Verbe marcher à l' indicatif présent : Je marches Tu marche Il parle Nous marchons Vous marchent Ils marchez . Imparfait : Je marches Il marchat Nous marchons Vous marchiez Ils marchent . Le reste de la page était à l' avenant ; vous jugez par cet échantillon de l' application de l' élève . Elle trempait cependant sa plume jusqu' au fond de l' encrier , ce qui rendait ses petits doigts bien noirs , et elle soupirait bien fort . Or il est de foi que les soupirs n' avancent pas les devoirs , au contraire . Et si vous aviez vu ce cahier saturé de taches , de ratures et de corrections ! Lassée d' avoir écrit jusqu' au futur tant bien que mal , la fillette posa son porte-plume et leva le nez , un joli petit nez , ni rond ni pointu , sous lequel souriaient une bouche rose et de petites dents de nacre . Elle s' appelait Sophie , notre paresseuse ; mais elle portait si mal son nom ( car vous n' ignorez pas que Sophie veut dire sagesse ) , qu' on la surnommait Folla , ce qui lui seyait infiniment mieux . Folla avait , outre sa bouche rose qui riait toujours , une chevelure foncée et bouclée en constante rébellion , un menton à fossette et de grands yeux noirs , vifs et pétillants , qui devenaient doux comme une caresse lorsqu' elle était sérieuse un instant . Folla avait neuf ans ; la vie ne pesait guère à ses mignonnes petites épaules , par conséquent ; elle jouait sans cesse , et elle avait bien mal employé ces quelques années , ce qu' elle regrettera plus tard , vous le verrez . Au jour où nous la trouvons à la salle d' étude , bâillant sur sa page chiffonnée , elle ne savait pas encore écrire correctement un temps de verbe ; les quatre règles de l' arithmétique se brouillaient dans sa petite tête de linotte , et les leçons quotidiennes étaient généralement à reprendre à la récréation . Aussi les livres , passablement écornés , avaient -ils reçu d' abondantes averses de larmes sur leurs pages ramollies . Et pourtant , sans son incurable paresse , Folla eût été une adorable enfant , non par sa beauté et son espièglerie , dons , comme vous le savez , purement accessoires , mais à cause de son cœur d' or et de sa franchise excessive . Tout le monde l' aimait à la Seille , non seulement les maîtres de la maison , mais les domestiques , les gens de la ferme , même les animaux , et les pauvres qui passaient , quêtant un morceau de pain ou un sou . Mais revenons à la peu studieuse écolière , qui avait déposé sa plume sur le bord du bureau , comme si elle eût été à bout de forces pour avoir barbouillé une page . Sauter de sa chaise à la fenêtre ( en passant par la table , bien entendu ) fut l' affaire d' une seconde . Folla pencha sa tête brune au dehors , dans un rayon de soleil qui l' enveloppait d' une lumière éblouissante . « Sapho ! ici , Sapho ! » cria-t-elle à un beau chien bondissant qui vint s' arc-bouter des deux pattes sur le rebord de la croisée ouverte . Et les deux amis firent d' incroyables efforts , l' une pour tendre sa joue ronde , l' autre pour allonger sa grande langue rose . « Sapho , veux -tu achever mon verbe ? Tu serais bien gentil ! » La brave bête ne répondit qu' en remuant la queue . « C' est heureux , les chiens ! pensa la fillette soudain songeuse ; ça n' apprend rien , ni l' histoire , ni la grammaire , ni surtout le calcul . Oui , c' est bien heureux , les chiens ! » ajouta-t-elle dans un soupir , en jetant un regard d' envie sur la pelouse veloutée où Sapho retournait s' étendre , puis sur les beaux arbres du parc tout verts et touffus depuis quelques semaines , et sur la pièce d' eau où naviguaient les cygnes orgueilleux , leurs longs cous onduleux blancs comme la neige , plongeant gracieusement par intervalle dans l' eau bleue . Tout à coup , sous le balcon de la salle d' étude , qui était au rez-de-chaussée , apparut le bonnet de dentelle noire de Mme Milane : « Arthur ! cria-t-elle en levant sa tête rouge et animée vers les croisées du premier . — Qu' est -ce , ma bonne amie ? répondit une voix masculine . — Du vermicelle ou du riz ? — Ah ! c' est le jour du bouillon ? Eh bien , va pour le vermicelle , voilà deux fois qu' on nous sert le potage au riz ; et puis la petite l' aime mieux . — Bien ! » Et le front de la vieille dame s' abaissa et disparut bientôt dans les sous-sols , où Mme Milane élaborait avec sa cuisinière un dîner soigné . « Bon , se dit Folla , qui avait éclipsé sa mignonne personne derrière la persienne pendant ce court colloque , voilà qu' on parle de bouillon : ça prouve que six heures approchent . Fraülen va ramener Juliette de sa leçon de piano , et je serai grondée ; aussi il n' y a pas de bon sens de me donner à faire un verbe tout entier en une fois . Et mon thème anglais , qui n' est même pas commencé . Voilà qu' on va encore me punir , et c' est demain dimanche ! Je n' ai jamais de chance , moi . Si Juliette pouvait revenir sans Fraülen , elle m' aiderait ; mais elles rentreront ensemble . Si mademoiselle pouvait avoir la migraine ! ... » Folla rougit aussitôt de sa mauvais pensée : « Voilà que je deviens méchante , maintenant ! Souhaiter du mal à ma maîtresse ! Je l' aime pourtant bien ... , surtout quand elle ne gronde pas . Voyons , écrivons vite . » Futur antérieur : J' aurai marché Tu seras marché Nous aurions marché ... « Moi , j' aimerais mieux du riz ; le vermicelle , ça n' en finit plus ... Vous auriez marché ... « Bien ! j' entends la voix de Fraülen ! Mon Dieu , mon Dieu ! que va-t-elle dire ! Elle me privera de ma leçon de musique de mardi , et j' ai déjà manqué celle d' aujourd'hui ; moi qui aime tant la musique et M . Walter ! Dire qu' on n' a pas plutôt l' idée de me priver de dessert ! » Au même instant , comme Folla , rouge et confuse , baissait le nez sur son cahier , une autre fillette du même âge environ entrait dans la salle d' étude . Juliette était plus grande et plus élancée que Folla . C' était une fort jolie enfant , aussi blonde , d' un blond foncé , avec un teint blond et rose , des traits fins et de beaux yeux noisette au regard tranquille et un peu fier . Seulement il manquait à sa figure l' expression de bonté et de franchise infinie qui se lisait sur celle de sa campagne . Les deux petites filles ne se ressemblaient aucunement ; ce qui n' avait rien d' étonnant , puisque nul lien de parenté ne les unissait , quoiqu'elles fussent persuadées du contraire . Elles étaient unies comme deux sœurs et se croyaient cousines . Juliette était la petite-fille de M . et Mme Milane ; son père et sa mère étaient morts depuis quelques années , et , sous la douce tutelle de ses grands-parents , elle s' élevait , excessivement gâtée , choyée et adulée . Aussi n' était-elle pas éloignée de se croire une petite perfection morale et physique . Son naturel , bon et doux au fond , s' altérait progressivement sous la perpétuelle admiration dont elle était l' objet . Il n' y avait guère dans la maison que son institutrice , Mlle Cayer , qui n' en fît pas son idole et ne lui épargnât point les remontrances , en dépit des grands-parents , qui n' admettaient pas cela . En vérité cependant , sauf ceux -ci , on préférait Folla ; seulement on adulait la petite Kernor pour complaire aux maîtres , chose assurément blâmable , qui rendait un bien mauvais service à la petite égoïste . Et Folla , qui donc était-elle , si elle n' était ni la petite-fille ni même la petite-nièce des châtelains de la Seille ? Mon Dieu , tout simplement une enfant adoptée , une sœur de lait de Juliette , pas autre chose . Il y avait environ neuf ans de cela : Gervaise , la nourrice de cette dernière , partageait ses soins et son lait entre la petite Kernor et sa propre fille . Gervaise habitait avec son mari une ferme aux environs d' Avignon . Le médecin de Mme Kernor ordonna pour leur bébé , qui était née frêle et maladive , l' air pur de la campagne et le soleil . Voilà pourquoi , malgré les larmes de la jeune mère , on confia la petite fille à Gervaise . L' excellente femme prodiguait si bien ses soins à ses deux nourrissons , qu' on ne savait à laquelle elle montrait le plus d' amour . Sophie et Juliette tétèrent , vagirent , jouèrent et grandirent donc de concert . Toutes deux mignonnes et gentilles , elles se ressemblaient beaucoup ; d' ailleurs , à cet âge , tous les bébés sont semblables ou à peu près ; elles avaient également un teint clair , une bouche rose , des yeux foncés et une voix argentine . On les eût confondues certainement sans le costume qui différait , riche chez l' une , pauvre mais propre chez l' autre . À la longue , les cheveux blonds de l' enfant de Gervaise brunirent progressivement , tandis que Juliette garda ses boucles mordorées . Pendant que leur fille prospérait chez sa nourrice , M . et Mme Kernor voyageaient en Italie . À leur retour ils s' arrêtèrent à Avignon pour reprendre leur trésor , alors âgé d' une quinzaine de mois . Ils trouvèrent la petite ferme en grand émoi ; il courait dans le pays une vague rumeur : un crime avait été commis . La Gervaise pleurait , la tête cachée dans son tablier , tandis que les bébés criaient , demandant vainement leur soupe . La Gervaise était bien malheureuse ; « son homme » avait disparu depuis la veille , et des langues malveillantes disaient que « le coup » pouvait bien venir de lui . M . et Mme Kernor la consolèrent de leur mieux , mais ce n' était point tâche facile . En même temps ils caressaient les deux mignonnes , surtout la petite Sophie , qui avait les yeux noirs de Mme Kernor et le sourire de son mari . Quand Gervaise fut apaisée et capable de parler et d' entendre , la jeune femme lui montra Sophie : « C' est la mienne , n' est -ce pas , nounou ? Dire qu' il y a plus d' un an que j' ai quitté mon enfant , et que j' hésite à la reconnaître . — La vôtre , madame , c' est celle -ci » , fit Gervaise en désignant Juliette . Et elle se couvrit de nouveau le visage pour sangloter de plus belle . Vraiment , l' idée qu' on lui enlevait son nourrisson n' était point faite pour tarir ses larmes . Mme Kernor lâcha la petite Sophie pour presser Juliette contre son cœur . Celle -ci n' avait rien des Kernor , c' était vrai ; mais elle était plus frêle , plus blanche , et enfin , dans la suite , on retrouverait mieux chez elle les traits de la famille ; même , en la bien considérant , on lui découvrait une vague ressemblance avec un aïeul de M . Kernor . Gervaise fut comblée de présents et de bonnes paroles : elle avait si bien soigné Juliette ! Mais tout cela parut redoubler son chagrin , au contraire , et le soir la trouva seule à la même place , pleurant toujours , sans que les cris suppliants de Sophie parvinssent à l' arracher à sa douleur . Et son homme ne revint jamais . Environ un an après , le grand-père et la grand-mère Milane venaient mélancoliquement s' installer à la Seille , jolie propriété qu' ils possédaient en Dauphiné . Ils étaient tristes , car ils adoraient les enfants et ne pouvaient jouir de leur petite-fille ; leur gendre , d' un caractère un peu entier , ne sympathisait pas avec eux , et après quelques discussions pénibles la brouille s' était mise entre les deux ménages . Mme Kernor en souffrit beaucoup , mais elle ne put décider son mari à oublier sa rancune . « Si du moins ils nous envoyaient la petite de temps en temps ! » soupiraient les Milane . Voilà pourquoi leur riche appartement de la rue Lafayette à Paris et leur gentil château de la Seille leur paraissaient vides et froids . Il arriva qu' un jour Mme Milane , qui était une maîtresse de maison accomplie , pesait le sucre destiné à ses confitures dans la cuisine de la Seille , lorsqu' on vint la prévenir qu' une vieille femme demandait à lui parler . Quand Mme Milane eut équilibré les deux plateaux de la balance et recommandé à sa cuisinière de ne pas laisser s' attacher la gelée au fond du chaudron , la bonne dame alla au vestibule , où l' attendait la visiteuse . C' était une villageoise avignonnaise , tenant dans ses bras une petite fille brune et jolie , mais chétive , qui ouvrait de grands yeux effarés . « Madame , dit la paysanne avec une brusque franchise , vous souvenez -vous de la Gervaise , qui a nourri votre petite-fille ? — Certainement . Comment va-t-elle , cette bonne Gervaise ? — Ah ! madame , faut -y qu' y ait des gens malheureux dans ce monde ! ... La pauvre femme n' est plus de cette vie à l' heure qu' il est . V'là sa pétioune , qu' est orpheline , péchère ; la Gervaise m' a dit comme ça de vous l' amener , que vous étiez bonne , que vous lui donneriez p't-être bien une place dans votre maison jusqu' à ce qu' elle soit en état de gagner son pain . » Mme Milane fut émue de cette confiance naïve . Elle attira à elle l' enfant , qui lui passa immédiatement ses petits bras autour du cou . Cette marque de tendresse spontanée mit des larmes dans les yeux de la bonne dame , qui songea soudain aux caresses de la petite Juliette , dont elle était privée . Elle alla trouver son mari , lui montra Sophie , lui conta l' affaire , et il se trouva que le même soir l' Avignonnaise quittait le château , bien reposée et restaurée , laissant en bonnes mains la fillette qui lui avait confiée . C' est ainsi que , par une sorte d' adoption qui devint plus sérieuse à mesure qu' on s' attacha davantage à elle , Sophie , autrement fit Folla ou Follette , devint l' enfant de la maison . Quand on la vit bien peignée , bien lavée et gentiment habillée , on la trouva ravissante . Elle recouvra bien vite la gaieté de son âge ; elle avait des mines adorables , des réflexions amusantes ; elle remplissait de rires et de gazouillements joyeux tour à tour le château dauphinois ou l' appartement parisien , selon la saison , et M . et Mme Milane songèrent moins à regretter leur petite-fille éloignée d' eux . Quand Folla eut atteint une sizaine d' années , un nouvel événement survint chez ses parents adoptifs : M . Kernor mourut presque subitement , et sa femme ne tarda pas à s' éteindre , minée par le chagrin , et malgré les soins de son père et de sa mère . La petite Juliette se trouvait orpheline à son tour , sous la tutelle de ses grands-parents , qu' elle connaissait à peine . Les Milane étaient donc en possession de deux fillettes , dont une seule leur appartenait par les liens du sang . Maintenant qu' ils avaient recouvré leur trésor si longtemps convoité en vain , que faire de Folla ? Certes , il eût été cruel de la renvoyer , dur de la faire descendre au rang de paysanne , à présent qu' elle avait reçu une éducation soignée et vécu d' une vie luxueuse . M . et Mme Milane avaient le sens trop droit et le cœur trop bon pour agir ainsi ; ils la gardèrent comme jadis . Folla se croyait leur petite-nièce et la cousine de Juliette , qu' elle adorait , et elle appelait M . et Mme Milane bon papa et bonne maman , comme Juliette . Elle ne jalousait point sa sœur de lait , quoiqu'elle sût parfaitement que celle -ci était l' unique enfant de la maison et l' unique héritière des Kernor et des Milane . Ceux -ci , malgré leur bonté , et perdus qu' ils étaient dans leur idolâtrie , parlaient souvent à leur petite-fille de choses de l' avenir qu' il ne lui était pas utile de connaître encore ; mais cela ne faisait pas une ombre au bonheur de Folla ; elle n' était pas même attristée de la préférence qu' elle voyait accorder à Juliette . Presque à leur insu , les grands-parents manifestaient beaucoup plus de tendresse à l' enfant de leur fille , ce qui était assez naturel en somme , et toutes les gâteries étaient pour elle . Folla sentait d' instinct qu' elle leur était plus indifférente que par le passé , mais elle n' en chérissait pas moins ses bienfaiteurs , et trouvait tout simple que sa petite compagne attirât à elle toutes les louanges et les caresses . Elle se croyait bien inférieure à Juliette ; elle la voyait plus belle , plus intelligente , plus raisonnable qu' elle , et cependant , nous l' avons déjà dit , Juliette Kernor avait une petite dose d' égoïsme et de suffisance qui la mettait en réalité au-dessous de l' enfant de Gervaise . Elle aimait certainement beaucoup Folla , mais par un sentiment personnel ; Folla jouait avec elle , se prêtait à tous ses caprices , faisait ses commissions ; puis la paresse de l' une mettait en relief les capacités de l' autre . Sans Folla , Juliette se fût ennuyée sûrement , surtout l' été , entre Mlle Cayer et ces deux vieillards qui la choyaient à qui mieux mieux , mais ne l' égayaient pas . Revenons au fameux samedi où la paresseuse , fort penaude , vit entrer à la salle d' étude son amie Juliette , par bonheur sans Fraülen . « Dis donc , Lili , fit-elle en bondissant , j' ai découvert un endroit du parc , du côté de la glacière , où nous pourrons bâtir notre maison sans être dérangées , et bon papa ne dira plus que nous abîmons le terrain . — Allons -y tout de suite ! Tiens , aide -moi à enfiler mon tablier . — C' est que ... je n' ai pas fini mes devoirs , répondit Folla en baissant la tête . — Pas fini ? Fraülen va te gronder . » Les petits bras nus de la coupable retombèrent le long de son sarreau de toile . « Oh ! que je suis malheureuse ! — Et l' on te privera encore de récréation , et nous ne pourrons pas nous amuser . Tu es bête , aussi . Sais -tu que M . Walter n' était pas content de ne pas te voir arriver ? Il a dit que , si tu continues , tu ne seras jamais capable de jouer convenablement un morceau de piano , et que tu perdras tes excellentes dispositions . » Folla éclata en sanglots . « Et si l' on m' enlève ma leçon de musique de mardi ! J' aimerais mieux n' avoir point de récréations jusqu' à après-demain . — Merci ! fit Juliette en faisant la moue ; et moi donc , avec qui jouerai -je ? Tu sais bien que je n' aime pas à m' amuser seule . Écoute : Fraülen sera longue à se déshabiller , car il fait très chaud ; je vais un peu voir tes devoirs et te dicter la suite . Passe -moi ton verbe d' abord . Mais il