Il n' y a pas encore bien longtemps , le voyageur qui allait de Paris à Brest , de la capitale du royaume à la première de nos cités maritimes , s' endormait et s' éveillait deux fois , bercé par les cahots de la diligence , avant d' apercevoir les maigres moissons , les pommiers trapus et les chênes ébranlés de la pauvre Bretagne . Il s' éveillait la première fois dans les fertiles plaines du Perche , tout près de la Beauce , ce paradis des négociants en farine : il se rendormait poursuivi par l' aigrelet parfum du cidre de l' Orne et par le patois nasillard des naturels de la Basse-Normandie . Le lendemain matin , le paysage avait changé ; c' était Vitré , la gothique momie , qui penche ses maisons noires et les ruines chevelues de son château sur la pente raide de sa colline ; c' était l' échiquier de prairies plantées çà et là de saules et d' oseraies où la Vilaine plie et replie en mille détours son étroit ruban d' azur . Le ciel , bleu la veille , était devenu gris ; l' horizon avait perdu son ampleur , l' air avait pris une saveur humide . Au loin , sur la droite , derrière une série de monticules arides et couverts de genêts , on apercevait une ligne noire . C' était la forêt de Rennes . La forêt de Rennes est bien déchue de sa gloire antique . Les exploitations industrielles ont fait , depuis ce temps , un terrible massacre de ses beaux arbres . MM . de Rohan , de Montbourcher , de Châteaubriant y couraient le cerf autrefois , en compagnie des seigneurs de Laval , invités tout exprès , et de M . l' intendant royal , dont on se serait passé volontiers . Maintenant , c' est à peine si les commis rougeauds des maîtres de forges y peuvent tuer à l' affût , de temps à autre , quelque chétif lapereau ou un chevreuil étique que le spleen porte à braver cet indigne trépas . On n' entend plus , sous le couvert , les éclatantes fanfares ; le sabot des nobles chevaux ne frappe plus le gazon des allées ; tout se tait , hormis les marteaux et la toux cyclopéenne de la pompe à feu . Certains se frottent les mains à l' aspect de ce résultat . Ils disent que les châteaux ne servaient à rien et que les usines font des clous . Nous avons peut-être , à ce sujet , une opinion arrêtée , mais nous la réserverons pour une occasion meilleure . Quoi qu' il en soit , au lieu de quelques kilomètres carrés , grevés de coupes accablantes , et dont les trois quarts sont à l' état de taillis , la forêt de Rennes avait , il y a cent cinquante ans , onze bonnes lieues de tour , et des tenues de futaie si haut lancées , si vastes et si bien fourrées de plantes à la racine , que les gardes eux -mêmes y perdaient leur chemin . En fait d' usines , on n' y trouvait que des saboteries dans les « fouteaux » ; et aussi , dans les châtaigneraies , quelques huttes où l' on faisait des cercles pour les tonneaux . Au centre des clairières , dix à douze loges groupées et comme entassées servaient de demeures aux charbonniers . Il y en avait un nombre fort considérable , et , en somme , la population de la forêt passait pour n' être point au-dessous de quatre à cinq mille habitants . C' était une caste à part , un peuple à demi sauvage , ennemi-né de toute innovation , et détestant par instinct et par intérêt tout régime autre que la coutume , laquelle lui accordait tacitement un droit d' usage illimité sur tous les produits de la forêt , sauf le gibier . De temps immémorial , sabotiers , tonneliers , charbonniers et vanniers avaient pu , non seulement ignorer jusqu' au nom d ' impôt , mais encore prendre le bois nécessaire à leur industrie sans indemnité aucune . Dans leur croyance , la forêt était leur légitime patrimoine : ils y étaient nés ; ils avaient le droit imprescriptible d' y vivre et d' y mourir . Quiconque leur contestait ce droit devenait pour eux un oppresseur . Or ils n' étaient point gens à se laisser opprimer sans résistance . Louis XIV était mort . Philippe d' Orléans , au mépris du testament du monarque défunt , tenait la régence . Bien que ce prince , pour qui l' histoire a eu de sévères condamnations , mît volontairement en oubli la grande politique de son maître , cette politique subsistait par sa force propre , partout où des mains malhabiles ou perfides ne prenaient point à tâche de la miner sourdement . En Bretagne , la longue et vaillante résistance des États avait pris fin . Un intendant de l' impôt avait été installé à Rennes , et le pacte d' Union , violemment amendé , ne gardait plus ses fières stipulations en faveur des libertés de la province . Le parti breton était donc vaincu ; la Bretagne se faisait France en définitive : il n' y avait plus de frontière . Mais autre chose était de consentir une mesure en assemblée parlementaire , autre chose de faire passer cette mesure dans les mœurs d' un peuple dont l' entêtement est devenu proverbial . M . de Pontchartain , le nouvel intendant royal de l' impôt , avait l' investiture légale de ses fonctions ; il lui restait à exécuter son mandat , ce qui n' était point chose facile . Partout on accusa les États de forfaiture : on résistait partout . Lors de la conspiration de Cellamare , ce fut en Bretagne que la duchesse du Maine réunit ses plus hardis soldats . Les Chevaliers de la Mouche à miel qui se nommaient aussi les Frères bretons , formaient une véritable armée dont les chefs , MM . de Pontcallec , de Talhoët , de Rohan-Polduc et autres eurent la tête tranchée sous le Bouffay de Nantes , en 1718. Ce fut un rude coup . La conspiration rentra sous terre . Mais la ligue des Frères bretons , antérieure à la conspiration , et qui , en réalité , n' avait plus d' objet politique , continua d' exister et d' agir quand la conspiration fut morte . C' est le propre des assemblées secrètes de vivre sous terre . Les Frères bretons refusèrent d' abord l' impôt les armes à la main , puis ils cédèrent à leur tour , mais , tout en cédant , ils vécurent . Vingt ans après l' époque où se passèrent les événements que nous allons raconter , et qui forment le prologue de notre récit , nous retrouverons leurs traces . Le mystère est dans la nature de l' homme . Les sociétés secrètes meurent cent fois . En 1719 , presque tous les gentilshommes s' étaient retirés de l' association , mais elle subsistait parmi le bas peuple des villes et des campagnes . Ce qui restait de frères nobles était l' objet d' un véritable culte . Les châteaux où se retranchaient ces partisans inflexibles de l' indépendance devenaient des centres autour desquels se groupaient les mécontents . Ceux -ci étaient peut-être impuissants déjà pour agir sur une grande échelle , mais leur opposition ( qu' on nous passe