aussi des cafés respectables et des débits où d' honnêtes ouvriers viennent boire un litre sur le comptoir ; mais les établissements susnommés y sont en majorité . Les caboulots , d' ailleurs , ne sont pas fréquentés exclusivement par des gens de mauvaise vie . Il y vient des bohèmes qui ne travaillent guère , c' est vrai , mais qui n' ont jamais rien eu à démêler avec la police . Les ateliers de peintres abondent dans ces parages , et les rapins flâneurs ne sont pas difficiles sur la dualité des consommations et sur le choix des sociétés . Il leur suffit que le patron ouvre des crédits à ses pratiques et ne se montre pas trop exigeant sur la tenue ; qu' on puisse venir en blouse chanter à plein gosier , et jouer aux dominos pendant toute une journée ou toute une soirée , sans être obligé de renouveler trop souvent . L' ami Binos était de ceux -là , et il avait depuis longtemps pris ses habitudes dans un de ces jolis endroits . Il perchait rue Myrrha , sous les toits , et le Grand-Bock était situé entre la rue Clignancourt et le boulevard Ornano , à deux pas de chez lui . Ce cabaret indépendant ne payait pas de mine à l' extérieur . Sa devanture à carreaux n' était pas nettoyée souvent , et des rideaux sales dérobaient à la vue des passants les mystères de la salle du fond , où il y avait un billard plein de trous et des bancs de bois disposés tout exprès pour que les ivrognes pussent y dormir à l' aise . Mais l' intérieur était décoré de fresques dues au pinceau fantaisiste de Binos , qui avait couvert les murs de figures étranges et incongrues . Ce travail exécuté gratuitement lui avait valu les bonnes grâces du maître de la maison , le père Poireau , plus connu sous le nom de père Poivreau , à cause de son goût pour l' absinthe . Il en absorbait régulièrement un demi-litre par jour , et il ne s' en portait pas plus mal , quoiqu'il fût gris dès l' aurore , et qu' il se couchât ivre à peu près tous les soirs . Binos était là comme chez lui ; il y avait un compte ouvert , et il y jouissait d' un œil presque illimité . Il y passait environ douze heures sur vingt-quatre , et il y faisait , comme on dit , la pluie et le beau temps . Quand il lui plaisait de disserter sur le grand art , les habitués n' y comprenaient rien , mais ils l' écoutaient comme un oracle . Et il s' y était fait des amis qu' il était sûr d' y rencontrer parce qu' ils n' en sortaient guère , et qui tenaient à honneur de le régaler lorsqu' il avait soif , car il ne frayait pas avec tout le monde . Il laissait de côté les jolis messieurs , danseurs attitrés de la Boule-Noire et de la Reine-Blanche , qui se rassemblaient volontiers chez le père Poivreau pour jouer la poule . Il dédaignait même les petits débitants du voisinage qui entraient là quelquefois pour faire un cent de piquet . Il ne se familiarisait qu' avec les gens bien posés : un marbrier du cimetière de Saint-Ouen , pour lequel il dessinait des projets de tombeaux extravagants ; un rentier , qui s' appelait M . Piédouche , et qui avait très bon air ; un droguiste retiré des affaires , qui ne brillait pas dans la conversation , parce qu' il était sourd , mais qui admirait les artistes en général et Binos en particulier . Celui -là était , à vrai dire , le souffre-douleur du malicieux rapin , qui ne lui épargnait pas les charges d' atelier ; mais le bonhomme ne se fâchait jamais , et recherchait avec persistance la compagnie de son persécuteur . Binos avait au contraire pour M . Piédouche une sympathie doublée d' un certain respect . Les manières rondes et décidées de M . Piédouche l' attiraient , sa parole le charmait . M . Piédouche était un causeur des plus agréables . Il avait beaucoup vu et beaucoup retenu . Il connaissait beaucoup de pays et beaucoup de gens . Il parlait de tout en homme avisé , et il était de bon conseil . Discret avec cela , au point de ne jamais raconter ce qu' il faisait , ni ce qu' il avait fait dans sa jeunesse . Binos pensait qu' il avait servi dans l' armée , mais il n' en était pas sûr , et à force de chercher ce que pouvait bien être cet aimable compagnon , il avait fini par s' imaginer qu' il était attaché à la haute police politique ou diplomatique . Et il n' en avait que plus de goût pour lui . La police , c' était sa marotte , et il ne manquait pas une occasion d' amener la conversation sur ce sujet intéressant , que Piédouche , d' ailleurs , ne traitait qu' avec une extrême réserve . Mais depuis trois jours , Binos attendait inutilement au Grand-Bock son partenaire préféré . M . Piédouche n' y venait plus , et cette éclipse inattendue contrariait énormément Binos , qui brillait du désir de le consulter sur l' affaire de l' omnibus . Piédouche était devenu invisible , précisément le lendemain de cette tragique aventure . Binos déplorait amèrement cette fâcheuse coïncidence et demandait son Piédouche à tous les échos du Grand-Bock , mais personne n' avait vu Piédouche , et le père Poivreau n' était point en état de donner des nouvelles de ce fidèle habitué de son établissement . On savait que Piédouche demeurait dans le quartier , les uns disaient place d' Anvers , les autres , rue de Dunkerque ; mais il ne recevait pas chez lui ses connaissances du café , et Binos lui -même ne connaissait pas son adresse , quoiqu'il la lui eût demandée plusieurs fois . Piédouche avait toujours évité de la donner exactement , et le mystère dont il entourait sa vie n' avait pas peu contribué à persuader au rapin qu' il appartenait à la police . Son absence inexpliquée ne pouvait que confirmer Binos dans son opinion . Il était convaincu que Piédouche venait d' être chargé de quelque mission secrète , et qu' on ne le reverrait pas d' ici un certain temps . Et il se désolait , car il avait compté sur ses lumières et même sur son concours pour tirer au clair l' histoire fort embrouillée qu' il s' était vanté de démêler . Il avait juré solennellement à Paul Freneuse de découvrir la femme qui avait joué de l' épingle et son complice de l' impériale . Il comprenait maintenant qu' il s' était trop avancé , et qu' à lui tout seul il n' arriverait à rien . Il s' avouait à lui -même son impuissance , et cet aveu l' humiliait à ce point qu' il n' osait plus se montrer chez son ami de la place Pigalle . Or , Freneuse n' était pas homme à se déplacer pour rencontrer Binos ; quand Binos venait à l' atelier , Freneuse lui faisait bon accueil , en souvenir d' une ancienne camaraderie qui avait pris naissance à l' École des Beaux-arts , aux jours déjà lointains de leur jeunesse ; mais , depuis qu' ils étaient entrés dans la vie par la même porte , ils avaient suivi des routes si différentes que les liens de cette camaraderie s' étaient un peu relâchés . Freneuse allait dans le monde et y tenait parfaitement sa place ; Binos , débraillé de costume et d' allures , aurait fait tache dans un salon . Freneuse avait les estaminets en horreur , et Binos n' en sortait guère . D' où il résultait qu' ils ne s' étaient pas rencontrés depuis trois jours . Binos s' était établi en permanence au Grand-Bock . Il ne s' éloignait que pour aller faire un tour à la Morgue , à seule fin de savoir si la jeune fille de l' omnibus y était encore ou si quelqu'un l' avait reconnue . Et il revenait toujours de cette lugubre excursion sans avoir rien appris de nouveau . Personne ne s' était présenté pour réclamer la morte , et le terme fixé par le règlement venait d' expirer le matin du troisième jour . On allait procéder à l' inhumation , avait dit le greffier de l' établissement . Le pauvre corps allait être jeté dans la fosse commune , et le secret du crime allait être enterré avec la victime dans le cimetière des hôpitaux . La certitude de ce très prochain dénouement consterna Binos et lui donnait des remords . Il en était à se demander s' il ne ferait pas bien de porter tout bonnement au commissariat l' épingle empoisonnée et de raconter au commissaire la scène de l' omnibus , sans se préoccuper de la répugnance de l' ami Freneuse à se mêler de cette affaire . Mais il aurait bien mieux aimé opérer lui -même , en collaboration avec ce Piédouche qui , à son estimation , était plus habile que tous les policiers du monde . Pendant que l' imprudent rapin se morfondait à attendre ce personnage , Paul Freneuse , qui aurait pu fournir à Binos d' importantes indications , se tenait coi chez lui et ne désirait pas du tout le voir . Paul Freneuse , toutes réflexions faites , avait pris le parti de rester tranquille jusqu' à nouvel avis , c' est-à-dire jusqu' à ce que M . Paulet lui donnât l' adresse de cet agent d' affaires qui s' était si subtilement dérobé le soir de la représentation des Chevaliers du brouillard . Paul Freneuse travaillait avec acharnement et pensait