y a des fautes à toutes les personnes , ma pauvre Folla ! Fraülen va être en colère . Corrige toi -même , on reconnaîtrait mon écriture . » Les petites filles se mirent à l' ouvrage , et tout était à peu près terminé et passablement fait quand leur institutrice parut . La cloche du dîner les fit s' envoler comme deux hirondelles , et elles allèrent en gazouillant se laver les mains et se faire recoiffer . À table Juliette mangea si peu , que Mme Milane s' alarma . Mlle Cayer la rassura . « Madame , c' est bien sa faute ; Juliette a mangé une demi-douzaine de gâteaux chez le pâtissier après sa leçon . Je lui ai bien dit que ça lui enlèverait l' appétit pour dîner ; mais elle n' a pas voulu m' écouter . — Oh ! fit la grand-mère , elle a au moins mangé ce qui lui plaisait , n' est -ce pas , mignonne ? Elle se rattrapera demain sur les choses solides . — Et tu n' as pas pensé à rapporter à Folla quelques friandises ? demanda M . Milane à Juliette , qui rougit . — Si , bon papa , j' y avais pensé , répondit-elle , et j' emporterais des biscuits pour elle , seulement ... j' avais faim encore en chemin , et je les ai croqués dans la voiture pour m' occuper . — Voyez -vous la petite gourmande ! dit Mme Milane en embrassant la fillette , toujours placée à sa droite . — N' est -ce pas un peu le fait d' une égoïste ? fit observer Mlle Cayer . — Ma foi ! oui , dit M . Milane . — Bah ! reprit la grand-mère , tous les enfants sont ainsi . D' ailleurs , Folla n' en mourra pas pour se passer de biscuits , elle a tout ce qu' il faut ici ; si elle ne s' était pas fait priver de sa course en ville , cela ne serait pas arrivé . — Bien sûr que je n' en mourrai pas , dit gaiement Folla ; Lili a bien fait de manger ces gâteaux , si ça lui faisait plaisir . » Le repas s' acheva sans autre incident . Mme Milane s' occupait exclusivement de sa petite-fille , la servant avant tout le monde et lui choisissant les meilleurs morceaux . Après le dessert , les fillettes coururent au jardin , où les jours , très longs à ce moment , leur permettaient de jouer le soir ; elles débattirent la question de l' emplacement de leur construction ; comme toujours , Juliette imposa sa volonté , et Folla céda . À huit heures et demie , on les appela au salon . Juliette , qui aimait la lecture , prit un livre amusant , un livre très beau , présent de son bon papa , fournisseur habituel de sa bibliothèque enfantine . Folla préférait la musique ; elle ouvrit le piano et joua en sourdine , pour ne point fatiguer ses grands-parents , tout son petit répertoire . À neuf heures il fallait se coucher sans récriminer . Folla y alla après avoir embrassé tout le monde à la ronde . Juliette , elle , ne prit son bougeoir qu' après avoir galopé un grand moment sur le genou de M . Milane , et après avoir reçu les interminables caresses de sa grand-mère . Les deux jeunes filles se mirent à genoux pour faire leur prière . Juliette la récitait machinalement , mais correctement . Folla était distraite par une mouche qui bourdonnait en cherchant à se poser le long des murs ; mais elle pensa tout à coup à de pauvres enfants affamés et à demi nus qu' elle avait vus dans la journée , et qui lui avaient fait grand-pitié ; elle se rappela combien elle s' était trouvée heureuse en comparant son sort au leur , et elle remercia le bon Dieu de ses bienfaits . Elle fut bientôt endormie , de sorte qu' elle ne vit pas Mme Milane apporter à sa petite compagne un verre de sirop , puis ramener le couvre-pieds sur son petit corps , et embrasser encore maintes fois la jolie blondine , quoique celle -ci murmurât avec fatigue : « Assez , bonne maman , assez ! je veux dormir . » Juliette ne se levait pas avant huit heures , à moins qu' elle ne s' éveillât plus tôt ; ce qui arrivait quelquefois en été , jamais en hiver . Folla , au contraire , était toujours sur pied avant sept heures ; alors elle passait son petit peignoir et ses pantoufles , et , s' échappant sans bruit de la chambre , elle allait jouer de la guitare sous les arbres silencieux du parc . Musicienne dans l' âme , elle avait la voix et l' oreille d' une justesse admirable et cherchait , soit sur le clavier , soit sur les cordes , tous les airs qu' elle avait entendus . Malgré son très jeune âge , M . Walter la considérait comme l' élève qui lui donnait le plus de satisfaction , et à la fin de la leçon de piano il y avait toujours un quart d' heure pour la guitare . Ce qui explique pourquoi la plus grande punition qu' on pût infliger à la petite fille paresseuse était de lui enlever son heure de musique . Folla n' était paresseuse que pour ses études de français et de langues , jamais pour être matinale , sauf peut-être quand il gelait fort , l' hiver ; jamais non plus quand il s' agissait de rendre un service , de courir chercher les lunettes de bonne maman , l' éventail de mademoiselle , tandis que Juliette faisait la sourde oreille quand on disait : « Qui est -ce qui va me faire une commission ? » Or le matin du dimanche où nous retrouvons les deux petites filles , elles étaient habillées pour aller à la messe . Leur costume était le même quant à la couleur et à la forme des vêtements , mais la robe de Folla était un simple lainage garni de dentelles communes ; celle de Juliette était en foulard et garnie de fines guipures . Pour expliquer cette différence , on disait que Folla était une lutine qui portait constamment le désordre sur elle et autour d' elle , et par conséquent ne pouvait avoir de riches vêtements . En cela on avait raison ; mais Juliette , quoique moins vive , n' avait guère plus de soin . Or , ce dimanche , comme la chaleur était supportable , on permit aux deux petites filles d' aller à la messe à pied , tandis que les grands-parents s' y rendaient en voiture . Elles s' amusaient à gambader , leurs petites jambes nues dans leurs chaussettes roses , ou cueillaient les fleurs étiolées des haies , tandis que Mlle Cayer trottait délibérément dans la poussière en causant avec la femme du maire , qu' on avait rencontrée . Au milieu de leurs ébats , les fillettes se trouvèrent face à face avec un vieux pauvre qui leur demanda l' aumône en balbutiant des paroles bizarres . « Sauvons-nous , il est fou , murmura Juliette à l' oreille de sa sœur de lait . — Eh ! non , il est infirme seulement , répondit Folla , et il n' est pas du pays . » Juliette avait dans sa poche une petite bourse bien garnie ; mais elle ne songea même pas à l' alléger en faveur du mendiant , tandis que Follette , qui n' avait pour tout bien que onze sous , vida son porte-monnaie dans la main du pauvre homme . Celui -ci , au milieu de ses bénédictions , laissa tomber son bâton ; il se courba en gémissant pour le relever , car il était perclus de rhumatismes , mais Folla le prévint et le ramassa prestement . « Comment as -tu osé toucher cette affreuse canne toute noire ? n' as -tu pas vu que cet homme a les mains très sales ? disait la petite Kernor à sa cousine comme elles couraient sur la route , les cloches sonnant à grande volée . Moi , je ne l' aurais pas touchée pour un empire ! — Mais , Lili , il n' aurait jamais pu relever sa canne tout seul , ou bien il y aurait mis un quart d' heure , et en se faisant mal , encore . — Tu lui as donné tout ton argent ? — Oh ! il n' y en avait pas beaucoup . Heureusement que c' est demain lundi . — Qu' as -tu donc fait de ta semaine ? Moi , j' ai mes dix francs presque intacts . — Comment t' y prends -tu donc ? fit à son tour Folla , naïvement admirative . — Je garde mon argent , voilà tout . — Eh bien , moi , je ne sais pas comment je m' arrange , mais il s' en va toujours trop vite . — C' est bien simple , dit alors Mlle Cayer , que les enfants avaient rejointe et qui les entendait causer ; Follette dépense son argent non pour son propre agrément , mais parce qu' elle n' est point avare et qu' elle a le cœur généreux . Je sais où passe sa semaine , qui d' ailleurs n' est que de cinq francs , et d' autres pourraient le dire avec moi . Demandez à la mère Rabu comment elle a pu acheter des remèdes pour sa douloureuse maladie . Demandez à la petite Mélie pourquoi elle ne marche plus nu-pieds lorsqu' elle va à l' église , ou dans les champs quand il a beaucoup plu . Et qui est -ce qui a payé l' accordéon du petit garçon infirme qui aime tant la musique , et le châle de la brave Tevré , dont la fille est poitrinaire ? » Folla était toute rose de confusion et de plaisir , et Juliette baissait honteusement la tête : elle avait compris la leçon . De fait , celle -ci n' était point généreuse , non peut-être par l' amour de l' or , mais parce qu' elle était égoïste , tenait à son bien , et ne se mettait jamais à la place des autres pour songer à leurs besoins . À Paris , chaque hiver , on quêtait auprès des enfants riches les vieux jouets et les vêtements hors de service ; il fallait arrêter Folla , qui voulait donner tout ce qu' elle avait , même ses poupées neuves et ses livres les plus beaux . Juliette ne se séparait qu' avec regret de quelques vieilleries dont on ne pouvait plus rien faire et de quelques joujoux déteints et abîmés dont on pouvait à peine se servir . Voilà donc nos fillettes à l' église , priant tantôt avec distraction , tantôt avec piété . Juliette était coquette : elle se savait jolie et admirée , cela ne lui déplaisait point . Quant à Folla , elle ne s' inquiétait guère de ces choses -là ; ce qui venait la distraire n' était pas la pensée que sa robe seyait bien à son petit visage , le ruban rose à ses boucles brunes , mais plutôt une grosse mouche remuante qui entrait dans le bonnet tuyauté d' une paysanne , ou bien les maladresses de l' enfant de chœur ; rien n' échappait à son œil espiègle . Mais , dès qu' elle pensait qu' on se trouvait à l' église , vite elle reprenait son livre et sa gravité . L' après-midi , les petites filles jouaient dehors , le temps étant fort beau . Un peu avant le dîner , elles obtinrent la permission de s' amuser au bout du parc . Or , de l' autre côté de la haie , s' élevait une petite ferme appartenant à un pauvre ménage dont les enfants , « pour être moins nombreux à la niche » , étaient serviteurs ou bergers dans de plus grandes métairies des environs . Ce jour -là , la mère Serriau et « son homme » étaient en violent émoi : un oiseau de proie , buse ou corbeau , on ne savait , avait jeté le désarroi dans la basse-cour ; les volailles , effarées , fuyaient de tous côtés avec des piaillements de désespoir . Cela durait depuis une heure environ . Sur les vingt-deux poulets qui composaient la basse-cour , on n' avait pu en réunir qu' une dizaine . Les autres piaulaient dans la campagne , éperdus , épouvantés . Combien en restaient -ils de vivants ? car le père Serriau avait recueilli dans un buisson le cadavre ensanglanté d' une poussin à demi rongé . Le couple infortuné geignait à fendre l' âme ; comment rattraper les fuyards à présent ? Voilà que la nuit allait tomber , et ceux qui se cachaient sous les buissons se garderaient bien de se montrer . En écoutant le récit de ce désastre , Folla n' hésita pas à venir en aide aux pauvres gens , tandis que Juliette demeurait immobile , regardant les allées et venues des Serriau . Le père Serriau gardait , en les appelant doucement , une grosse poule et ses petits . Follette se mit à l' ouvrage ; petite et légère , elle se glissait dans les trous des haies , enjambait les fossés , grimpait au faîte des buissons d' épines sans souci de ses mollets et de ses mains , qui s' y déchiraient cruellement . « Tenez , madame Serriau , en voilà un , deux ! Prenez garde à ce petit noir qui se sauve de votre côté , attrapez-le au passage ; et celui -ci , quatre ! Ne les laissez pas échapper . Portez -les vers la mère . Il n' en reste plus que sept à retrouver , puisque le vingt-deuxième est mort . Encore un , voyez ; il est blessé à l' aile , il ne peut pas courir . Ma foi ! je ne sais guère où se cachent les autres . » La mignonne parvint cependant à les rattraper tous et aida la mère Serriau , peu experte en calcul , à compter les bêtes réunies : il y avait bien le compte . La cloche du dîner ayant sonné depuis quelques minutes , les petites filles , en se tenant par la main , coururent à la maison . Elles entrèrent rouges et essoufflées à la salle à manger , où l' on commençait à s' inquiéter de ne pas les voir . Juliette avait conservé sa petite robe intacte et presque propre sous le tablier blanc ; mais Folla , grand Dieu ! en quel état elle se présentait ! Ses jambes nues étaient ensanglantées , ses mains égratignées , ses vêtements souillés et déchirés , ses cheveux embroussaillés . Folla fut vertement grondée et dut aller réparer le désordre de sa toilette . Juliette essaya de la défendre en racontant l' incident des poulets et en disant comment la petite fille avait rendu service aux Serriau ; mais on ne comprit rien à cette histoire , trop précipitamment narrée , et , pour prix de sa bonne action , Folla ne reçut que des admonestations . Le lendemain cependant , en se promenant avec Fraülen , on rencontra la mère Serriau . « Ah ! mademoiselle , dit-elle à l' institutrice dans son patois à peine compréhensible en sa bouche édentée , la bonne petite fille que mam'zelle Sophie ! Mes poulardes étions tous perdus sans elle . Elle me les a retrouvés les uns après les autres , même que les buissons lui zont tout épiné les jambes et les doigts . Sans ça mon homme et moi étions bien empêchés , que ça faisait ben une pièce de six francs perdue par bête , puisque je les élevons pour les engraisser . » Justice fut donc rendue à l' enfant complaisante , et on ne lui reprocha plus sa robe fripée . Mais , hélas ! les gronderies n' en pleuvaient pas moins chaque jour sur la paresseuse , dont les devoirs étaient criblés de fautes , et l' été ne s' écoula point sans que les leçons de piano et de guitare fussent souvent remplacées par un pensum . Une autre fois on fut en plus grand émoi encore au château , Mlle Folla s' étant fait chercher pendant trois quarts d' heure . Voilà ce qui était advenu . En poursuivant un beau papillon-sphinx , la petite était sortie de la cour ; il n' y avait personne dans le chemin ; après y avoir couru l' espace de quelques mètres , elle atteignit le joli insecte , qu' elle rendit à la liberté après l' avoir examiné de près , car elle avait trop bon cœur pour lui faire du mal , et s' apprêta à revenir sur ses pas . Mais elle entendit des cris affreux qui partaient d' une chaumière située non loin de là sur la route . « Bon , pensa-t-elle , que se passe-t-il chez les Moussard ? Ce sont des gens qui ont toujours du malheur : si j' allais voir ? » Elle secoua la poussière brillante que le papillon avait laissée à ses doigts , et courut à la masure ; ce n' était pas une ferme , mais plutôt un bâtiment triste et noir , entouré d' un jardinet moisi où picoraient quelques poules sur un fumier nauséabond . Un roquet aboyait avec frénésie ; par terre , assise sur le sol nu , une petite créature de quatre à cinq ans , vêtue seulement d' une chemise et d' une jupe , mal peignée et très barbouillée , tenait sur ses genoux un bébé de six à huit mois déjà en robe , et qui se tordait en poussant des cris d' aigle . Un peu plus loin , une autre fillette , de deux ans à peu près , jouait avec des morceaux de bois . Celle qui faisait la maman ne savait guère remplir son rôle et n' en avait guère la force non plus ; ses bras , trop faibles , tenaient le bébé tout de travers , ou le secouaient par moments , sans qu' elle eût l' intention de lui faire du mal . Le pauvre petit geignait à fendre l' âme , et pleurait en se tordant convulsivement . « Mais tu vas le blesser ? cria Folla , qui accourait ; attends , je vais te montrer à le porter comme il faut . » Et , enjambant sans façon la mince barrière qui défendait l' entrée du jardinet , elle enleva à l' aînée des enfants le poupon , qui cessa de crier dès qu' il se sentit dans des bras plus vigoureux et surtout plus adroits . Folla s' assit sur une pierre , tandis que le petit garçon la contemplait de ses yeux bleus étonnés , en suçant consciencieusement son pouce . « Il est bien pâlot , ton frère ; quel âge a-t-il ? demanda-t-elle à la fillette . — Je ne sais pas . — Et toi , quel âge as -tu ? — Quatre ans , je crois . — Et on te donne le petit à garder ? — Faut bien , la mère lave . » Par bonheur , Folla avait des dragées dans sa poche ; elle les distribua aux deux aînées , qui se jetèrent dessus , et elle fit jouer le tout petit , qui se mit à rire . « Est-elle allée bien loin , ta maman ? reprit-elle . — Que non ! elle va revenir . » La pauvre femme disait bien toujours : « Je vais revenir , soyez sages » , pour faire prendre patience aux marmots ; mais il fallait du temps pour savonner le misérable linge de la famille . Elle ne reparut qu' au bout de vingt minutes et fit de grands remerciements à la petite demoiselle du château . « Votre fille est trop jeune pour soigner un bébé de cet âge , lui dit Folla . — Eh ! mademoiselle , il le faut pourtant ben ; mais je ne m' absente jamais longtemps . Faut ben que les mioches s' habituent de bonne heure à se rendre utiles , mais une autre fois j' emporterai le petit et l' étendrai sur une couverture à terre , près de moi , pendant que je laverai . — Il n' a pas bonne mine . — Ma foi non , le pauvret ! Pensez donc , un enfant que j' ai dû sevrer à quatre mois . — Sitôt , comment le nourrissez -vous ? — Je lui donne le biberon , et puis la soupe quand il en veut , et des tisanes . » Folla fut prise de pitié pour le malheureux être : « Écoutez , madame Moussard , fit-elle , je dirai à bonne maman de vous donner nos anciens vêtements pour vos enfants , puis de meilleures choses à boire pour ce petit malade . — Vous êtes ben aimable , mademoiselle , et ça ne sera pas de refus : on a ben de la misère chez nous , et ce sera ben de la charité