C' est l' hiver , l' affreux hiver de Paris , la saison maudite où le ciel fond en eau sur les pauvres diables qui pataugent dans la boue , faute d' argent pour prendre un fiacre . Il fait nuit et la pluie , chassée par des rafales de l' ouest , fouette au visage les passants qui cheminent à contre-vent sur les larges trottoirs su boulevard Montmartre . Ceux -là se font des boucliers avec leurs parapluies ; ceux qui viennent en sens inverse se servent des leurs pour se garantir par derrière , et , comme les uns et les autres avancent en courbant la tête sous l' averse , il se produit des abordages . — Faites donc attention ! vous avez failli m' éborgner . — Que le diable vous emporte ! vous avez écrasé mon chapeau ... un chapeau tout neuf ! Après avoir échangé des aménités , les deux heurtés relevèrent leurs parapluies et se reconnurent à la clarté d' un bec de gaz . — Comment ! ... c' est toi ! ... s' écrièrent -ils en même temps . Ils étaient jeunes tous les deux , mais ils ne se ressemblaient pas du tout . Celui qui arrivait du côté de la Madeleine était grand , mince , brun et remarquablement joli garçon . L' autre , qui venait du côté de la Bastille , avait les épaules larges , un commencement d' embonpoint , des cheveux d' un blond ardent , une barbe rousse en éventail et une figure , non pas laide , mais insignifiante , ce qui est bien pis . Le plus âgé des deux n' avait certainement pas vingt-cinq ans . — En voilà un hasard ! s' écria le brun . Sais -tu , mon chez Gustave , que nous ne nous sommes pas revus depuis le temps où nous faisions notre volontariat au 24e dragons , à Dinan ? — En 79 , mon vieux Robert . Six ans , ça compte dans la vie et je suis ravi de te retrouver . Mais si nous restons sur l' asphalte , nous serons trempés jusqu' aux os . Entrons dans le passage pour causer un brin . — Je ne demande pas mieux . Ils eurent quelque peine à se glisser dans la galerie des Panoramas ; tout encombrée de gens qui s' y étaient réfugiés pour s' abriter ; mais , en s' éloignant de l' entrée , ils purent marcher côte à côte et reprendre l' entretien ébauché sur le boulevard . — Qu' est -ce que tu fais , toi ? demanda le gros Gustave en regardant à la dérobée son ancien camarade , comme s' il eût voulu s' assurer que la tenue de ce garçon ne sentait pas la misère . Es -tu content de l' existence ? — Très content , cher ami . Je suis le secrétaire particulier de Lafitte . — Le banquier de la rue d' Enghien ? Bonne maison . — Excellente . Et j' y suis comme chez moi . Mon père était très lié avec le patron qui me traite en enfant gâté . — Trois cent francs par mois , hein ? — Cinq cents et j' espère avoir bientôt une part d' intérêt dans les affaires . Et toi , Gustave ? ... où en es -tu ? — Oh ! moi , je travaille à la Bourse et je ne m' en plains pas . — Tu es chez un agent de change ? — Pas si bête . J' opère pour mon compte . — Tu as donc des capitaux ? — Oui , mon cher . Tu me demandes ça parce que , là-bas , au régiment , je ne roulais pas sur l' or . La vérité est que je ne suis pas né millionnaire . Ma mère s' était saignée aux quatre veines pour verser dans la caisse du gouvernement quinze cents balles , à la seule fin de m' éviter les trois ans de service obligatoire . La pauvre femme est morte en ne me laissant que des dettes à payer . Elle était veuve et je n' ai jamais connu mon père . Ma situation n' était donc pas brillante , mais je me suis tiré d' affaire tout de même . — Je t' en félicite . Moi , à ta place , j' aurais été bien embarrassé . Comment donc as -tu fait ? — J' avais naturellement l' esprit tourné à la spéculation . À Paris , il ne faut qu' une bonne idée pour trouver le chemin de la fortune , et j' en ai à revendre des idées . Je ne suis pas encore riche , mais je le serai tôt ou tard ... et , en attendant , je vis très largement . Il est vrai que j' ai eu de la chance . Un gros capitaliste m' a pris en amitié et m' a intéressé dans ses affaires . Et comme j' ai la main heureuse , je gagne déjà beaucoup d' argent . Si tu as des fonds à placer , tu n' as qu' à t' adresser à moi . Je me chargerai volontiers de les faire valoir et tu t' en trouveras bien . — Malheureusement , je n' en ai pas . — Je croyais que tes parents étaient très riches . — Quatre à cinq cent mille francs en terres , dans le département d' Ille-et-Vilaine , c' est tout ce que mon père a laissé en mourant . Ma mère , qui habite Rennes , touche la moitié du revenu . Moi , j' ai bien assez avec l' autre moitié du revenu . Moi , j' ai bien assez avec l' autre moitié et avec mes appointements chez Lafitte . — En tout une douzaine de mille , per annum , comme disent les Anglais . Ce n' est pas énorme . Mais tu es tourné de façon à faire un superbe mariage . T' y prépares -tu ? — Pas encore ; je ne suis qu' un petit employé . Aucune héritière ne voudrait de moi . — Tu te trompes , cher ami . Sans compter tes avantages physiques , tu as un nom . Robert de Bécherel , ça sonne bien ! ... et je connais des jeunes filles de la très haute finance qui le portaient volontiers , ce nom à particule . En temps de République , ça se paie très cher , la noblesse . Tu as là une grosse valeur matrimoniale ; tandis que moi qui m' appelle Gustave Pitou , je ne serai mariable que le jour où je posséderai une paire de millions . — C' est la grâce que je te souhaite . Moi , je ne suis pas si ambitieux . Je me contenterais d' épouser une demoiselle bien élevée et suffisamment jolie qui m' apporterait une fortune à peu près égale à la mienne . — Alors , j' ai ton affaire . Cinq cent mille francs comptant et de fortes espérances . Vingt-quatre ans , orpheline . Très belle , très intelligente et très instruite . Oncle sans enfants , sexagénaire , apoplectique et opulent . Confiée depuis son enfance aux soins d' une dame très respectable , titrée comtesse , et très désireuse de marier à un gentilhomme sa pupille qui ne tient pas du tout à coiffer Sainte-Catherine . Je te présenterai quand tu voudras . — Oh ! je ne suis pas pressé . — Mais tu ne dis pas non et tu me remercieras de t' avoir introduit dans un des salons les plus gais de Paris et les mieux fréquentés . J' y allais quand je t' ai rencontré . Ça se trouve à merveille . Je vais t' y mener . — Ce soir ? ... Tu n' y penses pas . Je ne suis pas habillé et , en revanche , je suis crotté comme un barbet . — Et moi donc ! Nous allons faire cirer nos bottines dans le passage , et ensuite , nous fréterons un fiacre . Ce n' est pas jour de grande réception chez la comtesse de Malvoisine et on y est le bienvenu en redingote . — Mais , grand fou que tu es , sous quel prétexte me présenteras -tu ? — Je suis l' ami de la maison et parfaitement autorisé à y mener un ancien camarade . Je te réponds qu' on t' y fera bon accueil et que tu t' y amuseras beaucoup . Tu ne seras point obligé , d' ailleurs , de faire la cour à Mlle Herminie des Andrieux , l' héritière en question . — Elle s' appelle Herminie ! s' écria Robert en éclatant de rire . — Hélas ! oui . C' est son seul défaut . Mais je te répète que tu seras libre de tes actions . Une fois que je t' aurai présenté à la comtesse , tu pourras , à ton choix , écouter d' excellente musique , t' asseoir à une table de jeu ou causer avec des femmes aimables . — Ah ! on joue , chez la comtesse ? — Au whist , à l' écarté et autres jeux innocents . Ne va pas t' imaginer que je te conduis dans un tripot . Tu ne craignais pas le baccarat autrefois . Chez Mme de Malvoisine , on ne joue que pour se distraire . La fête se terminera vraisemblablement par une sauterie qui sera suivie d' un souper réconfortant . — Et tu dis que ce n' est qu' une soirée sans façon ! Peste ! que fait -on de plus les jours de grand gala ? — Rien . C' est fête tous les soirs à l' hôtel de cette bonne comtesse . Et quand tu en auras goûté , tu y reviendras , je te le prédis . Aujourd'hui , le programme de la soirée n' a rien d' effrayant , avoue-le . — Non , s' il ne s' agit pas d' une présentation en vue d' un mariage . — Tranquillise -toi sur ce point . La belle Herminie n' attend pas après les prétendants . Tu la verras et la vue ne t' en coûtera rien . Entrons chez le cireur . Robert avait gardé un souvenir agréable de sa camaraderie de régiment avec ce joyeux Gustave , et il ne lui déplaisait pas de la renouer . De plus , Robert aimait l' imprévu . L' idée de passer une partie de la nuit chez cette comtesse qu' il n' avait jamais vue lui semblait originale et amusante . Il se disait qu' il en serait quitte pour se tenir sur la réserve dans le monde inconnu que son ami allait lui montrer et il se croyait assuré de ne pas s' y compromettre , quoiqu'il eût le goût du jeu . Ce goût , son père le lui avait transmis avec le sang , et son père s' était à demi ruiné jadis devant les tapis verts de la province . Mais Robert , assagi par la médiocrité de sa situation , avait fini par se corriger de ce défaut héréditaire . Il se décida , non sans quelque hésitation , à suivre l' entraînant Gustave jusqu' au bout de cette aventure bizarre , et quand une opération indispensable eut rendu à leurs chaussures le lustre qu' elles avaient perdu sur les trottoirs boueux des boulevards , ils montèrent ensemble dans une voiture de place qu' ils eurent la chance de trouver libre , au coin de la rue Vivienne . Robert n' y serait certainement pas monté , s' il avait pu lire dans l' avenir . — Où demeure-t-elle , ta comtesse ? demanda Robert . — Rue du Rocher , tout en haut . La course est un peu longue , mais il n' est que dix heures et nous arriverons au bon moment . Tu entendras Mlle Violette , qui chante dans la perfection . — Qu' est -ce que c' est que Mlle Violette ? — C' est la maîtresse de musique de Mlle des Andrieux . Une très jolie fille , ma foi ! ... seulement , elle n' a pas le sou , et je ne te conseille pas de pousser ta pointe de ce côté -là ... du moins , pas pour le bon motif . — Et pour l' autre motif , est -ce que j' aurais des chances ? — On la dit vertueuse , mais tu peux essayer , si le cœur t' en dit . — Le cœur ne m' en dira pas . — Tu n' en sais rien . Elle est charmante . Mais , au fait , tu es peut-être pris ailleurs ... oui , tu dois avoir une maîtresse . Parions que tu venais de chez elle quand je t' ai rencontré . — Tu perdrais , mon cher . Je n' ai pas de maîtresse et quand nous nous sommes heurtés , je venais de porter de la part de mon patron dix mille francs à un client de la maison ... un client qui demeure rue de l' Arcade et que je n' ai pas trouvé chez lui . — Alors , tu les as sur toi , les dix mille ? demanda Gustave . — Certainement , je les ai , dit Robert , et comme les bureaux de la maison de banque de la rue d' Enghien sont fermés à l' heure qu' il est , je ne pourrai remettre l' argent au caissier que demain matin . Pourquoi me demandes -tu cela ? — Mais , répondit Gustave , parce que ... on joue chez la comtesse , je te l' ai déjà dit , et si tu te laissais aller à la tentation ... — Pour qui me prends -tu ? Ce n' est pas la première fois que je porte sur moi des sommes importantes qui ne m' appartiennent pas . Je te prie de croire que je n' ai jamais eu envie d' y toucher . — Oh ! mon cher , je ne doute pas de ta probité . Seulement , qui a bu boira , dit le proverbe . Tu as aimé le jeu autrefois , tu dois l' aimer encore et tu l' aimeras toujours . Il ne faut quelquefois qu' une occasion pour retomber dans le péché . J' ai voulu te signaler le danger , rien de plus . Et après tout , si tu perdais les dix mille , tu es en situation de les rendre à ton patron . Les immeubles sont faits pour être hypothéqués . Les tiens ne le sont pas encore , je suppose . — Non , certes ; et j' espère qu' ils ne le seront jamais . — Il ne faut jurer de rien , murmura Gustave . La causerie en resta là , dit Gustave , en ouvrant la portière . Il pleut toujours . J' ai envie de garder ce cocher , puisqu'il marche bien . — Comme tu voudras . — Et tu me permettras de le payer , quand il nous aura ramenés chez nous . Tu es mon invité , par le fait . C' est bien le moins que je me charge des frais de la soirée . Et , sautant à bas de la voiture , Gustave donna des ordres au cocher avant de sonner à la grille . Robert descendit à son tour et vit que l' hôtel avait bonne apparence , quoiqu'il ne fût pas grand : un rez-de-chaussée surélevé , deux étages par-dessus et quatre fenêtres de façade brillamment éclairées , du haut en bas de ce logis élégant . Trois coupés de maîtres stationnaient devant la porte et un domestique en livrée se tenait dans la cour armé d' un parapluie sous lequel il abrita successivement chacun des deux nouveaux venus , pendant la traversée depuis le trottoir jusqu' au perron . Ils se débarrassèrent de leurs paletots dans un vestibule qui ressemblait à une serre , tant il était plein de fleurs exotiques , et conduits par le valet de pied , ils entrèrent de front dans un salon où ils trouvèrent une vingtaine de personnes . Les hommes étaient en majorité , mais il y avait aussi quelques femmes , dont trois jeunes , trois sans plus . Les autres étaient hors d' âge , mais elles avaient de beaux restes , comme on dit dans le monde bourgeois . Au centre d' un groupe féminin plus imposant qu' attrayant , trônait la comtesse de Malvoisine , une superbe matrone , très décolletée et parée comme une châsse . Lorsque Robert de Bécherel , remorqué par son camarade , s' avança pour la saluer , un murmure d' admiration courut parmi ces dames . Elles le trouvaient charmant et elles le dévoraient des yeux . Gustave le présenta à la comtesse qui l' accueillit en minaudant et comme Robert s' excusait de ne pas être en tenue de soirée , elle lui dit de but en blanc : — Avec un nom comme le vôtre , monsieur , on n' a pas besoin de s' habiller pour être le bienvenu partout . Je suis heureuse de vous recevoir et je remercie notre ami Gustave de vous avoir amené . Robert s' inclina pour répondre à ce compliment brutal , mais il eut quelque peine à comprimer une forte envie de rire . La comtesse lui semblait grotesque et il était déjà fixé sur l' authenticité du titre qu' elle portait . — À dater de cet instant , reprit-elle gracieusement , ma maison vous est ouverte cher monsieur , et j' espère vous y revoir souvent . Maintenant , soyez libre . Vous êtes ici chez vous . Gustave va vous piloter dans mon salon où chacun fait ce qu' il veut . — Nous allons commencer par faire notre cour à Mlle Herminie , s' écria le gros Gustave en poussant Robert vers le piano devant lequel trois jeunes filles causaient , debout , à quelques pas d' une table où deux messieurs , entourés de plusieurs autres , jouaient à l' écarté . Au centre de ce petit groupe qu' un poète classique aurait certainement comparé au groupe des trois Grâces , la belle Herminie dominait ses compagnes de toute la hauteur de sa taille presque masculine . On la voyait de très loin et Robert ne s' y trompa point . C' était bien là l' héritière que Gustave lui avait dépeinte . À sa prestance , on devinait la demoiselle bien dotée qui regarde les jeunes gens du haut de sa grandeur . Elle avait l' air de leur dire : Adorez -moi . Je serai millionnaire un jour . Très belle , du reste , de cette beauté qu' on prisait beaucoup sous le directoire . Grands traits réguliers , grands yeux noirs , épaules superbes , taille majestueuse . Habillée comme s' habillait Mme Tallien , du temps de Barras , Herminie eût été admirable . Elle portait moins heureusement la toilette moderne qui va si bien aux femmes sveltes . Sa robe accusait trop ses formes trop massives . Pour tout dire , en deux mots , Herminie manquait de grâce et de distinction , mais , en compensation de ce désavantage , elle possédait un teint d' une fraîcheur sans pareille et des dents très blanches qu' elle montrait à tout propos . Robert , quand son ami le présenta , ne fut ni charmé ni intimidé . Il se contenta de s' incliner poliment et il laissa l' obligeant Gustave entamer l' éloge de M . de Bécherel , gentilhomme de vieille souche . La noblesse était fort appréciée chez Mme de Malvoisine et on l' y mettait souvent sur le tapis . — Le nom de Bécherel est un des plus anciens de la Bourgogne , dit gracieusement Herminie , qui avait la prétention de connaître tout l' armorial de France . — Je ne sais , mademoiselle , s' il y a des Bécherel en Bourgogne , répliqua Robert en souriant , mais je suis sûr que ma famille n' est pas de cette province . — Elle est de la Bretagne , n' est -ce pas , monsieur ? demanda une des deux compagnes de la belle Herminie ; une blonde aux yeux noirs qui parlait d' une voix douce . — Oui , mademoiselle . Seriez -vous ma compatriote ? — Non , monsieur , mais , étant enfant , j' ai passé plusieurs années au couvent de la Visitation , à Rennes . Et je me rappelle très bien avoir entendu prononcer votre nom . Il était porté par une dame qui comptait parmi les bienfaitrices de la communauté . — Ma mère , mademoiselle . Nous sommes et moi , les derniers Bécherel . — Ces souvenirs sont pleins d' intérêt , dit sèchement Herminie . Mais , ces messieurs , j' en suis sûre , désirent vous entendre , ma chère Violette . Faites-nous donc le plaisir de vous mettre au piano . Violette baissa les yeux et obéit sans mot dire . La pauvre fille n' était pas là pour faire sa volonté . La comtesse la payait pour chanter ; il fallait qu' elle chantât . Mais elle avait bien le droit de penser que Mlle Herminie , son ingrate élève , la punissait trop durement d' avoir osé se mêler un instant à la conversation engagée avec le nouveau venu . Robert , touché de cette scène muette , fut pris d' une folle envie de cingler d' une bonne impertinence la demoiselle aux grands airs et il fut pris aussi d' une profonde pitié pour cette malheureuse musicienne que la nécessité de gagner son pain condamnait à se laisser traiter comme une servante . Gustave le calma d' un coup d' œil et , fort à propos , Mme de Malvoisine appela sa pupille qui salua froidement ces messieurs et s' en alla , fort mécontente d' avoir manqué son effet , rejoindre la comtesse . La troisième jeune fille , une blonde insignifiante , suivit Herminie et les deux amis restèrent seuls , à proximité du piano . — Eh bien ? demanda Gustave . Que penses -tu de la triomphante Herminie ? Conviens qu' elle est magnifique . — Comme déesse de la Liberté , on ne trouverait pas mieux . Elle me rappelle la statue de la ville de Marseille qui est sur la place de la Concorde . — Diable ! tu es bien difficile . Je t' accorde qu' elle n' a pas une taille de guêpe . Mais , pour ma part , je la préfère à cette institutrice maigrelette qui me paraît t' avoir donné dans l' œil . — Chacun son goût , cher ami . — C' est juste . Et comme je ne suis pas venu ici pour flirter avec les demoiselles , je vais tâter un peu la veine à l' écarté . Il y a de l' argent à gagner ici , et je ne serais pas fâché que ma soirée me rapportât une centaine de louis . — Je te souhaite bonne chance . — C' est-à-dire que tu te proposes de disparaître à l' Anglaise . À ton aise , cher ami . Je t' ai amené chez la comtesse parce que je croyais que tu t' y plairais . Tu n' es pas forcé d' y rester , si tu t' y ennuies . Je te conseille pourtant d' attendre un peu . D' abord , tu entendras ta préférée , Mlle Violette , qui a un vrai talent , et puis , c' est l' heure où le salon se remplit . Voici un tas de figures nouvelles qui arrivent . Beaucoup de femmes dans le nombre . Tu en trouveras peut-être une à ton gré . Dans tous les cas j' espère que nous nous reverrons . Où demeures -tu ? — Faubourg Poissonnière , 29. Et toi ? — Rue Drouot , 24. Je ne suis pas souvent chez moi , mais tu n' as qu' à m' écrire un mot . Nous dînerons ensemble quand tu voudras . Ayant dit , Gustave courut à la table de jeu et Robert se rapprocha instinctivement de Mlle Violette qui feuilletait des partitions pour y chercher le morceau qu' elle devait chanter . Personne ne s' occupait d' elle . Robert vit que ses yeux étaient humides , et il essaya de la consoler . — Mademoiselle , lui dit-il doucement , voulez -vous me permettre de vous accompagner ? Je ne suis pas de première force , mais si la musique n' est pas trop difficile , je ... — Merci , monsieur . Je m' accompagne moi -même , murmura la jeune fille , très émue . — Eh ! bien , je tournerai les pages ... , et j' aurai le plaisir d' être auprès de vous . Je vous ai vu ce soir pour la première fois et il me semble que je vous connais depuis des années . — Vous avouerai -je que j' éprouve la même impression , dit la jeune fille en refoulant ses larmes . Et pourtant je suis bien sûre que nous ne nous sommes jamais rencontrés . — J' en suis sûr aussi , car si je vous avais vue , je ne vous aurais pas oubliée . Mais il y a déjà un lien entre nous ... le nom de ma mère que vous avez entendu prononcer autrefois et que vous avez retenu . Évidemment , nous étions prédestinés à nous connaître un jour . Et je bénis mon ami Gustave qui m' a amené ce soir dans ce salon où de ma vie je n' avais mis les pieds . — Et où vous ne reviendrez jamais , je suppose . — C' était mon intention , il n' y a qu' un instant , mais j' ai déjà changé d' avis . Il m' en coûterait trop de ne pas vous revoir . Mlle Violette rougit jusqu' aux oreilles et au lieu de répondre à ce commencement de déclaration , elle se mit à plaquer des accords sur le piano . Robert s' aperçut qu' elle avait des mains charmantes , des mains de duchesse , fines et blanches avec des ongles roses et il reprit en baissant la voix : — Je reviendrai pour vous , puisque je ne puis vous voir ailleurs que chez cette comtesse qui ne me plaît guère . Cette fois , Violette pâlit , se redressa et répliqua , sans cesser de préluder : — Pourquoi me parlez -vous ainsi ? je ne mérite pas que vous me traitiez comme si j' étais de celles qui se laissent prendre à de banales galanteries . Vous m' êtes sympathique et je vous sais gré de vous intéresser à une pauvre fille qui n' intéresse personne . Ce n' est pas une raison pour vous moquer de moi . Et comme Robert essayait de protester : Ne vous défendez pas , reprit-elle d' un ton ferme ; à vous entendre , je pourrais croire que je vous ai inspiré tout à coup une passion . Mais je ne suis ni une sotte , ni une coquette et je sais ce que valent les doux propos des hommes . N' essayez donc pas de troubler ma vie . J' ai déjà assez de chagrins . Que serait -ce si je vous écoutais ! Ce langage où l' émotion perçait sous la sagesse , surprit et charma Robert de Bécherel , qui ne l' avait pas prévu . — Je vous jure , mademoiselle , que je ne recommencerai pas , dit-il gravement . Maintenant que j' ai juré , vous me permettrez bien de rester près de vous , pendant que vous chanterez . — Oh ! très volontiers , s' écria la jeune fille qui avait déjà retrouvé sa gaieté . Puisque vous acceptez mes conditions , je serai ravie de causer avec vous . Et rien ne m' en empêchera , car je ne vais pas chanter . À quoi bon ? Ils ne m' écouteraient pas . — Le fait est que ces messieurs et ces dames n' ont pas l' air de tenir beaucoup à vous entendre . Ils se sont éparpillés dans tous les coins et ils jacassent comme des pies . Je me demande pourquoi Mlle Herminie vous a priée de vous mettre au piano . — Cela se passe ainsi à peu près tous les soirs . Les habitués de la maison aiment à causer en musique ; c' est plus commode pour les apartés ... à condition que la musique ne soit pas trop bruyante . Si je chantais , ils se croiraient peut-être obligés de m' applaudir et leur approbation m' est tout à fait indifférente . Je leur joue du Mozart ... en sourdine , pour ne pas les déranger . — Vous aimez Mozart , mademoiselle ? demanda Robert , qui adorait le grand maître Viennois . — Depuis que j' existe . Étant toute petite , quand je prenais mes premières leçons de piano , il m' arriva un jour d' entendre exécuter par mon professeur un morceau de la Flûte enchantée . J' en fus si ravie que le lendemain , dès l' aurore , je me glissai dans la salle de musique et je me mis à exécuter avec un seul doigt l' air qui m' avait charmée et que j' avais retenu . Je fis tant de bruit que Mme la supérieure accourut et voulut me mettre en pénitence . Je me révoltai ... Mozart m' avait grisée ... je crois , Dieu me pardonne , que je donnai un soufflet à la vénérable Mère . Ce fut une grosse affaire . Je faillis être renvoyée . — En vérité , mademoiselle , j' ai beaucoup de peine à croire que vous ayez jamais battu quelqu'un . — C' est que , depuis ce jour mémorable , je n' en ai pas eu l' occasion . Mais si vous pensez que le ciel m' a douée d' une patience angélique , vous vous abusez , monsieur . Je sens très vivement et j' ai parfois des colères terribles . — Contre l' imposante Herminie ou contre la comtesse de Malvoisine ? demanda en riant Bécherel . — Non , monsieur . Elles ne m' en donnent pas sujet . Elles me paient les leçons et ma musique . Je fais consciencieusement mon métier . Nous sommes quittes . Les humiliations sont par-dessus le marché et je les supporte sans me plaindre . Mais nous parlons trop et je m' aperçois qu' on nous regarde . Quel morceau de Mozart voulez -vous entendre ? — Un morceau de Don Juan ... à votre choix ... De tous ses opéras , c' est celui que je préfère . Violette se mit aussitôt à jouer l' air de la sérénade . Elle le joua comme il doit être joué , doucement et avec un sentiment exquis . Robert oublia tout – Mme de Malvoisine , sa superbe pupille et ses bruyants invités – pour se laisser aller au charme de cette musique délicieuse qui le transportait dans le pays des rêves . Puis vinrent : le trio des masques , l' air si gai de Zerline et le sombre duo final entre Don Juan et la statue du Commandeur : « Pentiti ! ... No ... no ... » joués pour Robert tout seul , car personne dans ce salon n' écoutait la grande artiste inconnue . — Savez -vous , mademoiselle , qu' au théâtre vous auriez un immense succès ! s' écria Bécherel enthousiasmé . — J' y ai pensé quelquefois , dit la jeune fille , mais je préfère le bonheur paisible aux succès éclatants . — Le bonheur ! ... Est -ce donc que vous vous trouvez heureuse dans cette maison où on a pour vous si peu d' égards ! ... Et vous résignerez -vous à supporter toujours le sort que je ne sais quels malheurs immérités vous ont fait ? Au lieu de répondre à cette invite en racontant son histoire , Violette sourit tristement et attaqua une sonate de Beethoven . — Je vous en prie , murmura-t-elle , ne restez pas plus longtemps près de moi . Herminie ne me pardonnerait pas de vous accaparer . Et d' ailleurs , nous nous reverrons avant la fin de la soirée , car je suis obligée de ne pas bouger d' ici . On aura besoin de moi pour faire danser ces dames . — Je n' aurai donc pas même la consolation de valser avec vous ? — Non , puisque je serai rivée au piano . Mais , si on soupe , nous pourrons peut-être causer encore . En attendant , je vous demande très sérieusement de me quitter . Robert n' avait plus qu' à obéir . Avant de se lever , il échangea un dernier regard avec la jeune fille et il lui sembla lire dans ses yeux qu' elle ne lui en voulait pas du tout de