Jacques Simiès ouvrit un œil , puis l' autre , bâilla , s' étira et demanda à son valet de chambre , Lazare , qui venait écarter les persiennes : — Lazare , quelle heure est-il ? — Monsieur , il est dix heures . — Quel temps fait-il ? — Ni beau ni laid , monsieur , et le baromètre est au variable . — Bien , comme cela tu ne te compromets pas . Y a-t-il des lettres ? — Pas beaucoup : voici le courrier d' ailleurs , Monsieur peut voir . Et Lazare déposa sur la table de nuit quelques journaux et quelques enveloppes médiocrement garnies . — Tant que cela ? fit indolemment le viveur en s' étirant de plus belle . Bah ! à tout à l' heure les affaires sérieuses . Lazare , j' ai faim . — Je vais apporter à Monsieur son chocolat . — Très cuit surtout . Cette brute de Césarine m' envoie toujours de l' eau chaude . — Je vais y veiller , monsieur . Et , après avoir laissé entrer lentement dans la chambre un jour atténué par les rideaux de guipure , Lazare sortit . Simiès referma les yeux avec un indicible sentiment de bien-être , et dans son cerveau encore engourdi flotta la vision de la veille . Ah ! la bonne soirée qu' il avait passée au café de Paris ! Dieu ! qu' on avait ri ! Ce diable de Pinsonneau en avait-il raconté des farces de sa vie de garnison ! et avait -on assez raillé le clergé , les prêtres et les mômeries des cléricaux ! et l' excellent Moët qu' on y avait sablé , sans compter le Moselle pétillant et le Tockay exquis ! Par exemple les cigares laissaient un peu à désirer , mais Simiès était rendu difficile par ceux que lui envoyait son ami de la Nouvelle-Orléans . Décidément ce souper et les rires qui l' avaient accompagné l' avaient creusé ; et ce diable de Lazare qui n' apportait pas son déjeuner , quel lambin , quelle brute ! c' était à lui casser une canne sur le dos ! En attendant , Simiès allait lire son courrier ; il se souleva sur son lit pour se mettre sur son séant non sans esquisser une grimace de douleur . — Ces s ... rhumatismes ! gémit-il . C' est que celui qu' on appelait jadis le beau Simiès avait soixante ans , et bien heureux encore était-il d' en être quitte à si bon marché avec les infirmités de cet âge . Il attira à lui son binocle qu' il ajusta sur son nez et prit dans la masse une carte bleutée sur laquelle courait une écriture élégante . — Bon ! dit-il avec ennui , une demande d' argent ; je connais ça , mais cette fois encore je ferai la sourde oreille , car j' ai pour principe qu' il ne faut pas prêter aux autres , surtout à ceux qui , selon toute probabilité , ne peuvent rendre ce qu' ils ont emprunté . Qu' est -ce encore ? Ah ! Cathellin qui m' invite à dîner : ma foi , ce ne sera pas drôle , des jeunes mariés ! Quelle idée aussi lui a pris d' épouser cette veuve ? ... Quant aux journaux , voyons ... voici le Figaro , l' Intransigeant ... Tiens , le Quotidien qui manque à l' appel ? Ces gredins l' auront gardé à la cuisine pour le déguster avant moi , je vais leur laver la tête d' importance ... Par le diable , qu' est -ce que cette épître sur papier d' affaires , qui s' est glissée sous les gazettes ? ... Bien ! maître Briant , le notaire de Léo ! ... qu' est -ce qu' il peut avoir à m' apprendre ? ... Pourvu que cet imbécile de Léo n' ait pas commis encore quelque bévue ! il n' a jamais réussi en rien . Et moi qui ai des capitaux dans sa plantation des Antilles ; pas lourds , heureusement ; la perte ne serait pas grande . Diable ! quatre pages de thème ; il est épistolier , le notaire ! voyons ce qu' il me veut . Simiès se mit à lire attentivement : le soleil , pâlot et terne , joua cependant un instant sous les rideaux aux teintes douces , arrachant une étincelle d' argent aux aciers des chenets , au bronze doré des candélabres , aux socles des coupes ; baisant au passage le visage rieur d' un faune de marbre . Simiès l' épicurien lisait toujours ; autour de lui tout respirait non seulement le bien-être , mais le luxe absolu épanoui là sans lourdeur , avec goût , avec art , selon le caprice du possesseur égoïste et raffiné . Lorsque Lazare reparut , portant en équilibre sur sa main le plateau où fumait le chocolat vanillé et onctueux accompagné de rôties toutes chaudes , il faillit reculer à la vue de son maître : soulevé sur sa couche moelleuse , celui -ci , furieux , montrait le poing au ciel de lit qui n' en pouvait mais et froissait dans ses doigts une lettre lacérée . Son visage , ordinairement rose et empreint d' une expression railleuse , était devenu jaune , marbré de taches foncées ; ses yeux verdâtres flamboyaient ; ses cheveux gris se hérissaient de colère sur le crâne légèrement dépouillé au sommet du front . Simiès n' était pas beau à voir ainsi , lui qui passait en général pour un homme encore agréable à regarder en dépit de son âge mûr . En apercevant son valet de chambre , il l' apostropha rudement : — Allons , maraud , tête de buse , animal , on ne veut donc pas que je déjeune ce matin ? — Monsieur avait recommandé que son choc ... — Butor ! vas -tu raisonner ? apporte -moi ça et plus vite . Tout tremblant , Lazare obéit . Lorsque Simiès eut avalé une gorgée du liquide fumant , il s' écria avec un redoublement de fureur : — Triple brute , à présent tu veux m' ébouillanter ! Ne pouvais -tu m' avertir que le chocolat sortait du feu ? Assassin , va ! J' ai la peau de la langue enlevée ; vous l' avez fait exprès ; vous voulez ma mort , vous autres idiots . Tiens ! Et , d' un geste violent , Simiès envoya rouler la tasse et son contenu sur le tapis , entre les jambes de l' infortuné Lazare qui se mit à hurler de douleur . Cela fit rire Simiès et Lazare se calma ; au fond il savait que les boutades de ce maître exigeant ne duraient pas et qu' il fallait les supporter ; il y avait tant de petits profits à ramasser dans cette maison de célibataire riche ! c' eût été folie de la quitter . — Tu vas nettoyer le tapis , reprit M . Simiès en indiquant la tache noirâtre étalée sur la moquette rouge . — Monsieur me permettra au moins de changer de pantalon ? répondit piteusement Lazare . — Va ! mais fais vite . Il s' imagine que sa peau est brûlée peut-être ! ces gens sont si douillets ! grommela Simiès en s' allongeant dans son lit avec béatitude . — Qu' est -ce que Monsieur va prendre à la place de son chocolat ? demanda Lazare prêt à sortir . — Du thé et qu' on ne me fasse pas attendre . Dix minutes après , Lazare rentrait , la théière sur le plateau , une éponge dans l' autre main pour réparer les méfaits de son maître . Tout en déjeunant Simiès suivait machinalement de l' œil les évolutions du domestique ; puis , soudain , posant la moitié d' une rôtie sur le bord de la soucoupe : — Dis donc , Lazare , sais -tu la tuile qui me tombe dessus ? — Non , monsieur , répondit Lazare sans relever la tête . — Eh bien ! ... mais écoute donc , imbécile , ton tapis est assez lavé . Le pauvre garçon se dressa sur les genoux et demeura bouche béante , l' éponge en suspens . — Il m' arrive , reprit Simiès , que mon neveu des Antilles , M . Léo , tu sais , est mort . — Ah ! ... et Monsieur va hériter sans doute ? fit Lazare dont les grosses lèvres s' élargirent dans un vaste sourire . — Idiot ! ce ne serait pas une tuile . Ma nièce sa femme et sa fille revenaient en France à pleines voiles avec moins d' argent dans leur cassette qu' il n' y en a au fond de cette tasse lorsque la première mourut au moment de toucher terre . — Aïe ! et la demoiselle alors ? — Voilà : l' enfant est à ma charge à présent , c' est ça qui est amusant ! — Elle n' a donc pas de parents plus proches que Monsieur ? — Non , quelques cousins éloignés à je ne sais combien de degrés . Je suis son tuteur et son unique soutien , ainsi que le dit en termes pompeux le notaire qui m' écrit . Dans sa stupéfaction Lazare laissa tomber son torchon et son éponge . — Alors voilà Monsieur père de famille ? — Parbleu ! et c' est ce qui m' enrage . — Je savais bien que ce n' était pas le chocolat , pensa Lazare . Et , reprit-il tout haut , il va y avoir ici une jeune demoiselle ? c' est ça qui va être drôle ! Et Lazare se tint les côtes pour mieux rire . — Butor , ne ris donc pas ainsi , tu m' agaces les nerfs . Ainsi tu trouves cette idée amusante ? — Dame ! — Mais ce n' est qu' une enfant , une mioche , une galopine enfin de neuf à dix ans , qui va être capricieuse , assommante , pleurnicheuse , tu comprends que je l' envoie à tous les diables ; voilà ma bonne petite vie tranquille tout à fait bouleversée . Et Simiès fit mine de s' arracher quelques cheveux gris , ce qui , vu la position qu' il gardait dans son lit , lui donnait l' air passablement grotesque . Lazare se leva sur ses longues jambes , et , le visage soudain illuminé par une pensée riante : — Monsieur oublie que les petites filles , ça se met au couvent . — Au couvent ? brute que tu es ! ma nièce chez des nonnes ? — La langue m' a fourché , monsieur , je voulais dire à la pension . Y a des établissements laïques ... — Parbleu ! je n' y songeais plus ! Certainement qu' il y en a , Paris en regorge , et des lycées aussi pour les fillettes ! Où avais -je donc la tête ? s' écria Simiès en se remettant sur son séant . Tiens , Lazare , tu es un brave garçon de me l' avoir rappelé , tu auras vingt francs pour remplacer le pantalon qui a reçu le chocolat . Au fait , des pensions laïques ça ne manque pas ici . Certes , j' y aurais pensé plus tard , mais j' étais si troublé ! Je suis sauvé ; le lendemain même de son arrivée , j' y mettrai Gilberte . Ah ! quelle bénédiction ! il faut que dès aujourd'hui je m' occupe de cela et cherche une maison convenable où les jeunes filles soient élevées sans les mômeries des couvents qui les rendent ridicules . Lazare , vite mes pantoufles , ma robe de chambre , je veux sortir avant midi ; tu diras à Philippe d' atteler dans une demi-heure . Rentré en grâce , Lazare habilla son maître , puis il alla conter à la cuisine l' événement qui survenait à la maison et qui fit ouvrir de grands yeux à Philippe , à Césarine et à Mme Dutel , la femme de charge . Simiès lisait le Quotidien au coin d' un magnifique feu de bois , les pieds sur les chenets , chaussé de bonnes pantoufles , vêtu d' une splendide robe de chambre fourrée , et tout en fumant un cigare exquis il applaudissait aux inepties de son journal préféré . La porte s' ouvrit et Mme Dutel poussa devant elle une mignonne fillette en s' écriant d' une voix nasillarde : — Voilà l' enfant , monsieur ; le voyage s' est bien accompli , mais la petite demoiselle a dû avoir un peu froid , car elle est pâle et elle n' a pas voulu manger en route . — C' est bien , madame Dutel , à présent laissez-nous . La femme de charge obéit et Simiès demeura seul avec la fillette qui le regardait craintivement à travers le nuage de cheveux d' or qui lui couvrait le front . Elle était blanche comme un lis dans ses vêtements de deuil , mais elle ne semblait pas intimidée en entrant dans cette maison inconnue , et elle se tenait sérieuse , droite comme un cierge . — Bonjour , mon oncle , dit-elle en tendant sa petite main gantée à M . Simiès et sa voix résonna claire et mélodieuse comme un chant . — Bonjour , Gilberte , répondit Simiès en effleurant de ses moustaches grises le front pur de la fillette . Elle le regarda de nouveau , fixement , de ses grands yeux noirs , un peu sombres et poursuivit : — C' est vous qui êtes mon tuteur ? — Oui , c' est moi . — Qu' est -ce que c' est , un tuteur ? — Celui qui a droit sur vous à la place de votre père et de votre mère . — À la place de papa et de maman ? L' enfant prononça ces mots d' un accent intraduisible et ses prunelles de diamant se voilèrent au souvenir des parents qui n' étaient plus . Elle reprit : — Vous ne me les remplacerez jamais . — Je n' ai pas cette prétention , riposta Simiès un peu piqué ; moi je ne vous passerai pas vos caprices , n' y comptez pas . Ils devaient vous gâter , vos parents ? — Je ne sais pas , ils me chérissaient comme je les chérissais , voilà tout ce que je peux dire . Simiès eut un sourire ironique au coin de ses lèvres minces . — Est -ce que vous seriez sentimentale par hasard , petite fille ? — Sentimentale , qu' est -ce que c' est ? — Au fait , vous ne pouvez comprendre cela , mais je vous guérirai de vos idées ridicules . — Est -ce donc une idée ridicule que d' aimer ses parents et de se souvenir d' eux s' ils ne sont plus ? — Non certes , mais je vois une chose , c' est qu' on vous a laissée raisonner tant que cela vous plaisait . — Raisonner ? mais oui , tant que ce n' était pas impoli . Maman aimait à savoir ce que je pensais ; d' ailleurs elle m' élevait bien . — Ah ! vous ne vous ménagez pas les compliments , vous croyez -vous une petite perfection ? — Oh ! non , mon oncle , j' ai bien des défauts . — Vraiment ? et lesquels ? L' enfant parut embarrassée . — Êtes -vous menteuse ? — Oh ! mon oncle , s' écria Gilberte indignée , je n' ai jamais menti de ma vie . Mentir , mais c' est affreux ! — Vraiment ? fit Simiès avec son éternel ricanement , alors vous n' êtes pas femme . — Pas femme ? L' enfant ne comprenait pas . — Eh ! oui , vous ne connaissez donc pas cette parole d' un diplomate arrangée plus tard par je ne sais quel homme d' esprit : « La parole a été donnée à la femme pour déguiser sa pensée . » Gilberte ouvrit tout grands ses yeux sombres . — Vous ne comprenez pas ? Quel âge avez -vous ? — Neuf ans , répondit Gilberte en redressant sa taille fluette . — Vous êtes grande pour votre âge . Et si l' on vous coupait les cheveux , que diriez -vous ? L' enfant recula d' un pas et ses prunelles flamboyèrent . — Je ne veux pas ! — Ah ! vous êtes coquette ? — Je ne sais pas , mais maman aimait mes cheveux flottants sur mes épaules , je veux les conserver ainsi . Simiès hocha la tête et étendit la main pour tâter la chevelure souple et dorée de la fillette . — Gardez -les , je ne veux pas vous priver d' une si jolie parure ; d' ailleurs , je ne vous gronderai jamais pour être vaniteuse ; c' est permis aux petites filles . — Pourquoi ? — Parce que ... mais , au fait , vous n' êtes pas encore à l' âge où l' on a du plaisir à être belle . Vous croyez -vous laide ? Gilberte se haussa sur ses petits pieds afin d' apercevoir dans le miroir sa mignonne image . — On m' a souvent dit que je suis jolie , mais je ne sais pas si c' est vrai . — Aimeriez -vous à être jolie ? — Oh ! oui . — Eh ! eh ! ricana le vieillard , vous allez bien , ma nièce , déjà femme ! — Y a-t-il du mal à désirer cela ? J' aime tout ce qui est beau ; je serais désolée d' être laide . — Bon , voilà pour la coquetterie . Maintenant , êtes -vous gourmande ? — Je ne ferais pas de bassesses pour un bonbon , répondit dédaigneusement Gilberte , seulement ... — Seulement quoi ? — Je n' aime pas beaucoup la soupe et pas du tout les œufs brouillés et les épinards . — Vraiment ? eh bien ! moi , je vous apprendrai à manger de ces trois choses et vous verrez que , après quelques essais , vous en raffolerez . L' enfant ne répondit pas , mais sa petite figure exprima l' effroi . — Ah ! encore une question : êtes -vous curieuse ? — Non , mon oncle , maman m' enseignait à être discrète . — C' est bien , nous verrons cela . Et paresseuse ? — Je ne sais pas ... peut-être un peu pour me lever de bonne heure l' hiver . — Et pour vos études ? — Je ne sais pas encore grand-chose , mais j' aime à apprendre . — Qu' étudiez -vous ? — La musique , puis le calcul , la grammaire , la géographie , l' histoire , l' anglais et l' allemand , le catéchisme ... Simiès bondit . — Le catéchisme ? ... Vous le laisserez de côté . — Pourquoi ? maman y tenait beaucoup . — Oui , votre mère était une bigote , murmura le vieillard entre ses dents . Enfin , reprit-il plus haut , je modifierai votre éducation à mon gré désormais . Vous pouvez maintenant aller jouer ou vous reposer comme vous voudrez ; Mme Dutel qui couchera près de vous va vous conduire à votre chambre . Il sonna la femme de charge qui emmena Gilberte . L' appartement destiné à la fillette était agréable , car Simiès aimait le luxe partout autour de lui ; rose et blanc avec de soyeux rideaux au lit et à la fenêtre , des fleurs fraîches dans des cornets de cristal , un tapis moelleux , un feu clair dans la cheminée , une température douce et égale , des meubles élégants ; le regard charmé de Gilberte inspecta les murailles qu' ornaient quelques tableaux représentant des sujets mythologiques ou des membres de la famille Simiès . — Il n' y a pas de bon Dieu ici , fit-elle très grave . — Oh ! ce n' est pas de ces choses -là qu' il faut chercher chez nous , ma petite demoiselle , répondit Mme Dutel , bonne femme au fond , mais absolument nulle et platement soumise aux idées de son maître . — Pourquoi ? — Dame , parce que Monsieur ne croit pas à la religion . — Comment ferai -je ma prière ? — Je ne sais pas ; il ne faut toujours pas parler de ça à votre oncle , il se fâcherait . — Pourquoi ? demanda de nouveau l' enfant . — Pourquoi ? eh ! parce que ça lui déplaît . Est-elle drôle , cette petite , avec ses pourquoi ? Je pense bien qu' elle ne va pas me questionner comme cela sur tout , grommela tout bas la vieille femme . Gilberte soupira et se laissa enlever ses vêtements de sortie sans plus parler . Le dîner sonna ; elle se rendit à la salle à manger , un peu triste et fatiguée d' une journée de voyage . Ce soir -là son oncle ne la tourmenta pas , et , voyant qu' elle s' endormait sur sa chaise , il ordonna qu' on l' emportât pour la coucher , ce que fit Lazare avec des précautions presque maternelles ; le brave garçon était le seul peut-être en cette étrange demeure , qui conçût pour l' orpheline une pitié sincère . Gilberte dormit comme dorment les enfants de son âge , d' un sommeil profond et doux , et sa mère , remontée là-haut , dut laisser tomber une larme sur ce front d' ange qui allait perdre sous ce toit impie la divine candeur et la piété naïve qui semblaient jusqu' à présent innées en sa petite âme . — Non , je n' aime pas mon oncle , disait Gilberte en secouant sa tête blonde avec mélancolie . — Pourquoi ? demanda à son tour Lazare en frottant énergiquement son argenterie tandis que la petite fille le regardait faire avec distraction . — Parce que ... parce que ... je ne sais pas ; il est si différent de mon pauvre papa . — Il est cependant bon pour vous quelquefois , à sa manière . — Oui , à sa manière , répéta Gilberte . — Est -ce qu' il vous fait peur ? demanda Lazare en secouant sa peau de chamois . Gilberte allongea ses lèvres roses : — Non , sauf quand il se met en colère . Papa se fâchait quelquefois , lui aussi , mais sans crier comme mon oncle . Et puis mon oncle il dit des choses , des choses enfin qui sont tout le contraire de ce que disait maman . — En fait de religion sans doute ? — Oui , en fait de religion . Est -ce que vous pensez comme mon oncle , vous , Lazare ? — Dame , mam'zelle , Monsieur est si savant ; autrefois , moi , je croyais comme vous ; à présent ça a changé . Monsieur m' a dit tant de fois que j' étais un imbécile auparavant . — Ah ! Et Gilberte rêva quelques minutes sur ces paroles , son fin menton blanc dans sa petite main délicate . — Est -ce que vous vous plaisez à Paris ? reprit Lazare pour rompre le silence . — Je suis si peu sortie encore ! répondit l' enfant . — Dame , mam'zelle , vous vous êtes enrhumée et vous n' avez pu beaucoup vous promener . C' est tout de même une chance , allez , cette bronchite qui vous tient là ; sans elle , vous entriez en pension tout droit . — C' est joli , ici , dit Gilberte qui suivait sa rêverie ; mais chez mon papa c' était plus beau encore . — Aux Antilles , n' est -ce pas ? — Oui ; il y avait la mer si bleue , des fleurs si parfumées , un jardin superbe . — Mais , si vous aimez la campagne , vous vous plairez aux Marnes . — Aux Marnes ? — Oui , une grande propriété que possède Monsieur dans l' Isère . Moi , j' aime mieux la ville , parce qu' il y a les amis , les cafés où l' on va un peu rire avec les camarades quand on a fini l' ouvrage . Cependant aux Marnes on reçoit quantité d' étrennes ; Monsieur a beaucoup de visites , vous y mènerez joyeuse vie , allez , mademoiselle . — Moi , je ne dois pas m' amuser cette année , Lazare , fit Gilberte en jetant un regard éloquent à ses vêtements noirs . — Oh ! que si ; Monsieur vous fera bien divertir pour peu que vous vous y prêtiez un peu . Plus vous vous montrerez gamine et dégourdie , plus il vous gâtera ; il est comme ça , Monsieur . — Maman n' aimait pas , au contraire , que je me montrasse ainsi . — Ah ! c' est certain qu' il est plus joli pour une demoiselle de n' être pas trop garçon , mais puisque Monsieur est votre maître à présent et que c' est son goût , faut vous permettre de petites diableries qui le feront rire . Gilberte ne répondit pas et alla chercher sa poupée délaissée sur le tapis . Son oncle était bien peu apte , hélas ! à comprendre cette nature fine et aimante qui , avec une éducation chrétienne , fût devenue exquise . Le malheureux voulait , selon son expression , façonner à sa manière le caractère et l' esprit de la fillette , en faire une philosophe , une libre penseuse , et Dieu sait que cette œuvre satanique lui était facile , car l' enfant était jeune et son intelligence aimait à fouiller tous les mystères , à savoir tout ce qu' elle ignorait . Néanmoins , Gilberte n' avait pas fait un grand pas dans le cœur de Simiès : il n' admirait encore en elle que sa beauté qui le flattait ; il était fier quand il la montrait à ses amis ou , s' il sortait avec elle , d' entendre murmurer autour de lui : « La ravissante fillette ! » Seulement le sérieux et la mélancolie de ses neuf ans l' ennuyaient . « Bah ! se disait-il , sous peu de jours elle va entrer en pension et quel débarras . Je ne l' en retirerai que pour la marier , et vive la joie ! ma tutelle ne m' aura pas trop pesé ! » En attendant , il pesait assez durement sur la vie de l' enfant et se montrait parfois dur jusqu' à l' exagération . Un matin , à déjeuner , on servit des œufs brouillés , la bête noire de Gilberte ! Elle refusa de se servir lorsque le plat lui fut présenté et elle leva sur son oncle un regard craintif qui n' échappa point au despotique vieillard . Il fit signe à Lazare qui obéit à regret et il mit lui -même sur l' assiette de la petite fille une portion assez considérable du mets détesté . L' enfant résista d' abord . — Si vous ne mangez pas cela tout de suite , lui dit Simiès avec rudesse , je fais étrangler aujourd'hui même votre chien Néro que vous aimez tant . Entre son fidèle ami et les œufs brouillés , Gilberte ne balança point et se mit en devoir d' obéir , mais son petit cœur se soulevait bien fort et elle pensait : « Comme il est méchant , mon oncle ! » Pendant ce temps Simiès se félicitait in petto , se disant : « Décidément je suis fait pour élever et mâter les petites filles indisciplinées ; mon système est parfait . » Le repas terminé à la grande satisfaction de Gilberte , il l' envoya s' habiller pour sa promenade quotidienne ; mais au bout d' un quart d' heure Mme Dutel vint prévenir son maître que l' enfant , tout à fait malade , ne pouvait sortir ; il fallut la coucher et la nourrir de thé pendant quarante-huit heures . Comme elle eut un peu de fièvre et que Simiès , effrayé des conséquences de sa dureté , fit venir le médecin , celui -ci déclara que ce n' était qu' un accident , mais que la petite fille était d' une constitution délicate qui exigeait de grands ménagements . — Elle va entrer en pension la semaine prochaine , dit le terrible oncle qui aspirait à cet instant de toutes les puissances de son âme . — En pension ? Eh bien ! dans l' intérêt de votre nièce , je vous conseille de la garder un peu plus longtemps auprès de vous ; vos soins lui sont nécessaires . — Mais , docteur ! s' écria l' infortuné tuteur , elle sera bien mieux soignée chez les dames H ... que chez moi qui n' ai pas l' habitude des petites filles . — Je ne suis pas de votre avis . Que vous importe de la conserver quelques jours ici ? Il serait bien plus ennuyeux pour vous si les dames H ... vous la renvoyaient tout à fait malade , une semaine après son entrée chez elles . — C' est vrai , murmura l' égoïste , épouvanté de cette perspective . Et il se décida à confier Gilberte aux soins de Mme Dutel encore une quinzaine . Une après-midi , la fillette , guérie , quoique toujours un peu pâle , jouait avec une vieille poupée que , toute fanée qu' elle était , elle préférait aux splendides dames que son oncle , dans une heure de générosité , lui avait données ; elle était seule et , assise sur sa petite chaise basse , elle berçait en silence sa chère Nora . Dans la chambre voisine deux voix se faisaient entendre , alternant dans une conversation animée ; c' était celle de Mme Dutel et celle de Lazare qui balayait l' appartement . — Oui , Madame Dutel , disait ce dernier sans s' arrêter de cirer ou de frotter , je garderai la petite en votre absence , puisque vous avez un rendez -vous à Montmartre . — Le temps d' aller et de revenir avant que Monsieur ne rentre , mon bon Lazare . — Il n' en saura rien , monsieur ; ce n' est pas moi qui vous vendrai , allez , ni la petite . — Pour ça non ; la petite n' est pas bavarde . — C' est ma foi vrai ; il y a des moments où j' ai pitié de cette enfant , quand je la vois si seule , abandonnée à elle -même . — Sans compter qu' elle ne sera pas beaucoup plus heureuse dans cette pension où Monsieur veut l' enfermer . Ah ! si elle savait seulement le prendre , la fine mouche , elle en ferait tout ce qu' elle voudrait , de ce vieux mécréant . — Vous croyez , madame Dutel ? — Si je le crois , bonté du ciel ! mais Monsieur disait lui -même hier : « Elle m' ennuie , cette mioche , avec ses grands yeux tristes et son air grave ; et puis elle est trop soumise et trop craintive ; si elle me ripostait quelque bonne impertinence , si elle faisait un peu le diable à quatre dans ma maison , je crois que je l' aimerais . » — Ben oui , madame Dutel , mais voyez -vous , ça n' est pas dans le tempérament de l' enfant ; c' est doux , c' est sage , c' est résigné , mais ça ne sait pas se rebeller , et puis ça n' a pas de ruse , c' est franc comme l' or ; ça n' ira jamais à Monsieur . Gilberte entendait tout cela ; elle se dressa sans bruit sur ses petits pieds , déposa Nora sur le tapis et , le cœur battant , se rapprocha de la porte . « C' est mal ce que je fais , se disait-elle , c' est mal d' écouter les conversations des autres , maman me ferait honte et elle aurait raison , mais je ne peux pas m' en empêcher . » — Pour ça oui , reprenait Lazare heureux de souffler entre deux coups de brosse ; la petite demoiselle est trop douce ; un petit garçon bien lutin ou alors une petite fillette comme celle de Mme Martelle aurait bien mieux convenu à Monsieur . — Ah ! Dieu non , quel démon ! — Jolie comme est cette petite Gilberte , avec un air endiablé , une voix impérieuse et des colères furibondes , elle ferait le bonheur de Monsieur . — Et cependant , Lazare , ce n' est pas beau ; moi qui vous parle , j' ai refusé d' entrer chez Mme Martelle comme gouvernante de la petite demoiselle , et malgré un gage énorme , parce que autant vivre en enfer que vivre avec cette enfant . — C' est sûr que les bambins bien élevés et gentils comme ceux que j' ai vus chez mes maîtres d' avant cette maison -ci , c' est bien plus agréable et plus joli ; mais avec un homme comme M . Simiès ... — Un fameux original , Lazare ! — Puisqu'il a ses idées à lui sur l' éducation , faut bien les flatter , ses manies ; puisqu'on le sert et qu' il paie bien , faut lui plaire ; voilà pourquoi je dis que cette petite Gilberte , si elle était adroite , le mènerait par le bout du nez . Cette conversation plus ou moins juste et intelligente prit fin et Mme Dutel alla passer sa robe des dimanches pour se rendre à Montmartre , tandis que Gilberte revenait sur la pointe des pieds à son petit fauteuil : seulement cette fois l' infortunée Nora demeura oubliée , le nez sur le tapis , car l' enfant resta immobile , ressassant dans sa tête les paroles qu' elle venait de recueillir . Ainsi son oncle l' aimerait si elle était méchante , si elle lui tenait tête ? Comme c' était étonnant ! son papa et sa maman l' aimaient et la caressaient autrefois , justement quand elle avait été obéissante et sage . « Alors je serai colère , bruyante et insupportable , se dit la fillette avec un dernier scrupule au fond de sa petite âme agitée ; je serai comme cela puisqu'il le faut pour être aimée ici . « Heureusement que je suis jolie , ajouta-t-elle ; c' est toujours ça de gagné . Quelle chance ! » Elle grimpa sur sa petite chaise et sa mignonne personne se refléta en partie dans la glace : elle put voir tout à son aise ses cheveux d' or ondés , ses grands yeux brillants , sa peau blanche et sa bouche rose . « Mais certainement je suis jolie , poursuivit-elle après cet examen , ils le disent tous , même les passants des rues ... Alors , à présent il va falloir être indisciplinée et capricieuse ? ça va être très drôle . » Puis , une pensée soudaine lui venant à l' esprit : — Maman ! ... balbutia-t-elle dans un sanglot ; et elle courut se jeter sur son petit lit où elle s' endormit dans ses larmes . Pauvre âme enfantine qu' on allait flétrir ainsi , d' où l' on enlevait peu à peu les douces qualités et les sages résolutions , que deviendrait-elle entre cet impie qui prétendait la former et ces serviteurs ignorants et dépourvus de tact ? Heureusement que Dieu a des grâces réservées à ceux qu' il expose ainsi aux griffes du démon , et souvent la lutte des premières années prépare l' âme et la trempe fortement pour l' avenir . Ce soir -là c' étaient des épinards . Nous savons que Gilberte était loin d' en raffoler ; mais elle avait son petit plan tout dressé . Très perplexe , Lazare , qui avait un faible pour l' orpheline , hésitait à la servir , craignant à la fois de faire de la peine à l' enfant et d' attirer sur elle l' attention de son maître . Mais Gilberte trancha elle -même la question : — Merci , Lazare , je n' en veux point , dit-elle d' un ton délibéré en regardant son oncle en face , très bravement . M . Simiès , qui s' apprêtait à boire , posa son verre sur la table , sans le porter à ses lèvres . — Vous dites ? ... fit-il étonné . Puis , s' adressant au valet de chambre : — Servez Mademoiselle , ajouta-t-il froidement . — Je n' en veux pas , reprit l' enfant . — Est -ce que , reprit Simiès , est -ce que par hasard , petite fille , cela aussi vous fera mal au cœur ? — Je ne peux pas le savoir d' avance , riposta Gilberte toujours très animée , mais je n' ai pas envie d' essayer . — Vous en goûterez pourtant . — Non , mon oncle . — Si . — Non . Au fond la fillette tremblait un peu et elle était pâle pour son premier coup d' essai , mais elle était fine et voyait très bien que chez son tuteur la surprise était plus forte que le courroux . Néanmoins , Simiès , quoique cette petite scène l' amusât en réalité , tenta d' avoir le dessus et servit lui -même l' enfant révoltée . Alors , prompte comme l' éclair , Gilberte saisit son assiette et la jeta au loin sur le parquet , ayant soin seulement de ne pas atteindre Lazare qui la regardait agir , les yeux écarquillés , la bouche ouverte . — Vous serez privée de dessert , petite sotte , s' écria M . Simiès feignant une grande colère . — Qu' est -ce que ça me fait ? répondit Gilberte en dénouant elle -même sa serviette , heureuse d' échapper à si bon marché aux terribles épinards . Elle quitta la salle à manger et , en passant , jeta un coup d' œil triomphant à Lazare et à son oncle . À travers la porte refermée derrière elle elle put entendre ce dernier s' écrier en riant à gorge déployée : — Mon brave Lazare , je crois , ma parole , qu' on m' a changé ma pupille . Quel petit démon ! Je ne la connaissais pas sous ce nouvel aspect . As -tu vu comme elle a lancé son assiette à terre ? Ça m' a rappelé mon jeune temps , lorsque je faisais de même avec ma soupe . Ah ! ah ! ah ! et de quel air elle a déposé sa serviette sans réclamer son dessert ! Voilà ce que j' appelle montrer du caractère ; au moins elle a du sang dans les veines et ainsi ne ressemble plus à son père , mon pauvre neveu , qui ne savait pas résister en face à qui que ce fût . « C' est bon , pensa Gilberte en s' éloignant , Lazare avait raison , c' est comme cela qu' il faut prendre mon oncle . » Et elle alla conter à Nora ses succès du jour . Le surlendemain seulement , car elle ne voulait pas se transformer trop promptement , pour amener son oncle peu à peu à trouver drôles ses sottises , elle fit un nouvel acte d' indépendance : en attendant son entrée à la pension qui ne devait plus guère tarder , Gilberte recevait quelques leçons de son oncle , auquel le rôle d' instituteur ne plaisait qu' à demi . Ce matin -là il appela sa nièce pour sa leçon de calcul ; Gilberte arriva boudeuse . — Le calcul m' ennuie , dit-elle en s' asseyant à califourchon sur sa chaise . — Tant pis ! répondit Simiès . Asseyez -vous donc convenablement , Gilberte . — Je suis très bien comme cela , répondit la petite sans changer d' attitude . Je n' aime pas l' arithmétique , répéta-t-elle . — Ça m' est tout à fait égal , riposta Simiès . — À vous , certainement , mon oncle , mais pas à moi . Si nous ne calculions pas , ce matin ? — Tu es folle . — Pas plus que bien d' autres . — Ah çà ! ma nièce , s' écria le vieil athée en se croisant les bras , est -ce que vous vous moquez de moi ? — Et quand cela serait ? Vous avez dit l' autre jour à table qu' il faut rire de tout et n' agir qu' à sa guise , que c' est le seul moyen de mener une vie agréable . Cette fois -là Simiès n' eut plus envie de plaisanter ; il leva la main pour frapper l' enfant , mais cette main retomba sans même avoir effleuré sa joue blanche : Gilberte se dressait devant lui , les yeux flamboyants et la lèvre dédaigneuse . — Vous ne savez donc pas que c' est lâche à un homme de toucher une femme , mon oncle ? vous oseriez ? Simiès stupéfié se rassit , contenant un immense accès d' hilarité . « Sur ma foi ! elle aurait vingt ans qu' elle ne parlerait pas mieux , pensa-t-il . Cette petite commence à m' amuser , vraiment ; et puis , elle est trop jolie , il n' y a pas moyen de la gronder . » — Allons , dit-il tout haut , sois sage , fillette , et prends ton ardoise , je raccourcirai la leçon si tu es gentille . Mais , enhardie par son succès , l' enfant résistait encore . — Mon oncle , je vous le répète , le calcul m' excède . Vous dites que la vie est faite pour jouir , qu' il faut lui arracher le plus de satisfactions possibles ... oui , ce sont bien vos propres paroles ... — Tu as trop de mémoire , enfant . — On n' en a jamais trop , mon oncle . — Et puis tu me parais aimer furieusement la philosophie . — Oh ! oui , apprenez -moi cela ! s' écria Gilberte en bondissant . Hélas ! elle ne savait pas ce qu' elle demandait à cet homme sans foi , déjà trop disposé à remplir sa petite âme de sophismes mauvais , de principes antireligieux ! « La petite rusée ! se disait Simiès en considérant cet adorable visage pur et ouvert ; je ne la croyais pas si spirituelle ; diable ! elle comprend et entend tout , il faudra désormais que je veille sur mes paroles , autrement elle me battra avec mes propres armes . » — Un peu vite , Gilberte , ajouta-t-il en essayant de prendre un ton sévère , pas tant de raisonnements ; écrivez : problème 77. Gilberte saisit la plume à contrecœur , et barbouillant quelques numéros : — Vous n' êtes pas logique avec vous -même , mon oncle , dit-elle en répétant une phrase qu' elle avait entendu dire peu auparavant . — Dis donc , Gilberte , fit M . Simiès en la regardant à travers son binocle , crois -tu que , en pension , on te permettra de bavarder comme cela au milieu des leçons ? — D' abord qu' irais -je faire en pension ? — Comment , mademoiselle , ce que vous irez y faire ? Ce qu' y font vos pareilles , qui sont punies quand elles ne travaillent pas et récompensées lorsque c' est le contraire . — Je ne veux pas aller en pension . Je me sauverai si vous m' y envoyez . — Pourquoi ? — La pension , c' est une vilaine maison sans air ni lumière , ni soleil , où les jeunes filles se disputent en récréation , où les grandes font des méchancetés aux petites . J' aime mieux rester ici . Simiès se croisa les bras : — Vous aimez mieux , c' est possible , mais moi pas . — C' est bien sûr , mon oncle , puisque vous ne m' enfermeriez là-bas que pour vous débarrasser de moi . Cependant je ne vous gêne pas beaucoup , vous n' envoyez coucher aussitôt après dîner quand vous recevez vos amis , et vous me faites prendre mes repas dans ma chambre quand vous causez de choses que vous ne voulez pas que j' entende . « Comment a-t-elle pu deviner cela ? pensa Simiès qui n' en revenait pas . Cette enfant a le diable au corps , mais , ma foi ! elle m' amuse . » — Ça vous ennuie