que de nous venir en aide . » À son retour , quoiqu'elle eût couru à toutes jambes , Folla fut encore grondée ; car elle arrivait très en retard pour l' étude , et l' on se tourmentait à son sujet . Elle ne raconta ce qui avait causé sa fugue qu' à sa cousine , à la récréation suivante ( récréation écornée pour elle ) , et lui fit part de son projet de demander leurs anciens vêtements à bonne maman pour les petits Moussard . « C' est que , répondit Juliette , je comptais qu' ils serviraient à nos poupées ; il y a des robes de piqué et de flanelle qui iraient si bien à Lydie , ma grande blonde . — Mais les petits Moussard en ont bien plus besoin que nos poupées . — Oui , mais cet hiver bonne maman leur en coudra ou tricotera elle -même de moins jolies . — Et ils attendront tout ce temps ? Non , par exemple ; garde tes affaires , à toi , pour ta Lydie , si tu veux ; moi , je demanderai les miennes à bonne maman pour les pauvres . Bonne maman a assez à travailler pour les malheureux de Paris dans son hiver . — Et tu as osé tenir sur tes genoux ce baby malpropre ? — Tiens ! l' autre lui faisait mal . — Et tu t' es assise dans cette cour sale , peut-être pleine de puces et de bêtes ? — Je ne pouvais pas leur demander de la balayer pour moi , bien sûr ! D' ailleurs je me suis lavé les mains . Laisse -moi aller trouver bonne maman . » Non seulement Mme Milane consentit à ce que Folla portât aux Moussard un gros paquet de vêtements encore très bons , mais elle y joignit un peu d' argent , et plusieurs boîtes de farine lactée pour le dernier petit . On parla d' aller aux bains de mer : Juliette grandissait beaucoup , était pâlotte ; bref , on partit . Comme M . et Mme Milane craignaient l' air frais du Nord , on s' établit à Montpellier , en dehors de la ville , sur la route de Pallavas , afin de se rendre facilement au bain chaque jour . On s' amusa beaucoup sur cette bonne petite plage méditerranéenne , assez fréquentée et cependant paisible . C' était si divertissant de courir dans l' eau salée , vêtu seulement d' un simple costume de bain , les cheveux flottant au vent du large , de s' ébattre dans la vague bleue qui vous roulait , vous emportait et vous rapportait au rivage ; puis d' apprendre à nager avec le baigneur , ce vieux marin qui aimait tant les enfants et qui leur jouait des tours , en les plongeant jusqu' au fond quand ils faisaient la grimace à l' onde froide . Et ce beau soleil qui dorait les flots ou les rougissait à l' heure du couchant , qui brunissait la peau et fortifiait le corps ! Et les bonnes parties qu' on faisait en bateau , quand la mer n' était pas grosse ! et les moules que l' on cueillait dans les rochers , et les promenades aux environs de Montpellier ! Folla eut pourtant un jour une grande déception : Mlle Cayer , qui avait des amis à voir à Cette , avait obtenu d' y emmener les deux petites filles . Celles -ci se faisaient une joie de ce voyage ; on devait partir le jeudi matin , pour ne revenir que par le train du soir . Quelle fête ! et comme on allait s' amuser ! Mais voilà que la veille , donc le mercredi , les enfants , après avoir beaucoup joué à la mer et pris leur bain , goûtèrent chez le meilleur pâtissier de la ville . Nous avons dit que Juliette Kernor était égoïste et coquette , nous avons oublié d' ajouter un troisième défaut : la gourmandise . Lorsque Juliette aimait quelque chose , elle ne s' en privait jamais ; mais elle n' eût pas touché pour un empire à ce qui n' était pas de son goût . Aussi qu' arriva-t-il ce jour -là pour leur malheur à toutes les deux ? c' est qu' elle dévalisa si bien la boutique du marchand , qu' elle dut s' en repentir cruellement . Les fillettes se couchèrent le soir en admirant la sérénité du ciel , qui promettait pour le lendemain une journée magnifique . Mais les petites filles proposent , et Dieu dispose , surtout quand il a à punir . Au milieu de la nuit , Juliette se réveilla fort malade , et Folla courut chercher sa grand-mère ; la pauvre Folla seulement se demandait avec inquiétude ce qu' il allait advenir de la partie projetée . Toute la maison fut bientôt sur pied , car Juliette était prise d' une formidable indigestion et souffrait réellement beaucoup . Après les premiers soins donnés à la malade , bonne maman , désolée , la transporta chez elle pour la mieux dorloter et pour que Folla pût se rendormir en paix . Et voilà que , le matin , Mlle Cayer vint faire lever la seule de ses élèves qui fût capable de l' accompagner . Folla fut bientôt prête et alla frapper à la porte de Mme Milane pour avoir des nouvelles de sa cousine et faire ses adieux . « Ah ! tu pars ? fit languissamment Juliette en rouvrant les yeux au bruit de la porte . Comme je vais m' ennuyer , moi , toute seule , à présent que je n' ai plus mal ! » Aussi Mme Milane décida-t-elle que Folla resterait à la maison pour amuser la malade . « Mais , madame , dit alors Mlle Cayer outrée , il me semble que si Juliette est souffrante , c' est bien par sa faute ; ni vous ni moi n' avons pu l' empêcher de goûter aussi copieusement hier . La petite Folla , qui a été plus raisonnable , ne doit pas être privée d' un plaisir si longtemps désiré . — Mon Dieu ! chère mademoiselle , je ne dis pas ; mais Juliette s' ennuiera horriblement sans sa cousine , et , vous comprenez , si elle reprend la fièvre , Folla l' amusera , la distraira , lui fera la lecture . — Cependant , madame ... — Je vous ferai observer , mademoiselle , que si je garde Folla à la maison , je ne la condamnerai pas à travailler ; elle aura congé et jouera avec Juliette : donc elle n' est pas à plaindre . » Il n' y avait plus à discuter . L' excellente Mlle Cayer embrassa tendrement Folla et partit sans adresser un regard à Juliette . Juliette , terriblement égoïste , n' intercéda pas en faveur de la pauvre Folla , privée à cause d' elle de la partie de plaisir , ni ne s' excusa auprès de la pauvre petite de lui avoir causé cette déception . Mais Folla était si bonne , qu' elle ne songea pas une minute à lui reprocher son égoïsme . Elle enleva tristement ses vêtements de sortie , et se mit en devoir de rassembler les livres et les jouets que réclamait sa cousine . De fait , Juliette allait beaucoup mieux , mais elle était capricieuse et gâtée , et garda Folla auprès d' elle presque toute la journée , ce pauvre petit feu follet dont les jambes avaient tant besoin de danser et de courir ! Folla ne se rappelait plus que , l' hiver dernier , elle avait eu deux gros rhumes qui l' avaient retenue bien des jours à la maison ; mais jamais Juliette n' avait sacrifié pour elle la moindre promenade , le plus petit plaisir . La pauvre victime eut cependant une compensation à son infortune . Mme Milane força la convalescente à sommeiller un peu l' après-midi pour remplacer sa nuit blanche , et M . Milane emmena Folla gambader une heure dans la campagne . Ils n' allèrent pas du côté de la mer , et , afin de lire commodément son journal , le grand-père s' assit au pied d' un arbre , sans s' inquiéter de sa petite-fille adoptive , qui courait comme une jeune poulain . Au milieu de ses ébats elle aperçut un brave paysan qu' elle connaissait pour l' avoir vu apporter quelques fruits à la maison qu' avait louée Mme Milane pour la saison . « Bonjour , père Limousin ! cria Folla de sa petite voix douce . Vous ramassez de l' herbe pour vos lapins ? — Oui , mam'zelle Sophie . Ça va bien ? — Oui , merci . — Et votre sœur , la petite demoiselle blonde , elle n' est pas avec vous ? ( Il croyait Juliette la sœur de Sophie . ) — Oh ! non , elle est malade . — Malade , mam'zelle Kernor ? — Oui , d' une indigestion terrible ; mais elle va mieux déjà que cette nuit . — Oh ! si ça n' est que ça ! Les petites demoiselles s' en donnent souvent trop à croquer des sucreries . Ça n' est pas comme ma pauvre femme , qui s' en va du mal de la mort . — Comment ! père Limousin ! elle est si mal que cela , votre femme ? — Puis qu' elle souffre rude , et que le docteur a dit comme ça que c' est inutile de lui donner des remèdes , parce que ça n' y ferait rien . — Comment ? il a osé dire cela ? — Mais oui , pourquoi pas ? Ce qui tourmente la pauvre vieille , ça n' est pas l' idée de mourir ; faut bien s' en aller un jour , et nous autres gens misérables , ça ne nous fait jamais peur ; mais c' est la pensée que j' ons tout l' ouvrage à faire et que je serons tout seul après . — Est -ce que je pourrais la voir , votre femme ? — Mon Dieu ! oui , mademoiselle , que c' est même bien de la bonté de votre part , et que ça va lui faire un plaisir ! C' est c' te maisonnette que vous voyez là , à côté du figuier . » Folla courut , légère comme son nom , à la pauvre masure indiquée , bien indigente , en effet , et composée d' une unique pièce . Cette chambre renfermait à la fois le four à pain , le petit poêle où cuisait le dîner , une table , un banc , quelques chaises , deux armoires et un lit aux rideaux de serge . Dans un coin , quelques poules se blottissaient dans deux corbeilles chaudement couvertes . Un chat maigre ronronnait sur le banc ; les meubles étaient en ordre , le sol propre , sauf quelques brindilles de bois que le bonhomme n' avait pas eu le temps de ramasser ; contre le mur , blanchi à la chaux , pendaient deux filets de pêche , et devant la croisée ouverte s' étendait la toile métallique qui , dans les maisons les plus pauvres du Midi , défend des insectes qui voudraient s' abriter à l' intérieur . À côté , en dehors , l' étable à pourceaux , un rucher d' abeilles et une petite grange , puis le jardinet bien soigné . « Bonsoir , madame Limousin ! je viens vous voir » , dit très doucement Folla en entrant . Et elle ouvrit de grands yeux effrayés à l' aspect de ce squelette de vieille femme allongé sous les draps de toile bise ; les bras , absolument décharnés , sortaient du lit , et la tête maigre , étroite , aux tempes enfoncées , aux yeux caves , faisait un trou dans l' oreiller recouvert d' une taie de couleur . « Vous êtes bien gentille , ma petite demoiselle , de visiter comme ça une pauvre vieille qui s' en va , même que vous ne me connaissez que pour m' avoir vue les quelques fois que j' ai porté du poisson chez vous . Ça fait du bien d' apercevoir un jeune visage . — Est -ce que vous souffrez beaucoup ? — Beaucoup ; c' est la fièvre qui me mange ; je l' ons toujours , toujours . Je ne dormons plus ni le jour ni la nuit . — Mangez -vous un peu ? — Que non ; y a ben des petites choses que je verrais sur l' assiette avec plaisir , mais je ne pouvons les acheter , c' est cher . M' en faut pourtant pas gros , mais ça ne me fait encore rien . Y a ben un autre souci qui me tourmente . — Quoi donc ? votre mal ? — Que non . Ça m' emmènera un de ces matins ; mais je vois mon pauvre homme qu' est plus vieux que moi , et qu' a tout l' ouvrage à faire , et qui se donne un tintouin ! Faut qu' i porte le manger aux bêtes , qu' i fasse sa soupe , qu' i soigne la vache , les poules , le jardin et le cochon , qu' i balaye ; et qu' encore je me faisons un mauvais sang , parce que ça n' est plus propre comme quand j' étions sur pied . — Mais c' est encore très propre ici , mère Limousin , et votre mari s' en tire très bien . — Vous croyez ? I fait bien ce qu' i peut , le pauvre . Ah ! c' est que ma maison elle était renommée dans le temps comme la plus nette du pays . Mais maintenant que je sommes malade ... — Vous guérirez , mère Limousin . — Que non , ma petite demoiselle ; je sommes asthme ; et j' ons attrapé un froid par-dessus . Sans mon homme que je laissons , je serions ben contente de m' en aller . J' ons peiné toute ma vie ; j' ons supporté la gêne . On n' avait pas la misère , quoi ! mais on n' a jamais été riche ; on a travaillé dur , et on ne doit rien à personne . Le bon Dieu peut m' appeler quand il voudra , je sommes prête . » Folla s' en alla toute pénétrée de cette grande pensée de la mort qui en épouvante tant d' autres , et que le paysan , l' homme du travail et des privations , souvent voit approcher avec un calme si résigné . Et cette vieille qui souffrait tant , qui avait à peine le nécessaire , tandis que Juliette , l' enfant gâtée , pour avoir eu un peu mal au cœur , était comblée de soins et de remèdes , et voyait satisfaire toutes ses fantaisies ! Son grand-père , la regardant s' asseoir près de lui toute songeuse , lui dit soudain en caressant ses cheveux flottants : « Eh bien ! petite , te voilà triste . Le fait est que tu as été privée de ton voyage avec Fraülen . Tiens , pour le remplacer , voilà de quoi t' acheter des joujoux . » Et il lui tendit une pièce de vingt francs . Follette se jeta au cou de M . Milane ; vraiment cela ne pouvait mieux tomber . Et , tandis qu' il terminait son journal , elle courut à toutes jambes chez les Limousin . « Tenez , cria-t-elle tout essoufflée , mère Limousin , vous pourrez avec cela vous procurer quelques douceurs . » Et elle s' enfuit radieuse . Ainsi elle n' avait point perdu sa journée . Et voilà qu' à partir de ce temps un vilain oiseau noir aux ailes déployées , qui a nom le malheur , plana sur la pauvre petite Folla . Elle était pourtant bien douce et bien généreuse cette fillette . N' est -ce pas que vous l' aimez bien , notre mignonne héroïne , malgré sa paresse , qui peut-être n' est pas celui de ses défauts qui vous offusque le plus ? Un matin , les deux enfants , sous un soleil magnifique , jouaient au bord de la mer , abritées sous leurs grands chapeaux de jonc ornés d' une gaze blanche , leurs jambes nues hâlées par l' air salin . Mlle Cayer et Mme Milane causaient un peu plus loin à l' ombre d' une cabine roulante , et M . Milane fumait en lisant derrière une falaise en miniature . Ce n' était pas l' heure du bain ; aussi la plage était-elle à peu près déserte . Deux hommes vinrent à passer près des petites filles ; ils avaient mauvaise mine sous le feutre à larges bords qui cachait le haut de leurs visages ; leurs vêtements étaient sales et usés , et ils marchaient en traînant la jambe d' une façon bizarre . L' un d' eux poussa une exclamation soudaine : « Tiens ! fit-il d' un ton gouailleur en dévisageant Juliette Kernor , tout le portrait de la Gervaise quand elle était jeune . Et que c' était un beau brin de fille quand je l' ai épousée ! elle avait seize ans . Un peu plus luronne que ça cependant ; mais elle portait ces yeux -là , ces cheveux -là tout en l' air , et ce minois rose et blanc . Une blonde flambante ! quoi . Faut la voir maintenant ; ah ! ah ! ah ! quelle différence ! — Allons-nous -en , dit tout bas Juliette en tirant Folla par sa robe . Ces hommes me font peur . » Mais l' individu de mauvaise mine se mit à rire plus fort et murmura quelques mots à l' oreille de son compagnon . « Allons donc ! c' est vrai ? fit l' autre avec une stupéfaction profonde . Mais alors , l' ami , t' as de quoi faire chanter les parents . — Pas encore , faut d' abord que je rejoigne la Gervaise . Ah ! ah ! on ne m' attend pas . L' homme qui revient de la Nouvelle n' est pas tout à fait tombé dans la dèche . » Il se rapprocha des deux enfants qui écoutaient sans comprendre , et prit sans façon le menton délicat de Juliette dans sa grosse patte noire et velue . « Dites -moi , ma belle petite , vous êtes chez Mme Milane , n' est -ce pas ? » Juliette se recula avec dégoût et terreur . « Laissez -moi , cria-t-elle , laissez -moi ! » L' homme éclata de rire . « Eh ! eh ! on est bien fière . De mieux en mieux . Tout à fait le regard de la Gervaise quand elle était en colère , et , ma foi ! elle s' y mettait quelquefois . Cré nom ! si l' enfant est ce que je pense , elle ne peut pas renier son sang . — Mais l' autre , fit le camarade en montrant Folla du doigt , quelle est-elle ? — La petite Kernor , parbleu ! » répondit le premier avec un geste insouciant . Juliette avait pris la fuite ; Folla , plus brave , demeurait , ses grands yeux noirs fixés sur l' inconnu , protégeant de ses petites mains le frêle édifice de sable qu' elle avait érigé à grand-peine . « Pourquoi restez -vous là ? qu' est -ce que vous voulez ? dit-elle aux deux individus . — Vous êtes bien la petite Kernor ? La dame qui est là-bas , et vers qui votre sœur de lait se réfugie en ce moment , est bien Mme Milane , de la Seille ? » L' enfant hésita , mais ces mots : « Votre sœur de lait » , prouvaient que l' homme qui parlait ainsi les connaissait . Son petit cœur naïf et confiant lui suggéra l' idée que ces hommes étaient deux malheureux qui voulaient implorer la générosité de Mme Milane , et elle répondit : « Que vous importe qui je suis , moi ? Quant à cette dame qui est là-bas , elle s' appelle , en effet , Mme Milane . Si vous avez quelque chose à lui demander , allez la trouver . — Pas sotte , celle -ci , ma foi ! s' écria l' inconnu en riant . Non , ma mignonne , je n' ai rien à lui dire aujourd'hui . Plus tard je ne dis pas , il se peut qu' elle soit obligée de me donner gros . » Et il entraîna son compagnon , avec lequel il se mit à causer et à gesticuler vivement . Folla resta songeuse , regardant disparaître à l' horizon la silhouette traînante des deux hommes . Juliette la rejoignit , et elles recommencèrent leurs jeux . En septembre on retourna à la Seille . C' étaient encore les vacances ; les vendanges et bien des plaisirs arrivèrent , pauvres joies éphémères qui ne devaient plus revenir . En causant avec sa cousine , comme elles le faisaient souvent avant de s' endormir le soir , Juliette posa cette question à Folla : « Dis donc , si tu devenais pauvre un jour , tu serais bien malheureuse , n' est -ce pas ? — Ça dépend , répondit la fillette avec son adorable spontanéité , ça dépend ; si j' étais avec quelqu'un qui m' aimât et que j' aimasse , je ne serais pas à plaindre . — Ah ! bien moi , reprit Juliette en roulant sa tête blonde sur l' oreiller brodé , je ne pourrais jamais me passer de toutes les belles choses