s' être occupé d' elle . Il s' agissait maintenant d' employer le temps qui allait s' écouler jusqu' à l' heure où il pourrait la retrouver et il ne savait que faire , car il ne se souciait pas de rentrer dans le cercle qui s' était formé autour de la comtesse . Herminie l' effarouchait , et il se déniait des compliments de Mme de Malvoisine . Gustave lui en avait assez dit pour qu' il devinât que cette majestueuse dame cherchait à marier sa pupille et que , lui , Robert de Bécherel , serait le bienvenu à poser sa candidature . Il n' en avait pas la moindre envie et , puisqu'il était décidé à rester pour les beaux yeux de Mlle Violette , il n' espérait pas échapper aux gracieusetés intéressées de la comtesse , mais il comptait s' en tirer par des politesses qui ne l' engageraient à rien et même par des promesses d' assiduité qu' il se proposait de ne pas tenir , car le salon de la rue du Rocher n' était pas fait pour lui plaire . Afin d' en venir le plus tard possible aux prises avec l' héritière et sa protectrice , il s' approcha de la table d' écarté où il trouva Gustave en train de parier et de perdre son argent . La partie était très animée et on jouait gros jeu . Robert arriva juste au moment où un monsieur qui venait de tourner le roi attirait à lui une masse assez respectable d' or et de billets de banque . — Je viens de brûler ma dernière cartouche , dit tout bas Gustave à son ancien camarade . Prête -moi cinquante louis . — Je te les prêterais volontiers , si je les avais sur moi , murmura Bécherel , assez étonné de ce brusque appel à sa bourse . — Tu les as et même bien davantage , puisque , ce soir , tu viens de toucher dix mille . — Qui appartiennent à mon patron et que je dois remettre demain matin dans la caisse . — Sois tranquille . Tu les y remettras . En sortant d' ici , nous passerons chez moi . J' ai quinze mille francs dans mon secrétaire et un compte-courant au Crédit Lyonnais . — Je n' en doute pas , mais ... — Ah ! c' est comme ça ! tu te défies de moi ? ... eh ! bien , n' en parlons plus . Je saurai ce que vaut ta camaraderie ... et je n' aurai plus de motifs pour dire du bien de toi à la blonde pianiste qui t' a si fort charmé . Médiocrement effrayé de cette menace , mais très contrarié de refuser un service à un ancien ami , Robert se dit qu' il avait une centaine de louis d' économies et , qu' au pis aller , il en serait quitte pour prendre mille francs sur ses fonds personnels si Gustave ne lui remboursait pas la somme . — Voici le billet de mille , dit-il en le détachant de la liasse qu' il avait dans son portefeuille . Je ne doute pas de ta parole et je compte absolument sur toi pour demain matin . — À la bonne heure ! je retrouve mon Bécherel du 24e dragons . Et pour te prouver que je ne t' en veux pas de ton hésitation , je te mets de moitié dans mon jeu . Je me sens en veine et tu toucheras avant la fin de la soirée un joli dividende . — Soit ! j' accepte l' association , jusqu' à concurrence de ... Robert n' acheva pas sa phrase . Quelqu'un venait de lui frapper sur l' épaule et il se retourna pour voir celui qui l' abordait si familièrement . Gustave saisit le moment et se précipita vers la table de jeu , en brandissant le billet de mille , et en criant : — C' est à moi d' entrer . Je réclame mon tour . Robert se trouva face à face avec un monsieur d' une cinquantaine d' années , grand , sec , droit comme un peuplier et portant à la boutonnière de son habit la rosette d' officier de la Légion d' honneur . — Vous ici , mon colonel ! murmura Bécherel . Et il baissa le nez comme un écolier pris en faute . — Moi -même , mon garçon , répondit le nouveau venu en retroussant sa moustache grisonnante . Ça t' étonne de m' y voir . Eh bien , ça prouve que tu n' y avais pas encore mis les pieds , car j' y viens assez souvent , et je ne m' en cache pas . Je ne suis pas marié , j' ai quarante mille francs de rente , et depuis que j' ai quitté l' armée , je suis libre comme l' air . Aussi , je vais dans tous les mondes , même dans le demi . Mais toi , que cherches -tu , chez cette chère comtesse ? — Rien du tout . Un ami que j' ai rencontré ce soir m' y a amené ... — Ce gros blond qui vient de t' emprunter un billet de mille . C' est un des familiers de la maison . D' où diable le connais -tu ? — Nous étions ensemble au régiment . — Comme volontaires d' un an . Et tu t' es empressé de redevenir pékin , au bout de ton année . Si ton père avait voulu m' écouter , tu te serais engagé et maintenant tu serais sur le point de passer officier . — Je n' aurais pas mieux demandé que de rester au service ; mais pendant que je faisais mon volontariat , ma mère est devenue veuve , vous le savez ... — Et elle t' a rappelé auprès d' elle . La voilà bien avancée ! tu habites Paris et elle est restée à Rennes . Enfin ! ... tu as une bonne place , à ce qu' on m' a dit là-bas , quand je suis allé en Bretagne , l' été dernier . Et puis , il vous reste du bien . Ton père n' a pas tout mangé . Pourquoi n' es -tu jamais venu me voir , depuis que tu habites Paris ? — Je vous demande pardon , mon colonel . Je ne savais pas votre adresse . — Pitoyable excuse , mon petit . On te l' aurait donnée au ministère de la guerre , si tu avais pris la peine d' y passer . Et d' ailleurs , je suis connu comme le loup blanc . Tu n' avais qu' à écrire à M . Louis de Mornac , lieutenant-colonel , en retraire . Ta lettre me serait arrivée tout droit , rue de la Boëtie , 64. — Je réparerai mes torts en me présentant chez vous , très prochainement , si vous me le permettez . — Non seulement je te le permets , mais je t' y convie . Tu sais que j' aimais beaucoup ton père et tu dois avoir besoin des conseils d' un vieux routier comme moi . Oh ! ne crains rien . Je ne te sermonnerai pas , mais je te piloterai sur la mer parisienne où tu me fais l' effet de naviguer sans boussole . Elle est semée d' écueils , cette mer orageuse . Je les connais tous et je te les signalerai . Veux -tu pour commencer , que je te renseigne sur les gens qui sont ici ? — J' allais vous en prier , mon colonel . — C' est facile . Nous avons d' abord la maîtresse de la maison . Je ne sais pas où elle a pris son titre de comtesse , mais je sais fort bien qu' elle n' a jamais été mariée . — Je m' en doutais un peu . Alors , c' est une femme galante ... une horizontale retirée des affaires , après fortune faite . — Non . C' est une ancienne modiste qui s' est enrichie dans le commerce . Seulement , elle a eu dans le cours de sa longue carrière quelques associés ... le dernier la commandite encore ... — Il est ici sans doute . Montrez-le -moi , mon colonel . — Il n' y est pas . Il n' y est jamais . Il se garderait bien d' y venir . Mais la Malvoisine et lui sont unis comme les deux doigts de la main , car leurs intérêts sont les mêmes . Il y a un cadavre entre eux . — Comment ! un cadavre ? — Oui . Ils ont dû jadis commettre ensemble un crime , ou tout au moins une mauvaise action qui a été le point de départ de leur fortune . Personne ne me l' a dit , mais j' en mettrais ma main au feu . Et puis , il y a l' enfant . — Quel enfant ? — Herminie , parbleu ! Ton cornac , Gustave , a dû te raconter que cette plantureuse personne est la pupille de la comtesse . Si tu avais du coup d' œil , tu aurais déjà deviné que c' est sa fille . Elles se ressemblent comme deux gouttes d' eau . — C' est vrai . Je n' y avais pas pris garde . Alors , le père serait ... — Le commanditaire de Mme de Malvoisine . Ils n' ont jamais voulu reconnaître Herminie , afin de pouvoir lui laisser toute leur fortune sans enfreindre l' article du code civil qui met les enfants naturels à la demi-portion . Et puis , le père est peut-être marié en justes noces . On n' a jamais vu sa femme légitime , mais on soupçonne qu' elle existe . — Joli monde que tous ces gens -là ! Quand je pense que Gustave prétend qu' il ne tiendrait qu' à moi d' obtenir la main de cette héritière ! ... — Il a raison . La soi-disant comtesse et son associé s' estimeraient trop heureux s' ils pouvaient dénicher un gendre comme toi . Peu leur importe que ce gendre soit pauvre , pourvu qu' il ait un nom honorable . Mais je suppose que tu n' es pas disposé à entrer dans cette aimable famille . — J' aimerais mieux épouser une blanchisseuse . — Allons ! tu es décidément un brave garçon et je te prie de compter sur moi en toute occasion . — Je vous remercie , mon colonel , dit vivement Robert et je vous promets que vous n' aurez jamais à rougir de moi . Mais je m' étonne que Gustave m' ait donné le conseil de me poser en prétendant . — Il est payé pour cela . Le père l' emploie dans ses spéculations de bourse et lui fait gagner beaucoup d' argent . Ce père passe pour être l' oncle de la belle Herminie , et il est possible que ton Gustave ne sache pas le fond des choses . Comme tant d' autres , il cherche à faire fortune et il ne s' amuse pas à creuser la situation d' un puissant financier qui le patronne . Je n' ai rien appris de fâcheux sur son compte . Je te conseille cependant de ne pas trop te lier avec lui . — Oh ! je serai prudent . — Hum ! ton père ne l' était guère et il lui en a coûté cher . Profite de son exemple et ne te fourvoie pas trop dans des sociétés comme celle -ci . — Je n' y tiens pas , mais il me semble que vous -même , mon colonel ... — Moi , mon petit , c' est différent ! Je suis blindé et je puis , sans craindre les avaries , prendre mon plaisir où je le trouve . — Et vous le trouvez ici ? demanda en souriant Bécherel ; ce n' est pas Mlle Herminie qui vous y attire , je pense ... ni sa respectable mère . — Tu n' y entends rien , et tu ne vois les choses qu' à la surface . Ce salon est plein de personnes qui assurément ne seraient pas reçues chez ta mère , et beaucoup d' entre elles ne sont pas séduisantes , mais il n' y vient pas une cocotte . C' est le demi-monde qu' il ne faut pas confondre , avec le quart monde . Toutes ces femmes ont une tare dans leur passé : ce sont des déclassées , mais ce ne sont pas des filles . Et dans leur nombre , il en est deux ou trois qui valent qu' on s' occupe d' elles ... une surtout que je te montrerai tout à l' heure . — Je vous crois , mon colonel . Mais ... les hommes ? ... — Mon Dieu , les hommes sont de ceux qu' on peut coudoyer sans se compromettre . D' abord , ce soir , il y a nous ... et j' ai aperçu déjà deux messieurs de mon cercle . Ils y viennent , comme moi , pour y chercher une de ces liaisons qui n' engagent à rien . Tu vas me dire qu' on joue ... C' est vrai , mais il n' y a pas de cagnotte au profit de la comtesse , qui n' a nul besoin d' exploiter ses invités ... et je suis certain qu' on ne triche pas . Je connais des clubs très bien composés où on n' en pourrait pas dire autant . « Mais j' aperçois là-bas dans un coin la femme qui m' attire ici ... elle est fort entourée ... n' importe ! je vais manœuvrer de façon à me rapprocher d' elle . C' est une veuve , mon cher ... la veuve d' un capitaine de vaisseau ... une vraie ... pas trop farouche , quoiqu'elle ait des principes ... une amie comme il m' en faudrait une pour finir mon hiver . » Robert trouvait que ce colonel qui lui offrait d' être son Mentor ne pratiquait pas pour son compte personnel une morale bien rigide , mais s' il ne prêchait pas d' exemple , il n' en était pas moins de bon conseil et Robert s' empressa de l' interroger sur une personne qui lui tenait déjà fort au cœur . — Je serais désolé de vous gêner , mon colonel , lui dit-il , et je vous laisse ; mais puisque vous m' avez obligeamment renseigné sur la maîtresse de la maison , ayez la charité de me dire ce que vous pensez de cette jeune fille qui tient le piano en ce moment . — La petite Violette ? ... c' est une perle , mon cher . Jolie comme un cœur , pleine de grâce et d' esprit , musicienne de premier ordre et vertueuse comme ... comme on ne l' est pas chez Mme de Malvoisine . — J' en suis persuadé ... mais quelle est son origine ? ... A-t-elle une famille ? ... — Pas la moindre . C' est une enfant trouvée , ou abandonnée , je ne sais plus trop . Quelqu'un m' a raconté cette histoire , mais je l' ai un peu oubliée . Il y a un mystère là-dessous . Demande à la petite de te l' expliquer et fais -lui la cour si tu veux , mais ne t' emballe pas trop . Elle est capable de s' amouracher de toi et comme tu ne te proposes pas de l' épouser , tu ferais une mauvaise action si tu t' amusais à lui tourner la tête . Sur ce , mon cher enfant , je te lâche . Ma veuve s' est débarrassée de ses adorateurs . Je vais saisir le joint . Je partirai probablement avant moi . Viens me demander à déjeuner , quand tu voudras . Le plus tôt sera le mieux . Ayant dit , M . de Mornac tourna les talons et Robert le vit de loin faire des prodiges de stratégie pour s' approcher de la veuve et l' aborder sans trop attirer l' attention . Son argent était sur le tapis , puisqu'il avait eu la faiblesse d' accepter l' association proposée par Gustave , et il n' était pas fâché de voir comment tournait la partie . Il se croyait de force à y assister sans trop d' émotions , car il se flattait d' être guéri de la passion héréditaire des Bécherel . Il ne songeait pas que le démon du jeu le guettait . Il ne fallut que la vue de l' or étalé sur le tapis pour lui faire oublier la pauvre Violette qui s' acquittait , non loin de la table d' écarté , de sa triste tâche de musicienne gagée . Gustave tenait déjà les cartes et Robert arriva tout à point pour l' entendre annoncer à haute voix : — Messieurs , je fais la chouette . Faire la chouette , dans la langue des joueurs , c' est jouer seul contre tous , et cette expression imagée est très juste , puisque les autres se coalisent pour attaquer un adversaire unique , absolument comme les oisillons assaillent une chouette qui s' est laissée surprendre par la lumière du jour sur quelque branche d' arbre . Pour soutenir la lutte , un contre tous , il faut avoir beaucoup d' argent et Bécherel se demanda si son ami perdait l' esprit d' engager le combat , sans autres munitions qu' un seul billet de mille , contre des messieurs qui débutaient par des coups de cinq louis et de dix louis . Pour commencer , il y en avait bien trente-cinq sur table . — Je tiens le coup , dit Gustave avec un aplomb superlatif . — Décidément , il est fou , pensa Robert . Enfin ! ... je ne suis engagé que jusqu' à concurrence de mille francs , et s' il se fait décaver , j' ai chez moi de quoi remplacer le billet que j' ai eu la faiblesse de lui prêter ... sur l' argent du patron ... et si ce toqué de Gustave s' avise d' aller plus loin , ce sera à ses risques et périls . Robert ne se rappelait plus qu' au moment où il allait ajouter à son acceptation d' association une clause restrictive , le colonel était venu , en lui frappant sur l' épaule , l' empêcher de la formuler nettement , cette clause salutaire . Gustave l' aperçut et lui cria : — Mon cher , tu n' as pas le droit de voir le jeu de ces messieurs , puisque tu es de moitié avec moi . Passe de mon côté . Bécherel avait bien envie de répondre que leur société était limited , comme on appelle en Angleterre les compagnies à responsabilité restreinte , mais tous les yeux étaient fixés sur lui et il se tut , en se disant qu' il serait toujours temps de se retirer lorsque la somme dont il avait fait le sacrifice serait perdue . Il alla docilement se placer derrière son ami , qui venait de couvrir , avec le billet de mille emprunté à Robert , les mises de ces messieurs . — Tu sais , lui dit Gustave , d' un air dégagé , pas de conseils ! Je joue proprement l' écarté et je n' ai pas besoin d' avis . Robert aussi avait la prétention de jouer très bien , mais il ne tenait pas du tout à donner de sa personne dans une bataille qu' il livrait à contrecœur . Et de peur de s' y intéresser malgré lui , il se mit à regarder Violette , au lieu de regarder les cartes . La jeune fille n' avait pas quitté le piano , mais elle n' y était plus seule . Un monsieur à barbe rousse était venu se planter derrière son tabouret et affectait de lui parler de très près . Elle faisait de son mieux pour se débarrasser des assiduités de ce fat et , n' y réussissant pas , elle se mit à jouer le quadrille le plus bruyant qu' aient jamais dansé les habitués du bal de l' Opéra . Ce tapage couvrit la voix du galant , qui fut obligé de rengainer ses fades compliments et de battre en retraite , non sans lancer à la malheureuse Violette une dernière impertinence que , par bonheur , Robert n' entendit pas , car il aurait immédiatement pris fait et cause pour la persécutée . — Le roi ! annonça Gustave , en tournant la onzième carte . Je marque un point . L' adversaire joua d' autorité et perdit . — J' en marque deux qui font trois , reprit Gustave . C' en fut assez pour faire momentanément oublier à Bécherel la scène à laquelle il venait d' assister de loin . La passion du jeu l' avait ressaisi et il reporta toute son attention sur la partie si bien commencée . Elle finit mieux encore , car au coup qui suivit , le triomphant Gustave fit la vole et gagna . Ce succès laissa Robert assez indifférent . Ce n' était pas le gain qu' il cherchait , c' était surtout les émotions , et il n' avait pas eu le temps d' en éprouver de bien vives , faute de péripéties pendant ce combat si court . — Faites votre jeu , messieurs , dit son associé . On le fit et très gros , car les vaincus presque tous , doublèrent leurs mises . Cette fois , la victoire fut fort disputée , et les adversaires arrivèrent à quatre points , alors que Gustave n' en avait pas un seul . Mais il les rattrapa point par point et au cinquième coup un roi de cœur , tourné à propos , termina la partie à son profit . — À un autre ! dit-il en attirant à lui les enjeux . Les perdants maugréaient et ne paraissaient pas disposés à continuer la lutte contre une veine qui se dessinait comme devant être formidable . — Que reste-t-il à faire ? cria le monsieur que Violette venait d' éconduire . — Ce que vous voudrez , répondit superbement Gustave . — Tiens ! c' est vous , Pitou ! dit l' autre d' un air assez dédaigneux . Comment ! vous faites la chouette , à banque ouverte ! Vous êtes donc devenu millionnaire ? — Pas encore , prince de la coulisse , mais j' ai de quoi vous payer ... si vous gagnez . — Alors , cinq cents louis pour commencer . — Diable ! — Je vous préviens que si vous refusez de les tenir , je prends la chouette à votre place . C' est la règle , vous le savez . Pendant ce colloque , Robert examinait le nouveau venu et le trouvait fort déplaisant . Ce joueur qui parlait d' attaquer par dix mille francs était un gars taillé en force et haut en couleur . Tout en lui sentait le parvenu , depuis son air insolent , jusqu' à l' énorme chaîne d' or qui s' étalait sur son gilet noir . Bécherel lui en voulait déjà d' avoir grossièrement fait la cour à Violette . En ce moment , il aurait donné volontiers une année de ses appointements pour lui appliquer une paire de gifles . Mai sil espérait bien que Gustave allait lever le siège devant ce défi extravagant . Gustave , après avoir hésité un instant , répondit : — Va pour cinq cent louis . — Alors , je prends la main , dit en s' asseyant le monsieur à la barbe rousse . Éclairez , mon cher . Je ne joue jamais qu' argent comptant et vous n' avez pas mille écus devant vous . En même temps , il posait sur la table un portefeuille bourré de billets de banque . — Mon associé va compléter la somme . Robert , mon cher , passe -moi la réserve , appela Gustave . Bécherel ouvrit la bouche pour répondre : je n' en suis plus ; mais il s' aperçut que l' homme aux façons impertinentes le dévisageait d' un air railleur . L' orgueil et la colère lui firent perdre la tête , à ce point qu' il tira de sa poche les neuf billets de mille francs qui lui restaient et qu' il les remit , sans dire un mot , à son imprudent camarade . En ce moment , il aurait risqué son patrimoine tout entier plutôt que de reculer , devant cet odieux personnage qui se mit à dire à Gustave en ricanant : — Il paraît que monsieur est votre banquier . Je ne m' en serais jamais douté . — Pourquoi cela , monsieur ? demanda Bécherel , du ton le plus agressif . — Tout simplement parce que vous n' avez pas l' air d' un capitaliste . On ne peut pas tout avoir . — J' ai aussi l' habitude de corriger les malappris et je vais ... — Messieurs ! messieurs ! crièrent les parieurs . — Je prends le mot pour moi , dit l' homme aux cinq cents louis ; nous réglerons cette affaire après le coup . — Quand il vous plaira . — Voyons , à qui la donne ... à vous , Pitou ... Et tâchez de ne pas tourner trop souvent le roi de cœur . De tous les cœurs , reprit-il en regardant de côté Bécherel , qui rongeait son frein , et qui cependant ne releva pas cette allusion à ses avantages physiques . Non seulement Gustave ne tourna pas le roi , mais il le donna à son adversaire qui fit le point . La partie débutait mal et le coup suivant ne fut pas plus favorable aux associés . — Deux et un , trois ! marqua l' ennemi . Gustave faisait triste mine , mais Robert ne songeait plus qu' à la querelle engagée avec le persécuteur de Violette et il attendait impatiemment la fin du jeu pour provoquer cet odieux individu . Gustave donna pour la seconde fois ; l' autre demanda des cartes et Gustave , hésitant à refuser , s' avisa de consulter son ami . — Conseille -moi , lui dit-il . — Non , répliqua Robert qui ne voulait pas prendre sur lui la responsabilité d' émettre un avis . — Non ? répéta Gustave avec insistance . — Très bien . Alors , je joue , reprit l' adversaire , en abattant trois cartes ; et vous avez perdu , car j' ai la tierce à la dame d' atout . Je n' ai proposé que pour faire les deux points de refus et à moins que vous n' ayez le roi ... — Je n' ai pas refusé . — Pardon ! votre associé a dit : non . — Il répondait à une question que je lui adressais . D' ailleurs , moi seul avais le droit de vous répondre , puisque c' est moi qui tiens les cartes . — D' accord , mais vous avez répondu aussi un « non » bien nettement articulé . Je m' en rapporte à ces messieurs . La galerie , à l' unanimité , donna tort à Gustave qui fut obligé de s' exécuter . Les dix mille francs de Robert y passèrent et les petits joueurs se partagèrent le reste . — Vous voilà décavé , reprit le vainqueur ; et vous en avez assez , je suppose . — Je vous joue quitte ou double , dit rageusement Gustave . — Au comptant ou à terme ? — Si je perds , vous serez payé demain avant midi . — C' est contraire à mes principes ... mais il n' est rien que je ne fasse pour vous obliger , dit ironiquement l' homme à la barbe rousse . — Alors , tirons à qui fera . Robert pensait : cette fois , par exemple , je n' en suis pas . Gustave ne m' a pas demandé si j' acceptais la revanche . La partie s' engagea et Gustave la perdit en trois coups . — Mon cher , lui dit son adversaire , c' est votre faute . Vous devriez savoir que la victoire reste toujours aux gros bataillons , mais ne vous gênez pas pour le paiement . Il suffira que vous me remettiez la somme demain , à la fin de la Bourse . Maintenant , messieurs , ajouta-t-il en s' adressant aux autres joueurs , je prends la place de ce cher Pitou et je tiens tout ce qu' on voudra . — N' oubliez pas , monsieur , que nous avons , vous et moi , un autre compte à régler , dit Robert de Bécherel que la défaite de Gustave n' avait pas calmé . — Je le sais , répliqua sèchement le vainqueur . Envoyez -moi vos témoins . Votre ami Pitou vous donnera mon adresse . Faites votre jeu , messieurs . Gustave qui s' était levé de fort mauvaise humeur , entraîna Bécherel dans un coin du salon et lui dit brusquement : — Quelle mouche te pique de chercher une sotte querelle à Galimas ? — Galimas , c' est ce monsieur ? demanda Robert . — Un des plus riches coulissiers de Paris . — Ça , je m' en moque . — Moi pas . Galimas me fait gagner de l' argent à la Bourse et je tiens beaucoup à ne pas me brouiller avec lui . Tu lui en veux parce qu' il a dit des douceurs à cette petite Violette . Ce n' est pas une raison pour le provoquer . Et d' ailleurs , avant de donner suite à cette stupide altercation , il faut commencer par lui payer ce que nous lui devons . — Parfaitement . J' ai eu le tort de me mettre de moitié avec toi pour mille francs . Je perds donc cinq cents francs que je t' ai prêtés et tu te chargeras de régler le reste avec ce Galimas . — Mon cher , nous sommes loin du compte . Les dix mille francs que tu m' as remis , représentent ta part dans la perte . Je verserai les dix mille autres à Galimas ... et nous serons quittes . — Je ne l' entends pas ainsi , dit vivement Robert . Notre association n' était pas illimitée . Il y'a plu de perdre vingt mille francs en deux coups d' écarté . Tu aurais pu aussi bien en perdre cent mille ... sans me consulter . — Il fallait me déclarer que tu te retirais . Et non seulement tu n' as rien dit , amis tu es venu te placer derrière moi pour faire publiquement acte de société . Toute la galerie du reste t' a vu me passer les billets de banque . Maintenant , il te plaît de nier ta dette ... c' est fort bien ! ... J' ai cru à ta loyauté ... je me suis trompé ... j' en supporterai les conséquences . Bécherel pâlit de colère , mais il se contint : — Écoute , Gustave ! dit-il , tout autre que toi ne me parlerait pas impunément comme tu le fais , mais je ne tiens pas à me couper la gorge avec un ancien camarade . Et puisque tu m' as ... de bonne foi , je veux bien le croire ... considéré comme ton associé , je consens à payer la moitié de la somme . — C' est heureux , grommela Gustave . — Seulement , je ne l' ai pas , tu le sais . Et je te demande de me l' avancer pour quelques jours ... le temps d' écrire à ma mère et de recevoir sa réponse . Elle m' enverra l' argent , j' en suis certain , dût-elle hypothéquer nos immeubles . — Bon ! je puis à la rigueur régler demain avec Galimas , puisque j' ai chez moi une quinzaine de mille francs , et attendre que tu me rembourses . Mais je n' en ai pas vingt mille , et il faut que tu réintègres demain à la caisse de ton patron les dix billets qui viennent de s' envoler dans la poche de ce veinard . — Alors , murmura Bécherel , je n' ai plus qu' à me brûler la cervelle . — Il est toujours temps d' en venir là . Te voilà bien avec tes exagérations ! quand on a quatre cent mille francs de biens au soleil , on ne se fait pas sauter le caisson à propos d' une culotte de dix mille francs . On les emprunte . — À qui ? ... tu ne les as pas , et il me les faut pour demain matin . — À « Rubis sur l' ongle » , parbleu ! — Qu' est -ce que c' est que ça ? ... te moques -tu de moi ? — En aucune façon . Rubis-sur-l'ongle – de son vrai nom Marcandier – est un brave usurier qui m' a dix fois rendu des services d' argent . Il paie toujours comptant , et c' est ce qui lui a valu ce sobriquet glorieux que tu as pris pour une plaisanterie . — Mais il ne me connaît pas , cet usurier ! — Il me connaît , moi , et ça suffit pour qu' il te prête la somme et même une plus forte , dès que je l' aurai renseigné sur ta solvabilité . Et , à ma recommandation , il ne t' écorchera pas . Il ne t' en coûtera guère que trente pour cent ... soit : mille francs pour trois mois , y compris la commission de Banque et autres accessoires . — C' est pour rien ! dit Bécherel avec une grimace ironique . Mais je ne suis pas en situation de marchander . Et tu crois que l' affaire peut se conclure dans la matinée ? — J' en réponds . — Alors , tu me conduiras chez cet homme ? — Non . Si j' y allais avec toi , il s' imaginerait peut-être que c' est de ma part un acte de complaisance , pour ne pas désobliger un ami dans l' embarras . Il vaut mieux , je crois , que je le voie seul . Je serai chez lui demain matin , à huit heures . Je lui expliquerai ta situation , tes ressources et je lui offrirai de te cautionner . Il a en moi une confiance entière . Tu pourras te présenter à neuf heures . Dix minutes après , tu auras ton argent . — Tu ne lui diras pas , j' espère , que cette somme , si bêtement perdue , n' était pas à moi . — Jamais de la vie . Je ne lui dirai même pas que tu es chez Lafitte . Je t' annoncerai comme un fils de famille qui mange son patrimoine . — Ça m' est égal . J' irai chez l' homme à neuf heures précises . Où demeure-t-il ? — Dans une assez vilaine rue , qu' on appelle la rue Rodier ... et son appartement ne paie pas de mine . Mais son coffre-fort est plein et la maison est à lui . — Où prends -tu la rue Rodier ? — Elle va en montant , depuis la rue Choron jusqu' à l' avenue Trudaine ... quartier des Martyrs . — Bon ! je la vois d' ici . — Eh bien , Rubis-sur-l'ongle demeure au numéro 24 , au troisième . La portière loge à l' entresol . Tu demanderas M . Marcandier . Elle t' indiquera l' escalier . Et quand tu seras à la porte , tu sonneras trois fois , coup sur coup . Marcandier n' ouvre pas à tout le monde . Il craint les voleurs ... et les indiscrets . Mais il te recevra , car je lui aurai annoncé ta visite . Une fois que tu seras dans la boîte , aborde carrément la question et prends-le de très haut avec lui . Les financiers de cette trempe sont comme les femmes ; pour en obtenir ce qu' on veut , il faut les brusquer . — Je n' y manquerai pas . Et , puisque tu me l' affirmes , je compte absolument que j' emporterai les dix mille . J' en serai quitte pour en emprunter onze à mon notaire de Rennes , avant l' échéance du billet que je vais souscrire à ce vieux Shylock . L' important , c' est que je puisse demain matin me mettre en règle avec la caisse . Maintenant , revenons à mon affaire avec ce coulissier . Tu me serviras de témoin . — Comment ! ... sérieusement , tu veux te battre avec Galimas ? — Et je me battrai , à moins que cet homme ne soit un lâche . — Un lâche ? non . Il se bat tout comme un autre . Il s' est déjà battu ... entre une opération de report et un achat de primes . Il ne tire même pas mal l' épée et le pistolet . Toi non plus , je le sais . Mais il ne vaut pas que tu risques ta peau contre la sienne . C' est un vilain monsieur ... la plus méchante langue que je connaisse . Si tu le forces à te rendre raison ... de quoi , je me le demande ... il ira crier partout que c' est à propos de la pianiste et il ne se gênera pas pour dire des horreurs de cette pauvre fille . La comtesse de Malvoisine la congédierait et la petite a grand besoin de ses appointements pour vivre . — Je serais désolée de lui nuire , mais je ne peux pas en rester là . Galimas m' a dit qu' il attendrait mes témoins . — Eh bien , viens demain matin , à onze heures , déjeuner avec moi chez Champeaux . Tu me raconteras en déjeunant la visite à Marcandier . Après , nous irons ensemble à la Bourse et je te ménagerai un entrevue avec Galimas , lequel , si tu veux bien me laisser faire , te présentera ses excuses . — Soit ! je les accepterai . Après tout , je ne tiens pas essentiellement à m' aligner avec cet individu . Donc , c' est convenu . Demain matin , après la restitution faite , je demanderai un congé pour toute la journée et mon patron ne me le refusera pas . — Tu vois , mon cher , que je suis bon à quelque chose . J' ai eu tort de t' amener ici , puisque nous nous y sommes enfilés tous les deux d' une forte somme , mais je t' ai fourni le moyen de te tirer d' affaire . Et quant à la perte , nous n' en mourrons ni l' un ni l' autre . Seulement , elle m' a creusé l' estomac . Allons faire un tour au buffet . — Ma foi , non , j' aime mieux m' en aller . J' en ai assez des comtesses et des coulissiers . Reste , toi . Je m' en vais . — Comme tu voudras . Mais tu ne partiras pas , je suppose , sans prendre congé de ta préférée . Il me semble que ses yeux te cherchent . Ne la fais pas languir . Moi je passe dans la salle à manger , à seule fin de dire deux mots à un pâté de foie gras . À demain . Prends le fiacre qui nous a amenés . J' en trouverai un autre . La partie d' écarté continuait , mais le salon avait changé d' aspect . Les femmes , y compris Mme de Malvoisine et Mlle Herminie , étaient allées souper . Le colonel Mornac n' était plus là . Il ne restait à faire cercle autour de la cheminée que des dames insignifiantes et des seigneurs sans importance . Violette continuait à jouer des quadrilles et des valses . Robert vint à elle et fut très étonné de la trouver en pleurs . — Qu' avez -vous , mademoiselle ? lui demanda-t-il affectueusement . — J' ai tout entendu , balbutia la jeune fille . Vous avez eu une querelle ... vous allez vous battre ... — Rassurez -vous , mademoiselle , l' affaire s' arrangera et si vous n' avez pas d' autre sujet de chagrin ... — Mme de Malvoisine vient de me signifier qu' elle me renvoie . Demain , je quitterai sa maison . — Ah ! c' est indigne ! ... Et sous quel prétexte ... ? Que vous reproche-t-elle ? Serait -ce de m' avoir répondu quand je vous ai parlé ? ... Alors ce serait moi qui serais cause ... — Ne vous en affligez pas , monsieur . J' étais lasse de supporter les humiliations dont on m' abreuve ici . Je vivrai comme j' ai toujours vécu ... de mon art ... Et , du moins , je serai libre . — Et je ne vous verrai plus ! s' écria Robert . — Pourquoi pas ? J' ai confiance en vous . Dites -moi où je puis vous écrire et si vous me promettez de ne m' offrir que votre amitié ... Robert tira une carte de son portefeuille , vide de billets de banque , et la glissa dans la main de Violette , qui la prit en lui disant tout bas : — Partez , monsieur , je vous en supplie . On nous regarde . Il s' inclina et sortit précipitamment du salon . Il emportait une espérance qui le consolait un peu de sa perte , et il lui tardait d' être seul pour réfléchir aux incidents de cette soirée dont il ne prévoyait guère les suites . À vingt-quatre ans qu' il avait , Robert de Bécherel n' était pas encore revenu des illusions et des enthousiasmes de sa première jeunesse . Il devait cette prolongation d' adolescence à l' éducation qu' il avait reçue . Fils d' un père qui ne prenait rien au sérieux et d' une mère pieuse jusqu' à l' austérité , tendre jusqu' à la faiblesse , ignorante du mal et ne sachant rien du monde , Robert tenait de tous les deux , par ses défauts et par ses qualités . De son père , il avait hérité l' insouciance , ou plutôt l' inconscience des devoirs de la vie et une fâcheuse légèreté de conduite . De sa mère , il avait la bonté du cœur , la délicatesse des sentiments , et aussi une naïveté dangereuse dont il ne s' était pas encore corrigé . Trois années passées dans l' ancienne capitale de la Bretagne , après son volontariat , lui avaient plutôt nui que servi . À Rennes , où son nom lui ouvrait toutes les portes , il était devenu promptement une espèce de coq de clocher . Sa figure , sa tournure , ses manières distinguées et son esprit aimable avaient fait de lui le point de mire de toutes les héritières , en dépit de la médiocrité de sa fortune , largement ébréchée par l' auteur de ses jours . On lui pardonnait tout : son goût prononcé pour le jeu et même ses conquêtes en dehors de la haute société Rennaise où il avait ses grandes entrées . Il n' aurait donc tenu qu' à lui de se marier brillamment dans son pays . Sa mère le désirait beaucoup et il adorait sa mère . Mais il s' était blasé assez vite sur ces succès de province et , un beau jour , il s' était mis en tête d' aller chercher une situation à Paris . Un ancien ami de son père , M . Lafitte , chef d' une importante maison de banque , avait offert de le prendre pour secrétaire particulier . Mme de Bécherel s' était résignée à se séparer de son fils qui , dans sa ville natale , ne faisait rien de bon . Et , depuis un an qu' il l' avait quittée , elle n' avait pas encore eu à regretter son départ . Robert avait pris goût à ses nouvelles fonctions et les remplissait avec zèle exemplaire . De plus , il s' était défait d' une certaine pointe de vanité départementale qui n' aurait pas été de mise dans le monde parisien , où on n' accepte les gens que pour leur valeur personnelle . Il y vivait sagement , sans rigorisme outré . Sa distinction native le préservait des entraînements vulgaires , et , au milieu de ce pêle-mêle de Paris où tous les rangs sont confondus , il se gouvernait en fils de famille qui se respecte . Sa sagesse , à vrai dire , ne tenait qu' à un fils et son avenir dépendait du hasard d' une première liaison , car il n' avait pas de parti pris . Aussi s' était-il laissé mener par un ancien camarade dans ce salon de médiocre aloi où il venait de voir et d' apprendre tant de choses bizarres et de perdre dix mille francs qui ne lui appartenaient pas . Il était rentré chez lui à deux heures du matin , et il avait fort peu dormi , préoccupé qu' il était , des sottises qu' il avait faites chez la soi-disant comtesse de Malvoisine . Et cependant sa perte de jeu ne le tourmentait pas outre mesure . Il se croyait assuré de trouver à emprunter , le matin même , la somme qui lui manquait et il lui était à peu près indifférent de payer des intérêts usuraires . Le côté blâmable de la faute qu' il avait commise , en disposant de l' argent de M . Lafitte , ne frappait pas beaucoup son esprit et on l' aurait étonné en lui disant que c' était tout bonnement un abus de confiance . À ses yeux , l' important c' était de rendre cet argent , et s' il était trouvé dans l' impossibilité de le restituer immédiatement , il n' aurait éprouvé aucun embarras à confesser ses torts à son patron . Le côté moral de l' acte lui échappait . Et , contraste bizarre , il se reprochait amèrement de s' être mis dans le cas d' affliger sa mère qui ne manquerait pas d' apprendre plus tard que son fils hypothéquait ses terres pour rembourser un usurier . Ainsi était fait ce garçon que la nature avait doué d' excellentes qualités , gâtées plus tard par l' exemple d' un père dévoyé et par trop grande indulgence d' une mère angélique . Le cœur était resté bon . Le caractère manquait de consistance . Donc , pendant les heures qui s' écoulèrent entre sa sortie du salon de la rue du Rocher et sa visite forcée au sieur Marcandier , Robert pensa surtout à Violette . Rien ne manquait à cette ébauche d' aventure . Violette était charmante et le mystère qui entourait son existence était un attrait de plus pour un homme affligé d' une imagination vive . D' où venait-elle cette gracieuse jeune fille , cette artiste merveilleuse ? Qu' y avait-il dans son passé et par quelle succession de hasards l' enfant élevée dans un couvent de Rennes était-elle venue échouer , pianiste et chanteuse à gages , chez une comtesse équivoque ? Le colonel Mornac , grand connaisseur en ces matières , ne craignait pas de se porter garant de sa vertu . Et le sceptique Gustave lui -même ne disait que du bien de l' orpheline jalousée par la belle Herminie . Robert , tout disposé à les en croire , se demandait ce qu' elle allait devenir , maintenant que Mme de Malvoisine l' avait congédiée . Habitait-elle la maison de la rue du Rocher ? Il avait négligé de s' en informer , et , comme il se proposait de n' y plus remettre les pieds , il ne savait pas s' il la reverrait jamais . Elle avait accepté sa carte , mais lui écrirait-elle ? Et , si elle lui écrivait , que pourrait-il faire pour lui venir en aide ? À quoi le mènerait , d' ailleurs , cette amitié que Violette lui offrait , sans lui laisser espérer qu' un sentiment plus tendre pourrait naître plus tard d' une liaison si singulièrement commencée ? Ces questions et bien d' autres encore qu' il se posa sur le même sujet troublèrent son sommeil beaucoup plus que le souvenir de la partie d' écarté et de sa querelle avec le coulissier Galimas . Finalement , après avoir envisagé sous toutes ses faces cette situation , nouvelle pour lui , il se promit d' aller très prochainement voir le colonel , qui ne refuserait sans doute pas de le renseigner et même de le conseiller . Un peu calmé par l' espérance de savoir bientôt à quoi s' en tenir , il se leva avant huit heures et sonna son groom – car ce secrétaire appointé à cinq cents francs par mois avait un groom et un très joli appartement de garçon , absolument comme s' il eût vécu en ces temps lointains où les héros des romans de Paul de Kock roulaient en cabriolet et entretenaient des danseuses avec six mille livres de rentes . Le groom était l' enfant d' un de ses fermiers , un jeune gars des environs de la Prévalaye , très attaché à son maître et déjà très déluré . L' appartement avait été meublé par Mme de Bécherel qui était venue installer son fils à Paris et qui avait fait les choses grandement . Robert avait un salon , une chambre à coucher et un fumoir arrangé avec un goût parfait . Rien n' y manquait , pas même les objets d' art et Robert s' y plaisait fort . Il y déjeunait à peu près tous les jours , Jeannic ayant assez de notions culinaires pour préparer les œufs et la côtelette traditionnels . Ses fonctions de secrétaire particulier n' occupaient Robert que deux heures le matin et deux heures l' après-midi . Il avait donc beaucoup de temps à lui et il l' employait presque toujours d' une façon intelligente . Ce jour -là , il commença par écrire à M . Lafitte , pour lui demander la permission de ne pas venir au bureau , un billet qu' il lui fit porter par Jeannic et où il ne parlait pas des dix mille francs . Il pensait que M . Lafitte ne s' inquiétait pas de savoir si la somme était arrivée à sa destination , pas plus qu' il ne s' étonnerait que Bécherel ne la lui rapportât que le lendemain , et il voulait prendre le temps de conclure l' emprunt qui allait lui permettre de rembourser son patron . Cela fait , l' ancien camarade de Gustave Pitou s' habilla rapidement , plus rapidement que de coutume , car il soignait toujours beaucoup sa toilette , et sortit pour aller voir le personnage que ses clients avaient surnommé Rubis-sur-l'ongle . La rue Rodier où demeurait Marcandier n' est pas très loin du faubourg Poissonnière et il n' était que huit heures et demie . Robert avait donc tout le temps , puisque le rendez -vous n' était que pour neuf heures , et il éprouvait le besoin de marcher pour se rafraîchir les idées . Il fit le trajet à pied , sans se hâter et il arriva bientôt au bas de la rue qui s' appelait jadis la rue Neuve-Coquenard . C' est une voie assez irrégulièrement tracée qui part de la ci-devant rue Coquenard , baptisée rue Lamartine , en 1848. Toutes les deux ont gagné à changer de nom , mais elles sont restées à peu près aussi laides qu' elles l' étaient autrefois . Bécherel se mit bravement à grimper cette rude montée où les cochers ne s' aventurent pas volontiers , car elle est si mal pavée qu' ils craignent de briser les ressorts de leurs voitures . C' est un couloir étroit entre deux rangées de vieilles maisons . Quelques-unes surplombent . Les autres , à peu d' exceptions près , montrent des façades décrépites et des fenêtres disparates qui semblent avoir été percées au hasard . Avant d' atteindre le point où elle coupe à angle droit la rue de la Tour-d'Auvergne , Robert vit à sa gauche , au-dessus d' une porte de mauvaise apparence , le numéro indiqué par Gustave . Il était averti que Marcandier ne logeait pas dans un palais , et cependant il hésitait à entrer . — Cette maison a la physionomie d' un coupe-gorge , dit-il entre ses dents . Et , au fait , c' en est un , puisqu'elle abrite un usurier . Elle avait trois étages , trois fenêtres superposées et hermétiquement closes ; pas de boutiques au rez-de-chaussée et une porte bâtarde ouverte sur une allée d' un aspect peu engageant . — Et dire qu' un capitaliste habite une telle baraque ! reprit-il . C' est à n' y pas croire . Enfin ! ... à bon vin pas d' enseigne ! ... et pourvu qu' il m' allonge , séance tenante , dix billets de mille francs , c' est tout ce que je demande . Il se décida à franchir le seuil et , au bout d' un corridor obscur , ses pieds heurtèrent le premier degré d' un escalier détraqué . Il s' accrocha d' une main à une rampe toute gluante d' humidité et après avoir monté une dizaine de marches vermoulues , il entrevit une lueur rougeâtre et il entendit une voix enrouée lui crier : — Quoi que vous demandez ? Cette voix sortait d' une sorte de niche creusée dans le mur , et il s' efforça d' apercevoir la créature qui l' interpellait ainsi . Il n' y réussit pas tout d' abord , mais une âcre odeur de cuisine lui apprit que la clarté douteuse qui tremblotait devant ses yeux venait d' un foyer où cuisait quelque mets à l' usage spécial des portières . — C' est-il vous qui venez pour les serrures ? reprit la voix . Cette fois , Bécherel reconnut positivement que cet agréable organe était celui d' une femme et il essaya de pénétrer dans l' antre au fond duquel elle se tenait . Il y fut accueilli par un horrible miaulement . — Faites donc attention ! vous allez écraser Mistigris ! vociféra la préposée à la garde de l' immeuble du sieur Marcandier . Mistigris était un chat dont les prunelles luisaient dans l' obscurité , pour compléter l' aspect diabolique de cette loge , digne en tout point d' une sorcière . — Je demande M . Marcandier , dit Robert . Au lieu de lui répondre , la femelle se pencha sur son foyer , se releva tenant à la main une chandelle allumée et s' avança jusqu' à l' entrée de sa caverne . Jamais plus hideuse vieille ne se montra sous un plus ignoble accoutrement . Le trait saillant de son visage était un nez recourbé comme un bec d' oiseau de proie , et son costume se composait d' un indescriptible amas de guenilles de toutes les couleurs . Elle examinait Robert avec ses petits yeux ronds , des yeux de chouette , et elle ne se pressait pas de répondre . — Êtes -vous sourde ? lui cria Bécherel , en frappant du pied . La coquine recula et le chat , effarouché , s' enfuit dans l' escalier , où il prit position en grondant sourdement . — Qu' é que vous lui voulez à M . Marcandier ? interrogea la mégère . — Ça ne vous regarde pas . Et puisque vous ne voulez pas me répondre , je monte . Je sais qu' il demeure au troisième . Je trouverai bien la porte . Et sans plus s' attarder à parlementer . Robert enfila l' escalier , en bousculant Mistigris qui lança un sifflement sinistre et lui passa entre les jambes , pour aller se réfugier dans la loge . L' abominable portière y rentra aussi en grommelant des injures et après avoir enjambé quelques marches , Bécherel y vit un peu plus clair . Les carreaux dépolis d' une fenêtre qui devait prendre jour sur une cour intérieure laissaient passez assez de lumière pour qu' il pût distinguer sur le palier deux portes , fermées toutes les deux et probablement condamnées , car elles n' avaient ni serrures ni boutons . — Singulier logis ! se dit Robert . Cet usurier ne doit pas tirer un gros revenu de son immeuble , car il ne me paraît pas qu' il ait beaucoup de locataires ... et si les autres étages ressemblent à celui -ci , il n' en a pas du tout . Il constata bientôt que le second n' était pas plus habité que le premier et il ne s' y arrêta point . Au troisième , il se trouva encore une fois devant deux portes qui ne portaient aucune indication , mais il s' aperçut que l' une des deux était entrouverte , et à tout hasard , il la poussa . Elle donnait sur un couloir , faiblement éclairé , dont il n' apercevait pas le bout . — C' est un labyrinthe que cette maison , murmura-t-il . Gustave , en m' envoyant ici , aurait bien dû me remettre un plan pour m' aider à m' y reconnaître ... Enfin ! ... M . Rubis sur l' ongle demeure peut-être au fond de ce corridor . Il s' y engagea à tâtons et il y marcha un certain temps sans en trouver la fin . — Jamais je n' aurais cru que cette baraque eût tant de profondeur avec une façade si étroite , pensait-il . On dirait vraiment qu' elle s' étend jusqu' à la rue des Martyrs . Mais je n' y vois goutte , et si je continue , je finirai par me casser la tête contre un mur , ou par tomber dans un trou . Est -ce que Gustave se serait moqué de moi ? Robert allait rebrousser chemin lorsqu' il entendit un bruit dont il ne devina ni la cause ni le point de départ . En écoutant avec attention , il finit par constater que les sons venaient du fond du couloir , des sons sourds et traînants qui ressemblaient à des plaintes . — Ah ça , murmura-t-il , est -ce qu' on égorge quelqu'un dans ce repaire ? ... ou les gens que cet usurier écorche crient -ils comme si on les mettait à la question ? Parbleu ! j' en veux avoir le cœur net et je saurai ce qui se passe ici . Sans plus délibérer , il se remit à marcher en s' appuyant , pour se guider , à la paroi du corridor . Plus il avançait , plus le bruit devenait distinct . Bientôt , il n' y eut plus à en douter ; c' était la voix de quelqu'un qui se lamentait , et cette voix paraissait être celle d' une femme . Après avoir fait encore une douzaine de pas dans l' obscurité , Bécherel rencontra un obstacle qui lui barra le passage et en palpant avec ses mains , il sentit que cet obstacle était une porte en fer , garnie de gros clous en saillie , comme une porte de prison . Et il fallait que les gémissements fussent bien forts pour qu' il les entendît à travers cette clôture cuirassée . — Bah ! pensa-t-il , c' est peut-être tout simplement une femme qui accouche . Pour s' assurer qu' il avait deviné , il colla son oreille contre le battant , et il lui sembla entendre , entrecoupées de sanglots , des paroles qui n' avaient pas de sens déterminé . Il n' en distinguait qu' une , qui revenait sans cesse et qui pouvait être : « mignonne » ou « ma bonne » . La finale était encore : « onne » . Et ce mot lui parut être plutôt un appel qu' une plainte . À qui s' adressait-il ? Robert ne s' en doutait pas , mais il se dit que lorsqu' on appelle , c' est qu' on a besoin de secours , et il frappa du poing contre la porte blindée en criant le plus haut qu' il put : — Hé ! là-dedans ! qui êtes -vous ? que demandez -vous ? ... que puis -je faire pour vous ? Non seulement on ne lui répondit pas , mais le bruit cessa immédiatement . Bécherel frappa encore , à grands coup de pied , cette fois , il cria à tue-tête et sans plus de succès . La personne qui tout à l' heure gémissait si bruyamment , se taisait maintenant , de même qu' un chien , enfermé dans sa niche , cesse de hurler quand il entend claquer le fouet de son maître . Aux cris avait succédé un silence profond . — Au diable la geigneuse ! s' écria Bécherel . Je suis bien bon de m' inquiéter des lamentations d' une fille qui se tait quand on l' appelle , et , puisque je me suis trompé de porte , je vais me remettre en quête de Marcandier . C' est égal ! il se passe chez lui d' étranges choses , et je me propose de lui en dire deux mots ... si je parviens à le trouver , car sa maison me paraît être machinée comme un théâtre , et j' ai une peur atroce de mettre le pied sur une trappe , dans cet infernal corridor . Il ne me manquerait plus que de tomber dans les bras de cette affreuse vieille de l' entresol . Il rebroussa chemin et il n' eut pas cette mauvaise chance . Il sortit sans accident de ce long corridor ; il se retrouva devant l' autre porte , bien fermée celle -là , et il s' aperçut qu' elle était munie d' une sonnette . Il vit aussi que la serrure de celle qu' il avait poussée manquait et il comprit pourquoi la portière lui avait demandé s' il était le serrurier . Il s' agissait maintenant de pénétrer chez l' usurier et , pour se conformer aux instructions de Gustave , Robert sonna trois fois , coup sur coup . Une longue minute s' écoula sans que rien bougeât dans l' appartement et il allait recommencer lorsqu' il vit apparaître , derrière un guichet subitement ouvert , deux yeux qui le regardaient , deux yeux jaunes qui brillaient comme de l' or ; des yeux de fauve . — Monsieur Marcandier ? demanda-t-il . — C' est moi , répondit une voix de basse . Qui êtes -vous ? — Je viens de la part de mon ami , Gustave Pitou . Un verre grinça ; la porte s' entrouvrit et la voix reprit en se radoucissant : — Je vous attendais . Entrez , cher monsieur . Bécherel entra en se disant ; voilà un usurier bien familier . Il ne m' a jamais vu et il me donne du : Cher monsieur . Cette onctueuse politesse va sans doute me coûter cher . D' après ce qu' il avait vu depuis qu' il avait franchi le seuil de cette maison borgne , Robert s' attendait à être introduit dans un cabinet orné de crocodiles empaillés et autres accessoires à l' usage des marchands d' argent du vieux style . Il fut très étonné de trouver un salon élégamment meublé . Il y avait un bureau Louis XVI en acajou massif , des sièges capitonnés , des bibelots japonais et même une bibliothèque pleine de livres richement reliés . Autre surprise : à neuf heures du matin , ce salon était éclairé par deux lampes . Il est vrai qu' on ne se serait pas douté qu' au dehors il faisait grand jour , car les fenêtres , s' il en existait , étaient complètement masquée par d' épais rideaux de tapisseries anciennes . — Veuillez vous asseoir , cher monsieur , reprit Marcandier en prenant place derrière le bureau . Je viens de recevoir la visite de cet excellent Pitou et je sais à quelle circonstance je dois l' honneur de la vôtre . — Alors , dit Robert en s' asseyant , il est inutile que je vous explique ... — Parfaitement inutile . Gustave m' a tout raconté . Vous êtes allé avec lui passer la soirée chez la comtesse de Malvoisine . On a joué à l' écarté . Vous vous êtes associés , et à vous deux , vous avez perdu mille louis , dont cinq cents sur parole . Il vous les faut ce matin , car vous les devez à ce faquin de Galimas qui ne vous ferait pas crédit de vingt-quatre heures . Et vous venez me demander de vous les prêter . — C' est bien cela . Gustave m' a assuré que vous pourriez . — Il ne vous a pas trompé , cher monsieur . J' aime à obliger les jeunes gens et ma situation de fortune me le permet . Je vais donc vous remettre les dix mille francs dont vous avez besoin . Mais je tiens à vous édifier d' abord sur ma personne . Vous avez cru , je le parierais , que votre ami vous adressait à un usurier . Vous devez voir maintenant que je n' en ai pas l' air . C' était vrai . Marcandier montrait une figure avenante , il était vêtu comme un gentleman et il ne paraissait pas avoir plus de quarante-cinq ans . Robert , ébahi de ce préambule , ne put que