— Monseigneur , dit Fortune , nous autres Français nous n' avons point la vanterie des Espagnols . S' il y a chez nous un défaut , c' est que nous ne savons pas nous faire valoir suffisamment . Je suis brave , mes preuves sont faites , et quant à la prudence , j' en ai en vérité à revendre . À Paris , comme à Florence , à Turin et dans d' autres villes capitales , mon adresse passe en proverbe , et c' est justice , car aussitôt que j' entreprends une affaire elle est dans le sac . En me choisissant , Votre Éminence a eu la main heureuse : je lui en fais mon sincère compliment . C' était un magnifique garçon , à la taille élégante et robuste à la fois . Il disait tout cela en souriant , debout qu' il était , dans une attitude noble mais respectueuse , incliné à demi devant un personnage aux traits sévères et fortement accentués qui portait le costume de prêtre . Il avait , lui , notre beau jeune homme , l' accoutrement d' un cavalier d' Espagne . La plume de son feutre , qu' il tenait à la main et dont les bords étaient relevés à la Castillane , balayait presque le sol . L' expression de son visage était douce , franche , mais légèrement moqueuse , et ses traits auraient péché par une délicatesse un peu efféminée , sans une belle moustache soyeuse et noire , qui relevait ses crocs galamment tordus jusqu' au milieu de sa joue . Il y avait un singulier contraste entre cette figure jeune et charmante , où s' étalait en quelque sorte effrontément toute l' insouciance d' une jeunesse aventureuse , et le front maladif de ce prêtre qui semblait courbé sous les fatigues de la pensée . Ce prêtre était un Italien , fils de jardinier , ancien sonneur de la cathédrale de Plaisance , présentement cardinal , grand d' Espagne de première classe et ministre d' État du roi Philippe V . Il avait nom Jules Alberoni , et voulait refaire en plein dix-huitième siècle la grande monarchie de Charles-quint . La Suède , une portion de l' Italie , toute l' Allemagne du sud , la Turquie et jusqu' à la Russie , qui naissait à peine à l' existence politique , étaient pour lui les éléments d' une redoutable ligue sous laquelle il voulait écraser la France et l' Angleterre : La France , qu' il rêvait province espagnole , et l' Angleterre , où il prétendait réintégrer les Stuarts , sous cette condition que l' Église protestante serait anéantie . On était en 1717. Alberoni entrait dans sa cinquante cinquième année et atteignait le faîte de sa puissance politique . Dans toute l' Europe , les connaisseurs pariaient pour lui contre l' Angleterre et la France . Outre ces ennemis du dehors , la France avait en effet contre elle , à ce moment , les vices compromettants du régent , les menées des fils légitimes de Louis XIV et les troubles de la province de Bretagne . Quant à l' Angleterre , le parti des Stuarts y semblait si puissant en Écosse et aussi en Irlande , que la présence seule du chevalier de Saint-Georges , fils du roi Jacques , devait suffire , selon la croyance générale , à déterminer une révolution . Il nous reste à dire que la scène se passait à l' ancien palais d' été de la princesse des Ursins , dans la campagne de Alcala de Hénarès , près de Madrid . L' œil pensif et demi-clos du cardinal interrogeait avec distraction la riante physionomie de son jeune compagnon . Quand celui -ci eut achevé l' énumération de ses mérites , le cardinal dit entre haut et bas : — Avec cela , seigneur cavalier , vous regorgez de modestie ? — On s' accorde à le reconnaître , Monseigneur , répondit Fortune avec une entière bonne foi . Et il salua militairement . Un sourire où il y avait de la bonhomie vint aux lèvres pâles du Premier ministre . — S' il vous plaît , seigneur cavalier , poursuivit-il , où avez -vous pris ce nom de Fortune ? — J' étais certain , répliqua notre jeune homme , que Votre Éminence le remarquerait . Il sonne bien et plaît à tout le monde . Je ne l' ai pas pris , on me l' a donné . Dans le cours de mes voyages , j' ai été poursuivi par une chance si constamment heureuse , que les gens se disaient : « Voici un jeune homme qui est né coiffé , assurément ! » — Vous êtes gentilhomme ? demanda ici le cardinal . — Il y a cent à parier contre un , oui , Monseigneur . Ma figure et ma tournure en sont d' assez bons garants , je suppose . Mais il y a autour de ma naissance un nuage que je n' ai encore eu ni le temps ni l' occasion de dissiper . Au demeurant , cela ne m' inquiète point : certain ou , à peu près , d' être le fils d' un marquis ou d' un duc , il m' importe assez peu de savoir au juste , quel est ce duc ou ce marquis . J' ai le caractère admirablement fait et ne me nourris jamais de mélancolie . Pour en revenir à mon nom , ce fut en Italie , je crois , qu' on me le prêta pour la première fois ... oui bien , à Milan , voici de cela deux ou trois années . Je fus attaqué sur le tard , dans une petite rue qui est derrière la cathédrale ; les voleurs me jugeant sur la mine avaient cru faire un excellent coup , car on jurerait à me voir que j' ai des doublons pleins les poches . « J' étais seul contre une demi-douzaine de coquins , et perdis pied après m' être vaillamment défendu . L' histoire est assez piquante , ne vous impatientez pas , Monseigneur . Couché dans mon sang sur le pavé et ne pouvant plus me défendre , je sentis les coquins mettre leurs mains dans mes goussets , où il n' y avait absolument rien . Ils blasphémèrent comme des ruffians qu' ils étaient , et s' en allèrent fort mécontents ; mais au moment où le dernier se relevait , un objet heurta ma poitrine et rendit un son harmonieux . « Une bourse fort bien garnie , ma foi , et que le bandit avait sans doute dérobé à quelqu'un de moins heureux , mais de plus riche que moi , venait de glisser hors de sa poche . C' était un cadeau que ce scélérat me faisait malgré lui ... J' avais oublié de dire à Monseigneur que je me promenais ainsi de nuit parce que mon hôtelier , pour une misérable dette de quatorze ducats , m' avait envoyé coucher à la belle étoile . La bourse contenait cinquante doubles pistoles , mais je n' en eus pas besoin pour rentrer à mon logis . Une jalousie se releva tout auprès du lieu où j' étais tombé , une fenêtre s' ouvrit , et une voix plus douce que celle des anges ... » La main du cardinal , sèche et blanche comme un ivoire sculpté , fit un geste , et notre jeune homme s' inclina en ajoutant : — Monseigneur , mon histoire pourrait être racontée devant une carmélite . J' en abrégerai néanmoins les détails . La jeune dame était de la cour , et Votre Éminence sait par expérience comme on monte vite à la cour , quand on a du bonheur et du génie . Sans la méchante humeur du mari , qui était un homme à courte vue et qui me fit jeter peu de temps après dans un cul de basse-fosse , je serais à présent un personnage considérable , voilà le fait certain . — Singulier dénouement , murmura le prélat , pour une aventure qui vous mérita le nom de Fortune ! — J' en demande pardon à Votre Éminence ! s' écria vivement le jeune cavalier . Je n' ai pas tout dit : le jour même où j' entrai en prison , mon logis brûla misérablement depuis les caves jusqu' aux greniers . Sans la jalousie maladroite de cet excellent seigneur , c' en était fait de moi ! En prison , d' ailleurs , je fis la connaissance d' un gentilhomme qui commandait une bande dans l' Apennin . Nous rompîmes nos chaînes ensemble , et , voyez la filière ! ce hasard me conduisit jusqu' à Rome sous prétexte d' y être pendu . Je dis tout à Monseigneur , sachant que les vrais politiques aiment à employer les gens qui ont une étoile . On me pendit en effet , mais la corde cassa , et Sa Sainteté ayant eu la curiosité de me voir , défendit qu' on recommençât avec une corde neuve . « J' avais fait impression sur le père commun des fidèles par ma tournure galante et mon agréable caractère : au lieu d' être pendu , feu le petit collet , ( 1 ) et Dieu sait où je serais parvenu dans cette voie nouvelle si le protonotaire apostolique n' avait eu une nièce . « Je m' éveillai un matin au château Saint-Ange , et il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître là l' influence de mon étoile : ma vocation est l' épée , et huit jours de plus j' avais la tonsure ! « Au lieu de cela et en moitié moins de temps , une personne charitable qui venait visiter les prisonniers , eut pitié de ma jeunesse et me donna la clef des champs . Je gagnai la mer et pris passage comme matelot à bord d' un navire qui revenait en France . Les corsaires algériens nous abordèrent en face de l' île de Sardaigne , et me voilà l' esclave des infidèles . « Mon étoile , Monseigneur ! Pendant qu' on m' emmenait captif au pays africain , la peste était à Marseille ! « De fil en aiguille et pour ne pas ennuyer Votre Éminence , je ne suis pas un bien grand sire , mais j' ai passé au travers de tous les dangers imaginables sans y laisser ma peau et subi tous les malheurs sans y perdre mon bonheur ; j' ai vécu là-dedans comme la salamandre au milieu des flammes ... Si bien qu' hier je me trouvais sur le pavé de Madrid , sans feu ni lieu , avec un pourpoint troué et des bottes qui n' avaient plus de semelles , lorsqu' on a crié au voleur au coin de la rue de Tolède . Tout le monde courait , j' ai fait comme tout le monde , et les archers de la Sainte-Harmandad , me choisissant d' un coup d' ail au milieu de la foule , m' ont mis la main au collet pour me conduire en prison . « Mon étoile ! Il n' y aurait pas eu un homme sur cent pour gagner ce lot à la loterie : Comme je m' en allais assez triste entre quatre hallebardiers , ne parlant déjà plus , tant j' étais las de protester de mon innocence , j' ai senti un doigt qui touchait mon épaule . « On n' est pas fier dans ces moments là ! Je me suis retourné paisiblement et j' ai reconnu La Roche-Laury , l' ancien écuyer de M . de Vendôme qui fut , je crois , Monseigneur , un peu le bienfaiteur de Votre Éminence ... car vous êtes venu de loin , vous aussi , et après moi je ne connais personne qui pût mériter si bien ce joli nom de Fortune ! « — Corbac , s' écria La Roche-Laury , je ne me trompais pas ! C' est cet innocent de Raymond ! « On m' appelait ainsi avant mon aventure du voleur , qui me fit cadeau de cinquante doubles pistoles . « Je vis tout de suite à la contenance de mes gardiens que La Roche-Laury était maintenant un homme d' importance . « — En es tu venu à couper les bourses dans le ruisseau , Fortune , mon pauvre Fortune ? dit-il encore . « Et comme je protestai , il écarta mes hallebardiers pour me tirer à part . « — Ce serait pitié de te voir pendu , me dit-il , tu es plus beau garçon que jamais . Veux -tu jouer un jeu à te faire casser le cou ? « Monseigneur , La Roche-Laury pourra témoigner que je ne demandai même pas ce qu' on pouvait gagner à ce jeu . « Mon premier mot fut celui -ci : « — La mule du pape ! Où sont les cartes pour jouer à ce jeu ? « — Il n' y a ni cartes , ni dés , me répondit La Roche-Laury . « - Mes drôles , ajouta-t-il en s' adressant aux hallebardiers , allez pêcher d' autre poisson , je réponds de ce gentilhomme . « Mon étoile ! J' eus à souper au lieu d' aller en prison , La Roche-Laury m' acheta un pourpoint presque neuf , des chausses qui peuvent encore faire un bon usage , des bottes d' excellent cuir et même quelques bouts de dentelles . Cette nuit , par la morbleu ! j' ai couché sur un lit de plume , et ce matin on m' a donné un cheval sur lequel j' ai fait huit lieues à franc étrier pour venir vers Votre Éminence et lui dire : Ordonnez , j' obéirai ! Ayant ainsi parlé , le cavalier Fortune se redressa et attendit . Les yeux demi fermés du cardinal rejoignirent complètement leurs paupières . Vous avez l' habitude de jurer ? murmura-t-il . Corbac ! gronda Fortune , La Roche-Laury m' avait pourtant bien prévenu de ne point dire devant vous : La mule du pape . Il y eut un silence pendant lequel le ministre sembla profondément réfléchir : — Allez dîner , dit-il . Fortune s' inclina . — Après dîner , poursuivit le cardinal , vous ferez un tour de promenade . Nouveau salut de Fortune . — Ensuite de quoi , reprit le ministre , vous vous mettrez au lit , s' il vous plaît . — Tout cela , pensa notre cavalier , ne me paraît pas la mer à boire ! Le cardinal rouvrit les yeux et ajouta : — Demain matin vous partirez . Fortune était tout oreilles . Il attendit quelques instants , puis voyant que l' Éminence ne parlait plus , il se hasarda à demander : — Pour quel pays , Monseigneur ? Albéroni , moitié de grand homme , comédien à l' instar de tous les gens d' Italie , aimait passionnément la mise en scène . Il étudiait sans cesse l' histoire du cardinal de Richelieu et , ne pouvant mieux faire , il imitait avec soin les allures mystérieuses de son modèle . — Avant de vous coucher , ajouta-t-il à voix basse , vous vous promènerez sur la route de Madrid . S' il vous arrivait de rencontrer un quidam ayant l' épaule droite plus haute que la gauche , un taffetas vert sur l' œil et des cheveux blonds , évitez de l' entretenir ou de vous battre avec lui ; ne suivez aucune femme , défense de boire , de jouer et de jurer . Sa blanche main montra la porte ; Fortune se confondit en révérence et sortit à reculons . Au moment où il passait le seuil , le cardinal lui dit encore : — Votre gîte est à l' auberge des Trois-Mages , porte de l' Escurial . Fortune se rendit fidèlement à l' hôtellerie indiquée et y dîna en conscience . Il se promena sur la route de Madrid et n' eut point la peine d' éviter conversation ou bataille avec le quidam aux épaules inégales , orné d' un taffetas vert sur l' œil et coiffé de cheveux blonds crépus , car il ne rencontra personne à qui ce signalement remarquable pût être appliqué . Il ne but ni ne joua , parce qu' il n' avait pas un quarto dans sa poche . Il ne suivit point la seule femme qui croisa son chemin , attendu qu' elle était vieille et laide , et s' il jura un tantinet , ce fut à lui tout seul : la mule du pape ! Il était intrigué : son imagination travaillait . Quelle allait être sa besogne ? En tout cas , il se disait que Son Éminence aurait bien pu lui donner quelques quadruples en avance sur le marché . Il rentra , soupa , se coucha et dormit comme un juste . Au petit jour , l' hôtelier des Trois-Mages entra dans sa chambre et lui dit : — Le cheval de votre seigneurie est sellé et bridé , voici l' heure de partir . Fortune sauta hors de son lit et fut prêt en un clin d' œil . Il pensait : — Au moment de quitter l' auberge , il faudra bien que je sache où je vais ... Sur le seuil il retrouva l' hôtelier . C' était un Asturien jaune et noir qui pleurait de la bile . — Seigneur cavalier , lui dit-il , je ne vous demande rien pour vos deux repas et votre gîte . — Et n' êtes -vous point chargé , au contraire , de me donner quelque chose ? demanda Fortune . L' Asturien montra en un sourire ses dents qui avaient la couleur du chocolat d' Espagne , célèbre alors dans l' univers entier . — Montez , dit-il en désignant du doigt le cheval tout harnaché . — Par la sambleu ! s' écria Fortune , je veux bien monter , mais où irai -je ? L' hôtelier lui tint l' étrier avec un respect ironique , et , quand Fortune fut en selle , lui dit : — Route de Guadalaxara . Vous irez jusqu' à la cinquième borne militaire , et vous attacherez votre cheval à l' anneau scellé dans la borne . — Et puis ? Demanda Fortune . — Vous attendrez , répondit l' asturien . Que Dieu protège Votre Seigneurie dans la forêt ! C' était une gaie matinée de printemps . Il faisait froid , comme il arrive souvent dans la campagne de Madrid , et Fortune regrettait que La Roche-Laury , sa providence , n' eût point songé à joindre un manteau à son pourpoint et à son haut-de-chausses . Le jour était encore incertain . Fortune , chevauchant du côté de la route où étaient les bornes militaires , voyait du côté droit un autre cavalier qui allait bon pas sur une grande mule . Ce cavalier avait un manteau et fredonnait entre ses dents des airs que Fortune aurait pris pour des refrains de France si l' on n' eût point été en Castille . Quoique Fortune , selon sa propre appréciation , et comme il l' avait franchement avoué au cardinal , fût un garçon sans défauts , il céda aux conseils de la faiblesse humaine et pressa le pas de son cheval pour voir un peu la figure de ce voyageur qui pouvait devenir un compagnon de route . Mais l' autre , entendant le bruit du trot dans la poussière , souffleta les oreilles de sa mule , qui aussitôt allongea . En même temps , il ramena sur son visage les plis du manteau que Fortune lui enviait . Fortune prit le petit galop , la mule aussi , de sorte que la distance restait toujours à peu près la même entre nos deux voyageurs . — Tête-bleu ! pensa Fortune , qui n' était pas endurant de sa nature , ce croquant pense-t-il m' en donner à garder ? Et il piqua des deux . Mais la