de me donner des leçons , poursuivit la fillette avec son imperturbable sang-froid , et je le comprends , ça n' est pas non plus drôle d' en recevoir ; mais qui vous empêche de me chercher une institutrice pour vous remplacer ? « Elle a réponse à tout , se dit le vieillard . Et , de fait , elle a raison . » — Vous me répétez sans cesse que vous voulez plus tard me voir jeune fille accomplie et femme du monde dans toute l' acception du mot . Comment le deviendrai -je si vous me mettez en cage ? — C' est parbleu vrai . — Ensuite , je suis jolie ... — Vous êtes jolie ? Voyez -vous ça ! s' écria Simiès pouffant de rire . D' abord qui vous l' a dit ? — Tout le monde ; et la glace , donc ? riposta Gilberte très crânement . — Peut-être avez -vous mauvais goût ; une petite fille ne doit pas savoir si elle est jolie . — Cependant , mon oncle , le jour de mon arrivée chez vous , vous m' avez dit que toute femme doit être vaniteuse . — Mais qu' est -ce que vous deviendrez plus tard , alors , si vous en êtes là aujourd'hui ? — Je ne sais pas , répondit Gilberte avec indifférence . « Comme je vais amuser les amis ce soir en leur racontant cela ! pensait le vieil athée . C' est qu' elle est à croquer , cette petite ; c' est un vrai bijou et , ma foi ! elle a raison , ce serait dommage si la pension me la rendait gauche et guindée . Enfin , nous réfléchirons . » Et pour clore cet entretien qui devait être une leçon de calcul , Simiès raconta une histoire à la fillette , qui préférait infiniment cela aux problèmes annoncés . — Quelle tuile , mon pauvre ami , quelle tuile ! ... — Eh ! pas tant que cela . — Comment , pas tant que cela ? Sais -tu que , aussitôt que j' ai appris le malheur qui t' arrivait sous la forme d' une tutelle , j' ai laissé ma banque et mes affaires pour venir t' apporter mes compliments de condoléance ? — Eh bien ! je ne suis pas trop à plaindre , répondit Simiès en caressant sa barbe grise . — Est -ce que tu trouves amusant qu' une petite fille te tombe ainsi du ciel ? Je ne te reconnais plus : on m' a changé mon vieil ami Simiès . Donc il te plaît de remplir le rôle de nourrice , de bonne , de papa , que sais -je ! de promener , moucher , dorloter la bambine ? Je t' ai mal jugé , mon cher , pardonne -moi . — Voyons , Félix , laisse -moi m' expliquer : cette tutelle m' a d' abord on ne peut plus mécontenté . Gilberte se montrait sournoise , sérieuse comme une petite nonne ... — Ah ! elle se nomme Gilberte ? — Oui , comme sa mère . — Un joli nom . — Et qui lui va ! — L' enfant est gentille physiquement ? — Charmante ; elle sera ravissante plus tard . — Blonde , brune ? — Blonde comme de l' or avec des yeux foncés , un teint de lis et de roses . — Et comme caractère ? — Du lait sucré , les premiers jours , du vinaigre , à présent . — À quoi tient ce changement ? — Je ne sais trop ; je n' y comprends rien ; peut-être la rusée a-t-elle tâté le terrain , puis s' est-elle montrée telle qu' elle est réellement dès qu' elle a saisi mes goûts . J' ai d' abord essayé de la mâter , croyant la shlague un moyen infaillible pour dompter les enfants , mais cela n' a pas réussi ; la petite est trop résolue pour qu' on la prenne ainsi . — Enfin que vas -tu en faire ? — Voilà ; pour l' instant je ne m' attends pas à ce qu' elle me donne beaucoup de satisfaction ; mais plus tard , quand je l' aurai façonnée d' après mes principes , que j' en aurai fait un petit philosophe en jupons , bref , quand elle sera femme et non plus fillette , ce me sera une compagnie agréable ; elle me distraira . Je ne me suis pas marié , trouvant plus commode la vie de garçon et parce que je ne me sentais pas de goût pour les obligations que comporte l' état de père de famille ; mais j' avoue que , à présent que je commence à sentir le poids de l' âge et des rhumatismes , la société et les soins d' une jeune fille me seront chose précieuse . — N' as -tu pas pensé , Simiès , que cette petite pourrait te causer quelque ennui , élevée comme elle l' a été par des parents cléricaux , imbus des principes les plus absurdes ? Simiès fit entendre un ricanement aigu en allumant un cigare . — Tu me crois donc bien sot , Félix ? J' ai déjà travaillé à les faire oublier à Gilberte , ces principes ; et c' est bien facile , elle n' a pas dix ans . Va , elle ne sera pas depuis six mois sous ma direction qu' elle se montrera une petite voltairienne accomplie , fie -toi à moi . — Je ne doute nullement de ton habileté , répondit M . Félix qui se leva pour prendre congé de son ami . Demeuré seul , Simiès rêva quelques minutes en regardant s' élever dans l' air la fumée bleue de son londrès , puis Mme Dutel vint le trouver , ayant à lui demander quelques ordres relatifs au dîner du soir . — À propos , monsieur , ajouta-t-elle sur le point de s' éloigner et revenant sur ses pas , pour quel jour faut-il préparer le trousseau de Mlle Gilberte ? — Le trousseau de Mlle Gilberte ? répéta Simiès étonné . Pourquoi faire , le préparer ? — Et pour la pension donc ? Monsieur oublie qu' elle y entre le mois prochain . — Ah ! c' est vrai , ma bonne Dutel , j' ai négligé de vous prévenir que j' ai changé d' idée . — L' enfant va rester ici ? — Oui , répliqua la vieillard un peu embarrassé , le médecin la trouve délicate et ... — C' est-à-dire que Monsieur la trouve amusante à présent qu' elle a le diable au corps . Moi je ne suis pas de cet avis ; est -ce que ce matin je n' ai pas rencontré Néro coiffé de mon plus beau bonnet ; Monsieur pense-t-il que c' est agréable des choses comme ça ? — Elle a fait cela ? ... Ah ! j' aurais voulu voir Néro ainsi accoutré ! s' écria Simiès en se tordant de rire ; ah ! ah ! ah ! la gamine a des inspirations aussi originales ? — D' abord , continua Mme Dutel très piquée , je ne suis pas entrée dans la maison de Monsieur pour y être bonne d' enfant , et ... — Qu' à cela ne tienne , sortez -en , ma bonne Dutel , sortez -en . Je n' aurai plus besoin de vous , d' ailleurs , car je vais donner une institutrice à ma nièce . — Alors Monsieur me renvoie ? demanda la femme de charge qui étouffait de colère à l' idée de perdre une si belle place . — Nullement ; mais vous paraissez si affligée de ce que je garde chez moi l' enfant de mon neveu ... — Moi affligée ? Dieu garde ! Monsieur me connaît bien peu : j' adore les petites filles . — Alors tout est pour le mieux ; soignez Gilberte et montrez -vous complaisante avec elle : vous n' aurez pas lieu de vous en repentir . Rassurée , Mme Dutel quitta la chambre et murmura en s' éloignant : « Tu mets ça sur le compte de la santé de la gamine , vieille cervelle détraquée , mais tu trouves à présent du plaisir à voir jouer l' enfant ; ça va aller comme ça jusqu' à la fin de l' été ; puis si , passé cette époque , elle te gêne ou te lasse , tu sauras bien la coffrer sous un prétexte quelconque . Qui vivra verra . » Puis elle annonça à Gilberte la décision de son oncle ; la fillette ne manifesta aucun étonnement . — Je le savais , répondit-elle tranquillement ; j' ai dit à mon oncle qu' il me déplairait de vivre au pensionnat . — Voilà qu' elle le mène déjà par le bout du nez ! ... s' écria Mme Dutel en levant ses grands bras au ciel . Qu' est -ce que ça sera alors dans un an ou deux ? Ainsi fut modifiée l' existence de Gilberte Mauduit : l' enfant douce , pieuse et soumise devint une petite fille indomptée , incroyante et capricieuse . Mais Simiès l' aimait ainsi . Elle avait en germe dans sa petite âme beaucoup de qualités exquises : il les étouffa ; elle avait aussi beaucoup de défauts , non grossiers ni vulgaires , mais dangereux pour cette jeune nature ; Simiès les développa . Il avait , nous le savons , un système à lui pour l' éducation des jeunes filles . « C' est un vautour couvant une aiglonne » , disaient ses amis amusés de voir le vieux Simiès transformé en père de famille . Ce vautour devait arriver promptement à ses fins et extirper de ce petit cœur aimant toute idée religieuse . — Je te préfère telle que tu es maintenant à ce que tu t' es montrée en m' arrivant , c' est-à-dire guindée et ridicule , lui disait le vieillard en caressant la joue satinée de Gilberte . Vois -tu , être si sage et si posée , c' est bon pour les petites de Carcanne . Ces nobles , entichés de dévotion , sont assommants : on dit que leurs enfants sont des anges ; or c' est absurde d' être un ange . Puis , souriant en voyant Gilberte lui échapper pour esquisser une gambade : — De ce côté -là je n' ai plus rien à craindre avec toi : je t' ai façonnée à mon goût en peu de temps . — Cependant elles sont bien gentilles et bien complaisantes , les petites de Carcanne , répondit Gilberte en revenant à son oncle un peu essoufflée par ses exercices gymnastiques . — Je te l' accorde ; mais aimerais -tu , toi , à leur ressembler ? Elles ne savent que chanter des cantiques ou réciter des poésies où ciel rime avec fiel . — C' est vrai ; et puis elles se sont scandalisées l' autre jour parce que , jouant au croquet , j' ai manqué mon coup et crié : « Sapristi ! » et puis parce que je fredonnais la chanson que vous m' avez apprise , vous savez bien , mon oncle ? Et Gilberte chantonna de sa petite voix claire : C' était pendant l' horreur d' une profonde nuit , On eût dit que Racine d' avance l' eût prédit ; Quatre millions de singes , pères , mères et fils , S' avançaient à pas lents , chantant De profundis , sur l' air du tra la la la ... — Aussi , reprit l' enfant , boudeuse à ce ressouvenir , Mlle Maudrey , leur institutrice , m' a ordonné de me taire , comme si elle avait le droit de me faire des observations . Je ne l' aime pas , Mlle Maudrey . — Tu préfères ta fräulen Frida , n' est -ce pas ? Tu en fais tout ce que tu veux . — Oh ! Fräulen , répliqua Gilberte , allongeant ses fines lèvres roses dans une moue dédaigneuse , je ne l' aime pas non plus . — Que lui reproches -tu donc ? De ne pas assez te gâter , peut-être ? — Ce n' est pas cela . Je la trouve trop ... trop ... — Eh bien ? — Trop souple avec moi et trop obséquieuse avec vous ! s' écria la fillette toute rouge d' indignation . — La supporterais -tu mieux si elle t' imposait ses volontés avec fermeté , Gilberte ? — Qui sait ? ... murmura l' enfant songeuse . « Mais , reprit-elle , pour en revenir aux petites de Carcanne dont nous parlions tout à l' heure , au fond j' ai de l' amitié pour elles , car elles ont bon cœur et ne disent de mal de personne . » Gilberte , par bonheur , avait un sentiment droit , un jugement sain que ne pouvait dénaturer tout à fait le malheureux Simiès . Aussi , après avoir jeté sa pointe à l' adresse de ses petites compagnes de jeux , s' empressait-elle de témoigner de leurs bonnes qualités . Gilberte grandissait donc entre cet athée intelligent , mais horriblement dévoyé , et une gouvernante qui lui enseignait fort bien l' allemand , l' anglais , l' italien et la géographie , mais fort mal ce que tout enfant doit savoir touchant la vérité et la justice . Gilberte apprenait vite et retenait ce qu' elle apprenait ; son oncle lui donna les meilleurs professeurs pour le piano , le chant , le dessin , l' équitation , etc . Il se chargea de la philosophie et de l' histoire ; aussi fit-il de sa nièce une libre penseuse comme il l' avait désiré , d' ailleurs . De plus , la fillette jouait du billard assez habilement ainsi qu' au lawn-tennis et au cricket ; elle montait tous les chevaux de l' écurie des Marnes et conduisait four in hand , ce qui , pour Simiès et ses amis , était le comble de la bonne éducation ; enfin elle dansait à ravir et n' avait pas sa pareille dans les sauteries ou les matinées qu' elle pouvait seulement aborder , aspirant de toute son âme au temps où les grands bals lui seraient ouverts . Elle nageait comme un poisson , faisant le désespoir des jeunes filles de Trouville ou de Royan ; de plus , elle était déjà fort entourée malgré son âge encore enfantin , car ses saillies originales étaient très goûtées et , selon l' expression des jeunes gens , elle n' avait pas froid aux yeux . Simiès jouissait orgueilleusement des précoces succès de sa nièce , et , afin de mieux s' en parer pour ainsi dire , et la faire admirer , il lui permettait quelquefois de trôner en face de lui dans les dîners qu' il donnait à ses amis , pourvu qu' elle allât se coucher au dessert . Ainsi de bonne heure il déclassait la pauvrette dans une compagnie de mauvais ton où la religion , le prêtre et la vertu étaient dénigrés à qui mieux mieux . Ces viveurs , oubliant la présence de l' enfant et excités par les boissons capiteuses , se lançaient souvent dans des récits très risqués , jusqu' à ce que leur amphytrion s' écriât en riant : « Gazez , mes chers amis , gazez , je vous en prie , il y a ici de jeunes oreilles pour lesquelles vos paroles ne sont pas perdues . » Alors Gilberte n' en écoutait que mieux , ne comprenant rien du tout , mais trouvant très drôle tout ce qui se disait là . De jour en jour , et cela se conçoit avec une telle éducation , elle acquérait un aplomb plus grand , et elle démontait ses interlocuteurs par ses questions à brûle-pourpoint ou ses réflexions inattendues . Elle jugeait tout , discutait tout avec un sang-froid imperturbable . Il fallait qu' elle sût toutes les nouvelles des salons parisiens ; qui avait couru ou fait courir ; qui avait gagné le Grand-Prix ; jubilant si elle avait pronostiqué juste aux dernières courses , car Mlle Mauduit , cette bambine de treize ans , aimait avec passion les concours hippiques et tout ce qui concernait le cheval . Puis elle discutait politique avec l' assurance d' un vieux général et se rangeait successivement d' un parti ou d' un autre à mesure que ceux -ci lui paraissaient plus dignes de son approbation . Lorsque , après le dîner , Gilberte avait joué son morceau de piano , servi le café et chanté quelque leste chansonnette , le sommeil de son âge la gagnait ; alors elle secouait à la ronde la main des invités de son oncle , à l' anglaise , c' est-à-dire par ce mouvement gracieux qui détache l' avant-bras de l' épaule , et elle allait se coucher en faisant à part soi ses petites remarques : « Un tel était moins bien teint aujourd'hui que jeudi dernier . Le jeune D ... posait pour le spleen ; X ... buvait trop , cela nuisait à son intelligence ; oh ! il baissait , il baissait depuis quelque temps ! M . Simiès n' avait pas l' air de s' en apercevoir . » Parfois Fräulen croyait de son devoir de faire quelques observations à sa caustique élève . -- Oh ! miss Gilberte , lui disait-elle en anglais , la fillette préférant cet idiome à celui , plus dur , d' Outre-Rhin , young misses must never speak so boldly as you do ; it is shocking ! — Les jeunes demoiselles ne doivent pas parler hardiment comme je le fais ? ... Ah ! Fräulen ! s' écriait la petite folle , n' avez -vous donc jamais entendu mon oncle dire que tout m' est permis ? — * Ya * , miss Gilberte . — Tout m' est permis parce que je suis jolie et spirituelle ; ces messieurs aussi disent la même chose . -- Miss Gilberte , you are proud . — Orgueilleuse ? et après , n' en ai -je pas le droit ? — * No * . — Mon oncle veut que je sois fière et capricieuse ; il dit que les imbéciles seuls sont humbles . La gouvernante ne répliqua plus ; elle ne voulait pas contredire M . Simiès et elle redoutait les réponses embarrassantes de son élève . Cependant Gilberte ne dépassait généralement pas les limites du convenable , et si elle parlait souvent à tort et à travers , elle gardait une certaine délicatesse dans ses paroles , toute vulgarité lui répugnant . Cette enfant , très intelligente , douée d' une beauté rare et d' instincts artistiques , ravissait en effet , non seulement son oncle , mais les amis de son oncle ; or ceux -ci , peu soucieux de ce qu' il en pouvait résulter pour cette petite nature encore innocente , lui laissaient entendre qu' elle était jolie et spirituelle , à tel point qu' elle finit par savoir ce qu' elle valait et au-delà , et elle n' accepta plus les compliments qu' avec cette indifférence banale des femmes assurées d' avance de ce qu' on va leur dire . Quant au vieux Simiès , elle n' ignorait pas que sa petite main le menait où elle voulait et qu' il n' était pas un de ses caprices auquel il n' obéît . Il l' emmenait dîner ou déjeuner avec lui dans les restaurants à la mode et ses fantaisies étaient des plus coûteuses , non que l' enfant fût gourmande , mais elle aimait à commander les mets les plus rares , quitte à les laisser intacts dans son assiette s' ils ne lui plaisaient plus une fois servis . C' est qu' elle ignorait encore que , à la porte de ces restaurants étincelants où sont prodigués les vins fins , les truffes et le gibier exquis , de pauvres affamés tendent la main , souvent en vain , pour obtenir un morceau de pain dur . Ce n' était pas l' égoïste Simiès qui lui eût appris . Aux courses où il ne manquait jamais de l' emmener , il lui permettait de parier . Pour satisfaire sa passion pour les chevaux il lui avait fait présent de deux amours de poneys qu' elle conduisait tous les jours attelés à un élégant panier ; aux Marnes où l' on passait une partie de la belle saison , quatre ou cinq chiens énormes et magnifiques suivaient partout la fillette . Simiès lui avait aussi donné le goût de la chasse , mais Gilberte n' avait pas encore usé beaucoup du petit fusil anglais qu' il avait fait faire exprès pour elle ; elle était surtout ravie de se voir vêtue en jeune Diane chasseresse , la jupe aux genoux , chaussée de bottes rouges , la toque posée cavalièrement sur ses cheveux blonds . Quant au patinage , la petite Mauduit , comme on le disait au Bois de Boulogne , était de première force ; elle ressemblait à un cygne avec son visage rosé et sa longue chevelure au vent , habillée de fourrures claires , tandis qu' elle glissait avec une grâce incomparable , dessinant sur la glace mille arabesques , de son petit patin d' argent . En revanche , Gilberte ne savait tenir ni une aiguille , ni un crochet . — Le travail manuel m' assomme ! disait-elle à Fräulen Frida qui gémissait sur cette lacune dans l' éducation de son élève . — Bah ! s' écriait alors le vieil oncle , qu' est -ce que cela fait ? elle n' aura jamais besoin de raccommoder elle -même ses nippes . Et regardant avec un tendre orgueil cette adorable tête de linotte posée sur des épaules mignonnes , mais déjà charmantes , il ajoutait in petto : — Quand elle sera une femme , elle tournera tous les cerveaux masculins et fera le