s' incliner en signe d' acquiescement . — Ce n' est pas à dire que j' oblige gratis ceux qui s' adressent à moi , reprit Marcandier . En échange des dix mille francs que je vais vous compter , vous allez me souscrire un effet de onze mille francs , à trois mois . Je vous prête donc à un intérêt que les sots appellent usuraire . Moi , j' ai sur ce point des idées particulières . Je soutiens que l' argent est une marchandise dont la valeur varie comme celle d' une maison que son propriétaire loue plus ou moins cher , suivant qu' il trouve plus ou moins facilement des locataires . Et la preuve que j' ai raison , c' est que la Banque de France élève ou abaisse à son gré le taux de ses escomptes , en se basant sur la rareté ou sur l' abondance du numéraire . — Ah ça , pensait Bécherel , est -ce qu' il va me faire un cours d' économie politique ? — Et pour finir par un autre exemple , je puis bien vous dire que vous n' auriez pas recours à moi , si vous ne vous trouviez pas dans un embarras momentané . Vous possédez un patrimoine très suffisant pour vous permettre d' emprunter à cinq pour cent chez le premier notaire venue une somme beaucoup plus importante que ces malheureux dix mille . — C' est Gustave qui vous a dit cela ? — Ce n' est pas de lui seulement que je tiens mes renseignements . Je vous connais depuis longtemps , sans que vous vous en doutiez , ou plutôt je connais votre situation de fortune . Elle n' est pas énorme , mais elle est solide , puisqu'elle consiste en immeubles non grevés d' hypothèques . Vous vous demandez comment je suis si bien informé . C' est bien simple . Je suis en relations d' affaires avec M . Lafitte , et il m' a quelquefois parlé de vous . — J' espère que vous ne lui parlerez pas de moi , s' écria Robert . — Pour qui me prenez -vous ? Je suis discret par état comme un médecin ... et je comprends très bien que vous ne teniez pas à passer pour un joueur , aux yeux de votre patron . La négociation que nous allons conclure ne sera connue que de vous et de moi . Je ne compte pas ce cher Pitou . Il est un peu léger , mais il est trop lié avec vous pour se lancer dans des bavardages qui pourraient vous nuire . — Pas si lié que vous croyez . Je l' ai connu au régiment où j' ai fait mon volontariat et je l' avais complètement perdu de vue , lorsque je l' ai rencontré , hier . — Il m' a raconté cela . Et , croyez -moi , il a de sérieuses qualités , en dépit des apparences . Il a le tort de jeter l' argent par les fenêtres , mais il sait en gagner beaucoup . C' est un homme à idées . Il arrivera , je n' en doute pas , à faire une grosse fortune et il pourrait vous aider à faire la vôtre . — C' est à quoi je ne songe guère , dit Bécherel , avec un mouvement d' impatience . Marcandier vit le geste et reprit sur un autre ton : — Excusez -moi , monsieur . Lorsque je me trouve en face d' un homme qui me plaît , je me laisse volontiers aller au plaisir de la causerie et j' ai un peu trop oublié l' objet de votre visite . J' y reviens et il ne nous reste plus qu' à échanger votre signature contre dix billets de banque . Les voici . Je paie toujours rubis sur l' ongle . Tout en parlant il plaçait sur la table un effet à remplir et un paquet de dix billets de mille francs qu' il venait de prendre dans un tiroir de son bureau . — Vous souriez ? dit-il en regardant Bécherel . Bon ! je devine que Gustave vous a parlé de mon surnom ... Rubis sur l' ongle ... , c' est une expression qu' il m' arrive souvent d' employer . Elle a du bon , quand elle est suivie d' effet et , avec moi , c' est le cas . Mais elle a attiré sur votre serviteur les plaisanteries de messieurs les remisiers . Ils sont là toute une bande joyeuse qui ne cherchent que des occasions de blaguer les gens sérieux . Je crois même qu' ils m' appellent le père Rubis sur l' ongle , moi qui n' ai jamais eu ni femme ni enfants ... car je suis un célibataire endurci et incorrigible . « Mais pardon , cher monsieur , voilà encore que je m' embarque dans des digressions inutiles . Veuillez signer ici et ajouter votre adresse , après votre nom : bon pour dix mille francs . Je remplirai moi -même le corps du billet . L' échéance à trois mois , n' est -ce pas ? — À trois mois , répéta Robert . — Cela suffit . Prenez la peine de compter les billets . — Ils y sont , répondit Bécherel qui se leva , après les avoir empochés . Maintenant , monsieur , il ne me reste qu' à vous complimenter sur la rondeur avec laquelle vous traitez les affaires et à prendre congé de vous . — Encore un mot , cher monsieur . C' est la première fois que vous me faites l' honneur de venir chez moi , et vous vous étonnez sans doute que j' habite une pareille bicoque . — J' avoue , dit Robert , que l' apparence extérieure de votre maison m' a un peu surpris . — Dites donc franchement qu' elle vous a effrayé , reprit en riant Marcandier . Excusez -moi de vous avoir reçu ici . Gustave aurait dû tout simplement vous amener aujourd'hui à la Bourse . J' y vais tous les jours et il sait où m' y trouver . Il est vrai que je n' y arrive guère qu' à une heure et que vous étiez pressé d' avoir les fonds . Or , ce cher Gustave connaît mes habitudes . Je traite ces sortes d' affaires ici , de huit à dix , le matin , mais je vous prie de croire que je n' habite pas cette masure . J' ai mon hôtel à moi , rue Mozart , à Passy . L' immeuble délabré où vous me voyez m' est échu dans l' héritage d' un oncle . J' y ai fait meubler la pièce où nous sommes et j' abandonne le reste à la surveillante d' une concierge aussi vieille et aussi laide que la bâtisse qu' elle garde . Ce lieu m' est commode pour y donner audience aux gens qui viennent me demander des services et que je ne tiens pas recevoir dans mon véritable domicile . — Je comprends cela , murmura Bécherel qui ne disait pas ce qu' il pensait , car la vie en partie double de ce capitaliste marron lui semblait au moins bizarre . Et il se promenait bien de ne pas partir sans lui avoir dit deux mots de ses aventures dans l' escalier . — Les emprunteurs préfèrent aussi cet arrangement , continua l' intarissable Marcandier , car si on les voyait entrer chez moi , à Passy , on soupçonnait qu' ils viennent me demander de l' argent et leur crédit en souffrirait , tandis que , dans cette rue écartée , ils ne craignent pas de rencontrer des personnes de leur connaissance . Et ceux qui viennent ci ne s' en vantent pas . — Cependant , Gustave ne se gêne pas pour dire ce qui s' y passe . — Gustave m' a de grandes obligations et il n' y a pas de danger qu' il ébruite nos petits secrets . Quant à la vieille que vous avez vue dans sa loge , elle était au service de feu mon oncle et elle m' est dévouée comme un caniche . — Dites plutôt comme un dogue . Elle a failli me dévorer quand je lui ai demandé si vous étiez chez vous . — Oui , elle n' est pas commode , mais elle est de bonne garde . — Elle m' a pris pour un serrurier . — Pas possible ! — Mais si . Elle m' a demandé si je venais pour les serrures . — Elle ne vous aura pas vu . Il ne fait pas clair dans l' escalier . — Si peu clair que j' ai eu beaucoup de peine à monter au troisième étage ... et je n' ai rencontré personne pour me renseigner . — Naturellement . Je n' ai pas cherché à louer les autres logements qui sont de véritables chenils . J' ai même fait condamner les portes . Je ne veux pas de locataires qui me gêneraient . Du reste , je ne laisse jamais d' argent ici . Vous voyez qu' il n' y a pas de coffre-fort . Ma caisse est dans une poche . — Mais vous n' êtes pas seul sous ce toit ? — Pardon ! complètement seul ... à moins que vous ne comptiez la mère Rembûche . — Une sage-femme ? — Comment , une sage-femme ? Je vous parle de ma vieille portière . — Je suis pourtant sûr que l' appartement dont la porte donne sur le même palier que le vôtre est habité . — Quel appartement ? La porte que vous avez vue à côté de la mienne masque un couloir sans issue . — Cette porte , je l' ai trouvée ouverte . La serrure avait été enlevée . Je suis entré ... Marcandier eut un mouvement nerveux qui n' échappa point à l' œil attentif de Bécherel . — Je suis entré et j' ai poussé jusqu' au bout du corridor . — Si vous êtes allé jusqu' au bout , vous avez dû vous casser le nez , ricana Marcandier qui avait déjà repris son sang-froid . Je ne suis jamais entré dans ce corridor , mais je sais qu' il aboutit à un mur . Cette maison a été construite jadis en dépit du bon sens . À chaque étage on y trouve un petit appartement comme celui -ci , flanqué d' un couloir que j' ai fait clore , quand je suis devenu propriétaire . Et je me rappelle maintenant que la mère Rembûche m' a annoncé ce matin qu' elle allait faire remplacer la serrure qui ne tenait plus . — Ce corridor aboutit en effet à un mur ... mais dans ce mur , il y a une porte . — Bah ! vraiment ? — Oui ... une porte bardée de fer . Il ne tient qu' à vous de vous en assurer . — À quoi bon ? cette maison est contiguë à une autre dont je ne connais ni le propriétaire ni les habitants . Peut-être appartenaient -elles autrefois à un seul individu . On les aura vendues séparément . Le mur sera resté mitoyen et mon oncle aura fait fermer la communication . J' ignorais tout cela ... Il faudra que je me renseigne auprès de mon notaire . Mais ... cette porte , vous l' avez trouvée fermée , je suppose ? — Oh ! très solidement . J' y ai heurté à coups de poing et à coups de pied . Elle n' a pas bougé . — Et pourquoi diable ! cher monsieur , vous êtes -vous amusé à y cogner ? — Parce que , derrière cette porte , il y avait quelqu'un ... Une femme , je crois ... qui gémissait et qui appelait . L' idée m' est venue que c' était peut-être une femme en couches . — Bon ! dit en riant bruyamment Marcandier , c' est pour cela que vous me demandiez tout à l' heure si j' avais pour locataire une sage-femme . J' étais bien sûr que non , mais je ne réponds pas qu' il n' y en ait pas une dans la maison à côté . Je demanderai cela à ma portière qui connaît tout le monde dans le quartier . — Je crois que je m' étais trompé , car dès que j' ai frappé , les plaintes ont cessé . — Vous aurez fait à cette malheureuse une peur atroce . Mais , dites -moi , cher monsieur ... est -ce que l' aventure en est restée là ? — Je n' ai eu aucune envie de la pousser plus loin , et je ne vous en aurais pas parlé , si vous ne m' aviez pas dit qu' il n' y avait personne que vous dans cette maison . J' ai pensé que je ferais bien de vous avertir . — Et je vous remercie de m' avoir renseigné . Tout cela ne serait pas arrivé , si ma stupide portière ne s' était pas avisée d' enlever , sans mon autorisation , cette serrure , et de la donner à raccommoder . Je vais , dès aujourd'hui , prendre des mesures pour me clore . Ce n' est pas une porte qu' il me faut , sur mon palier , c' est un mur . Et je vais écrire à mon architecte de m' envoyer immédiatement des maçons . « Ainsi donc , cher monsieur , si , comme je l' espère bien , vous me faites l' honneur de revenir me voir , vous ne serez plus exposé au désagrément d' entendre gémir une femme en mal d' enfant . » Bécherel s' inclina sans répondre . Il comptait n' avoir plus jamais affaire à M . Marcandier , dit Rubis-sur-l'ongle , et il lui tardait de s' en aller . Il manœuvrait de façon à gagner la porte , mais l' usurier , qui lui barrait le passage , reprit d' un ton dégagé : — Oserai -je vous demander si vous avez passé une soirée agréable chez Mme la comtesse de Malvoisine ? — Pas assez agréable pour me consoler d' y avoir perdu dix mille francs , répondit sèchement Robert . — C' est juste ... mais à part ce léger accident , qui est déjà réparé , vous avez dû vous y plaire ... et certainement vous avez remarqué Mlle Herminie Des Andrieux . — Gustave m' a présenté à elle . — Elle est charmante , n' est -ce pas ? et elle sera fort riche , ce qui ne gâte rien . Je connais beaucoup son oncle qui a des millions et qui les lui laissera . C' est un beau parti que cette jeune fille . — Superbe ... mais je ne songe pas à me marier . — Vous avez tort . Je comprends qu' à votre âge , on aime à s' amuser , mais l' un n' empêche pas l' autre et il faut penser à l' avenir . — Je vous suis très obligé , monsieur , des conseils que vous voulez bien me donner , mais voici l' heure où je dois me rendre à mon bureau et je ... — Excusez -moi , cher monsieur ! ... ce que j' en disais c' était dans votre intérêt . Mais je n' ai pas la prétention de vous dicter une règle de conduite . Et je me reprocherais de vous retenir plus longtemps , puisque M . Lafitte vous attend , ajouta Marcandier , en s' effaçant pour laisser passer Bécherel . Il le reconduisit jusque sur le palier , en lui répétant : — Toujours à votre service quand vous aurez besoin de moi . Robert descendait déjà quatre à quatre les marches de l' escalier et il se disait : — Qu' ont -ils donc tous à me jeter à la tête les charmes et les millions de cette Herminie ? On jurerait qu' ils se sont donné le mot pour me pousser à l' épouser . À l' étage au-dessous , il se croisa avec la mère Rembûche qui ramenait un serrurier portant sa trousse en bandoulière et il ne s' arrêta point à lui parler , car il lui tardait de sortir de ce sombre logis . Il revit avec un vif plaisir le jour , assez terne pourtant , qui éclairait la rue Rodier , et il se hâta de regagner des quartiers moins mal habités . Robert de Bécherel n' avait qu' à se féliciter du résultat de sa visite à Marcandier et il ne pouvait que savoir gré à Gustave Pitou de l' avoir adressé à cet usurier , déguisé en homme du monde , qui venait de lui prêter avec tant de rondeur la bagatelle de dix mille francs . Et cependant il se demandait s' il se demandait s' il n' était pas tombé en de mauvaises mains . M . Rubis-sur-l'ongle lui était suspect . Il entrevoyait un accord entre ce personnage et Mme de Malvoisine . Il se disait que , dans la vie ordinaire , les affaires d' argent ne se traitent pas si légèrement . L' incident du corridor lui trottait aussi par la cervelle . Il soupçonnait que les plaintes qu' il avait entendues n' étaient pas celles d' une femme en couches et qu' elles ne partaient pas , comme l' affirmait Marcandier , d' une maison contiguë à la sienne . Mais les préoccupations tristes ne prenaient jamais racine dans l' esprit de Robert . — De quoi vais -je m' inquiéter ? murmura-t-il en faisant craquer ses doigts . J' ai l' argent et trois mois devant moi pour le rendre . Que m' importent la belle Herminie et les machinations des gens qui la soutiennent ? J' aime mieux penser à cette adorable Violette , et si je puis la revoir , je me moque du reste . Il s' agissait maintenant de réintégrer la somme dans la caisse de son patron . Il aurait pu remettre la restitution au lendemain , puisqu'il venait d' écrire à M . Lafitte pour lui annoncer qu' il ne viendrait pas au bureau ce jour -là ; mais il crut qu' il valait mieux se débarrasser tout de suite de cet argent . Gustave ne l' attendait qu' à onze heures pour déjeuner chez Champeaux . Il avait donc largement le temps de passer rue d' Enghien avant d' aller retrouver son ami au restaurant , place de la Bourse . Ainsi fit-il , mais au lieu de monter dans le cabinet du banquier , il entra chez le caissier , un vieux bonhomme avec lequel il était en excellents termes . — Mon cher Maingard , lui dit-il , le patron m' a chargé hier soir d' aller remettre dix mille francs à un des clients de la maison , M . de Brangue , rue de l' Arcade . Je n' ai pas trouvé ce monsieur chez lui , et je vous rapporte la somme . — Il vaut mieux la remettre à M . Lafitte lui -même , répondit le caissier . Il l' a prise sans doute sur ses fonds personnels , et je n' ai pas d' ordres pour la recevoir . — Encaissez -la tout de même . Je ne veux pas voir le patron . Je lui ai écrit pour lui demander congé aujourd'hui . — Il n' a peut-être pas reçu votre lettre , car il vous attend . Il m' a fait appeler tout à l' heure pour me recommander de vous envoyer chez lui , si je vous voyais ce matin . — Diable ! il est capable de me garder et j' ai disposé de ma journée . Enfin ! ... puisqu'il y tient , j' y vais . J' espère que je n' y resterai pas longtemps . Le cabinet de M . Lafitte touchait au bureau du caissier . Robert n' eût qu' une porte à ouvrir . Il trouva le banquier écrivant une lettre . — Monsieur , lui dit-il , je vous rapporte les dix mille francs . M . de Brangue était absent et je viens ... — Asseyez -vous , interrompit M . Lafitte , sans cesser d' écrire . J' ai à vous parler . Ce financier était un homme de soixante ans passés , grand , sec et d' un aspect sévère . Rasé de près et vêtu de noir , il avait l' air d' un magistrat et ses employés le redoutaient beaucoup . Robert qu' il avait toujours traité avec une bonté exceptionnelle , s' étonna d' être accueilli de la sorte , mais il prit un siège et il attendit , tenant à la main le paquet de billets de banque . M . Lafitte acheva sa lettre , la mit sous enveloppe , écrivit l' adresse et , après avoir posé le pli sur la table , dit à son secrétaire : — Alors , vous avez la somme ? — La voici , monsieur . — Où vous l' êtes -vous procurée ? — Que voulez -vous dire ? balbutia Robert . — Évidemment , vous ne l' aviez plus , quand vous m' avez écrit , il y a deux heures , pour me demander la permission de ne pas venir aujourd'hui . À qui l' avez -vous empruntée ? Robert , très pâle , allait protester . — Épargnez -vous un mensonge , lui dit froidement M . Lafitte . Je sais que , cette nuit , vous avez perdu au jeu l' argent que je vous avais confié . Je sais même où et contre qui vous l' avez perdu . — Qui vous l' a dit ? demanda vivement Bécherel . — Peu importe . Je le sais et vous ne pouvez pas le nier . — Pardon , monsieur ... j' ai perdu , c' est vrai ... et les billets de banque que j' ai perdus étaient à vous , c' est encore vrai . Mais j' avais à moi ... chez moi ... les dix mille francs ... et même davantage . Je n' exposais donc que mon argent , puisque j' étais en mesure de vous les rendre ce matin . Les voici , ajouta Robert , en les plaçant sur le bureau . — J' ai beaucoup de peine à croire que vous n' ayez eu qu' à les prendre dans un de vos tiroirs . Je sais fort bien que votre situation de fortune vous aurait permis de me rembourser plus tard . Mais cette fortune est en terres dont votre mère touche la moitié du revenu . Et je doute fort que vous ayez économisé dix mille francs sur les appointements que je vous donne . D' ailleurs , si comme vous le prétendez , vous aviez eu de l' argent chez vous , vous ne m' auriez pas écrit pour me demander congé jusqu' à demain . Vous vouliez vous donner le temps de vous procurer la somme . Vous l' avez trouvée plus vite que vous ne l' espériez , et vous voilà . En parlant ainsi , le banquier regardait fixement Bécherel . Il aurait voulu lire sur le visage de son jeune secrétaire le repentir ou tout au moins la confusion qui précède un aveu . Mais au lieu de rougir , Bécherel relevait la tête . Son orgueil étouffait la voix de sa conscience et il répliqua d' un ton cassant : — Je n' ai rien à me reprocher . Vous m' avez remis hier dix mille francs ; je vous les rapporte ce matin . Que demandez -vous de plus ? — Alors , vous croyez que la restitution suffit pour effacer le souvenir d' un abus de confiance ? — Monsieur ! cria Robert en se levant furieux . — Oui , monsieur , un abus de confiance , reprit M . Lafitte . Je répète ce mot parce que je n' en connais pas d' autre pour qualifier la faute que vous avez commise . Et il faut que vous ayez sur l' honneur des notions bien fausses , si vous pensez qu' il est sauf , lorsqu' on rend le bien d' autrui qu' on a pris , ne l' eût -on gardé qu' un jour ou qu' une heure . Et alors même que vous auriez dit la vérité en affirmant que vous possédiez une somme égale ou supérieur à celle que vous avez perdue , vous n' en seriez pas beaucoup moins coupable d' avoir disposé d' un argent qui aurait dû vous être sacré . J' aurais aimé ne jamais le revoir que d' apprendre que vous vous en êtes servi pour jouer . Tant pis pour vous , monsieur , si vous ne comprenez pas la gravité d' un pareil acte . Et sachez qu' il n' y a pas deux morales . Il n' y en a qu' une . Est -ce votre père qui vous a enseigné celle que vous me paraissez professer ? — Je vous défends de parler ainsi de mon père ! — Votre père a été mon ami , et c' est parce qu' il l' a été que j' ai le droit de vous rappeler que , lui aussi , il ne pensait rien au sérieux et qu' il lui en a coûté cher . Il est mort presque ruiné et ... presque déconsidéré . Je lui ai pardonné ses erreurs , quoiqu'elles m' aient porté quelque préjudice ; mais je vous déclare qu' il est mort à propos , car s' il avait vécu davantage , Dieu seul sait comment il aurait fini . Son exemple est une leçon dont vous ferez bien de profiter . — Assez , monsieur ! — Veuillez m' écouter jusqu' au bout . J' ai encore à vous parler de votre mère . C' est une sainte . Elle a déjà beaucoup souffert . Avez -vous songé au nouveau chagrin que vous allez lui causer ? Cette lettre que je terminais quand vous êtes entré est pour elle . Quand elle apprendra demain que je suis forcé de me séparer de vous , elle recevra le coup le plus douloureux qui l' ait frappée , depuis la mort de votre père . Il y a huit jour , je lui écrivais que j' étais très content de vous et il me faut maintenant lui annoncer un malheur ... que , pas plus qu' elle , je n' avais prévu , croyez-le bien . Le souvenir de sa mère , évoqué par M . Lafitte , toucha Robert . Ses nerfs se détendirent et les larmes lui vinrent aux yeux . Mais son orgueil blessé reprit vite le dessus . Il se raidit contre l' émotion qui le gagnait , et il dit sèchement : — Alors , vous me renvoyez ? Vous me chassez de chez vous ? reprit-il , en regardant d' un air de défi M . Lafitte qui répondit , sans s' émouvoir du ton et de l' attitude de son secrétaire : — C' est vous qui m' y forcez . Et j' ai la ferme conviction d' agir dans votre intérêt . Je ne méconnais pas vos qualités . J' ai eu depuis un an le temps de les apprécier et je rends pleine justice à votre intelligence et à votre activité . Mais il a suffi d' une occasion pour vous détourner du bon chemin . D' autres occasions se présenteront et vous succomberez encore . Je crois donc que vous devez quitter une situation où vous seriez fréquemment exposé à des tentations nouvelles . Choisissez une carrière où vous n' aurez jamais aucune responsabilité d' argent . Ce sera pour vous le salut . Je souhaite que vous y réussissiez et je vous y aiderai , si je puis . — Merci ! dit ironiquement Robert . Nos relations prennent fin en ce moment et vous n' entendrez jamais parler de moi . Mais je veux savoir ce que vous avez écrit à ma mère . — Je lui ai écrit que vous avez joué et que je ne puis plus vous garder chez moi . Je me suis abstenu d' ajouter que vous avez perdu une somme qui ne vous appartenait pas . Si vous ne me l' aviez pas rendue , je n' en aurais pas dit davantage . Mais ma résolution est irrévocable . — Je n' essaierai pas de vous en faire changer et il ne me reste qu' à vous demander encore une fois à qui je dois un désagrément dont je me consolerai sans peine . — Je ne suis pas tenu de vous nommer la personne qui m' a renseigné et je m' étonne que vous cherchiez à me blesser par des paroles amères , car je vous ai parlé avec une modération dont vous devriez me savoir gré . Tout ce que je puis vous dire , c' est que , si vous connaissiez mieux ce Paris où vous me paraissez disposé à vous lancer à l' étourdie , vous sauriez que la maison dans laquelle on vous a entraîné et de celles où l' indiscrétion est à l' ordre du jour . Il y vient toutes sortes de gens qui ne se croient pas obligés de taire ce qui s' y passe . Le hasard amené ici ce matin quelqu'un qui vous y a rencontré et qui ne m' a rien dit qui ne me fût vrai ... vous avez été obligé d' en convenir . « Restons -en là , monsieur . Et comptez sur ma discrétion , à moi . Votre mère seule saura ce qui s' est passé . Rien ne vous empêchera donc de dire à vos amis que vous m' avez quitté volontairement . » Un court salut du banquier clôtura l' entretien . Robert le lui rendit à peine et sortit sans ajouter un seul mot . Il s' en allait , abasourdi , écrasé , comme un homme qui vient de recevoir un pavé sur la tête . Il descendit l' escalier en chancelant et quand il fut dans la rue , il se mit à marcher devant lui , sans savoir où il allait . Le coup était d' autant plus rude qu' il le recevait juste au moment où il se réjouissait d' être miraculeusement sorti de l' embarras terrible où son imprudence l' avait jeté . Il faut dire , à son éloge , qu' il se préoccupait moins de la perte de sa place que la douleur qu' allait éprouver sa mère en recevant la lettre de M . Lafitte . Robert le maudissait ce banquier rigoriste qui ne pardonnait pas une première faute , et il le trouvait ridicule de faire des grandes phrases à propos de si peu de chose , car il ne comprenait pas encore que la probité est comme la réputation d' une femme ; le moindre accroc emporte le reste . Ce garçon , si haut campé sur le point d' honneur , était en ces matières d' une légèreté déplorable qu' il devait à son éducation . Son père lui avait appris à mépriser l' argent et il n' admettait pas qu' on l' accusât d' indélicatesse pour s' être servi de quelques billets de mille francs qu' il était sûr de restituer le lendemain . — Moi aussi , je lui écrirai à ma mère , murmura-t-il . Je lui dirai que cet homme est un brutal qui pousse tout au tragique et qui me fait un crime d' une peccadille . Je lui dirai que j' en serai quitte pour emprunter sur hypothèque une somme qui n' amoindrira pas beaucoup notre fortune et que je trouverai facilement un emploi pour remplacer celui que je viens de perdre . Le colonel Mornac , qui connaît tout Paris , se chargera volontiers de m' en procurer un . Ma mère , qui le connaît , se rassurera lorsqu' elle saura que je l' ai retrouvé et qu' il s' intéresse à moi . C' est égal ! ajouta-t-il entre ses dents , je donnerais le peu d' argent comptant qui me reste pour savoir quel est le drôle qui m' a dénoncé ... et je ne m' en doute pas . Les habitués du salon Malvoisine ne sont pas des gens d' affaires et ne fréquentent pas les financiers ... Mais , si ! il y a ce Galimas qui est coulissier ... et les coulissiers vont prendre des ordres dans les maisons de banque ... Galimas aura su , par cet animal de Gustave , que j' étais le secrétaire particulier de Lafitte , et ce matin il aura régalé le patron de mon histoire de jeu . Parbleu ! ça tombe bien . J' ai déjà un compte à régler avec lui . Il me paiera tout à la fois . Je le souffletterai en pleine Bourse . Justement , Gustave m' a proposé de m' y conduire , après notre déjeuner . Quand j' aurai administré un bon coup d' épée au sieur Galimas , je m' en irai à Rennes , et j' y passerai un mois avec ma mère pour la consoler . Ce projet le rassérénait déjà . Mais tout à coup , il se frappa le front , en disant : — Et Mlle Violette ! je ne peux cependant pas l' abandonner . Robert l' avait fort oubliée , cette pauvre