l' anachronisme ) se faisait en toute sécurité . Il eût fallu , pour les réduire , mettre à feu et à sang le pays où ils avaient des attaches innombrables . D' après ce que nous avons dit de la forêt de Rennes , on doit penser qu' elle était un des plus actifs foyers de la résistance . Sa population entièrement composée de gens pauvres , ignorants et endurcis aux plus rudes travaux , était dans des conditions singulièrement favorables à cette résistance , dont le fond est une négation pure et simple , soutenue par la force d' inertie . Assez nombreux et assez unis pour combattre si nulle autre ressource ne pouvait être employée , les gens de la forêt attendaient , confiants dans les retraites inaccessibles qu' offrait , à chaque pas , le pays , confiants surtout dans la connaissance parfaite qu' ils avaient de leur forêt , cet immense et sombre labyrinthe dont les taillis reliaient la campagne de Rennes aux faubourgs de Fougères et de Vitré . Dans ces trois villes , ils avaient des adhérents . Le premier coup de mousquet tiré sous le couvert devait armer la plèbe déguenillée des basses rues de Rennes , les historiques bourgeois de Vitré , qui portaient encore brassards , hauberts et salades , comme des hommes d' armes , du XVe siècle , et les habiles braconniers de Fougères . Avec tout cela , il était raisonnable d' espérer que les sergents de M . de Pontchartrain pourraient ne point avoir beau jeu . Il y avait au monde un homme qu' ils respectaient tant que , si cet homme leur eût dit : payez l' impôt au roi de France , ils auraient peut-être obéi . Mais cet homme n' avait garde . Il était justement , cet homme , l' un des plus obstinés débris de l' association bretonne , et sa voix retentissait encore de temps à autre dans la salle des États , pour protester contre l' envahissement de l' ancien domaine des Riches ducs par les gens du roi de France . Il avait nom Nicolas Treml de La Tremlays , seigneur de Boüexis-en-Forêt , et possédait , à une demi-lieue du bourg de Liffré , un domaine qui le faisait suzerain de presque tout le pays . Son château de La Tremlays était l' un des plus beaux qui fût dans la Haute-Bretagne ; son manoir de Bouëxis n' était guère moins magnifique . Il fallait deux heures pour se rendre de l' un à l' autre , et tout le long du chemin on marchait sur la terre de Treml . M . Nicolas , comme on l' appelait , était un vieillard de grande taille et d' austère physionomie . Ses longs cheveux blancs tombaient en mèches éparses sur le drap grossier de son pourpoint coupé à l' ancienne mode . L' âge n' avait point modéré la fougue de son sang . À le voir droit et ferme sur la selle , lorsqu' il chevauchait sous la futaie , les gens de la forêt se sentaient le cœur gaillard et disaient : – Tant que vivra notre monsieur , il y aura un Breton dans la Bretagne , et gare aux sangsues de Paris . Ils disaient vrai . Le patriotisme de Nicolas Treml était aussi indomptable qu' exclusif . La décadence graduelle du parti de l' indépendance , loin de lui être un enseignement , n' avait fait que grandir son obstination . D' année en année , ses collègues des États écoutaient avec moins de faveur ses rudes protestations ; mais il protestait toujours , et c' était la main sur la garde de son épée qu' il fulminait ses menaçantes diatribes contre le représentant de la couronne . Un jour , pendant qu' il parlait , messieurs de la noblesse se prirent à rire et plusieurs voix murmurèrent : – Décidément , monsieur Nicolas a perdu la tête . Il s' arrêta tout à coup : une grande pâleur monta jusqu' à son front ; son œil lança un éclair . Il se couvrit et gagna lentement la porte . Sur le seuil il croisa ses bras et envoya au banc de la noblesse un long regard de défi . – Je remercie Dieu , dit-il d' une voix lente et durement accentuée qui pénétra jusqu' aux extrémités de la salle , je remercie Dieu de n' avoir perdu que la tête , quand messieurs mes amis , eux , ont perdu le cœur . À ce sanglant outrage vous eussiez vu bondir sur leurs sièges tous ces fiers gentilshommes . Vingt rapières furent à l' instant dégainées . Nicolas Treml ne bougea pas . – Laissez là vos épées , reprit-il . Moi aussi , je fus insulté ; pourtant je me retire . Ce n' est point du sang breton qu' il faut à ma colère . Adieu , messieurs . Je prie Dieu que vos enfants oublient leurs pères et se souviennent de leurs aïeux . Je me sépare de vous et je vous renie . Vous avez mis la Bretagne au tombeau ; moi , je mettrai du sang sur le tombeau de la Bretagne . Quand il n' est plus temps de combattre , il est temps encore de se venger et de mourir . M . de La Tremlays monta sur son bon cheval et prit la route de son domaine . Ceux qui le rencontrèrent en chemin , ce jour -là , ne purent deviner les pensées qui se pressaient dans son esprit . Robuste de cœur autant que de corps , il savait garder au-dedans de lui sa colère . Son front restait calme , son regard errait , vague et indifférent , sur le plat paysage des environs de Rennes . Lorsqu' il entra sous le couvert de la forêt , le soleil baissait à l' horizon . M . de La Tremlays contempla plus d' une fois avec convoitise les retranchements naturels et imprenables qu' offrait à chaque pas le sol vierge ; il comptait involontairement ces hommes vigoureux et vaillants qui le saluaient de loin avec une respectueuse affection . – La guerre , pensait-il , pourrait être terrible avec ces soldats et ces retraites . Il arrêtait son cheval et devenait rêveur . Mais bientôt une idée tyrannique fronçait ses sourcils grisonnants . Il se redressait et son œil brillait d' un sauvage éclat . – Point de guerre ! disait-il alors . Un duel ! Un seul coup , une seule mort ! Et M . de La Tremlays , enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval , combinait un de ces plans dont l' extravagante hardiesse amène le sourire sur les lèvres des hommes de bon sens , et que le succès peut à peine sanctionner : un plan audacieux , chevaleresque , mais impossible et fou , dont l' idée ne pouvait germer que dans un cerveau de gentilhomme campagnard , ignorant le monde et toisant la prose du présent à la poétique mesure du passé . Il ne faudrait point pourtant se méprendre et taxer Nicolas Treml de démence , parce que son entreprise dépassait les bornes du possible . Il le savait et son enthousiasme ne lui cachait point la profondeur de l' abîme . Mais c' est un de ces hommes à cervelle de bronze , qui voient le précipice ouvert et ne s' arrêtent point pour si peu en chemin . Une seule circonstance eût pu le faire hésiter . La maison de La Tremlays n' avait qu' un héritier direct , Georges Treml , petit-fils