auxquelles je suis habituée , ni vivre dans une vilaine maison , ni manger du pain sec . — Ça dépend » , répéta encore Follette . Et les deux mignonnes s' endormirent sans plus rêver luxe ou misère . C' était un après-midi d' automne , à cette heure où , les jours diminuant de plus en plus , le soleil décline dans le ciel déjà plus pâle . Le château était plongé dans une douce et silencieuse paix . L' air était un peu froid , mais pur et bon à respirer ; le feuillage rougi , à diverses nuances , s' agitait au moindre souffle et tombait feuille à feuille avec un bruit sec . M . Milane était allé en ville ; Mlle Cayer à vêpres , car c' était dimanche . Bonne maman gardait les petites filles tout en combinant un remède contre les crampes d' estomac . Nous avons déjà vu que bonne maman était une femme pratique . Les deux petites filles arrosaient d' arnica leur perroquet , qui s' était blessé aux barreaux de sa cage . De temps en temps un rire frais et argentin coupait l' air silencieux . Il faisait chaud dans la salle à manger , où l' on entretenait un bon feu de bois . Juliette bâilla . « Écoute , dit-elle à sa sœur de lait , Coco est bien assez pansé comme cela . Si nous jouions à autre chose ? Si Fraülen était là , elle nous raconterait une histoire ; mais les vêpres ne sont pas finies , et puis elle causera avec grand-mère en revenant . Veux -tu jouer à cache-cache ? — Je veux bien , répondit Folla , toujours complaisante . — Tu commenceras à chercher . Et , tu sais , on cherche jusqu' à ce qu' on trouve . Il n' y a pas de camp . » Follette se boucha consciencieusement les yeux et les oreilles , et après avoir compté cent elle fureta un peu partout , et finit par découvrir Juliette au haut d' une armoire où bonne maman elle -même l' avait cachée . Puis ce fut au tour de Folla . « Je vais , se dit-elle , à la bibliothèque ; on ne l' ouvre jamais que pour recevoir les gens et les fermiers qui veulent parler à bon papa . Lili n' aura pas l' idée d' y venir . » Seulement il advint que Juliette , après avoir fouillé toutes les chambres sans succès , perdit patience : « Bah ! quand elle s' ennuiera elle sortira de son trou » , se dit-elle . Et elle se mit à lire au coin du feu , tandis que Martine , la seule des domestiques qui fût restée à la maison , prévenait Mme Milane qu' un homme demandait à lui parler . Notre Follette , qui n' aimait guère l' immobilité , s' assoupit tranquillement derrière le fauteuil qui la dérobait aux regards , quoique sa position ne fût pas des plus commodes . Dans son assoupissement elle eut un rêve bien pénible , si pénible , qu' elle ne put se secouer pour le chasser , bien qu' elle ne fût endormie qu' à moitié . Il lui semblait qu' elle avait les bras et les jambes liés , que sa langue était paralysée , et qu' elle ne pouvait sortir de son engourdissement . Il lui parut que bonne maman entrait à la bibliothèque , précédant un homme de mine équivoque , semblable à celui qu' elle avait rencontré à la grève de Palavas , sauf le chapeau crasseux , qui ne recouvrait plus son front et qu' il tenait à la main . « Que désirez -vous , mon ami ? dit Mme Milane avec complaisance , et croyant avoir affaire à un malheureux venant implorer des secours . Vous vouliez sans doute vous adresser à mon mari , mais il est absent et ne rentrera que pour dîner . — Ma foi , madame , je crois que vous ferez l' affaire aussi bien . Seulement j' avoue que ce que j' ai à vous dire ne va pas vous causer grand plaisir . — Qu' est -ce ? Est-il arrivé malheur à quelqu'un de nos amis ? — Je ne les connais pas , vos amis . Je veux parler d' une petite fille qui doit vivre chez vous , qui n' est pas votre parente , que vous avez adoptée . » Mme Milane se troubla . « Eh bien , en quoi ce sujet peut-il vous intéresser ? — Il y a que l' enfant n' est pas orpheline , comme on le croit . — Comment ! cette bonne Gervaise , dont on m' a appris la mort , est vivante ? Voilà sept ans qu' on n' a entendu parler d' elle . J' ai passé un jour dans son pays , on m' a affirmé que la pauvre femme avait succombé à une violente fièvre . — La Gervaise vit encore , oui , madame . Elle a résisté au mal terrible qui a failli l' emporter ; dans un accès violent elle s' est sauvée de chez elle , puis un jour elle est revenue , seulement ... — Seulement quoi ? — Elle est restée folle , complètement folle . » Mme Milane eut comme un soupir de soulagement . « Pauvre Gervaise ! reprit-elle ; et vous venez sans doute me prier de lui venir en aide , car sa position doit être bien misérable ? C' est juste . Alors , puisqu'elle a perdu la raison , elle ne se souvient probablement plus qu' elle a un enfant ? — Que si qu' elle s' en souvient . Elle le pleure tous les jours . — Elle doit être bien abandonnée . Je ferai des démarches pour la faire entrer dans une maison de santé où elle sera bien soignée . — C' est inutile , madame , la Gervaise n' est plus seule depuis quelque temps : elle a retrouvé son mari . » Mme Milane sursauta sur son fauteuil . « Son mari ? mais je la croyais veuve . — C' est une erreur : elle n' a jamais été veuve , seulement elle a eu honte de son homme et l' a fait passer pour mort . — Mais alors ... — N' est -ce pas que c' est bizarre ? fit l' homme en ricanant . Deux défunts qui reparaissent ! — Est -ce que cet homme c' est le père ... de ... ? — De sa fille , naturellement , madame , de l' enfant que vous avez adoptée . — Et croyez -vous , reprit Mme Milane , plus hésitante encore , croyez -vous qu' il me laissera l' enfant ? — Pour ça , je ne puis rien vous en dire ; car c' est un bon père , répliqua l' homme en ricanant . Cependant on ne sait pas ... Il n' est guère chançard , et on ne s' enrichit pas dans le pays d' où il revient . — Quel pays , s' il vous plaît ? demanda la vieille dame en regardant fixement son interlocuteur . — Ma foi ! faut voyager longtemps avant d' y arriver , mais c' est aux frais du gouvernement . » Mme Milane se leva toute droite : « Comment ! ... le mari de Gervaise ! revenir de ... de Nouméa ! ... — Comme vous le dites . Il ne s' est pas enfui . Sa peine est terminée . Huit ans , Dieu merci ! c' est bien assez , pour une méchante petite affaire . » Mme Milane ne l' écoutait plus . « Folla ! ma pauvre petite Folla , la fille d' un ... — Ça ne lui ôte rien de sa gentillesse , madame . Je l' ai aperçue un jour , et je l' ai reconnue rien qu' à sa ressemblance avec sa mère . — Sophie ne ressemble pas à Gervaise . — Pardon , elle est tout son portrait quand la pauvre femme était jeune . Une jolie blondine , ma foi ! — La fille de Gervaise est brune . — Ah ! fit l' homme interloqué , je me serais donc trompé . Enfin , madame , s' agit pas de la couleur des cheveux de la petite . Que comptez -vous faire ? — De quel droit cette question ? Avant d' y répondre , je veux savoir qui vous êtes . — Bien volontiers , madame . Je suis tout simplement Félix Marlioux , le mari de Gervaise et le père de l' enfant que vous avez adoptée . » Mme Milane était devenue très pâle et très agitée . « Écoutez , dit-elle à l' homme , dont elle s' éloigna par un mouvement de répulsion dont elle ne put être maîtresse , écoutez , je ne puis prendre aucun parti avant de m' entretenir avec M . Milane — Vous savez , reprit grossièrement l' ancien forçat , on s' arrangerait peut-être bien à vous laisser l' enfant pour de l' argent . — Alors c' est un marché que vous proposez pour votre fille ? Ce n' est pas l' amour paternel qui vous a poussé à venir me trouver , c' est l' âpre désir d' avoir de l' or en nous menaçant de reprendre votre enfant ? « Partez , fit Mme Milane avec dégoût , et revenez dans deux jours pour recevoir la réponse . Je vous avoue qu' il m' est pénible de penser que j' ai sous mon toit la fille d' un ... galérien ; mais je suis prête à faire un sacrifice d' argent , pourvu que ce soit raisonnable , afin de la garder auprès de moi . À après-demain donc . Veuillez seulement ne pas ébruiter cette histoire , cela vous nuirait considérablement . — C' est convenu . Faut pas vous fâcher , ma petite dame , si l' on a parlé un peu rondement ; c' est pas là-bas qu' on se forme aux belles manières . » Mme Milane lui montra la porte . Félix Marlioux salua et sortit . La vieille dame , très troublée , quitta à son tour la bibliothèque . Le petite Folla , restée seule , se frotta les yeux et se secoua . « J' ai rêvé d' affreuses choses , murmura-t-elle en sortant de sa cachette , toute pâle et tremblante . Quelle mauvaise idée j' ai eue de venir ici et de m' y assoupir ! » Soudain elle s' arrêta ; en traversant la chambre pour s' y blottir derrière le fauteuil , elle avait remarqué l' ordre parfait qui y régnait , cet appartement n' ayant pas été ouvert depuis plusieurs jours ; et voilà que maintenant elle aperçoit deux sièges dérangés , placés l' un vis-à-vis de l' autre comme pour deux interlocuteurs ; puis sur le parquet , au-dessous d' une de ces chaises , la trace poudreuse d' une grosse chaussure ; enfin , sur une table , les lunettes de bonne maman . Elle les avait sur son nez tout à l' heure dans son boudoir , et elle ne s' en sépare qu' involontairement , dans les moments de trouble . Qu' est -ce que cela signifie ? Est -ce que , par hasard , le songe de Folla serait une effrayante réalité ? « Je le saurai bien » , se dit la fillette . Et , prise d' une résolution subite , quoique ses petites jambes tremblent bien fort , elle court jusqu' au pavillon , au bout du jardin , d' où l' on peut apercevoir la route bien à découvert . Tout essoufflée , elle se penche par la fenêtre ouverte . Justement à cet instant passe un homme sur le chemin ; et cet homme , qui traîne un peu la jambe en marchant , c' est celui de Palavas , celui qui a parlé tout à l' heure à Mme Milane dans la bibliothèque ; c' est le forçat ... , le père de Folla . Mon Dieu , mon Dieu ! Il y avait là , dans ce pavillon rustique , mais gentiment installé , un divan turc vaste et moelleux , où les fillettes se sont souvent roulées dans leurs ébats aux heures chaudes de l' été . Folla s' y jette , éperdue , et , la tête enfouie dans les coussins , elle pleure amèrement . Un certain temps s' écoula ainsi . L' enfant se souleva , faible et brisée . Il faisait nuit dans la pavillon . Elle essuya ses grands yeux ruisselants et descendit dans le jardin . L' air froid sécha les traces de ses larmes . Heureusement qu' on ne s' était pas inquiété de son absence . Bonne maman , enfermée dans sa chambre avec bon papa , de retour de la ville , devait l' entretenir de choses fort graves . Mlle Cayer recevait une visite ; Juliette achevait un livre fort intéressant . Folla se mit au piano et joua tous les airs tristes qu' elle connaissait . N' osant plus pleurer , elle faisait passer dans les notes chantantes du clavier toute l' amertume dont sa pauvre âme débordait . À dîner , par bonheur il y avait du monde : deux ou trois convives ramenés de la ville par M . Milane . On ne fit donc pas attention à Folla , qui avait le cœur trop gros pour manger . Elle retenait ses pleurs à grand-peine , la pauvre mignonne , et se disait tout bas : « Je ne suis qu' une enfant adoptée par charité . Bonne maman , bon papa , que j' ai crus si longtemps mes parents , ne sont que mes bienfaiteurs . Je ne suis que la sœur de lait de Juliette , et non sa cousine . Que dira-t-elle , Juliette , lorsqu' elle apprendra que je suis la fille d' un ... forçat et d' une folle ? Elle ne voudra peut-être plus me toucher la main . » Le soir , après dîner , Mlle Cayer raconta une histoire aux enfants . Folla l' écouta d' abord distraitement , tout entière à ses tristes pensées ; mais le conte finit par lui frapper l' esprit : il parlait d' un petit garçon trouvé , qui avait plus tard été reconnu par sa famille , et qui de pauvre était devenu riche , de malheureux bien heureux . « Mademoiselle , demanda Folla d' une voix troublée , si ç'avait été le contraire , est -ce que Pierre serait quand même retourné à ses parents , si ceux -ci avaient été pauvres et misérables , au lieu de riches et considérés , est -ce qu' il aurait dû quand même changer de position ? — Certainement , ma petite Folla , répondit Mlle Cayer , qui ne se doutait de rien ; un enfant doit toujours suivre ses parents , aussi bien s' ils sont indigents et méprisés , et sans rougir d' eux , à plus forte raison s' ils sont à plaindre . » Quand la nuit fut venue et que les fillettes s' étendirent dans leurs petits lits blancs , sous les rideaux soyeux , Folla se releva doucement , et , s' assurant que Juliette dormait profondément , elle souffla la veilleuse et se recoucha toute frileuse . Alors elle enfouit sa tête brune dans l' oreiller et pleura de toutes ses forces , étouffant le plus qu' elle le pouvait le bruit de ses sanglots . Le lendemain matin elle se leva toute pâle et très grave . Elle embrassa tendrement Juliette comme à l' ordinaire ; mais elle eut beau faire , elle ne put venir à bout de rire avec elle . « J' ai encore deux jours pour réfléchir et pour attendre que mon père revienne . Que fera-t -on de moi ? pensait-elle ; que diront M . et Mme Milane ? ... Mon Dieu ! que je suis malheureuse ! Je suis sûre qu' il n' y a pas sur terre une petite fille plus triste que moi . » On trouva , au déjeuner , que Folla avait la mine tirée et l' air mélancolique . La pauvre enfant faillit fondre en larmes . On crut que Mlle Cayer l' avait grondée . Et cependant Folla , malgré sa préoccupation , s' était montrée d' une sagesse exemplaire . Elle n' avait ni parlé ni souri pendant la classe : elle avait su ses leçons pour la première fois depuis longtemps , et son institutrice ne savait à quoi attribuer ce changement subit . Il était revenu , l' homme de Pallavas , ce Félicien Marlioux qui réclamait la petite Folla comme son bien légitime , et qui cependant , pour un peu d' or , l' eût cédée volontiers à ceux qui l' avaient adoptée . C' est qu' il ne demanda pas seulement un peu d' or , le malheureux ! il exigea une si forte somme que les Milane reculèrent devant le sacrifice à faire , ne croyant pas devoir détourner une telle part de l' héritage futur de Juliette , leur idole . Leur intention , d' ailleurs , en gardant Folla , eût été , non point de l' élever comme par le passé , mais de la mettre en pension jusqu' à sa majorité , et ensuite de l' établir selon son rang modeste , de la marier avec un honnête ouvrier . Après tout , la fille d' un galérien ne pouvait plus désormais vivre sur un pied d' égalité presque absolue avec la fille des Kernor ; cela porterait préjudice à celle -ci plus tard ; on aurait pu jaser dans le monde sur cette intimité entre deux enfants si distinctes d' origine et de rang . Seulement les prétentions exorbitantes de Félix Marlioux firent avorter ce nouveau plan ; elles soulevèrent l' indignation du châtelain de la Seille . C' est alors que Mme Milane prit sur elle d' annoncer à Folla le secret de sa naissance , de lui apprendre le nom de son père et de sa mère et le changement qui allait avoir lieu dans sa vie . Ce n' était point tâche facile , et la pauvre femme tremblait fort en attirant sur ses genoux l' enfant qu' elle avait aimée , caressée pendant sept ans , et à laquelle elle allait porter un coup terrible . Mais , à sa grande surprise , aux premiers mots qu' elle prononça , Folla l' interrompit d' un petit air tranquille qui ne lui était pas habituel : « Bonne maman ... non , madame , fit-elle en se reprenant tristement , je sais déjà tout . — Comment ! tu sais tout ? ... Ce ... cet homme t' a donc parlé ? » Folla raconta simplement la scène de la grève à Pallavas , puis celle de la bibliothèque , dont elle avait été l' auditrice inconsciente en jouant à cache-cache . Mme Milane ne revenait pas de la force d' âme de cette enfant , qui s' était tue pendant deux jours et n' avait rien montré de la peine cuisante qui lui déchirait le cœur . « J' ai pourtant bien du chagrin , bonne maman » , conclut Folla en fondant en larmes et en cachant sa tête désolée sur l' épaule de la vieille dame . Celle -ci fut émue de tant de désespoir , et son cœur se rouvrit à l' enfant qu' elle voyait si aimante et si malheureuse . « Ma chérie , lui dit-elle , je te parle comme à une grande personne ; je te le dis tout simplement , ton père a des exigences folles . Cependant je causerai encore de tout cela avec bon papa ; nous trouverons peut-être un moyen de tout arranger . — Et ... , demanda l' enfant en regardant fixement Mme Milane , si vous ne me rendez pas à mon père , que ferez -vous de moi ? » Mme Milane parut embarrassée . « Je ne sais pas encore . Tu auras besoin de beaucoup travailler , ma pauvre petite ; nous te mettrions dans une bonne pension où ... — Je ne serais plus avec Juliette ? plus avec vous ? plus à la Seille ? plus à Paris ? — Mon Dieu , mon enfant , tu dois comprendre que tu ferais ton éducation bien mieux à la pension qu' au milieu de nous . » Folla baissa la tête ; puis , la relevant d' un air triste , mais déterminé : « Bonne maman , ce n' est pas cela qu' il faut faire . Je vous remercie beaucoup de vos généreuses intentions pour la pauvre fille de Gervaise Marlioux ; je me souviendrai toute ma vie que vous avez longtemps remplacé ma mère , que vous m' avez élevée , gâtée , soignée ; mais il ne faut pas que vous cédiez à mon père , il ne faut pas lui donner votre argent . Il ne faut pas non plus que j' aille en pension ; j' y serais très malheureuse . Songez donc , si un jour on apprenait que je suis la fille de ... ( ici elle baissa la tête confuse ) d' un homme qui revient de ... là-bas , on me le ferait sentir . — Mais alors tu retournerais donc volontiers chez ton père ? — Eh ! oui , madame , c' est ce que je dois faire . Pensez donc que ma pauvre maman est privée de raison , dans la misère peut-être ; qui est -ce qui prend soin d' elle là-bas ? Personne souvent , ou bien des mains