beaucoup plus à Mlle Marguerite qu' au couple suspect auquel il avait donné la chasse . Donc , le troisième jour , vers midi , après avoir déjeuné d' un plat de choucroute , arrosé de plusieurs chopes de bière , Binos se promenait mélancoliquement à travers la première salle de son caboulot de prédilection . Le front soucieux et la pipe aux lèvres , il allait à chaque tour coller son visage contre la porte vitrée , espérant toujours qu' il verrait poindre Piédouche sur le boulevard . C' était l' heure où il arrivait d' habitude pour jouer au billard ou aux dominos . Mais Piédouche ne paraissait pas . Le père Poivreau sommeillait sur son comptoir , entre une bouteille d' absinthe et un verre vide : le droguiste retiré , qui répondait au nom de Pigache , lisait le journal dans un coin , et prenait sans doute un grand intérêt à cette lecture , car il ne soufflait mot , et il ne bougeait pas plus qu' une pierre , quoique Binos lui eût déjà lancé quelques lardons qui ne le touchaient guère , puisqu'il était sourd . Binos , exaspéré par les ennuis de l' attente , se préparait à lui faire une méchante farce en mettant le feu à son journal avec une allumette , lorsque la porte de l' estaminet s' ouvrit brusquement . – Bonjour , les camarades ! Salut , père Poivreau ! dit une grosse voix qui réveilla le maître de l' établissement et fit lever la tête au droguiste , plongé dans la lecture de son journal . – Piédouche ! s' écria Binos . Enfin , vous voilà ! Ce n' est pas malheureux . Il y a trois jours que je vous demande à tout le monde . -- Pour m' offrir un verre de fine , je parie , dit en riant l' illustre Piédouche , qui paraissait être de joyeuse humeur . – Pour ça , d' abord ... et puis encore pour autre chose . Ah çà , qu' est -ce que vous êtes devenu ? Vous avez donc été malade ? – Moi , malade ! Jamais ! Regardez -moi ce torse -là ! Est -ce que j' ai l' air d' un conscrit exempté pour faiblesse de constitution ? -- Non , parbleu ! mais on a beau être solide , on n' est pas l' abri d' une indisposition . J' ai souvent mal aux cheveux , moi qui me porte comme le Pont Neuf . Et quand j' ai vu que vous manquiez à l' appel trois jours de suite , j' ai été inquiet . Si j' avais su votre adresse , je serais allé prendre de vos nouvelles . – Oh ! ce n' était pas la peine . Je ne rentre jamais chez moi que pour dormir , et encore ! Je suis parti en voyage mardi soir , et je ne suis revenu que ce matin . – Tout s' explique alors . Est -ce que vous êtes allé loin ? – Non , à quinze lieues de Paris seulement ... pour affaires ... un petit héritage qui vient de me tomber sur la tête . – Ça vaut mieux qu' une tuile ou un pavé ... mes compliments , mon vieux ... voilà un accident qui ne m' arrivera jamais . – Bah ! qui sait ? Mais , en attendant , c' est moi qui régale , ce matin . » Père Poivreau , un carafon et des verres ! ... et de la vieille , hein ? Tiens ! il avait deviné ce que je voulais , le vieux lascar ... le cognac est déjà servi ... et il a posé le plateau sur la table , à côté du respectable Pigache . C' est pour que j' invite ce vieillard ... Bon ! je ne demande pas mieux que de me fendre d' une consommation de plus . Aujourd'hui , je suis à la rigolade . – Parbleu ! si j' héritais , j' inviterais tous les passants . Mais je ne tiens pas à boire dans le voisinage du père Pigache . -- Pourquoi ça ? qu' est -ce qu' il vous a fait , le pauvre birbe ? – Oh ! rien . Seulement , j' ai une histoire à vous raconter ... et une consultation à vous demander ... pour moi tout seul . – Eh bien , il ne nous entendra pas causer . Il est sourd comme un pot . – C' est vrai . Je n' y pensais plus . En parlant bas , je n' aurai pas peur qu' il saisisse un seul mot . Nous pouvons nous asseoir près de ce droguiste . – Des confidences intimes ! des secrets ! voilà du nouveau , par exemple ! Est ce que vous conspirez contre le gouvernement ? Diable ! ça ne m' irait pas du tout . – Oh ! je le pense bien , dit Binos , qui prit ce propos pour un aveu . Je comprends que vous ne pouvez pas vous mêler de ces choses -là . Quand on appartient à l' administration ... mais il ne s' agit pas de ça ... il s' agit d' une affaire privée . – Une affaire ! ça me va . Expliquez -la -moi , mais trinquons d' abord , dit Piédouche qui venait de remplir les trois verres , et de prendre place coude à coude avec Pigache . – À votre