désespoir de ses pareilles ; elle sera coquette comme une petite tigresse , si toutefois on ne la blase pas trop vite sur la louange . Le malheureux encourageait ses faiblesses ; si parfois il la trouvait assise au petit salon , un peu songeuse , regardant le feu , il s' écriait : — Pour Dieu ! ne sois pas si tranquille . Casse plutôt quelque chose , mais ris ; tu as l' air malade comme cela . C' est que , sans qu' il s' en doutât , ce petit cheval échappé pensait quelquefois , ou plutôt elle essayait de ressaisir un peu de la petite Gilberte d' autrefois , celle qu' aimait sa mère ; mais , hélas ! c' était chose difficile à présent . Cependant le souvenir demeurait vivace dans cette tête folle ; elle revoyait toujours cette scène navrante : le vaisseau l' Ohio entrant au Havre son pavillon baissé et voilé en signe de deuil , pendant qu' elle se tordait de douleur entre les bras du capitaine , un brave homme qui essayait de la consoler avec sa grosse voix de marin ; en bas , dans une cabine de premières , Maïa , la négresse fidèle , priait avec quelques passagers charitables , auprès du corps d' une jeune femme que la mort avait frappée presque subitement . Gilberte voyait toujours ce tableau . Maïa la négresse , seul souvenir de ce passé , avait dû quitter l' enfant et retourner aux Antilles . Et la morte avait été enterrée au Havre , bien loin , là-bas , et l' oncle Simiès n' avait jamais offert à Gilberte de l' emmener visiter cette tombe . Une après-midi d' hiver , Gilberte revenait de la promenade avec Fräulen Frida , lorsque celle -ci s' arrêta devant la boutique d' un pâtissier : — Miss Gilberte , dit-elle , nous n' avons pas encore lunché , entrons ici . — C' est que je suis dégoûtée de tout cela , répondit Gilberte en jetant un regard ennuyé à la devanture qui étalait ses plus séduisantes friandises . — Dégoûtée de ces bonnes choses ? ne put s' empêcher de s' écrier un garçonnet d' une dizaine d' années en levant vers les promeneurs sa figure toute rouge de froid . Il considérait Gilberte comme un phénomène , et la convoitise ardente brillait dans ses yeux espiègles . Gilberte se mit à rire . — Tu aimes les gâteaux sans doute , toi , gamin ? demanda l' Allemande amusée , elle aussi . — Que oui . Et il y a longtemps que je n' en connais plus le goût . — Qu' appelles -tu longtemps ? fit la fillette en souriant . — Des mois et des mois . — Et pourquoi tes parents ne t' en donnent -ils pas , puisque tu en es friand ? — Du temps que le père vivait , on en avait tous les dimanches et même les jeudis . — Et à présent pourquoi est -ce changé ? — Le père est mort , répondit gravement l' enfant , et la mère qui s' escrime à travailler jour et nuit peut tout juste nous donner du pain et de la soupe ; c' est que nous sommes six à la niche , il faut vivre . — Cependant un biscuit ou un sucre d' orge ne coûtent pas cher . — Encore trop pour nous , mademoiselle , avec deux sous de pain on se nourrit mieux qu' avec un biscuit . Gilberte , intéressée malgré elle par la mine ouverte du petit garçon , continua d' une voix plus douce : — Et si tu en demandais à ta maman , elle ne te les refuserait pas . — Oh ! s' écria-t-il indigné , jamais , jamais nous ne lui demandons le superflu quand nous la voyons se tuer pour nous donner le nécessaire ; pas même la petite Marie qui tient encore plus que nous aux bonnes choses , car plus on est petit , plus on est gourmand , n' est -ce pas ? « Aussi , bonsoir ! » conclut-il en faisant une grimace au brillant magasin tentateur , toute sa gaieté de gamin de Paris lui revenant après une seconde de sérieux . — Attends -moi là une minute , dit Gilberte , le retenant par sa blouse usée , mais propre . Et , faisant un signe à Fräulen , elle entra chez le pâtissier dont elle dévalisa littéralement la boutique . Elles ressortirent toutes les deux les bras chargés de paquets blancs ficelés de rose . — Auras -tu la force de porter tout cela chez toi ? demanda Gilberte au garçonnet qui piaffait , en sifflotant sur le trottoir : — Chez nous ? ... fit-il , ouvrant de grands yeux . — Oui , ce sont des gâteaux et des bonbons : il y en a pour tous , et la petite Marie va être bien contente . — Ah ! Et il demeurait stupéfié , ne sachant comment exprimer sa reconnaissance . — Ce n' est pas seulement pour moi que je suis si content , dit-il enfin ; mais ça va-t'y faire une fête à la maison ! ... Y vont tous sauter de joie . C' est que vous ne savez pas , vous , mademoiselle , combien faut peu pour faire plaisir aux enfants pauvres . En l' écoutant , Gilberte eut une idée plus lumineuse encore ; elle prit sa petite bourse bien garnie et la tendit au garçonnet . Celui -ci recula . — Non , dit-il , pas d' argent ; la mère ne veut pas . Des bonbons , ça c' est différent , on peut les accepter parce qu' on amuse souvent les enfants avec ça ; mais de l' argent c' est une aumône . « Et mon oncle dit que tous les pauvres gens sont avides et ingrats , pensa Gilberte , il ne les a pas vus de près . » — Alors , reprit-elle tout haut , tu refuses quelques billets pour t' acheter des jouets ? — Oui , mademoiselle , mais je vous remercie tout de même bien . Tenez , un moyen de nous venir en aide , puisque vous êtes si bonne , ce serait de procurer de l' ouvrage à ma mère . — Où demeure-t-elle ? — Oh ! bien loin , rue de Chaillot , 20 , et elle est lingère pour le fin . Si vous saviez comme elle coud bien ! elle s' appelle Mme Charlet . — C' est bien , j' en prendrai note . De retour à la maison , Gilberte affirma à son oncle qu' elle avait un besoin urgent de jupons , de chemises et de mouchoirs de batiste ; pour le mieux prouver , elle eût volontiers mis en pièces son petit trousseau de fillette , mais son oncle lui donna carte blanche pour le faire augmenter ou renouveler où il lui plairait . Entre sa treizième et sa dix-septième année trois incidents , malheureusement trop rapides , amenèrent une diversion salutaire dans la vie dissipée de Gilberte Mauduit . Mais ils s' effacèrent trop vite de sa mémoire et , grâce à la funeste influence de Simiès , ne lui laissèrent aucun souvenir bienfaisant . Le premier eut lieu aux Marnes , un automne , où , sur la demande de Gilberte , on prolongeait un peu la villégiature cette année -là . Un matin , M . Simiès reçut l' annonce de l' arrivée d' un nouvel hôte ; un de ses petits-neveux qu' il connaissait peu et qui venait parler avec lui d' affaires importantes . Le jeune homme suivait de près le télégramme , et le châtelain des Marnes n' eut que le temps d' envoyer une auto à la gare . Gilberte était absente depuis le matin , ayant voulu faire une longue chevauchée avec Thomas , le vieux piqueur . Simiès n' avait jamais professé de sympathie bien vive à l' égard des Daltier , ses parents éloignés ; cependant Albéric , le fils aîné , celui qui allait arriver , était le bienvenu ce jour -là aux Marnes dont les hôtes se faisaient rares ; c' était une nouveauté , une distraction . Dès son entrée au château et après avoir remis un peu d' ordre à ses vêtements dans la chambre qui lui avait été préparée , le jeune homme entretint son oncle des graves questions qui avaient motivé son voyage ; la conversation dura jusqu' à ce que le premier coup du déjeuner réunît au salon tous les convives des Marnes . Au second appel , Gilberte n' avait pas encore paru . — Bah ! dit Simiès en riant , il est dans les habitudes de ce petit despote de ne jamais se soucier de l' exactitude , mais aujourd'hui nous ne l' attendrons pas , car Albéric arrive de voyage et doit avoir besoin de réparer ses forces . Et , malgré les protestations de son neveu , il entraîna la petite société à la salle à manger . Ils en étaient aux huîtres lorsque , par la porte-fenêtre ouverte pour laisser pénétrer à la fois l' air pur et le soleil , une grande ombre s' allongea sur le sol tandis qu' un rire frais se faisait entendre . Tous levèrent la tête et demeurèrent stupéfaits ; Simiès , lui , sourit sans perdre un coup de dent . C' était tout simplement Bayadère , la jolie jument alezane de Mlle Gilberte Mauduit , montée par l' espiègle fillette qui faisait ainsi sa rentrée au logis ; la cravache dans sa petite main gantée , la gaieté aux lèvres et aux yeux , le chapeau à plume coquettement posé de côté sur ses cheveux d' or en révolte , l' enfant était ravissante . — Elle va se tuer ! s' écria quelqu'un voyant glisser sur le parquet ciré les quatre fers de l' animal . — Me tuer ? pas de danger , répliqua Gilberte . Bayadère a l' habitude de ces équipées -là . Je l' accoutume à marcher partout et sur tout . Puis elle rougit en apercevant fixé sur elle le regard de deux yeux bleus sévères au fond desquels luisait comme un sourire . Albéric Daltier s' était levé pour saluer l' arrivante , et , jetant sa serviette , il offrit le secours de sa main à la gentille amazone . Mais , avant qu' il eût accompli ce mouvement , d' un bond leste et gracieux elle avait glissé le long de la selle jusqu' à terre . — Mon oncle , dit-elle un peu confuse à M . Simiès , il fallait me prévenir que vous aviez un nouvel invité et j' aurais fait une entrée plus correcte . — Bah ! cela n' a pas d' importance , fit Simiès en buvant son madère ; Albéric est ton cousin , au dixième degré je crois , il est vrai , mais tu ne baisseras pas dans son estime parce que tu nous a présenté Bayadère en te présentant toi -même , n' est -ce pas , Albéric ? Le jeune Daltier répondit quelques mots gracieux avec une nuance de fine raillerie . Gilberte porta à ses lèvres un petit sifflet d' argent dont elle tira un son prolongé ; bientôt parut un groom ; il emmena Bayadère qui commençait à donner des signes d' impatience et qui allongeait sa tête joyeuse vers la corbeille de pain . — Va vite t' habiller ou bien il ne restera plus d' huîtres pour toi , dit M . Simiès à sa nièce . Lorsque Gilberte reparut , elle avait changé sa robe de cheval contre un ravissant costume bleu et blanc et elle déclara avoir une faim de loup . Puis avec son aplomb imperturbable elle se mit à causer tout en mangeant , et Albéric qui la voyait pour la première fois n' en revenait pas du sang-froid de cette fillette qui , à peine sortie de l' enfance , jugeait tout , parlait de tout , donnait son avis sur tout . On citait un chanteur célèbre . — Il se fait vieux , disait-elle , il chante toujours avec une méthode adorable , mais il perd la voix . Puis une autre : — Oh ! celle -ci , elle est coulée , sauf pour l' Amérique et la Russie peut-être . Simiès poussa le coude de son voisin : — Elle est étourdissante , n' est -ce pas ? — Étourdissante , riposta le parasite de gauche qui , venu pour parler politique et chauffer son élection , enrageait de voir cette petite fille tenir le dé de la conversation . Un des invités , un tout jeune homme qui , depuis quelques mois , allait de château en château dans l' espoir de cueillir une dot et une femme avec , parla des espérances qu' il avait d' obtenir la main d' une jeune fille très riche et très bien élevée , mais bossue . — Oh ! fit l' enfant terrible , à votre place , monsieur Ernest , je n' épouserais pas . — Pourquoi cela , mademoiselle ? — Parce que Uranie Cicelay a beaucoup d' esprit , beaucoup trop ; elle vous roulerait à plate couture , et malgré la grosse fortune qu' elle vous apporterait , vous ne seriez pas heureux . — Mon Dieu , mademoiselle , répondit doucement le jeune homme qui riait jaune , il y a si peu de caractères qui sympathisent ! si la femme a des goûts casaniers , le mari a tant de moyens de tuer le temps : les amis , le cercle ... — Le cercle , ah ! ah ! ah ! oui , il a bon dos le cercle , pour vous autres hommes ! — Elle a de l' esprit jusqu' au bout des ongles , s' écria Simiès en enveloppant sa pupille d' un regard d' adoration . « Et du fiel jusqu' au bout de la langue , pensa le chasseur de dots , exaspéré . Quelle petite peste ! Si l' on ne mangeait si bien chez son oncle , on fuirait cette maison . » Quant à Albéric Daltier , il considérait avec une stupeur qu' il ne se donnait pas la peine de dissimuler la fillette fantasque et mordante dont tous applaudissaient servilement les réflexions originales . On apporta le courrier au dessert et Gilberte s' en empara avant son oncle et ouvrit une lettre imprimée sur papier glacé chiffré de gris . Elle lut tout haut : « Monsieur et madame Querréal ont l' honneur de vous faire part du mariage de leur fille Berthe avec monsieur Alfred Nancé , etc . » — Eh bien ! ça , c' est stupide ! s' écria Gilberte en froissant le papier dans sa main . — Stupide ? pourquoi ? — Parce que c' est unir misère et pauvreté ; les Querréal n' ont rien ou à peu près , et Alfred Nancé vit de sa petite place au ministère ; avant peu ils seront sur la paille . — Comme les Marsille , ajouta Simiès de sa voix affilée comme une lame . Gilberte s' apprêtait à lancer une seconde épigramme lorsqu' elle rougit de nouveau en voyant fixés sur elle les yeux d' acier de son cousin , pleins d' un indicible dédain . — Ma cousine , fit celui -ci , de sa belle voix mâle et harmonieuse , êtes -vous déjà tellement de notre siècle brutal que vous estimiez dans un mariage l' or avant la vertu et l' affection ? — Mon oncle dit , répondit l' enfant avec moins d' assurance toutefois , mon oncle dit que la pauvreté ou tout au moins les privations et la gêne engendrent beaucoup de désunions . — Pour les cupides et les frivoles peut-être , non pour ceux qui ont l' âme assez élevée pour s' appuyer l' un sur l' autre dans les moments pénibles et trouver dans leur tendresse mutuelle plus de satisfactions que dans le bien-être ou le plaisir . Gilberte comprit la leçon et , pour la première fois de sa courte existence , la honte la prit en sentant la justesse et l' ironie voilée de ces paroles . — Ta ta ta , c' est très beau de parler d' amour et d' eau fraîche quand on a vingt ans et le gousset bien garni ; mais la vie est longue , on s' en lasse vite , dit Simiès qui pelait un fruit superbe au bout de sa fourchette . « Oui , quand on ne s' appuie pas sur Dieu » , pensa Albéric . La conversation prit un autre tour , sans que la verve de Gilberte s' arrêtât une minute ; il semblait qu' elle voulût braver ce cousin dont elle devinait le blâme . L' adorable enfant , sans le savoir et sans le vouloir certainement , abîmait le prochain impitoyablement . Sa bouche rose blessait avec une cruauté inouïe ; elle parodiait ceux qui lui déplaisaient et , du haut de son orgueil serein , jetait sa mordante épigramme sans se soucier du mal qu' elle pouvait faire , sans se soucier même des compliments que lui attirait son esprit . Et c' étaient peut-être justement ceux qui la flattaient le plus qu' elle flagellait le plus rudement , inconsciente cependant de la dégradation de ces amis de son oncle qui avaient été en cela ses premiers maîtres . D' une famille où l' amour du prochain était en honneur presque à l' égal de l' amour de Dieu , Albéric Daltier se sentait rempli d' une compassion infinie pour cette mignonne cousine qui ignorait absolument la vertu de charité . « Si méchante et si jolie ! se disait-il . Et peut-elle être autrement entre les mains de ce démon de Simiès ? » Certes l' enfant demeurait la candeur même , bien qu' elle entendît des choses qu' elle n' aurait pas dû savoir ; on devinait que le fond de son innocence n' était pas altéré . Elle avait un charme à elle , une riche et brillante nature , trop brillante peut-être ; qui pouvait dire si , plus tard , bientôt , Simiès n' allait pas ternir cette divine candeur ? « Oh ! pensait encore Albéric on devrait enlever les enfants à ces tuteurs -là , hommes sans foi ni principes ; on devrait couper la langue à ceux qui se permettent de prononcer de tels discours devant de jeunes oreilles , de même qu' on devrait couper la main de ceux qui écrivent le mal . » À la fin du repas que l' épicurien Simiès aimait à faire traîner en longueur , Gilberte devint pensive ; elle jetait de temps à autre un coup d' œil du côté de son grand cousin , se demandant pourquoi il la regardait avec des yeux si sévères et quel était celui -ci qui , seul , ne lui avait pas fait de compliments et n' avait pas conté de ces anecdotes qui font rire . Sa belle et mâle figure rayonnait au milieu des visages cyniques qui l' entouraient ; on le sentait au-dessus , bien au-dessus de ces vieillards blasés . Lorsqu' on passa au salon et que Gilberte , déjà maîtresse de maison , eut versé le café dans les tasses , prise d' un caprice subit , elle tendit la main à son oncle qui offrait des cigarettes et des cigares aux invités . — Une pour moi , mon oncle . — Fumer , vous ? vous vous ferez mal , petit démon . — Non , mon oncle . Donnez . Simiès obéit en riant et Gilberte , triomphante , tira quelques bouffées d' un tabac turc assez fort . — N' est-elle pas adorable ? glissa Simiès à l' oreille de son neveu . Albéric ne répondit pas et demeura grave . Ce n' était pas ainsi qu' elles étaient élevées , les mignonnes jumelles , ses sœurs chéries , qu' il avait laissées dans la petite maison de Marseille , mais aussi elles étaient conservées sous l' œil jaloux de la plus sage et de la plus tendre des mères . Tandis que Gilberte , la pauvre orpheline , grand Dieu ! en quelles mains était-elle tombée ? L' enfant , cependant , commençait à se trouver mal à l' aise de son puéril amusement ; déjà animée par la longueur du repas et le peu de vin fin qu' elle avait bu , elle sentit la tête lui tourner et ses jambes vaciller ; elle quitta le salon au moment où les messieurs entamaient une discussion politique dont nos ministres faisaient les frais . Albéric seul remarqua la pâleur de la fillette , et , laissant ses compagnons agiter la question du budget , il gagna la terrasse où l' invitaient à la promenade le soleil encore chaud et la brise encore tiède . Il y trouva Gilberte assise mélancoliquement sur un banc de bambou , toute blanche et toute languissante . Il s' enquit de ses nouvelles avec intérêt , sans faire d' autre allusion à la gaminerie qu' elle avait commise , et lui demanda la permission de prendre place à côté d' elle , ce qu' elle daigna lui accorder . Elle se sentait un peu confuse au fond , mais il n' était pas dans sa nature de demeurer longtemps honteuse , et , l' aplomb lui revenant avec les forces , elle questionna à son tour son grand cousin . D' où venait-il ? Comment lui était-il parent ? Comment ne l' avait -on jamais vu avant ce jour ? Avait-il des sœurs et des frères ? Et , sur sa réponse affirmative : — Ah ! vous êtes heureux , vous ! soupira l' enfant avec un accent de regret qui toucha le jeune homme . Il vit alors que ce petit cœur égoïste avait une peine , et , adroitement , il fit causer Gilberte sur la vie qu' elle menait chez son oncle . Ravi de voir aussi attentif ce beau dédaigneux , Gilberte lui dépeignit avec enthousiasme son existence riante et dorée , ses plaisirs actuels et ceux qui l' attendaient dans l' avenir . Il la laissa parler sans l' interrompre , puis quand elle eut fini : — Ainsi , dit-il , dans ces journées , longues pourtant , il n' y a pas de place pour une heure de sérieux , de travail , de devoir ? — Mon oncle éloigne de moi tout ce qui m' ennuie . — Parce qu' il vous gâte trop , hélas ! sans songer à ce que la vie peut vous réserver plus tard . — Ma vie ? oh ! elle sera brillante aussi plus tard . Je ferai un beau mariage . — Quoi ! vous y songez déjà ? — Oh ! non , seulement je sais que je n' ai rien à craindre de l' avenir . — Qu' en savez -vous ? Pouvons-nous jamais nous vanter d' une chose pareille ? L' avenir ne nous appartient pas , il est à Dieu . Gilberte eut un petit rire sardonique . — Vous croyez en Dieu , vous ? — De toute mon âme . Et vous , se peut-il que vous ayez tout à fait oublié ? ... — Oublié quoi ? Albéric la regarda un instant en silence , puis il continua : — Votre mère était croyante , Gilberte , votre père était un bon chrétien . Votre oncle Simiès , tout dévoué qu' il vous est , hélas ! est un athée ; mais vous enfin , vous , ne devriez -vous pas encore savoir prier ? — Mon oncle affirme que de nos jours on n' a plus besoin des principes austères d' autrefois ; il dit qu' à présent la religion est démonétisée , je ne veux pas être ridicule . — La religion ne sera jamais démonétisée , Gilberte , et ceux qui prient ne seront jamais ridicules . Oh ! mon enfant , nier Dieu , mais c' est nier la lumière . — La religion est ennuyeuse , fit Gilberte avec une petite moue . — Ennuyeuse ? ah ! certainement elle nous défend l' abus du plaisir et astreint notre nature à certaines gênes , voilà ce qui contrarie messieurs les libres penseurs ; mais aussi combien elle est consolante ! On voit bien que vous ne la connaissez pas , la vie . — Je ne la connais pas ? — Vous ne l' avez vue que de son côté rose et séduisant , ma pauvre petite enfant . — Pas si petite , ni si enfant , riposta Gilberte un peu piquée en redressant sa taille menue . — Vous n' avez jamais pleuré , poursuivit Albéric sans s' émouvoir de cette protestation . — Si , j' ai pleuré . — Quand cela ? Il y a longtemps sans doute ? — Aux premiers jours de mon entrée chez mon oncle , quand je me suis trouvée si seule à Paris , sans papa ni maman , et que personne ne m' aimait . Gilberte prononça ces mots d' une voix sombre en jouant nerveusement avec une brassée de fleurs dont elle avait empli son petit tablier . — Eh bien ! il y a peu d' années de cela ; avez -vous donc le cœur si léger que vos plaisirs successifs en aient enlevé tout le souvenir du passé ? L' enfant ne répondit pas , mais elle laissa tomber ses fleurs . — De quel droit me dites -vous cela ? fit-elle enfin , un peu farouche . — Parce que j' ai pitié de vous . — Pitié ? ... Elle eut un petit rire orgueilleux . — Pitié , quand tout le monde me porte envie ? — Tout le monde ? souligna Albéric . Oh ! que vous vous faites illusion ! J' estime que bien des malheureux , moins favorisés que vous sous le rapport des biens matériels , n' échangeraient pas volontiers leur sort contre le vôtre . Gilberte pensa soudain au petit garçon de Paris auquel elle avait donné des gâteaux et qui , malgré sa pauvreté , paraissait heureux de sa destinée . — Il y a des gens contents de peu , murmura-t-elle . — Ce sont ceux qui espèrent en l' autre vie . Il reprit après une pause : — Je suis sûr que vous ne vous doutez pas des misères qui couvrent le monde , que vous n' avez pas une idée de la véritable indigence , non de celle qui court les rues , tend la main et étale ses plaies , mais de celle qui vit dans les greniers , qui se cache , qui a honte et qui soufre doublement . Ah ! mon enfant , que vous ignorez de choses ! Vous n' avez jamais reposé vos yeux , même ici à la campagne où tout est pour vous nouveau plaisir , sur ces intérieurs misérables , vrais taudis où les bébés grouillent demi-nus dans la poussière , se disputant la soupe et les croûtes de pain dur qu' on leur mesure parcimonieusement ; vous ne savez pas qu' il y a dans ce Paris que vous aimez tant parce que vous vous y amusez , chaque nuit , des désespérés qui marchent à l' eau noire du fleuve pour y sombrer avec leurs tortures ; vous ne savez pas qu' il y a de pauvres mortes abandonnées dans la nuit faute d' un bras ami pour leur porter secours . Gilberte l' écoutait toute pâle et frissonnante . — Est -ce vrai ? est -ce vrai , ce que vous me dites là ? — Hélas ! oui , trop vrai . — Alors , fit-elle toute révoltée , s' il y a un Dieu comme vous l' assurez , pourquoi permet-il que la vie soit de plume aux uns , de plomb aux autres ? C' est injuste . — Non , ce n' est pas injuste , car Dieu rendra du bonheur au centuple dans l' éternité à ceux qui auront souffert ici-bas . C' est cette pensée qui les soutient , d' ailleurs , car avec les principes de votre oncle , quel est celui de ces malheureux qui ne viendrait brutalement dire au riche : « Tu ris pendant que je pleure , tu manges pendant que je jeûne , tu dors pendant que je travaille , ce n' est pas juste ; partageons tes joies ; j' y ai droit autant que toi . » « C' est pour cela , Gilberte , que celui qui a la richesse doit aider celui qui ne l' a pas , s' il ne veut que l' éternité lui soit lourde . » — Et moi alors ? moi qui n' ai jamais pensé à cela ? murmura Gilberte très troublée . — On ne vous en disait rien , donc vous péchiez par ignorance ; d' autres enfants que vous sont dans le même cas , hélas ! Mais désormais vous saurez ; vous vous rappellerez mes paroles toutes les fois que vous jouirez : à la table luxueuse de votre oncle où vous gaspillez souvent la nourriture si précieuse à l' affamé ; dans ces restaurants élégants où vous aimez à voir les places assiégées par les heureux vivants , où le champagne coule sur le parquet sablé , où en un seul repas vous dépensez ce qui nourrirait une famille pauvre pendant un mois . — Oh ! c' est vrai , murmura l' enfant que ces paroles atteignaient en plein cœur ; et ce n' est pas seulement cela , mais au jour de l' an on me donne des jouets , des boîtes de bonbons d' un prix fou ; je regarde à peine les uns et je n' aime plus les autres . — Et puis , continua Albéric , quand vous ferez une moisson de ces fleurs coûteuses que vous piétinez ensuite , dans ces serres que je vois d' ici et qui sont réputées magnifiques , vous penserez que , lorsque en hiver on brûle le bois sans compter , pour y entretenir une chaleur égale , des milliers de vieillards grelottent devant un foyer vide . Lorsque vous danserez joyeuse et fière de votre toilette , dans ces salons embaumés où sont semées à profusion les lumières et les plantes rares , vous vous direz que , en bas , peut-être sous la porte cochère de votre maison , pleure de faim et de froid un petit enfant qu' on a battu parce qu' il est rentré au logis les mains vides . — Mais alors , s' écria Gilberte , pourquoi n' y a-t-il pas une loi pour que tous soient égaux ; pour que les uns n' aient pas tout l' argent et les autres rien ? — Ma mignonne , la fortune du plus riche partagée entre tous ne donnerait pas même vingt sous à chacun . C' est , je vous le répète , à celui que le sort a favorisé , à égaliser la balance ; à ne se considérer que comme un dispensataire des biens que Dieu lui a confiés . Voilà pourquoi il ne faut pas traverser la vie en s' amusant uniquement sans jamais réfléchir ni songer aux autres . Gilberte écoutait son cousin dans cette attitude de langueur pensive qui la rendait si séduisante . Soudain ils entendirent un bruit de voix et de pas qui se rapprochaient d' eux en même temps que l' odeur des cigares trahissait la présence d' importuns . — Voici mon oncle et des invités , dit Gilberte en fronçant ses fins sourcils , allons-nous -en , voulez -vous . Parlez -moi encore , dites , parlez -moi encore , ajouta-t-elle , adorablement câline en penchant sa jolie tête vers Albéric . Voyez , ils vont du côté des serres ; nous , allons à l' opposé , vers le bois . Il obéit et se leva . — Êtes -vous assez remise pour marcher un peu ? lui demanda-t-il . — Oui , répondit l' enfant rougissante , je suis tout à fait bien . Trop petite encore pour atteindre son bras , car Albéric était de haute taille , elle glissa sa main mignonne dans la sienne . « Comme elle serait bonne et aimable si l' on ne s' empressait de détruire toutes ses qualités en germe ! » pensait le jeune homme en regardant la petite tête blonde qu' effleurait un rayon de soleil d' automne . Ils reprirent leur grave causerie tout en suivant lentement les allées au feuillage rougeâtre . — Je m' étonne que vous m' écoutiez si bien , dit tout à coup Albéric en pressant la petite main serrée dans la sienne ; moi qui ne vous fais pas de compliments et qui vous dit la vérité ... un peu rude , un peu amère . — C' est vrai , répondit naïvement Gilberte . — Je ne fais jamais de compliments à ceux que j' estime . — Alors vous m' estimez donc ? dit-elle , toute joyeuse . — Vous entendez mes reproches et mes conseils sans murmurer ni protester ; c' est donc que vous sentez le bien et que vous avez le cœur et le sens droits . — Si vous étiez toujours ici , murmura-t-elle , je crois que je deviendrais meilleure . Elle réfléchit une minute . — Cependant , ajouta-t-elle avec son adorable sincérité , c' est très agréable d' avoir la bride sur le cou ; c' est très agréable que mon oncle soit , comme on dit , l' esclave de mes caprices ; seulement ... — Seulement ? ... — Eh bien ! il me gâte trop , et cela me nuit . Il ne me donne pas non plus le bon exemple et ... et quelquefois même il me fait honte . — Comment cela , Gilberte ? — Ainsi tenez : un jour il est venu des dames quêter pour les infirmes ; si vous saviez ce qu' il leur a répondu en leur refusant une aumône ! — Qu' a-t-il répondu , Gilberte ? — Eh bien ! il a dit : « J' ai pour principe de ne jamais donner . Notre société est vraiment bien en retard ; on devrait défendre l' accès de la rue aux misérables qui blessent la vue en étalant leur misère . » — Qu' ont répliqué les dames quêteuses ? — Elles ont répliqué : « Mon Dieu , monsieur , c' est justement pour cela qu' il faut leur ouvrir des asiles où ils ne blesseront plus les regards des personnes trop sensibles . » Là-dessus elles sont parties , et moi , je leur ai couru après dans l' escalier pour leur donner dix francs qui me restaient de mon mois , car je le dépense toujours très promptement , mon mois . — Ah ! fit simplement Albéric en pressant davantage la petite main de sa compagne . — Et puis , je n' aime pas non plus quand mon oncle s' emballe en parlant politique . Ainsi il conseille beaucoup une nouvelle guerre ; pas difficile , il a passé l' âge où l' on est enrôlé sous les armes , et il dit que pendant la dernière campagne , étant célibataire et soldat par conséquent , il s' est beaucoup amusé ; il avait de l' argent et des protections ... Moi je trouve que c' est très mal d' avoir joui quand les autres souffraient . — Et ce républicain forcené prétend aimer sa patrie ! ne put s' empêcher de s' écrier Albéric . — Tous ceux qui viennent à la maison ont à la bouche de grands mots de liberté , de fraternité et d' égalité , mais ils pensent tous à eux d' abord , à commencer par cet affreux M . Bourgue que je déteste et qui , voulant se faire nommer député , harangue sottement les populations et les flatte par devant pour s' en moquer ensuite par derrière . Tenez , comme cela . Et , ses instincts railleurs reprenant le dessus , Gilberte monta sur un banc et contrefit l' orateur , ce qui amena un sourire sur les lèvres d' Albéric . Puis ils s' assirent tous les deux ; ils n' étaient las ni l' un ni l' autre de leur sérieux entretien . — Comme vous seriez bonne si ... , soupira Albéric en contemplant l' exquise tête blonde qui se levait vers lui . — Si j' étais élevée autrement , n' est -ce pas ? Comment être sage aussi , poursuivit l' enfant avec une moue expressive , comment être sage quand on est si petite et qu' on ne dit jamais plus de prières ? Mais tenez , à présent au moins il y aura une chose que je pourrai faire : donner tout l' argent de ma semaine aux pauvres et aussi les gâteaux de mon dessert , n' est -ce pas ? — Le pourrez -vous seulement ? — Puisque je fais mes quatre volontés . Albéric ne répondit pas : il se disait que le misérable Simiès pourrait bien ici exercer son autorité , lui qui n' en faisait pas usage quand il le fallait . — Savez -vous , reprit-il en caressant les cheveux soyeux de la petite fille , savez -vous que votre oncle m' a chargé de vous annoncer quelque chose . — Quoi ? fit-elle , ouvrant tout grands ses yeux foncés . Pourquoi mon oncle ne me l' apprend-il pas lui -même ? — Il le redoute ; cette nouvelle va vous peiner . — Qu' est -ce donc ? fit Gilberte anxieuse . — Eh bien ! votre oncle va se séparer de vous pendant quelques mois . — Pourquoi cela ? — Il faut qu' il parte pour un long voyage . — Où ? — À New-York , où il a des placements importants ; selon qu' il reste ou qu' il y aille , ses capitaux seront perdus ou triplés . — Alors , qu' il parte , murmura Gilberte songeuse ; mais que ne m' emmène-t-il avec lui ? — C' est un voyage trop fatigant pour une fillette de votre âge , Gilberte , et que feriez -vous là-bas pendant qu' il serait tout aux affaires ? D' ailleurs ne craignez pas , il ne sera pas seul : mon frère aîné , qui a en Amérique les mêmes intérêts , doit l' accompagner . — Ah ! mais moi , que deviendrai -je pendant ce temps ? Mon oncle ne veut jamais que je reste toute seule avec Fräulen qui est nulle et qui n' a aucun empire sur les domestiques . — M . Simiès désire que vous ne quittiez point Paris . Mais voilà , la pension vous effraie . — Pour ça oui ; qu' on ne m' en parle pas . Je n' en veux à aucun prix . — Alors , il n' y a d' autre moyen que de vous confier à des amis . — Lesquels ? je ne vois pas ... — J' ai cru que vous en aviez beaucoup . — Oh ! de simples connaissances , oui ; mais de véritables amis ... c' est autre chose . — Votre oncle a parlé , je crois , d' une famille Lémo . — Bien trouvé ! Mme Lémo me déteste parce que je suis plus jolie que sa fille qui louche et qui a le nez trop court . Mme Lémo est une coquette et Olympe une pimbêche . — Gilberte ! — Est -ce que je fais quelque chose de mal ? J' ai l' habitude de dire ce que je pense . Je vous jure que c' est vrai . Elle prit une petite mine sérieuse . — Tenez , je suis sûre que vous m' approuveriez si je demandais à aller chez les de Carcanne . — Je ne les connais pas . — Je sais bien , mais ce sont des cléricaux ; ils ont même une piété peu ordinaire . — Ce serait le cas de vous retremper l' âme dans un milieu plus chrétien , Gilberte . Mais votre oncle ne doit pas avoir ces gens -là en haute estime . — Ça c' est sûr ; seulement il me laissera aller chez eux , d' abord parce qu' ils sont affables et me recevront avec plaisir , puis parce que j' y rencontrerai des enfants de mon âge . — Alors tout est pour le mieux . Ce voyage doit s' arranger dans le plus bref délai . — L' absence de mon oncle va durer combien de temps ? — Un an au plus . — C' est affreux . Douze mois sans rentrer chez nous ! ... — Pas si affreux que vous le croyez . À votre âge le temps passe si rapidement ! Promettez -moi donc de demander à votre oncle de choisir les de Carcanne pour vous garder pendant cette année ; vous ne sauriez croire combien cela vous sera salutaire . — Je vous le promets ; au fond , je préfère ceux -ci à nos autres amis . — Eh ! eh ! eh ! voyez donc Gilberte qui se fait raconter des histoires par son grand cousin ! s' écria Simiès en apparaissant tout à coup avec ses compagnons de promenade . Elles ne doivent pas être bien gaies , ces histoires , mignonne , car tu es sérieuse comme un cierge . Gilberte bondit de son siège et courut caresser son chien favori qui arrivait en flairant sa trace . Simiès se glissa vers son neveu : — Eh bien ! lui dit-il tout bas , comment a-t-elle pris la chose ? — Un peu tristement , mais avec soumission . — Sans trop trépigner ? — Point du tout . Cette séparation lui coûte , mais elle l' accepte , puisqu'elle est nécessaire . — Je ne la reconnais plus . Il faut , pour lui faire avaler cette pilule , que vous la lui ayez enveloppée de confitures . — Nullement . — Et que pense-t-elle des arrangements à prendre à son égard ? — Cela , elle vous le dira elle -même , mon oncle ; je la crois , au fond , très raisonnable . — Hum ! hum ! jeune homme , vous vous faites illusion , car c' est le diable en jupons , mais avouez qu' elle est étourdissante , adorable . — Charmante , en effet , quand elle le veut bien . Simiès rejoignit ses autres invités , et Gilberte , après avoir recouvré pour quelques minutes sa pétulance habituelle , redevint grave et garda ses lèvres muettes . Simiès , qui aimait les phrases creuses et ronflantes , buvait avec délices le nectar de la flatterie que lui versait mielleusement un parasite assidu aux Marnes , un de ceux que sa nièce ne pouvait souffrir . Quant à Albéric , silencieux comme sa petite complice , il suivait des yeux cette jolie créature qui marchait un peu plus loin , légère comme un faon et en laquelle il venait de découvrir une noble nature , ce qui était pour lui une véritable surprise . De son côté , Gilberte se disait : « Comme il est peu comme les autres , mon grand cousin Albéric ! Comme il dit simplement ce qu' il pense et comme cela lui donne du charme . Combien il est au-dessus de ce Fébris , par exemple , qui a tant de succès dans le monde , mais qui n' est occupé que de la généalogie de ses chiens de chasse , ou de lord Firm qui ne pense qu' à l' engraissement de ses terres ! Albéric Daltier , lui , est quelqu'un . On sent que cette bouche , qui a un sourire à la fois si grave et si doux , n' a jamais menti . Qu' est -ce qu' il doit penser de moi qu' il a vue moqueuse , volontaire , égoïste , jeter mes allusions ironiques sur mon prochain ? J' ai honte quand ses yeux bleus , calmes et pensifs s' arrêtent sur moi . Oui , honte , moi , Gilberte Mauduit , qui , dit -on , n' a peur ni de Dieu ni du diable . Lui seul ne m' admire point , ne me flatte point , et je l' ai écouté parce qu' il m' a dit la vérité . » Elle soupira , se sentant amoindrie à ses propres yeux , et se sentant ce soir -là une souffrance inconnue jusqu' alors , une inexprimable lassitude lui étreindre le cœur . Mais ce n' était encore qu' une fillette , et , retournant sur l' oreiller son joli visage ensommeillé , elle s' endormit profondément pour rêver de l' Amérique et des de Carcanne . Le lendemain , Gilberte apparut , ravissante dans un petit costume d' automne , mais fort grave , et ce jour -là on ne l' entendit ni chanter ni rire . À peine à déjeuner eut-elle un éclair de sa gaieté mordante habituelle , en trempant sa lèvre rose dans le champagne mousseux . Simiès , avec son rire satanique et sans égard pour son clérical de neveu , comme il appelait le jeune Daltier , se remit à philosopher et à tourner en dérision toute divinité et toute religion . Il savait Albéric réfractaire à ses principes anti-chrétiens et prenait plaisir à assombrir ce beau visage calme et noble . Albéric le réfutait en quatre paroles , mais il ne laissait pas la discussion monter à l' état de dispute , trop courtois et trop respectueux comme hôte et comme neveu du châtelain des Marnes , pour manifester son dédain . Mais , en regardant Gilberte , l' envie lui prenait de l' emporter dans ses bras pour l' enlever à ce milieu funeste où , goutte à goutte , on versait le poison dans son âme innocente . « Enfin , se disait-il , dans quelques jours elle sera à l' abri . J' augure bien de son séjour dans une famille chrétienne , et ensuite ... eh bien ! ensuite , que Dieu la garde ! » Gilberte avait obtenu de son oncle de choisir le toit des de Carcanne pour le temps où elle se trouverait sans lui à Paris , et elle avait fait part de son succès à son cousin . Simiès annonça ses projets à ses amis , et naturellement on nomma les de Carcanne . L' athée goûtait peu leur compagnie pour lui -même , mais il était bien aise de leur confier sa nièce , ce qui ne l' empêchait pas de déblatérer contre eux . — M . et Mme de Carcanne , dit-il de son ton âpre , sont incontestablement de bonnes gens , agréables sous certains rapports ; sous d' autres ils se montrent fort ridicules ; figurez -vous qu' ils se gardent depuis quinze ans une fidélité conjugale qui fait sourire ; de notre temps , un mari et une femme ont assez l' un de l' autre au bout de trois mois ; ceux -ci sont tels qu' au premier jour . Philémon et Baucis n' étaient rien auprès d' eux . — Mon oncle , dit gravement Gilberte , pourquoi vous moquez -vous d' eux au moment où vous allez leur demander un service qu' ils ne vous refuseront pas , bien certainement ? — Cette petite fille ose tout dire vraiment , grommela le vieillard un peu vexé de l' observation de l' enfant . Aussi continua-t-il , comme par bravade : — M . de Carcanne est un utopiste qui élève ridiculement les enfants dans la crainte du Seigneur ; il en fait de petites nonnes et des séminaristes en herbe . — Et madame ? demanda quelqu'un . — Madame ? il la prête à tout le monde , elle est la femme de tous , elle rend service à tous et l' on s' adresse à elle des quatre coins de l' univers ; elle est confite en dévotion et n' a certainement jamais lancé un coup d' œil à son miroir ni dit un oui pour un non . Or , une femme n' est plus une femme si elle n' est coquette et rusée . — Je ne suis pas de votre avis , mon oncle , dit Albéric d' une voix très ferme , et je n' estime une femme qu' autant qu' elle est modeste et sincère . — Mon neveu , répondit mielleusement Simiès , vous êtes un idéaliste , vous ; ici nous n' aimons pas l' idéal ; nous n' avons pas la même manière de voir , c' est convenu . Ainsi vous vivez comme ce bon M . de Carcanne , moi j' adore le plaisir et j' en use ; que voulez -vous ? c' est ma façon , à moi , d' aller en paradis . — Mais j' aime aussi le plaisir , mon oncle , riposta Albéric , seulement j' ai horreur de la débauche ! La religion que vous me reprochez de pratiquer ne défend pas toutes les distractions ; elle est indulgente . « Et il se croit heureux au milieu du perpétuel étourdissement de sa vie ! pensa le jeune homme en regardant Simiès avec une pitié profonde . Combien est plus belle la part que j' ai choisie ! Pauvre Gilberte ! que deviendra-t-elle aux côtés de cet impie malgré sa noble nature ? Oh ! malheur , malheur à qui enseigne à l' enfant la science du mal ! que je plains mon oncle s' il l' entraîne quelque jour avec lui dans la fange où il vit ! Moi je suis impuissant , je ne puis que prier pour eux . » Huit jours après , Gilberte , le cœur un peu gros en se séparant du vieillard qui la gâtait tant , entrait chez les de Carcanne . Les excellentes gens n' avaient pas accueilli avec beaucoup d' empressement la proposition de Simiès , mais leur compassion et leur bonté prenant le dessus , ils y répondirent affirmativement et reçurent à bras ouverts l' orpheline , petite brebis égarée qu' ils n' espéraient pas beaucoup voir revenir à des sentiments chrétiens . Mais ils ne se doutaient pas que l' enfant était encore tout imbue des sages conseils de son cousin Albéric , reparti pour Marseille le lendemain de sa grande conversation avec la fillette . Gilbert avait bonne mémoire et bonne volonté ; elle tenait aussi à contenter M . et Mme de Carcanne qui la traitaient comme leur propre fille . Frappés de la profonde innocence de ses yeux , ils comprirent que cette enfant , qui entendait de si singuliers propos dans la maison de son oncle , était aussi candide au fond que leurs petits anges aimés . Pendant onze mois , Simiès reçut de sa nièce les lettres les plus élogieuses sur les Carcanne : elle était chez eux , aimée , gâtée , choyée , elle se portait bien et était sage . « Sage ? oui , à sa manière ! ricanait l' athée en lisant ces épîtres ; doit-elle leur en faire voir à ces pauvres Carcanne qui ouvrent de grands yeux quand on leur parle opéra ou qu' on prononce devant eux le mot amour ! Ah ! ah ! ah ! il me tarde de retrouver mon beau lutin qui s' ennuie fameusement là-bas , quoiqu'elle ne s' en plaigne pas . Voyons , elle va avoir quinze ans , il faudra que je songe à la présenter dans le monde , parce que , ensuite , l' âge viendra m' empêcher de l' y conduire ; je ne suis plus un jeune homme , que diable ! » Mais ce dont il ne se doutait pas , le malheureux , c' est que son beau lutin avait supplié ses amis de lui apprendre ses prières , ce qu' ils avaient fait avec bonheur . Et à mesure que la fillette retrouvait les hymnes de son enfance apprises jadis sur les genoux de sa mère , ses souvenirs , trop longtemps étouffés , sortaient de leurs sépulcres rouverts . Avec l' ardeur d' une néophyte , elle voulut assister à tous les offices de l' église , donner aux pauvres tout l' or de sa petite bourse bien garnie par les soins de Simiès ; enfin , voyant Marie , la fille aînée de M . de Carcanne , se préparer à sa première communion , elle obtint d' accomplir elle aussi cette grande action . C' était une belle occasion dont il fallait profiter ; le curé de Saint-Augustin , consulté et instruit de la position de l' enfant , l' admit aux catéchismes , et Gilberte y montra une assiduité et une intelligence telles qu' elle passa un examen brillant et fut invitée à suivre la retraite avec sa petite amie . Sa piété était un peu exaltée comme celle des convertis , en général , mais elle était sincère , et , le grand jour arrivé , Gilberte s' agenouilla à la sainte table , souffrant un peu de n' y être suivie par aucun parent tandis que ses compagnes étaient escortées des leurs , et la vision du passé lui revint et la fit pleurer en songeant combien elle était seule sur la terre . Le lendemain elle fut confirmée , et , six semaines plus tard , son oncle de retour en France l' enlevait à ses amis en remerciant ceux -ci des soins dévoués qu' ils avaient prodigués à l' enfant . Simiès ramena triomphalement sa nièce à l' hôtel de la rue de Lisbonne , rouvert pour les recevoir ; Gilberte ne quitta point les de Carcanne sans un véritable serrement de cœur , mais elle était heureuse de retrouver son oncle et s' imaginait , pauvre illusionnée dans l' enthousiasme de sa foi renouvelée , qu' elle allait convertir le vieil athée à ses idées chrétiennes . Les de Carcanne eux -mêmes regrettèrent la jolie fillette qui était reconnaissante de leurs bontés et qui ne leur avait donné que de la satisfaction pendant plusieurs mois qu' elle leur avait été confiée . Ils ne devaient plus la revoir souvent , car , peu après , M . de Carcanne fut appelé en Périgord par un héritage inattendu qui lui apportait un beau domaine où il s' installa presque définitivement avec toute sa famille . Pendant quelque temps les jeunes filles entretinrent une correspondance assez assidue , puis , un beau jour , Simiès détourna les lettres des petites de Carcanne et Gilberte , voyant les siennes demeurer sans réponses , s' en blessa et ne donna plus signe de vie à ses amies . Simiès éprouva du désappointement en retrouvant Gilberte grave et posée . Comme elle était la franchise même , elle ne voulut rien cacher à son tuteur et lui raconta qu' elle était revenue à la foi et qu' elle désirait continuer à accomplir ses devoirs religieux . — Vous êtes mécontent , mon oncle , ajouta-t-elle en voyant le pli de colère s' accuser sur le front du vieillard , et vous me reprochez ce changement : ne l' imputez pas à mes amis , c' est moi seule qui l' ai exigé , et ce que j' ai fait c' est moi qui l' ai voulu ; or vous savez que , quand je veux une chose , je la veux bien , dit-elle câlinement pour apaiser Simiès qu' elle devinait furieux . Mais Simiès était habile ; il ne manifesta sa rage qu' en s' écriant avec un haussement d' épaule significatif : — Tu es une imbécile et les de Carcanne encore plus . Je te croyais plus intelligente . Peinée et blessée , Gilberte ne répliqua point . En lui -même l' athée se disait : « Bah ! tout beau , tout nouveau ; je ne m' en inquiète guère ; l' enfant devait inévitablement tomber dans la bigoterie de ces gens -là ; mais j' ai mon plan et je parie que d' ici quelques mois j' aurai retrouvé ma Gilberte d' autrefois , mon gentil démon ! » Il avait son plan , en effet , le misérable , et son plan était infernal : il ne tourmenta point Gilberte , il ne l' empêcha point d' aller à la messe le dimanche ni de faire sa prière soir et matin ; il fermait les yeux avec une tactique habile , se contentant de railler . Il lui donna pour institutrice une Américaine absolument dénuée de piété , qui avait pour unique qualité de parler fort bien l' anglais ; il lui mit entre les mains des livres qu' il choisit progressivement mauvais et sceptiques ; enfin soit à Paris , soit aux Marnes , soit à Nice , soit à Biarritz , bref dans tous les lieux où il la conduisit , il eut soin de la lancer dans le monde de telle sorte que le tourbillon des plaisirs entraîna et grisa la jeune fille si bien que sa vie dissipée ne trouva plus de place pour la prière . Un jour vint où Gilberte avait tout oublié : les souvenirs de sa première communion , les recommandations des de Carcanne , les conseils d' Albéric et l' existence de tous les Daltier du monde . Simiès avait donc bien réussi , et , avec son rire de démon il se frottait les mains en murmurant : — Je savais bien que je ressusciterais l' ancienne Gilberte . Mort et damnation ! Si elle était restée ce qu' elle était il y a deux ans , en sortant de chez ces idiots de Carcanne , je ne l' aurais pas gardée ; mais à présent il n' y a plus rien à craindre ; cette cire molle gardera mon empreinte . Il y avait une chose cependant que Simiès n' avait pu enlever de l' âme de Gilberte : son amour pour les pauvres vers lesquels la portait sa générosité habituelle . De même qu' elle ne pouvait voir un animal blessé sans le soulager à l' instant , de même elle ne pouvait voir un malheureux souffrir sans y apporter du remède . Elle , autrefois si hautaine , prenait à présent en pitié les vagabonds exposés aux rudes caresses du vent ou aux morsures du soleil ; les gens du peuple , les travailleurs au front mouillé toujours courbé vers un sol ingrat pour lui arracher un morceau de pain noir , sans autres jouissances qu' un rayon chaud en hiver et un peu d' ombre en été , sans fêtes , sans plaisirs , sans musique , sans repos , souvent enfin sans récompense . Parfois , dans ses chevauchées aux Marnes , Gilberte , arrêtant sa monture , causait avec eux de la moisson , de la vendange et des espérances de l' année ; il y avait souvent une éloquence étonnante sur les vieilles lèvres flétries des paysans et des paysannes , et une grande leçon dans leur résignation héroïque . Ce qui surprenait douloureusement la jeune fille , c' était de voir son oncle , si imbu de principes égalitaires , refuser une pièce de monnaie à l' affamé , lui qui mettait deux francs dans ses moins bons cigares . Aussi se moquait-il de sa nièce quand il la voyait vider sa bourse dans les mains du premier vagabond venu . — Ma mère aimait à me voir donner aux malheureux , elle me l' enseignait lorsque j' étais petite , répondait Gilberte un peu attristée de ses sarcasmes . — Ta mère était une femme d' esprit et de grande beauté , je ne le conteste pas , mais elle manquait absolument de sens pratique , répliquait Simiès de son ton railleur . Mais Gilberte n' en continuait pas moins à secourir les misérables , autant qu' elle pouvait en trouver le temps dans son existence affairée de mondaine . — Vois -tu , lui disait encore son excellent oncle , pourquoi se dépouiller pour autrui ? ce qu' on donne , on ne l' a plus , donc autant le garder . En ce monde , il faut le plus possible tirer la couverture à soi , comme on dit . Il serait excessif d' affirmer , je le veux bien , que toutes les femmes pieuses adonnées aux bonnes œuvres soient niaises , mais combien les autres sont plus amusantes ! — En général pourtant , mon oncle , ripostait Gilberte vexée pour son sexe , en général les femmes frivoles et égoïstes ne sont pas douées d' intelligence transcendante . — Bah ! j' estime qu' une femme n' est spirituelle et intelligente qu' autant qu' elle s' amuse et amuse les autres . — Cependant ... regardez Mme Hermès . — Tu me cites là une exception . Que diras -tu de son mari , grands dieux , alors ? Ce pauvre Hermès , un vrai poupard ! — Il est très bon , rétorqua Gilberte ; l' habit ne fait pas le moine , ni l' air la chanson . — Toi d' abord , Gilberte , tu as l' esprit de contradiction jusqu' au bout des ongles ; allons , viens me chanter quelque chose et ne garde pas rancune pour ses taquineries à ton vieux scélérat d' oncle qui t' adore . Là-dessus Gilberte se mettait au piano et , ayant perdu chez les de Carcanne le goût des couplets d' opérette lestes ou égrillards , elle entonnait une rêveuse ballade qu' elle disait avec beaucoup d' expression . — Trop d' âme ! oh ! trop d' âme ! s' écriait Simiès en simulant un frisson . Très joli peut-être , mais trop triste . Brrr ! Tu me ferais pleurer pour la première fois de ma vie . Alors la jeune fille prenait en soupirant la partition de la Mascotte ou de Giroflé-Girofla . C' est ainsi qu' elle recouvra l' habitude de chanter ce que ne chante pas une femme qui se respecte . C' est ainsi que s' éteignirent peu à peu toutes les bonnes pensées , toutes les pieuses résolutions de Gilberte Mauduit . Qu' était-elle devenue , cette étincelle divine tombée du ciel dans l' âme de cette enfant au jour de sa première communion ? Le souffle empoisonné de l' athéisme allait-il flétrir tout à fait cette innocence ou bien ceux qui veillaient sur elle de là-haut allaient -ils l' en préserver ? À dix-huit ans , Gilberte Mauduit était une ravissante créature , blanche comme la neige avec de magnifiques cheveux couleur vieil or et un regard de velours ; à l' éclat magique , au sourire enchanteur , à la taille svelte et souple . Simiès en était plus fier que jamais . À son retour d' Amérique , il avait été frappé de son changement , car il avait laissé une fillette encore maigre et pâlotte ; et il retrouvait une adorable jeune fille , presque une femme . Rien de plus délicieux , en effet , de plus séduisant que ce visage rêveur ou mutin , selon l' impression qui l' animait . Aussi , partout où la conduisait son oncle , recevait-elle un tribut d' admiration à laquelle , habituée de trop bonne heure , elle ne prêtait plus attention ; à Aix-les-Bains , à Bade en été ; à Nice en hiver ; à Biarritz où elle passait le mois le plus chaud de l' été et où , au moment où la foule élégante se donne rendez -vous à la plage , on la regardait nager ; blanche dans l' eau bleue ou verte , comme si elle fût de marbre . Elle avait cependant des jours de mélancolie , de lassitude intense , comme si un ange miséricordieux fût venu toucher son front d' une pensée plus haute au milieu du tourbillon mondain dans lequel s' égrenaient ses années de jeunesse . Aux bains de mer , Gilberte contracta , un été , une de ces liaisons éphémères , mais assez intimes pour laisser un souvenir au cœur : elle s' était attachée à une famille espagnole dont les jeunes filles , Mercédès , Sixta , Callista , toutes gentilles et aimantes , menaient à la fois joyeuse existence et pieuses pratiques de religion ; un matin elles entraînèrent Gilberte avec elles à l' église : on y célébrait un service funèbre pour un de leurs parents mort peu auparavant . Gilberte n' avait jamais assisté à semblable cérémonie depuis qu' elle avait perdu sa mère , et à ce moment -là elle était si jeune et elle pleurait tant qu' elle n' en avait gardé aucune mémoire . Cette fois -ci elle fut étonnée et profondément impressionnée de la beauté de cette fête triste . Au retour , comme son oncle lui proposait gaiement une partie folle à San Sebastian , elle lui dit pour toute réponse , le regard perdu dans le vague : -- Mon oncle , lorsque je mourrai , je veux que l' on m' enterre chrétiennement et je veux qu' on chante le Dies irae à ... — Est -ce que tu deviens folle ? s' écria Simiès en se retournant brusquement . Le lendemain , il emmenait Gilberte à Arcachon , avec une troupe folle de Parisiens rencontrés à Bayonne . Mais , souvent , une vision plus grave passa devant les yeux de la jeune fille dans ses heures solitaires , heures bien rares , il est vrai , et , tandis que le chant du Dies irae et la