étrangères qui ne font pas ce que ferait une parente , une fille surtout . Mon père enfin n' est pas heureux , puisqu'il est sans travail et probablement méprisé . Vous voyez bien , madame , ma place est auprès d' eux . » Mme Milane regardait Folla avec de grands yeux stupéfaits . « Mon enfant , qui donc t' a appris ces choses -là ? — Personne , bonne maman ; mais j' ai beaucoup pensé depuis quelques jours . Est -ce que je n' ai pas raison ? — Certainement , mignonne , tu parles comme une femme ; mais si tu allais souffrir loin de nous ? » Folla réfléchit un peu . « Bien sûr , bonne maman , je souffrirai , puisque je ne vous verrai plus , ni vous , ni bon papa , ni Juliette , ni Mlle Cayer , ni la Seille . Mais si ma pauvre maman venait à guérir grâce à mes soins , et si mon papa m' aime un peu , je serai bien payée . » Mme Milane la regarda avec attendrissement et l' embrassa . « Promets -moi , si tu as trop de peine chez tes parents , si l' on méconnaît ton bon cœur , si la vie t' y est trop dure , promets -moi de nous appeler , et nous te secourrons . — Oui » , répondit la petite fille . Et , ne pouvant plus retenir les sanglots qui l' étouffaient , elle pleura avec abandon dans les bras de la vieille dame . M . Milane , à qui sa femme raconta , tout émue , l' entretien qu' elle avait eu avec Folla , tenta vainement quelques efforts pour concilier les intérêts de Folla et ceux de Juliette ; il voulut même prémunir la première contre la déception qui l' attendait peut-être , en lui traçant un sombre tableau de l' existence qu' il faudrait mener sous le toit de Marlioux . L' enfant soupira , mais elle tint bon ; elle voulait remplir son devoir . C' était un mardi , à six heures du soir , que Folla devait quitter la Seille . Félix Marlioux jura et tempêta longuement lorsqu' il vit échouer son plan , quand M . Milane lui apprit qu' il ne pouvait accepter ses conditions , et que la petite Sophie était toute décidée à rentrer chez ses parents . Il ne s' attendait pas à cela . « Bah ! pensa-t-il à la fin , emmenons toujours l' enfant , ça ne durera pas longtemps ; elle aura vite assez de sa nouvelle vie , et elle manquera ici ; on me la redemandera , et j' exigerai une plus forte somme encore . » En attendant , il joua les sentiments paternels et feignit de prendre bravement son parti . C' était pour le bien de sa fille uniquement qu' il avait parlé de la laisser à la Seille ; car enfin la pauvre petite , élevée jusqu' alors dans le duvet de cygne , allait se trouver bien dépaysée soudainement . Mais quoi ! il était père avant tout , et bien trop heureux de retrouver son enfant ; il allait enfin avoir de la gaieté autour de lui , et une petite ménagère pour faire la soupe . « Vous n' allez pas la tuer de travail , au moins , demanda Mme Milane , que ces derniers mots inquiétèrent . Songez qu' elle n' y est pas accoutumée . — Ah ! ma foi ! madame , riposta l' homme , faut bien qu' elle redescende à son rang . J' ai pas de quoi lui payer une servante . » Le matin du jour fixé pour le départ de Folla , Juliette et son institutrice partirent pour Paris . On prétexta qu' elles devaient s' y rendre d' avance pour faire préparer l' appartement de la rue Lafayette , M . Milane ayant encore affaire à la Seille avec ses fermiers , Mme Milane restait avec lui et même gardait Folla pour ne point trop s' ennuyer . Cette dernière clause fit bouder Juliette . « Je ne m' amuserai guère toute seule ! » murmura-t-elle . Mais on recommanda à Mlle Cayer de la conduire au cirque , à la ménagerie , au Luxembourg , bref partout où il lui plairait ; on promit tant de plaisirs à la fillette , qu' elle finit par se réjouir de retourner à Paris , même sans Folla . Il était convenu qu' elle ignorerait l' événement qui la séparait de sa sœur de lait . Quand elle verrait arriver à Paris M . et Mme Milane sans leur enfant adoptive , on lui expliquerait que des parents de Folla étant venus la chercher tout à coup , on l' avait laissée partir , mais qu' elle reviendrait un jour . On comptait sur le temps , sur les plaisirs de l' hiver et sur d' autres petites amies pour lui faire oublier sa prétendue cousine , ou au moins pour la consoler de son absence . Juliette avait donc embrassé Folla en lui disant : « Tâche que bon papa termine vite ses affaires pour venir me rejoindre au plus tôt . » La dernière nuit qu' elles passèrent ensemble à la Seille , elles couchèrent dans le même lit , comme cela arrivait quelquefois quand elles voulaient babiller longtemps le soir et qu' on les croyait sagement endormies . La veilleuse éclairait faiblement les murs recouverts d' une jolie tenture bleue . Sous les rideaux de même teinte , deux petites têtes , l' une blonde , l' autre brune , agitaient sur l' oreiller leurs boucles confondues . Folla était grave , Juliette rieuse . « Pourquoi ne ris -tu pas ? demanda cette dernière en examinant son amie à la lueur pâle de la veilleuse . Tu es toute drôle , tu ne joues plus depuis quelque temps . Pourquoi me regardes -tu ainsi ? Tu n' es pas amusante , sais -tu ? » Folla n' y put tenir et éclata en sanglots : « C' est que tu pars demain sans moi ! » balbutia-t-elle dans ses larmes . Étonnée de cette soudaine explosion de pleurs , Juliette répondit : « Bah ! moi aussi cela m' ennuie , mais dans huit jours tu me rejoindras ; nous allons bien nous divertir cet hiver , bonne maman m' a promis tant de choses ! » Sophie ne répondit que par un triste sourire , tandis que Juliette continua à babiller gaiement ; puis sa tête blonde reposa sur l' oreiller , et ses grands cils s' abaissèrent sur ses yeux de rieuse . Elle dormait . Accroupie sur son séant , Folla put alors laisser couler librement ses larmes , sans bruit , doucement ; mais elles étaient si amères , ces larmes ! À la fin , sentant la fatigue la gagner , elle se glissa lentement dans le lit , à côté de sa sœur de lait , et à son tour tomba dans un lourd sommeil . La Seille est plongée dans la mélancolie et le silence . Dans la mélancolie , parce que Juliette est partie avec Mlle Cayer ; dans le silence , parce qu' on est à l' automne , que les oiseaux ne chantent plus , et que le ciel est lugubre et lourd comme une voûte de plomb . Il est l' heure de la tombée du jour ; on attend l' arrivée de Félix Marlioux , qui va emmener sa fille . Sa fille , elle erre , la pauvre enfant , à travers ces lieux tant aimés , dont le moindre recoin lui garde un souvenir . Elle a baisé les murs de sa chambrette , cette chambrette claire qui a abrité ses rires joyeux et ses nuits calmes avec sa chère Lili . Elle a embrassé Sapho , qui a gémi en la regardant doucement ; puis ses tourterelles rosées ; puis Marquise et Light , les chevaux , jusqu' au poulain , qu' on lui défendait de toucher . De la main elle a envoyé un baiser aux cygnes blancs de la pièce d' eau , aux saules éplorés qui argentent de leurs feuilles tombées la surface de l' étang ; elle a contemplé leurs petits jardinets abrités contre un mur au midi , elle y cueille les dernières fleurs ; elle a visité aussi le vieux chêne dans le tronc duquel elles se faisaient un siège ; les poules , dont elles mangeaient les œufs , qu' elles allaient quelquefois chercher elles -mêmes à la basse-cour ; enfin chaque endroit familier lui rappelle une heure heureuse . Là elles ont été prises d' un fou rire à la suite d' une aventure plaisante ; ici elles ont pleuré après une sottise commise , de peur d' être grondées ; plus loin , en grimpant sur la même branche du cerisier , elles sont tombées , sans se blesser , par bonheur . Et maintenant voilà notre pauvre Folla debout , les bras pendants , devant le piano , cet ami que ses menottes agiles ont tourmenté si souvent ; elle espérait devenir une forte musicienne . Deux grosses larmes s' échappent de ses yeux : hélas ! il n' y aura point de piano là-bas , dans le logis de Gervaise . Heureusement cette excellente Mme Milane , qui pense à tout , a glissé dans la malle de l' enfant la guitare , qui pourra au moins la réjouir ou la consoler dans son exil . À présent , l' heure de la séparation a sonné : Félix Marlioux est ici . Tandis qu' il parle , M . Milane regarde attentivement la petite Sophie et s' étonne de trouver à ce visage enfantin , devenu grave en quelques jours , une vague ressemblance avec sa fille , Mme Kernor , ressemblance à laquelle Juliette ne participe aucunement . Lui aussi souffre de voir s' envoler de sa maison cet oiseau enchanteur qu' il a caressé si longtemps . « Rendez -la heureuse , dit Mme Milane à Marlioux ; souvenez -vous que d' elle -même elle a voulu aller avec vous , quoiqu'elle ait ici une seconde mère , presque une sœur et le bien-être . » M . Milane s' est occupé du père de l' enfant : il lui a découvert tout près de Marseille , à Endoume , une place lucrative dans une fabrique , où , s' il se montre laborieux , l' ouvrier gagne de six à dix francs par jour . En se montrant économe , Marlioux peut , tout en vivant bien , économiser de quoi payer une femme pour faire chaque matin le plus gros du ménage , puisque Gervaise est incapable de rien faire , et aussi de quoi envoyer Folla dans un modeste externat , où elle pourra au moins ne pas oublier le peu qu' elle a appris . Marlioux fait de belles promesses , remercie les bienfaiteurs de Sophie , et se montre bien décidé à vivre en honnête homme , en bon père de famille ; il travaillera ferme et donnera de bons principes à sa fille . Mme Milane prend Folla à l' écart et l' embrasse fort , tout émue . « Tiens , dit-elle en lui remettant une petite boîte cachetée , mets ceci dans ta poche et ne le montre à personne , surtout à ton père ; conserve -la soigneusement . Si quelque jour le travail lui manque , qu' il soit malade ou qu' il faille plus de soins à ta mère ; bref , si tu te trouves dans l' embarras , tu ouvriras ton petit trésor , et n' oublie pas non plus de nous appeler à ton aide si tu es malheureuse . » Folla cacha la boîte dans sa poche ; elle est bien triste et promet de ne jamais oublier ceux qui ont été si longtemps ses parents adoptifs , de rester une bonne petite fille et de ne jamais négliger ses devoirs de chrétienne . Puis elle ajouta après un sanglot : « Madame , vous m' aimerez bien encore un peu , quand même je ne serai plus là ? — Mais certainement , mignonne , toujours . — Et Juliette ? — Juliette aussi , elle n' est pas oublieuse . — Vous ne lui direz jamais que ... — Que ... ? — Que je suis la fille de ... de ... — Non , je te le promets » , répond Mme Milane , qui devine ce que la bouche de l' enfant n' ose proférer . Et voilà Folla trottinant sur la route , tournant le dos au château et n' osant plus le regarder , de peur d' éclater en sanglots . L' obscurité du soir descendait lentement sur la campagne ; le vent secouait les arbres échevelés . L' homme et l' enfant , qu' il tenait par la main , passèrent devant une grande croix placée à l' angle du chemin . Le premier n' y fit point attention , mais la petite fille regarda ces grands bras du Christ ouverts sur la route et sur elle . « Mon Dieu , ayez pitié de moi , murmura-t-elle tout bas ; faites que mon papa m' aime un peu , et que maman ne soit plus folle . — Est -ce que je te fais peur , petite ? » demanda l' ancien forçat d' une voix presque douce . Folla releva sur lui ses grands yeux foncés brillants et tendres : « Non , papa . — Ah ! poursuivit-il , tu ne vas pas trouver là-bas le luxe que tu as connu jusqu' ici . — Je m' en passerai très volontiers , papa ; même je serai très contente de me rendre utile ; vous verrez que je ferai une bonne petite ménagère . » Marlioux glissa un coup d' œil malicieux sur la petite fille brune , frêle et mince , qui trottait à côté de lui . « Tu as les mains trop fines pour les mettre à la pâte , ma petite , fit-il , et cependant il faudra faire bien des choses par toi -même . — Je les ferai , papa ; je suis plus forte que je n' en ai l' air , et l' on disait à la Seille que je suis adroite . » Ils se rendaient à Avignon d' abord , ne devant s' installer à Endoume que la semaine suivante . Il faisait nuit noire quand ils arrivèrent à destination . Épuisée d' émotions , Folla s' était endormie en chemin de fer . Une voisine complaisante la prit des bras de son père , la déshabilla et la coucha , sans l' éveiller , dans un lit de sangle installé à la hâte dans un étroit cabinet . Quand elle rouvrit les yeux le matin suivant , la petite fille se les frotta longuement , croyant rêver . Mais le souvenir de la réalité lui revint . Elle ne pleura point en se trouvant transportée tout à coup d' un nid coquet entre les quatre murs blanchis à la chaux d' un réduit exigu , dans un lit maigre garni de draps grossiers . Elle se leva prestement , fit sa toilette et sa prière , natta tant bien que mal sa chevelure prodigue et rebelle , et ouvrit la porte . La chambre voisine servait à la fois de cuisine et de salle à manger . La maisonnette ne se composait que de trois pièces ; dans la troisième couchaient Félix Marlioux et sa femme . Folla s' aventura hors de chez elle avec un violent battement de cœur : elle allait revoir sa mère , et cette mère était une insensée . Qui sait si la vue de son enfant aimée , retrouvée après tant d' années de séparation , ne lui rendrait pas la raison ! ... Marlioux aussi pensait cela , debout au milieu de la chambre carrelée , près du poêle sur lequel bouillait une casserole de lait . Folla vint présenter son front à son père , puis ses yeux inspectèrent curieusement autour d' elle . C' était un triste logis froid et sombre ; la pièce était triste et nue . À l' entrée , sur le seuil de la porte ouverte , une femme était assise sur un escabeau grossier . Cette femme pouvait avoir de quarante à cinquante ans ; ses cheveux étaient déjà tout gris et tombaient épars de sa pauvre tête folle , qui ne pouvait supporter ni bonnet ni chapeau . Ses traits avaient dû être beaux , et Folla demeura toute surprise d' y trouver comme une ressemblance avec ceux de Juliette , surtout dans les yeux , de couleur claire et de forme parfaite ; seulement ceux de la petite Kernor avaient une expression tranquille ; ceux de Gervaise , brillants et farouches , faisaient peur . Les vêtements de cette femme étaient en désordre comme sa chevelure ; ses lèvres , presque sans remuer , murmuraient une chanson monotone , et ses bras faisaient continuellement le geste de bercer un petit enfant . Folla se rapprocha timidement de Félix Marlioux : « Père , dit-elle , ce qu' elle pleure , c' est sa fille , n' est -ce pas ? — Oui , répondit-il machinalement . — Et ... si elle me reconnaît , cela peut la guérir , même subitement . — Peut-être » , fit le père en poussant doucement la fillette du côté de la folle . Lui aussi pensait cela . Ma foi ! la femme et l' enfant ne lui étaient qu' un surcroît de dépense , une lourde charge ; si Gervaise recouvrait la raison , au moins il n' aurait plus le souci du ménage . Aussi regardait-il avec une certaine anxiété la petite Sophie s' approcher de Gervaise . « Mère » , murmura-t-elle de sa douce voix , en tendant ses lèvres roses à la joue flétrie de la folle . Celle -ci tourna lentement sa tête vers elle . Il y eut un regard glacé dans ses yeux d' un bleu gris , comme ceux de Juliette Kernor . « Mère , ne me reconnaissez -vous pas ? Je suis Sophie , votre fille , votre enfant que vous avez perdue depuis sept ans ; je vous aime beaucoup . Ne voulez -vous pas m' embrasser ? » Gervaise continua à la considérer tranquillement , sans interrompre ni sa chanson ni son bercement monotone . L' homme , qui attendait debout au fond de la chambre , poussa un blasphème sourd . Folla retint un sanglot . « Prenons patience , dit-elle à son père ; je la soignerai , je la caresserai si bien , qu' elle finira par me reconnaître , vous verrez . » Félix Marlioux partit pour s' occuper de son installation prochaine à Marseille , et Folla demeura seule avec la pauvre insensée . Elle s' en effraya un peu d' abord , puis elle reprit courage . Elle visita la maison pour en connaître tous les coins et recoins ; ce ne fut pas long . Quand elle connut la place de chaque chose , elle retira du feu le lait qui avait bouilli . Son père avait déjeuné avant de sortir ; elle en versa dans un bol de faïence minutieusement lavé , et coupa une tranche de pain ; puis elle apporta le tout devant Gervaise , qui la regarda fixement , étonnée . « Mangez , mère » , lui dit la petite fille . Gervaise obéit et mangea assez avidement pour faire penser qu' on devait souvent la négliger . Quand elle eut terminé son repas , Folla déjeuna à son tour ; ensuite elle lava les bols et les cuillers , mit tout en ordre dans la chambre , et entra dans son réduit , où sa malle était déposée . Elle l' ouvrit alors , et ses larmes coulèrent amères et pressées en retrouvant tous ses chers souvenirs , qui gardaient comme un parfum de la Seille et de sa vie heureuse . Il y avait là sa guitare , ses cahiers et ses livres d' écolière paresseuse , puis ses robes . Mme Milane avait eu le tact de n' y placer que les plus simples : deux costumes de laine sombre , un autre plus chaud , en drap , sans garniture . Celui que Folla avait sur elle en ce moment était en flanelle grise , orné d' un galon rouge . Elle mit soigneusement son tablier le plus grand , referma la malle après avoir donné un baiser presque religieux à la guitare . Il lui restait de l' ouvrage à faire : son petit nécessaire de toilette n' avait pas été oublié par la main prévoyante de bonne maman . Folla y prit sa brosse , son peigne , et vint à sa mère , toujours assise à la même place . Elle peigna non sans peine les cheveux gris emmêlés de la pauvre femme , et les disposa assez adroitement en chignon au sommet de la tête . La folle se laissait faire , et même avec une certaine satisfaction ; si propre et si soigneuse autrefois , Gervaise devait souffrir maintenant , inconsciemment peut-être , du désordre dans lequel elle vivait . Folla rajusta ensuite ses vêtements , la lava , brossa ses souliers , puis remit tout en place ; et , n' ayant plus rien à faire , elle vint s' asseoir à côté de sa mère . Elle n' en avait plus peur . En s' occupant laborieusement , elle avait repris courage . Seulement midi approchait , et Folla se demandait , inquiète , comment on déjeunerait , et si son père allait revenir , comme il l' avait dit . Il revint heureusement , un peu maussade , un peu de mauvaise humeur ; mais il donna une tape amicale à la joue de sa fille , et apportait de la viande froide , des œufs et une bouteille de vin . Folla dressa promptement trois couverts , et fit bouillir de l' eau . Après ce frugal repas , Félix Marlioux bourra sa pipe ; Gervaise retourna s' asseoir à la porte comme à l' ordinaire , en regardant la route . « Petite , dit tout à coup l' homme à la fillette , qui arrangeait la vaisselle , tu n' es pas habituée à faire si maigre chair ; tu n' as pas eu de dessert . — Cela ne fait rien , papa , répondit-elle , et je m' en passe très volontiers . » L' ancien forçat la regardait aller et venir , adroite et légère comme un papillon . « Laisse cela , dit-il encore , la Jantet s' en chargera ; pour trois sous par jour que je lui donne , elle balaye la maison et lave les assiettes . » Folla soupira de soulagement ; elle se prêtait bien volontiers à toutes sortes d' ouvrages , même grossiers , mais elle éprouvait une répugnance extrême à plonger ses mains dans l' eau grasse . Cette fille dévouée et courageuse gardait certaines délicatesses inhérentes à sa nature . L' après-midi , elle n' osa se hasarder seule hors de la maisonnette ; son père était reparti , la vieille Jantet aussi , après avoir accompli en hâte sa besogne quotidienne . Folla s' ennuya ; elle essaya de faire parler sa mère , mais l' insensée ne répondait toujours que par sa chanson monotone . La nuit tomba de bonne heure , une nuit noire et triste ; le feu était mort dans le fourneau refroidi . Le mistral s' éleva ; la folle ne voulut pas quitter son poste , elle était insensible aux piqûres âpres du vent . Et la petite fille y demeura exposée , assise loin de la porte , sur un tabouret , les mains roulées dans son tablier pour les réchauffer , et ses pieds se glaçant , immobiles , sur la dalle froide . Elle se sentit seule et abandonnée : au dehors , c' étaient les ténèbres , le silence lugubre ; au dedans , l' isolement et l' ombre aussi . Une tristesse étrange pesait sur ces lieux solitaires . Folla fixa ses grands yeux désolés devant elle , sur cette mère qui ne la reconnaissait pas , qui ne lui rendait pas ses baisers , et dont les yeux brillaient dans la nuit comme deux flammes . Folla frissonna et pleura . « Tu t' ennuies , petite ? » fit tout à coup auprès d' elle la voix de son père . Il était arrivé sans qu' elle l' entendît , ayant la tête cachée dans son tablier , et à la lueur d' une allumette qu' il avait frottée il avait vu l' enfant pleurer . « Tu t' ennuies , reprit-il , et tu es toute gelée ; console -toi , dans deux jours nous partirons pour Marseille , et là-bas tu trouveras du soleil et de l' eau salée tant que tu en voudras . Si cela t' amuse , tu pourras aider au déménagement ; dès demain nous emballons . » Sophie sécha ses pleurs , et , en effet , fut si occupée pendant quarante-huit heures , qu' elle n' eut plus le temps de se livrer à sa tristesse . Le samedi soir , Marlioux emmena sa femme et sa fille . Il fallut beaucoup de peine pour décider la première à quitter la maisonnette , et tout le long du trajet elle demeura sans parole , effarouchée , presque terrifiée . Folla , vêtue de son costume le plus simple , voyageait pour la première fois en troisième classe ; certes , elle n' en était ni humiliée ni choquée , mais elle en souffrit . Son père entra en conversation avec de rustiques voyageurs dont les voix rudes sonnaient douloureusement aux oreilles délicates de l' enfant et l' empêchaient de dormir ; puis ils fumèrent , sans se soucier de la femme et de la petite fille , blotties dans leur coin . Mais cette impression pénible se dissipa à mesure qu' on approcha de Marseille ; l' aube devint moins pâle , l' atmosphère plus douce , et enfin la jolie ville , toute gaie dans le soleil du matin , sembla sourire à la petite exilée . Elle sentit un peu de courage lui revenir au cœur ; le tramway emporta le trio de voyageurs du côté d' Endoume , un camarade complaisant devant voiturer dans la journée le maigre mobilier de Félix Marlioux . Folla éprouva une vive émotion à la vue de la grand mer bleue , qui , encore agitée de ses colères précédentes , battait le nord de son flot blanc d' écume , et jetait ses gouttes salées jusque par-dessus le parapet de pierre . La fillette joignit ses mains , comme en extase ; cela lui rappelait Pallavas , et elle aimait tant la mer ! « Avec ce tableau sous les yeux , se dit-elle , je ne pourrai pas m' ennuyer . » Les Marlioux s' installèrent donc à Endoume ; on emménagea le jour même , afin que Félix pût entrer à la fabrique le lendemain matin , et cela ne prit pas beaucoup de temps . Grâce à l' adresse et au bon goût de Folla , la maisonnette prit un air riant , presque coquet . Le jardin était lilliputien , mais il s' y trouvait un gros figuier et quelques arbustes brûlés du soleil et dépouillés de leurs feuilles . Folla se promit de soigner tout cela au printemps prochain . Le logis se composait de quatre pièces exiguës , sauf celle qui servait de cuisine . Tout fut bientôt en ordre et reluisant de propreté . Comme à Avignon , Marlioux employa chaque jour une heure , pour une modique somme , une vieille femme qui fit le ménage , ou plutôt le plus gros du ménage . De ce moment , la petite Folla commençait sa triste existence d' enfant abandonnée ; nous disons abandonnée , parce qu' elle vivait entre un père d' humeur sombre et changeante , qui ne pouvait comprendre sa nature fine et tendre , et une femme privée de raison ; parce que nul ne prenait soin d' elle , et qu' elle n' avait point d' amie . Aussi les jours lui parurent -ils d' une longueur démesurée , et , au fond de son petit cœur désolé , elle regretta la douce vie d' autrefois . Elle se rendait utile cependant le plus possible , la chère fillette ; mais quand elle avait fait le matin sa toilette et celle de sa mère , passé le torchon sur les meubles , rangé les chambres après la vieille Provençale , qui nettoyait tout à la diable , elle ne savait plus que faire . En attendant le retour de son père , à midi , puis le soir , elle eût désiré raccommoder le linge de la maison ; mais elle tenait mal l' aiguille , grâce à sa funeste paresse des temps passés , qui lui faisait trouver ennuyeux le travail manuel comme celui de la plume . Alors elle tricotait un peu , ou bien elle essayait d' étudier seule , reprenant ses livres de classe ; mais là encore elle déplorait sa nonchalance d' autrefois ; si elle avait mieux profité des claires explications de sa maîtresse ou exercé sa mémoire , elle aurait pu parvenir à s' instruire à peu près seule , car elle était intelligente ; mais impossible ! Ah ! que n' eût-elle donné alors pour se retrouver assise à son petit bureau de la salle d' étude , et comme elle eût prêté une oreille attentive aux moindres paroles de Fraülen ! Pauvre Fraülen , qui avait perdu son latin avec l' élève inappliquée et rebelle ! Il fallut pourtant que Sophie allât à l' école , et sa honte redoubla en voyant ses compagnes , toutes de son âge ou plus jeunes qu' elle , suivre une classe supérieure à la sienne , écrire plus correctement qu' elle et réciter leurs leçons convenablement . Là aussi Folla souffrit ; ces enfants méridionales , bruyantes et tapageuses , étaient promptes à la dispute . Quoique vive , la fille de Gervaise gardait une attitude douce et froide , qui , loin d' imposer aux jeunes Marseillaises , les exaspérait ; elles se sentaient au-dessous de Folla par l' éducation et la tenue , aussi se liguèrent -elles contre la fillette , qu' elles appelaient dédaigneusement « la Parisienne » , et , dans leur dialecte hardi , elles lui donnaient les épithètes les moins flatteuses , surtout en faisant allusion au retard apporté dans ses études . Non qu' elles fussent méchantes ; seulement , sentant que la fillette n' était pas des leurs , elles le lui faisaient sentir , sans se douter de leur cruauté , qui blessait vivement le petit cœur aimant de Sophie Marlioux . Quand elle rentrait de l' école , toujours seule , et avec une sorte de soulagement , elle s' occupait un peu du ménage , cousait comme elle pouvait , et se permettait un instant de douce récréation avec sa guitare . La folle semblait l' écouter avec un certain plaisir , jouer et chantonner . L' enfant avait retenu dans sa mémoire les courts motifs appris autrefois ; puis , chaque fois qu' un de ces Italiens à la voix si mélodieuse accompagnait son travail d' une chanson , quand un orgue de Barbarie jetait sur la route empoussiérée son cri aigu et mélancolique , elle notait la musique dans sa petite tête , et la retrouvait ensuite sur les cordes sonores de son instrument . Il y avait pour elle encore une autre distraction . Quand la folle demeurait tranquille ou assoupie à sa place habituelle , Folla s' éloignait un peu et traversait la belle route d' Endoume jusqu' à la plage , non pour jouer avec les autres enfants à ramasser des algues et des coquilles ou dans des bateaux amarrés , mais pour se tenir à l' écart , bien blottie et cachée aux regards par un rocher ; elle passait ainsi des heures entières à écouter les vagues harmonies de la mer ou ses grands silences tout pleins de majesté . Les flots mouillaient ses pieds , elle les laissait faire : c' étaient ses amis , les flots , et elle leur contait toute l' amertume qui minait son petit cœur . Parfois il y avait tempête , et la jolie baie bleue d' Endoume , si gaie et riante par le beau temps , devenait menaçante et noyée sous les lames furieuses . C' était beau encore , et Folla , assise un peu plus loin du bord , aimait à recevoir sur sa peau douce et fraîche les caresses violentes du vent du large , qui lui apportait de grandes ondes salées . Ceux qui l' apercevaient ainsi , songeant sur la grève , se demandaient quelles réflexions pouvaient bien s' agiter dans cette petite tête . Ce regard d' enfant , tout chargé de muettes rêveries , donnait à penser ; on ne connaissait pas les antécédents de la fille des Marlioux , mais on disait qu' elle avait des aspirations au-dessus de son rang , et que l' ouvrier Marlioux , au lieu de payer une demi-servante à cette petite princesse , devrait l' élever plus rudement et la préparer déjà à l' état d' ouvrière . Et voilà quelles étaient les uniques joies et les récréations de la pauvre Folla , que nous avons connue naguère si gaie et si insouciante . Son père ne lui témoignait qu' une affection capricieuse et froide . Tantôt il rentrait las de sa journée , fatigué , maussade , et n' accordait à son enfant qu' un baiser glacé et distrait ; d' autres fois , se souvenant soudain qu' il possédait une fille , il lui donnait une caresse plus longue et lui adressait quelques paroles banales . Quant à sa mère , elle n' avait pas changé ; cependant on constatait à certains jours un léger progrès dans son état , une lueur lucide dans ses yeux mornes , et elle fixait alors un regard avide et curieux sur la petite fille qui prenait soin d' elle . Elle paraissait sensible à ses attentions quotidiennes , et son visage était moins farouche . De plus , au lieu de bercer sans cesse sur ses bras un nourrisson imaginaire , elle s' occupait un peu : Folla avait eu l' idée de lui mettre dans les doigts des aiguilles à tricoter et de la laine . Machinalement Gervaise s' était remise à ce travail , qui l' enlevait peu à peu à son rêve bizarre . Un soir , la petite fille eut une violente émotion : Félix Marlioux était sorti après avoir fumé sa pipe , et Folla , qui ne prenait goût ni à sa guitare ni à sa poupée ce jour -là , se coucha , ne sachant à quoi s' occuper . Elle ne dormait point dans sa chambrette dénudée , qu' elle partageait avec les dernières mouches de la saison ; sa porte se rouvrit , et la folle parut . Folla eut peur , mais ne bougea point . Gervais semblait avoir recouvré une partie de sa raison ; ses mouvements n' étaient plus saccadés , ses yeux brillaient d' un éclat naturel . Elle s' approcha du petit lit , une lumière à la main , releva la couverture , et se mit à examiner les jambes de Folla , qui apparaissaient nues et fines entre les draps de grosse toile . Elle regardait scrupuleusement et semblait y chercher une marque , un signe . Folla la laissait faire , n' osant remuer et retenant son souffle . Après quelques minutes d' un examen minutieux , Gervaise se releva , et sans colère , profondément triste , elle jeta ces mots à l' enfant atterrée : « Tu n' es pas ma fille , tu n' es pas ma Sophie ; tu es l' autre , celle qui n' est pas à moi ! » Et elle quitta la chambre , laissant Folla pleurer sous ses couvertures , en proie à un chagrin amer . La pauvre petite devait pourtant subir de plus dures épreuves encore . Cette vie mélancolique , mais tranquille au fond , dura environ trois mois . Intelligent et adroit ouvrier , Félix Marlioux gagnait de quoi suffire aux dépenses du ménage . Au bout de quelques mois , son humeur s' altéra , ses manières devinrent plus brusques , son langage plus cynique , son caractère inégal . Folla remarqua que ce changement data du jour où il reçut un ami ( l' homme qui accompagnait Félix Marlioux à Pallavas l' an passé ) . À cet ami vint se joindre un autre , puis un autre . Marlioux ne rentra bientôt plus tous les soirs à la maison , et quand il rentrait il n' était pas seul . Alors Folla cachait sa tête épouvantée sous les draps de son lit pour ne pas ouïr les chansons grossières , les propos libres et parfois les paroles furieuses qui s' élevaient dans la chambre voisine . Gervaise couchait dans une autre pièce ; on l' oubliait , elle , heureusement . Et le lendemain , au matin , Folla trouvait son père plongé dans un lourd sommeil , et des traces d' orgie souillaient la salle qu' entretenait si proprement la pauvrette . Quand il se réveillait , Marlioux était de mauvaise humeur , malade , et parlait à sa fille comme on parle à un chien , ne pouvant supporter le regard douloureusement étonné de ces yeux noirs et tristes attachés sur lui comme un muet reproche . Peu à peu l' argent devint plus rare dans le petit ménage , et Folla dut songer à devenir économe , très économe . Elle prit sur elle de congédier la vieille femme qui faisait le ménage chaque matin , et se chargea de cet ouvrage . On était à la fin de l' hiver , et quoique en Provence cette saison soit moins rude qu' ailleurs , les jours de pluie ou de mistral la petite Folla eût été bien aise de voir une flambée dans la salle , pour réchauffer ses mains rouges de froid ; mais il fallait du bois pour cela . Tout alla de plus mal en plus mal : Félix Marlioux se fit chasser de la fabrique où il travaillait , et il lui fallut vivre d' expédients . Sophie se demandait naïvement comment il faisait pour gagner le peu d' argent qu' il apportait à la maison . Il n' y venait plus guère cependant , au pauvre logis d' Endoume , et les hommes de mauvaise mine qu' il amenait avec lui avaient toujours le blasphème à la bouche ou de grossières plaisanteries . Et peu à peu l' enfant s' étiola dans ce milieu malsain , entre une mère qui la reniait pour sa fille , et un père qui ne s' occupait pas plus d' elle que si elle n' eût pas existé , et ne lui donnait même pas le pain nécessaire à son existence . Ce fut alors qu' elle se rappela la petite boîte que lui avait remise Mme Milane le soir de son départ de la Seille . Elle courut à sa petite malle , fouilla dans la poche de la robe qu' elle portait ce jour -là , et en retira l' objet en question . Folla y trouva trois billets de cent francs et dix pièces de vingt francs . C' était une richesse , et du cœur meurtri de la petite fille s' éleva une nouvelle effusion de reconnaissance pour sa bienfaitrice . Elle prit cet argent pour nourrir sa mère et se nourrir elle -même . Marlioux rentrait chez lui de plus en plus rarement et toujours ivre . Un jour cependant , entre deux lourds sommeils desquels il sortit hébété , il se demanda , étrangement étonné , d' où provenaient les ressources du petit ménage , que n' alimentait plus son travail . « La mioche aura écrit aux Milane , se dit-il , et on lui envoie de l' argent . Pas bête , la mioche , mais sournoise ; comme si elle ne pouvait pas me le dire . Elle garde tout pour elle , tandis que j' ai soif , et on ne me fait plus crédit dans aucun cabaret . » Pendant que l' enfant était à l' école , il fouilla dans sa malle , découvrit le petit trésor déjà bien entamé , et l' empocha . « Ah ! ah ! dit-il , je ne fais pas tort à la bambine ; elle n' a qu' à en demander de nouveau , on ne lui en refusera pas . Eh ! eh ! je n' ai pas fait une si mauvaise combinaison en la retirant à ses parents adoptifs , ils seront notre vache à lait . » À la porte , il se sentit brutalement arrêté par une main de fer . Sophie avait beau être sa fille , il n' agissait pas moins comme un voleur ; aussi fut-il effrayé . Ce n' était pourtant que la folle . Gervaise avait vu son manège , et , comprenant d' instinct que son mari portait préjudice à la fillette qui la soignait si tendrement , elle voulut la défendre . Ce n' était qu' en de rares occasions qu' elle parlait ; cette fois ses lèvres blêmes s' ouvrirent pour jeter ces mots , comme un soufflet , à la face de l' ancien forçat : « Voleur ! lâche et infâme voleur ! » Mais Félix Marlioux était fort ; il secoua l' étreinte de Gervaise et s' enfuit . Quand Folla rentra et voulut puiser dans sa boîte pour aller