santé , papa , reprit-il , en frappant sur l' épaule de son voisin . – Pas mal , et vous ? répondit le vieux d' un air ahuri . – Il croit que je lui demande comment il se porte , ricana Piédouche . Faut-il qu' il en ait pilé de ces drogues pour avoir l' oreille si dure ! Laissons-le tranquille et narrez -moi votre histoire . Il boira , si le cœur lui en dit , et s' il ne boit pas , nous sécherons le carafon à nous deux . Binos , déjà accoudé sur la table , ne demandait qu' à entrer en matière . Il entama le récit du voyage en omnibus , en commençant par le commencement et sans omettre un détail . Tout y était , depuis l' épisode de la place cédée au départ jusqu' à la catastrophe de l' arrivée . Il décrivit dans un langage coloré les trois personnages de ce drame , les deux complices et leur victime , la scène muette qui s' était passée à la descente du Pont Neuf , et la stupeur des employés au moment où l' on avait constaté que la voyageuse était morte pendant le trajet . Rien ne manquait à ce tableau émouvant , seulement il se mit en scène au lieu de parler de son ami . Il s' attribua carrément le rôle que Paul Freneuse avait joué . Son amour-propre y trouvait son compte , et de plus il jugeait inutile de compromettre un camarade qui ne se souciait pas de figurer dans une affaire de ce genre . M . Piédouche l' écouta avec une attention soutenue et un intérêt marqué . Il se permit cependant deux ou trois fois de sourire , et il finit par s' écrier : – En voilà une aventure ! Mais comment diable vous trouviez -vous à minuit moins un quart dans le quartier de la Halle aux vins ? – J' avais passé la soirée à chercher une femme domiciliée dans les environs ... un modèle , balbutia Binos , qui n' avait pas prévu cette interpellation . – Ah ! bon ! il fallait donc le dire ; c' est très intéressant , l' histoire de cette mort subite , mais ... sur quoi voulez -vous me consulter ? – Je voudrais savoir ce que vous pensez de cet étrange accident . – Mais , répondit Piédouche en haussant les épaules , je n' en pense rien du tout . Je ne suis pas médecin . – Moi non plus . Et pourtant , je suis sûr que cette pauvre fille a été assassinée dans l' omnibus . – Allons donc ! Par qui et comment , s' il vous plaît ? Là-dessus , Binos aborda la seconde partie du récit qu' il préparait depuis trois jours . Il raconta la découverte de l' épingle empoisonnée et du fragment de lettre , l' expérience qui avait coûté la vie à un chat , puis ses visites réitérées à la Morgue , ses incertitudes et les résolutions auxquelles il s' était arrêté , après avoir mûrement réfléchi . Il conclut en adjurant Piédouche de l' aider de ses lumières et d' entrer en campagne avec lui pour retrouver l' abominable couple qui avait perpétré cette œuvre scélérate . Piédouche était devenu sérieux . Il hochait la tête , d' un air entendu , à chaque observation que formulait Binos , et il absorba coup sur coup trois petits verres avant de répondre . – Ma foi ! dit-il enfin , je commence à croire que cette mort n' est pas naturelle . Avez -vous exposé les faits au commissaire de police ? – Je m' en suis bien gardé , car je prétends me passer de lui . Il sera temps de le prévenir quand je saurai où prendre la femme qui a fait le coup et son complice . – Vous avez bien raison . Les commissaires cherchent volontiers midi à quatorze heures ... on vous aurait soupçonné . Mais , dites -moi ... vous avez , je suppose , conservé l' épingle et la lettre déchirée ? – Ah ! je vous en réponds ! Je les porte sur mon cœur . Voyez plutôt . Ce disant , Binos tirait de la poche de sa vareuse un étui où il serrait habituellement sa pipe favorite . Il l' ouvrit , et il y prit les deux pièces à conviction que Freneuse lui avait remises . L' épingle tenait dans la gaine la place du tuyau de la pipe absente , et la lettre tenait la place du fourneau . – Voilà une cachette ingénieuse , dit en riant Piédouche . – Vous comprenez bien que j' ai peur de perdre les objets et surtout de me piquer , s' écria le rapin . Mais je ne vous empêche pas de les examiner , et même je vous en prie . Seulement , maniez l' épingle avec précaution . – Je ne la manierai pas du tout , ça sera plus sûr . Je me contenterai de déchiffrer , si vous le permettez , ce qu' il y a d' écrit sur ce chiffon de papier . – Comment ! si je le permets ! c' est-à-dire qu' il me tarde de savoir