mule prit aussitôt le grand galop . Fortune , mordu au jeu , donna de l' éperon comme un diable , et ce fut bientôt entre les deux voyageurs une véritable course au clocher . Pendant cela , le jour grandissait . Fortune se disait , commençant à distinguer la tournure de l' homme à la mule : — Voici un gaillard mal bâti , ou que je meure ! Il a des cheveux qui coifferaient bien un jocrisse sur le Pont-neuf . Quand je vais l' atteindre , je lui demanderai un peu pourquoi il m' a fait courir ainsi . Son cheval , vivement poussé , gagnait du terrain ; l' autre voyageur , qui craignait d' être vaincu dans cette lutte de vitesse , tourna la tête pour la première fois , afin de voir qui le poursuivait ainsi . Ce fut un coup de théâtre . Fortune serra le mors de son cheval , qui s' arrêta court . Il venait d' apercevoir sur l' œil droit de l' homme à la mule une large bande de taffetas vert . — Sang de moi ! s' écria-t-il , j' aurais dû deviner cela depuis longtemps ! épaules dépareillées et perruque rousse ne me suffisaient -elles pas sans l' emplâtre ? Je n' ai rien à faire de ce coquin , puisque j' ai défense de causer avec lui et de me battre contre lui ! Ce coquin , comme l' appelait Fortune , était animé sans doute de sentiments pareils , car après avoir regardé notre cavalier , non seulement il continua de fuir à fond de train , mais encore il se jeta hors de la route et disparut derrière un bouquet de chênes-lièges qui rejoignait le Hénarès . Fortune reprit sa marche au pas . Le soleil commençait à rougir les vapeurs de l' horizon . Fortune en était encore à se demander quel diable de fringale avait pris l' homme à la mule , lorsqu' il aperçut la cinquième borne militaire entre Alcala et Guadalaxara . Fortune descendit de cheval , attacha sa monture à l' anneau de fer scellé dans la borne et s' assit sur le parapet du pont . À l' autre bout du parapet , un moine en robe brune , rattachée aux reins par une corde écrue , regardait couler l' eau . L' arrivée de Fortune ne sembla point troubler sa méditation . Un long quart d' heure se passa , et Fortune commençait à perdre patience , lorsqu' au sommet de la côte en pente douce qu' il venait de descendre pour arriver jusqu' au pont , un cortège se montra . C' étaient deux mules honnêtement caparaçonnées , entre lesquelles une litière de voyage se balançait . Quatre vigoureux arriéros , le fouet à la main , l' espingole en bandoulière , accompagnaient les mules deux à droites , deux à gauche . Le moine quitta aussitôt sa posture méditative et vint droit à Fortune . Il entrouvrit son froc et mit sur la borne un sac d' argent en disant : — Cavalier , voici de quoi payer les frais de votre voyage dans la forêt . — À la bonne heure ! s' écria Fortune , je vais savoir enfin où je vais ! — Vous allez coucher à Guadalaxara , répondit le moine . Gardez -vous seulement en chemin d' un certain personnage qui est bossu de l' épaule droite , rousseau de cheveux et qui porte un taffetas sur l' œil . — je l' ai vu , le personnage , riposta vivement Fortune ; au lieu de me garer de lui , ne serait-il pas plus court de l' assommer ? Le moine mit un doigt sur sa bouche . Les deux mules , la litière et les quatre arriéros armés jusqu' aux dents arrivaient à la tête du pont . — « Alto ahi ! » commanda le moine sans élever la voix . Quoi qu' il eût pu faire , Fortune n' avait pas encore distingué son visage , perdu dans l' ombre d' une profonde cagoule . Le cortège s' arrêta aussitôt . Le moine dit encore , en s' adressant à Fortune : — Cavalier , regardez de tous vos yeux et ne perdez rien de ce que vous allez voir . Il marcha en même temps vers la chaise suspendue dont la portière s' ouvrit , découvrant une jeune femme -- ou une jeune fille -- au teint pâle et à la physionomie intelligente . Fortune resta ébloui par le regard que l' inconnue lui jeta . Le moine échangea quelques rapides paroles avec la jeune dame de la litière , puis la portière se referma et le cortège reprit sa marche . — Qu' avez -vous vu ? demanda le moine à Fortune . — Une figure de jolie femme , répondit celui -ci , seulement je ne l' ai pas vue assez longtemps . — La reconnaîtriez -vous si vous veniez à vous rencontrer avec elle ? — Pour cela , oui . — Dans un mois comme aujourd'hui ? — Dans un an , s' il me faut attendre jusque -là . Le moine dit : — C' est bien . Et il ajouta : — Si quelqu'un vous parle de la Française , vous saurez qu' il s' agit d' elle . — Bien , dit Fortune à son tour , je le saurai . Après ? Le moine croisa ses bras sur sa poitrine . — Cavalier , répondit-il , vous vous arrêterez au Taureau-Royal , qui est la première posada en entrant à Guadalaxara par le faubourg de Madrid . Que Dieu vous protège dans la forêt ! À ces mots , il tourna le dos et prit à pas lents le chemin de Alcala . Fortune resta un moment abasourdi . C' était la troisième fois qu' on lui parlait de « la forêt » . Les forêts sont rares en Espagne . Mais comme Fortune n' était pas homme à se creuser la tête longtemps ni à délibérer outre mesure , il versa sur le parapet le contenu du sac à lui remis par le moine et se mit à compter son argent avec plaisir . Il y avait deux cents douros de vingt réaux chacun , ce qui formait à peu près mille livres tournois en argent de France . — Ce cardinal , pensa Fortune , est un homme de sens ; il m' a payé en argent et non point en or , parce qu' il s' est dit : « Avec un gaillard comme ce joli garçon de Fortune , les grosses pièces vont plus vite que les petites . » En somme , le cadeau me parait suffisant pour aller jusqu' à la couchée . Quand il eut remis les douros dans le sac , il revint vers son cheval pour le détacher , et dirigea ses yeux vers la route qui lui restait à parcourir . Au beau milieu du chemin , à un demi-quart de lieue , il y avait un homme immobile qui semblait suivre ses mouvements avec une attention toute particulière . De si loin on ne pouvait pas distinguer l' emplâtre de taffetas vert , et pourtant Fortune crut reconnaître le rousseau à l' épaule contrefaite . Une chose étrange changea son doute en certitude aussitôt que l' homme vit le regard de Fortune fixé sur lui , il tourna bride , quitta la route battue et disparut dans la campagne . Fortune se remit en selle et poussa incontinent son cheval . Ce n' était pas pour rejoindre le rousseau , bien que la fuite de ce dernier lui donnât vaguement envie de l' atteindre . Il se disait tout bonnement : -- Les mules de la Française vont au pas , les arriéros sont à pied : en trottant cinq minutes je rejoindrai la litière , et ce sera bien le diable si la belle inconnue ne met pas un peu le nez dehors , car on doit étouffer dans cette boîte . Fortune trotta pendant dix minutes , puis il galopa pendant un quart d' heure , mais il ne vit ni mules , ni chaise , ni muletiers . Il arriva de bonne heure à la posada du Taureau-Royal , qui était située à l' entrée même de la ville . Fortune laissa sa monture à l' écurie du Taureau-Royal , pénétra dans la ville pour chercher son souper . À quelques pas de la posada , il fut abordé par un bourgeois d' honnête mine , qui le salua avec respect et lui dit . — Seigneur cavalier , n' auriez -vous point rencontré sur votre route un homme monté sur une mule , avec des cheveux rouge carotte , une épaule démise et un emplâtre sur l' œil gauche ? — Non , répondit Fortune , il porte l' emplâtre sur l' œil droit . Le bourgeois lui adressa un aimable sourire . — Son Éminence , reprit-il à voix basse , sait choisir ses serviteurs , et vous avez tout ce qu' il faut pour traverser la forêt . Bonhomme ! s' écria Fortune vivement , allez -vous enfin me dire quelle est ma besogne et où se dirige mon voyage ? Le sourire du bourgeois devint plus malicieux et il répondit : — Vous ne trouveriez pas dans toute la ville de Guadalaxara , qui est pourtant capitale de province , un seul cabaret pour manger un morceau de lard frais , sur le gril ; mais Michel Pacheco , le marchand de futaine , a bien reçu votre lettre et sa maison est toujours à la même place sur le parvis de l' église Saint-Ginès . — Je veux que Dieu me damne ... commença Fortune . Mais il n' eut point l' occasion d' achever , parce que le bourgeois , se bouchant les oreilles à deux mains , partit comme si toute la sainte Inquisition eût été à ses trousses . Fortune s' adressa au premier passant venu et lui demanda où était le meilleur cabaret . — Il y a celui de Guttierez , répondit le passant , où il vint une moitié de mouton la quinzaine passée ; il y a aussi celui de Raphaël Nunez , dont les deux poules pondent de temps à autre ; mais si vous voulez manger un oignon doux , cuit à point sur la braise , allez chez jean de La Vega , et vous m' en direz des nouvelles ! Le passant suivit son chemin . Fortune se mit à écouter son estomac qui criait misère et songea mélancoliquement à tous les bons endroits qu' on rencontre dans tous les coins de Paris , cette capitale de l' hospitalité . Il pénétra plus avant dans la ville majestueuse et bien bâtie , dont les sombres maisons ne laissaient sortir aucune odeur de cuisine . Plusieurs invocations qu' il adressa à son étoile n' eurent aucun résultat . Chemin faisant il avait mis le nez à la porte des divers cabarets indiqués par le passant charitable , mais le mouton de la quinzaine passée était mangé , les deux poules n' avaient point pondu , et Fortune n' aimait pas les oignons doux cuits dans la braise . La principale maison du parvis , située vis-à-vis du portail de l' église , avait une apparence tout à fait respectable . L' enseigne disait en caractères creusés profondément et vieux comme la maison elle -même : « Michel Pacheco , marchand de futaine » . Une femme voilée et dont les épaules gracieuses s' enveloppaient dans une mantille de dentelle noire sortit de l' église , escortée par une duègne qui portait son livre de prières . On ne voyait rien de son visage , et peut-être qu' en ce moment notre cavalier affamé eût préféré une tranche de bœuf à la plus délicieuse aventure du monde . Mais comme la tranche de bœuf manquait , Fortune se complut à regarder la taille harmonieuse et l' élégante démarche de la jeune femme . Car elle était jeune , il l' eût juré sur son salut . Elle passa tout près de lui , et , comme il touchait son feutre pour lui adresser un galant salut , une voix aigrelette se fit entendre sous les coiffes de la duègne , disant : — Vous êtes en retard : on vous attend , fleur d' amour ! En ce moment , l' angélus sonna à la tour de l' église et vingt fenêtres s' ouvrirent tout autour de la place , montrant des hommes et des femmes qui faisaient dévotement le signe de la croix . Fortune suivait des yeux l' inconnue qui se dirigeait vers la maison faisant face au portail . Au second étage de cette même maison une fenêtre s' était ouverte , et Fortune poussa un cri d' étonnement en y voyant paraître la perruque rousse et les épaules difformes de son mystérieux ennemi , l' homme à la bande de taffetas vert sur l' œil . Celui -ci se signa comme les autres ; mais à la vue de Fortune , il fit une grimace de colère et referma précipitamment la croisée , à l' instant même où la dame voilée et sa duègne entraient dans la maison . Ce fut alors seulement que le nom de Michel Pacheco , gravé au-dessus de la porte , frappa les yeux de Fortune . — Que je sois pendu , grommela-t-il , si le bourgeois de tantôt n' avait pas raison ! Ce misérable coquin de rousseau a bien vraiment son emplâtre sur l' œil gauche , à moins que l' excès de mon appétit ne me donne la berlue ... Mais que disait-il donc avec ma lettre que ce Michel Pacheco , marchand de futaine , a reçue ? Je n' ai point écrit de lettre ... — À la fin ! à la fin ! s' écria une voix de basse-taille derrière lui , voici mon excellent ami et frère le cavalier Fortune , qui vient chercher son manteau et sa soupe ! Fortune se retourna et vit un petit homme tout habillé de brun , maigre , chétif , chauve comme la lune , qui s' élançait vers lui impétueusement , les bras ouverts . Quoi qu' il en eût , il ne put éviter la plus chaude accolade qu' il eût reçue à brûle-pourpoint en sa vie . — Voilà du temps que nous ne nous sommes vus , reprit le petit homme , sincèrement attendri ; mon logis n' est pourtant pas bien difficile à trouver ; Vous n' aviez qu' à demander , mon cher fils , l' église Saint-Ginès . Depuis que l' église est bâtie , les Pacheco vendent de la futaine en face du portail . Mais mieux vaut tard que jamais ; entrez , cousin , la soupe est au chaud , et nous allons trinquer à la prospérité de notre famille . Aussitôt qu' il eut passé le seuil du marchand de futaine , les vapeurs d' une marmite , où mijotait l ' « olla podrida » mélangée selon le grand art des cordons bleus Castillans , vinrent gonfler ses narines . L ' « olla podrida » , ou pot pourri , un peu démodée aujourd'hui était , on le sait , le pot-au-feu des âges héroïques en Espagne . Pélage en était nourri , et le Cid campéador l' aimait à la folie . Le petit et noir Michel Pacheco , comme s' il eût deviné les désirs de son hôte , le fit entrer tout de suite dans une salle à manger assez vaste . La table était servie et portait à son centre une soupière qui s' entourait de six assiettes rangées comme si on eût attendu un nombre égal de convives . Cependant , outre le marchand de futaine , il n' y avait qu' une femme maigre et très longue qui portait le menton à un bon demi-pied au-dessus de la tête de Michel Pacheco , son mari . — Voici notre bien cher parent , dit le petit marchand de futaine en lui présentant Fortune dans les formes ; accueillez-le comme il faut , je vous prie , Concepcion , mon trésor . Vous pouvez l' embrasser sans que les malveillants y trouvent à redire . Puis , se tournant vers le cavalier , il ajouta : — Voici Concepcion Pacheco , ma compagne , qui a fait le bonheur de ma vie ; vous pouvez l' embrasser sans offenser la morale . Ceci sautait aux yeux comme un axiome . On aurait pu même aller plus loin au gré de Fortune et affirmer que le fait d' embrasser Concepcion , le trésor , était une affligeante et cruelle pénitence . Mais Fortune eût passé par-dessus bien d' autres dangers pour arriver jusqu' à la soupière . Concepcion , ayant été embrassée , prononça avec lenteur et méthode un bénédicité aussi long qu' elle -même , puis on prit place autour de la table . — Sers , mon diamant , dit le marchand de futaine , notre cousin a un appétit de voyageur . Concepcion , obéissante , plongea aussitôt la cuiller dans le potage et emplit jusqu' au bord une assiette que Fortune dévorait des yeux ! — Domingo ! dit-elle tout bas . Un Noir parut à la porte et traversa la chambre de ce pas furtif qui appartient aux gens de sa couleur . Concepcion lui tendit l' assiette sans ajouter une parole et le Noir disparut . La même cérémonie eut lieu pour la seconde et pour la troisième assiette . Fortune n' eut que la quatrième . Il est vrai de dire qu' il en trouva le contenu excellent et qu' il l' expédia en un clin d' œil . — Ah ça ! s' écria-t-il , retrouvant toute sa gaillarde humeur à la dernière cuillerée , la mule du pape ! Mon cher cousin et ma chère cousine , je ne me plains pas de l' absence du rousseau , je me console de celle de la duègne , mais pourquoi ne voyons-nous pas la jeune dame ? Concepcion leva sur lui ses yeux mornes , et le petit Pacheco , glissant sa main sous la table , lui pinça la cuisse jusqu' à lui arracher un cri de douleur . — Trop parler nuit , murmura-t-il à son oreille . Puis il se tourna vers celle qui avait fait le bonheur , de sa vie , et de son autre main il se toucha le front , comme pour lui dire : — Le pauvre cousin est un peu fou . Quel malheur ! Concepcion , satisfaite , reprit sa raide impassibilité . Plusieurs fois pendant le repas , qui fut meilleur et plus abondant que ne le comportait la coutume en Espagne , Fortune essaya de rompre le silence ; mais Conception semblait muette , et , quant au petit Pacheco , il vous avait des réponses à couper la conversation la mieux engagée . Après le dessert , Conception se leva et récita les « Grâces » . — Ma perle , lui dit le petit marchand , nous ne reverrons pas notre parent de sitôt ; fais-nous monter un flacon de vin d' Andalousie . Les yeux éteints de Conception se fixèrent sur Fortune avec une expression singulière . Notre cavalier crut y voir une sorte de compassion . Mais la longue femme , après l' avoir salué en cérémonie , sortit sans prononcer une parole . Le noir Domingo apporta presque aussitôt après le flacon de vin andalou . — Fermez les portes , s' écria le petit marchand , qui se frottait les mains avec transport . Dieu merci , nous voilà libres , et nous allons passer une agréable soirée ! Concepcion est un joyau avec qui j' ai coulé des jours filés de soie et d' or , mais sait -on ce qu' elle va faire chaque matin au bureau du Saint-Office ? ... Buvez de ce vin en confiance , mon camarade , le duc de Médina Coeli ne possède pas toutes les vignes de la campagne de Xérès ... Hé ! hé ! Il avait rempli jusqu' au bord le verre de Fortune . — Quel temps ! continua-t-il avec une croissante volubilité ; quel pays ! quelles mœurs ! que de mystères ! Les pavés nous espionnent , mon ami , les murailles aussi , et aussi les girouettes qui sont sur le clocher des églises . Y a-t-il longtemps que vous connaissez le frère Pacôme ? Fortune , qui était en train de boire , éloigna le verre de ses lèvres . — Le frère Pacôme ? répéta-t-il . — Faites donc l' ignorant ! s' écria le petit marchand sur un ton de caresse . Vous grelottiez ce matin avant d' arriver au pont du Hénarès , sous Alcala , et je suis chargé de vous tailler un manteau dans ma meilleure pièce de futaine . — Voilà , dit notre cavalier , une attention délicate , et je suppose que ce frère Pacôme est le moine qui regardait couler l' eau sur le parapet du pont . — Saint Antoine de Padoue , priez pour nous ! gronda Michel Pacheco ! Comment trouvez -vous mon vin , seigneurie ? — Excellent ! — On ne sait jamais à qui l' on parle . Vous êtes peut-être un grand d' Espagne ... avez -vous défiance de moi ? — Pas le moins du monde , répondit Fortune , qui tendit son verre . — Alors , déboutonnons-nous , je vous prie , comme d' honnêtes cœurs que nous sommes . Où allez -vous de ce pas , seigneur cavalier ? — Je veux mourir sans confession , répondit Fortune , si j' en sais le premier mot . Michel Pacheco se signa . — Vous jurez comme un hérétique de France , murmura-t-il . — Et j' espérais bien , ajouta Fortune , que vous alliez m' apprendre le but de mon voyage . On m' a parlé d' une forêt ... Pacheco sourit et rapprocha son siège . — Bienheureux saint Jacques de Compostelle , dit-il avec ferveur , quel pays ! quel temps ! tout est espion : les choses et les hommes ! les arbres de la campagne et les oiseaux du ciel ! Est -ce que vous n' en avez pas rencontré sur votre route ? — Si fait , répartit vivement Fortune , je parie que le rousseau en est un . Michel Pacheco sourit encore et ajouta tout bas : — Le petit rousseau qui a une épaule plus haute que l' autre ? — Et un taffetas vert sur l' œil , acheva Fortune . Le marchand lui versa un troisième verre en disant : — C' en est un , et tout particulièrement dangereux . — Alors , pourquoi diable est-il dans votre maison ? s' écria Fortune . La mule du pape ! voilà qui est louche ! Michel Pacheco se leva et alla ouvrir toutes les portes pour voir s' il y avait quelqu'un derrière . — Chut ! fit-il en revenant . Prudence est mère de longue vie . Les murs ont des oreilles , et on n' est jamais brûlé en place publique pour avoir gardé le silence . Fortune passa la main sur ses paupières qui battaient . — On dirait que j' ai sommeil , pensa-t-il tout haut ; encore un verre de vin pour me réveiller , s' il vous plaît . Il avait la langue un peu épaisse . — Oui , certes , reprit-il en regardant au travers de son xérès jaune et limpide comme une topaze , c' est un singulier pays , et je donnerais bien quelques ducats pour voir au fond de mon aventure ... Dites -moi , cousin , cette jeune femme voilée qui sortait de l' église et qui est entrée chez vous avec sa duègne me trotte par la tête . J' ai cru reconnaître la Française . Le marchant de futaine fit un soubresaut à ce nom . — Êtes -vous donc aussi de cette affaire -là , mon camarade ? dit-il en joignant les mains . — Quelle affaire ? interrogea Fortune , sang de moi ! je voudrais bien savoir de quelle affaire je suis . Michel Pacheco baissa les yeux et ne répondit point ! Du reste , à dater de ce moment , il eut peu de frais à faire pour soutenir la conversation . Pendant quelques minutes , Fortune lutta contre le pesant sommeil qui s' emparait de lui . Il battit la campagne , parlant de son manteau , de son cheval et de la posada du Taureau-Royal , qu' il voulait regagner ; puis ayant encore essayé de se lever , il chancela et s' étendit commodément sur le carreau , où il ronfla bientôt comme une toupie . Michel Pacheco s' agenouilla auprès de lui et se mit à le fouiller fort dextrement , retournant avec soin chacune de ses poches . Il déposa le sac de deux cents douros en lieu sûr et sans y attacher une grande importance . Ce n' était point cela évidemment qu' il cherchait . — Pas un papier ! grommela-t-il . Son Éminence est un fin compère . Moi , qui sers les deux parties à la fois , je marque un point à Son Éminence . Il ouvrit un placard ménagé dans le mur et y prit un volumineux paquet de hardes noires . Puis il appela Domingo . Quand le nègre fut venu à l' ordre , il lui dit : — Tu vas faire la toilette de ce cavalier des pieds à la tête , et ne te gêne pas pour le tourner et retourner comme si c' était mannequin , il n' y a point de danger qu' il s' éveille . Fortune s' éveilla pourtant , mais ce fut seulement le lendemain matin , et dans une position si extraordinaire qu' il crut être le jouet d' un cauchemar . Il avait froid ; sa tête était lourde ; quelque chose trottinait sous lui , quelque chose qui n' était point son bon cheval . Sur cette monture qui lui sembla d' abord étroite et basse comme une chèvre , deux robustes mains le soutenaient à droite et à gauche . Il voulut lever les doigts pour frotter ses yeux troublés , ses deux bras s' embarrassèrent dans un vêtement flottant et large qu' il n' avait point coutume de porter . Sa première pensée fut pour le manteau promis par son hôte Michel Pacheco , l' excellent marchand de futaine ; mais cela ne ressemblait point à un manteau de cavalier , et d' ailleurs il n' y avait dessous ni pourpoint ni soubreveste . — Par tous les diables d' enfer ! s' écria Fortune , qu' est -ce que c' est que cette mascarade ? Une voix gutturale répondit à sa droite : — « Virgen immaculada . » Tandis qu' à sa gauche un organe flûté prononçait : — « Sin peccado concebida . » Les yeux de Fortune se dessillèrent , pour le coup : il se vit en rase campagne monté sur un âne de la pire espèce et portant le costume d' un Père de la Foi : soutanelle de cure , fendue aux hanches , chausses de panne , manteau droit sur lequel retombait un rabat empesé . Il était coiffé , en outre , de cet immense chapeau que la comédie de Beaumarchais a rendu si populaire : le couvre-chef de Bazile . Deux Pères de la Foi , portant exactement le même costume que lui et comme lui montés sur des ânes , l' accompagnaient . — Par la morbleu ! dit-il , ceci passe les bornes et n' était point dans mes conventions avec M . le cardinal . — Mon frère , prononça gravement le padre qui était à sa droite , il vous a été enjoint de ne pas jurer . — Et il vous avait été enjoint de ne point boire , ajouta le padre qui était à sa gauche . — Mais enfin , s' écria Fortune , saurai -je au moins ce qu' on attend de moi ? Le padre de gauche dit : — « Virgen immaculada . » Et le padre de droite repartit : — « Sin peccado concebida . » Et tous deux , en même temps , entrouvrant leurs manteaux de bure , montrèrent d' énormes pistolets tromblons passés dans leurs cordelières . D' instinct , Fortune tâta sa ceinture , où il n' y avait rien , sinon un rosaire . La route se poursuivit désormais en silence . Vers les dix heures du matin , la caravane fit halte un peu au-delà du bourg de Hita , dans une venta villageoise qui semblait fort misérable , mais où l' on trouva un déjeuner abondant . Les deux Pères de la Foi , compagnons de Fortune , ne prononcèrent pas une parole en prenant leur repas , mais firent preuve d' un mémorable appétit . Une fois remontés sur les ânes , le padre de droite et le padre de gauche prirent en main des rosaires d' une longueur démesurée , en avertissant Fortune qu' il avait le droit , lui aussi , de se livrer à ce délassement . On dîna vers deux heures après midi . Il semblait que les bons Pères eussent un maréchal des logis invisible qui préparait pour eux d' excellents repas dans des endroits impossibles . À cinq heures du soir , aux environs de la petite ville de Jadraque , où devait se faire la couchée , nos voyageurs rencontrèrent pour la première fois les mouvements de terrain qui annonçaient la chaîne de la Guadarrama . C' était dans un fond pittoresque . La route passait sur un vieux pont romain qui traversait l' inévitable Hénarès . Au-delà du pont , le paysage se relevait , gravissant déjà des croupes escarpées . Un homme montait la rampe , chevauchant au trot sur une grande mule . Il se retourna au bruit que faisaient nos voyageurs , et Fortune , qui l' avait déjà reconnu à ses épaules difformes et à ses cheveux roux , put voir sur son œil le fameux emplâtre de taffetas vert . — Mes Pères , s' écria-t-il , quelle que soit l' entreprise où nous sommes engagés ensemble , défiez -vous de ce misérable , c' est le plus dangereux de tous les espions ! Le rousseau s' était arrêté au sommet de la côte et dirigeait vers le pont un regard curieux . Mais en ce moment des pas de chevaux firent sonner les cailloux de la route , obligeant Fortune et ses deux compagnons à regarder derrière eux . Un tourbillon de poussière arrivait , rapide comme le vent . Du nuage , se dégagèrent une femme d' abord , vêtue en amazone , puis quatre gentilshommes . Ils couraient à bride abattue . Au moment où ils traversaient le pont , dépassant nos voyageurs , le vent souleva le voile de l' amazone , et Fortune ne put retenir un cri . Il avait reconnu le charmant visage de la dame mystérieuse qui s' était montrée la veille à la portière de la chaise . Et il eût juré que la Française lui avait adressé en passant un gracieux sourire . Où l' on appelle pour la première fois Fortune : « M . le duc » . Ce bon Michel Pacheco était payé pour ne point tromper quand il parlait d' espions échelonnés sur la route . Il ajoutait des profits politiques à son commerce de futaine , servant le roi et la ligue tour à tour , comme il convient à un marchand obligeant qui ne veut mécontenter aucune de ses pratiques . Une comédie , qui rappelait par de certains côtés les finesses cousues de fil blanc de la Fronde , se jouait entre Paris et Madrid , et tout le long du chemin il y avait des gens qui , comme Michel Pacheco , sans savoir au juste de quoi il s' agissait , connaissaient supérieurement les masques . On faisait du mystère à foison , car une conspiration qui ne se donnerait point la joie de la mise en scène périrait d' ennui dès le début . C' était une gageure établie de gouvernement à gouvernement . Philippe V envoyait en France des torches et des poignards ; le régent surveillait , en Espagne même , la marche de cette contrebande , afin de l' arrêter plus sûrement à la frontière . Philippe V avait à Paris son ambassadeur , Antoine Giudice , duc de Giovenazzo , prince de Cellamare , qui eut l' honneur de laisser son nom à la conspiration , et une multitude d' affidés secondaires parmi lesquels les mémoires et les romans ont noté surtout l' abbé de Porto-Carrero . Il avait en outre la faction des princes légitimés , à la tête de laquelle était Mme la duchesse du Maine . Il avait enfin les mécontents de Bretagne , croisés contre la régence du duc d' Orléans sous le nom des chevaliers de la Mouche-à-miel . À Rome , la princesse des Ursins travaillait pour lui malgré ses quatre-vingt ans et , en Angleterre , le comte de Mar levait une armée à ses gages . Le régent n' avait garde de rester en arrière ; il savait par cœur l' Espagne et les Espagnols . On ne devine pas au premier abord pourquoi ce pays austère et ces gens sobres sont si faciles à acheter , mais l' expérience prouve qu' il suffit de montrer une poignée de doublons pour avoir là-bas deux poignées de traîtres . Le régent entretenait des intelligences dans la maison même du cardinal Albéroni . Il n' était pas , dit -on , sans échanger quelque correspondance secrète avec Elisabeth Farnèse , seconde femme de Philippe V . En ce temps , les Italiens , peu à peu éliminés de France , avaient envahi l' Espagne , comme on peut le voir par ces quatre noms , les seuls que nous avons encore prononcés : Albéroni , Farnèse , Giudice de Cellamare et la princesse des Ursins ( Orsini ) . Le régent , trop fin pour compromettre son ambassadeur ordinaire , avait à Madrid M . de Goyon en qualité de diplomate privé , et le Génois Ferrari qui tenait ses caisses d' achats et de ventes ... Les bons serviteurs comme Michel Pacheco avaient un compte chez Ferrari et un autre à la caisse du cardinal . Et la comédie marchait d' un pas paisible , les courriers se croisaient en chemin avec les espions : on allait , on venait , on se déguisait , on se perdait , on se retrouvait . Il arrivait même quelquefois qu' on échangeait par excès de zèle quelques coups d' épingles ou quelques coups d' épée . Nous savons que Fortune avait son étoile , et notre inquiétude pour lui dans cette petite guerre est assez mince . Il arriva à Siguenza sous son respectable costume de Père de la Foi et traversa la sierra entre ses deux saints compagnons . Le surlendemain , en s' éveillant dans une bonne auberge de la ville de Soria , il se trouva seul . Le padre de droite et le padre de gauche avaient disparu sans même lui dire en façon d' adieu : « Virgen immaculada , sin peccado concebida . » Auprès de son lit il y avait un brillant costume de cavalier . Il sauta tout joyeux hors de ses draps et se hâta de faire sa toilette . À peine eut-il passé son pourpoint que le maître de l' hôtellerie entra , suivi d' une demi-douzaine d' alguazils . — Voici , dit l' hôtelier en montrant du doigt notre ami Fortune , le gentilhomme que vous devez conduire à la prison de Tudela . Faites votre devoir ! La première pensée de Fortune fut de se défendre ; mais un petit alférez , gros comme le poing et qui semblait fort méchant , montra sa tête imberbe derrière les alguazils et s' écria d' une voix flûtée : — Qu' on le saisisse ! qu' on le désarme ! qu' on le garrotte ! Au lieu de tirer son épée , Fortune se mit à regarder de tous ses yeux le petit alférez qui semblait sourire derrière ses sourcils froncés . Il ressemblait trait pour trait à la jolie dame de la litière , à l' amazone dont le vent avait soulevé le voile sur le pont romain de Hénarès . Fortune se laissa appréhender au corps sans résistance , on le hissa à cheval avec les menottes aux mains , et le petit alférez , dont le visage enfantin s' abritait maintenant sous un large sombrero , prit la tête de l' escorte . On se mit en route pour Tudela . En chemin , ce diable de rousseau -- le plus dangereux des espions signalés par Michel Pacheco -- toujours bossu d' une épaule , toujours monté sur une grande mule et toujours portant un taffetas vert à l' œil , semblait suivre de loin la caravane . Plusieurs fois Fortune remarqua que le coquin riait en lui jetant des regards sournois . Il lui semblait que l' épaule bossue avait changé de côté , comme autrefois l' emplâtre avait passé d' un œil à l' autre . Mais Fortune ne se souvenait pas bien si la bosse , dans l' origine , était à droite ou à gauche , de même qu' il avait oublié si au début le taffetas sur l' œil était à gauche ou à droite . Les infirmités de ce coquin de rousseau allaient et venaient . C' était véritablement une créature fantastique . On s' arrêta pour dîner à Cervera , après avoir descendu les dernières pentes de la Sierra Oncala . Comme toujours depuis que la route était commencée , la chère fut bonne , malgré le misérable état de la posada où le repas se prenait . Les alguazils avaient apporté un honnête panier de provisions qui contenait quelques bouteilles de délicieux vin des Açores . Fortune mangea de grand appétit et eut le plaisir de voir par la fenêtre le rousseau , ce vil scélérat , qui frottait une gousse d' ail sur une croûte de pain sec . Le petit aférez , qui dînait seul à une table pour le décorum de son grade , ne mangeait pas plus qu' un oiseau et trempait à peine ses jolies lèvres dans l' or liquide du madère . C' était bien la Française : Fortune n' en pouvait douter . Et , comme il ne la quittait point des yeux , il s' aperçut deux ou trois fois que la charmante personne détournait ses regards de lui avec un certain trouble . Sans être fat , Fortune avait conscience de ses avantages . Il se dit : — Cette aimable demoiselle et moi nous serons une paire d' amis avant la fin du voyage . je connais mon étoile . Cela vint plus tôt qu' il ne le pensait . Au moment où l' on remontait à cheval le petit alférez s' approcha de lui sans faire semblant de rien et murmura : — Pauvre cher duc , vous n' êtes pas au bout de vos peines ... « En route , ajouta-t-il de sa gentille voix , et veillez bien sur le prisonnier . Ce misérable rousseau était en train de se jucher sur sa grande mule . On se remit en marche . Pour le coup , Fortune se demanda si ses oreilles n' avaient point tinté . Mais non , il avait entendu ; la