du vieux gentilhomme . Que deviendrait cet enfant de cinq ans , frappé dans la personne de son aïeul et dépourvu de protecteur naturel ? Nicolas Treml supportait impatiemment cette objection que lui faisait sa conscience . – Si je réussis , pensait-il , Georges aura un héritage de gloire ; si j' échoue , monsieur mon cousin de Vaunoy lui gardera son patrimoine . Vaunoy est un bon chrétien et un loyal gentilhomme . Comme il prononçait mentalement ces paroles , une voix grêle et lointaine lui apporta le refrain d' une chanson du pays , sorte de complainte dont l' air mélancolique accompagnait le récit du trépas d' Arthur de Bretagne , méchamment mis à mort par son oncle Jean sans Terre . M . de La Tremlays se sentit venir au cœur un pressentiment funeste en écoutant cela . – Impossible ! murmura-t-il pourtant ; M . de Vaunoy est un digne parent . La voix se rapprochait , le chant semblait prendre une nuance d' ironie . – D' ailleurs , poursuivit le vieux gentilhomme , mon petit Georges est breton ; son bonheur , comme son sang appartient à la Bretagne . La voix se tut durant quelques secondes , puis elle éclata tout à coup juste au-dessus de M . de La Tremlays . Celui -ci leva brusquement la tête et aperçut , au haut d' un gigantesque châtaignier dont la couronne , dominant les arbres d' alentour , était vivement frappée par les rayons du soleil couchant , un être d' apparence extraordinaire et presque diabolique . Son corps , ainsi éclairé , rayonnait une sorte de lueur blafarde . Si un voyageur l' eût rencontré dans les forêts du Nouveau Monde il ne lui aurait certainement pas accordé le nom d' homme , et l' histoire naturelle de M . de Buffon contiendrait un article de plus : le babouin blanc . Cette créature ressemblait en effet à un énorme singe de couleur blanchâtre , elle sautait d' une branche à l' autre avec une agilité merveilleuse , et à chaque saut , un faisceau de menus roseaux tombait à terre . Son chant continuait . Il est à croire que ce n' était pas la première fois que M . de La Tremlays rencontrait ce personnage étrange , car il arrêta son cheval sans manifester la moindre surprise et siffla comme on fait pour appeler un chien . Le chant cessa aussitôt , et la créature perchée au sommet du châtaignier , dégringolant de branche en branche , tomba aux pieds du vieux seigneur en poussant un grognement amical et respectueux . C' était bien un homme , et pourtant il était plus extraordinaire encore de près que de loin . Ses jambes nues , couvertes de poils incolores , supportaient gauchement un torse difforme et de beaucoup trop court . Son cou , osseux et planté en biseau sur sa creuse poitrine , était surmonté d' une face anguleuse , aux os de laquelle se collait une peau blême et semée de duvet . Ses cheveux , ses sourcils , sa barbe naissante , tout était blanc , et c' était merveille de voir reluire son œil sanglant au milieu de ce laiteux entourage . Aucun signe certain , dans toute sa personne , ne pouvait servir à préciser son âge . Peut-être était -ce un enfant , peut-être était -ce un vieillard . L' extrême agilité qu' il venait de déployer éloignait également néanmoins ces deux suppositions . Il fallait la pleine jeunesse pour concentrer tant de vigoureuse souplesse sous cette enveloppe chétive et misérable . Il se releva d' un bond et vint se planter au milieu du chemin , devant la tête du cheval . – Comment va ton père , Jean Blanc ? demanda M . de La Tremlays . – Comment va ton fils , Nicolas Treml ? répondit l' albinos en exécutant une cabriole . Un nuage couvrit le front du vieillard . Cette brusque question correspondait mystérieusement au sujet de sa rêverie . – Tu deviens insolent , mon garçon , grommela-t-il . Je suis trop bon envers vous autres vilains , et cela vous donne de l' audace . Fais -moi place , et que je ne t' y prenne plus ! Au lieu d' obéir à cet ordre , prononcé d' un ton sévère , Jean Blanc saisit la bride du cheval et se mit à sourire tranquillement . – Tu te trompes , monsieur Nicolas , dit-il d' une voix douce et triste . Ce n' est pas avec nous pauvres gens , que tu es trop bon , c' est avec d' autres que tu aimes et qui te détestent . – Paix ! fou que tu es ! voulut interrompre M . de La Tremlays . L' albinos ne lâcha point la bride et continua : – Le père de Jean Blanc va bien . Jean Blanc veillait hier auprès de lui ; auprès de lui il veillera demain . Hier tu veillais sur Georges Treml : veilleras -tu sur lui demain , monsieur Nicolas ? – Que veux -tu dire ? – C' est une belle chanson que la chanson d' Arthur de Bretagne ... Écoute : je sais ramper sous le couvert , tout aussi bien que grimper au faîte des châtaigniers . Je t' ai suivi longtemps dans la forêt , tu causais avec ta conscience ; j' ai compris , et j' ai chanté la chanson d' Arthur . – Quoi ! s' écria M . de La Tremlays , tu m' as entendu ! tu sais tout ! – Non , pas tout . Tu as dit trop de folies pour que j' aie pu comprendre . Mais , crois -moi , ne laisse pas notre petit monsieur Georges à la merci d' un cousin . Si tu veux t' en aller bien loin , prends ton petit-fils en croupe : si tu ne le peux pas , tue-le , mais ne l' abandonne pas . Et maintenant je vais couper des branches pour faire des cercles de barrique , monsieur Nicolas . Que Dieu te bénisse ! L' albinos lâcha la bride et grimpa comme un chat le long du tronc noueux d' un châtaignier . La nuit commençait à tomber . Le costume de cet être bizarre , formé de peaux d' agneaux et blanc comme sa personne , se distinguait à travers les branches qu' il franchissait avec une indescriptible prestesse . M . de La Tremlays se remit en route , tout pensif . – C' est un pauvre insensé , se disait-il . Mais son cœur se serrait de plus en plus , et lorsque la voix de Jean Blanc , se faisant de nouveau entendre , lui jeta , par-dessus les têtes touffues de grands chênes , les notes lugubres de la complainte d' Arthur de Bretagne , le vieux gentilhomme eut froid à l' âme et prononça en frémissant le nom de son petit-fils . Quand Nicolas Treml de La Tremlays franchit la grand'porte de son beau château , il faisait nuit noire . Il jeta la bride à ses valets sans mot dire , monta le perron d' un air distrait et se rendit tout droit à la chambre de son petit-fils . Georges dormait . C' était un joli enfant blanc et rose , dont les cheveux blonds bouclaient gracieusement sur les broderies de l' oreiller . Sans doute un doux songe visitait en ce moment son sommeil , car sa bouche s' entr'ouvrait en un charmant sourire , pendant que ses petites mains s' agitaient et semblaient soutenir une lutte de caresses . Quand les enfants s' ébattent ainsi