Violette , depuis qu' en franchissant le seuil de la maison de l' usurier , il avait mis le pied dans un engrenage qui l' avait traîné où il en était , c' est-à-dire à se trouver sur le pavé , avec la charge d' une grosse dette , fort peu d' argent disponible , un duel en perspective et ce mécontentement de soi -même qu' on éprouve quand on s' est mis dans un mauvais cas , par sa faute . Car il avait beau s' évertuer à se justifier à ses propres yeux ; il sentait bien , au fond , que depuis la veille , il n' avait fait que des sottises . La première de toutes avait été de jouer , la seconde d' emprunter de l' argent à un homme dont il aurait dû se défier et de s' être mis à sa merci en lui souscrivant un billet , sans indication d' échéance ; la troisième d' avoir répondu par des insolences aux très justes reproches de M . Lafitte . Il ne lui en restait plus une seule à commettre , à moins de s' embarquer dans de nouvelles aventures qui pourraient bien se dénouer d' une façon moins anodine . Mauvaise situation , s' il en fut , pour se constituer le défenseur envers et contre tous d' une jeune fille qu' il connaissait à peine . Et cependant , il y était décidé , sans trop savoir comment il s' y prendrait pour venir en aide à cette pianiste persécutée . — Bah ! se dit-il , j' aurai un conseil et un allié en la personne du colonel . Robert faisait fond , pour toutes choses , sur cet excellent colonel Mornac , qui lui portait un vif intérêt , mais qui n' était peut-être pas disposé à l' appuyer à tort et à travers , ni à soutenir toutes les causes qu' il plairait à son jeune ami de prendre en main . Robert ne doutait de rien et la leçon qu' il venait de recevoir ne l' avait pas désabusé de ses illusions sur la vie , sur les hommes et même sur les femmes . Quand il arriva au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière , où il demeurait , il se rappela que Gustave l' attendait à déjeuner , et au lieu de rentrer chez lui pour écrire à sa mère , comme il en avait l' intention , il prit le chemin de la place de la Bourse par les boulevards . — Pourvu que ma lettre soit mise à la poste avant cinq heures , c' est tout ce qu' il faut , pensait-il . Et j' ai absolument besoin de voir Gustave , ce matin , pour lui raconter ce qui m' arrive et pour lui rappeler qu' il m' a promis d' être mon témoin contre le mauvais drôle qui m' a dénoncé , après m' avoir provoqué . Onze heures venaient de sonner à l' horloge de la Bourse quand il arriva devant la porte du restaurant où il devait trouver son ami . Il y avait déjà beaucoup de mouvement sur la place et il eut quelque peine à se démêler au milieu des voitures qui la traversaient dans tous les sens . La salle vitrée où il entra n' était pas beaucoup moins bruyante que la place . Toutes les tables étaient occupées et il lui fallut louvoyer pour arriver à celle où était Gustave qui achevait une douzaine d' huîtres et qui lui dit : — Mon cher , j' ai commencé sans toi , mais j' ai commandé pour deux ... des côtelettes , des œufs brouillés aux truffes , et voici ta douzaine de Marennes . Assieds -toi , attaque -la et verse -toi de ce joli Grave . Je t' engage à mettre les morceaux doubles . Nous n' avons qu' une heure . — Pourquoi donc es -tu si pressé ? — Parce que c' est aujourd'hui la veille de la liquidation . Il y a des nouvelles et la journée sera chaude . Mais il ne s' agit pas de ça . As -tu terminé avec Rubis-sur-l'ongle ? — Oui . Il m' attendait et l' entrevue n' a pas été longue . Après un quart d' heure de conversation , j' ai eu les dix mille francs . — Je te l' avais bien dit . N' est -ce pas qu' il est rond en affaires , ce cher Marcandier ? — Oh oui ! très rond , répondit Bécherel ; si rond que je me défie un peu de lui . — Et pourquoi ? demanda Gustave . — Parce qu' on n' a jamais vu un usurier prêter de but en blanc une somme aussi forte à un monsieur qu' il ne connaît pas . — Tu oublies que je l' avais préalablement renseigné sur toi . Il sait que tu es un fils de famille et qu' il te reste une belle fortune territoriale ... indivise avec ta mère , c' est vrai , mais qui te reviendra un jour tout entière . Et puis , ton nom a fait son effet ... là , comme ailleurs . — Mon nom ! ... Ah ça ! tu te figures donc que je descends des ducs de Bretagne ? Nous sommes d' une bonne vieille noblesse de robe ; rien de plus . — C' est bien assez pour des gens qui seraient embarrassés de remonter jusqu' à leur grand-père . On voit bien que tu ne connais pas les parvenus . Marcandier est le fils d' un garçon de café , et c' est pour cela qu' il a un faible pour les gens qui ont un titre ou seulement la particule . — Est -ce que Mme de Malvoisine et Mlle Des Andrieux sont aussi des parvenues ? demanda ironiquement Robert . — Heu ! il y a de ça , répondit en riant Gustave . Je ne garantirais pas que leurs ancêtres aient figuré aux croisades . — Ni que la belle Herminie n' est pas la fille de cette comtesse qui la fait passer pour sa pupille , hein ? — Tiens ! tu sais cela ! — Un ancien ami de mon père qui était à la soirée , me l' a dit , hier soir ... le colonel Mornac . — Alors , il est inutile de te le cacher . C' est vrai . Herminie est une enfant de l' amour . Mais elle aura une dot assez belle pour compenser ce léger inconvénient . Et , je te le répète , si tu daignais l' épouser , tu t' en trouverais bien . — Marcandier m' a tenu le même langage . C' est une conspiration , à ce qu' il paraît . Je te préviens qu' elle avortera . Ce mariage ne me va pas . — Oh ! tu n' es pas forcé . Je comprends même que , dans ta situation , tu cherches mieux que la fille naturelle d' un riche capitaliste . — Oui , parlons -en de ma situation , dit Robert avec humeur ? Sais -tu ce qui m' arrive ? — Non , ma foi ! — Lafitte vient de me congédier comme on congédie un domestique ... et sans me donner mes huit jours . — Ton patron ! ... et pourquoi ? — Parce que le misérable coulissier qui t' a décavé à l' écarté est allé ce matin lui dire que j' avais perdu cette nuit dix mille francs . — Galimas ! ... ah ! le gredin ! — Oui , mon cher , ce joli monsieur m' a dénoncé . J' espère que maintenant tu ne prendras plus son parti comme tu l' as fait après notre altercation à la table de jeu ... et je t' avertis que non intention est d' aller , en sortant d' ici , à la Bourse ... à seule fin de lui coller une paire de gifles . — Ce sera vif ... mais il ne les aura pas volées ... à moins qu' il n' ait parlé sans mauvaise intention . Il ne savait pas que l' argent que tu m' a passé au commencement de la partie appartenait à ton patron ... et en allant voir Lafitte pour lui demander ses ordres , comme il le fait tous les matins , il aura bavardé . — Voilà encore que tu cherches à l' excuser ! ... Tu ferais mieux de t' excuser toi -même de ne m' avoir pas dit que cet homme connaissait Lafitte . — J' ai eu tort . La conversation tomba momentanément . Robert pensait à la vengeance qu' il allait tirer de Galimas , et Gustave s' était mis tout à coup à réfléchir , ce qui ne lui arrivait pas souvent . Il n' en perdait pas un coup de fourchette pour cela et Robert , qui avait faim , mangeait aussi vigoureusement . Les contrariétés ne coupent pas l' appétit à un garçon de vingt-quatre ans . — Écoute , reprit l' ami Gustave , après un assez long silence , Galimas s' est conduit comme un polisson . Je vais lui payer , tout à l' heure , les dix mille francs que je lui dois et après ... je lui dirai ce que je pense de son procédé ... Il ne tiendra qu' à lui d' avoir deux duels au lieu d' un . Mais occupons-nous de toi . Que vas -tu faire , maintenant que tu as perdu ta place ? — Je n' en sais rien . Au pis-aller , je retournerai à Rennes . — Voilà ce que j' appelle un parti désespéré . Tu t' y abrutiras et tu y mangeras bêtement ton bien . Veux -tu rester à Paris et gagner de mille à deux mille francs par mois pour commencer ? — Ne te moque pas de moi . Je n' ai pas envie de rire . — Je ne plaisante pas . Si tu veux travailler avec moi , je te garantis que tu encaisseras de jolis courtages . — Me faire remiser ? Jamais de la vie ! D' abord , je n' entends rien aux affaires de Bourse . — Qu' as -tu donc appris chez Lafitte ? — J' étais chargé de sa correspondance , et il ne m' envoyait pas à la Bourse . C' était convenu avec ma mère . — Ah ! si tu as peur de faire de la peine à maman ! ... — Je suis libre de mes actions . Mais , je te le répète , je ne me sens aucune aptitude pour le métier que tu me proposes et je n' en sais pas le premier mot . — Je te l' apprendrai et après cinq ou six leçons , tu en sauras autant que moi . Admire dès à présent tous les avantages qu' il assure à ceux qui le pratiquent . Regarde les messieurs qui déjeunent près de nous et ces petits jeunes gens qui bourdonnent autour d' eux comme des mouches . — Ils ont tous la même figure ... des yeux noirs , des cheveux frisés , on se croirait dans le pays hébreux . — On y est . Tu sais bien que , si tous les spéculateurs ne sont pas Israélites , tous les Israélites sont plus ou moins spéculateurs . Les déjeuners que tu vois sont des capitalistes qui jouent sur les cours . Ceux -là se ruinent quelquefois et s' enrichissent très souvent . Les autres sont des courtiers qui viennent prendre leurs ordres de vente ou d' achat et aucun de ces financiers en herbe ne gagne moins de dix à douze mille francs par an . Ça vaut bien la peine de déroger . — Je ne dis pas le contraire . Mais je n' ai pas la vocation . — Elle te viendra . Et d' ailleurs , rien ne t' empêche de jouer pour ton compte , tout en faisant du courtage . C' est même le moyen de ne faire que de bonnes spéculations ... quand on est bien conseillé ... et je m' en charge de te conseiller . Avec ta situation de propriétaire foncier , tu auras tout le crédit que tu voudras . — Merci ! dit brusquement Robert . Parle -moi plutôt de ce qui s' est passé chez ta comtesse de Malvoisine après mon départ . Cette jeune fille ... Mlle Violette ... est-elle restée dans le salon jusqu' à la fin de la soirée ? — Comment ! s' écria Gustave , tu penses encore à cette petite ! Elle est gentille , je ne dis pas le contraire ... mais t' inquiéter d' elle , au moment où tu es dans l' embarras , c' est trop fort . Décidément , mon pauvre ami , tu n' es pas sérieux et tu ne le seras jamais , je le crains . — Ça me regarde , dit Bécherel avec impatience . Je te demande encore une fois de me dire ce qui s' est passé là-bas , après mon départ . — Eh bien ! ta pianiste est sortie du salon un peu après toi , et plus tard , la comtesse m' a dit qu' elle venait de lui donner son congé définitif . Mlle Violette se trouve donc logée à la même enseigne que toi . Elle est sans place . Mais , sois tranquille , elle n' aura pas de peine à en trouver une , car elle a beaucoup de talent comme musicienne . Et si elle voulait se lancer dans le monde où on s' amuse , elle y réussirait encore mieux . Galimas ne demande qu' à lui faire un sort . — Encore cet homme ! ... Tu as donc juré de m' exaspérer ! cria Robert en frappant du poing sur la table . — Calme -toi , cher ami . La jeune Violette est de force à se défendre . Galimas en sera pour ses peines . Et d' ailleurs tu la protègeras . Commence par gagner de l' argent . Lorsque tu en auras , tu seras libre de tes mouvements . L' argent , c' est l' indépendance . Cet axiome frappa l' esprit mobile de Robert . Il comprit qu' en effet , dans la situation précaire où il était , il ne pouvait rien pour la jeune fille qui l' intéressait . Et , à en croire son ami , il ne tenait qu' à lui de s' assurer de beaux revenus en travaillant à la Bourses . — Je vais t' en faire gagner dès aujourd'hui , reprit Gustave . — Bien obligé ! Je ne veux pas m' exposer à en perdre ... et , s' il agit encore d' une association ... — Je ne te mettrais pas de moitié dans une affaire , si je ne jouais pas à coup sûr . Tiens ! la voilà qui vient à moi , l' affaire . Vois -tu ce grand garçon qui s' avance là-bas ? Eh bien ! laisse -moi causer trois minutes avec lui , et , après , je te dirai si nous pouvons marcher carrément . Gustave se leva , tendit la main au nouveau venu , l' entraîna derrière un arbre vert , planté dans une caisse , à deux pas de table et entama avec lui une conversation à voix basse . Robert se mit à examiner le monsieur que son camarade accueillait avec tant d' empressement . Ce nouveau venu était un blond , assez bien de figure , pas mal tourné et vêtu avec une élégance recherchée . À première vue , on aurait pu le prendre pour un homme du meilleur monde , mais en le regardant plus attentivement , Robert s' aperçut qu' il avait l' œil faux et une physionomie sournoise . — Il a l' air d' un valet enrichi , pensa-t-il . Le bellâtre s' éloigna et Robert entendit qu' il disait : — Allez de l' avant et tapez ferme . — Comme un sourd , répondit Gustave . Dites à votre patron qu' il peut compter sur moi . Puis revenant à la table où Bécherel l' attendait : — Avale vite ton café . Tu finiras ton cigare sous la colonnade . Les minutes valent de l' or , ce matin . — Pourquoi ? — Tu le verras tout à l' heure . Garçon , l' addition ! Et tout en réglant la note , Gustave reprit : — Mon cher , nous allons écraser tes cours . Tu ne sais pas ce que c' est . Eh bien ! tu vas l' apprendre et tu reconnaîtras que cet exercice est fatigant , mais lucratif . Il se dirigea vers la sortie , et Robert qui le suivait de près , vit plusieurs messieurs l' accoster , successivement ; mais Gustave , sans s' arrêter , les éconduisit d' un geste qui signifiait : je ne sais rien ; ou : je ne veux rien dire . — Ah ça ! ils te prennent donc pour un oracle ? lui demanda Bécherel , quand ils furent hors du restaurant . — Pour un sous-oracle , et ils n' ont pas tort . Je viens de recevoir une nouvelle sûre et je la garde pour moi . Quand ils l' apprendront , mon coup sera fait . — Tu vas donc jouer aujourd'hui ? — En voilà une question ! Penses -tu que je vais pénétrer dans ce monument pour contempler les peintures en grisailles qui décorent le plafond de la grande salle ? Bécherel ne souffla plus mot et se laissa entraîner vers le temps grec , où en fait de déesse , on n' adore que la fortune . Il en sortait des clameurs confuses , car l' heure avait sonné et le culte de cette divinité capricieuse était en plein exercice . Les retardataires enjambaient quatre à quatre les marches qui s' étendent devant la façade de l' édifice , et la foule encombrait déjà le péristyle et les colonnades latérales . Une longue file de voitures s' étendait devant la grille ; d' autres arriveraient à toute minute , jetant sur l' asphalte du trottoir un spéculateur ou un commis d' agent de change qui n' attendaient pas pour sauter à terre que le cheval fût arrêté . Tout ce monde de l' argent courait , grouillait , s' agitait et vociférait . — Je n' ai jamais visité Charenton , pensait Bécherel , mais je me figure que les pensionnaires de cet établissement se démènent moins et font moins de tapage que ces messieurs -là . Gustave ne lui laissai pas le temps de réfléchir . — Viens avec moi , dit-il en grimpant vivement l' escalier . Et quoi que je dise ou que je fasse , garde un silence prudent . Je ne te demande qu' une chose c' est de ne pas ouvrir la bouche . Arrivé sous la colonnade , il obliqua à gauche et conduisit Bécherel au point d' intersection du péristyle , auquel aboutit le grand escalier , et de la galerie qui fait face au nord . — Reste là , lui dit-il . Tu verras une jolie bousculade . — Pardon ! je suis venu ici pour souffleter Galimas et non pour assister à des batailles de remisiers . — Tu le souffletteras plus tard ... je te l' amènerai ... quand j' aurai liquidé notre opération ... — Ton opération , rectifia Bécherel . Moi , je ne veux pas jouer . Gustave ne l' écoutait plus . Il venait de se lancer dans la mêlée et il se débattait au milieu d' une douzaine de messieurs qui le savaient bien renseigné et qu' il parvint à écarter pour se précipiter dans la salle . Robert resta planté sur ses jambes et assez embarrassé de sa contenance . Des jeunes gens passaient devant lui , un carnet à la main , jetaient un chiffre aux clients groupés sous la colonnade et retournaient en courant se plonger dans la fournaise , qui devait être en pleine ébullition , à en juger par le vacarme qu' elle faisait . Bientôt , il en vint qui remarquèrent ce jeune homme de bonne mine , adossé à une colonne et s' arrêtèrent une seconde pour lui annoncer les cours en mettant leur carnet sous ses yeux , à quoi Robert se croyait obligé de répondre par un : merci , monsieur ! qui les étonnait beaucoup , parce qu' ils n' étaient point accoutumés à cette politesse inutile . — Ils me prennent pour un spéculateur , c' est évident , pensait Bécherel . J' ai bien envie de m' en aller ... Mais , non , je ne puis pas partir avant d' avoir revu Gustave , à moins que le Galimas ne vienne à passer par ici . Il se résigna donc à rester et pour prendre patience ils se mit à écouter les mots qu' échangeaient les courtiers et dont il ne comprenait qu' à demi la signification . — Que fait -on à la corbeille ? — On baisse dur . Quatre-vingt-deux vingt-cinq . — On a ouvert à quatre-vingt-trois . C' est raide . — À propos de quoi cette dégringolade ? — Mauvaises nouvelles du Tonkin . — Est -ce officiel ? — On n' a encore rien affiché . Mais le gros Gustave est toujours bien informé ; il a un ami du ministre dans sa manche . Et il pousse à la baisse comme un enragé . Il vient de vendre trois cent mille . — Rien que ça pour commencer ! Il faut qu' il soit bien sûr de son fait . Il est trop malin pour s' enfiler , celui -là . Mais il doit y avoir quelqu'un derrière lui . S' il était seul , il n' aurait pas assez de crédit pour jouer si gros jeu . Cela dura ainsi vingt minutes . Robert , ahuri , se demandait si son ami était devenu fou . L' idée lui vint de s' informer . Il avisa à quelques pas du coin où il se tenait un jeune homme dont la figure lui plut et qui faisait sa partie dans ce concert de propos ininterrompus . — Monsieur , lui demanda-t-il en portant la main à son chapeau , pourriez -vous me dire ce qui se passe ? — Parfaitement , monsieur . On baisse parce que M . de Bismark vend des primes . — Comment , monsieur ? — Vous voyez ce gros homme qui a le nez rouge et des favoris taillés en côtelettes ? ... Eh bien ! c' est le premier secrétaire du prince de Bismark . Il a été envoyé ici par son maître , tout exprès pour peser sur les cours . Robert comprit que ce farceur se moquait de lui . Il pâlit de colère et il allait l' apostropher rudement , lorsque survint un autre commis qui prit par la taille le donneur de renseignements facétieux et lui cria : — Qu' est -ce que tu fais ici ? Le patron te cherche partout . Il y a une dépêche . On vient de l' afficher . La nouvelle du Tonkin n' était qu' un canular . La rente remonte . Avant cinq minutes , on aura rattrapé le cours d' ouverture . On est déjà à quatre vingt-deux cinquante . Ils partirent tous les deux comme des chiens courants qui ont débusqué un lièvre et ils étaient déjà hors de portée avant que Bécherel eût trouvé l' impertinence qu' il cherchait pour en cingler le polisson auquel il avait eu la fâcheuse idée de s' adresser . Ils se perdirent dans la foule , si vite que Robert dut renoncer à les poursuivre . — J' ai donc l' air bien provincial que ce drôle se permet de me faire une charge , dit-il entre ses dents . Si jamais je le retrouve , je le corrigerai de façon à lui ôter l' idée de recommencer . Quel vilain monde ! je ne m' y habituerai jamais , et décidément je m' en vais . Il allait décamper quand il aperçut Gustave qui arrivait tout essoufflé . — Enfin , te voilà ! dit Bécherel . J' allais partir . À quoi penses -tu de me laisser me morfondre sous cette colonnade ? Et me feras -tu le plaisir de me dire pourquoi tu m' as amené ici ? — Pour te faire gagner de l' argent , grand nigaud , répondit Gustave en poussant son ami hors de la foule . Le tour est joué . — Quel tour ? — C' est bien simple . En arrivant à la Bourse , nous avons vendu trois cent mille francs de rente au cours de quatre-vingt-deux francs soixante-quinze , et nous venons de les racheter au cours de quatre-vingt-deux vingt-cinq . — Je ne comprends rien à ce que tu me dis . — Comment ! tu ne comprends pas que la différence entre le cours de vente et le cours de rachat est de cinquante centimes , à notre profit ... ce qui représente un bénéfice à nous partager de cent cinquante mille francs ... moins les courtages . — Tu te moques de moi . D' abord , je ne t' ai pas autorisé à jouer pour mon compte . Et de plus , si j' avais perdu une somme aussi forte , je n' aurais pas pu la payer . Il m' est donc impossible de partager le bénéfice de ton opération . Ce ne serait pas honnête . Je refuse . — Tu refuses ! s' écria Gustave . Ah tu en as , toi , des scrupules ! Je t' apporte presque une fortune et tu fais la fine bouche ! c' est vraiment par trop bête ! Mais je vais mettre ta conscience en repos . Apprends , cher ami , que sans toi , je n' aurais pas pu opérer sur trois cent mille francs de rente . Je me suis servi de ton nom et de ton crédit . — Mon crédit ? ... tu es fou . — Mais non . Écoute un peu comment je m' y suis pris . J' ai un ami qui est en situation d' avoir des nouvelles sûres ... ou passant pour telles ... ce blond que tu as vu au restaurant ... il a suffi qu' il s' y montrât et qu' il me parlât pour que le bruit se répandit qu' il venait de me confier un secret du gouvernement . Comme je voulais opérer pour mon compte et que je n' ai pas assez de surface , il me fallait un nom à mettre en avant . J' ai pris le tien . M . Bécherel , gros propriétaire foncier , en Bretagne , a joué à la baisse , par mon intermédiaire . Un fort coulissier qui a toute confiance en moi ne m' en a pas demandé davantage ... d' autant que le résultat de l' opération était certain ... pourvu qu' elle fût bien menée et je l' ai dirigée ... magistralement , j' ose le dire . Nous avons racheté , juste une minute avant qu' on n' affichât la dépêche officielle qui dément la nouvelle d' un désastre au Tonkin . Maintenant , l' affaire est dans le sac . Tu n' as plus qu' à te présenter avec moi chez l' agent de change , le quatre du mois prochain , et sur ta signature tu toucheras les cent cinquante mille . J' en remettrai la moitié à mon donneur de renseignements et nous nous partagerons le reste ... soit environ trente-cinq mille pour chacun de nous . Qu' est -ce que tu dis de ça , hein ? avais -je raison de te dire que le métier avait du bon ? — Et du mauvais aussi , morbleu ! Cette exploitation d' une fausse nouvelle est une véritable filouterie et , je le répète , je refuse absolument d' en profiter . — Libre à toi , mon cher . Mais tu ne refuseras pas , j' espère , d' aller toucher chez l' agent . Toi seul as qualité pour recevoir l' argent , puisque l' opération a été faite en ton nom . Et je ne fais pas fi de la somme , moi ... ni mon associé non plus . Si tu veux nous l' abandonner , nous nous en accommoderons , mais il faut que tu signes le reçu . Tu ne voudras pas me faire perdre l' argent que j' ai gagné . — Eh bien , soit ! je le toucherai pour toi , mais je dirai à l' agent comment les choses se sont passées . — Ce serait encore pis . Tu ruinerais complètement mon crédit . Si on savait dans le monde des affaires que j' ai opéré en ton nom , sans t' avoir consulté , je ne trouverais plus une maison qui consentit à exécuter un ordre de moi . Je n' aurais plus qu' à me jeter à l' eau , et tu serais cause de ma mort . Ce serait une singulière façon de me remercier d' avoir mis plus de trente mille francs dans ma poche . — Je n' en veux pas , te dis -je . — J' ajoute que tu te ferais beaucoup de tort à toi -même , si tu disais la vérité à l' agent . On te reprocherait d' avoir été mon prête-nom . On ne croirait pas que j' ai agi sans te consulter et tu passerais pour avoir , d' accord avec moi , trompé un coulissier sur ta solvabilité . — Non , si j' abandonne mon bénéfice . — Tu ne peux pas l' abandonner . L' agent te mettra en demeure de recevoir et si l' argent ne sort pas de sa caisse , on dira que tu l' y as laissé pour servir de couverture à de futures opérations . Donc , tu n' as à choisir qu' entre deux alternatives : ou me remettre de la main à la main la totalité de la somme , ou ce qui serait plus sage , garder ta part et me remettre le reste . Mais , quoi que tu fasses , ils faut que tu touches . — Que le diable t' emporte , avec tes inventions , tes initiatives et ta manie de m' associer malgré moi à tes entreprises ! ... cette nuit , tu m' as mis de moitié dans ton jeu , sans me consulter . Il m' en a coûté dix mille francs et ma place ... et voilà que maintenant tu me fourres sans me prévenir dans une opération véreuse ! ... — Qui te rapporte plus du triple de ce que tu as perdu chez Mme de Malvoisine et qui te permet dès à présent de te passer de ton emploi chez Lafitte . Et au lieu de m' en savoir gré , tu me dis un tas de choses désagréables ! En vérité , tu m' affliges avec ta naïveté . La Bourse n' est pas un salon où on se fait des politesses , et on ne s' y bat pas à armes courtoises . Ici , mon cher , c' est le combat pour la vie . Les forts et les habiles mangent les faibles et les niais ... et personne ne plaint les morts qui restent sur le carreau . Tu parles de manœuvres déloyales ? ... Ici , elles le sont toutes . T' imagines -tu par hasard que les hauts barons de la finance se privent d' utiliser leurs millions et leurs relations qui les mettent à même d' être mieux informés que les gens comme nous et de faire à leur gré la hausse ou la baisse ? Ils jouent à coup sûr ceux -là ... à l' écarté , ça s' appelle tricher . Robert , étourdi par cette avalanche de sophismes , baissait la tête et ne savait trop que répondre . — Tiens ! reprit Gustave , ton ex-patron , le vertueux Lafitte ... crois -tu qu' il s' abstient de profiter des renseignements particuliers qui lui arrivent ? ... Je te garantis que s' il avait su tout à l' heure ce que mon homme est venu me dire , il aurait vendu de la rente par brassées et il aurait gagné des millions , lui qui peut opérer sur une grande échelle . Ne sois donc pas enfant . Envisage la vie telle qu' elle est ... une lutte perpétuelle où tout ce qui n' est pas défendu est permis . « Et surtout , ajouta en riant le cynique remisier , ne te plains pas que la mariée est trop belle . Ce matin , avant de déjeuner avec moi , tu n' avais que des dettes ... tu parlais d' aller enterrer à Rennes ... et tu déplorais , sans pouvoir y remédier , le malheur de la jeune Violette . Maintenant , la roue de la Fortune a tourné pour toi . Te voilà possesseur d' un joli capital ... rien ne te force plus à quitter Paris ... et rien ne t' empêche de venir en aide à ta préférée . L' argent , c' est le nerf de la guerre ... en amour comme ailleurs ... — Assez là-dessus ! Si je me décide à accepter ma part , ce sera pour rembourser ce Marcandier ... et je commencerai par gifler Galimas . — Encore ! Tu as la rancune tenace . Moi , quand j' ai gagné , je pratique