Française avait dit : Mon cher duc ... Le soir , à Tudela , au lieu d' aller en prison il coucha dans le taudis de l' un des alguazils qui lui procura le lendemain matin une perruque grise et une robe de pénitent dont il s' affubla pour gagner Tafalla . Il fit la route de Tafalla à Pampelune en mendiant . La Française ne se montrait plus , mais à chaque détour du chemin , il voyait cette odieuse grande mule au-dessus de laquelle les cheveux ardents du rousseau semblaient flamboyer sous les rayons du soleil . À Pampelune on le déguisa en paysanne navarraise , et ce fut ainsi qu' il franchit la chaîne des Pyrénées par la vallée de Roncevaux . Il était en France . La première figure qu' il vit sur le sol de la patrie fut celle du rousseau , qui le regardait passer , par la fenêtre du corps de garde de la frontière . À cent pas du corps de garde , une escouade de contrebandiers le dépassa en courant ventre à terre . Il y avait parmi ces contrebandiers un tout petit cavalier qui souleva son large chapeau en passant auprès de lui ... C' était la Française qui lui jeta ces mots rieurs : — À bientôt , madame la duchesse ! En même temps , un villageois à cheveux blancs , qui arrivait au pas de son bidet , lui dit par derrière : — N' êtes -vous point la fermière de M . de La Roche-Laury , ma fille ? Montez en croupe derrière moi ; on peut faire de mauvaises rencontres dans la forêt et je suis chargé de vous conduire où vous devez aller . Notez qu' il n' y avait pas trace de forêt . Fortune ne se fit point prier . Ils arrivèrent sur le tard à Saint-Jean-Pied-de-Port ; le vieux paysan frappa à la porte d' une grande maison située sous la citadelle . On ouvrit , et le rousseau s' élança dehors pour prendre aussitôt ses jambes à son cou et se perdre dans les petites ruelles qui descendaient vers la ville . Le villageois et Fortune furent introduits par un valet en livrée dans une vaste salle où se tenait une jeune femme vêtue à la dernière mode de la cour de France . Il suffit à Fortune d' un coup d' œil pour reconnaître en elle le petit contrebandier , l' alférez imberbe , l' amazone et la voyageuse de la litière . Il pensait bien que le mystère allait enfin s' expliquer et songeait même à demander pourquoi on l' avait appelé une fois monsieur le duc , une fois madame la duchesse . Mais la Française , en se levant pour saluer les deux nouveaux venus , posa rapidement son doigt mignon sur sa belle bouche . Elle tendit son front , que le vieux villageois baisa . — Monseigneur , demanda-t-elle , permettez -vous que j' expédie ce bon garçon avant de recevoir vos ordres ? Fortune ouvrait de grands yeux . Le mystère , au lieu de s' éclaircir , épaississait son voile . Ce paysan , qu' on appelait monseigneur , répondit : — Faites , ma toute belle , j' ai le temps d' attendre . Il s' assit . La Française vint à Fortune et , s' armant d' une paire de ciseaux , trancha en un tour de main tous les lacets de sa basquine navarraise . Elle l' en dépouilla ensuite fort adroitement . Fortune restait planté devant elle comme un mai , et la charmante fille ne se faisait point faute de malicieusement sourire . Elle s' assit auprès d' une table où était la lampe et se mit à découdre la basquine du haut en bas . Entre l' étoffe et la doublure , il y avait plusieurs papiers . L' étonnement de Fortune augmentait en même temps que sa curiosité . — La mule du pape ! pensait-il , j' étais commissionnaire sans le savoir . Et il devinait sur les lèvres moqueuses de la jolie dame ses mots déjà prononcés : — Pauvre cher duc ! Quand la Française eut achevé sa besogne , elle s' assembla les papiers et sortit , non sans adresser à Fortune un signe de tête presque caressant . Notre cavalier resta seul avec le villageois à barbe blanche . Celui -ci desserra enfin les dents et dit , en tournant paisiblement ses pouces : — Si Son Altesse Royale madame la duchesse du Maine vous demande des nouvelles de l' Armada , vous lui direz qu' il y a cent navires de guerre dans les eaux de Cadix et que sous un mois ils peuvent croiser entre Brest et Lorient . Si elle daigne s' informer du cardinal de Polignac , vous lui répondrez qu' il va reprendre sous peu le chemin de Paris ! — Je vais donc à Paris ! s' écria Fortune . Sang de moi ! voilà une bonne nouvelle ! La Française rentrait en ce moment . Elle tenait d' une main un paquet assez volumineux , de l' autre une de ces cannes à long bout de cuivre que les compagnons du tour de France portaient dans leurs voyages , alors comme aujourd'hui . La Française remit à Fortune le paquet et la canne . -- Vous allez en effet à Paris , lui dit-elle , par Mont-de-Marsan , Bergerac , Périgueux , Limoges , Châteauroux , Romorantin , Orléans , Fontainebleau et Melun . Tel est votre itinéraire , dont , sous aucun prétexte , il ne vous sera permis de vous écarter . Ceux à qui vous devez obéissance sont contents de vous , mais mon devoir est de vous prévenir que votre traversée d' Espagne n' était qu' un jeu d' enfant auprès des périls qui vous attendent en France , si vous ne suivez pas avec une aveugle obéissance les instructions qui vous seront données en chemin . Vous êtes pauvre et sans appui dans le monde ... Ici , la Française fit une légère pause . Sa mine espiègle avait une expression à peindre . — Il vous importe , poursuivit-elle en retenant à grand'peine son rire qui voulait éclater , il vous importe , jeune et passablement tourné comme vous l' êtes , de gagner tout d' un coup ce qu' il faut pour vous assurer un honnête établissement . Si vous arrivez à bon port , ce qui dépend de vous , une généreuse récompense vous attend ; si , au contraire , vous tombez dans les pièges qui vous seront tendus , si vous vous laissez prendre , vous n' aurez à compter sur personne . Les puissants protecteurs qui vous seraient acquis en cas de succès rentreront sous terre dans l' hypothèse d' une défaite . Engagés comme ils le sont dans une entreprise de première importance , il ne leur serait pas permis de se compromettre pour venir en aide à un humble serviteur tel que vous . Ici , nouveau sourire , et la belle jeune femme n' avait pas besoin de se gêner , car monseigneur , le villageois à barbe blanche , tournait le dos et semblait complètement étranger à l' entretien . Nous devons confesser que ce sourire de la Française intriguait Fortune outre mesure et le faisait donner au diable . Fortune n' était pas éloigné de croire que cette charmante créature , toute pétillante de vivacité et d' esprit , en savait sur lui plus long que lui -même . Il n' était pas très ferré sur l' histoire authentique de sa naissance , et son imagination avait bâti souvent de superbes châteaux sur la base de l' inconnu . Le vieux villageois s' agita sur son fauteuil . — Avons-nous fini , ma toute belle ? murmura-t-il avec un peu d' impatience . — Pas encore , Monseigneur , répondit la jeune dame , il ne faut négliger aucune recommandation . — Vertu Dieu ! gronda le bonhomme , si vous en racontez aussi long que cela à chacun de ces braves garçons , votre journée ne doit pas suffire à ce fastidieux catéchisme ! Les beaux yeux de la Française , fixés sur Fortune , disaient clairement : — Monseigneur ne sait pas devant qui il parle ! La Française reprit , continuant l' éducation de Fortune : — Je n' ai pas à vous cacher , mon ami , que Son Éminence a d' autres messagers que vous sur la route de Paris . Vous n' emportez rien d' ici en fait de dépêches , sinon ce signe ( elle montra la canne de compagnon ) qui vous servira en même temps de défense et de passeport . Vos dépêches vous seront remises en chemin , peut-être sans que vous vous en doutiez . À chaque couchée , vous recevrez les instructions pour l' étape du lendemain . N' ayez pas l' air de fuir les espions que vous rencontrerez à foison sur votre route , aucun d' eux ne vous connaît , vous pourrez passer à visage découvert . Cette fois , Fortune protesta . Il y en a au moins un qui me connaît ! dit-il . Lequel ? demanda la jeune dame . — Vous pourriez peut-être m' apprendre son nom que j' ignore , repartit Fortune avec humeur ; m' est avis que votre confrérie contient plus d' un pèlerin qui ménage la chèvre et le chou . Celui dont je parle est bossu de l' épaule gauche ou de la droite , à son choix , borgne de l' œil gauche ou de l' œil droit , à sa fantaisie , et porte sur la tête au lieu de cheveux les plus vilains poils que j' ai vus jamais à la queue d' une vache rousse ... il sortait d' ici quand je suis entré . La jeune femme , cette fois , parvint à prendre son sérieux . — Celui -là , dit-elle , vous ne le rencontrerez plus jamais ! — Est -ce ainsi ? murmura notre cavalier tout joyeux , car il traduisait cette réponse à sa manière , l' aurait -on expédié dans l' autre monde ce soir ? La nuit est noire et cette bourgade de Saint-Jean-Pied-de-Port a l' aspect qu' il faut pour ces sortes d' exécutions . La mule du pape ! le coquin me gênait , et je dis que c' est là une excellente affaire ! La jeune dame poursuivit sans ajouter aucune allusion à ce sujet : — Prudence et discrétion ! ne jouez pas , ne buvez pas , ne vous querellez pas ! — Son Éminence m' a déjà chanté cette antienne , grommela Fortune . Sang de moi ! il y a beaux temps que je ne jure plus . — Faites le plus de diligence que vous pourrez , continua la Française , votre récompense sera de mille pistoles , mais il y aura mille autres pistoles de prime pour celui qui arrivera le premier ... — J' ai fini , Monseigneur , s' interrompit-elle . Puis elle dit encore , en conduisant Fortune vers la porte : — Si vous ne recevez pas en chemin d' autres messages , vous entrerez à Paris par le village de Bercy et vous vous rendrez au quartier des Halles , dans la rue des Bourdonnais , où vous demanderez le logis du sieur Guillaume Badin , première basse de viole à l' Opéra , et vous lui remettrez cette canne , en disant , souvenez -vous bien de cela : « Voici une gaule que j' ai coupée dans la forêt . » Fortune répéta , pour graver ces mots dans sa mémoire : — Voici une gaule que j' ai coupée dans la forêt . — Maintenant , reprit la jeune dame avec le plus beau de ses sourires , bon voyage , ami Fortune , et que Dieu vous protège ! Elle prit en même temps la main de notre cavalier , qui sentit fort bien la pression des plus adorables doigts qu' il eût jamais admirés . Il ne put s' empêcher de murmurer , rouge de plaisir et de crainte : — Madame , me sera-t-il donné de vous revoir ? La Française resta un instant sans répondre , puis elle le poussa dehors d' un geste enjoué en disant , si bas qu' il eut peine à l' entendre : — Duc , vous jouez votre rôle admirablement ! La porte se referma . Fortune se trouva seul dans un corridor obscur , où une main prit la sienne dans l' ombre . — Venez , lui fut-il dit . C' étaient encore une main et une voix de femme . On lui fit traverser une assez longue galerie dont les fenêtres donnaient sur un terrain planté d' arbres , puis , brusquement , on l' introduisit dans une chambre bien éclairée , petite et tendue de couleur claire , qui ressemblait en vérité à un boudoir . Son guide était une manière de soubrette au minois éveillé , à l' allure essentiellement parisienne . — Vous m' avez cru bien vieille , dit-elle en riant , là-bas sur le parvis de l' église Saint-Ginès ? — À Guadalaxara ! s' écria Fortune ; c' était vous la duègne ? et vous demeuriez chez ce coquin de Pacheco qui m' a endormi pour me déguiser en prêtre après m' avoir volé les douros du cardinal ! — Ne me parlez pas de ces Espagnols , répliqua la soubrette , avares comme des fourmis et voleurs commes des pies ! Il y en a deux ou trois qui m' ont fait la cour et je croyais bien avoir mes étrennes ; je t' en souhaite ! ils ont joué de la guitare sous ma fenêtre , et puis c' était tout ; d' ailleurs , ils sentent l' échalote ! Fortune , voyant sa compagne en si belle humeur , voulut tirer d' elle quelque renseignement au sujet de la Française et de ce villageois qu' elle appelait monseigneur . Mais la soubrette avait sa leçon faite ; elle répondit seulement : — Il n' y a pas beaucoup de paysannes navarraises qui soient aussi jolies que vous , savez -vous ? la place où était votre moustache est douce comme velours . Je pense bien que vous faites l' innocent , et comment n' en sauriez -vous pas plus long que moi ? — Je te jure ... commença Fortune . — Cela ne vous coûte rien de jurer , à vous ! ... vous avez fait tant de serments ! ... Voilà , c' est un rude voyage , après tout , mais on peut bien souffrir un peu pour être prince ! Fortune n' en était pas à deviner qu' on le prenait ici pour un grand seigneur déguisé . Cette méprise le flattait , mais il aurait voulu savoir le nom du sosie qu' il avait dans les hautes régions de la cour . — Mademoiselle , reprit la soubrette , a bien parlé de vous le long du chemin . — Alors , c' est une demoiselle ? dit Fortune . — Ou une dame , répliqua la soubrette , vous comprenez que chacun de nous s' en tire comme il peut . Elle a dit : « Je veux qu' il ait au moins ses aises pour cette nuit , et que demain il puisse faire sa toilette comme s' il était en son hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs ... » « On a fait ce qu' on a pu , ajouta-t-elle en promenant son regard autour de la chambre , et vous nous excuserez s' il manque quelque chose : Saint-Jean-Pied-de-Port n' est pas Paris ! Elle déposa sur la table un objet qui rendit un son argentin , fit une leste révérence et disparut . Fortune resta seul . Il regarda en premier lieu l' objet qui avait sonné sur la table : c' était une bourse élégante et passablement garnie . Le boudoir était en vérité fort galant . La toilette surtout , équipée de mousseline rose , contenait , outre les savons et les essences , une multitude d' instruments dont notre ami Fortune , qui n' était pas un sybarite , n' aurait point su deviner l' usage . Le lit était coquet , moelleux , tout drapé de lampas et de dentelles . Fortune ne s' avoua pas cela , mais il espérait vaguement que , cette nuit , une jolie main gratterait peut-être à la porte ... Et certes il ne songea même pas à dénouer le paquet que lui avait remis la Française . C' était son costume du lendemain , il savait cela , et , d' après la façon dont on le traitait , son costume ne pouvait être que convenable . Une fois franchie la frontière de France , le danger , comme on le lui avait dit , pouvait être plus sérieux , mais au moins le temps était passé des comédies malséantes et des déguisements ridicules . Il allait redevenir lui -même , et pour faire les deux cents lieues qui le séparaient encore de Paris , il allait sans nul doute trouver un bon cheval à la porte de cette maison hospitalière . Fortune se mit au lit en songeant ainsi . Jamais il ne s' était étendu sur de pareils matelas , qui sentaient l' ambre , et où son corps enfonçait comme s' il se fût plongé dans un bain . Il avait eu d' abord la pensée de se tenir éveillé à tout événement , mais au bout de trois minutes il ronflait comme un clairon . Aucune aventure galante ne vint l' éveiller , aucune main douce ou rude ne gratta à sa porte , et quand il s' éveilla , le lendemain , il faisait déjà grand soleil . Au fond du lit , où il y avait une glace drapée de guipure , le cordon d' une sonnette pendait . Il sonna , plutôt que de sauter hors de son lit pour commencer sa toilette . Ce fut un petit vieillard qui entra : un israélite au nez crochu comme un bec de perroquet . — Qui êtes -vous ? lui demanda Fortune . — Le maître de céans , répondit le petit homme , et je croyais que la dame aurait pris pour elle cette chambre que je loue aux voyageuses de distinction . — Où est la dame ? — Elle est partie de grand matin avec toute sa suite . J' espère , mon gentilhomme , que vous allez en faire autant , car la maison est à louer , et vous ne voudriez pas faire perdre à un père de famille l' occasion de gagner sa vie . « Mais , s' interrompit le juif , dont le regard inquisiteur avait fait le tour de la chambre , à quel sexe appartenez -vous , s' il vous plaît ? Je ne vois ici que des vêtements de femme . — Apportez -moi ceci , répondit Fortune en désignant le paquet qui lui avait été remis la veille au soir ; cette enveloppe contient mes véritables habits . Le petit vieillard obéit , et Fortune dénoua l' étoffe qui entourait le paquet . Aussitôt que les coins de l' enveloppe tombèrent , le petit juif s' élança vers le lit comme un furieux . — Misérable ! s' écria-t-il , osez -vous bien apporter dans une chambre qui coûte un écu tournoi par jour de semblables vilénies ! Fortune , à vrai dire , était aussi indigné que lui . Le paquet contenait un costume de compagnon maçon , usé , déchiré et tout souillé de plâtre . Fortune n' aurait pas cru qu' il pût regretter sa jupe de paysanne navarraise ! — Holà ! bonhomme ! s' écria-t-il , voici qui passe la permission ! Vous devez avoir de près ou de loin des accointances avec ces gens -là . Je veux que le diable m' emporte si je consens jamais à revêtir ces guenilles . Le Juif se prit à le considérer curieusement . Il y aurait peut-être quelque chose à gagner , grommela t-il entre haut et bas , en amenant ici monsieur le bailli et les gens de la sénéchaussée . Fortune n' entendit point cela , mais le regard cauteleux du bonhomme parlait aussi , et Fortune comprit son langage . — N' êtes -vous point de la bande ? s' écria-t-il en bondissant hors des draps . Alors je vous retiens comme otage et vous allez me servir de valet de chambre ! Son puéril courroux était dissipé ; il rentrait dans le sentiment de sa situation . En un clin d' œil , avec l' aide du vieux juif qui le secondait bon gré mal gré , Fortune eut revêtu son déguisement nouveau . Il prit la bourse , il n' oublia pas la canne , il enferma son hôte dans le boudoir , et l' instant d' après , franchissant les portes de Saint-Jean-Pied-de-Port , il s' engageait à grands pas sur la route de Mauléon . — À tout prendre , se disait-il déjà consolé , car il avait un excellent caractère , je n' ai pas à quereller mon étoile . Ces habits ne sont pas somptueux , mais je ne rencontrerai personne de connaissance qui puisse m' en faire rougir , et du diable si un pareil accoutrement ne me met pas à l' abri des voleurs ? J' aurais mieux aimé voyager à cheval , mais le temps est beau et j' ai de bonnes jambes : tout est probablement pour le mieux : j' ai donné dans l' œil , c' est certain , à la charmante demoiselle : elle a choisit ces guenilles dans mon intérêt : figurons-nous seulement que nous sommes en temps de carnaval ! « La mule du pape ! s' interrompit-il , je crois que je mourrais de honte si ses grands yeux moqueurs étaient en ce moment sur moi ! Il suivait la route montueuse aussi vite qu' un cheval au trot . Il dépassa Mauléon et poussa son étape jusqu' à Orthez , où un compagnon menuisier l' aborda dans la rue pour lui offrir l' hospitalité . Ainsi en fut-il le lendemain à Mont-de-Marsan , de la part d' un compagnon tailleur de pierre . Le surlendemain , même aventure à la troisième couchée . Tout allait droit ; il n' y avait pas un pli , pas un obstacle , pas un détour . Il lui arrivait bien souvent de souper avec de riches bourgeois et même avec des gentilshommes . Deux ou trois fois il fut conduit dans des presbytères , le compagnon qui l' accostait se trouvant être un prêtre ou un abbé . Une chose qui doit être notée , c' est que , selon la promesse de sa protectrice inconnue , de Saint-Jean-Pied-de-Port à Paris , Fortune ne rencontra pas une seule fois le rousseau . On s' était débarrassé sans aucun doute de cet odieux personnage . Du reste , cette charmante personne qu' on appelait la Française , était également devenue invisible . Tout alla bien jusqu' à Melun et même jusqu' au bon bourg de Montgeron , situé au delà de Lieu saint . Il ne s' était point battu , il n' avait point bu outre mesure et s' il avait juré , peu importait , puisqu'il n' était plus en Espagne . Le naufrage a lieu quelquefois tout près du port . À Montgeron , qui était la dernière étape , Fortune ne fut conduit ni dans une maison bourgeoise , ni dans un château , ni dans un presbytère ; on le mena tout uniment à l' auberge où il se trouva entouré de joyeux vivants . Lors de son arrivée , le maître de l' auberge lui avait dit qu' il ne pourrait avoir sa chambre avant minuit parce qu' elle était occupée par un voyageur , lequel avait dormi toute la journée et devait se remettre en route pour Paris vers les onze heures du soir . Il faisait chaud et les routes étaient assez sûres , depuis qu' on avait mis à la raison la bande de Cartouche ; il n' était point rare de voir les piétons faire leur étape la nuit pour éviter l' ardeur du soleil . Fortune , n' ayant pas le choix , puisque l' auberge était pleine à regorger , accepta la chambre , et pour tuer le temps se réunit aux joyeux vivants qui étaient dans la salle commune . Le temps fut tué tant et si bien que quand on vint chercher Fortune , vers minuit , pour le mener à sa chambre , il avait la tête lourde , les yeux éblouis et le diable dans sa poche . De toutes ses économies il ne lui restait pas un écu . — Voilà bien mon étoile ! dit-il à ses compagnons en leur souhaitant la bonne nuit gaiement . S' il m' était survenu pareille déconvenue entre Limoges et Orléans , par exemple , j' aurais pu éprouver de l' humeur ; mais ici , à deux pas de Paris , vogue la galère ! je me soucie de mon boursicot perdu comme d' une guigne ! Il monta à sa chambre en chantant . Sous les draps blancs qu' on venait d' y mettre , le lit du voyageur était encore tiède . Fortune commença à se déshabiller paisiblement et il allait se fourrer sous la couverture , lorsqu' un objet attira tout à coup son attention et sembla fasciner son regard . C' était une perruque rousse , tombée à terre et sur laquelle la lampe jetait un vif rayon . Fortune , demi nu qu' il était , se jeta sur cette perruque comme sur une proie . Il l' avait reconnue d' un coup d' œil . Mais quand il l' approcha de la lumière pour l' examiner mieux , il vit sur la table une bande de taffetas vert formant emplâtre , aux deux extrémités de laquelle se rattachaient des ficelles . En même temps son pied foula un objet de consistance molle qu' il ramassa . C' était une sorte de tampon de forme oblongue , fait avec des chiffons et de l' étoupe . Fortune aurait eu de la peine à reconnaître la nature de ce dernier objet s' il n' y avait eu la perruque rousse et l' emplâtre . Les trois objets réunis ne lui laissaient pas l' ombre d' un doute : il avait devant les yeux l' épaule , la tignasse . l' emplâtre de son ennemi le rousseau . — La mule du pape ! s' écria-t-il en devenant tout pâle c' est lui qui a dormi dans ce lit ! ... et il est en route vers Paris ! ... Si je n' arrive pas avant lui aux barrières , le scélérat est capable de me dénoncer et de me faire pendre ! Après une pareille découverte , le plus sage était de payer sa dépense à l' auberge et de gagner au pied pour tâcher d' arriver le premier aux barrières de Paris . Mais là gisait justement la difficulté . Fortune faisait toujours les choses en conscience : il avait tout perdu , jusqu' à son dernier rouble , et je crois même qu' il restait pour un peu le débiteur des joyeux vivants avec qui il avait passé la soirée . Il ouvrit sa fenêtre . Le temps était magnifique . Toutes les étoiles brillaient au ciel , y compris la sienne . Il ne s' agissait en définitive que de sauter dans le jardin de l' auberge et de franchir un mur pour se trouver libre sur la grande route . Fortune se dit : — J' ai encore la bonne chance , car mes habits sont de ceux qu' on ne peut point gâter en pareille aventure . Il sauta . Mais je ne sais comment cela se fit , car c' était un garçon leste et adroit de son corps , sa jambe porta à faux et il se blessa en tombant . Il traversa néanmoins le jardin le mieux qu' il put et parvint à franchir le mur qui était bas et demi ruiné . Une fois sur la route , il tâta sa jambe blessée qui était la droite , et se dit , dans la bonne envie qu' il avait d' être toujours content : — Un autre se serait rompu le genou , tout net , moi je serai quitte pour boiter un peu le long de la route . Et il se mit en marche bravement . Il n' en voulait aucunement à son étoile ; toute sa mauvaise humeur se reportait sur le rousseau , qui était , selon lui , cause de son malheur . Sans le rousseau il aurait dormi paisiblement , à cette heure , dans un bon lit . Gare au rousseau De Montgeron à Paris la traite n' est pas longue , Fortune se répéta cela pour le moins une centaine de fois , mais sa jambe était lourde et le moindre faux pas lui arrachait un cri de douleur . Il dépensa près de deux heures à gagner Villeneuve-Saint-Georges , et les deux lieues qui sont entre ce village et Maisons-Alfort lui semblèrent aussi longues que tout son voyage depuis la frontière espagnole . L' aube se faisait quand il atteignit Charenton . Ses instructions , nous nous en souvenons , étaient d' entrer à Paris par le village de Bercy . Jusqu' alors il n' avait rencontré personne , sinon quelques rustres et quelques paysannes apportant des provisions pour le marché ; mais au moment où il mettait le pied sur le pont qui passe la Marne , il eut une vision bizarre qui lui fit froid sous l' aisselle . Il vit au milieu du pont , dans la brume matinière , un homme habillé en compagnon maçon dont les vêtements étaient tout blancs de plâtre et qui portait une canne semblable à la sienne . Jusque -là rien de trop surprenant . Mais ce compagnon maçon boitait de la même jambe que lui , et il lui semblait que tous ses mouvements correspondaient aux siens propres . La chose était si frappante que Fortune s' arrêta pour se frotter les yeux . L' autre compagnon maçon s' arrêta en même temps . — La mule du pape ! pensa notre cavalier , est -ce que je deviens fou ? Et , pour en avoir le cœur net , il reprit sa marche : — Holà , manant ! cria Fortune ; je sais bien que je n' ai plus ma galante tournure d' hier ; prétendrais -tu te moquer de mon embarras , sang de moi ? Au son de cette voix , l' autre compagnon se retourna vivement . Mais Fortune eut beau presser le pas et regarder de tous ses yeux , le crépuscule était encore trop faible et la figure du prétendu railleur restait invisible dans le brouillard , Fortune ne put rien distinguer de ses traits ; seulement , il y a des inspirations soudaines et des pressentiments ; pour la première fois , l' idée vint à Fortune que ce compagnon maçon pourrait bien être son ennemi le rousseau . Pourquoi cette idée lui venait , il n' aurait point su dire , car , dans leurs diverses rencontres , rien ne lui avait donné à penser que le rousseau fût boiteux . Il l' avait toujours vu sur sa mule , excepté la dernière fois , à Saint-Jean-Pied-de-Port , et cette fois le rousseau , avait couru mieux qu' un lièvre . Mais précisément , mieux qu' un lièvre aussi , le compagnon maçon se mit à courir pendant que Fortune se livra à ces réflexions . Il boitait misérablement , mais il détalait à miracle et en un clin d' œil il disparut dans le brouillard . Fortune invoqua la mule du pape , la corbleu , la sambleu , la tête-bleu et quelques panerées de diables , car il était , pour le coup , mécontent de son étoile . Ce qu' il avait pris pour un mirage était bel et bien un coquin en chair et en os dont la fuite confessait les méchants desseins . Le plus dangereux de tous les espions , au dire de Michel Pacheco et de la Française elle -même ! Celle -ci , à la vérité , avait donné à entendre qu' on s' était débarrassé du rousseau , mais ces malfaiteurs ont la vie dure . En reprenant sa marche cahin-caha , Fortune ne gardait pas l' ombre d' un doute : il était sûr que le rousseau marchait devant lui . Pourquoi cependant ce déguisement pareil au sien ? et quel noir complot méditait l' abominable drôle ? — Heureusement , se dit Fortune , que mes deux bras sont en bon état , si mes deux jambes sont dépareillées . Que je puisse mettre seulement la main au collet de cette canaille et je fais vœu de l' étrangler comme un poulet ! L' aube commençait à s' éclaircir quand il dépassa les dernières maisons de Charenton pour entrer dans cette avenue circulaire plantée d' arbres qui contourne Conflans , en suivant la courbe de la Seine . À la hauteur de Conflans il réussit à prendre le pas de course . Et sa vaillance devait être récompensée , car en interrogeant de l' œil la perspective de la route , il distingua une forme cahotante qui essayait de se cacher derrière la ligne des arbres . La couleur blanchâtre de cette ombre dénonçait le compagnon maçon . Tantôt devant elle , tantôt derrière elle , tantôt à droite , tantôt à gauche , une autre ombre que Fortune n' avait point encore remarquée courait , gambadait , tournait , longue et fauve comme un loup . On sait que les bons chiens , mêmes rendus de fatigue , retrouvent un moment de fougueuse ardeur dès qu' ils peuvent chasser à vue . Fortune se lança comme un furieux ; il ne sentait plus sa jambe et l' espace diminua à vue d' œil entre lui et son gibier qui semblait terriblement essoufflé . Aux environs du château de Bercy dont le saut du loup bordait la route , Fortune avait gagné tant de terrain qu' il put entendre aboyer le grand chien de son ennemi . Mais au-delà du saut du loup , celui -ci prit brusquement à droite un sentier menant à des taillis d' assez vaste étendue qui couvraient le terrain compris entre la Seine et le lieu dit la Grande-Pinte . Fortune prit à son tour le sentier , gagna le bois et s' engagea à pleine course dans la première percée qui se présentait à lui , il alla longtemps ainsi , espérant tomber sur sa proie de minute en minute , et serrant sa canne qui ne devait point être , à l' occasion , une arme méprisable . À vrai dire , il n' en destinait point le premier coup à rousseau , pauvre créature à laquelle suffirait un couple de bourrades , mais bien à ce grand diable de chien dont les dents pouvaient rétablir l' égalité de la partie . La percée courait en zigzag à travers bois . Fortune , qui ne ménageait point sa peine et galopait à perdre le souffle , pensait bien avoir gagné un terrain considérable ; cependant , quand il sortit du taillis pour entrer dans les champs cultivés qui entouraient le hameau de Reuilly , son regard , interrogeant l' horizon , ne vit partout que solitude . Le soleil sortait d' une nuée rose derrière les bois de Vincennes ; quelques toits fumaient déjà , mais les laboureurs n' étaient pas encore au travail . Sur la gauche , dans un brouillard épais , on apercevait le sommet des clochers de Paris et les remparts de la Bastille qui semblaient submergés par la brume jusqu' à la hauteur des créneaux . À force de fouiller le lointain , Fortune distingua justement dans cette direction inattendue , un point noir et un point blanc qui se mouvaient dans les guérets : le compagnon maçon et son chien . La mule du pape fut prise à témoin par Fortune , non sans une certaine amertume , car il y avait là pour lui déception cruelle : d' autant plus qu' il lui semblait désormais impossible d' arriver à la barrière Saint-Antoine avant le rousseau . Mais il n' était pas homme à se déclarer vaincu sans tenter un dernier effort , et il repris sa course à fond de train . Dès les premiers pas , une ombre d' espoir lui revint , car le point noir et le point blanc , au lieu de piquer directement vers la ville , firent un brusque détour sur la droite , comme si un obstacle invisible pour Fortune leur eût barré le chemin . Aussitôt notre cavalier coupa au court , prenant pour point de repère le clocher carré de l' église Sainte-Marguerite , au quartier Saint-Bernard . Il allait au hasard , soutenu par la bonne envie qu' il avait d' accomplir heureusement sa mission , mais aiguillonné surtout par cette fantaisie qui le tenait depuis son départ l' Alcala . Il n' était pas méchant , notre cavalier Fortune , mais il prouvait un voluptueux frémissement à l' idée de rompre les cotes à ce coquin de rousseau . Et vraiment , il avait une étoile ! car , après avoir perdu de vue sa proie pendant plus d' une demi-heure , ayant gravi un petit mamelon auquel s' adossaient les jardins du presbytère de Sainte-Marguerite , il vit , par-dessus les innombrables villas ou folies qui séparaient le chemin de la Roquette du Chemin-Vert , le rousseau et son grand chien descendant tous deux vers la contrescarpe Saint-Antoine . Le rousseau ne battait plus que d' une aile ; il semblait littéralement harassé de fatigue . Fortune brandit sa canne et s' élança , criant en lui -même : Montjoie ! Saint-Denis ! Dix minutes après il était au beau milieu de ce paradis terrestre qui est maintenant un bien pauvre quartier , mais qui contenait alors toutes les luxueuses fantaisies de la noblesse et de la finance . Quand Fortune arriva à l' angle formé par le Chemin vert et le chemin de la contrescarpe , il se trouva devant une grille désemparée qui donnait accès dans un vaste terrain tout planté de charmilles ; au détour de l' une de ces charmilles , il vit disparaître le train de derrière d' un grand chien . — Tayaut ! fit-il en lui -même . Et il bondit sous les charmilles . Ce n' était pas immense et pourtant Fortune , pendant plus d' une demi-heure , courut comme un dératé de charmille en charmille . Le labyrinthe était admirablement dessiné , les murailles de verdure avaient une épaisseur impénétrable , et deux hommes pouvaient en vérité se chercher en vain dans ce méandre pendant toute une journée . Fortune ne sentait pas trop sa foulure , mais il était las comme un malheureux et l' appétit commençait à parler au fond de son estomac . Quand Fortune avait faim , c' était pour tout de bon . Ce matin , quoi qu' il pût