en de joyeux rêves , les bonnes gens de Rennes disent qu' ils rient aux anges ; pensée charmante et poétique , à coup sûr . Mais en Bretagne tout ce qui est poétique et charmant tourne bien vite à la mélancolie : on regarde cette joie du sommeil comme un présage de mort . L' enfant rit aux anges , parce que les anges de Dieu sont là autour de son chevet , pour emporter son âme au ciel . Nicolas Treml se pencha sur la couche de son petit-fils . Sa lèvre barbue toucha la joue de l' enfant qui ne s' éveilla point . – Arthur de Bretagne ! murmura le vieux gentilhomme qui ne pouvait oublier les paroles de Jean Blanc ; si le dernier rejeton de ma race allait être sacrifié ! ... Mais non cet homme est un fou , et mon cousin de Vaunoy ne ressemble pas plus à l' Anglais Jean sans Terre qu' un chien fidèle ne ressemble à un loup ! Il s' assit auprès du chevet de Georges et rendit son esprit à l' idée fixe qu' il poursuivait . M . de La Tremlays , puissamment riche et noble , comme nous l' avons dit , avait perdu son fils unique deux ans auparavant . Ce fils , qui avait nom Jacques Treml et qui était père de Georges , avait été de son vivant un homme fort et brave ; Nicolas Treml lui avait inculqué de bonne heure sa haine contre la France , son amour pour la Bretagne , deux sentiments qui , chez lui , affectaient tous les caractères de la passion . La mort de Jacques fut pour le vieux gentilhomme un coup cruel . Ce n' était pas seulement un fils , c' était l' héritier de ses croyances qui descendait dans la tombe . Il se sentait vieillir . Aurait-il le temps d' inoculer à Georges sa haine et son amour ? Les vieux souverains , à qui Dieu retire le fils qui devait continuer leur œuvre politique laborieusement commencée , regardent avec désespoir le berceau du fils de leur fils . Cet enfant mettra vingt ans à se faire homme , et il ne faut qu' un jour pour voir crouler une dynastie . Nicolas Treml n' était pas roi , mais il se regardait comme le dernier représentant d' une pensée vaincue qui pouvait à son tour remporter la victoire . Jacques était son bras droit , son successeur , un autre lui -même ; Georges n' était qu' un enfant . Au lieu d' une arme à l' épreuve , Nicolas Treml n' avait plus qu' un faible roseau dans la main . Il y avait de par la province de Bretagne une famille pauvre et de noblesse douteuse qui se prétendait branche de Treml et ajoutait ce nom au sien propre . Avant la mort de Jacques , M . de La Tremlays avait intenté à cette famille de Vaunoy un procès , pour la contraindre à se désister de toute prétention au nom de Treml . Le procès était pendant , et , suivant toute apparence , le parlement de Rennes allait condamner les Vaunoy lorsque Jacques mourut . Ce fatal événement sembla changer subitement les desseins de M . de La Tremlays . Il arrêta l' action pendante au parlement de Rennes et invita Hervé de Vaunoy , l' aîné de la famille , à se rendre aussitôt près de lui . Celui -ci n' eut garde de refuser l' invitation . Il traversa la forêt monté sur un piètre cheval de labour . Arrivé sur la lisière qui touchait le domaine de Treml et les futaies de Bouëxis , il ôta respectueusement son feutre et salua toutes ces richesses , pendant qu' un sourire relevait les coins de ses lèvres sous les crocs fauves de sa moustache . Hervé de Vaunoy pouvait avoir alors quarante ans . C' était un petit homme replet , à chevelure roussâtre , dont les exubérants anneaux encadraient un visage souriant et d' expression débonnaire . Ses yeux disparaissaient presque sous les longs poils de ses sourcils ; mais ce qu' on en voyait était fort avenant et cadrait au mieux avec la fraîcheur vermeille de ses joues . En somme , il avait l' air du meilleur vivant qui fût au monde , et il était impossible de le voir une seule fois sans se dire : voilà un excellent petit homme ! La seconde fois , on ne disait rien du tout . La troisième , on pensait à part soi que le petit homme pouvait bien n' être point si bon qu' il voulait paraître . Chemin faisant , il inspecta le manoir de Bouëxis , qu' il trouva très à son gré , et les fermes , métairies et tenures , qui lui parurent bien en point , et les bois dont il admira cordialement la belle venue . Pendant cela , son sourire vainqueur ne le quittait point . On eût dit que le petit homme se voyait déjà dans l' avenir propriétaire et seigneur de toutes ces belles choses . Mais ce qui le flatta le plus , ce fut le château de La Tremlays lui -même . À la vue de ce cher édifice qui ouvrait sur une immense avenue sa grande porte écussonnée , Hervé de Vaunoy arrêta son cheval de charrette et ne put retenir un cri d' allégresse . – Saint-Dieu ! murmura-t-il tout ému , notre maison de Vaunoy tiendrait avec ses étables , écuries et pigeonniers sous le portail de ce noble château . Il faudrait que M . Nicolas Treml , mon cousin , eût l' âme bien dure pour ne point me donner un gîte en quelque coin ; et quand on a pied dans quelque coin , talent et bonne volonté , tout le reste y passe ! Il souleva le lourd marteau de la porte et mit de côté son sourire pour prendre un air humble et décemment réservé . M . de La Tremlays était assis sous le manteau de la haute cheminée dans la salle à manger . À son côté , un grand et beau chien de race sommeillait indolemment . Dans un coin , le petit Georges , âgé de quatre ans alors , jouait sur les genoux de sa nourrice . On annonça Hervé de Vaunoy . Le vieux seigneur se tourna lentement vers le nouveau venu et le chien , se dressant sur ses quatre pattes , poussa un sourd grognement . – Paix , Loup , dit M . de La Tremlays . Le chien se recoucha sans quitter des yeux le seuil où Hervé se tenait découvert et respectueusement incliné . M . de La Tremlays continuait d' examiner ce dernier en silence . Au bout de quelques minutes , il parut prendre tout à coup une résolution et se leva . – Approchez , monsieur mon cousin , dit-il avec une brusque courtoisie ; vous êtes le bienvenu au château de nos communs ancêtres . Hervé ne put retenir un mouvement de joie en voyant sa parenté , à laquelle il ne croyait guère lui -même , si tôt et si aisément reconnue . Sur un geste du vieux seigneur , il prit place sous le manteau de la cheminée . L' entrevue fut courte et décisive . – J' espère , monsieur de Vaunoy , dit Nicolas Treml , que vous êtes un vrai Breton ! – Oui , Saint-Dieu ! mon cousin , répondit Hervé , un vrai Breton , tout à fait ! – Déterminé à donner sa vie pour le bien de la province ? – Sa vie et son sang , monsieur mon cousin de La Tremlays ! ses os et sa chair ! Détestant la France , Saint-Dieu ! abhorrant la France , monsieur mon digne parent ! prêt à dévorer la France d' un coup de dent si elle n' avait qu' une bouchée ! – À la bonne heure ! s' écria Nicolas Treml enchanté . Touchez -là , Vaunoy , mon ami . Nous nous entendrons à merveille , et mon petit-fils Georges aura un père en cas de malheur . Hervé fut installé le soir même au château de La Tremlays , et , depuis lors , il ne le quitta plus . Georges lui était spécialement confié , et nous devons reconnaître qu' il affectait en toute occasion , pour l' enfant , une tendresse extraordinaire . Les choses restèrent ainsi durant dix-huit mois . M . de La Tremlays prenait Hervé en confiance . Il le regardait comme un excellent et loyal parent . Les commensaux du château faisaient comme le maître , et Vaunoy avait l' estime de tout le monde . Il n' y avait que deux personnages auprès desquels Vaunoy n' avait point su trouver grâce : le premier et le plus considérable était Loup , le chien favori de Nicolas Treml ; le second n' était autre que Jean Blanc , l' albinos . Chaque fois que Vaunoy entrait au salon , Loup fixait sur lui ses rondes prunelles et grognait dans ses soies jusqu' à ce que M . de La Tremlays lui eût imposé péremptoirement silence . Vaunoy avait beau le flatter , il perdait sa peine . Loup , en bon Breton qu' il était , avait la tête dure et ne changeait point volontiers de sentiment . M . de La Tremlays s' étonnait souvent de l' aversion que Loup montrait à son cousin ; cela lui donnait même parfois à réfléchir , car il tenait Loup pour un chien perspicace et de bon conseil . Mais Vaunoy , d' autre part , était si humble , si serviable , si dévoué ! Et puis , Saint-Dieu ! il détestait si cordialement la France . Le moyen de concevoir des soupçons contre un homme qui abhorrait ainsi M . le Régent ? Quant à Jean Blanc , sa haine était moins redoutable que celle de Loup . Jean Blanc , en effet , occupait dans l' échelle sociale une position infiniment plus humble . Il était , de son métier tailleur de cercles , passait pour idiot , et n' eût point pu soutenir son vieux père sans l' aide charitable de M . de La Tremlays . Jean Blanc était reçu dans les cuisines du château , parce que l' hospitalité bretonne accueillait hommes , mendiants et animaux avec une égale religion ; mais c' était à grand'peine qu' il conquérait sa place au feu , et il lui fallait exécuter bien des cabrioles pour désarmer le mauvais vouloir du maître d' hôtel , lors de la distribution des vivres . – Arrière , méchant mouton blanc ! disait ce chef des valets de Treml . N' as -tu pas honte , gibier de rebut , de demander la pitance d' un chrétien ? Jean , suivant son humeur , hochait la tête en éclatant de rire , ou baissait ses yeux pleins de larmes . Parfois un éclair de raison ou de fierté semblait traverser sa cervelle . Alors la bordure enflammée de ses paupières devenait livide , tandis qu' une tache écarlate se dessinait sur sa joue . C' était l' affaire d' un instant . L' écuyer Jude prenait alors le parti du pauvre albinos , dont l' apathie naturelle avait déjà triomphé de sa fugitive colère . – Un peu plus de charité , maître Alain , disait l' écuyer Jude au majordome ; Jean Blanc est le fils de son père , qui était un digne serviteur de Treml . Notre monsieur Nicolas n' entend pas qu' on traite ainsi les bonnes gens de la forêt . Jude ne mentait point . Nicolas Treml était doux envers ses vassaux ; mais , si accompli que soit le maître , l' insolence , cette gangrène de la valetaille , sait toujours se faire place en quelque coin de l' office . Alain , le maître d' hôtel , grommelait un juron armoricain et coupait à Jean Blanc un morceau de pain de mauvaise grâce . Celui -ci trempait aussitôt sa soupe , sans rancune apparente , et la dévorait avec la plus parfaite égalité d' âme . Quand il avait fini , on lui donnait une seconde écuelle de bouillon bien chaud qu' il portait à son père , Mathieu Blanc , le vieux vannier de la Fosse-aux-Loups . Cette tranquillité de Jean Blanc était-elle feinte ou réelle ? nous ne saurions trancher cette question d' une manière précise , et parmi ceux qui le connaissaient , les avis étaient partagés . On s' accordait à reconnaître que sa cervelle ne contenait point la somme d' idées raisonnables que comporte l' intelligence de l' homme ; mais était-il sérieusement idiot ? Tant que durait le jour , il chantait de bizarres refrains sur les couronnes de châtaigniers , ou bien il gambadait le long des chemins . À vêpres , son blême visage grimaçait à faire pâmer de rire chantres , marguillier et bedeau . Et pourtant Jean priait dévotement . Et pourtant Jean soignait son vieux père avec l' attention d' une fille dévouée ; quand Mathieu avait besoin de remèdes , Jean travaillait double , et plus d' un paysan affirmait l' avoir vu , le soir , agenouillé au chevet du vieillard endormi . En outre , on le savait capable d' une reconnaissance sans bornes . Il s' était jeté , sans armes , au-devant d' un sanglier qui menaçait l' écuyer Jude , son protecteur , et il avait escaladé plus d' une fois les hautes murailles du jardin de La Tremlays , rien que pour baiser , en pleurant de joie , les mains du petit Georges , le petit-fils de son bienfaiteur . Sa tendresse pour l' enfant était poussée jusqu' à la passion , et ceux qui ne croyaient point à l' idiotisme de Jean disaient que sa haine pour M . de Vaunoy venait de ce qu' il le regardait comme un intrus , destiné à frustrer le petit Georges de son héritage . Ils disaient cela quand ils n' avaient point à dire autre chose de plus intéressant , car , bien entendu , Jean Blanc était un sujet de conversation fort secondaire . À part Vaunoy qui le craignait vaguement d' instinct , Jude et M . de La Tremlays qui ne dédaignaient point de causer parfois familièrement avec lui , personne ne s' occupait beaucoup du pauvre albinos . On admirait sa merveilleuse adresse à tous les exercices du corps , comme on eût admiré l' agilité d' un chevreuil de la forêt . Sa douteuse folie ne l' entourait pas même de ce prestige qui s' attache , dans les contrées demi-sauvages , aux êtres privés de raison . Les gens de la forêt se défiaient de sa démence et ne la trouvaient point de franc aloi . Quant aux femmes , Jean était pour elles un objet de dégoût ou de moquerie . Elles riaient en apercevant de loin sa face enfarinée que nous ne saurions comparer qu' au masque populaire de nos pierrots ; elles frissonnaient lorsque le soir elles voyaient briller , sous le linceul de sa chevelure , l' éclat phosphorescent de ses yeux . Revenons à Nicolas Treml que nous avons laissé méditant au chevet de son petit-fils Georges . Sans doute le sujet de ses