volontiers le pardon des injures . Je viens de le voir , Galimas . Il est en plein coup de feu et c' est à peine s' il a eu le temps d' encaisser les dix mille francs que je lui devais . Je crois , du reste , qu' il est en train de s' enfiler dans les grands prix . Il n' était pas renseigné comme moi et il a pris le mouvement à rebours . Il était à la hausse quand on a commencé à baisser et maintenant qu' on remonte il s' est mis à la baisse . Il pourrait bien recevoir , comme on dit , le flic et le flac . — Je voudrais qu' il se ruinât . — Diable ! tu n' es pas tendre . Heureusement pour lui , il a les reins solides . Il ne sautera pas , mais s' il perd , comme je le crains , la forte somme , tu peux être tranquille . Il ne s' amusera pas à courir après Mlle Violette . — Fais -moi donc le plaisir de ne plus t' occuper d' elle , dit vivement Robert . — Allons , bon ! voilà encore que je viens de marcher sur tes plates-bandes ! Mais je ne recommencerai pas , car je te quitte pour rentrer dans le sanctuaire . Si tu m' en crois , tu vas laisser Galimas en repos . Il ne songe pas plus à toi ni aux témoins que tu devais lui envoyer qu' à se pendre ... et en te dénonçant à Lafitte , il t' a rendu service , sans le vouloir , puisque te voilà sur le chemin de l' opulence . Oublie cet olibrius , et rentre chez toi . Tu recevras demain un avis de l' agent de change et tu passeras à la caisse , le jour du règlement . Car j' espère bien que je t' ai converti à des idées plus sages et que tu ne bouderas pas contre la fortune qui te prend par la main . Au revoir ! ... à bientôt ! Et lâchant le bras de son ami , le triomphant Gustave se mit à fendre les groupes pour retourner à ses courtages . Robert , resté seul , se demanda s' il avait rêvé . Il ne pouvait pas s' accoutume à l' idée que sa situation venait de changer d' un coup de baguette et qu' il devait ce miracle de féerie à ce gros garçon que le hasard avait jeté sur son chemin , la veille , et qui tenait déjà tant de place dans sa vie . Il n' en était pas encore à se féliciter de l' avoir rencontré , mais il n' était pas encore à se féliciter de l' avoir rencontré , mais il n' était déjà plus aussi fermement résolu à refuser sa part d' un bénéfice assez mal acquis . Il se disait qu' avec cet argent , il pourrait se libérer d' une dette qui lui pesait et cela sans être obligé d' affliger sa mère , en hypothéquant leur bien . En attendant qu' il se décidât , il fallait lui écrire , le jour même , afin que sa lettre arrivât en même temps que celle de M . Lafitte et Robert n' avait pas de temps à perdre . Il suivit donc le conseil de Gustave et il rentra chez lui par le chemin le plus court . En y arrivant , il y trouva une lettre qu' on y avait apportée pendant son absence et dont l' écriture lui était inconnue . Il la décacheta sans empressement et il ne fut pas peu surpris d' y lire ceci : « Il faut absolument que je vous parle . Si vous me portez quelque intérêt , venez demain à deux heures aux Tuileries , sur la terrasse du bord de l' eau , près de l' Orangerie . » C' était signé : Violette . Le mois de février touchait à sa fin et on sentait déjà l' approche du printemps . Le soleil un peu pâle de la saison brillait dans un ciel sans nuages et l' hiver semblait faire ses adieux aux Parisiens , en leur concédant une journée tiède et sereine , après tant de bourrasques et de frimas . C' était un temps fait à souhait pour la promenade et pour les rendez -vous en plein air . Tous les privilégiés que le labeur quotidien n' enchaîne pas à leur bureau ou à leur boutique s' étaient répandus par les rues . Des femmes élégantes flânaient à pied devant les étalages des bijouteries de la rue de la Paix , et l' avenue des Champs-Élysées était encombrée d' équipages qui montaient vers le bois . À deux heures moins le quart , Robert de Bécherel entra dans le jardin des Tuileries par la rue de Rivoli , et le traversa au pas accéléré pour arriver à la terrasse du bord de l' eau . La veille , après avoir écrit à sa mère une lettre plus courte qu' il n' aurait fallu , il avait passé une soirée à réfléchir solitairement aux événements du jour qui venait de finir et de la nuit précédente . Il hésitait encore entre deux partis à prendre . Le plus sage eût été de retourner à Rennes et de laisser son dangereux ami se démêler comme il pourrait des suites de cette vilaine affaire de Bourse . Mais l' autre parti avait des côtés séduisants . Rester à Paris , s' y créer une situation indépendante , en usant des relations et des conseils de ce Gustave qui savait gagner cent cinquante mille francs en vingt minutes ; c' était tentant pour un secrétaire congédié . Il se disait qu' on peut gagner de l' argent dans le monde où ce garçon lui proposait de l' introduire , en gagner honnêtement et sans recommencer le coup de la fausse nouvelle . Rien ne le pressait de quitter Paris , puisqu'il avait de quoi attendre , même sans toucher à la somme dont il se trouvait crédité malgré lui chez un agent de change , et plusieurs motifs l' y retenaient : entre autres , le désir bien légitime de se tirer des griffes de l' usurier , Rubis-sur-l'ongle , et de ne pas rester sous la menace d' une échéance . D' ailleurs , quoi qu' il décidât , il ne pouvait pas partir sans voir cette jeune fille qui avait fait sur lui une si vive impression et qui réclamait son appui , avec une franchise de bon augure , par une lettre virilement tournée . Une intrigante , en quête d' un amant , n' aurait pas écrit de ce style . Et , après les incidents de la soirée chez la comtesse , Robert , qui était la cause involontaire du renvoi de Mlle Violette , lui devait bien de se rendre à l' appel qu' elle lui adressait . Il avait donc ajourné sa résolution définitive jusqu' après l' entrevue , et il se promettait aussi de n' en prendre aucune avant d' avoir exposé son cas au colonel Mornac . Il arrivait au rendez -vous , assez ému et encore plus préoccupé de savoir ce qu' allait lui demander la victime de l' injustice de Mme de Malvoisine et de la jalousie de la soi-disant pupille de la comtesse . Il aborda la terrasse par l' escalier qui touche à la grille ouverte en face du pont de Solférino et , après l' avoir monté , il se dirigea vers l' Orangerie construite , il y a quelques années , sur le terre-plein qui domine la place de la Concorde . Sur la longue esplanade du bord de l' eau , il n' y avait que de bonnes , des enfants et deux ou trois vieillards qui se chauffaient au soleil . Le lieu n' est fréquenté que pendant l' été , aux heures où on fait de la musique dans le jardin , et , cependant , on y jouit en toute saison d' une vue magnifique sur la Seine . À gauche , la pointe de la Cité et les tours de Notre-Dame – un vaisseau à l' ancre avec ses mâts – en face , les restes du palais du conseil d' État qui ressemblent à une ruine romaine ; à droite , dans le lointain , le Trocadéro et les coteaux de Meudon . C' est un tableau achevé que les flâneurs n' admirent guère , ni les amoureux qui se cherchent sur cette promenade déserte . Robert passa sans s' y arrêter . Il n' avait qu' une pensée , qui était de découvrir la jeune fille qu' il n' apercevait pas encore , et il craignait d' être arrivé trop tôt . Il la vit enfin quand il eut dépassé le bâtiment de l' Orangerie . Elle avait poussé jusqu' au bout du quinconce planté au-dessus de la grille du pont tournant , et elle venait droit à lui . Il la reconnut de loin et il a trouva encore plus à son goût que l' avant-veille . Dans le salon de la rue du Rocher , il n' avait pu juger que de sa figure , et on ne connaît bien une femme que lorsqu' on l' a vue marchant , au grand jour . Beaucoup qui brillent , assises et aux lumières , perdent à cette épreuve . Mlle Violette y gagnait . Sa taille était charmante ; elle avait ce que Damas fils appelle la ligne , c' est-à-dire une tournure attrayante , une allure gracieuse et dégagée , une parfaite harmonie dans les proportions du corps et dans les mouvements . Elle n' était pas très grande , mais pas trop petite non plus . Et elle était mise avec goût , quoique très simplement . Une toilette noire qu' elle portait à merveille faisait ressortir la blancheur de sa peau , l' éclat de ses grands yeux noirs et l' or de ses cheveux blonds . Elle ne paraissait pas troublée du tout et elle aborda Robert en lui tendant la main : une petite main finement gantée de noir . — Merci d' être venu , lui dit-elle . J' y comptais , je l' avoue , mais je suis heureuse de voir que je vous avais bien jugé . — Et moi , mademoiselle , répliqua Robert en souriant , je suis fier de vous avoir inspiré assez de confiance pour que vous n' ayez pas craint de recourir à moi . — Qu' aurais -je pu craindre ? Nous n' avons échangé que bien peu de mots , mais je me flatte que nous nous sommes compris . Du reste , aux premières paroles que vous m' avez adressées , j' ai répondu en vous posant mes conditions ... et vous les avez acceptées . — Il m' en a coûté de m' y soumettre , mais je ne saurais nier que je vous ai promis de ne pas vous faire la cour . — C' est tout ce que je vous demande . — Je n' ai pas promis de ne pas vous aimer . — Eh bien ! aimez -moi comme je vous aime ... d' une bonne et franche amitié . Vous allez me dire que ce sentiment ne peut exister qu' entre personnes de même sexe . J' espère bien vous prouver le contraire . — J' essaierai de me rallier à vos idées . Je ne réponds pas d' y réussir . — J' entreprendrai votre conversion à mes risques et périls . Il me suffit que vous m' ayez juré de ne pas me parler d' amour , sous quelque prétexte que ce soit . Et je vous préviens que j' ai l' esprit très ouvert . Si vous essayiez de m' adresser des déclarations déguisées ... comme vous l' avez déjà fait chez Mme de Malvoisine , je comprendrais à demi-mot , et , à la première tentative de ce genre , je couperais court à nos relations , quoique j' y attache infiniment de prix . — Pas plus que je n' y en attache moi -même , puisque je me résigne à les accepter telles que vous me les offrez . Mais à quoi vont -elles donc se réduire , bon Dieu ! si vous commencez par leur assigner des limites tellement étroites que ... — N' est -ce donc rien , monsieur , que de s' estimer réciproquement et de se soutenir dans les épreuves de la vie ? Vous pourriez me répondre que nos situations ne sont pas pareilles et que j' aurai souvent besoin de votre appui , tandis que vous qui êtes heureux et riche ... — Beaucoup moins que vous ne pensez , mademoiselle , interrompit Bécherel , dont la défiance s' éveillait déjà . J' ai en ce moment de graves soucis et je viens de perdre un emploi dont je vivais . — Ah ! mon Dieu , s' écria la jeune fille ; et moi qui vous ai appelé pour vous parler de l' embarras où je me trouve ! Je vous en supplie , ne vous occupez pas de moi ... je saurai me tirer d' affaires toute seule ... songez à vous , monsieur , et oubliez que je suis dans la peine . Ce fut dit avec un élan spontané et un accent de sincérité tels que Robert chassa le soupçon qui lui était venu à l' esprit . Elle lui avait dit : vous êtes riche et il avait pris cette fin de phrase pour le préambule d' un appel à sa bourse . Il regrettait déjà d' avoir eu cette mauvaise pensée , mais il n' en revenait pas d' entendre une toute jeune fille s' expliquer avec tant de sang-froid et une si complète netteté de langage et d' idées , dans une occasion si particulièrement délicate . — Oh ! dit-il gaiement , je ne suis pas bien malheureux et mes soucis ne sont rien en comparaison des vôtres . Ma mère a de la fortune , et je ... — Votre mère ! ... oh ! ... monsieur , pensez à elle , d' abord ... et , si vous êtes affligé , allez la rejoindre bien vite . Si j' en avais une , c' est près d' elle que je me réfugierais . — Oui ... je sais que vous êtes orpheline ... — Qui vous l' a dit ? — Un ancien ami de mon père que j' ai retrouvé avant-hier à la soirée de Mme de Malvoisine . — Le colonel Mornac , n' est -ce pas ? — Vous le connaissez ? — Oui , pour l' avoir vu quelquefois chez la comtesse . Il m' a toujours témoigné de la sympathie et je suis sûre qu' il ne vous a pas mal parlé de moi . — Il m' a fait de vous un chaleureux éloge ... et il m' a laissé entendre qu' il y a dans votre vie un douloureux mystère . Si j' osais vous demander ... — De vous raconter mon histoire . Si j' y consentais , vous seriez le premier à qui je l' aurais dite toute entière . — Vous me donneriez donc une marque de confiance qui me toucherait profondément . La jeune fille hésita . Elle regardait Robert pour tâcher de lire dans ses yeux si l' intérêt qu' il semblait lui porter ne cachait pas quelque arrière-pensée . — Soit ! dit-elle après un silence . Quand vous me connaîtrez mieux , je serai moins gênée pour vous dire ce que j' attends de vous . Mon passé vous expliquera ma situation présente . Seulement , je vous préviens que mon récit sera un peu long . Si vous tenez à l' entendre , nous ferons bien de nous asseoir sur ce banc . Le siège qu' elle indiquait était de marbre blanc et il devait dater de l' époque où fut plantée cette partie du jardin . Les arbres , dépouillés de leurs feuilles , ne l' abritaient guère ; mais il faisait ce jour -là un temps qui permettait de s' y chauffer au soleil , dont les rayons illuminaient doucement la grande avenue des Champs-Élysées et l' Arc de Triomphe de l' Étoile . Robert ne se fit pas prier pour y prendre place à côté de la jeune fille , qui se laissa aller un instant au plaisir de contempler le tableau changeant qu' elle avait sous les yeux : les promeneurs élégants répandus sur les contre-allées , les fringants cavaliers filant au grand trot , les huit-ressorts étincelants emportant vers les lacs du bois de Boulogne des heureux de ce monde et aussi des heureuses . — Que c' est beau ! murmura Violette . — C' est le spectacle que Paris donne à peu près tous les jours , de deux à quatre , dit Bécherel , en souriant . Est -ce donc la première fois que vous le voyez ? — Mon Dieu , oui . Mme de Malvoisine sortait en voiture très souvent , mais elle ne m' emmenait pas avec elle ... et je n' ai jamais osé m' aventurer seule , à pied , dans cette foule . — Ces équipages ... ces toilettes ... tout ce luxe qui étincelle vous fait envie , sans doute ? — Non . Il m' éblouit , mais il ne me tente pas . Je n' ai jamais ambitionné la richesse . Pour moi , ce ne serait pas le bonheur . Celui que je rêve est tout différent ... et il ne m' est pas plus facile d' y atteindre . — Où le place -vous donc ? — Ce que je voudrais avant tout , c' est l' indépendance . — Alors , vous avez dû bien souffrir chez la comtesse . — Au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer . Mais ces souffrances -là font partie de mon histoire et j' ai promis de vous la raconter . Je n' y arriverai jamais , si vous continuez à me poser des questions incidentes . — J' écoute , mademoiselle . — Alors , je commence . Mais je vous préviens que je vais être obligée de remonter très loin ... jusqu' aux premiers jours de mon enfance ... — Ils ne se perdent pas dans la nuit des temps , ces jours -là , dit gaiement Robert . Vous avez à peine dix-neuf ans . — Peut-être vingt ... peut-être dix-huit ... je ne sais pas l' âge que j' ai , ou je ne le sais que par approximation . — Comment cela ? — Mais oui . Je n' ai pas d' état-civil . J' ignore le lieu de ma naissance , le nom de mes parents , et jusqu' à mon prénom véritable . — Alors , celui de Violette ? ... — C' est un surnom qu' on m' a donné plus tard . Tout à l' heure , je vous dirai pourquoi . Mais , je vous en prie , ne m' interrompez plus . Le plus lointain souvenir qui me soit resté du passé se rapporte à un fait assez insignifiant . Je n' avais pas trois ans puisqu'une femme ... ma nourrice sans doute ... me portait dans ses bras . Nous étions sur une terrasse entourée d' eau ... — Une terrasse entourée d' eau , c' est une jetée ... un môle , qui s' avance dans la mer . — On me l' a dit ... et je le crois . Il y avait beaucoup de monde sur cette jetée . Je regardais sans voir comme regardent les bébés . Tout à coup , une masse énorme s' avança et passa tout près de moi . C' était comme une maison qui marchait . — Un navire qui entrait dans le port , parbleu ! — C' est probable . Mais dans quel port ? ... c' est ce que je n' ai jamais su et ne saurai jamais . — Pourquoi ne le sauriez -vous jamais ? Je parie que je le trouverais , moi , ce port et que si je vous conduisais sur cette jetée , vous la reconnaîtriez . — Peut-être , parce que , ce jour -là , je fus prise d' une peur atroce et je poussai de tels cris que ma nourrice dut m' emporter . Un fait comme celui -là se grave dans la mémoire d' un enfant et d' autres beaucoup plus importants n' y laissent aucune trace . Je reconnaîtrais peut-être l' endroit où j' ai pleuré ; je ne reconnaîtrais pas la ville . Je n' en ai gardé aucun souvenir . — Mais ... vos parents , vous devez vous les rappeler , votre mère , au moins ... — Très confusément . Je revois quelquefois par la pensée la figure d' une femme qui m' embrassait et , avec beaucoup d' efforts , j' arrive à me représenter ses traits . Mais l' image s' efface presque aussitôt et je ne la retrouve plus . Le son de sa voix qui était douce comme une musique me revient quelquefois à l' oreille et il me semble que je l' entends . Je me souviens aussi que cette femme , qui devait être ma mère , répétait souvent un mot que je n' ai jamais pu retrouver tout entier quoique je me rappelle vaguement l' assonance qui était sourde et brève ... j' ai pensé depuis que ce devait être mon petit nom . — Voilà encore un indice à noter . En fait de noms , il y a un répertoire tout indiqué ; c' est le calendrier qui contient la liste de toutes les saintes . L' avez -vous consulté ? — Oui ... et cette lecture n' a pas réveillé ma mémoire . — J' essaierai , moi ... je referai ce travail , et je m' amuserai à vous rappeler à l' improviste par un des noms qui répondent au signalement que vous venez de me donner . Qui sait si vous ne vous rappellerez pas l' avoir déjà entendu autrefois ? — Je n' en serais pas beaucoup plus avancée , murmura tristement Violette . Ce n' était sans doute pas un nom de famille . — Et de la vôtre ... de la maison que vous habitiez ... vous ne vous souvenez pas ? — Il me semble que cette maison était grande et que je m' essayais à marcher dans les allées sablées d' un jardin où il y avait des fleurs ... C' est tout le souvenir qui m' en est resté . — Si vous n' aviez que trois ans , l' oubli s' explique . Mais vous avez grandi , et quand vous avez pu parler , écouter , raisonner , quand votre intelligence s' est développée , vous avez dû avoir un sentiment plus net de votre situation et garder souvenance des choses et des personnes qui vous entouraient , jadis . — Sans doute ... et je me suis demandé bien des fois ce qui s' était passé à ce moment -là dans ma vie . Il y a une lacune inexplicable ... C' est comme une grosse tache noire qui me cache les faits ... Je suis parfois tentée de croire que j' ai dormi pendant deux ou trois années . Brisée par des évènements que j' ai toujours ignorés , la chaîne de mes souvenirs s' est renouée à l' époque où je me suis trouvée dans un orphelinat de Rennes ... votre ville natale . Nous étions prédestinés à nous rencontrer un jour . — C' est bizarre ! vous êtes née dans un port et Rennes est assez loin de la mer . On vous y avait donc amenée ? — Oui ... mais comment ? je l' ignore . On m' y a ramassé , un matin , en été , au fond de la promenade du Thabor , où j' avais passé la nuit , couchée sur un banc . Je ne parlais pas encore distinctement et cependant je paraissais avoir au moins quatre ans . On crut d' abord que j' étais idiote . Je n' avais sur moi aucun papier ni aucune marque ; mais j' étais bien habillée et je portais du linge très fin qu' on avait pris la précaution de démarquer . On en conclut que mes parents étaient riches et qu' ils avaient fait exprès de me perdre . — On aurait dû essayer de les retrouver , ces parents barbares , s' écria Robert . — On n' y a pas manqué , mais les recherches n' ont abouti à rien . Je fus conduite dans une maison où on élevait , par charité , des orphelines et on m' y apprit à parler d' abord ... puis à lire , à écrire , à coudre , à broder . Je serais devenue très vite une habile ouvrière , mais la directrice s' aperçut bientôt que j' avais des dispositions pour la musique et une jolie voix . On me fit chanter à l' église où nous suivions les offices . Le bruit se répandit dans la ville que l' une des pensionnaires de l' orphelinat était un petit prodige . La supérieure du couvent de la Visitation vint m' entendre . Elle offrit de se charger de moi et j' entrai très volontiers dans la communauté qui recevait des jeunes filles sans fortune , destinées à se faire religieuses . La règle n' était pas très sévère . J' ai passé là les plus heureuses années de ma vie . — Pourquoi donc êtes -vous sortie de ce couvent ? — Je ne songeais point à le quitter , et je ne songeais pas non plus à l' avenir , lorsqu' un jour ... c' était il y a trois ans ... la supérieure me demanda si je me proposais de prendre le voile quand j' aurai l' âge d' entrer en religion . J' étais très pieuse , mais je ne me sentais pas assez de vocation pour m' engager à prononcer plus tard des vœux perpétuels et je le lui dis franchement . Elle me loua de ma sincérité , mais elle me déclara que j' arrivais à un âge où la communauté ne pourrait plus me garder et où il me fallait choisir un état . Je ne pouvais être qu' institutrice ou bien donner des leçons de chant et de musique . Or , il se trouvait précisément qu' une dame très respectable qui tenait un pensionnat de demoiselle à Saint-Mandé venait d' écrire à la supérieure de la Visitation pour lui demander si elle n' aurait pas parmi ses élèves une jeune fille qui fut en état de faire une sous-maîtresse et dont elle pourrait garantir la moralité . J' étais précisément cet oiseau rare . J' acceptai ce que notre Mère me proposait . Il m' eut été difficile de refuser . J' allais être obligée de quitter le couvent . Que serais -je devenue seule au monde , sans famille , sans appui , sans argent ? — Quand je pense qu' à ce moment -là , j' étais à Rennes ! — Je n' en savais rien , dit en riant la jeune fille et alors même que je l' aurais su , vous ne supposez pas que je serais allée me mettre sous votre protection . Je partis , escortée par une Sœur qui me conduisit chez Mme Valbert , à Saint-Mandé . J' y fus reçue à merveille . Cette dame me plut beaucoup ; je lui plus aussi et j' entrai en fonctions . J' y suis restée un an . — Et vous en êtes sortie pour entrer chez Mme de Malvoisine ? — Oui ... pour mon malheur ... et je vais vous dire comment . Le hasard a joué un grand rôle , dans ma vie ; je suis née casanière , je m' attache très vite aux personnes qui m' entourent et cependant je ne puis rester nulle part . C' était ma destinée , sans doute , et je ne suis probablement pas au bout de mes peines . Je m' étais accoutumée à ma nouvelle existence ... plus gaie que celle du couvent . Mme Valbert était excellente pour moi . Mes élèves m' aimaient beaucoup . Je leurs donnais des leçons de musique et de chant très appréciées par elles et par la directrice . — À la bourgeoisie riche . Beaucoup d' entre elles avaient des parents qui venaient les chercher dans des voitures de maître , les jours de sortie . Et toutes , ou presque toutes , étaient en situation de faire de beaux mariages . Elles ne pensaient qu' à cela et elles me parlaient sans cesse de leurs espérances , à moi qui n' espérais rien . C' est en les écoutant que j' ai appris ce qu' était la vie pour les femmes . Je n' en avais aucune idée , et sous ce rapport , j' étais encore une enfant . Je dois leur rendre cette justice qu' elles ne cherchaient point à m' humilier en faisant allusion au malheur de ma naissance . — Elles l' ignoraient peut-être . — C' est vrai . Elles l' ignoraient et elles l' ignorent encore . Mais Mme Valbert le connaissait . La supérieure de la Visitation l' avait renseignée et elle a gardé le secret . Je lui dois de la reconnaissance et pourtant , si Mme de Malvoisine avait su la vérité , je serais encore au pensionnat de Saint-Mandé . Mais je m' aperçois que je vous fais languir et je me hâte d' arriver au dernier épisode de mon ennuyeuse odyssée . « A certains jours ... le jour de sa fête , par exemple ... Mme Valbert donnait au pensionnat des concerts et elle invitait , non seulement les parents de mes élèves , mais encore ceux des anciennes pensionnaires . « Herminie Des Andrieux avait quitté la maison depuis dans ans lorsque j' y suis entrée , mais elle assistait régulièrement à ces réunions , avec sa tutrice Mme de Malvoisine . Elles ne m' entendaient jamais chanter sans m' accabler de compliments . Et je dois dire que j' y étais très sensible . La comtesse ne me plaisait pas beaucoup , mais Herminie m' était assez sympathique . Elle n' est pas mauvaise au fond et son plus grand défaut est la vanité . Du reste , je ne la connaissais pas encore comme je l' ai connue plus tard . — Malheureusement , puisque vous avez consenti à entrer dans cette maison de la rue du Rocher . — Certes , si j' avais su ce qui s' y passait et si j' avais prévu qu' on m' en chasserait brutalement , je n' aurais pas accepté les propositions que me fit Mme de Malvoisine . Et pourtant elles étaient brillantes . Elle m' offrait de me défrayer de tout et quatre cent francs par mois . Je mangerais chez elle et j' habiterais un appartement loué , payé et meublé à ses frais . Elle laissa entendre à Mme Valbert que parmi les habitués de son salon , je pourrais u jour trouver un mari . Et Mme Valbert me conseilla vivement de ne pas refuser la situation inespérée qui se présentait à moi . — Mais ... qu' était-elle au juste cette situation ? — Mon grand tort a été de ne pas exiger qu' on la définît d' une façon précise . J' étais engagée comme demoiselle de compagnie . Je n' aurais pas dû me contenter de ce titre vague , sans savoir à quoi il m' obligeait . Mme de Malvoisine assurait que sa fille adoptive avait besoin d' une compagne qui l' aiderait à compléter son éducation musicale . J' étais en état de la satisfaire , car j' avais eu à Rennes d' excellents maîtres ; j' avais beaucoup travaillé et j' étais devenue très forte . Je ne pouvais pas deviner qu' on m' engageait comme bonne à tout faire . — Quoi ! cette femme a osé faire de vous ... — Une servante ? oh non . En apparence , j' étais traitée comme une amie ... qui rend des services . Mais si vous saviez ce qu' on exigeait de moi ! ... Je n' avais pas un instant de liberté . J' étais tenue d' arriver le matin à neuf heures et d' attendre en étudiant mon piano , qu' il plût à Herminie de venir prendre une leçon de chant . Et , comme elle n' a qu' une voix ingrate , avec d' énormes prétentions , cette leçon était pour moi un supplice . Après le déjeuner où Mme de Malvoisine ne paraissait pas toujours , je restais à la disposition de ces dames qui ne se privaient pas de sortir sans moi . Quand elles