calculer de favorable , son déjeuner ne se montrait à lui que dans le lointain . Pour déjeuner , il fallait d' abord entrer dans Paris , gagner le quartier des Halles sans encombre et trouver le sieur Guillaume Badin , première basse de viole à l' Opéra . Cela demandait du temps , mais en outre Fortune s' était mis en tête qu' avant d' entrer dans Paris il fallait massacrer le rousseau . À ses yeux , la plus élémentaire prudence commandait cette exécution . Passer la barrière en laissant derrière soi un espion si dangereux , c' était courir à la potence . Aussi Fortune , malgré sa fatigue , malgré sa jambe malade , qui criait bien un peu , malgré son estomac qui commençait à hurler , poursuivait en conscience la chasse commencée . Il tournait à perdre haleine dans cette cage d' écureuil , passant et repassant au même lieu et maudissant ces charmilles . À chaque instant un bruit de feuilles , le frôlement d' une branche venaient émoustiller son ardeur : il y avait des moments où il n' était séparé de son ennemi que par la verte muraille . Il s' élançait alors , cherchant un passage et savourant déjà la joie du premier coup de bâton lancé à toute volée sur le crâne de son persécuteur . Mais il n' y avait point de passage . Les allées tournaient , tournaient sans cesse , et , après une autre demi-heure dépensée à courir follement , Fortune se retrouva près de la grille . Il tomba sur le gazon découragé ; la sueur inondait son front et sa poitrine pantelait . Il n' était pas là depuis la moitié d' une minute lorsqu' il entendit tout près de lui , de l' autre côté de la charmille , ce bruit d' espèce particulière que produisent les dents d' un chien acharné sur un os . Il s' allongea , fourra sa tête dans le feuillage , et , parvenant à écarter les branches de droite et de gauche , il darda de l' autre côté son regard avide . Voici ce qu' il vit : D' abord le loyal museau d' un grand épagneul occupé à ronger un os . À deux pas du chien un jeune homme en costume de compagnon maçon , couché sur l' herbe comme Fortune et qui , comme lui , haletant , essuyait d' une main la sueur de ses tempes et de l' autre approchait de ses lèvres le goulot d' une gourde au ventre rebondi . Fortune se releva si brusquement qu' il laissa une poignée de cheveux dans le trou de la haie . — Le coquin est à moi ! pensa-t-il en reprenant chasse avec une nouvelle vigueur , et j' espère bien qu' il n' aura pas le temps de tout boire ! Cette fois , la chasse ne fut pas longue . Fortune , en effet , n' eut qu' à tourner l' extrémité de la charmille , qui s' arrêtait à une vingtaine de pas de la grille , pour se trouver dans une autre route , à l' entrée de laquelle le compagnon maçon et son chien prenaient leur repas . À cet aspect inopiné le chien resta bien tranquille , mais l' homme bondit sur ses pieds et saisit sa canne de compagnon avec tous les signes de la frayeur et de la colère . En même temps il s' écria : — Pille , Fortune , pille ! pille ! Il paraît que l' épagneul se nommait aussi Fortune , Car à l' appel de son maître il ne fit qu' un saut jusqu' à la gorge de notre cavalier . Mais il faut bien se rendre compte de cette circonstance : si notre cavalier eût été un homme ordinaire , nous ne prendrions point tant de peine pour raconter ses aventures . Fortune , j' entends l' homme et le chrétien , arrêta Fortune l' épagneul d' un coup de pied droit , lancé juste entre ses deux pattes de devant . L' animal Fortune roula sur l' herbe en geignant et l' écume de sa gueule devint rouge . Fortune le bipède fit tournoyer sa longue canne , et , sans autre explication préalable , il en allongea un formidable fendant qui eût broyé du premier coup la tête de son adversaire , si celui -ci n' eût été à la parade . Certes , la bataille promettait d' être curieuse et bien disputée , car l' ancien rousseau , ce dangereux espion , sans posséder la robuste apparence de notre ami Fortune , n' était point un gaillard à dédaigner . Sa taille un peu courte était parfaitement prise depuis qu' il n' avait plus sa bosse , et il maniait son bâton en expert . Restait donc sa jambe boiteuse , mais sous ce rapport Fortune lui rendait la pareille . Si d' un côté Fortune avait son étoile , de l' autre le rousseau était pourvu de son chien qui , revenu de son premier étourdissement , pouvait opérer une lutte vaillamment soutenue de part et d' autre . Le combat , en effet , finit au moment même où il commençait , non point faute de combattants , mais faute d' armes , et Fortune , le chien , n' eut pas même le temps de reprendre ses sens pour venir au secours de son maître . Ces deux longues et belles cannes de compagnons qui semblaient si propres à casser des bras et à fêler des crânes se brisèrent toutes les deux en pièces au premier choc . Vous eussiez dit , en vérité , une plaisanterie préparée pour faire rire les spectateurs d' un théâtre . Elles étaient creuses toutes les deux , ces cannes , et toutes les deux , en se rompant , laissèrent échapper une pluie de petits papiers ... Le chien malade aboya plaintivement , les deux hommes restèrent immobiles , plantés en face l' un de l' autre et se regardant avec des yeux arrondis par l' ébahissement . Tous deux avaient à la main leurs tronçons de canne , longs comme des baguettes de tambour . Quand ils se furent bien regardés , leurs yeux se reportèrent sur le gazon , cherchant les papiers éparpillés . Cela dura longtemps , si longtemps que le chien , retrouvant ses instincts , se mit à ramper vers Fortune , son homonyme . Fortune ne le voyait point . — À bas ! Fortune ! ordonna l' ancien rousseau . Puis , se tournant vers notre cavalier , il ajouta d' un ton doux et poli : — Je changerai le nom de la bête si c' est votre bon plaisir , Monsieur ... — Monsieur , répondit Fortune sur le même ton , je vous en serai obligé , assurément . — Faraud ! appela aussitôt l' ancien rousseau . Le chien dressa les oreilles , puis il vint en faisant le gros dos comme un chat , se coucher aux pieds de son maître . — Faraud est son vrai nom , reprit celui -ci , je lui avais donné le nom de Fortune par rancune , contre vous , après tout le mal que vous m' avez fait . — La mule du pape ! s' écria notre cavalier , je vous ai fait du mal , moi ! Dites donc que vous me poursuivez depuis quatre cents lieues comme un remords , et qu' à l' heure où nous sommes vous m' empêchez encore d' entrer dans Paris ! — C' est-à-dire , répliqua l' ancien rousseau non sans retrouver quelques accents de colère , c' est-à-dire que vous me donnez la chasse depuis Alcala de Hénarès et qu' à l' heure présente vous me fermez la porte de la ville . Les choses prenaient évidemment cette tournure paisible et lente qui précède une explication . La curiosité était éveillée des deux parts mais Fortune y joignait un autre sentiment . — Mon camarade , dit-il , je soupçonne quelque malentendu entre nous , et depuis que vous ne portez plus cet emplâtre vert qui allait si mal avec votre perruque rousse , je vous trouve la figure de tout le monde . M' est-il permis de vous demander où votre chien Faraud avait trouvé cet os qu' il mordait si bellement tout à l' heure ? Le plus dangereux des espions se prit à rire . — En somme , murmura-t-il , vous avez l' air d' un joyeux compagnon , et votre question signifie , je suppose , que vous n' avez point déjeuné ce matin ? — Juste , mon camarade ! s' écria Fortune . Auriez -vous donc par hasard un bon cœur ? — Et quelques provisions , ajouta-t-il , car j' ai commencé ma fournée à minuit à cause de vous , et mon souper d' hier au soir est sous la semelle de mes bottes . L' ancien rousseau fit un pas en arrière , démasquant ainsi un chanteau de pain et une éclanche de mouton froide qui était à demi cachée derrière son bissac , tout blanc de plâtre . Les yeux de Fortune brillèrent , et désormais son mortel ennemi se montra à lui sous un tout autre aspect . — Pourquoi , diable , aviez -vous pris ce déguisement ? demanda notre cavalier en s' asseyant sur l' herbe , à proximité de l' éclanche . — À cause de vous , parbleu ! répondit l' autre , qui coupa une bonne tranche de viande et la posa sur un morceau de pain . Je savais que vous m' aurez pris ma femme . — Votre femme ! répéta Fortune , qui faillit , dans son étonnement , avaler de travers la première bouchée . Je veux mourir si je connais votre femme ! Après cela , se reprit-il en souriant avec une certaine complaisance , j' en connais tant et tant ! s' il vous plaît ? L' ancien rousseau lui tendit sa gourde fraternellement . — Prenez garde de vous étrangler , dit-il . Ma famille est bien connue dans la rue du Petit-Hurleur , et je suis le septième fils de maître Camus , le mercier . Mon vrai nom est Vincent Camus ; mais je me suis mésallié , malheureusement , et vous savez où cela mène ! Au théâtre de la foire Saint-Laurent on m' appelle La Pistole . Ceci fut prononcé d' un ton modeste et orgueilleux à la fois . Fortune , qui avait bu une énorme lampée , s' écria : — La Pistole ! la mule du pape ! le célèbre La Pistole ! sang de moi ! Je serais bien au regret si je vous avais cassé la tête ... La Pistole , mon ami , je puis vous jurer sur mon salut que je ne connais ni d' Ève ni d' Adam Mme La Pistole . Le fils du mercier Camus reprit sa gourde et dit avec un accent de reproche : — Alors , pourquoi étiez -vous toujours sur ses talons au pont du Hénarès , au logis de ce vieux scélérat Michel Pacheco ? ... — Il vous a aussi volé quelque chose ? interrompit Fortune . — À Tudela , poursuivit La Pistole , à Siguenza et dans l' hôtellerie de Saint-Jean-Pied-de-Port ? Fortune le regarda la bouche pleine ; il songeait à la Française . — Est -ce que ce serait ? ... murmura-t-il avec une stupéfaction profonde . — Juste ! fit La Pistole . Ma femme est Zerline , la chambrière de la sœur d' Apollon . Fortune lui saisit les deux mains . — Et qui est la sœur d' Apollon ? demanda-t-il . — Ah ! ah ! fit La Pistole , prenant un ton de réserve , une muse probablement . Buvez et mangez , mon camarade ; je ne m' occupe point des choses qui sont au-dessus de moi . Fortune n' avait pas besoin qu' on lui recommandât de manger et de boire ; il s' en acquittait en conscience . Si Son Éminence le cardinal Albéroni et si Son Altesse Royale le duc d' Orléans , régent de France , avaient su ce qui se passait dans un coin de l' ancienne folie du banqueroutier Basfroid de Montmaur , le premier eût été bien inquiet , le second bien joyeux . Les petits papiers restaient , en effet , tranquillement là où le vent les avait mis . Tous les secrets de la politique espagnole jonchaient l' herbe à trente pas d' une grille ouverte . Il y avait ici la vie d' une douzaine de grands seigneurs et de plusieurs milliers de gentilshommes avec la liberté de toute la lignée illégitime de Louis XIV . Les deux cannes , en se brisant , avaient jeté au vent deux exemplaires complets de la conspiration de Cellamare . Et Fortune mangeait sans oublier de boire , et La Pistole bavardait . Ni l' un ni l' autre n' avaient encore songé à mettre les précieux papiers en lieu sûr . Ce fut La Pistole qui en eut la première idée , encore son idée se traduisit-elle sous une forme qui était la continuation de son erreur . — Il faut ramasser tout cela , dit-il ; je pense que vous avez assez de confiance en moi pour me laisser vaquer à ce soin pendant que vous continuez votre repas . — Certes , certes , répondit Fortune la bouche pleine . La Pistole se mit aussitôt en besogne ; tout en cueillant les papiers un à un sur le gazon , il ajouta : — Nous pourrions savoir ici le pour et le contre , puisque vous apportiez sans doute le message de M . de Goyon , tandis que je servais de facteur au cardinal . — Mais du tout ! s' écria Fortune , c' est le contraire . — Comment , le contraire ? M . de La Roche-Laury m' avait dit ... — Vous connaissez La Roche-Laury ? — C' est lui qui m' avait raconté vos aventures avec ma femme . Fortune éclata de rire . — Et moi , s' écria-t-il , c' est le cardinal qui m' avait ordonné de vous éviter , comme la peste . La Pistole apportait en ce moment dans ses deux mains l' ensemble des papiers ramassés . — Ces grands politiques , dit Fortune , ont les mêmes proverbes que les porteurs d' eau : il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier , voilà la fin de l' histoire . J' avais ordre de vous éviter , c' est vrai , mais j' avais aussi défense de me battre contre vous . — C' est comme moi , s' écria La Pistole . — Eh bien ! mon camarade , conclut Fortune en s' essuyant la bouche d' un revers de main , car il n' avait pas de serviette , grand merci de votre déjeuner que je vous rendrai à l' occasion avec usure . Foi de soldats , je n' ai jamais échangé plus de dix bredouilles avec Mme La Pistole , et encore ce fut seulement à Saint-Jean-Pied-de-Port , une semaine pour le moins après notre départ de Madrid . Avant cela je ne l' avais jamais vue . Tâchons de retrouver , parmi ces dépêches , vous les vôtres , moi les miennes , et allons au lieu qui a été indiqué à chacun de nous . La Pistole déposa devant lui les papiers dont il avait déjà examiné quelques-uns . — Le partage ne sera pas très facile , dit-il , c' est écrit en chiffres . Avez -vous la clé , vous ? — Pas seulement un loquet , mon camarade , répondit Fortune qui prit au hasard un des papiers , puis un autre . — Tiens ! tiens ! s' écria-t-il après avoir examiné le second , en voici deux qui sont absolument semblables , voyez plutôt ! — Deux gouttes d' eau ! répondit La Pistole après avoir examiné , et tenez ! en voici deux autres ... et deux autres encore ! — Tout est deux par deux , dit Fortune , nous sommes évidemment des messagers envoyés en duplicata . — Il y en a peut-être encore d' autres , ajouta La Pistole . — En tout cas , le partage est bien aisé , reprit Fortune ; nous n' avons qu' à mettre ce qui vous appartient à droite , ce qui me revient à gauche , et à fourrer le tout dans nos poches . La Pistole commença aussitôt ce travail de séparation . — Moi , dit-il , j' ai encore une bonne course à faire , je vais porter cela au quartier des Halles . — Rue des Bourdonnais ? s' écria Fortune . — Juste ! chez le sieur Guillaume Badin . — Première basse de viole à l' Opéra : c' est comme moi . — Et on vous a promis cinq cents louis ? demanda La Pistole . — Ni plus ni moins , répondit Fortune , plus cinq cents autres louis de récompense au cas où j' arriverais le premier . — Eh bien , fit La Pistole , puisque vous n' êtes pas le galant de Zerline , mon abominable femme , monsieur Fortune , il n' y a plus entre nous que ces cinq cents derniers louis . je vous propose d' aller ensemble chez ce Guillaume Badin , bras dessus , bras dessous . — Et de couper en deux la récompense ? interrompit Fortune . Tope ! jamais je n' aurais cru que nous ferions une paire d' amis . Le partage des dépêches était terminé et chacun avait son compte , le contenu des deux cannes creuses se trouvant être exactement pareil . Chacun d' eux mit son contingent dans sa poche , puis Fortune tendit la main à La Pistole , qui la serra cordialement . Le grand épagneul remuait la queue . Malgré le coup de pied reçu , il semblait avoir une sympathie naturelle pour Fortune , dont il avait porté un instant le nom . Tous deux pareillement habillés et plâtrés , nos anciens ennemis quittèrent en se tenant sous le bras ce lieu qui avait failli devenir un champ de bataille . Ils tournèrent à droite en quittant le chemin , pour remonter la contrescarpe Saint-Antoine et entrer dans la ville par le Pont-aux-Choux . Nos nouveaux amis longèrent sans encombre l' enclos du Temple , traversèrent le carré Saint-Martin , tournèrent la rue des Ours et descendirent aux Halles par la grande rue Saint-Denis . Dans le quartier des Bourdonnais , tout le monde connaissait Guillaume Badin , première basse de viole à l' Opéra , et dès que Fortune eut prononcé son nom , dix passants lui indiquèrent le numéro 9 comme étant sa demeure . Seulement ces passants avaient de singulières figures : les uns riaient , d' autres hochaient la tête , d' autres encore haussaient les épaules . Ce fut bien autre chose encore quand nos deux compagnons eurent franchi la porte du numéro 9. Il y avait dans la cour une véritable émeute , composée des gens de la maison , d' un bon nombre de dames de la Halle , de garçons ferronniers et drapiers auxquels se joignaient une demi-douzaine d' élèves droguistes de la halle des Lombards . Nos deux amis n' eurent pas besoin d' interroger , car tout ce petit monde turbulent et bavard s' occupait de Guillaume Badin . Et aussi de Thérèse Badin , sa fille , qui semblait partager avec lui un succès d' immense popularité . — Tout ce qui reluit n' est pas or , disaient les dames de la Halle , le père et la fille n' iront pas loin sans se casser le cou . — Il a gagné un demi-million sur les actions