réflexions le captivait bien puissamment ; car pendant de longues heures il demeura immobile et si profondément absorbé qu' on eût pu le prendre pour l' un de ces vieillards de pierre qui dorment autour des tombeaux . L' horloge du château avait sonné minuit depuis longtemps lorsqu' il secoua sa préoccupation . Il se leva ; son visage était sombre , mais résolu . Il saisit la lampe qui brûlait auprès de lui et traversa doucement la salle , assourdissant le sonore cliquetis de ses éperons pour ne point troubler le sommeil de Georges . – Vaunoy est incapable de me trahir , murmura-t-il ; je le crois ... sur mon salut , je le crois ! Mais la confiance n' exclut pas la prudence , et il n' y a que Dieu pour sonder jusqu' au fond le cœur des hommes . Je veux prendre mes précautions . Le vent des nuits courait dans les longs corridors de La Tremlays . Nicolas Treml , abritant de la main la flamme de la lampe , descendit le grand escalier et se rendit à la salle d' armes où reposait Jude Leker , son écuyer . Il l' éveilla et lui fit signe de le suivre . Jude obéit aussitôt en silence . M . de La Tremlays remonta d' un pas rapide les escaliers du château , traversa de nouveau les corridors et fit entrer Jude dans une petite pièce de forme octogonale qu' il avait choisie pour sa retraite , au premier étage d' une tourelle . Lorsque Jude fut entré , M . de La Tremlays ferma la porte à clef . L' honnête écuyer n' avait point coutume de provoquer la confiance de son maître . Quand Nicolas Treml parlait Jude écoutait avec respect , mais il ne faisait jamais de questions . Cette fois , pourtant , la conduite du vieux seigneur était si étrange , sa physionomie portait le cachet d' une résolution si solennelle , que l' écuyer ne put réprimer sa curiosité . – Vous n' avez pas votre figure de tous les jours , notre monsieur ... commença-t-il . Nicolas Treml lui imposa silence d' un geste et fit jouer la serrure d' une armoire scellée dans le mur . De cette armoire , il tira un coffret de fer vide qu' il mit entre les mains de Jude . Ensuite , prenant , au fond d' un compartiment secret , de pleines poignées d' or il les empila méthodiquement dans le coffret , comptant les pièces une à une . Cela dura longtemps , car il compta cent mille livres tournois . Jude n' en pouvait croire ses yeux et se creusait la tête pour deviner le motif de cette conduite extraordinaire . Quand il y eut dans le coffret cent mille livres bien comptées , Nicolas Treml le ferma d' un double cadenas . – Demain , dit-il , presque à voix basse et calme , tu chargeras cette cassette sur un cheval , sur ton meilleur cheval , et tu iras m' attendre , avant le lever du soleil , à la Fosse-aux-Loups . Jude s' inclina . – Avant de partir , reprit M . de La Tremlays , tu prieras monsieur mon cousin de Vaunoy de se rendre auprès de moi . Va ! Jude se dirigea vers la porte . – Attends ! poursuivit encore Nicolas Treml : tu t' habilleras comme on fait lorsqu' on ne doit point revenir au logis de longtemps . Tu t' armeras comme pour une bataille où il faut mourir . Tu diras adieu à ceux que tu aimes . As -tu fait ton testament ? – Non , répondit Jude . – Tu le feras , continua M . de La Tremlays . Jude fit un signe d' obéissance et emporta la cassette . Nicolas Treml ne dormit point cette nuit -là . Le lendemain , avant le jour , il entendit dans la cour le pas du cheval de Jude . Presque au même instant la porte de sa chambre s' ouvrit et Hervé de Vaunoy parut sur le seuil . Maître Hervé n' avait plus cet air humble et craintif dont nous l' avons vu s' affubler en entrant au château pour la première fois . Son sourire s' épanouissait maintenant , joyeux , sur sa lèvre . Il portait le front haut et affectait les dehors d' une franchise brusque , à peine tempérée par le respect . – Saint-Dieu ! dit-il en arrivant , vous êtes matinal , monsieur mon très cher cousin . J' étais encore à mon premier somme lorsqu' on est venu me réveiller de votre part ... Il s' arrêta tout à coup en apercevant le sévère et pâle visage de Nicolas Treml , dont l' œil perçant tombait d' aplomb sur son œil et semblait vouloir descendre jusqu' au fond de sa conscience . – Qu' y a-t-il ? murmura-t-il avec un involontaire effroi . Nicolas Treml lui montra du doigt un siège ; il s' assit . – Hervé , dit le vieux gentilhomme d' une voix lente et tristement accentuée , quand Dieu m' a repris mon fils , vous étiez un pauvre homme faible , vous souteniez une lutte inégale contre moi qui suis fort . Vous alliez être écrasé ... – Vous avez été généreux , mon noble cousin , interrompit Vaunoy qui se sentait venir une vague inquiétude . – Serez -vous reconnaissant ? reprit le vieillard . Vaunoy se leva et lui saisit la main qu' il porta vivement à ses lèvres . – Saint-Dieu ! monsieur , s' écria-t-il , je suis à vous corps et âme ! Nicolas Treml fut quelque temps avant de reprendre la parole . Son regard ne se détachait point de Vaunoy . – Je crois , dit-il enfin ; je veux vous croire . Aussi bien , il n' est plus temps d' hésiter ; ma résolution est prise . Écoutez . M . de La Tremlays s' assit auprès de Vaunoy et poursuivit : – Je vais partir pour ne point revenir peut-être ... ne m' interrompez pas ... Ma route sera longue , et au bout de la route je trouverai un abîme . La Providence protège-t-elle encore le pays breton ? Mon espoir est faible , et ma ferme croyance est que je vais à la mort . – À la mort ? répéta Vaunoy sans comprendre . – À la mort ! s' écria le vieillard dont un soudain enthousiasme illumina le visage ; n' avez -vous jamais désiré mourir pour la Bretagne , vous monsieur de Vaunoy ? – Saint-Dieu ! mon cousin il est à croire que cette idée a pu me venir une fois ou l' autre , répondit Hervé à tout hasard . – Mourir pour la Bretagne ! mourir pour une mère opprimée , monsieur , n' est -ce pas là le devoir d' un gentilhomme et d' un Breton ? – Si fait , ah ! Saint-Dieu , je crois bien ! mais ... – Le temps presse , interrompit Nicolas Treml , et mon projet n' est point d' entrer dans d' inutiles explications . Quand je ne serai plus là , Georges aura besoin d' un appui . – Je lui en servirai . – D' un père ... – Ne vous dois -je pas la reconnaissance d' un fils ? déclama pathétiquement Vaunoy . – Vous l' aimez bien , n' est -ce pas , Hervé , ce pauvre enfant que je vous lègue ? Vous lui apprendrez à aimer la Bretagne , à détester l' étranger . Vous me remplacerez . Vaunoy fit le geste d' essuyer une larme . – Oui , reprit le vieillard en refoulant son émotion au-dedans de lui -même , vous êtes bon et loyal , j' ai confiance en vous et ma dernière heure sera tranquille . Il se leva , traversa la salle d' un pas ferme et ouvrit un meuble scellé à ses armes . – Voici un acte olographe , continua-t-il , que j' ai rédigé cette nuit , et qui vous confère la pleine propriété de tous les domaines de Treml . Vaunoy sauta sur son siège . Ses yeux éblouis virent des millions d' étincelles . Tout son sang se précipita vers sa joue . M . de La Tremlays , occupé à déplier le parchemin , ne prit point garde à ce mouvement de trop franche allégresse . Il continua . – Sans vous mettre dans mon secret , qui appartient à la Bretagne , je puis vous dire que mon entreprise m' expose à une accusation de lèse-majesté . Ce crime , car ils nomment cela un crime ! entraîne non seulement la mort , mais la confiscation de tous les biens de l' accusé . Il faut que l' héritage de Georges Treml soit à l' abri de cette chance , et je vous ai choisi pour dépositaire de la fortune de mon petit-fils . Vaunoy n' eut point la force de répondre , tant sa cervelle était bouleversée par cet événement inattendu . Il mit seulement la main sur son cœur et darda au plafond son regard hypocrite . – Acceptez -vous ? demanda Nicolas Treml . – Si j' accepte ! s' écria Vaunoy retrouvant à propos la parole . Ah ! mon cousin , voici donc venue l' occasion de vous témoigner ma gratitude . Si j' accepte ! Saint-Dieu ! vous me le demandez ! Il prit à deux mains celles du vieillard . – Merci , merci , mon noble cousin ! continua-t-il avec effusion ; je prends le ciel à témoin que votre confiance est bien placée ! Loup , le chien favori de M . de La Tremlays , interrompit à ce moment Vaunoy par un grognement sourd et prolongé . Ensuite il quitta le coussin où il avait passé la nuit et vint se placer entre son maître et Hervé , sur lequel il fixa ses yeux fauves . Vaunoy recula instinctivement . – Loup et Jean Blanc ! pensa le vieillard qui n' était pas pour rien breton de bonne race et gardait au fond de son cœur cette corde qui vibre si aisément dans les poitrines armoricaines , la superstition . C' est singulier ! le chien et l' innocent se rencontrent pour détester monsieur mon cousin ! Il hésita un instant , et fut tenté peut-être de serrer le parchemin , mais la voix de ce qu' il appelait son devoir le poussait en avant . Il écarta du pied Loup avec rudesse et remit l' acte entre les mains de Vaunoy . – Dieu vous voit , dit-il , et Dieu punit les traîtres . Vous voici souverain maître de la destinée de Treml . Le chien , comme s' il eût compris ce que ces paroles avaient de solennel , s' affaissa sur son coussin en hurlant plaintivement . – Et maintenant , monsieur de Vaunoy , reprit Nicolas Treml , non par défiance de vous , mais parce que tout homme est mortel et que vous pourriez quitter ce monde sans avoir le temps de vous reconnaître , je vous demande une garantie . – Tout ce que vous voudrez mon cousin . – Écrivez donc , dit le vieillard en lui désignant la table où l' attendaient encore plume et parchemins . Vaunoy s' assit , Treml dicta : « Moi , Hervé de Vaunoy , je m' engage à remettre le domaine de La Tremlays , celui de Bouëxis-en-Forêt et leurs dépendances à tout descendant direct de Nicolas Treml qui me présentera cet écrit ... » – Monsieur mon cousin , interrompit Vaunoy , ceci pourrait donner des armes au fisc . Si vous êtes condamné coupable de lèse-majesté , cet acte sera naturellement suspect . – Écrivez toujours , ordonna Nicolas Treml . Et il continua à dicter . « ... Cet écrit , accompagné de la somme de cent mille livres , prix de la vente desdits domaines et dépendances . » – Comme cela , monsieur , reprit le vieillard , le fisc n' aura rien à reprendre . Cent mille livres forment un prix sérieux quoique bien au-dessous de la valeur des domaines . Vaunoy demeura pensif . Au bout de quelques secondes , il déplia le parchemin que lui avait remis d' abord M . de La Tremlays . C' était un acte de vente en due forme . La ligne de ses sourcils , qui s' était légèrement plissée , se détendit tout à coup à cette vue . – Allons , dit-il , tout est pour le mieux , puisque telle est votre volonté . Dieu m' est témoin que je souhaite du fond du cœur que ces paperasses deviennent bientôt inutiles par votre heureux retour . – Souhaitez-le , mon cousin , dit le vieillard en hochant la tête , mais ne l' espérez pas . Veuillez signer et parapher votre engagement . Vaunoy signa et parapha . Puis chacun des deux cousins mit son parchemin dans sa poche . – Je pense , reprit Vaunoy après un long silence pendant lequel Nicolas Treml s' était replongé dans sa rêverie , je pense que ces préparatifs n' annoncent point un départ subit ? Il pensait tout le contraire et ne se trompait point . Sa voix éveilla en sursaut M . de La Tremlays qui se leva , repoussa violemment son siège et passa la main sur son front avec une sorte d' égarement . – Il est temps , murmura-t-il d' une voix étouffée , vous m' avez rappelé mon devoir . Je vais partir . – Déjà ! – On m' attend , et je suis en retard . Allez , Vaunoy , faites seller mon cheval . Je vais dire adieu à la maison de mon père et embrasser pour la dernière fois l' enfant de mon fils . Vaunoy baissa la tête avec toutes les marques extérieures d' une sincère affliction et gagna les écuries . Nicolas Treml ceignit la grande épée de ses aïeux , vaillant acier damassé par la rouille et qui avait fendu plus d' un crâne anglais au temps des guerres nationales . Il couvrit ses épaules d' un manteau et posa son feutre sur les mèches de ses cheveux blancs . Entre sa chambre et la retraite où reposait Georges , son petit-fils , se trouvait le grand salon d' apparat . C' était une vaste salle aux lambris de chêne noir sculptés , dont les panneaux étaient séparés par des colonnettes en demi-relief à corniches dorées . Dans chaque panneau pendait un portrait de famille au-dessus duquel était peint un écusson à quartiers . Nicolas Treml traversa cette salle d' un pas lent et pénible . Son visage portait l' empreinte d' une austère douleur . Il s' arrêta devant les derniers portraits qui étaient ceux de son père et de sa mère défunts et se mit à genoux . – Adieu , madame ma mère , murmura-t-il ; adieu , mon respecté père . Je vais mourir comme vous avez vécu , pour la Bretagne ! Comme il se relevait , un rayon de soleil levant , perçant les vitraux de la salle , fit scintiller les dorures et mit un reflet de vie sur tous ces raides visages de chevaliers . On eût dit que les nobles dames souriaient et respiraient le séculaire parfum de leur inévitable bouquet de roses ; on eût dit que les fiers seigneurs mettaient , plus superbes , leurs poings gantés de buffle sur leurs hanches bardées de fer , en écoutant