acheter de quoi souper , elle poussa un cri de détresse en trouvant la serrure de sa malle forcée , ses effets éparpillés , jusqu' aux cordes de sa guitare brisées ; quant à l' argent , il avait disparu . Gervaise surgit derrière elle . « C' est lui ! dit-elle en montrant la porte ouverte . — Qui , lui ? un voleur ? — Oui , un voleur , répondit la folle dans un rire sinistre ; c' est lui , te dis -je , lui , Félix ... — Mon père ? ... » fit l' enfant avec effroi . Gervaise se redressa et dit avec force : « Il n' est pas ton père ; tu sais bien qu' il n' est pas ton père , et moi , je ne suis pas ta mère , heureusement pour toi , pauvre petite ! » ajouta-t-elle en hochant sa tête grise . Et , cette fois encore , dans le cœur de Folla se glissa un doute bizarre . Elle ne se sentait plus autant de tendresse pour ce père qui la volait , qui avait été au bagne et qui l' aimait si peu . Elle ressentait pour Gervaise un sentiment plus proche de la pitié que de l' affection filiale , et elle se reprochait cela comme une faute , mais ne pouvait se surmonter ; elle commençait à se demander vingt fois par jour : « Suis -je bien l' enfant des Marlioux ? » Cependant , comme il fallait manger , elle alla vendre une de ses robes à une fripière , qui lui donna un prix dérisoire d' un costume de drap encore presque neuf . Les autres vêtements prirent la même route ; on vécut ainsi quelques jours . Félix Marlioux ne rentrait pas ; Folla se décida à écrire à Mme Milane , de sa grosse écriture toujours incorrecte . Elle était humiliée , la pauvre petite , d' être obligée d' avouer sa misère ; mais il le fallait . Déjà , grâce à l' insuffisance de nourriture et aux précoces soucis , son petit corps s' était émacié , son visage avait pâli , et elle voyait Gervaise maigrir aussi . Seulement on ne lui répondit pas . Comme elle ne pouvait croire à l' oubli de ceux qui l' avaient aimée , elle se dit : « Ils sont en voyage , ils n' ont pas reçu ma lettre . » Elle pensait juste . Juliette ayant pris un rhume dans une réunion d' enfants où elle s' était trop amusée , ses grands-parents l' avaient emmenée dans le Midi pour le reste de l' hiver . Ils n' eurent point de nouvelles de Sophie Marlioux , sa lettre s' étant égarée . La petite fille souffrit en silence et devint de jour en jour plus maigre et plus triste . Un matin , ayant épuisé le peu de monnaie fournie par la vente de ses robes , elle porta sa guitare chez un marchand de bric-à-brac , qui la lui acheta . Sa guitare ! seul objet auquel elle tînt . Et cela la désespéra tout à fait . Un après-midi de mars , Folla n' avait pas été à l' école ; ses vêtements usés lui attiraient trop de quolibets et de méchancetés de ses compagnes ; sa maîtresse ne l' aimait pas , et nul ne prenait intérêt à ses progrès . D' ailleurs elle n' avait pas le cœur au travail , non plus qu' au jeu . Elle alla sur la route où passent les tramways , les omnibus et même les équipages ; devant elle , elle avait ce blanc chemin de la Corniche serpentant au bord du golfe bleu , derrière elle la mer d' azur semée de voiles claires . Elle s' accouda au parapet de pierre , sa petite tête amaigrie et triste appuyée sur sa main , et elle songea . La veille , on avait parlé à Endoume d' un jeune garçon qui , en s' aventurant seul au large dans la barque de son père , avait chaviré et s' était noyé avant qu' on eût pu lui porter secours . Folla pensait à cela , et se disait , comme malgré elle , que cet enfant était bien heureux et que , quand la vie est si noire et si dure , même pour les petits , il fait bon la quitter . Pauvre Folla ! son cœur était si plein de désespoir et de lassitude ! Ne la blâmez pas , mais plaignez -la . Puis elle se rappelait son doux passé , son passé béni et joyeux ; il y avait un an à cette même époque , avait eu lieu à Paris un charmant bal d' enfants auquel elle avait assisté avec Juliette . Celle -ci portait un fourreau de guipure sur un transparent de soie bleue , qui allait merveilleusement à son teint de neige et à ses cheveux d' or ; Folla , elle , était vêtue d' une petite robe anglaise en velours grenat , orné de dentelles blanches . On s' était tant amusé ! Il y a avait de jolis et gentils enfants , des gâteaux exquis et des glaces . Oh ! cette délicieuse nuit de bal ! Folla s' en souvenait . Elle se souvenait de bien d' autres choses : des heures d' étude passées dans la chambre chaude , à Paris ou à la Seille ; des repas gais et abondants , des promenades à pied ou en voiture , des leçons de musique où elle se montrait si appliquée , du grand salon or et ponceau où l' on prenait le thé le soir quand il venait du monde , et enfin du château dauphinois , ce paradis radieux aux pelouses ombreuses et aux bois touffus . Et maintenant Folla n' avait plus de quoi se vêtir , plus de quoi manger ; son père volait et s' enivrait , sa mère ne lui avait jamais donné un baiser ... Un sanglot souleva sa poitrine . Pauvre Folla ! n' est -ce pas , c' était trop de souffrance et d' abandon pour ses dix ans ? Et voilà qu' elle veut retourner à la maison , afin que les passants ne voient point ses larmes . Au moment où elle va traverser la route , le claquement d' un fouet siffle à son oreille , et la grosse voix d' un cocher , à l' accent marseillais des plus prononcés , lui crie : « Sapristi ! prends donc garde , petite sotte , j' ai failli t' écraser . » Folla fait un bond en arrière pour éviter les chevaux ; c' est une voiture de louage qui emporte des promeneurs sur le chemin de la Corniche . Dans le fond est une dame mise élégamment ; à côté d' elle une fillette d' une dizaine d' années , non moins élégante , et sur le strapontin deux autres enfants . La dame , Folla ne la connaît pas ; mais la petite fille assise près d' elle ! ... Dieu ! mais c' est Juliette ! Juliette Kernor , sa sœur de lait ! Folla joint ses mains maigres sur sa poitrine , et crie , affolée : « Juliette ! Juliette ! » La petite fille de la voiture se retourne , fait un mouvement ; mais une vive rougeur couvre ses joues , et elle se détourne lentement , faisant signe de continuer sa route au cocher , qui a cru devoir ralentir l' allure de ses chevaux . Et Folla voit filer dans la poussière la victoria légère , tandis que son ancienne amie , d' un air embarrassé , donne une explication à ceux qui l' accompagnent . Folla demeure atterrée sur le chemin , enveloppée d' un nuage de poussière . Se peut-il qu' on ne l' ait pas reconnue ? « Suis -je donc si changée ? » murmure douloureusement l' enfant , qui ne peut comprendre l' action blâmable qu' elle n' eût jamais faite , elle . En effet , Juliette Kernor avait fort bien vu Sophie ; mais il lui était venu une fausse honte en s' entendant appeler devant ses petits amis par cette pauvresse mal vêtue . Quel spectacle si celle -ci , ainsi accoutrée , l' eût embrassée en pleine route , comme elle le faisait autrefois ! Cependant Folla reprend courage en se disant : « Juliette est à Marseille , bon papa et bonne maman aussi . Qui sait ! je les verrai peut-être ; je vais leur écrire . » Aussitôt rentrée elle prit une feuille de grossier papier et y traça ces mots : « Ma chère Juliette , tu n' as pas reconnu ta pauvre Folla dans la petite fille en guenilles qui t' a appelée sur le chemin d' Endoume . « Je pense à toi et je souffre ; moi , je t' ai bien reconnue , va ! Tu as passé devant notre porte , et tu n' y es point entrée ; devant moi , et tu ne m' as rien dit . Je suis bien malheureuse . Je t' en supplie , dis à bon pa ... , non , à M . et Mme Milane de t' amener chez nous ; je donnerais tout pour vous revoir . Je n' ai pas de plus beau papier , tu me pardonneras , et je n' ai pas non plus d' enveloppe , parce que je suis trop pauvre . Je t' en prie , viens . « FOLLA . » Elle ferma la feuille , pliée tant bien que mal , avec quelques gouttes de bougie qu' elle y fit couler en guise de colle , puis elle réfléchit . Elle ne savait quelle adresse mettre sur sa lettre ; sans doute ses bienfaiteurs résidaient à Marseille , à l' hôtel , mais lequel ? Et puis elle n' avait pas de quoi acheter un timbre . Elle se résolut alors à partir . « Je vais aller à la ville , se disait-elle ; je porterai moi -même ma missive , demandant aux plus grands hôtels si M . et Mme Milane y logent ; je finirai bien par trouver . » Elle s' enveloppa d' un mauvais petite châle , et , après s' être assurée que la folle ne manquait de rien , elle partit , lui laissant le dernier morceau de pain qui restât à la maison . Elle avait pourtant bien faim , la pauvre mignonne , et la route est longue d' Endoume au cœur de la ville ; mais Folla pensait aux autres avant de se servir elle -même . Certes , toute autre enfant de son âge eût pu franchir cette distance en s' imposant une fatigue ; mais c' était plus pénible encore pour la pauvre fillette , qui était à jeun et fort affaiblie par les privations qu' elle endurait depuis longtemps . Elle suivit le bord de la mer jusqu' au rond-point des Catalans , tourna à gauche , puis droit devant elle , boulevard de la Corderie . Au carrefour Notre-Dame , elle demanda la route qu' il fallait prendre ; elle était si rarement sortie d' Endoume ! On lui indiqua la rue Grignan . Dieu ! qu' elle était lasse ! Ses petits jambes fléchissaient sous elle , la tête lui tournait , et elle fermait les yeux en passant devant les boutiques des boulangers , pour ne pas apercevoir les petits pains dorés alignés dans la montre . Elle s' assit sur les marches d' une petite maison close pour reprendre des forces , puis se releva bientôt courageusement en songeant qu' il fallait se hâter pour rentrer avant la nuit . De la rue de Rome elle déboucha au cours Saint-Louis , et fut étourdie du redoublement de cris , de mouvement . Hôtels de Genève , de Rome , de Marseille , on lui répondit négativement . Elle remonta les allées de Meilhan , et , à bout d' énergie , vint échouer au seuil du bel établissement qui commence l' avenue Noailles . Le suisse qui gardait la porte repoussa cette fillette mal vêtue , dont l' aspect misérable semblait indiquer une mendiante ; mais elle se redressa suppliante : « Laissez -moi entrer au bureau , monsieur ; je veux demander si M . et Mme Milane sont ici . — M . et Mme Milane ? fit l' homme , un peu radouci ; qui est -ce ? — Un monsieur un peu gros avec des cheveux blancs , et une dame toujours habillée de noir avec une figure colorée . Ils ont avec eux une petite fille de ma taille à peu près , bien jolie , avec des cheveux blond cendré . — Attendez ! Est -ce qu' elle ne s' appelle pas Juliette , la petite demoiselle ? — Oui , justement , répondit Folla , dont les yeux noirs brillaient de joie , et qui eût sauté d' allégresse si elle en eût eu la force . Ils sont ici , alors ? — Ah ! mais attendez , ma petite , je crois qu' ils sont partis . — Partis ... » Dans son découragement , elle laissa tomber la lettre qu' elle tenait à la main , et deux larmes montèrent lentement à ses paupières . Le suisse fut pris de pitié en la voyant si pâle et consternée . « Restez là , dit-il , je vais l' en assurer , car je puis me tromper . » Il courut au bureau , et en revint promptement . « Je faisais erreur , reprit-il , M . et Mme Milane n' ont pas quitté la ville , mais ils sont absents depuis ce matin . — Alors , mon bon monsieur , vous seriez si obligeant de leur remettre ce papier quand ils rentreront . Vous ne l' oublierez point , n' est -ce pas ? — Non , fit l' homme en prenant la lettre et en examinant curieusement l' enfant . Où allez -vous donc comme cela ? — À Endoume . — Vous savez où l' on prend l' omnibus , là , au bout de la Cannebière . — Je vous remercie , monsieur , mais je ne le prendrai pas ... — Quoi ! à pied ? — Oui . » L' homme toisa la fillette ; sous ses vêtements usés elle avait bon air , la pauvre mignonne , et son joli petit visage , son corps émacié , gardaient une distinction naturelle . Elle rougit sous ce regard ; il lui en coûtait d' avouer qu' elle n' avait pas même cinq sous dans sa poche pour payer l' omnibus . « C' est bien loin pour vous , reprit le suisse . — Aussi vais -je repartir tout de suite , pour ne pas être prise en route par la nuit . Je vous remercie , monsieur , et je vous recommande mon billet . » Elle reprit sa course hâtive ; elle n' avait pu voir ses anciens amis ; mais au moins elle avait découvert leur adresse et pu remettre sa lettre ; c' était une consolation , un espoir pour son pauvre petit cœur meurtri . « Viendront -ils ? » se demandait-elle douloureusement . « Et s' ils ne me répondaient pas ? Oh ! je crois que cette fois je mourrais de chagrin . » Elle trottait le plus vite possible , car la nuit tombait , et elle aurait peur sur la route d' Endoume , souvent déserte le soir ou fréquentée par les gens de l' endroit , pour la plupart mauvais ouvriers et méchants Italiens . Quand elle fut à moitié chemin , la force lui manqua tout à fait ; alors elle s' assit sur le bord d' un trottoir et pleura . Elle se sentait si lasse , si faible , et elle avait si grand-faim ! Mais , comme c' était une vaillante petite fille , elle reprit sa course , pensant qu' il faisait bien noir , que sa mère était seule au logis ; puis la brise de mer , à cette heure , soufflait bien froide sur son pauvre petit corps mal garanti . Son front ruisselait de sueur , et cependant ses dents claquaient ; son cerveau lui semblait vide ; de temps en temps elle trébuchait ou tombait sur les genoux , en buttant contre les pierres ; chaque pas lui causait une douleur dans la tête , mais elle n' y faisait point attention et murmurait en allant , allant toujours : « Je marche , j' arriverai , j' arriverai . » Elle arriva , en effet , dans ce pauvre bourg d' Endoume mal éclairé , et regardant mélancoliquement la mer , sombre ce soir -là ; Endoume , jeté comme un haillon bizarre sur cette adorable route de la Corniche , village habité par de pauvres hères ou des vagabonds mal famés , où le vice sordide s' étale sous un ciel d' azur et ce soleil étincelant . Folla aimait Marseille , mais elle n' aimait pas Endoume ; ces gens lui faisaient peur . Elle arriva , le cœur battant ; avant d' atteindre la maisonnette où elle comptait trouver Gervaise , un bruit étrange la retint : c' était comme un sanglot sortant de l' ombre épaisse , et en même temps des rires confus et des voix moqueuses . Folla regarda autour d' elle , et ce qu' elle vit lui fit pousser un cri d' indignation et relever la tête avec une subite colère : une troupe de méchants gamins s' amusaient à tourmenter la pauvre Gervaise ; ils l' avaient surprise sur le seuil de sa porte , entraîné dehors , et se moquaient d' elle , déchirant sa robe , tirant ses cheveux gris et la faisant tomber pour la rouler à terre . Gervaise ne paraissait point courroucée , seulement elle demandait grâce et gémissait douloureusement . Folla bondit comme si elle eût retrouvé des forces soudaines : « Méchants ! cria-t-elle , sans cœur ! voulez -vous bien la laisser en paix ! N' avez -vous pas honte de faire un jouet d' une pauvre femme sans défense ? » Ils répondirent par des huées brutales ; mais , soit que l' intervention de l' enfant indignée leur imposât , soit qu' ils fussent las de leur jeu , ils lâchèrent Gervaise et s' éloignèrent en ricanant , non sans que l' un d' eux cependant , le plus robuste et le plus lâche de la troupe , n' eût allongé un grand coup à la fillette en lui criant : « Tiens , petite princesse , voilà pour t' apprendre à nous ennuyer . Il ne faut pas courir la pretantaine à ces heures -ci et garder la folle au logis , si tu ne veux pas qu' on rie d' elle . » Folla reçut le coup sans pousser un cri ; déjà affaiblie par son long jeûne et par sa course affolée , elle ne put supporter cette dernière émotion et tomba , privée de sentiment . La folle demeura auprès d' elle , murmurant d' incohérentes paroles et tâtonnant dans l' ombre pour retrouver son châle . Le galop d' un cheval se fit entendre à cet instant . « C' est là , ce doit être là » , dit une voix . La voiture s' arrêta devant la maison des Marlioux ; trois personnages en descendirent . « On n' y voit pas , murmura une autre voix . Arthur , entrez donc , je vous prie , vous nous direz s' il y a quelqu'un . — Personne , ma bonne amie , pas un chat . Ma foi ! ce n' est pas de chance ; à moins que cette pauvre petite Sophie ne soit pas encore de retour , ce qui serait bien possible , car nous sommes partis au reçu de son billet , et notre voiture a dû filer plus vite que le tramway . Au moins devrait-il y avoir Gervaise ou son mari . » Soudain une exclamation retentit : Mme Milane ( car vous avez deviné quels sont les nouveaux venus ) avait aperçu , à la lueur des lanternes , la silhouette maigre d' une femme qui surgissait de l' ombre , auprès d' un petit corps allongé à terre . Tous trois se précipitèrent de ce côté : « Folla ! » s' écrièrent -ils . La tête échevelée et pâle de l' enfant était renversée dans la boue , et elle ne donnait pas signe de vie . Juliette la considérait toute tremblante , et sentait un grand remords lui mordre le cœur . « Est -ce qu' elle est morte , bonne maman , dit-elle , la voix pleine de larmes , en tirant Mme Milane par sa robe . — Mon Dieu ! murmurait celle -ci sans répondre à sa petite-fille , voilà donc comme nous la retrouvons ! voilà donc ce qu' ils ont fait de notre pauvre oiseau rieur , si gai , si gentil ! Pauvre ange ! comme elle a dû souffrir ! » M . Milane souleva Folla dans ses bras et l' emporta dans la pauvre demeure , où , grâce aux allumettes qui se trouvaient dans sa poche , on put faire de la lumière . Alors ils purent voir le dénuement de ce logis misérable : rien sur le poêle , rien dans le garde-manger , presque plus de meubles dans les chambres , car Marlioux avait dépouillé sa demeure au profit du mont-de-piété . Dans l' étroit cabinet où couchait Folla se voyait son lit , qui