d' Amérique , répondaient quelques garçons droguistes qui avaient de l' eau plein la bouche . Le voisinage du tripot Quincampoix affolait la rue des Lombards . D' autres bavardaient : — Il a acheté de Chizac-le-Riche le cabaret des Trois-Singes . — L' a-t-il payé ? ripostait une harengère , alors qu' il nous paye ! — Il n' a pas le sou ! — Il a reperdu dix fois ce qu' il avait gagné ! — Et sa fille a un carrosse maintenant ; est -ce que c' est pas pitié ! — Et de grands laquais à livrée ! — Et des diamants et de la soie ! et du velours ! — Puisqu'elle est danseuse , objecta un jeune apothicaire au cœur chevaleresque , et puisqu'elle est belle comme les amours ! Fortune et La Pistole choisirent ce moment pour percer les groupes . — Je vous prie , mes bonnes gens , demanda Fortune avec politesse , ledit sieur Guillaume Badin ne demeure-il plus en ce logis ? Cette question inopinée produisit un instant de silence . Puis l' émeute entière fut prise d' une gaieté folle et entoura notre cavalier en poussant un vaste éclat de rire . Le défaut de Fortune n' était pas d' être endurant ; il mit le poing sur la hanche comme s' il avait eu son épée au côté . Et les rires de redoubler , car en touchant sa hanche sa main avait soulevé un nuage de plâtre . — Mon vieil ami chéri , dit une dame de la Halle , l' ancien logis de Guillaume Badin et de sa fille est au sixième étage . C' étaient de bonnes gens du temps qu' ils y habitaient . — À présent , reprit la harengère , il n' y aurait pas seulement là-haut de quoi mettre les jupes de la Badin ! — On ne voit pas beaucoup de duchesses pour reluire comme elle ! ajouta l' apprenti pharmacien . Puis une marchande de drap du cloître des Innocents : — Elle a disparu pendant quelque chose comme un mois , et Dieu sait où elle a couru la prétentaine ; mais depuis quatre jours elle est revenue , et pas plus tard qu' hier je l' ai vue passer en carrosse dans la grande rue saint-Honoré avec la fille suivante de Mme la duchesse du Maine , celle qu' ils appellent la sœur d' Apollon . Fortune et La Pistole dressèrent l' oreille à ces derniers mots . — Et pour quant à Badin le vieux fou , reprit la harengère , il a jeté son violon par-dessus les moulins . Il vit tantôt en grand seigneur , tantôt en mendiant , donnant à sa fille le samedi des parures de 50 000 livres , et cherchant un écu à emprunter le dimanche , il joue le pauvre innocent ; c' était hier un habitué du cabaret des Trois-Singes , dans la rue des Cinq-Diamants , on dit qu' aujourd'hui il en est le maître , demain il frappera à la porte de l' hôpital . La semaine dernière , il avait acheté l' hôtel du traitant Basfroid de Montmaur au quartier de la Grange-Batelière ; il l' a eu trois jours , et puis il l' a revendu . Il couche tantôt dans un palais , tantôt dans le trou qu' il a loué à Chizac-le-Riche , au coin de la rue des Cinq-Diamants . La Pistole pinça le bras de Fortune . — Ce Chizac-le-Riche est un de mes oncles , murmura-t-il à son oreille . Je m' éveillerai quelque matin sur un tas d' or . — Et s' il vous plaît , mes amis , demanda Fortune , aucun d' entre vous ne pourrait-il m' indiquer où je trouverais présentement le sieur Guillaume Badin ? Un chœur formidable lui répondit : — Nous irions avant vous si nous savions où le prendre ! — Il me doit trois écus de poisson frais , ajouta la harengère . — À moi trois pistoles de beurre , œufs et légumes , clama la fruitière . — À moi son dernier pourpoint de rencontre ! grinça la marchande des piliers . — À moi ceci ! à moi cela ! Le pauvre Guillaume Badin devait à tout le monde , même aux garçons ferronniers et aux apprentis droguistes . — Comme quoi , poursuivit la harengère qui était la voix la plus éloquente de l' attroupement , nous somme venus ici faire tapage et chanter pouilles à cette fin que les oreilles lui tintent à son cabaret des Trois-Singes ou ailleurs , car il s' est répandu , sur le midi , le bruit qu' il avait gagné plus d' un million tournois ce matin . — C' est un joli denier , dit Fortune froidement , tandis que La Pistole passait sa langue gourmande sur ses lèvres , mais cela ne nous dit point où le trouver . — Est -ce qu' il vous doit aussi quelque chose , compagnons ? s' écria-t -on de toutes parts . La Pistole mit la main au jabot et répondit d' un air important : — Une bagatelle : trois mille pistoles . En ce moment un grand tumulte se fit vers la porte de la rue , et cinquante voix crièrent à la fois : — La Badin ! Thérèse Badin ! la voici qui arrive dans son carrosse doré , l' effrontée ! Les rangs s' ouvrirent aussitôt et une magnifique voiture à baldaquin , dont la forme ressemblait assez à celle des véhicules employés de nos jours pour les pompes funèbres , pénétra dans la cour entre les deux haies formées par la cohue . Il y avait deux femmes dans le carrosse , et on le pouvait voir de la tête aux pieds par les deux énormes portières qui , selon la coutume du temps , laissaient la voiture presque entièrement ouverte . Une de ces femmes avait un voile épais , l' autre montrait son visage souriant et jeune dont la beauté heureuse s' épanouissait avec une sorte d' insolence . C' était une créature splendide ; son front avait des rayons , et Fortune à sa vue demeura comme ébloui . — La mule du pape ! grommela-t-il , si mon étoile me faisait gagner un quine pareil à la loterie ! Thérèse Badin , car c' était elle , promena sur la foule son regard étonné , mais serein . La foule la regardait aussi avec ses cent paires d' yeux qui , menaçaient et insultaient . Si quelqu'un eût proféré la moindre injure ou risqué la plus petite invective , c' eût été aussitôt , n' en doutez point , an concert d' outrages , car , pour tous ceux qui étaient là , cette femme était trop belle et sa naissance ne lui donnait point le droit d' être si brillante . Mais la première injure ne fut point prononcée . Il y avait vis-à-vis de cette fille si prodigieusement belle je ne sais quel sentiment qui n' était certes point du respect , mais qui valait le respect et qui comprimait jusqu' aux murmures . Arrivé au milieu de la cour , le cocher fut obligé d' arrêter ses chevaux , parce qu' une muraille humaine était entre lui et la porte du fond qui menait à l' escalier de l' ancien logis habité par Guillaume Badin et sa fille . Thérèse mit sur l' appui de la portière sa main chargée de bagues qui tenait un radieux éventail . — Mes bonnes gens , dit-elle , je vous prie de me faire place , sans quoi il me faudrait descendre dans la boue . Le son de cette voix était harmonieux et grave . Fortune se sentit tressaillir de la tête aux pieds . La foule ne répondit point et resta immobile . — Par la corbleu ! gronda Fortune , n' allons-nous point mettre à la raison ces manants ? — Mon camarade , répondit La Pistole , vous ferez ce qu' il vous plaira , mais je ne me mêlerai point de tout ceci . Il avait son chien Faraud entre les jambes et attendait prudemment l' événement . La belle Badin se leva , mit son torse gracieux hors du carrosse et regarda sans émotion aucune l' obstacle qui barrait le passage à ses chevaux . Ce mouvement mit en lumière une garniture d' émeraudes qui descendait de son cou en suivant les revers de son corsage blanc et en garnissait les basques de bout en bout . — En voilà pour trois ou quatre milliers de louis peut-être , ma poulette , dit la harengère qui était à la tête des chevaux , et votre brave homme de père ne me doit que cinq écus . Il y eut dans la foule un sourd grondement . Thérèse Badin se rassit plus souriante que jamais et souleva les émeraudes de sa basquine pour prendre dans la poche de sa jupe un petit carnet émail et or . Un vrai bijou de carnet . — Venez çà , la bonne mère , dit-elle en s' adressant à la marchande de poisson . Celle -ci obéit . Elle avait un pied de rouge sur la joue [ 2 ] . — Je devine , lui dit Thérèse , que tous ces gens -là ont quelque chose à réclamer de moi . — Vous devinez bien , répliqua la marchande . Nous avons fait le compte tout à l' heure , il y a dans la cour des créanciers pour sept cents écus . Thérèse prit dans son carnet deux bons de caisse de mille livres et un de cinq cents . — Bonne mère , poursuivit-elle , je vous reconnais bien , j' ai été chez vous plus d' une fois acheter un couple de harengs de quatre sous . La marchande eut un bon gros rire qui fendit sa large bouche jusqu' aux oreilles . — Et vous étiez mignonne , dites donc ! répliquât-elle , avec votre petit bonnet sur l' œil et votre petit panier au coude ! — Voilà 2 500 livres , poursuivit Thérèse , voulez -vous bien vous charger de faire le partage ! — Et puis je vous rendrai le reste ? demanda l' harengère . — Du tout point ! avec le reste vous boirez à la santé de Guillaume Badin , mon père , qui , Dieu merci , va devenir un homme d' importance . Il n' y a rien de tendre au monde comme la foule . La foule avait les larmes aux yeux . Les femmes crièrent vivat ! les hommes agitèrent leur chapeaux , et si la maison ne croula point sous ce vacarme c' est qu' elle était encore solide , malgré son apparente décrépitude . Le mur vivant qui défendait la porte du fond s' ouvrit , et le carrosse avança , puis se retourna . La fille à Badin descendit la première et offrit la main à la dame voilée qui la suivit dans le noir vestibule . C' était un escalier étroit et raide qui était au bout de cette allée . Thérèse Badin , monta la première et la dame voilée la suivit . — En vérité , dit cette dernière en relevant avec soin ses jupes pour qu' elles n' eussent point à souffrir des rouillures de l' escalier , vous ne parleriez pas mieux à la multitude , ma mignonne , si vous étiez née princesse . Thérèse répondit tout bonnement : — Ma chère demoiselle , le hasard se trompe quelquefois . On l' avait chargé de porter nos berceaux dans un palais ; il a mis le mien dans une mansarde , le vôtre je ne sais où , mais nous rétablirons tout cela . La compagne de Thérèse eut peut-être un sourire moqueur , mais cela était sans danger derrière son voile dans cet escalier si sombre . — Dieu que c' est haut ! soupira-t-elle . — J' ai habité là cinq ans , dit Thérèse . Et , en vérité , la belle fille avait ce ton de pitié que les vainqueurs dans la bataille de la vie prennent pour parler de leurs humbles commencements . — Mignonne , dit sa compagne qui s' arrêta au haut de troisième volée , laissez -moi souffler un peu , je vous prie . Elle ajouta après avoir repris haleine : — Avez -vous étudié ce pas que vous devez danser à Sceaux pour notre fête du Serment ? Au lieu de répondre , Thérèse murmura : — Vous êtes jeune et jolie , il n' y a point en France de poète plus habile et mieux inspiré que vous ; je connais plus d' un gentilhomme qui ne croirait point se mésallier en donnant sa main à la sœur d' Apollon . — Pourquoi me dites -vous cela , mignonne ? demanda la dame voilée dont l' accent trahissait une toute petite nuance de dédain . — Parce que je vous aime véritablement , chère muse repartit Thérèse . Il n' y a pas tant de différence que vous croyez entre la fille d' un pauvre gentilhomme , domestique d' une princesse en disgrâce , même quand elle sait composer des divertissements rimés à miracle , et la fille d' une basse de viole de l' Opéra , danseuse de son métier . — Je n' ai rien dit ... commença la muse . — Vous avez beaucoup pensé , interrompit Thérèse ; vous croyez me faire grand honneur en montant dans mon carrosse ; vous êtes très bonne , mais très orgueilleuse , et le bon gentilhomme dont je parlais tout à l' heure vous semble un pis aller méprisable : vous mirez un grand seigneur ! mais les princes ont la réputation d' être ingrats ; d' ailleurs , notre princesse galope sur une route qui peut mener à la Bastille . Chère demoiselle , les fables de La Fontaine sont écrites en bien beaux vers aussi et contiennent plusieurs moralités qui peuvent s' appliquer à cette affaire : entre autres l' histoire de ce chien-poète qui eut le tort de lâcher la proie pour l' ombre . — Mignonne , dit la muse , avec un sourire contraint ; on est bien mal ici pour causer . Thérèse se retourna et lui prit les deux mains , qu' elle serra dans les siennes . — Delaunay , dit-elle , je sais bien que vous êtes au-dessus de moi par la naissance et aussi par l' esprit ; mais celles qui égarent leur propre vie donnent parfois de bons conseils à autrui . Si mes paroles vous portent à réfléchir pendant qu' il en est temps encore , je n' aurai point regret de vous avoir un peu blessée . Ayant ainsi parlé , elle se reprit à monter lestement la quatrième volée . Il paraît que la sœur d' Apollon , la muse , celle enfin que nous avons rencontrée tant de fois sous le nom de la Française dans notre voyage entre Madrid et Saint-Jean-Pied-de-Port , était Mlle Delaunay , dame de la duchesse du Maine , poète charmant et plus charmant prosateur qui nous a laissé sur la petite cour de Sceaux et sur la petite conspiration de Cellamare cent pages de mémoires que l' on peut appeler un chef-d'œuvre . — Mon pas est étudié , reprit Thérèse en grimpant l' escalier raide , et je suis toute prête à le danser devant nos conjurés de la forêt . On dit , Mademoiselle , que les vers de notre divertissement sont par délices . Delaunay ne répondit point . — Allons , reprit encore Thérèse , vous me gardez rancune , et il faudra que je vous demande pardon pour avoir poussé si loin la familiarité . — Chère folle , murmura la muse , ne sommes-nous point des sœurs ? vous êtes aussi avant que moi dans la confiance de Mme la duchesse , et pendant que je négociais à Madrid , vous serviez nos intérêts en Bretagne . — C' est vrai , murmura Thérèse gaiement , je suis aussi , moi , un ambassadeur ! Et ne pensez -vous point que mon ambassade a mieux réussi que la vôtre , chère demoiselle ? les loups de la forêt de Bretagne sont enfermés là-haut dans mon ancienne cage , tandis que je ne vois point venir encore ceux que vous avez pris au piège dans la forêt espagnole . — Ils sont en bas , répondit la muse , je les ai reconnus tous les deux au milieu de la foule . — Bah ! s' écria Thérèse , M . le duc , ce rayon de soleil ! était parmi toutes ces poissardes et tous ces garçons apothicaires ! Elles s' arrêtaient sur le carré du sixième étage . La muse laissa échapper cette fois un geste de violent dépit . — Au nom du ciel , ne vous fâchez pas , dit Thérèse affectueusement . L' histoire me fut contée par Mme du Maine elle -même , et je suis curieuse de voir par mes yeux cette ressemblance qui a pu tromper , ne fût -ce qu' un instant , la personne la plus clairvoyante que je connaisse . Il y avait au centre du carré une porte de piètre apparence , sur l' unique battant de laquelle on pouvait lire encore , tracé à la craie blanche , le nom de Guillaume Badin . Thérèse gratta doucement à cette porte et l' on put entendre à l' intérieur de la chambre , jusque -là silencieuse . plusieurs talons de bottes éperonnées qui sonnaient sur le carreau . On n' ouvrait point , cependant . Thérèse dit tout bas en approchant ses lèvres de la serrure : — Nantes sera plus grand que Paris . Le battant tourna aussitôt sur ses gonds , montrant au-devant du seuil trois gentilshommes qui tenaient l' épée à la main . C' était une chambre d' aspect misérable où il y avait pour tout meuble un vieux lit sans rideaux et quelques chaises , dont la plupart étaient boiteuses . Au pied du lit , une basse de viole s' appuyait contre le mur avec son archet passé dans l' unique corde qui ne fût point cassée . Un peu plus loin , une porte basse donnait accès dans une sorte de soupente , où l' on voyait une petite couchette protégée par les lambeaux de serge jaune . Les trois gentilshommes saluèrent les deux dames galamment et remirent avec promptitude leur épée au fourreau . — Ces précautions nous ont été recommandées , et l' un d' eux , qui était un grand jeune homme coiffé de cheveux blonds bouclés : Nous obéissons à la consigne . — On ne saurait prendre trop de précautions , monsieur le marquis , répondit la belle Thérèse . Elle ajouta en se tournant vers sa compagne : — Voulez -vous me permettre de vous présenter trois chasseurs , les plus vaillants parmi ceux qui sont entrés avec nous dans la forêt de Bretagne ! Mlle Delaunay s' inclina et Thérèse poursuivit : — M . le marquis de Pontcallec , M . le marquis de Sourdéac , M . le chevalier de Goulaine . Les trois gentilshommes bretons firent de nouveau la révérence , et Mlle Delaunay souleva son voile pour répondre gracieusement à leurs saluts . Le marquis de Pontcallec , cadet de la maison de Malestroit , possédait des biens immenses dans le pays de Vannes . On l' appelait en Bretagne le marquis d' Opulence . Il devait , à quelque temps de là , revenir à Nantes et y porter sa tête sur l' échafaud pour donner un dénouement sanglant à une ridicule histoire . Le marquis de Sourdéac était aîné de la maison de Rieux . Pontcallec