ce que vous en pensez . Moi , je trouve que la preuve du crime est au bout de chaque ligne . Pendant que Piédouche dépliait le papier froissé , Binos , en levant la tête , s' aperçut que le père Pigache souriait d' un air malin . Le bonhomme n' avait pas été distrait de la lecture de son journal par une conversation que sa surdité l' empêchait d' entendre ; mais il y voyait clair , et l' exhibition de l' épingle paraissait le réjouir infiniment . – Ah ! mon gaillard , dit-il en la montrant du doigt , vous faites des reliques avec les affiquets de votre bonne amie ! Voilà ce que c' est que d' être jeune . Elle est jolie , hein ! la belle qui attachait son chapeau avec ça ? – Touchez pas ! ça mord , lui cria Binos . Et , pour plus de sûreté , il referma l' étui . – Bon ! bon ! ne soyez pas jaloux , mon garçon , reprit le sourd . Ça n' est plus de mon âge , ces bêtises -là . – Lis donc tes faits divers et laisse-nous en repos , vieille baderne , grommela Binos . – Vous dites que je suis bien conservé ... vous me flattez , jeune homme ; mais je ne vous en veux pas , répondit gravement Pigache en se rejetant sur son journal qu' il dévorait toujours jusqu' à la dernière ligne . – Décidément , nous n' avons pas besoin de nous gêner . Il est encore plus sourd que je ne le croyais , et le père Poivreau s' est remis à ronfler sur son comptoir ; vous pouvez y aller de votre avis sur la lettre , mon cher . – La lettre ne prouve pas grand'chose , murmura Piédouche . Il n' y a pas une phrase qui présente un sens complet . -- Non , mais on peut lire entre les lignes . Elle est arrivée depuis un mois ... elle , c' est évidemment la petite qu' on a lardée dans l' omnibus . Je reviens à mon premier projet ... le projet de la tuer avec une épingle , c' est clair ... Elle sort fort peu , mais elle va quelquefois le soir ... toujours la petite ... le coquin qui a écrit ça ne savait pas chez qui , mais il savait où ... dans le quartier de la Halle aux vins , parbleu ! Et il l' a attendue au retour . – Cher ami , vous êtes très fort ... plus fort que moi , car je n' aurais jamais trouvé tout ce que vous me dites là . Mais , pour l' épingle , je pourrai , si vous le désirez , savoir dans quel poison elle a été trempée . Je connais un chimiste qui est de première force sur ces affaires -là . Il fera des expériences , des analyses ... tout le diable et son train . – Ça me va ! s' écria Binos . – Seulement , il faudrait me confier l' objet , ajouta Piédouche . – Vous confier l' épingle ! dit Binos . Mais je ne demande pas mieux . Je suis sûr que vous n' en ferez pas un mauvais usage , et elle sera tout aussi bien chez vous que chez moi . – Je vous offrirais bien d' assister aux essais , reprit Piédouche , mais ça pourrait contrarier mon chimiste ... parce que ... Vous comprenez , il est expert assermenté près des tribunaux , et il ne s' agit pas ici d' une expertise légale ... Si je lui racontais l' histoire de l' omnibus , il craindrait peut-être de se compromettre en mettant sa science au service d' un particulier qu' il ne connaît pas ... tandis qu' à moi , qui suis son ami , il ne demandera aucune explication ... ou bien il se contentera de celle que j' inventerai . – C' est juste ... emportez l' épingle , mon cher , et l' étui par-dessus le marché ... à une condition , pourtant ... – Laquelle ? – À condition que vous allez me promettre de travailler avec moi . J' ai juré de retrouver les coupables , et sans vous , je ne ferais rien de bon . – D' où vient que vous avez une si haute idée de mes talents de chercheur ? demanda Piédouche en riant . – Ma foi ! au point où nous en sommes , je puis bien vous le dire , s' écria Binos . Je me figure que vous avez travaillé autrefois dans cette partie -là . – C' est très flatteur pour moi ... surtout si vous n' êtes pas comme bien des gens qui ont des préjugés contre la police et contre tout ce qui s' y rattache . – Moi ! si je n' étais pas artiste , je voudrais être agent secret , c' est-à-dire , entendons-nous ... pas mouchard à gages ... j' aimerais à chasser à l' homme en amateur ... pour mon compte ou pour le compte de mes amis ... comme M . Lecoq , dans les romans de Gaboriau . – M . Lecoq , si je ne me trompe , avait été du métier . – Moi , non . J' ai manqué ma carrière . Mais vous en auriez été que je ne vous en voudrais pas pour ça . – Quoi qu' il en soit , dit