n' avait pas été refait depuis plusieurs jours , et qui , creusé au milieu , gardait la trace du petit corps qui y cherchait vainement un peu de repos et de chaleur . Sous les baisers de Mme Milane , Folla rouvrit enfin les yeux et se prit à sourire , tandis qu' une larme roulait sur sa joue . Un bizarre incident vint interrompre les effusions de la petite fille avec les Milane . À présent que la chambre n' était plus plongée dans les ténèbres , Gervaise pouvait voir quels étaient les envahisseurs de sa demeure ; elle avait d' abord aperçu Juliette , debout près de sa sœur de lait . La figure de la folle rayonna d' une sorte de joie sauvage ; ses yeux mornes devinrent ardents . « Ma fille ! c' est ma fille ! » cria-t-elle en étendant les mains vers l' enfant des Kernor . « Bonne maman , j' ai peur » , fit celle -ci en se serrant contre Mme Milane . Et certes , avec son visage altéré par l' émotion et ses grands yeux dilatés par l' épouvante , elle ressemblait d' une manière frappante à la pauvre Gervaise . Mme Milane ne disait rien , et les regardait toutes les deux . Avidement , dans un geste fébrile , la folle alla à Juliette , qui se reculait de plus en plus pour l' éviter , l' assit de force sur une chaise , et la déchaussa sans qu' aucun des assistants , frappé de stupeur , pensât à l' en empêcher . Quand elle eut mis à nu la jambe droite de la fillette et qu' elle tint dans sa main brune ce petit pied blanc et fin , elle poussa un nouveau cri , et cette fois dans ce cri il y avait une allégresse délirante . Elle posa son doigt sur une petite cicatrice qui se montrait au-dessus du coup-de-pied , et y colla ses lèvres avec passion . « Ma fille ! j' ai retrouvé ma fille ! » répétait-elle si ardemment , que tous se sentirent le frisson dans les veines , et que Folla se souleva sur son séant , malgré sa faiblesse , pour mieux voir . « Juliette Kernor n' est pas votre fille , ma bonne Gervaise , dit Mme Milane d' un ton ferme . Vous voyez bien que vous effrayez cette enfant , relevez -vous et laissez -la ; votre fille est là , sur ce lit ; regardez -la , et ne lui faites pas le chagrin de la renier . » Mais Gervaise demeurait agenouillée sur le sol , passant ses mains sur son front , non plus avec égarement , mais comme si elle ressaisissait dans sa pauvre tête , depuis si longtemps malade , la raison qui en avait fui . « Écoutez , dit-elle enfin , je ne suis plus folle ; je l' ai été bien des années , je le sais ; à présent j' ai l' esprit tout à fait sain , je le sens , je vous le jure ; j' ai revu mon enfant , et cela m' a guérie . Madame , ajouta-t-elle en se traînant aux pieds de Mme Milane , atterrée , vous avez beaucoup à me pardonner , mais j' ai cruellement expié ma faute . Écoutez : l' enfant que j' ai remise il y a huit ans et demie à votre fille , Mme Kernor , ce n' était pas la sienne , c' était la mienne , ma blonde Sophie ; et j' ai fait ce coupable échange , affolée que j' étais , parce que mon mari était un voleur , qu' il allait être arrêté , envoyé au bagne , et j' ai eu peur que la honte paternelle ne rejaillît sur toute la vie de mon enfant . Je voulais qu' elle fût heureuse , qu' elle fût considérée plus tard , et non montrée au doigt comme la fille d' un forçat . Et voilà que depuis plusieurs mois un travail se faisait silencieusement dans ma pauvre tête : je voyais à mes côtés cette fillette brune qui me soignait , m' embrassait , m' appelait sa mère , et elle n' était pas à moi , et je savais bien que je n' étais pas sa mère , me demandant comment elle se trouvait là . À présent je comprends ; quelque chose s' est brisé dans mon cerveau en voyant cette enfant -là que vous croyiez vôtre , blonde et blanche comme je l' étais jadis ; j' ai compris qu' on a ramené à mes côtés celle que j' avais fait passer pour ma fille à moi , mais qui est en réalité une Kernor . Voyez , n' a-t-elle pas les yeux noirs de sa mère ? Et si vous ne me croyez pas encore , regardez cette petite marque blanche sur la jambe de ma Sophie ; c' est cela qui lève mes derniers doutes , si je pouvais en avoir après que mon cœur de mère eût parlé . « Un jour ( elles étaient bien petites alors les deux mignonnes ) , dans un accès de colère , mon mari brisa un base de verre dont les éclats blessèrent ma fille au-dessus du pied . J' ai fermé la blessure , mais la marque est restée , et j' en bénis le Ciel , puisqu'elle me permet de reconnaître mon enfant . » Folla écoutait avidement , les lèvres entrouvertes , les yeux démesurément agrandis ... Si c' était vrai , ce que cette femme disait ! « Voyons , dit M . Milane en intervenant , il ne faut pas prononcer de telles choses à la légère , madame Gervaise . Ce que vous avancez là est grave ; savez -vous que , pour un rapt d' enfant , car enfin on ne peut guère qualifier autrement votre conduite passée , il y va de la prison ? — Je le sais , monsieur , répliqua Gervaise avec énergie en se relevant ; qu' on m' envoie en prison si l' on veut , mais qu' on me laisse ma fille , ma Sophie , mon enfant ! Mais regardez donc si elle n' est pas mienne : elle me ressemble ; c' est moi à quinze ans ; la vôtre n' a rien de moi . — Gervaise a raison , dit tout à coup une voix masculine ; l' enfant avait au pied la cicatrice d' une blessure que je lui avais faite dans un accès de colère , je me le rappelle . Cré nom ! ma femme me l' a-t-elle assez reproché ! Elle ne se doutait pas que cela servirait si bien un jour . Seulement je ferai observer que la petite ne se montre pas très empressée à embrasser ses parents , perdus depuis si longtemps ; l' autre était moins demoiselle , je crains que nous ne perdions à l' échange . » Félix Marlioux était entré pendant cette scène sans qu' on fît attention à lui ; il avait tout entendu , et intervenait à son tour . On se souvient d' ailleurs qu' il avait trouvé une ressemblance frappante entre Gervaise et Juliette , en la rencontrant à Pallavas . « Allons , petite , poursuivit-il en s' adressant à cette dernière , viens tendre la joue à papa . Eh bien ! nous sommes fière ? ... tant pis ! » Juliette , vers laquelle il s' avançait , poussa un cri de terreur et enfouit sa tête blonde désespérée dans la robe de Mme Milane . « À moi ! mais viens donc à moi ! criait Gervaise en lui tendant les bras ; tu ne peux me repousser , moi , tu ne peux avoir peur de ta mère . — Prenez patience , Gervaise , dit Mme Milane avec autorité , l' enfant a été trop brusquement surprise ; laissez -la reprendre un peu ses esprits . — Ah ! madame , répliqua Gervaise en s' essuyant les yeux , je crains bien que ma Sophie à moi ne vaille pas votre petite-fille , celle que vous appelez Folla ! Il n' y a pas au monde d' enfant meilleure , plus délicate , plus oublieuse d' elle -même . À présent que la raison m' est revenue , je me souviens ; je puis dire avec quel dévouement elle a pris soin de moi , de moi qu' elle croyait sa mère et qui ne voulais pas l' appeler ma fille . Pauvre ange ! a-t-elle souffert ! Que voulez -vous , madame ! je pensais que ce n' était pas la mienne . Gardez -la bien , soignez -la bien , votre Folla ; vous lui devez beaucoup d' amour , presque une réparation , car elle a bien pâti chez nous . » Et Gervaise se mit à raconter avec feu quelle était la vie de l' enfant pendant les mois passés , et comme elle supportait patiemment toutes sortes de douleurs . Enfin on pensa à caresser Folla , à la couvrir de baisers , à lui demander pardon de l' avoir négligée involontairement . Mais elle était si affaiblie , qu' elle ne pouvait répondre aux démonstrations affectueuses qui lui étaient prodiguées . On s' aperçut alors de sa pâleur et de son silence . « Qu' as -tu ? lui demanda Mme Milane inquiète . N' es -tu point heureuse d' entendre ce que dit Gervaise ? — J' ai faim , répondit l' enfant d' une voix faible , grand-faim ! — Elle a faim , grand Dieu ! qui sait depuis quand elle n' a pas mangé , pauvre ange ! et nous qui ... Vite , Gervaise , où pourrons-nous trouver quelque chose de réconfortant pour elle ? — Je ne sais pas » , répondit tristement l' ancienne nourrice . On oubliait qu' elle se laissait servir depuis longtemps , sans faire quoi que ce fût d' elle -même . « Si vous voulez , j' irai , moi » , dit Félix Marlioux en s' approchant humblement . Il n' avait pas bu de toute la journée , par la raison qu' on ne lui faisait plus crédit nulle part , et que ses camarades ne lui payaient plus rien . Il avait réfléchi beaucoup , depuis un moment surtout . Il prit la pièce qu' on lui tendait , et courut à la première boutique , d' où il put rapporter un peu de bouillon et du pain . Folla se jeta dessus avidement . Mme Milane pleurait ; M . Milane regardait d' un air sombre sa petite-fille , sa véritable petite-fille , manger ainsi en affamée . Lui aussi songeait . Il songeait que Juliette , l' enfant gâtée et personnelle , avait eu jusqu' à ce jour à la place de l' autre toutes les tendresses , toutes les joies : elle en avait profité en égoïste , regrettant tout juste sa sœur de lait pendant les premiers jours , parce qu' elle était seule pour jouer , et se consolant bien vite avec des jouets et des amies nouvelles . Elle n' avait plus parlé de Folla que rarement , ne demandant pas à la revoir , et tout à l' heure encore , sur la route d' Endoume , elle avait détourné la tête pour ne pas la reconnaître dans la fillette pauvre qui l' appelait . « Madame Gervaise , dit-il enfin , vous avez raison , votre fille , la voilà ; nous vous la rendons , et reprenons notre petite Folla ; il est bien juste que la chère mignonne jouisse enfin de la famille et des avantages qui lui ont été enlevés injustement . « Juliette , viens , ma chérie ! non pas toi , fit-il en voyant la fausse Juliette se diriger vers lui ; toi tu es maintenant et pour toujours Sophie Marlioux , et tu vas rester ici avec tes parents . — Ici ? mon Dieu ! mon Dieu ! non , jamais , cria l' enfant en se tordant dans une crise de larmes . J' ai peur de cet homme qu' on veut me donner pour père , de cette femme qui veut m' embrasser . J' ai horreur de cette maison froide et noire . J' ai peur de la pauvreté , de la misère . Je ne veux pas être mal vêtue , mal nourrie , obligée de travailler et de salir mes mains à des ouvrages grossiers . Je ne veux pas , j' en mourrais . » M . Milane lui jeta un regard méprisant . « Vous voyez , ma bonne amie , dit-il à sa femme , ce n' est pas nous qu' elle regrette , ce sont les beaux vêtements , la vie facile . Cette enfant est pétrie d' égoïsme , et elle n' aime que sa petite personne . Dieu la punit , tout est bien . — Non , Arthur , il ne faut pas nous montrer trop durs , répondit Mme Milane ; songez que le coup est rude pour cette petite , qui ne s' attendait nullement à ce qui arrive . Voilà ce qu' il faut faire : nous allons rentrer à Marseille , emmenant les deux enfants ; vous entendez ? les deux ; pendant qu' elles se remettront de leurs émotions , nous nous concerterons sur la manière d' agir à l' égard de la petite Marlioux . — Hé quoi ! s' écria Gervaise , qui écoutait , vous allez m' enlever ma Sophie ? » M . et Mme Milane se regardèrent . « Emmenons -la aussi » , dirent -ils ensemble . Quelques instants après , ils remontaient en voiture avec les deux sœurs de lait et Gervaise . On laissa un peu d' argent à Félix Marlioux , en lui promettant de le revoir le lendemain . Et tandis que le cheval trottait sur la grande route , Folla ( on continuait de l' appeler Folla ) , ses lèvres sur la joue de sa grand-mère , sa petite main dans celle de son grand-père , s' endormait d' un profond sommeil , brisée de fatigue et d' émotions . Ce sommeil ne lui apporta que des rêves délicieux . On ne l' éveilla point pour la mettre au lit à l' hôtel de l' avenue Noailles , et le suisse qui en gardait l' entrée fut tout étonné de voir reparaître en tel équipage la petite pauvresse de l' après-midi . L' ex-Juliette Kernor , devenue pour toujours Sophie Marlioux ne dormit guère . Tout le long du trajet elle avait sangloté , et elle continua toute la nuit , au grand désespoir de Gervaise et à la grande indignation de M . Milane . Mme Milane , plus indulgente , l' excusait . Tous les deux passèrent de longues heures à discuter la question concernant l' avenir de l' enfant des Marlioux . Les Milane n' ont point quitté Marseille et continuent à habiter l' hôtel Noailles . On ne voit plus avec eux la jolie fillette blonde et rose avec laquelle ils s' y étaient installés ; en revanche , une autre petite fille non moins jolie , mais brune et vive , les suit partout . Folla est redevenue la Folla d' autrefois , pétulante , espiègle , rieuse , mais toujours gentille , avec un brin de gravité en plus ; car la souffrance mûrit , et Folla a souffert . Elle a repris ses costumes élégants , sa douce vie et sa chère musique . Elle avait supplié ses grands-parents de garder avec eux sa sœur de lait , avec Gervaise . M . et Mme Milane ont consenti à cet arrangement , mais en l' ajournant ; ils trouvent juste que l' orgueil et l' égoïsme de Sophie Marlioux reçoivent une petite leçon . Ils ont laissé Gervaise emmener Sophie à Endoume ; mais elles n' y pâtiront point , comme Folla y a pâti . Gervaise est capable maintenant de soigner son petit ménage ; elle peut faire face aux dépenses , grâce à la générosité de M . Milane , qui ne veut pas voir Sophie vivre dans le dénuement ni même dans la gêne . Celle -ci néanmoins ne peut se consoler de son changement de position ; elle est mal à l' aise dans ses vêtements très simples , mange du bout des lèvres les aliments apprêtés cependant avec tant de soin par sa mère ; elle souffre et se trouve à l' étroit dans sa chambrette pauvre , comparée à celles qui l' ont abritée jusqu' alors : bref , elle ne peut prendre son parti de sa disgrâce , et espère toujours que les Milane la reprendront ; elle sait qu' elle n' aura plus le premier rang dans la famille , dans leur maison , mais au moins elle reverra ce luxe qu' elle regrette . Vous voyez quelle différence entre elle et la petite Folla , accourue de si bon cœur près de ses parents indigents , et pourtant dédaignée par eux ! Cependant le rêve de Sophie Marlioux ne se réalisa point aussi promptement qu' elle l' espérait : les Milane quittèrent Marseille , avec leur petite-fille , bien entendu , pour la faire voyager pendant quelques semaines . Au bout de ce temps , jugeant l' épreuve suffisante , ils comptaient reprendre Gervaise et sa fille pour les installer à la Seille , où la première remplirait les fonctions de femme de charge . On tâcherait de caser Félix quelque part , et de le convertir à de meilleurs sentiments . Or il se trouva qu' à cette époque Sophie , la vraie Sophie , était fort malade ; elle s' en allait de fièvre lente , couchée entre les quatre murs blancs de son petit réduit , qui lui faisait l' effet d' une tombe ; elle était aussi pâle qu' un marbre , et ses grands yeux étaient pleins d' une mélancolie navrée . Cependant cette maladie lui devenait salutaire : elle changeait au moral comme au physique ; dans ses longues nuits sans sommeil , elle faisait son examen de conscience , et , en se comparant à sa sœur de lait , elle voyait enfin ses fautes , son égoïsme , sa vanité ; elle en eut honte , et , quoique triste encore , elle se montrait tendre et douce envers sa mère et supportait vaillamment son mal . « Comme je voudrais vivre pour devenir bonne et pour aimer à mon tour , pour réparer mes fautes et me rendre utile ! » soupirait-elle parfois . Mais il était trop tard ; elle était atteinte mortellement , et malgré les soins de sa mère éplorée et de Mme Milane , qui la fit transporter à la Seille , elle ne put guérir . L' excellente dame fut vivement peinée en retrouvant en si triste état sa Juliette autrefois . Cependant la campagne parut un peu ranimer la malade ; elle respirait avec ivresse l' air pur et les brises tièdes de ce lieu aimé . Elle passa ainsi l' été . Il y avait un an , à pareille époque , elle était bien fière d' être la petite Kernor , et maintenant elle n' était plus que la petite Marlioux . Mais elle ne se sentait plus humiliée que par le souvenir de son orgueil passé . La belle saison s' écoula donc dans une tranquillité relative que troubla un seul événement : Félix Marlioux , qu' on ne pouvait corriger de ses vices honteux , fut écrasé par une voiture au chemin des Catalans , un soir qu' il s' y était laissé tomber ivre-mort . Sa fille le regretta , car elle se disait : « Je l' aurais pourtant aimé , et je l' aurais peut-être ramené à nous en devenant bonne comme Folla . » Et Gervaise pleura , car elle l' avait aimé . Il fut décidé que l' ancienne nourrice ne quitterait plus la Seille ; quant à Sophie , on ne pouvait former de projets à son égard , tant que sa santé ne serait pas rétablie . Elle eut encore quelques jours de bonheur au milieu de ses amis ; puis , au commencement de l' automne , elle s' éteignit doucement , sans souffrir beaucoup , dans les bras de sa mère . Elle s' était fait chérir , et la bonne Mlle Cayer , de retour à la Seille après un long séjour dans sa famille , déclarait ne savoir laquelle elle préférait de ses deux élèves . Folla pleura beaucoup sa sœur de lait , et demeura longtemps triste de sa perte ; puis elle se mit à l' étude avec ardeur pour réparer le temps perdu , ce qui put la consoler un peu . Vous devinez si elle était gâtée par ses parents , qui voulaient la dédommager de tout ce dont elle avait été privée pendant quelques mois ; mais cela n' altéra jamais son caractère généreux et aimant . Elle resta la charmante petite fille qui donnait tout son argent aux malheureux , et savait rendre service à tout le monde . Aussi était-elle chérie de tous , et particulièrement de la pauvre Gervaise , qui disait souvent en essuyant ses larmes : « J' ai perdu deux fois ma fille , mais j' en ai trouvé une autre qui me fait supporter la vie . »