ne me laissaient pas seule jusqu' à l' heure du dîner . La mère me demandait de leur faire la lecture ; et quelle lecture , bon Dieu ! ... des romans de Paul de Kock ou des journaux de modes . — Naturellement , murmura Bécherel , qui savait , par le colonel , à quoi s' en tenir sur le passé de la soi-disant comtesse . — Tout cela n' eût été rien encore et une pauvre fille comme moi ne devait pas se plaindre des corvées qu' on lui imposait . J' étais payée pour les subir . Mais il y avait les soirées ... — Vous avez dû souffrir , au milieu de ce monde équivoque . — Oui , j' ai souffert ... plus que vous ne pouvez l' imaginer . Dans les premiers temps , je n' étais pas en état de juger les habitués du salon de la rue du Rocher ... et encore moins les habituées . Je ne savais rien de la vie , n' en ayant vu que ce qu' on en voit dans un couvent et dans un pensionnat de demoiselles . Il me semblait pourtant qu' il devait exister un monde où on rencontrât des hommes mieux élevés et des femmes moins évaporées . Ce n' était chez moi qu' un instinct , car je manquais de points de comparaison . « Un soir , quelques mots dits par M . de Mornac , qui paraissait s' intéresser à moi , m' ouvrirent les yeux ... et je compris que j' étais mal tombée . Je m' aperçus aussi qu' on m' avait engagée surtout pour mettre en lumière les mérites d' Herminie . On m' aurait su gré d' être laide pour que le contraste fît valoir son éclatante beauté , mais on se contentait d' exiger que je vantasse son esprit et ses talents . Par malheur , j' avais beau m' évertuer à la proclamer grande musicienne , et à amener la conversation sur des sujets qui lui étaient familiers , je ne pouvais pas l' empêcher de jouer et de chanter faux , ni de dire quelquefois des sottises . Et c' est à moi qu' on s' en prenait . « Il arrivait même que des messieurs s' occupassent de moi plus qu' il n' aurait convenu . Certes , je ne les encourageais pas . Mais on ne me pardonnait pas d' attirer involontairement leur attention . C' est tout simple . Herminie veut se marier et ceux qui se permettent de ne pas lui faire la cour sont à l' index chez la comtesse . — Alors , je dois y être bien mal noté , dit en souriant Bécherel . — Moins mal que vous ne pensez . Herminie est ... et surtout sera très riche . Elle ne cherche pas la fortune ; elle cherche un nom ... et le vôtre lui a plu . Votre personne lui a plus encore davantage . Vous pouvez donc vous attendre à être invité à toutes les soirées de Mme de Malvoisine ... maintenant que je n' y suis plus . — Elle aura beau m' inviter . Je n' irai jamais . — Je ne vous demande pas cela ; mais laissez -moi finir ma triste histoire . Les grosses humiliations ont commencé pour moi , il y a un an . Jusqu' alors , ma situation était encore supportable . Mme Valbert s' informait de moi de temps en temps et la comtesse , qui ne pouvait articuler contre moi aucun grief sérieux , n' osait pas se plaindre de mes services . Elle avait imaginé un autre moyen de se débarrasser de moi . Elle voulait me marier à un monsieur de ses amis qui proposait de m' épouser sans dot . Mais ce monsieur me répugnait horriblement et je me dérobai à l' honneur qu' il croyait me faire . « À dater de ce jour , je devins le souffre-douleur de Mme de Malvoisine et Herminie ne prit pas ma défense . Je passai à l' état de gagiste . On ne chercha même plus à sauver les apparences . Je continuai de paraître au salon , mais il me fut interdit de prendre part à la conversation , j' étais rivée au piano , condamnée à accompagner en sourdine les doux propos qui s' échangeaient entre Mlle des Andrieux et les invités de la comtesse ; à les faire danser quelquefois jusqu' à trois heures du matin . Et les hommes qui tenaient à plaire à ces dames ne s' approchaient de moi que pour me tenir des propos ... blessants . — Je m' étonne que vous ayez patienté si longtemps . — J' étais résolue à partir . Je n' attendais qu' une occasion . Elle s' est présentée . Mme de Malvoisine a pris les devants , puisqu'elle m' a signifié mon congé . Je la quitte sans regret et je ne crains qu' une chose , c' est qu' elle me calomnie auprès de Mme Valbert . Je tiens beaucoup à l' estime de mon ancienne maîtresse de pension qui a été si bonne pour moi et qui connaît mon histoire . — Êtes -vous bien sûre que Mme de Malvoisine l' ignore , cette histoire ? — Parfaitement sûre . Vous en doutez , parce que vous vous demandez comment la comtesse a pu prendre chez elle une jeune fille qui n' avait pas de nom de famille . Mais j' en ai un qu' on m' a fabriqué de toutes pièces , à Rennes . J' ai oublié de vous dire qu' on m' a baptisée à l' orphelinat où on m' a recueillie . La directrice a été ma marraine . On m' a appelée Marie Thabor ... du nom de la promenade où on m' a trouvée . Plus tard , on m' a surnommée Violette , parce que j' avais un goût prononcé pour les violettes , et le surnom m' est resté . Mme de Malvoisine l' a trouvé joli et ne m' a jamais appelée autrement . Elle ne s' est jamais informée de mes parents . Elle croit qu' ils sont morts , et il est probable qu' elle ne se trompe pas . — Probable , oui . Mais ce n' est pas certain , murmura Robert . — Quoi qu' il en soit , je ne me connais aucun lien de famille et je ne puis compter que sur moi -même . — Et sur un ami , mademoiselle . — Je ne dis pas non , et le moment est venu de vous apprendre ce que j' attends de vous . Mais , d' abord , je veux que vous soyez fixé sur l' état de mes finances . Si j' étais sur le pavé , sans ressources , je ne m' adresserais pas à vous . Je suis trop fière pour demander l' aumône à qui que ce soit . Mais en ce moment , je n' ai nul besoin d' argent . Mon séjour chez Mme de Malvoisine a eu cela de bon que j' ai fait de grosses économies . J' étais défrayée de tout et je n' ai pas dépensé le quart des appointements que j' ai touchés pendant deux ans . De plus , le mobilier qu' elle m' a donné m' est resté et mon loyer est payé pour six mois . Sous ce rapport , je n' ai qu' à me louer d' elle , et les torts qu' elle a eus envers moi ne me feront jamais oublier ses bienfaits . — Vous n' avez pas non plus à lui en savoir beaucoup de gré , dit vivement Robert . L' argent , à ce qu' il paraît , ne lui coûtait guère . Le colonel m' a appris que ... — Je ne veux rien connaître et je n' ai jamais rien vu chez elle qui m' autorise à croire que l' origine de sa fortune est de celles qu' on n' avoue pas . Cela dit , je reviens à ma situation personnelle . J' ai de quoi vivre pour dix-huit mois au moins . C' est plus de temps qu' il ne me faut pour conquérir l' indépendance définitive ... et je vais y tâcher ! — Vous y réussirez , je n' en doute pas , mais je me demande comment . À Paris , pour une jeune fille qui veut rester honnête , l' existence est si difficile ... les débouchés si rares ... — Vous allez me trouver bien présomptueuse , mais on m' a dit si souvent que j' avais du talent comme musicienne et comme chanteuse que j' ai fini par le croire . Eh bien , ce talent ... je voudrais en tirer parti . — En donnant des concerts ? Le succès serait certain , mais je doute que les bénéfices vous conduisent au but que vous voulez atteindre . — J' en doute aussi ... et je rêve d' autre chose . — Le théâtre , peut-être ? — Eh bien , oui , le théâtre , répondit sans hésiter Violette . — Vous m' avez dit chez Mme de Malvoisine que jamais vous ne consentiriez à y entrer . — Avant-hier , je n' en étais pas où j' en suis aujourd'hui . J' ai réfléchi depuis et je me suis décidée . Robert se tut et sa physionomie se rembrunit . — Oh ! reprit la jeune fille , je comprends que vous ne m' approuviez pas et je prévois les objections que vous allez me faire . Vous pensez que monter sur les planches , c' est courir à ma perte . Et je ne me dissimule pas que j' ai pris là une résolution périlleuse . Mais je connais le danger et je me sens de force à l' affronter ... si je trouve un appui pour me soutenir dans cette rude épreuve . — Un appui ! ... répéta Robert avec une certaine amertume . Jolie comme vous l' êtes , vous n' en trouverez que trop , mademoiselle . — Vous ne me comprenez pas . Et je m' afflige que vous vous trompiez à ce point sur mon compte . Je ne cherche pas un protecteur , dans le sens que le monde des théâtres attache à ce mot . J' entends rester ce que je suis ... une honnête fille . Et moi qui aspire tant à la liberté , je ne songe guère , veuillez le croire , à m' enchaîner par des liens de ce genre . Non , ce que je veux , je vous l' ai dit , c' est un ami qui m' encourage et qui m' aide de ses bons avis . Je ne manque pas d' énergie , mais je manque d' expérience ... et j' aurais besoin de m' étayer de celle d' un ami . Vous m' avez offert d' être le mien ... — Je vous l' offre encore . Mais hélas ! je ne connais pas beaucoup mieux que vous la carrière où vous voulez entrer . J' en vois les écueils , comme tout le monde les voit , comme vous les voyez vous -même . Mais je ne sais ce que je pourrais faire pour vous aider à les éviter . Et d' ailleurs , à quel titre vous servirais -je de pilote , si j' en étais capable ? Je ne suis ni votre mari , ni votre ... — Ni votre amant , dites le mot . Je puis tout entendre , après avoir vécu deux ans chez Mme de Malvoisine . Qu' importe ? vous serez mon camarade et mon conseiller . — Personne ne voudra croire que je ne suis que votre ami , dit Robert . — Que m' importe ce qu' on croira , répondit Violette , j' aurai ma conscience pour moi , et tôt ou tard on me rendra justice . Êtes -vous donc moins brave que moi , vous qui , en votre qualité d' homme , n' avez rien à perdre en passant pour ... pour ce que vous ne serez pas . — Non , certes . Seulement , j' aurai beaucoup à souffrir . — Et de quoi , grand Dieu ? — Vous avez toutes les illusions de votre âge . Vous croyez à l' amitié pure ... à ma sagesse ... vous croyez qu' on peut impunément jouer avec le feu ... et qu' en vous voyant tous les jours , je ne deviendrai pas éperdument amoureux de vous . — Je vous rappelle nos conventions . Vous avez juré de ne jamais me parler d' amour . — Je vous en parle parce que vous m' y forcez . Il faut bien que je vous dise la vérité ... et la vérité c' est que les serments les plus sincères ne tiennent pas contre les entraînements du cœur . L' alliance que vous rêvez est impossible . Elle vous coûterait votre réputation et moi , je jouerais un rôle ridicule . Me voyez -vous m' établir surveillant votre vertu ... vous conduire au théâtre et vous attendre à la sortie ? — Monsieur , vous ne me comprenez pas du tout , dit la jeune fille d' un air fâché . Je n' attends pas de vous des services de ce genre . Je vous demande si vous pouvez m' ouvrir la carrière que j' ai choisie , après mûre réflexion . Et si j' y échoue , je ne vous rendrai pas responsable de mon insuccès . Je l' attribuerai à l' insuffisance de mon talent . Mais pour que je sache si j' en ai , il faut que je puisse me faire entendre . Et je ne connais personne au théâtre . — Ni moi non plus , hélas ! — Je vous crois , mais j' avais pensé que , par vos relations , je pourrais arriver jusqu' à un directeur ... d' une scène lyrique quelconque . Ainsi le colonel Mornac les connaît tous ... il me l' a dit ; j' aurais pu m' adresser directement à lui . Je n' ai pas osé . Me reprocherez -vous d' avoir pensé que vous consentiriez à me servir d' intermédiaire auprès de lui ? — Non , mademoiselle , répondit assez froidement Robert . Je ferai ce que vous me demandez . J' espère même que le colonel se prêtera à votre désir et j' admets que vous réussissiez au théâtre . Mais après ? Quelle sera votre existence ? ... Savez -vous comment vivent les actrices ? ... Croyez -vous qu' elles se contentent de leurs appointements ... quand elles en ont ? — Je m' en contenterais , moi . J ' ai bien su économiser les trois quarts de ceux que me donnait Mme de Malvoisine . — Vous oubliez que chez elle vous étiez défrayée de tout . Au théâtre , on exigera de vous des toilettes qui absorberont et au-delà l' argent que vous gagnerez ... en admettant que vous en gagniez . Me direz -vous que vous vous marierez ? ... Épouseriez -vous un acteur ? — Non , murmura la jeune fille . — Espérez -vous qu' un homme du monde , admirateur de votre talent , vous demandera votre main ? — Encore moins , dit tristement Violette . — Sur qui comptez -vous donc ? — Sur personne , répondit-elle en pleurant . Ses larmes touchèrent Robert qui regrettait déjà d' avoir été trop dur . — Pardonnez -moi , mademoiselle , lui dit-il doucement , pardonnez -moi de vous arracher vos illusions . Je les crois dangereuses et je suis trop votre ami pour vous les laisser . Violette essuya ses yeux , releva la tête et dit en regardant Robert de Bécherel : — Je ne vous en veux pas . Mais , ma résolution est prise et je me sens assez sûre de moi pour échapper aux périls que vous me signalez . Il me suffit que vous ne m' abandonniez pas ... c' est-à-dire que vous ne refusiez pas de me donner des conseils quand j' aurai recours à vous . Je suis seule au monde et je n' ai confiance qu' en vous . Je vous demande de me voir à l' œuvre avant de me juger . Quand j' y serai , si ma conduite ne vous paraît pas irréprochable , si vous me trouvez indigne d' intérêt , vous ne vous occuperez plus de moi ... mais jusqu' à ce que j' aie subi cette épreuve , ne me retirez pas votre protection ... je n' ose plus dire votre amitié . — Elle vous est acquise , mademoiselle , répliqua vivement Robert . Ma protection est bien peu de chose , mais je suis tout à votre disposition . Et puisque vous le voulez absolument , je verrai le colonel Mornac ; je lui demanderai de vous faciliter l' entrée de la carrière que vous avez choisie , et je ne doute pas qu' il ne se prête à votre désir . Où devrai -je vous apporter sa réponse ? — Mais ... chez moi . Pourquoi n' y viendriez -vous pas ? Je serais toute fière de vous montrer comme je suis bien installée . Par exemple , je me sers moi -même ... je ne veux plus de la femme de chambre que Mme de Malvoisine m' envoyait pour faire mon ménage . C' est moi qui vous ouvrirai la porte . Je vous préviens seulement que je demeure très loin ... rue de Constantinople , 47 ... au coin du boulevard extérieur . Voulez -vous que je vous attende , demain ... à trois heures ? Robert n' était pas un roué ; mais il n' était pas non plus un naïf , et il fut un peu surpris d' entendre Mlle Violette l' inviter à venir la voir chez elle , comme si c' eût été la chose la plus naturelle du monde . Mais il ne soupçonna point ses intentions . Il crut fermement qu' elles étaient innocentes et il ne se trompait pas . Il se dit qu' après tout , il n' avait pas le droit de l' empêcher d' entrer au théâtre et que , si elle tournait mal , il n' aurait rien à se reprocher . Quant à l' avenir de cette amitié qu' elle lui offrait ingénument , il en serait ce qu' il pourrait . Et , sans qu' il se l' avouât à lui -même , l' idée qu' elle aboutirait à une liaison amoureuse ne lui déplaisait pas du tout . Pour le moment , l' important c' était de soustraire Violette aux persécutions de ce Galimas , qui ne manquerait de la poursuivre de ses vilaines propositions , dès qu' il saurait que Mme de Malvoisine l' avait renvoyée . — Je viendrai certainement , mademoiselle , dit-il avec empressement et d' ici là , j' aurai peut-être vu le colonel . Puis il eut une idée . — N' avez -vous jamais cherché à retrouver vos parents ? demanda-t-il tout à coup . — Jamais . Je savais trop bien que je n' y réussirais pas . — Voulez -vous que j' essaie , moi ? — Vous , mon ami ! ... s' écria la jeune fille . Et se reprenant aussitôt : — Pardon , monsieur ! ... je ne sais pas si vous me permettez de vous appeler mon ami . — En doutez -vous encore ? demanda en souriant Robert . Pour vous montrer que vous en avez le droit , faut-il que je vous appelle Violette , tout court ? ... — Je vous en prie . — En attendant que je puisse vous appeler par votre nom ... celui que votre mère vous avait donné et que vous avez oublié ? — Ma mère ! ... que ce mot est doux à prononcer ! ... murmura l' orpheline . Et je ne verrai jamais celle à qui je serais si heureuse de l' adresser ! — Qui sait ? ... Elle vit encore , sans doute ... vous êtes si jeune . — J' aime mieux croire qu' elle est morte que de croire qu' elle m' a abandonnée . — Rien ne prouve qu' elle vous ait abandonnée . On vous a peut-être volée et elle pleure votre perte . — Si je pouvais croire cela ... — Que feriez -vous ? — Je la chercherais . Mais c' est impossible . Dès que j' ai été d' âge à comprendre , la supérieure du couvent de Rennes , en m' expliquant où et comment on m' a trouvée , m' a dit que mon aventure avait été racontée dans les journaux ... qu' on avait publié et affiché mon signalement dans toutes les grandes villes de France . Si ma mère eût été vivante , elle serait venue me réclamer ... à moins qu' elle ne m' ait perdue volontairement . — Mais , votre père ? ... n' avez -vous gardé de lui aucun souvenir ? — Aucun souvenir précis . Il me semble qu' au temps où ma nourrice me portait dans ses bras , un homme me grondait souvent , avec une grosse voix qui me faisait peur . — Cette voix , vous la reconnaîtriez peut-être , si vous l' entendiez . — J' en doute ... et d' abord , il faudrait la retrouver . — Je me figure qu' elle est au Havre . Vous m' avez parlé d' une jetée qui s' avance dans la mer et d' un grand navire qui entrait dans le port . Il y a au Havre une jetée ou les Havrais vont voir arriver les paquebots transatlantiques . — On me l' a dit . Je n' y suis jamais allée . Je ne connais que Rennes et Paris ... et encore , je les connais mal ... Au couvent de la Visitation , les élèves ne sortaient qu' une fois par semaine pour aller en promenade . À Saint-Mandé , les jours de congé , nous ne poussions pas plus loin que le bois de Vincennes . Chez Mme de Malvoisine , je restais confinée , l' hiver , au coin du feu comme Cendrillon , et l' été , j' osais à peine m' aventurer seule au parc Monceau . Deux ou trois fois , j' ai poussé ma promenade jusqu' au jardin des Tuileries . Et si je vous y ai donné rendez -vous , c' est parce que j' en savais le chemin . — Mais du moins vous êtes allée au spectacle avec la comtesse ? — Jamais je ne suis entrée dans un théâtre . — Et vous voulez y débuter ! — C' est beaucoup d' audace , je le sais , mais que vous dirai -je ? ... l' inconnu m' attire . Et je suis sûre que je ne me troublerai pas sur la scène ... pour la même raison qu' un conscrit qui ignore le danger va bravement au feu . Robert n' en revenait pas d' entendre Violette parler ainsi , mais le moment eût été mal choisi pour la décourager . — Iriez -vous avec moi à l' Opéra où à l' Opéra-Comique ? lui demanda-t-il . — Oh ! bien volontiers , répondit avec empressement la jeune fille . Écouter Don Juan ... les Huguenots ... Carmen ... tous les chefs-d'œuvre que je sais par cœur ... c' est mon rêve . — Un rêve qu' il me sera facile de réaliser . Mais puisque vous avez confiance en moi , pourquoi ne me permettriez -vous pas de vous conduire au Havre ? ... Je voudrais voir si vous reconnaîtriez la jetée ... et nous chercherions ensemble la maison où il y avait un jardin . — Je ne suis pas sûre que je la reconnaîtrais ... mais je ferai ce que vous voudrez ; car je ne doute plus de vous . Je sais que vous ne m' obligerez jamais à vous rappeler nos conventions . Et maintenant que nous sommes d' accord , il faut que je vous quitte . Je veux voir aujourd'hui Mme Valbert , car je tiens à son estime , et si je ne me hâtais pas de lui expliquer ce qui m' arrive , Mme de Malvoisine pourrait me devancer et lui raconter les choses à sa façon . Je vais donc à Saint-Mandé ... en omnibus ... et je reviendrai de même . Au revoir ! ... À demain , conclut Violette en se levant et en tendant à Robert une main qu' il serra avec effusion . Elle s' envola , légère comme un oiseau , et il la suivit des yeux jusqu' à ce qu' elle eût disparu au bout de la grande allée du jardin . — Quelle étrange fille ! murmura-t-il . Et quelle singulière aventure après celles d' hier ! Depuis deux jours , je vis dans l' imprévu ... et Dieu sait comment tout cela finira ... si tant est que cela finisse , car me voilà pris ... Violette est charmante et je ne me résignerai jamais à l' abandonner . Son idée de débuter au théâtre est une folie . Je tâcherai de l' en détourner . Mais pourquoi n' essaierais -je pas de retrouver sa famille ? ... Ce serait une bonne action ... ma chère m' approuverait , si je la consultais ... et je la consulterai ... dès que j' y verrai plus clair dans ma situation , car il faut d' abord que je me tire des embarras où m' a mis cet animal de Gustave . En monologuant de la sorte , Robert avait repris machinalement le chemin par lequel il était venu . Il remontait la terrasse vers le pavillon de Flore et il marchait la tête basse , si bien qu' il ne voyait pas venir un monsieur qui lui cria : — Qu' est -ce que tu fais ici , toi ? Robert leva les yeux et reconnut le colonel Mornac . — Parions que tu as un rendez -vous avec une femme . La terrasse du bord de l' eau ne sert qu' à ça . Oh ! je ne te le reproche pas . C' est de ton âge . Et moi -même qui n' ai plus vingt-cinq ans , j' y suis venu pour y rencontrer une personne qui ne veut pas encore me recevoir chez elle . Seulement , moi ... c' est fait . Ma belle vient de me quitter . — La mienne aussi , dit en souriant Robert . — Alors , j' ai deviné . Et je ne suis pas fâché de te trouver . Nous allons causer . — Oh ! très volontiers , mon colonel , car j' ai bien des choses à vous apprendre . Je me proposais d' aller vous demander à déjeuner , demain matin . — Bon ! je compte sur toi , pour midi , heure militaire . En attendant , viens faire un tour avec moi aux Champs-Élysées , et raconte -moi tes affaires . Comment as -tu passé ton temps depuis avant-hier soir ? — Fort mal , mon colonel . — Comment , fort mal ! ... Qu' as -tu donc fait ? Ah ! j' y suis ! L' autre soir , pendant que je flirtais avec ma veuve , je t' ai aperçu planté près de la table d' écarté . Tu as joué et tu as perdu ton argent . — Encore , si je n' avais perdu que cela . — Oh ! oh ! est -ce que tu aurais ... — M . Lafitte a su que j' avais joué et il m' a congédié . — Diable ! voilà une jolie nouvelle à annoncer à ta mère . — Je lui ai écrit . — Et te voilà dans une belle situation , sans place et sans le sou . C' est complet . As -tu au moins payé ta dette de jeu ? ... car tu as dû t' endetter à cette partie . On joue cher chez la comtesse . — J' ai emprunté pour m' acquitter . — Autre sottise . À qui as -tu emprunté ? — À un usurier qu' on m' a indiqué . — De plus fort en plus fort . Pourquoi ne t' es -tu pas adressé à moi , animal ? — Je n' ai pas osé . Il s' agissait de dix mille francs . — Peste ! tu vas bien quand tu t' y mets . Et pour parer à l' échéance du billet que tu as souscrit , tu vas être obligé d' hypothéquer tes terres . Tu prends le même chemin que ton père , mon garçon , et ça te mènera plus loin que lui , car il a eu la chance de mourir à temps . Toi , tu mettras ta mère sur la paille . — J' aimerais mieux me brûler la cervelle . — Tu en arriveras là , si tu continues . Et si tu tiens à ta peau , tu n' as plus qu' un parti à prendre . Engage -toi , et sois soldat plutôt que batteur de pavés . — Je ne compte pas rester oisif ... Il ne tient qu' à moi de gagner beaucoup d' argent . — Par quel procédé , je te prie ? — En travaillant ... à la Bourse . — C' est-à-dire en jouant sur la hausse ou la baisse . Tu appelles cela travailler ? Est -ce ton ami Gustave qui t' as mis en tête cette belle idée ? — Pourquoi vous cacherais -je que ... hier ... il m' a associé , sans m' en avertir , à une spéculation qu' il croyait sûre et qui a bien tourné , puisque pour ma part , j' ai gagné quelque chose comme trente-cinq mille francs . — Voilà un remisier bien généreux ! ... et tu les as touchés les trente cinq mille ? — Pas encore . Et même j' hésite à les prendre . Il a joué pour mon compte , sans ma permission . Et s' il avait perdu , je n' aurais pas pu payer ... immédiatement . — Alors , je n' admets pas que tu hésites . Il faut laisser cet argent dans la caisse de l' agent de change et signifier au sieur Gustave que tu lui défends de se servir de ton nom pour couvrir ses tripotages . — C' est votre avis ? — Absolument . — Eh bien ! je le suivrai ... en ce sens que je toucherai la somme et que je la remettrai intégralement à Gustave . — Qui s' empressera de recommencer . Si tu fais cela , tu es perdu et je ne m' occuperai plus de toi . Je puis m' intéresser à un garçon qui mange son bien proprement , mais pas à un homme faible qui transige avec l' honneur . C' est bon pour ton Gustave ces compromis -là . En causant ainsi , ces messieurs avaient traversé la place de la Concorde et ils venaient de prendre pied sur la contre-allée de la grande avenue des Champs-Élysées . — Écoute , mon garçon , reprit le colonel , j' ai été l' ami de ton père ; je serai le tien ... à certaines conditions , dont la première est que tu rompras avec ce coulissier équivoque . Laisse-le se tirer comme il pourra de cette vilaine affaire et s' il réclame , envoie-le moi ... je te débarrasserai de lui . — Je ne tiens pas à le revoir , dit Bécherel . — Tant mieux ! Maintenant , quels sont tes projets pour l' avenir ? — Je n' en ai arrêté aucun . — Alors , retourne à Rennes et redeviens gommeux de province . Tu finiras peut-être par dénicher une héritière . C' est la grâce que je te souhaite mais je ne puis rien pour toi . J' aime les forts et ici , je t' aurais volontiers donné un coup d' épaule . N' en parlons plus , puisque tu n' as pas assez d' énergie pour tenir bon sur le pavé de Paris . — Vous admettrez bien que j' y vive de mes revenus ... comme vous , mon colonel . — Ils sont maigres , tes revenus ... et tu auras tôt fait de manger ton fonds . Moi , mon fils , je suis riche , j' ai de l' expérience et malheureusement , je n' ai plus de mère . Que dira la tienne de ta belle résolution de rester à Paris , sans fortune et sans emploi ? — Je la prierai de venir s' y fixer avec moi . — Ce serait très bien ; seulement je doute qu' elle y consente . À l' âge qu' elle a , on ne renonce pas facilement à ses habitudes . Enfin ! ... tu peux toujours essayer . Et puisque tu commences à entendre raison , je ne te retirerai pas mon amitié et je ne refuserai pas de t' aider de toutes les façons . Pour commencer ... as -tu besoin d' argent immédiatement ? ... il est entendu , j' espère , que tu ne toucheras pas chez l' agent de change ? — Je vous le promets , et j' ai chez moi quelques milliers de francs qui me suffisent pour le moment . — Bon ! et les dix mille que tu dois à l' usurier ? — Ma mère ne refusera pas de me les avancer . Je compte sur vous pour lui expliquer comment je me suis laissé entraîner et pour plaider auprès d' elle les circonstances atténuantes . — Tu aurais en ma personne un très mauvais avocat . Ta mère m' a toujours considéré comme un viveur et je ne lui inspire aucune confiance . J' aime mieux te prêter