douce plainte du Pie Jesu revenait à son oreille , elle murmurait : — Je ne veux pas , si je meurs , que l' on m' enterre civilement , je veux que ce soit comme pour ma mère . Mais le lendemain un plaisir nouveau venait s' offrir à elle , et dans son esprit mobile la romance amoureuse d' un opéra en vogue remplaçait le Pie Jesu . On était aux Marnes , dans la riante propriété que possédait M . Simiès en Dauphiné ; le château , de style tout à fait moderne , était une construction plus gracieuse qu' imposante , étagée au milieu d' un parc fleuri ; plus loin , s' apercevaient les champs , et les vignes tristement rongées par le phylloxera . Gilberte Mauduit n' avait pas la passion de la campagne , mais son oncle tenait à y passer une partie de l' été , et , ma foi , le temps finissait toujours par s' y écouler gaiement . Les voisins des Marnes étaient nombreux et d' agréable relation ; on organisait des jeux de cricket et de lawn-tennis , des parties en auto , à cheval , en bateau ; des comédies de salon fort bien conduites par la jeunesse qui ne s' offusquait de rien et s' emparait plus volontiers des vaudevilles risqués que des pièces classiques de l' Odéon . À l' époque des chasses , c' était moins divertissant : il fallait subir les interminables et plantureux dîners de province , que Gilberte , en Parisienne qu' elle était , déclarait assommants . Un samedi matin que M . Simiès , au milieu d' une douzaine d' amis et amies invités aux Marnes pour plusieurs jours , dépouillait sa correspondance après le déjeuner , il eut une exclamation ironique en lisant une lettre sur le papier de laquelle s' étalait une écriture masculine , franche et hardie . Gilberte , l' enfant gâtée , prit sans façon la missive des mains de son oncle . Quand elle l' eut parcourue : — Eh bien ! qu' y a-t-il d' étonnant ? un hôte nous arrive ? Ce n' est pas chose rare ici . — Très bien , et je suis flatté de ce qu' il daigne s' arrêter aux Marnes en traversant le pays , répondit le vieillard de son même ton sarcastique . Mesdames , poursuivit-il en se tournant vers la petite société intriguée par cette scène , je vous annonce l' arrivée d' un neveu à moi , neveu assez éloigné , à la mode de Bretagne , il n' est en réalité que mon cousin et se croit obligé , par respect , de m' appeler : « mon oncle » . Oh ! un jeune homme exemplaire , un saint Louis de Gonzague , un demi-séminariste qui va à la messe , à confesse et vit d' une vie presque monacale . Avis aux mères de famille qui cherchent des gendres angéliques . Il y eut quelques petits ricanements . Seule , Gilberte fronçait son fin sourcil brun . — Pourquoi parler ainsi de mon cousin Albéric ? dit-elle ; vous allez lui donner l' hospitalité , mon oncle , et vous le raillez d' avance . M . Simiès ne tint aucun compte de l' observation de sa nièce et continua ses plaisanteries sceptiques . Une des jeunes filles présentes , blondine au nez retroussé , aux yeux hardis sous ses cheveux ébouriffés et coupés « à la Ninon » , demanda tout bas à Mlle Mauduit : — Est -ce que tu le connais , ton cousin Albéric ? — Je ne l' ai jamais vu qu' une fois dans mon enfance , et je ne m' en souviens même pas . — Alors pourquoi le défends -tu ? — Je n' aime pas qu' on déblatère contre les absents . La blondine haussa les épaules . — Dis donc , reprit-elle , nous allons rire , s' il ose , devant tous , dire son bénédicité et ses grâces . On nous faisait faire cela à la pension , mais j' ai laissé de côté toutes ces simagrées . Gilberte ne répondit point et se leva pour donner quelques ordres relativement à l' arrivée du jeune Daltier . Le soir de ce jour , le temps était un peu à l' orage ; toute la société se promenait devant la maison quand la voiture amenant le voyageur s' arrêta au bas du perron . Un homme jeune , grand , d' une prestance superbe en descendit . — Eh bien ! mon neveu , dit M . Simiès en lui secouant le bras , et de son accent caustique , vous vous décidez donc à venir voir votre vieil athée d' oncle ? — Il y a longtemps que je l' aurais fait , mon oncle , mais vous n' ignorez pas que je suis le plus laborieux des ingénieurs . — Tu es en vacances ? — Pour peu de jours ; je me suis donné congé afin de m' occuper à Grenoble de l' héritage d' une vieille amie de ma mère ; elle ne peut voyager et n' entend rien aux affaires . — Tu es donc toujours l' ange du dévouement , mon pauvre Albéric ? dit M . Simiès plus gouailleur encore . Albéric releva les yeux et dit tranquillement : — Il n' y a pas d' abnégation là , mon oncle , j' évite une corvée à mon père , voilà tout , d' autant plus qu' il est sous l' impression d' un petit accès rhumatismal . Au reste , ce court voyage ne m' est pas désagréable ; j' aime à changer de place . Cela dit , il aperçut Gilberte qui l' écoutait , secrètement remuée par le son de cette voix chaude et harmonieuse . — Embrasse donc ta cousine Gilberte Mauduit , cria le vieillard en riant ; c' est comme cela qu' on refait le mieux connaissance . Gilberte n' eut pas la peine de se reculer en fronçant ses jolis sourcils : Albéric n' avança point vers sa joue ses belles moustaches brunes , il se contenta de tendre sa main gantée à Mlle Mauduit en s' inclinant correctement . Gilberte y posa la sienne une seconde et se sentit intérieurement reconnaissante de ce que le jeune homme n' usât point de l' autorisation . — Il est bien élevé au moins , celui -là , pensa-t-elle . M . Simiès présenta son neveu à ses hôtes , puis le fit conduire à l' appartement qui lui était destiné . Le dîner fut gai ; personne n' eut à railler in petto ou en commun le nouveau venu ; il ne jugea pas à propos d' afficher ses habitudes pieuses devant cette société antireligieuse qui se faisait gloire de son impiété . Après le repas , on se promena dans le parc ; l' orage s' était dissipé sans éclater sur les Marnes . Mêlé au groupe où se trouvait Mlle Mauduit , Albéric Daltier causait tranquillement ; on l' écoutait , tout étonné de ce que la parole d' un homme « qui n' était pas de son siècle » eût tant de charmes , de profondeur et même d' esprit . Albéric Daltier pouvait toucher à tous les sujets et se montrer captivant sur chacun d' eux . Quand la nuit devint trop sombre , l' air trop frais , on rentra au salon ; une jeune femme fut priée de chanter , ce qu' elle fit avec beaucoup de brio , disant hardiment une chansonnette à la mode et fort leste qui fut vivement applaudie . Deux fillettes exécutèrent ensuite un brillant caprice à quatre mains , puis Gilberte , à la demande de tous , se leva à son tour . Un gentleman assez bon pianiste se mit en devoir de l' accompagner ; elle fouilla dans le casier et en retira une partition au hasard . C' était le Petit Duc et elle y choisit un passage qu' elle chanta avec une rare perfection . Assurément , c' était moins libre que la chansonnette dite précédemment , néanmoins ces paroles étaient déplacées dans cette jeune bouche . Quand elle eut dit les couplets deux fois bissés , elle coula un regard malicieux sur son cousin Albéric ; celui -ci n' avait ni applaudi ni bissé ; il feuilletait un album de photographies où les portraits de famille se mêlaient sans vergogne aux portraits des actrices en vogue . Gilberte prit le siège vacant auprès de lui . — Est -ce que vous n' aimez pas la musique , mon cousin ? dit-elle . — Au contraire , beaucoup . — Et vous ne me félicitez pas ? fit-elle un peu railleuse . — Vous avez une jolie voix , répondit-il brièvement . Elle demanda , hardie et provocante : — Est -ce que ma romance vous aurait choqué par hasard ? Cette fois , il leva sur elle ses yeux bleus profonds et sévères : — Oui , dit-il d' un ton net . Gilberte fit une petite moue et rejoignit ses amis qui tenaient plus loin une conversation frivole . Un peu avant onze heures , M . Simiès dit à son nouvel hôte : — Mon cher Albéric , nous allons regagner tous nos chambres à coucher ; ne t' étonne pas s' il n' y a point de veillée ce soir : nous devons demain nous lever à cinq heures du matin ; apprécie le courage de ces dames ; il est entendu que tu en feras autant . Nous avons projeté une partie sous bois . Nous déjeunerons dans une de mes fermes où les domestiques transporteront tout ce qu' il faut , et nous ne reviendrons que pour le dîner de sept heures . Le sexe laid est dispensé du smoking . Tu es bon cavalier ? — Assez bon . — La jument baie sera à ta disposition , les vieux iront en voiture ainsi que les dames qui ne goûtent pas l' équitation , les jeunes seront à cheval . Hein ! une jolie caravane ! Donc , à cinq heures sois sur pied . — Demain , mon oncle ? mais c' est dimanche . — Oui , parbleu ! puisque nous sommes aujourd'hui samedi . Albéric se tourna vers Mlle Mauduit , et , très froidement : — À quelle heure la première messe ? — La première messe ? — Oui . Gilberte ouvrit de grands yeux , et l' on entendit du côté des jeunes femmes un bruit de rires étouffés . — Je ne sais pas , répondit Mlle Mauduit , mais on peut s' en informer . Elle sonna . Un domestique parut et fut interrogé . — Je crois qu' il y a un office à huit heures , dit-il , et un plus long à dix heures . — C' est bien , reprit Albéric Daltier , je décline donc votre invitation pour demain , mon oncle ; il m' est impossible de manquer la messe , mais ne vous inquiétez pas de moi , je saurai fort bien employer mon temps . — Satané jésuite ! grommela l' oncle entre ses dents . — Mais , dit Gilberte qui était une maîtresse de maison accomplie , il y a un moyen de tout arranger . Mon cousin nous rejoindra bien tout seul : au sortir de l' église il trouvera Baptiste avec un cheval . Ce ne sera pas difficile de nous retrouver , il n' y a qu' à suivre la route de Vizille jusqu' au premier chemin de gauche ; là , mon cousin , on vous apprendra où est la ferme des Blaies , d' ailleurs Baptiste vous renseignera . — C' est convenu . Ma nièce a de l' esprit comme un ange , conclut M . Simiès . Et l' on se sépara . « Quel imbécile que ce garçon ! pensait le châtelain en remontant chez lui . Il a été élevé dans les stupides principes de l' ancien régime par sa bigote de mère . Ah ! si on l' avait mis quelques jours sous mon égide , je vous l' aurais dégourdi ! C' est grand dommage , car ce blanc-bec ferait sa trouée dans la vie , il est intelligent . Mais aussi , je vous demande un peu , un ingénieur qui va à la messe ! non , c' est désopilant . » « Quel malheur que ce jeune homme ne soit pas dans nos eaux ! se disaient in petto les mères de famille ; que cela ferait un gendre agréable ! tandis que les mauvais sujets qui nous restent sur les bras sont à regarder à deux fois . Un beau-fils léger et dissipateur est inquiétant , mais un beau-fils sermonneur est ennuyeux . » Une blonde fillette , très lancée malgré ses dix-sept ans , aidait Gilberte à détacher ses beaux cheveux soyeux , tout en lui disant : — Tu sais , ma chère , ton cousin Daltier a beau être un clérical enragé , il a au moins le courage de son opinion , vertu qui ne court pas les rues à l' heure qu' il est . Et puis , il est très séduisant , vraiment . — Tu le trouves ? — Ma chère , tu ne l' as pas regardé . Bloc de marbre , va ! Je te prie de croire que ces dames et ces demoiselles ne se sont pas gênées pour le dévisager . Tu comprends , M . l' ingénieur est un beau parti ; il aurait tous les dons pour lui , s' il était seulement un brin moins dévot . Il a l' air d' un prince , d' un roi , bref , d' un homme qui sent ou qui voit de grandes choses que nous ne sentons ni ne voyons , nous . Il est beau d' une beauté mâle et forte et non de cette beauté efféminée et bête de ces petits messieurs de la haute gomme qui nous entourent , des débauchés , des boulevardiers ... Ouf ! dire qu' il nous faudra choisir un mari là-dedans ! Tu sais , ce n' est pas un flatteur que ton cousin ténébreux . — Au moins il n' est pas fade , répliqua sèchement Gilberte . — Oh ! non , il n' est pas fade , tu as raison . Et puis , tu sais , ma chère , il a été évidemment frappé de ta beauté , mais il ne l' a pas laissé voir . — C' est toi , maintenant , qui es une petite flatteuse , dit Gilberte en donnant un léger coup d' éventail sur la joue satinée de la fillette . — Et son indifférence sereine ne te blesse pas horriblement ? reprit celle -ci . Gilberte redressa sa tête orgueilleuse . — Nullement . Pourquoi en serait-il ainsi ? — Moi , cela me ferait grand mal . Je voudrais avoir son estime , mais voilà , c' est impossible , je suis toute pétrie de vanité et de caprices . Gilberte ne l' écoutait plus , elle songeait : « Cependant ... sa froideur est ma condamnation , et ... autrefois ... autrefois ... je ne l' ai pas connu ainsi . » — Vois -tu , poursuivit la blondine en relevant son joli visage ( un véritable Greuze quand l' animation le colorait plus vivement ) , vois -tu , moi je m' astreindrais bien volontiers à aller tous les dimanches à la messe pourvu que ce fût au bras de ce beau cavalier ; et j' en connais bien d' autres qui feraient mieux encore . — Mauvaise langue ! répéta Gilberte en riant , va donc te coucher ; si tu tardes encore , demain matin , nulle puissance humaine ne pourra te tirer du lit . Les jeunes filles se séparèrent . Gilberte se déshabilla lentement avec le secours de sa femme de chambre et se livra à de profondes méditations tandis que celle -ci peignait et nattait pour la nuit sa longue chevelure dorée , si épaisse que les dents du peigne n' y mordaient qu' avec peine . Puis elle se coucha sans qu' un mot de prières vînt à ses lèvres , comme elle le faisait tous les soirs , et elle s' endormit sans que les yeux bleus du séminariste vinssent la visiter en songe . Au même étage , dans une chambre spacieuse et riche , un vieillard à la bouche railleuse dormait aussi , et il faut croire que le sommeil du juste n' est pas le seul excellent , car celui de Simiès le voltairien était plein de béatitude . On se trouvait en pleins champs à l' ombre des ormeaux lorsqu' on vit venir Albéric Daltier . Il avait vraiment fière mine , ce cavalier arrivant au trop de son cheval jusqu' à l' endroit où l' on avait dételé . Il mit pied à terre , vint saluer les dames et prit part à la conversation générale . À midi , on dressa le couvert sous les arbres touffus , sur une longue table rustique qui perdit bientôt son aspect plébéien sous le linge damassé , l' argenterie et les cristaux éblouissants ; on joncha la nappe de fleurs champêtres , on s' amusa beaucoup et l' on mangea de fort bon appétit le déjeuner exquis apporté froid du château . Le champagne pétillait au sortir des seaux de glace et le soleil piquait çà et là un rayon aigu à travers la voûte de feuillage , arrachant une étincelle aux verres taillés à facette , aux couverts de vermeil ou aux diamants qui ornaient les oreilles et les mains blanches des dames . Albéric Daltier , qu' on écoutait volontiers parler , prouva par son esprit très fin et sa gaieté de bon ton qu' un jeune homme qui va à la messe peut être un agréable causeur . Gilberte , elle , demeurait sérieuse ; elle avait pris la migraine dans sa chevauchée matinale et se trouva si fatiguée dans l' après-midi qu' elle témoigna le désir de rentrer au château pendant que les autres achèveraient l' excursion . M . Simiès était fort embarrassé : aucune de ces dames ne se fût sacrifiée de bon cœur pour accompagner Gilberte ; les serviteurs s' étaient éloignés à leur gré après avoir déjeuné à leur tour et réparé le désordre causé par ce repas en plein air . Quelques messieurs offrirent leurs services , mais , malgré ses idées larges , M . Simiès ne pouvait confier sa nièce à un homme sur le sérieux duquel on ne pouvait compter . Tout à coup , tandis qu' il cherchait vainement du regard un cavalier respectable , il aperçut Albéric . — Du diable si je pensais à cet oiseau -là , fit-il , c' est mon affaire ; le séminariste n' est certes pas compromettant . Albéric , cria-t-il , appelant du geste le jeune homme , veux -tu reconduire à la maison ta cousine qui est souffrante ? Albéric accepta flegmatiquement la proposition et il aida Gilberte à se mettre en selle . Ils firent le trajet en silence , obligés d' arrêter leurs cheveux par intervalles , tant Mlle Mauduit souffrait ; aussi n' était-elle pas en humeur de parler , et elle acceptait les soins de son cousin sans même avoir la force de le remercier . Arrivé au château , Albéric sauta de sa selle et dut enlever de la sienne la pauvre Gilberte hors d' état de marcher . Il la porta ainsi jusque chez elle où une femme de chambre vint lui offrir son aide . Demeuré libre , Albéric se mit en devoir de visiter le parc en compagnie des beaux terre-neuve qui gambadaient joyeusement autour de lui . Aux environs de six heures , las de promener sa rêverie silencieuse dans les allées qui commençaient à jaunir , il rentra . Lorsque ses yeux furent habitués à la demi-obscurité du petit salon , il s' aperçut qu' il n' y était pas seul : à moitié couchée sur une causeuse , la tête renversée sur le dossier , Gilberte dormait ou paraissait dormir . Elle semblait souffrir beaucoup moins , quoique son visage fût encore très pâle , et ses yeux creusés sous les longs cils qui ombraient sa joue satinée . Elle avait remplacé son amazone par une robe de batiste écrue simplement serrée à la taille par un ruban caroubier . Et le jeune homme observait curieusement cette jolie figure encore un peu enfantine , et ces traits délicats dont l' expression n' avait rien de banal . Quelque chose comme un soupir de soulagement souleva sa mâle poitrine : ce front de jeune fille était pur comme le front d' un baby endormi ; sur cette bouche aux lignes parfaites flottait un demi-sourire candide et juvénile ; et dans tout cet ensemble charmant il y avait quelque chose d' immaculé et de virginal qui faisait du bien à regarder . Cette enfant , si bizarrement élevée par un oncle voltairien , n' ayant sous les yeux que de vilains exemples , n' entendant que des conversations sceptiques ou mauvaises , ne lisant que des romans à la mode et des journaux d' opinion avancée , enfin fréquentant une société presque dissolue , cette jeune fille s' était conservée pure dans cette atmosphère malsaine . Elle ouvrit brusquement les yeux , surprenant ainsi Albéric dans sa muette étude , et se souleva sur son siège . — Ah ! dit-elle un peu troublée sous le regard magnétique de ces yeux bleus , je me suis rendormie en vous attendant ici . — Vous m' attendiez ? c' est bien aimable à vous . Vous voilà sur pied ? Alors c' est que vous allez mieux . — Beaucoup mieux , presque bien . Quelques heures de repos ont chassé la migraine . — Cela vous arrive souvent ? — Au contraire , rarement , mais je le regrette aujourd'hui et je vous remercie de votre dévouement , mon cousin , poursuivit-elle en lui tendant sa main encore fiévreuse , vous m' avez ramenée et je suis cause que vous n' aurez pas du tout joui de notre petite fête . Il leva imperceptiblement les épaules . — Ne regrettez rien pour moi , je vous en prie ; j' ai passé mon temps d' une manière fort agréable à visiter le parc et les serres qui sont vraiment très belles et ont beaucoup gagné depuis quelques années . Un autre aurait dit : « Mais je suis trop heureux de l' occasion qui me procure l' insigne bonheur d' abord d' escorter la plus adorable jeune fille , puis de passer avec elle quelques instants en tête à tête , etc . , etc . » Albéric ne songeait pas aux compliments , oh ! pas du tout , et il paraissait satisfait de sa promenade solitaire . S' il se fût montré obséquieux et flatteur , Gilberte l' eût pris immédiatement en aversion et lui eût témoigné la froideur glaciale qu' elle témoignait aux autres . Ils se mirent à causer tous les deux , gravement , comme deux bons amis ; du côté de l' une , aucune coquetterie de manières ni de langage ; du côté de l' autre , aucune parole qui , de près ou de loin , ressemblât à la cour qu' un écervelé n' eût pas manqué de faire en se trouvant seul avec une jeune fille jolie et spirituelle . Ils parlèrent de banalités d' abord , puis sérieusement . D' ailleurs , avec Albéric , la conversation ne pouvait être longtemps banale . Il savait donner au moindre sujet un intérêt captivant . Gilberte le questionna sur sa famille et le jeune homme parla de sa mère , de ses frères et sœurs avec tant d' amour , il dépeignit si bien leur douce vie , la paix qui régnait sur cet intérieur distingué , beaucoup plus calme et plus simple que celui de M . Simiès , que Gilberte se surprit à l' écouter presque passionnément . Elle tenait ses beaux yeux foncés fixés sur son cousin avec avidité , et n' osant l' interrompre de peur de briser le charme . À la fin il s' arrêta et dit avec un sourire : — Mais je vous entretiens là de choses qui vous intéressent peu , ma cousine . — Vous vous trompez , répliqua-t-elle vivement , vous parlez d' une manière admirable , vous parlez comme quelqu'un qui a du cœur et ... , ajouta-t-elle en baissant la voix , je ne suis pas habituée à cela . Elle poursuivit , comme avec confusion : — Jadis , un jour , j' ai écouté comme cela votre parole ... , mais ... — Mais j' ai prêché dans le désert , n' est -ce pas ? c' est ce que vous voulez dire ? fit-il avec un peu de malice dans ses yeux bleus . — Non , oh ! non , encore une fois vous êtes dans l' erreur ; j' ai profité un an de vos conseils , et puis ... j' ai tout oublié ; seulement , si je ne suis pas devenue pire que ce que je suis , c' est à vous que je le dois . — À moi , non , puisque je n' ai plus eu place dans votre souvenir pendant sept ou huit années . Ils gardèrent quelques minutes le silence ; il fixait sur elle son clair regard tandis qu' elle se disait : « Certainement que l' étourderie de mon âge est une excuse suffisante , mais comment ai -je pu oublier un être tel que lui ? Et c' est lui qui revient à moi après mon impardonnable négligence , pour rallumer en moi ce qui était éteint . Hélas ! pourquoi vient-il si tard ? » Elle rompit le silence et lui dit soudain : — Je vois que vous aimez infiniment les vôtres . — Comment en pourrait-il être autrement puisque j' en suis aimé et qu' ils sont bons ? — Vous êtes heureux , vous ! fit Gilberte avec un soupir d' envie . Il se mit à rire : — Vous me dites cela comme il y sept ans en regrettant de n' avoir ni sœurs ni frères . Mais , à présent , n' en êtes -vous pas bien consolée ? La vie ne pèse guère sur vos jeunes épaules , je crois . — Et si vous vous trompiez ? murmura-t-elle presque bas . — Allons donc ! Vous êtes orpheline , c' est vrai , mais quels sont les enfants privés de leur père et de leur mère qui aient été plus favorisés que vous sous bien des rapports ? Vous avez trouvé dans votre grand-oncle , qui vous gâte follement , un second père . — Ne dites pas cela , dit vivement Gilberte , j' ai peu connu mon père , mais je m' en fais une autre idée que de mon oncle ; il ne ressemblait pas à celui -ci . Les yeux bleus d' Albéric l' interrogeaient , elle reprit tandis qu' un léger incarnat colorait son blanc visage : — J' aime beaucoup mon oncle , mais je sens que je ne le respecte pas comme je respecterais un père . — Vraiment ? — Je le respecte même très peu . Je ne sais comment exprimer cela , je ne me rends pas bien compte de mes sentiments à son égard . C' est un vieillard , mais il n' attire ni la vénération ni l' estime , malgré toute la reconnaissance que je puis ressentir pour lui . « Tant mieux , pensa Albéric , si elle ne laisse pas cette influence pernicieuse l' envelopper , Dieu soit béni ! » — Ce n' est pas seulement de cela que je me plains , reprit Gilberte , ce ne serait là qu' une peine légère . On me fait l' existence la plus rose possible ; depuis plus de dix ans on me fait marcher sur un tapis de mousse , on m' a évité tout chagrin ; je puis dire que , depuis les premiers jours de mon entrée chez mon oncle , je n' ai jamais pleuré ; on cède à toutes mes volontés et pourtant ... — Eh bien ? — Je n' appelle pas cela du bonheur , ou bien je suis trop difficile . Je me reproche souvent dans mon for intérieur d' être trop exigeante , de ne pas savoir me contenter de la félicité présente ... — Parce que vous vivez d' une vie trop factice . — Peut-être , dit-elle lentement . — Parce que vous préférez les fruits du monde , autrement dit les fruits de la Mer Morte , à ceux du bonheur calme , tranquille et ... sage . Les fruits de la Mer Morte ne satisfont que les yeux , non les lèvres ; admirables à l' œil , ils n' offrent au dedans qu' une cendre amère et décevante . — Moi , reprit Gilberte en relevant la tête avec passion , j' aime mieux être heureuse beaucoup et peu de temps que goûter une demi-satisfaction qui dure . — Vous dites cela maintenant que vous sortez à peine de l' adolescence ; dans dix ans vous parlerez autrement . Il prononça ces mots avec une gravité qui impressionna la jeune fille . Il devait avoir raison , bien certainement . Tout ce qu' il disait n' était-il pas parfaitement juste ? Pour la première fois de sa vie , Gilberte se sentit du respect pour un homme et il lui sembla qu' elle n' était pas digne de rencontrer son regard loyal et profond . L' ombre gris-rosé du crépuscule les enveloppait peu à peu ; ils s' entretenaient là depuis longtemps sans s' apercevoir que l' heure s' écoulait et qu' ils ne se lassaient point de leur causerie . Certes , il était des moments où ce jeune homme au ton et aux manières princières , sans se départir de la courtoisie dont il usait envers toute femme , fût-elle duchesse ou servante , employait des mots presque durs pour la convaincre , elle , cette enfant gâtée du sort , dont l' oreille délicate était accoutumée à la flatterie du monde . D' autres eussent envié la chance qui échéait à Albéric de se trouver en tête à tête avec Mlle Mauduit pendant un laps de temps assez long pour lui permettre d' entreprendre une cour en règle . Loin de là , celui -ci prenait avec elle le ton du maître , et elle acceptait cela , buvant cette parole étrange , comme une bouche brûlée par une liqueur trop forte aspire à l' eau fraîche et pure . — Voyez -vous , mon cousin , reprit-elle après une seconde de rêverie , le monde , vu de trop près , est bien décevant . — À qui le dites -vous ? — On y rencontre des types navrants , on se fatigue de son bruit si creux , et puis cette existence banale de mondaine ne laisse rien après elle . Ce qui m' en a le plus dégoûtée , c' est son hypocrisie : le monde est tellement prosterné devant le veau d' or que j' y ai vu des exemples qui m' ont remplie d' un indicible dégoût : j' y ai vu des jeunes femmes s' y conduire mal et aucune porte ne se fermer devant elles parce qu' elles étaient millionnaires ; j' y ai vu des hommes indignes y être considérés parce qu' ils possédaient à la fois une belle fortune et une haute position . — Puisque vous reconnaissez la vilenie du monde , pourquoi y demeurez -vous ? Elle ouvrit ses grands yeux interrogateurs . — Eh ! il le faut bien . Comment faire autrement ? — C' est vrai , murmura Albéric avec une sorte de pitié attendrie , comment faire autrement puisque vous coudoyez l' athéisme à chaque minute de votre vie ? — Que voulez -vous dire ? fit la jeune fille avec une jolie moue aux lèvres , la religion n' est pas le seul remède à ce mal . — Si , elle est l' unique remède à une vie dévoyée , dit-il simplement ; il n' y a pas de femme qui , sans Dieu , puisse demeurer honnête , bonne et ... heureuse dans ce monde où vous vivez . Elle sentit son cœur se serrer à ces paroles et baissa la tête sans répondre tandis qu' il la considérait avec une indicible compassion . Il comprenait ce qu' elle ne savait exprimer et ce qu' un être vulgaire n' eût compris ni deviné ; il comprenait que ses meilleures aspirations avaient été refoulées , comprimées dans le milieu fatal où elle avait dû s' élever et dont elle ne pouvait se plaindre . — La vie n' est jamais trop pesante ni trop longue , Gilberte , quand on l' occupe en faisant du bien aux autres . — Sans doute , mais je ne le puis faire que par caprices , par saccades ; je ne m' appartiens pour ainsi dire pas . C' est pourquoi j' ai si souvent le dégoût de moi -même et des autres . « Tenez , mon cousin , j' aimerais à lutter , je voudrais connaître un peu la bataille , sinon la souffrance . » — La souffrance ? eh ! pauvre enfant ! quelles armes auriez -vous contre elle ? quelle force ? Elle releva fièrement la tête : — Plus que vous ne croyez . Oh ! je sais ce que vous pensez . Vous vous figurez que je serais faible pour vaincre parce que je n' ai pas de religion . Je ne suis ni dévote , ni croyante , c' est vrai , mais je puis vous affirmer que j' aurais autant de courage qu' une autre . Albéric ne répondit pas pour ne point la vexer . — Pourquoi appelez -vous le malheur ? dit-il après un silence , il viendra toujours assez tôt . Êtes -vous donc lasse de votre douce vie ? — Lasse ? je ne sais , mais je sens que mon existence est ... nulle et vide . — Elle ne le sera pas toujours : une heure viendra , bientôt sans doute , où de sérieux devoirs vous incomberont sans vous enlever les joies du monde que vous aimez ; vous deviendrez épouse , peut-être mère . Elle haussa légèrement les épaules . — Est -ce que je sais ? Ce ne sera peut-être jamais . — Je croyais que , entourée , adulée comme vous l' êtes , vous n' aviez qu' à choisir ... — Je ne choisis rien du tout , dit Gilberte presque en colère . On demande souvent ma main à mon oncle parce qu' on sait que , grâce à sa générosité , je serai riche . Nous ne sommes pas pressés de nous séparer . J' ai refusé toute demande jusqu' à présent . Tous me déplaisent . — Quoi ! tous ? — Vous ne voyez donc pas que ces jeunes gens si empressés auprès de moi n' en veulent qu' à ma dot . Ils ne valent pas plus les uns que les autres ; il n' y a pas un atome de raison sous leur chevelure soigneusement frisée . Vous en avez un échantillon sous les yeux et vous avez pu juger les hôtes de mon oncle . Cependant je ne les raille pas , je ne leur fais point trop mauvais visage parce que , le monde étant pavé de ces êtres -là , il faudrait s' enfermer dans une île déserte pour leur échapper . — Vos amies vous offrent -elles autant de ressource ? Gilberte fit une mine dédaigneuse . — Mes amies ? D' abord ce nom ne convient pas aux petites poupées fades qui m' entourent . « Qui a trouvé un ami a trouvé un trésor » , dit quelque sainte écriture . Vous voyez qu' on se souvient un peu des grandes maximes , si l' on a oublié son catéchisme . Eh bien ! je n' ai jamais pu mettre la main sur le trésor en question . Je ne connais qu' une troupe de petites écervelées qui ne rêvent que chiffons , bals , se jalousent entre elles et me jalousent bien certainement , et qui ne songent , comme elles l' ont vu faire à leurs mères , qu' à s' éclipser mutuellement . Elles me font toutes leurs confidences , mais ne reçoivent pas les miennes . Elle ajouta avec une nuance de mélancolie : — J' avais une amie , une vraie alors , elle était bonne , simple et généreuse , elle avait des sentiments élevés , elle m' était bien supérieure ; celle -là , elle est perdue pour moi et l' on n' en fait plus comme elle . — Vous me paraissez bien prématurément misanthrope . — Que voulez -vous ? Je rencontre trop de vilains types , pas assez de beaux . Ne me prenez pas pour une dédaigneuse : je ne me prise pas beaucoup plus haut que tous ceux dont je vous parle . Ensuite , je suis philosophe et je me dis qu' il faut prendre les humains tels qu' ils sont puisqu'il faut vivre avec eux . — Eh bien ! moi , je ne les vois pas tout à fait au même point de vue que vous et je suis plus indulgent qu' il ne semble . — Vous ne coudoyez pas ceux que je coudoie , ou bien vous grandissez votre prochain à votre taille . D' après la peinture que vous m' en avez faite , je vois que votre intérieur , votre entourage est l' élite des intérieurs de famille . — Je connais beaucoup de gens dans le même cas que moi . Gilberte reprit , timidement , après une pause : — J' aimerais à connaître votre mère et vos sœurs . Je crois qu' elles m' attireraient infiniment . Albéric Daltier sourit avec finesse : — Notre vie très simple vous ennuierait bien vite . Nous préférons nos modestes plaisirs à ceux auxquels vous êtes habituée . Nous sommes gens paisibles que le monde n' émeut guère , que son tourbillon n' emporte pas . — Qu' importe ! il y a dans l' existence d' autres jouissances que le théâtre , le bal et les fêtes de ce Paris si fou . Ils continuèrent à causer ainsi . Gilberte se laissait aller à se confesser , avec sa vie de mondaine , ses pensées , à cœur ouvert , à cet homme qu' elle ne connaissait que d' hier et que probablement elle ne reverrait pas souvent . Mais aussi il était si différent des autres ! Certes elle n' eût , pour un empire , dit la centième partie de ce qu' elle murmurait là dans l' ombre du petit salon , aux gandins qu' hébergeait le toit hospitalier de M . Simiès . M . Simiès ! ah ! qu' il aurait ri s' il les eût écoutés tous les deux , et qu' il eût été surpris des théories que mademoiselle sa nièce cachait au fond de son petit cœur bizarre et indiscipliné ! Le crépuscule les enveloppait de son ombre rosée ; ils conversaient encore , elle allongée dans son fauteuil dont ses fines mains blanches tourmentaient machinalement les glands ; lui correctement assis sur sa chaise , dans la tenue que garde un homme qui se respecte et respecte la femme avec laquelle il se trouve . Une douce tiédeur tout embaumée régnait dans la pièce un peu obscure . Gilberte pensa qu' elle jouissait ainsi beaucoup plus que si elle eût terminé sa journée en bruyante compagnie , à chevaucher dans la poussière des routes . Animés qu' ils étaient dans leur causerie , ils n' entendirent pas rentrer la cavalcade . La porte du salon fut brusquement ouverte ; on entendit un tapage assourdissant de petits talons frappant les dalles , de voix aiguës , de rires , de chansons ébauchées sur les lèvres roses . Quand les yeux se furent habitués à l' obscurité , on fut fort surpris de trouver en tête à tête la malade et le séminariste . Albéric se leva précipitamment et regarda , un peu confus , les dames qui , leur longue jupe sur le bras , le considéraient d' un air railleur . Les messieurs , bottés , la cravache à la main , lui jetaient des regards jaloux . — Eh ! eh ! mon neveu , ricana M . Simiès , vous allez bien ! Je vous confie ma nièce comme au plus raisonnable des jeunes gens , et voilà que je vous trouve en train de lui conter fleurette . « Nous te croyions dans ton lit , fillette , ajouta le caustique vieillard , ta migraine a passé comme par enchantement . » Albéric riposta fort spirituellement à cette sortie plus ou moins adroite . Quant à Mlle Mauduit , elle fronça ses fins sourcils et répliqua sèchement : — J' ai , en effet , soigné ma migraine , puis je me suis levée , il y a une heure , me sentant mieux . Mon cousin , qui s' est promené tout l' après-midi dans le parc , m' a trouvée là ; il ne me contait pas fleurette , car nous philosophions , ce que j' aime cent fois mieux que d' entendre des fadeurs . Ceci à l' adresse des jolis cavaliers qui , de dépit , mordirent leur moustache , et qui , ayant absorbé pas mal de champagne , eussent peu été en état de philosopher , quelque désir qu' ils eussent de plaire à Mlle Mauduit . On oublia l' incident pour faire à celle -ci le récit de la partie dont elle avait été privée . Puis , les amazones coururent changer de costume , les messieurs revêtirent d' autres habits et l' on soupa . La soirée sa passa à faire de la musique , tout le monde étant trop las pour sortir . Chaque possesseur d' une voix agréable ou d' un certain talent sur le piano ou sur le violon fut mis à contribution . Gilberte ne quitta pas sa place , elle était encore fatiguée et se contentait d' écouter . On demanda à Albéric s' il se sentait de force à déchiffrer la partie basse d' un duo passablement égrillard dont chantait fort gentiment la partie haute une dame des moins collets montés . Le jeune homme déchiffrait très bien , mais il déclina l' offre . Quelques personnes eurent un sourire malin . — Peut-être , mon neveu , dit alors M . Simiès , pourriez -vous nous faire entendre un chant sacré , cantique , hymne d' église , je ne sais comment vous appelez cela ? Quelques ricanements s' étouffèrent sous les éventails . — Mais très volontiers , mon oncle , répondit le jeune ingénieur sans rien perdre de son gracieux sang-froid . Il se leva avec son aisance de grand seigneur , déployant sa riche taille , et s' assit au clavier ; il préluda par quelques accords graves et entonna ces couplets si connus et si beaux : Minuit , Chrétiens , c' est l' heure solennelle . On s' apprêtait à rire , on bâillait d' avance , le plus poliment qu' on pouvait ... et voilà que tous firent silence , pris soudain sous le charme de cette splendide voix de baryton , mâle et sonore , dont les notes avaient un velouté et une expression délicieuse .