Piédouche avec un sourire discret , je vous prie de croire que je n' en suis pas maintenant . – Raison de plus pour vous occuper de mon affaire . Si vous étiez attaché à la préfecture , ça vous gênerait pour marcher avec moi ; tandis que , libre comme vous l' êtes , vous pouvez prendre la direction des recherches que je veux entreprendre . – Rien ne s' y oppose en effet , mais ... si elles aboutissaient à un résultat , que nous en reviendrait-il ? – Le plaisir de venger la mort d' une pauvre fille assassinée par des scélérats . – C' est quelque chose , j' en conviens . La question est de savoir si nous avons chance de réussir . Vous m' avez dit , je crois , que la victime n' a pas été reconnue à la Morgue ? – Malheureusement , non , et on l' enterre ce soir . – Diable ! il n' y a pas une minute à perdre . Si l' on ne découvre pas qui elle est , on ne découvrira pas ceux qui l' ont tuée . Et j' avoue que je ne vois pas du tout comment nous pourrions savoir son nom . – Il n' y a qu' un moyen , c' est de trouver son domicile . – Si vous croyez que c' est facile ... -- Non ; mais ce n' est pas impossible . Nous avons déjà une indication . Relisez la lettre déchirée . À la troisième ligne , il y a rue des ... et non pas rue de ... – En effet , ce pluriel est un point de départ . -- Parfaitement ... et j' aurais déjà couru toutes les rues dont le nom est au pluriel si je n' avais été retenu ici par l' espoir de vous y rencontrer . Voilà trois jours que je n' ai , pour ainsi dire , pas quitté le Grand-Bock . Poivreau vous le certifierait , s' il n' était pas ivre ... et j' invoquerais le témoignage du père Pigache , si l' animal n' était pas sourd . – Que voulez -vous ! J' étais occupé à hériter . Ce retard n' en est pas moins très fâcheux , et il faudrait tâcher de le réparer . En consultant l' almanach Bottin , nous aurons la liste complète des rues qui nous intéressent , et alors nous pourrions nous partager la besogne . Vous visiteriez la moitié de Paris , pendant que je visiterais l' autre . Il y aurait d' ailleurs une méthode à suivre pour abréger les recherches . Cette malheureuse fille avait pris , m' avez -vous dit , le dernier omnibus de la Halle aux vins ? – Oui ... celui qui n' arrive à destination qu' à minuit passé . -- Donc elle rentrait chez elle pour se coucher . Donc , elle devait demeurer dans les parages de la place Pigalle . Donc , il serait sensé de commencer par ce quartier . Y connaissez -vous une rue des ... ? – J' en connais plusieurs : la rue des Martyrs ... la rue des Abbesses ... – Eh bien , inspectons ces deux -là avant toutes les autres . – Hum ! la rue des Martyrs est terriblement longue . Elle part de l' église Notre-Dame de Lorette , et elle grimpe jusque sur la butte Montmartre . – Comment ! s' écria Piédouche en riant , vous boudez déjà au travail ! – Non , mais je crains de perdre du temps . – Alors , attaquons d' abord la rue des Abbesses . – C' est tout près d' ici , la rue des Abbesses , dit Binos , et elle n' est pas très longue ; rien ne s' oppose à ce que nous commencions par là . Je dis : nous , parce que vous me paraissez disposé à m' accompagner . Ça me va comme un gant . Sans vous , je ne ferais rien de bon . Je ne sais pas encore parler aux portiers . Je ne sais que leur faire des charges . Vous allez m' enseigner le métier , et lorsque j' en posséderai les premiers éléments , vous verrez que je ne m' en tirerai pas trop mal . – J' en suis convaincu , prononça gravement Piédouche . Vous verrez d' ailleurs que ce n' est pas très difficile . Il ne s' agit que d' avoir de l' aplomb et un peu de perspicacité . Mais si vous voulez que votre apprentissage vous profite , il faut que vous preniez les renseignements vous -même . Je serai là , et je vous soufflerai . – Parfait ! Alors , entrons en campagne tout de suite . – J' aime cette noble ardeur , et je suis tout à vous . Vous permettez que j' emporte l' épingle empoisonnée ? – L' épingle et la lettre , si vous voulez . Je serai beaucoup plus tranquille quand elles seront entre vos mains , car , dans mon logement , il n' y pas un meuble qui ferme à clef , et toutes mes poches sont plus ou moins percées . – Diable ! il serait fâcheux de perdre des pièces à conviction si précieuses , et puisque c' est comme ça , je garde tout ... en dépôt , bien entendu , et à charge de vous restituer les objets à