la somme . Tu n' auras qu' à me prévenir deux jours avant l' échéance . En attendant , tu devrais aller faire un tour en Bretagne . — Je le voudrais , mais je ne le puis pas . — Pourquoi ? — Parce que j' ai charge d' âme . — Charge d' âme , toi ! Quelle est cette plaisanterie ? — C' est très sérieux . Mlle Violette a été chassée par Mme de Malvoisine , à cause de moi . Maintenant , elle habite seule le logement qu' elle occupait déjà , rue de Constantinople , 47. — Elle est venue te demander ta protection . Elle a choisi là un singulier Mentor . — Qu' elle ait eu tort ou raison , me conseillez -vous de lui refuser mon appui ? — Je te répondrai quand je saurai ce que tu comptes faire d' elle . Ta maîtresse , évidemment . — Je vous jure que non . — Que tu n' en aies pas l' intention , c' est possible à la rigueur . Mais ne t' engage pas pour l' avenir , car il y aurait dix à parier contre un que tu manquerais à ton serment . Que veut-elle de toi , cette petite ? — Elle veut entrer au théâtre . Elle me demande de l' y aider , en m' adressant à vous qui êtes mieux placé que moi pour faciliter ses débuts . — J' avais toujours pensé qu' elle finirait par là . Et je suis convaincu qu' elle aura du succès . Elle a une voix admirable et des aptitudes musicales de premier ordre . — Alors , vous refuserais -je ? Avec sa beauté , elle devait fatalement mal tourner ! mieux vaut que ce soit comme actrice . La scène donne un certain prestige à la chute . Je connais justement le directeur d' un nouveau théâtre lyrique qui s' est ouvert l' hiver dernier . Il cherche des sujets . Je lui présentai ta protégée et quand il l' aura entendue , je te prédis qu' il l' engagera à de très belles conditions . La suite ne me regardera plus . Je ne me mêlerai pas de t' empêcher de devenir son amant . Elle se fait fort de rester vertueuse . Et en vérité depuis qu' elle m' a raconté son histoire , je commence à croire qu' elle y réussira . « Je la connais , à peu près , son histoire . Je l' ai sue par hasard , et je l' ai gardée pour moi . C' est la maîtresse du pensionnat où elle était à Saint-Mandé qui me l' a racontée . Et Mme de Malvoisine n' en sait pas le premier mot . Cette Violette , bien nommée , a été trouvée , je ne sais plus où , sur une promenade publique ! Et elle n' est certainement pas la fille d' un ouvrier , ni d' un paysan , car elle a de la race jusqu' au bout des ongles . J' ai toujours supposé que ses parents étaient du monde , qu' ils l' ont égarée exprès et qu' il y a là-dessous un drame de famille . — Moi , je n' en doute pas . — Et tu t' y intéresses . Eh bien , pourquoi ne cherches -tu pas à les retrouver , ces parents barbares ? ... et riches très probablement . Ce serait là un occupation méritoire , qui conviendrait à tes goûts romanesques . Et si tu parvenais à lui rendre une famille , elle n' aurait plus besoin de triompher au théâtre . Cette famille ne la recevrait probablement pas à bras ouverts , mais il y a peut-être ou il y aura plus tard un gros héritage à recueillir . — Je suis heureux de vous entendre parler ainsi , car je suis décidé à entrer en campagne immédiatement . — Violette t' a-t-elle donné quelques indications qui puissent te mettre sur la piste ? — Elle m' a parlé d' une grande ville ... un port de mer ... dont elle a gardé un souvenir confus ... le Havre , peut-être . Elle se rappelle aussi , vaguement , la figure et la voix d' une femme qui devait être sa mère ... puis une grande maison avec un jardin . — Si tu n' as pas d' autres renseignements que ceux -là , les recherches ne seront pas faciles . Mais je ne suis pas fâché de te voir te lancer dans cette chasse aux ancêtres . Ça vaudra toujours mieux que de battre le pavé , sans but , et surtout que de jouer à la Bourse ... ou à l' écarté . Où l' as -tu revue cette petite , depuis la soirée de la rue du Rocher ? Est -ce qu' elle a eu l' aplomb de venir te relancer chez toi ? — Non . Elle m' a écrit qu' elle m' attendrait sur cette terrasse , aujourd'hui , à deux heures . Je l' y ai trouvée . Elle était arrivée avant moi . Nous nous sommes assis sur un banc et nous avons causé longuement . Elle vient de me quitter pour aller voir à Saint-Mandé son ancienne maîtresse de pension . Elle craint que Mme de Malvoisine ne la calomnie auprès de cette dame . — Et elle n' a pas tort . La comtesse va faire de son mieux pour lui nuire . Mais je verrai , moi aussi , Mme Valbert et je lui parlerai de son ancienne élève . C' est une brave femme que cette marchande de soupe . Je l' ai connue par hasard en allant voir la fille d' un de mes anciens camarades de régiment qui était sa pensionnaire . Mais , résumons-nous , car je vais te lâcher . On m' attend chez moi . Il est donc convenu : primo , que tu renonces à Satan et à ses œuvres ... c' est-à-dire au nommé Gustave et aux opérations de Bourse . — Oh ! sans regret . — Secundo , que je me charge de rembourser l' usurier qui t' a prêté . Je serais même bien aise de le rembourser tout de suite , afin que ta signature ne traîne pas entre ses mains et tu vas me faire le plaisir d' aller le prévenir que d' ici à deux jours , tu retireras ton billet . — Je ne demande pas mieux . — Tertio , enfin , que je vais m' occuper de ta protégée . Je tâcherai de lui faire obtenir une audition aux Fantaisies Lyriques , et d' autre part , je t' aiderai dans tes recherches ... je me sens même de force à t' accompagner dans tes voyages de découvertes ... au Havre ou ailleurs . Maintenant j' ai dit , et j' ai besoin d' être seul . File au pas accéléré et viens déjeuner demain matin . Après le court entretien qu' il avait eu , en plein air , avec le colonel Mornac , Robert de Bécherel était rentré chez lui tout réconforté . Ce colonel philosophe se trouvait être précisément le Mentor qu' il lui fallait : un Mentor indulgent , mais résolu , qui excusait les fautes , sans transiger avec les principes . Il avait suffi qu' il se prononçât énergiquement pour que Robert comprît ce que valait l' aimable Gustave qui jouait si lestement avec l' argent et avec le crédit d' un camarade , retrouvé par hasard , après des années d' oubli . Robert , maintenant , était fermement décidé à laisser dans la caisse de l' agent de change le produit d' une opération faite sans son consentement , et à planter là le remisier peu scrupuleux qui s' était servi de son nom . Il se promettait aussi d' en finir sans retard avec le sieur Marcandier , dit Rubis-sur-l'ongle , qui ne lui inspirait aucune confiance . Mieux valait assurément avoir pour créancier M . de Mornac , ancien ami de son père , que de rester à la discrétion d' un usurier suspect . Mais ce qui le comblait de joie , c' était que le colonel consentait à faciliter les débuts de l' intrépide jeune fille . Il encourageait Robert dans son hardi dessein de chercher la famille de cette pauvre abandonnée . C' était plus que n' espérait l' ex-secrétaire particulier de M . Lafitte . Et , en vérité , dans la situation où il s' était mis par sa faute , il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux , car il n' était plus tourmenté par la nécessité pressante de prendre un parti définitif . Sa vie avait un but . L' insouciance , poussée jusqu' à l' imprévoyance , était on grand défaut , mais il y avait en lui l' étoffe d' un redresseur de torts , à la façon de Don Quichotte , qui passa son existence à défendre les jeunes princesses persécutées par des enchanteurs méchants . Violette n' était pas princesse et ses persécuteurs ne se montraient pas . Il s' agissait de les découvrir , sous peine de se battre contre des moulins à vent , comme l' illustre chevalier de la Manche . Mme de Malvoisine , la belle Herminie et l' affreux Galimas ne comptaient pas , puisque Violette était ou croyait être hors de ses atteintes . Il fallait donc remonter à la cause première de ses malheurs et retrouver les parents dénaturés qui l' avaient jetée , tout enfant , sur les chemins , pour se débarrasser d' elle . Comment finirait l' aventure et , de quelque façon qu' elle se terminât , qu' en reviendrait-il à Robert ? Le colonel paraissait croire que le cours naturel des choses amènerait son jeune ami à devenir l' amant de Violette et que ce dénouement presque forcé ne serait pas très regrettable . Le dernier des Bécherel goûtait assez cette morale facile qu' il avait toujours pratiquée et cependant il lui venait des aspirations moins vulgaires . Son cœur commençait à se mettre de la partie et il lui semblait déjà que Violette méritait d' être aimée autrement qu' une modiste résignée à mal tourner . Sur ce point , il n' avait pas encore de projet bien arrêté . Tout dépendrait des événements . Il comptait s' y laisser aller , mais l' idée d' épouser plus tard une adorable jeune fille qui n' avait d' autre défaut que d' être sans famille et sans fortune , cette idée romanesque ne lui répugnait pas . Restait la question scabreuse de l' entrée de Violette au théâtre . Robert ne se dissimulait pas que jamais sa mère ne consentirait à son mariage avec une actrice . Mais Violette ne l' était pas encore , et avant qu' elle le fût , il la connaîtrait assez pour être à même de choisir entre le bon motif et l' autre . Dans le cas où il choisirait le bon , il espérait bien qu' elle renoncerait sans regret aux succès qu' elle ambitionnait comme artiste dramatique . Et il s' accommodait assez de rester quelque temps dans l' indécision ; le temps d' étudier le caractère de Violette et d' être mieux fixé sur la nature du sentiment qu' elle lui inspirait . Ce serait comme un nouveau volontariat qu' il ferait avant de contracter un engagement plus sérieux et plus long que celui qu' il aurait signé , s' il avait voulu suivre la carrière militaire . Ainsi rassuré et à peu près consolé de ses mésaventures récentes , Robert finit assez gaiement sa journée . Il dîna bien dans un bon restaurant et il alla entendre une chanteuse en vogue qui lui parut inférieure comme talent et comme beauté à sa chère Violette . Son consentement fut un peu gâté par une rencontre qu' il fit dans la salle . Le coulissier Galimas y trônait à l' orchestre , à dix fauteuils de lui , et Robert ne fut pas peu surpris de recevoir de ce personnage un salut presque obséquieux qu' il se dispensa de lui rendre . Il se demanda à quoi il devait cette politesse inattendue et , en cherchant bien , il pensa que Galimas saluait en lui le capitaliste qui venait de gagner une grosse somme , de moitié avec Gustave . Il se demanda même si Galimas n' était pas dans l' affaire et cette idée ne fit qu' affermir sa résolution d' éviter désormais ledit Gustave et même de lui rompre en visière , s' il en trouvait l' occasion . Vexé sans doute d' en avoir été pour un coup de chapeau inutile , l' opulent coulissier s' en tint là , quoique l' occasion fût bonne pour reprendre la querelle qu' il semblait avoir oubliée . — Gustave l' aura renseigné , se dit Bécherel . Il sait que la Malvoisine a sur moi des visées matrimoniales et je crois décidément que tous ces gens -là s' entendent comme larrons et foire . Ils en seront pour leurs peines . Je suis de force à me défendre . Puis , l' idée lui vint qu' ils s' en prendraient peut-être à Violette . Ils étaient bien capables de se venger sur elle des dédains de son amoureux ; mais avec l' appui du colonel qui les connaissait à fond et qui avait pris le parti de la jeune fille , Robert espérait bien déjouer leurs manœuvres . La soirée s' acheva sans autre incident . Galimas quitta la salle avant la fin du spectacle . Robert , qui resta jusqu' au bout , rentra chez lui tranquillement , se coucha et dormit beaucoup mieux que la nuit précédente . Il ne fit que des rêves d' or , et il s' éveilla frais et dispo , le lendemain , dès l' aurore . L' emploi de la journée qui commençait était réglé d' avance : à neuf heures , visite à Marcandier ; déjeuner à midi chez le colonel Mornac et entrevue à trois heures avec Mlle Violette ; rue de Constantinople . La visite à Marcandier le préoccupait fort peu et il comptait l' expédier rapidement . On n' a jamais vu un marchand d' argent se faire prier pour recevoir le remboursement d' un billet qui n' est pas encore échu , et Bécherel venait avertir son prêteur qu' il retirerait le lendemain celui qu' il avait signé l' avant-veille . — Onze mille francs pour dix mille . Mille francs d' intérêts gagnés en trois jours constituent un joli bénéfice , même pour un drôle qui prête à quarante pour cent . Robert se disait cela en montant , sans se presser , la raide pente de la rue Rodier . Il la connaissait déjà et pourtant il s' étonnait de plus belle qu' un riche capitaliste y eût élu domicile , car elle lui déplaisait encore plus que la première fois qu' il y était venu . Il glissait à chaque instant sur les pavés boueux et il lui semblait que les maisons avaient l' air sinistre . Peut-être lui auraient -elles paru très gaies , si l' une d' elles avait abrité Violette , mais il était encore sous l' impression de se première entrevue avec l' usurier et ces vieilles bâtisses lui faisaient l' effet de loger des malandrins . Celle qu' habitait Rubis-sur-l'ongle était bien la plus laide de toutes et quand Bécherel arriva devant la porte bâtarde de cette masure , il hésita encore une fois à s' engager dans l' allée noire qui aboutissait à l' escalier gardé par l' horrible concierge que son maître appelait : la mère Rembûche . Il leva les yeux et il vit que les fenêtres étaient closes par des volets de bois plein qui n' avaient pas l' air de s' ouvrir souvent . Il n' y manquait que des barreaux de fer pour compléter la ressemblance avec une geôle . Bécherel remarqua aussi que cet étrange immeuble , contigu d' un côté à une maison de moins mauvaise apparence , ne touchait , de l' autre côté , à aucune construction . Il était séparé de l' immeuble le plus voisin par une ruelle étroite et obscure dont Robert n' apercevait pas le bout : un de ces passages qui foisonnent à Londres et que les Anglais appellent des lanes . Seulement , à Londres , ils sont souvent voûtés et ils servent de chemins de communication entre deux voies plus fréquentées . Celui -ci était à ciel ouvert et paraissait n' avoir aucune issue . Mais Bécherel n' était pas venu là pour faire des études sur la topographie de ce quartier bizarre . Il n' était pas loin de dix heures et il tenait à ne pas manquer le sieur Marcandier . Après un temps d' arrêt assez court , il se décida donc à franchir le seuil fangeux de cette masure et après avoir suivi le corridor à tâtons , il s' engagea dans l' escalier . La portière n' était pas dans sa loge , mais il connaissait le chemin et il n' avait plus besoin de se renseigner . Il continuait donc à grimper , lorsque , en débouchant sur le palier du premier étage , il vit se dresser devant lui , armée d' un balai , la mégère avec laquelle il avait déjà eu maille à partir . Le palier n' était pas beaucoup mieux éclairé que le corridor d' entrée : cependant la Rembûche reconnut le visiteur de l' avant-veille et en le voyant s' apprêter à forcer le passage , elle croisa la baïonnette , c' est-à-dire qu' elle empoigna à deux mains son balai par le manche et qu' elle en présenta les brins poussiéreux au visage de Robert de Bécherel . — M . Marcandier ? lui demanda-t-il , comme la première fois . — Il n' y est pas , répondit la vieille , d' une voix de matou en colère . Décanillez ! ... et plus vite que ça . — Je vous dis qu' il m' attend . — C' est pas vrai ... et je vous dis , moi , que vous ne monterez pas ... pour espionner comme l' autre matin . Vous m' avez fait avoir des raisons . Mais aujourd'hui vous ne passerez pas . Les mouchards n' entrent pas ici . — Insolente drôlesse ! — Oh ! ne faites pas le malin et décampez illico ou bien je crie à l' assassin . A-t -on jamais vu un roussin qui veut entrer de force dans une maison honnête ! — Vous mériteriez une verte correction , mais je me respecte trop pour vous l' appliquer . J' ai besoin de parler à M . Marcandier . Faites -moi place . — Pour que vous alliez rôder dans toute la maison et écouter aux portes ! ... pas si bête ! J' ai pas envie d' être chassée par mon maître . Il est sorti du moment ... Mais quand bien même qu' il serait chez lui , je ne vous laisserais pas monter . Il me l' a défendu . Robert hésita . Il avait bonne envie d' écarter d' un revers de main cette sorcière et d' aller sonner d' autorité à la porte de l' usurier . Mais la coquine était très capable de s' accrocher à ses habits , et de pousser des hurlements qui pourraient bien attirer les voisins . Rien ne l' empêcherait même de se précipiter dans la rue et d' appeler au secours . Il ne tenait pas du tout à s' expliquer avec des sergents de ville , et il avait intérêt à éviter le scandale d' une discussion en plein air qui ne manquerait pas d' attrouper autour de lui les badauds du quartier . Mieux valait maîtriser sa colère et prendre le sage parti de battre en retraite . — Assez ! vieille folle ! dit-il ; je m' en vais . Mais vous aurez de mes nouvelles . J' écrirai à M . Marcandier pour lui apprendre comment vous recevez les gens qui ont affaire à lui , et nous verrons ce qu' il dira de la façon dont vous faites votre métier de portière . — Portière ! vociféra la Rembûche qui voulait qu' on lui appliquât l' honorable qualification de concierge . Tu m' insultes , maintenant , espèce de miriflor ! ... Je vais t' en donner de la portière . Elle brandissait son balai comme une massue et pour se dérober aux malpropres atteintes de cette mégère , Robert se hâta de descendre quatre à quatre les marches vermoulues de l' escalier . Il éprouva une véritable satisfaction à se retrouver sur le pavé de la rue et à constater que le Cerbère femelle avait renoncé à l' y poursuivre , car elle ne montra point ses guenilles sur le seuil de l' allée sombre . Contente sans doute d' avoir repoussé l' assaillant , elle ne voulait pas risquer une sortie hors de l' immeuble confié à sa garde . Cette scène ridicule avait fort irrité Bécherel et quelque peu brouillé ses idées ; mais il se remit assez vite du trouble où elle l' avait jeté et tout en montant la pente de la rue Rodier , sans s' inquiéter de savoir où ce chemin le conduirait , il commença à envisager sous un nouvel aspect l' algarade que la portière de l' usurier venait de lui faire . Il lui sembla tout d' abord qu' elle n' avait pas pu prendre sur elle d' en user si brutalement avec un monsieur que Marcandier avait déjà reçu et qu' en lui barrant le passage , elle n' avait fait qu' exécuter une consigne donnée par son maître . S' il en était ainsi , pourquoi Rubis-sur-l'ongle avait-il résolu de fermer sa porte au débiteur qu' il avait si gracieusement accueilli l' avant-veille ? Était -ce qu' il tenait à rester créancier de Robert de Bécherel et qu' il avait deviné ce que Robert venait précisément lui annoncer qu' il allait le rembourser dès le lendemain ? Conjecture inadmissible , s' il en fut , à moins cependant qu' il n' eût été avisé par Gustave du gros bénéfice que son jeune client venait de réaliser à la Bourse . Et s' il en était informé , quel intérêt avait-il à éviter le remboursement ? Robert n' y comprenait rien , mais en repassant dans sa tête les détails de sa dispute avec la mère Rembûche , il se souvint qu' elle l' avait traité de roussin , c' est-à-dire , en argot parisien , d' agent de police . Ce fut un trait de lumière . Ces aimables épithètes se rapportaient évidemment à l' exploration qu' il avait faite du corridor aboutissant à une porte de fer , au troisième étage , tout près de l' appartement occupé par Rubis-sur-l'ongle , qui l' avait tancée vertement pour avoir laissé ouverte la porte de ce corridor . Et si ce personnage l' avait grondée , c' est qu' il attachait une importance toute particulière à ce que personne ne découvrit la porte en question . Donc , cette porte cachait un mystère que Marcandier ne voulait pas laisser pénétrer . Les histoires qu' il débitait à propos des cris entendus par Robert n' étaient que des mensonges destinés à lui donner le change . Il n' y avait derrière cette porte ni dentiste , ni femme en couches . Il y avait quelqu'un qui souffrait et qu' on retenait là par force . Sur cette conclusion assez hasardée , l' imagination de Bécherel se mit à galoper et il se représenta Marcandier comme un de ces félons du temps de la chevalerie qui enfermaient dans une tour obscure une reine détrônée . De là à rêver de la délivrer , il n' y avait qu' un pas pour un garçon de sa trempe , et ce pas , il l' eut bientôt franchi . Cette idée s' empara si bien de son esprit qu' il oublia momentanément un autre projet qui l' intéressait davantage : la recherche des parents de Violette . Il avait tout le temps d' entreprendre ce voyage de découvertes qu' il voulait faire au Havre et il avait au contraire sous la main le mystère de la rue de Rodier . C' était même une bonne occasion de s' essayer au métier de chercheurs de pistes et il caressait l' espoir de jouer un mauvais tour à Marcandier et aux acolytes qu' il lui supposait : Gustave , Galimas , la Malvoisine ; tous ces personnages qu' aucun lien apparent ne rattachait à Rubis-sur-l'ongle , mais qu' il tenait pour suspects au même titre que l' usurier . Pour en venir à ses fins , il lui fallait d' abord trouver un moyen de pénétrer dans la forteresse où gémissait la victime qu' il aspirait à secourir . Or , il savait pas expérience qu' il n' y entrerait pas par la rue Rodier . La Rembûche était là pour l' en empêcher . Avant d' ouvrir un siège , on commence par reconnaître les abords de la place , afin de déterminer le véritable point d' attaque et Robert pensa avec raison qu' il ne devait pas procéder autrement . Jusqu' à l' heure du déjeuner chez le colonel , il ne pouvait pas mieux employer son temps qu' à explorer les alentours de la maison . Il s' agissait de connaître les tenants et les aboutissants de cet immeuble comme on n' en voit guère . Pour ce faire , il revint tout doucement sur ses pas , et après s' être assuré que la vieille , depuis qu' il l' avait quittée , n' était pas venue se mettre en sentinelle sur le pas de la porte , il se glissa dans le passage à ciel ouvert qui bordait d' un côté le logis de Marcandier . Bécherel reconnut bientôt que cette ruelle était une impasse ouverte sur la rue Rodier , fermée à l' autre bout par un mur , et bordée à droite par une maison sans ouvertures . À gauche , parallèlement à cette maison dont la façade donnait sur la rue Rodier , s' étendait un long bâtiment qui paraissait n' être qu' un prolongement de la maison de Marcandier . Des deux côtés , ces hautes constructions avaient un aspect aussi sombre que l' extérieur d' une prison . À qui demander des renseignements ? On ne voyait personne , et d' ailleurs , Robert ne tenait pas à interroger le premier venu . Il voulut cependant explorer jusqu' au fond cette ruelle et il ne perdit pas ses peines , car non loin du mur qui fermait le passage , il avisa un édifice bizarre . C' était haut comme une tour et surmonté d' une sorte de cage en verre qui avait dû servir d' atelier à un photographe . Mais cet artiste , collaborateur du soleil , avait sans doute déguerpi depuis longtemps , car la plupart des vitres de son belvédère étaient brisées et le cube de maçonnerie que couronnait cette serre aérienne tombait en ruines . Il ne paraissait pas du reste avoir jamais été bien solide . Robert , en s' approchant , vit qu' on avait commencé à le démolir . Les persiennes des fenêtres et la porte du rez-de-chaussée étaient déjà enlevées . Un gros tas de plâtras encombrait le vestibule , et il y avait des débris amoncelés dans la ruelle . Mais les ouvriers ayant pour une cause quelconque interrompu leurs travaux , ce qui restait de ce pavillon délabré était accessible à qui voulait y entrer . Et l' escalier était encore intact , un escalier tournant qui montait jusqu' au faîte vitré de cette espèce de donjon quadrangulaire . C' était un coup de fortune pour Bécherel qui cherchait précisément un observatoire dominant les maisons voisines , et d' où il pourrait avoir une vue d' ensemble sur ce quartier qu' il ne connaissait pas . Il n' eut rien de plus pressé que de s' engager dans l' escalier , non sans s' être préalablement assuré d' un coup d' œil qu' il n' y avait là personne qui pût le voir entrer . L' ascension ne fut pas très commode ; les marches tremblaient sous ses pas et il s' envolait des murailles des nuages de poussière qui l' aveuglaient . Mais ces obstacles n' étaient pas de nature à arrêter un homme poussé par une curiosité intéressée . Il atteignit rapidement le but de cette escalade , et , quand il l' eut atteint , il fut largement récompensé de ses efforts . Non seulement le belvédère qui couronnait le pavillon était placé à une plus grande hauteur que les toits des maisons voisines , mais le pavillon était bâti sur un point très élevé , de sorte que , du haut de cette tour , Robert découvrit un immense panorama . Il avait devant lui tout Paris , vu comme le voient les oiseaux qui volent dans le ciel : des entassements de toits accidentés qui s' étageaient au loin comme les vagues d' une mer houleuse , où les cheminées figuraient assez bien des récifs dentelés et les monuments des îlots escarpés . Les coteaux de Châtillon fermaient au sud l' horizon , borné du côté de Montmartre par la longue rangée des maisons de la rue de la Tour d' Auvergne . En toute autre occasion , Robert aurait pris plaisir à admirer ce tableau singulier , mais il n' était pas venu là pour contempler des effets de soleil sur la coupole dorée de l' église des Invalides qui dressait dans le lointain sa masse étincelante . Les premiers plans l' intéressaient bien davantage et après avoir donné un rapide coup d' œil à l' ensemble , il se mit à regarder à ses pieds . La tour carrée sur laquelle il était perché dominait immédiatement un jardin , ou plutôt un clos planté , car on n' y voyait ni gazon , ni fleurs : rien que des arbres malingres , disposés en quinconce , qui avaient eu bien de la peine à pousser dans un sol caillouteux . Cette espèce d' esplanade ressemblait au préau d' une prison ou à la cour d' un pensionnat . Elle était entourée de murs et vers Montmartre , elle paraissait s' étendre très loin , mais elle allait en se rétrécissant et on n' en voyait pas le bout . Robert conjectura qu' il devait y avoir de ce côté une sortie sur une rue qu' il ne connaissait pas , n' ayant jamais parcouru le quartier . Il en devinait une autre en face de lui , au-delà du mur de clôture , car il distinguait une solution de continuité entre ce mur et d' assez belles maisons qui s' élevaient un peu plus loin , et cette rue semblait être parallèle à la rue Rodier . À sa gauche et assez près de son observatoire , le clos était borné par un treillage en fer très solide et très haut qui le séparait d' un jardin – un vrai , celui là – un parc en miniature , plein d' arbustes verts et de grands pins au feuillage sombre , à travers lesquels on entrevoyait un petit hôtel dont la façade devait se trouver en bordure sur cette rue dont Robert ne savait pas le nom .