fit un pas vers Mlle Delaunay et demanda : — Avons-nous , en ce moment , l' honneur de parler à la princesse elle -même ? La Muse sourit et rougit . — Breton que vous êtes ! murmura Thérèse dont le rire argentin éclata . La princesse dans cette mansarde ! La Muse s' empressa d' ajouter : — Croyez , Messieurs , que , s' il l' avait fallu , pour voir de fidèles amis , Son Altesse Royale n' aurait point reculé devant un danger ni devant une fatigue ; mais à quoi bon , puisque M . le régent n' a pas encore élevé de barrières sur la route de Sceaux ? Vous viendrez à Sceaux ; je ne suis qu' une messagère bien humble chargée de vous apporter l' invitation de Son Altesse Royale . Les trois Bretons se confondirent aussitôt en excuses , et le marquis de Pontcallec reprit en s' adressant à Thérèse : — Il ne vous sied point , Madame , de railler la province de Bretagne où vous avez laissé de si chers souvenirs . Votre passage chez nous a été une marche triomphale et parmi les chevaliers de la Mouche-à-Miel , il n' en est pas un seul qui ne risquât sa vie pour avoir le droit de porter vos couleurs . — Écoutez cela , chère Muse , dit Thérèse . Pendant trois semaines j' ai entendu de pareilles choses du matin au soir . On croit qu' Amadis de Gaule est mort , et c' est bien possible , mais il a laissé une nombreuse postérité qui s' est établie dans notre loyale Bretagne . Ces messieurs sont galants à faire frémir . Elle tendit sa main à Pontcallec qui la baisa en rougissant . — Pour votre permission , chère demoiselle , reprit Thérèse , je vais inviter messieurs vos amis à s' asseoir , afin qu' ils nous rendent compte de l' état de la province et que nous ayons de bonnes nouvelles à rapporter ce soir chez Son Altesse Royale . Un geste gracieux de la sœur d' Apollon indiqua les sièges . C' était bien . Seulement , il y eut quelque confusion , parce que le chevalier de Goulaine tomba sur une chaise infirme , tandis que le marquis de Sourdéac confiait son séant à un siège estropié . Thérèse éprouva avec soin celui qu' elle offrit à sa compagne et s' en alla prendre place sur le pied du grabat . — Nous vous écoutons , Messieurs , dit Mlle Delaunay . Pontcallec reprit : — Nous ne pouvions souhaiter de plus charmantes messagères pour porter nos paroles à Son Altesse Royale . Les pays de Vannes , Auray , Hennebon , Quimperlé et Concarneau sont entrés franchement dans la forêt avec du Couédic ; nous avons Redon , Montfort et Fougères par M . de Montlouis ; tout le Nantais suit Talhouet de Bonamour qui nous appartient , et la Ruche envoie ses Abeilles jusqu' à Saint-Brieuc et Saint-Malo . M . le comte de Rohan-Polduc , de son côté , répond de deux mille gentilshommes en basse Bretagne . La poire est mûre , nous sommes venus parce qu' il était temps de venir . — Et que dit -on de M . le régent , là-bas ? demanda Thérèse . — Ce qu' on dit du diable , répondit brusquement Sourdéac . Le chevalier de Goulaine ajouta : — On va jusqu' à parler d' un complot infâme . Le mot poison a été prononcé , courant de château en château , poison pour le cœur , poison pour le corps de notre bien-aimé jeune roi . Les épaules de la belle Thérèse eurent un imperceptible mouvement , mais Delaunay s' empressa de répondre , en levant les yeux au ciel : — Dieu seul peut savoir quelles pensées infernales habitent l' esprit de Philippe d' Orléans ! Les visages de nos trois gentilshommes s' assombrirent . — À vos épées , Messieurs ! commanda tout bas Delaunay , prêtant l' oreille à un bruit qui venait de l' escalier . Les Bretons dégainèrent . Sans cette mise en scène , les conspirateurs n' iraient pas . — Qui est là ? demanda Thérèse . La voix de Fortune répondit sur le palier : — N' est -ce point ici le logis du sieur Guillaume Badin , première basse de viole à l' Opéra ? Sur un signe de la Muse , Thérèse demanda encore : — Que lui voulez -vous et combien êtes -vous ? — Nous sommes deux , répondit Fortune , et nous apportons les gaules qu' on nous a dit de couper dans la forêt . La sœur d' Apollon se tourna vers les trois gentilshommes et leur dit d' un ton confidentiel : — Tenez -vous à l' écart , Messieurs , je vous prie : il y a dans tous les complots politiques des chefs et des soldats : ceux qui vont entrer ici ne sont point de votre qualité , mais ils apportent des messages de la plus haute importance . Ils reculèrent jusqu' à l' autre bout de la chambre , heureux de la ligne qu' on traçait entre eux et les conjurés vulgaires . Ils virent entrer avec un certain désappointement deux compagnons maçons qui n' avaient ni couteaux ni pistolets à leurs ceintures . Ceux -ci se présentèrent de fort bon air , et Thérèse s' écria , en regardant le plus grand des deux , qui était notre ami Fortune : — Mais c' est frappant ! mais c' est miraculeux ! Elle prit la main de la Muse et ajouta : — Chère demoiselle , je comprends votre erreur . Ce doit être son jumeau , je n' ai jamais vu de ressemblance pareille ! — Ma toute belle , dit la Muse sèchement , laissons cela ou nous nous fâcherons . Elle salua de la main Fortune et La Pistole , qui se tenaient debout devant la porte . Les regards de Fortune allaient de Thérèse à Delaunay et disaient hardiment son admiration . Thérèse murmura encore , mais pour elle -même , cette fois : — Je crois , Dieu me pardonne , qu' il est encore plus beau que M . le duc ! Fortune commença ainsi : — C' est là le côté fâcheux de notre mission : pour ma part , il me peine de me présenter ainsi vêtu devant ces dames ... « Vous m' avez vu l' épée au côté , vous , s' interrompit-il , ma charmante vision d' Espagne , mais voici une adorable personne qui ne pourra jamais me regarder sans rire . Thérèse rougit ; les sourcils de la Muse s' étaient froncé légèrement . Sourdéac dit à Goulaine , au fond de la chambre : — Pour un croquant , il s' exprime avec bien de l' audace ! — À Paris , fit observer le blond marquis de Pontcallec , il ne faut jamais juger les gens sur la mine . La sœur d' Apollon demanda , inquiète qu' elle était déjà , car elle avait cherché vainement entre les mains des nouveaux arrivants les cannes qui étaient pour elle le signe de leur mission accomplie : — Messieurs , vous serait-il arrivé mésaventure ! Les autres messagers ont été arrêtés en chemin , et nous n' avions plus d' espoir qu' en vous . — La mule du pape ! belle dame , répondit Fortune ; quand on emploie un gaillard tel que moi , il y a folie de le traiter comme une marionnette de six blancs qu' on fait mouvoir avec des ficelles ! J' en dis autant pour mon camarade La Pistole , ne fut -ce que par politesse . Vous avez failli tout perdre en nous animant l' un contre l' autre , et vrai Dieu ! quoique je ne méprise point sa femme Zerline qui est votre chambrière , Madame , je veux finir par le gibet si je me suis trouvé jamais assez au dépourvu pour chasser gibier de ce poil ! Il se redressa de toute sa hauteur et sembla prendre à témoin la belle Thérèse qui lui montrait toutes les perles de sa bouche en un bienveillant sourire . La Pistole écoutait cela d' un air digne et rassis , retenant son chien Faraud entre ses jambes . Les trois Bretons étaient tout oreilles et faisaient de grands efforts pour trouver là dedans un sens politique . — En deux mots , reprit Mlle Delaunay , apportez -vous ce que nous attendons ? — Pour mon compte , belle dame , répliqua Fortune , dès que vous me voyez , vous pouvez dire avec confiance : le cavalier Fortune a réussi . Quand je ne réussis pas j' y laisse mes os , c' est convenu avec moi -même . — Et cela vous est-il arrivé souvent , cavalier ? demanda tout bas la belle Thérèse . Elle ajouta , parlant à la sœur d' Apollon : — J' aurais donné dix louis pour voir l' air qu' il avait quand vous l' avez appelé M . le duc ! Sans se déconcerter le moins du monde , Fortune prit dans sa poche , à poignée , les papiers qu' il avait retirés de la canne . La Muse s' écria en les voyant : — Nous sommes sauvés ! Et Thérèse ajouta : — Bravo ! cavalier , le roi vous devra sa couronne ! Les Bretons ouvraient des yeux énormes . La Pistole , à son tour , exhiba les papiers qu' il avait dans sa poche , mais il venait trop tard et ne produisit aucun effet . La Muse avait saisi ceux de Fortune , et , en vérité , sa main qui tremblait de joie serra la main du cavalier , comme elle l' avait déjà fait à Saint-Jean-Pied-de-Port . — Messieurs , dit-elle en se tournant vers les gentilshommes bretons , nous avons ici les signatures de S . M . le roi d' Espagne apposées au bas de tous les traités , et il n' y a rien à craindre de la part de ce vaillant jeune homme , car toutes les pièces sont écrites en chiffres . — Merci de la confiance ! murmura Fortune . Décidément cette sœur d' Apollon est une pimbêche , j' aime mieux l' autre . Il reprit une chaise sans façon et vint s' asseoir auprès de Thérèse , en disant : — Il y a loin d' ici la frontière d' Espagne , et je me suis foulé la jambe au service du roi . Vous permettez ? — Oublieuses que nous sommes ! s' écria Thérèse , nous ne songions pas à vous offrir un siège . Fortune reprit avec autorité : — Tu peux t' asseoir , La Pistole . Celui -ci avait trouvé une escabelle ; il s' accota contre la porte , et son chien Faraud s' accroupit devant lui . Fortune reprit encore , en s' adressant à la Badin . — Si vous vous mettiez à votre aise , belle dame , nous causerions , quoique ce diable de déguisement m' enlève les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l' assurance que j' ai d' ordinaire auprès des princesses . La belle Thérèse ne se fit point prier , elle s' assit à son tour et , posant un doigt sur sa bouche , en désignant d' un regard malicieux sa compagne , elle demanda tout bas : — Qu' avez -vous pensé , cavalier , quand elle vous a donné du Monsieur le duc ? — Sang de moi ! répondit Fortune , j' ai cru qu' elle , connaissait ma famille . J' ai mon étoile ; il m' arrivera quelque chose de semblable un jour ou l' autre . — Savez -vous pour quel duc elle vous prenait demanda encore Thérèse . — En vérité non , et cela m' est bien égal . Seulement , c' est heureux pour ce duc . La Muse était en grande conférence avec les trois Bretons . — Tout y est , disait-elle après avoir compulsé les pièces chiffrées à elle remises par Fortune ; avec cela nous allons avoir la moitié de la cour , car Son Éminence le cardinal Albéroni n' a marchandé personne : tout ce que chacun demandait est accordé . En ce moment une voix qu' on n' avait pas encore entendue s' éleva du côté de la porte . C' était La Pistole qui disait d' un ton modeste , mais ferme : — Quoique mon intention ne soit pas d' occuper de moi la compagnie plus que de raison , je serais bien aise de savoir qui va me payer mon dû , et je demanderais , en outre , des nouvelles de ma femme . Fortune , qui était en train de conter , à la belle Thérèse l' histoire de la folie Basfroid de Montmaur et des deux cannes brisées , s' interrompit brusquement : — Au fait , dit-il , ce pauvre garçon peut avoir ses ridicules , mais depuis que je le connais il a fait preuve d' un remarquable bon sens . Il y a mille pistoles pour lui , mille pistoles pour moi et mille pistoles de prime que nous sommes convenus de partager . En l' absence du sieur Guillaume Badin , première basse de viole à l' Opéra , et dont les voisins parlaient naguère en termes fort légers , je voudrais bien savoir qui va nous solder cette petite note de quinze cents louis . Notre drame n' est pas la conspiration de la Cellamare nous disons cela pour rassurer le lecteur . Mais toutes les conspirations se ressemblent . C' est un commerce où les promesses ne coûtent rien . Si seulement , le quart d' heure de Rabelais amène parfois des mécomptes pénibles . À la double déclaration faite par Fortune et La Pistole ; nos gentilshommes bretons devinrent inquiets , comme s' il y avait eu danger d' être pris à caution pour un ami insolvable . Au pays d' où ils venaient , les gens tirent généralement plus volontiers leur épée que leur bourse . Mlle Delaunay , qui avait toutes les finesses et connaissait son monde sur le bout du doigt , ne leur laissa pas le temps de marquer trop naïvement un inutile et fâcheux mouvement de retraite . — Voyez la différence ! dit-elle . À vous les places et les honneurs . Ceux -ci se contentent d' un peu d' argent . Elle quitta les Bretons , rassurés par son sourire , et vint droit à Fortune . — Cavalier , dit-elle , vous avez affaire à une bonne maison , et j' espère que vous attendrez bien jusqu' à demain . — Dites non ! suggéra La Pistole par derrière . Il faut du comptant . Fortune regarda les trois Bretons et repartit malicieusement : — Ces trois respectables seigneurs ne peuvent -ils se cotiser pour vous tirer d' embarras , belle dame ! Nous sommes de simples mercenaires et , pour ma part , je ne puis attendre à demain , n' ayant pas même en poche ce qu' il faut pour payer mon souper et ma couchée . La Pistole , rendu hargneux par ce contretemps , ajouta : — Sans compter que la maison où est ma coquine de femme ne saurait être une bonne maison . Cette belle Thérèse Badin écoutait tout cela d' un air riant , et le malaise général ne semblait point l' atteindre . La sœur d' Apollon , qui voyait compromis le crédit de la conspiration et la dignité de la cour de Sceaux , tourna vers elle un regard sournois où il y avait deux nuances : de la prière et de la rancune . Thérèse reprit dans sa poche ce bijou de carnet que nous avons admiré déjà . — Laissez , Messieurs , je vous en supplie , dit-elle aux gentilshommes bretons , comme si elle eût feint de croire qu' ils allaient s' exécuter . Et il y avait dans son accent une raillerie si mordante , que les trois braves seigneurs mirent la main au gousset en rougissant jusque derrière les oreilles . Les sourcils de la Muse étaient froncés . — Laissez , répéta Thérèse , personne ne doit m' enlever l' honneur et le plaisir de rendre un léger service à Mlle Delaunay , qui veut bien admettre à sa familiarité une fille de la petite bourgeoisie telle que moi . D' ailleurs , je suis en compte déjà avec S . A . R , madame la duchesse du Maine . Elle ouvrit son carnet . — Seulement , ajouta-t-elle , j' ai donné à ces braves gens des halles , dans la cour , toute ma menue monnaie ; et je n' ai plus ici que des coupons de cinquante mille livres . Elle en avait , en vérité ; elle en avait plusieurs qu' elle déplia complaisamment pour laisser voir la somme énoncée . Les yeux de Fortune brillèrent , tandis que la physionomie de la sœur d' Apollon se rembrunissait de plus en plus . Quant aux trois gentilshommes bretons , ils échangeaient des regards ébahis et Pontcallec , le « marquis d' Opulence » , contemplait avec une sorte de stupeur ce carnet mignon qui renfermait le prix de deux ou trois de ses domaines . — M' est avis , dit Fortune , que ces messieurs auront du moins de quoi faire le change ... — Ma foi de Dieu ! gronda Pontcallec , avant de partir on nous a conseillé de n' avoir jamais plus de cinq écus en poche , la ville de Paris étant pleine de voleurs . — Attendez ! attendez ! s' écria Thérèse , voici justement un bon de quinze cents louis . Chère demoiselle , s' il vous plaît de payer votre dette , je me fais une joie de vous l' offrir . — J' accepte jusqu' à demain , répondit Delaunay avec sécheresse . Fortune reçut le bon qui était à vue sur la finance du roi . Il l' examina fort attentivement avant de remercier . La Muse avait tourné le dos et rejoignait déjà ses Bretons qui lui dirent tous trois ensemble : — Cette jeune dame est donc plus riche qu' une reine ! Delaunay haussa les épaules imperceptiblement et murmura ces mots en guise de réponse : — La rue Quincampoix ... le carnaval des écus ... — Cavalier , disait cependant Thérèse , soulevant sa basquine garnie d' émeraudes pour remettre le fameux carnet dans sa poche , en sortant de la maison , à droite , vous trouverez la boutique du juif Élëazar . Il vous changera ce papier contre argent ou or , moyennant un bénéfice de quelques livres . — Madame , répondit Fortune , qui baissa la voix jusqu' au murmure , un compagnon maçon n' oserait approcher de ses lèvres la main d' une divinité telle que vous . Ne vous plairait-il point savoir quelle tournure a le pauvre Fortune quand il porte ses habits de cavalier ? Leurs regards se croisaient . Celui de Thérèse était souriant et doux . — C' est comme si je vous avais déjà vu , répondit-elle en se jouant ; je connais quelqu'un qui vous ressemble trait pour trait . — Qui donc , à la fin ? demanda vivement Fortune . La peste ! Voilà bien des fois qu' on me parle de cela sans que j' aie pu savoir jamais le nom de ce gentilhomme . — Il est jeune , il est beau , murmura Thérèse ; je ne sais pas s' il est aussi beau que vous . Il se redressa et dit , croyant déjà avoir ville gagnée : — Ça , ma déesse , où aurons-nous demain notre rendez -vous ?