première réquisition , dit Piédouche en insérant le papier déchiré dans l' étui où l' épingle était déjà . Le père Pigache , qui avait enfin achevé la lecture de son journal , le regardait faire en souriant niaisement . – Ça vous étonne , papa , que j' empoche ces bibelots -là , lui cria Piédouche . Il n' y a pourtant pas de quoi . Ça prouve tout bonnement que mon ami Binos a confiance en moi . – Vous dites ? demanda le bonhomme en tendant l' oreille . – Rien du tout , vieille cruche , ricana Binos , qui était déjà debout . Piédouche alla secouer le maître de l' établissement pour le réveiller , paya la consommation et sortit . Binos le suivit sur le boulevard , et ils s' acheminèrent côte à côte vers la place Saint-Pierre , qui s' étend au pied de la butte Montmartre . On peut passer par là pour aller à la rue des Abbesses , et sans doute Piédouche avait ses raisons pour adopter cet itinéraire . Piédouche était toujours très proprement habillé , et il ne tenait peut-être pas à prendre les chemins les plus fréquentés lorsqu' il circulait en compagnie d' un rapin vêtu d' une vareuse fort sale et coiffé d' un chapeau mou à bords extravagants . – Mon cher , dit-il , au moment où ils entraient dans la rue d' Orsel , je me figure que cette pauvre fille ne devait pas être dans ses meubles ... je me figure ça d' après la description que vous m' avez faite de son costume . – C' est vrai que sa toilette n' était pas brillante , murmura Binos . Tenue de Jenny l' ouvrière . Elle devait loger dans une mansarde . – Oui , et en garni . Je vous demande ça parce que je suis d' avis de commencer notre inspection par les hôtels . – Bonne idée ! excellente idée ! Ah ! vous avez du flair , vous ! Moi , je n' aurais jamais pensé à ça . Et puisque vous raisonnez si bien , dites -moi donc un peu pourquoi l' on a tué la petite ... pas pour la voler assurément ... on n' a trouvé sur elle que quatorze sous . – Comment ! vous n' avez pas deviné ? C' est une vengeance de femme , parbleu ! Elle avait enlevé l' amant ou le mari d' une dame qui a mal pris la chose . – C' est possible ... et cependant elle n' avait pas une figure à voler les hommes des autres . – Pardon ! vous m' avez dit vous -même qu' elle était remarquablement belle . – Oui , mais l' air modeste et réservé comme une jeune fille qui n' a jamais quitté sa mère . – Peuh ! il ne faut pas toujours se fier aux apparences . Les demoiselles sages ne circulent pas seules à minuit dans les omnibus . Du reste , nous n' avons pas à nous occuper de ça pour le quart d' heure . Quand nous saurons qui elle est , il sera temps de chercher pourquoi on l' a supprimée . – Brigadier , vous avez raison , dit Binos , qui était toujours de l' avis de Piédouche . Ils marchaient vite , et ils avaient déjà dépassé le théâtre de Montmartre . Un peu au delà , commence la rue des Abbesses , qui remonte jusqu' à la rue Lepic . C' est une des mieux habitées de ce quartier , et les garnis , qui foisonnent sur le boulevard extérieur , y sont assez rares . Les maisons y ont une apparence bourgeoise et respectable ; on y trouve la mairie et le bureau de poste du dix-huitième arrondissement . Elle est d' ailleurs assez peu fréquentée , et l' on peut y causer tout à son aise sans gêner la circulation . Bientôt , Piédouche s' arrêta au milieu de la chaussée , et montrant à Binos une porte bâtarde surmontée d' un vitrage en saillie : -- Mon cher , dit-il , voilà un boui-boui qui ne paye pas de mine et qui , précisément à cause de cela , vaut bien que vous preniez la peine d' y entrer . – Avec vous ? ajouta Binos . – Mais non , sans moi . – Comment ! vous voulez que j' entre seul dans ce garni ! ... et que j' interroge sans vous la personne qui le tient ! Que le diable m' emporte si je sais quoi lui dire ! Demander des renseignements sur une locataire dont j' ignore le nom , ce n' est pas commode . – Vous vous embarrassez là de bien peu de chose . Il y a trois ou quatre manières de procéder . – Laquelle prendriez -vous ? – La plus simple . Je tirerais de ma poche une jolie pièce de cent sous et je la laisserais voir au maître de l' établissement ... si vous avez affaire à un simple portier , la pièce de deux francs suffira ... et je le prierais poliment de m' apprendre s' il ne loge pas une jeune fille faite de telle et telle façon . Il y a gros à parier qu' on ne refusera pas de vous répondre ... et si l' on vous répond que non , ce sera la vérité , car ces gens -là savent ce que parler veut dire , et ils verront bien que vous ne lâcherez la pièce qu' en échange d' une indication utile . – Il me semble que vous joueriez cette comédie -là mieux que moi . – Non , car je n' ai jamais vu la fille dont vous voulez savoir le nom , et je la décrirais fort mal . Tandis que vous , qui l' avez examinée à loisir , vous en ferez un portrait si ressemblant qu' on la reconnaîtra tout de suite . – Le fait est que je la peindrais de mémoire ... j' ai même pensé à la peindre ... couchée sur une dalle de la Morgue ... un sujet réaliste pour le Salon de l' année prochaine . – Eh bien , alors ... allez de l' avant . Qui vous retient ? – Ma foi ! je peux bien vous l' avouer . Ce qui me retient , c' est que je n' ai sur moi ni la pièce de cinq francs , ni la pièce de quarante sous . J' ai oublié mon porte-monnaie à la maison . – N' est -ce que cela ? Voici le mien , dit Piédouche en tirant de sa poche une jolie bourse de cuir . Il y a dedans de quoi délier la langue de tous les logeurs de Montmartre , et je vous prie de ne pas vous gêner avec moi . Binos hésita un instant pour la forme , mais il accepta en disant : – Ce n' est qu' une simple avance , cher ami ... une avance que je vous rembourserai un de ces jours , et d' ailleurs , je vais tâcher de ménager vos finances ... j' aurai peut-être le renseignement pour trente sous ... Mais , j' y pense ... une fois que je l' aurai , si je l' ai , je ne serai pas beaucoup plus avancé ... Je suppose qu' on me dise que la personne en question demeurait là , mais qu' elle a disparu depuis trois jours ... que devrai -je faire ? – Vous vous informerez adroitement de ses habitudes ... des gens qu' elle recevait ... vous demanderez si elle a laissé dans sa chambre des bagages ... des papiers ... quel nom elle a donné en entrant ... et quand vous saurez tout cela , vous n' aurez plus qu' à courir à la Morgue et à faire votre déclaration au greffier , qui préviendra la police . Le logeur sera appelé ; il reconnaîtra sa locataire , puisqu'elle n' est pas encore enterrée ... dès lors , vous aurez une base d' opérations , et vous pourrez commencer une enquête sérieuse . – Avec vous , j' espère ? – Avec moi , si vous y tenez . Je ne me soucierais pas trop de m' en mêler ostensiblement , mais je ne vous marchanderai pas mes avis , si vous croyez en avoir besoin . – Piédouche , mon vieux , entre nous c' est à la vie et à la mort , s' écria Binos dans un accès d' enthousiasme . Je vais franchir le seuil de ce local qui ne ressemble point à un palais et débuter sous vos auspices dans la diplomatie privée . Puis je reviendrai vous faire mon rapport , car je compte bien que vous allez m' attendre . – Très volontiers . Là-haut , sur la place qui est devant la mairie . Et ne vous pressez pas . J' ai le temps . Si nous sommes tombés juste , poussez l' interrogatoire ... Renseignez -vous à fond ... N' oubliez pas surtout de demander si la locataire disparue avait des papiers ... Il importe , pour la suite de vos opérations , que sa personnalité soit établie par des pièces authentiques . – C' est compris , cher ami . Et maintenant ... à la tour de Nesle ! déclama le rapin en se précipitant vers le garni désigné par le sagace Piédouche , qui se mit à remonter lentement la rue des Abbesses . La porte de l' allée était ouverte , et Binos entra d' un pas délibéré . – Quel homme ! murmura-t-il . Si c' est bien là que logeait la petite , Piédouche est le plus grand policier des temps modernes , car il m' a conduit directement au bon endroit . Ma parole d' honneur , je serais presque tenté de croire qu' il la connaissait . L' allée n' était pas large . Deux hommes auraient eu de la peine à y passer de front . Elle n' était pas non plus très bien éclairée . Binos avançait avec précaution , en étendant les bras pour tâter les murs des deux côtés . Il finit par sentir à gauche une solution de continuité dans la muraille , et une voix lui cria : – Qu' est -ce que vous demandez ? – Je voudrais parler au concierge , répondit Binos . – Il n' y a pas de concierge ici , reprit la voix , qui était celle d' une femme . – À la propriétaire , alors . – C' est moi la propriétaire . Qu' est -ce qu' il vous faut ? Est -ce que vous venez pour louer ? – Non . Je viens pour une de vos locataires .