la voix de ce Breton qui parlait encore de mourir pour la Bretagne . Avant de quitter la salle , Nicolas Treml se découvrit et salua les vingt générations d' aïeux qui applaudissaient à son sacrifice . Le petit Georges dormait , mais ce sommeil matinal était léger . Le contact de la bouche de son aïeul suffit pour clore son rêve . Il s' éveilla dans un charmant sourire et jeta ses bras autour du cou du vieillard . M . de La Tremlays avait dit adieu sans faiblir aux images vénérées de ses ancêtres , mais il n' en fut pas ainsi à la vue de cet enfant , seul espoir de sa race , qui allait être orphelin et qui souriait doucement comme à l' aurore d' un jour de bonheur . – Que Dieu te protège , mon cher fils , murmura-t-il , pendant qu' une larme furtive mouillait le bord de sa paupière ; qu' il fasse de toi un gentilhomme . Puisses -tu ressembler à tes pères , qui étaient pieux , vaillants -- et libres ! Il déposa un dernier baiser sur le front de l' enfant et s' enfuit parce que l' émotion brisait son courage . Dans la cour , Hervé de Vaunoy tenait le cheval sellé par la bride . Ce modèle des cousins voulut à toute force faire la conduite à M . de La Tremlays jusqu' au bout de son avenue . Quant à Loup , on fut obligé de le mettre à la chaîne pour l' empêcher de suivre son maître . Au bout de l' avenue , M . de La Tremlays arrêta son cheval et tendit la main à Vaunoy . – Retournez au château , dit-il ; nul ne doit savoir où se dirigent mes pas . – Adieu donc , monsieur mon excellent ami ! sanglota Vaunoy . Mon cœur se fend à prononcer ces tristes paroles . – Adieu ! dit brusquement le vieillard . Souvenez -vous de vos promesses et priez pour moi . Il piqua des deux . Le galop de son cheval s' étouffa bientôt sur la mousse de la forêt . Hervé de Vaunoy , resté seul , garda pendant quelques instants son visage contristé , puis il frappa bruyamment ses mains l' une contre l' autre en éclatant de rire . – Saint-Dieu ! dit-il , on m' a donné place en un petit coin , j' avais talent et bonne volonté , tout le reste y a passé . Bon voyage , monsieur mon digne parent ! soyez tranquille ! nous accomplirons pour le mieux nos promesses , et vos domaines iront en bonnes mains ! Il rentra au château la tête haute et le feutre sur l' oreille . En passant près de Loup , il frappa rudement le pauvre chien du pommeau de son épée en disant : – Ainsi traiterai -je quiconque ne pliera point devant moi . Ce jour -là , les serviteurs de Treml oublièrent de chanter les joyeux noëls à la veillée . Il y avait autour du château comme une atmosphère de malheur , et chacun pressentait un événement funeste . M . Nicolas enfila au galop les sentiers tortueux de la forêt . Au lieu de suivre les routes tracées , il s' enfonçait comme à plaisir dans les plus épais fourrés . À mesure qu' il avançait , l' aspect du paysage devenait plus sombre , la nature plus sauvage . De gigantesques ronces s' élançaient d' arbre en arbre comme les lianes des forêts vierges du Nouveau Monde . Çà et là , au milieu de quelque clairière où croissaient la bruyère , l' ajonc et l' aride genêt , une misérable cabane fumait et animait le tableau d' une vie mélancolique . Après une demi-lieue faite à franc étrier , le vieux gentilhomme fut obligé de ralentir sa course . La forêt devenait réellement impraticable . Il attacha son cheval au tronc d' un chêne près duquel paissait déjà la monture de son écuyer Jude , qui ne devait pas être loin , et se fraya un passage dans le taillis . Quelques minutes après , il rejoignait son fidèle serviteur , qui l' attendait , assis sur le coffret de fer . À une demi-heure de chemin de la lisière orientale de la forêt de Rennes , loin de tout village et au centre des plus épais fourrés , se trouve un ravin profond dont la pente raide et rocheuse est plantée d' arbres qui s' étagent , mêlés çà et là d' épais buissons de houx et de touffes d' ajoncs qui atteignent une hauteur extraordinaire . Un mince filet d' eau coule pendant la saison pluvieuse au fond du ravin ; l' été , toute trace d' humidité disparaît et le lit du ruisseau est marqué seulement par la ligne verte que trace l' herbe croissant au milieu de la mousse desséchée . Ce ravin court du nord au sud . L' un de ses bords , celui qui regarde l' orient , est occupé par une futaie de chênes ; l' autre s' élève presque à pic , boisé vers sa base , puis ras et nu comme une lande , jusqu' à une hauteur considérable . La tête chauve du roc y perce à chaque pas entre les touffes de bruyères . De larges crevasses s' ouvrent çà et là , bordées d' ormeaux nains et de prunelliers au noir feuillage . Au XVIIIe siècle , l' aspect de ce paysage était plus sombre encore qu' aujourd'hui . Le sommet de la rampe que nous venons de décrire portait deux tours de maçonnerie qui avaient dû servir autrefois de moulins à vent . Ces tours avaient leurs murailles lézardées et menaçaient ruine complète depuis longtemps . Tout à l' entour , l' herbe disparaissait sous les décombres . À quelques pas , sur la droite , le sol se montrait tourmenté et gardait des traces d' antiques travaux . Çà et là on découvrait des tranchées profondes dont les lèvres arrondies par le temps , avaient dû être coupées à pic autrefois et correspondre à quelques puits de carrière ou de mine . De l' autre côté de la montée , des pans de murailles annonçaient que des constructions considérables avaient existé en ce lieu . Tous ces restes d' anciens édifices étaient de beaucoup antérieurs aux moulins à vent , qui pourtant eux aussi s' affaissaient de vieillesse . Pour remonter à leur origine et se rendre raison de leur destination évidemment industrielle , il eût fallu traverser le Moyen Âge entier , et se guider peut-être jusqu' aux temps plus civilisés de la domination romaine . Or , nous pouvons affirmer que , dans la forêt de Rennes , au commencement du XVIIIe siècle , le nombre des savants archéologues ou antiquaires était extraordinairement limité . Précisément en face et au-dessous des moulins à vent en ruine , le ravin se rétrécissait tout à coup , de telle façon que les grands arbres , penchés sur les deux rampes , rejoignaient leurs épais branchages et formaient une voûte impénétrable . Cet immense berceau avait nom , dans le pays , la Fosse-aux-Loups . Point n' est besoin de dire au lecteur l' origine probable de ce nom . Le voyageur égaré qui traversait par hasard ce site sauvage , dont les lugubres teintes , transportées sur la toile , formeraient une décoration merveilleusement assortie pour certains de nos drames de boulevard , le voyageur , dis -je , n' apercevait , de prime aspect , nulle trace du voisinage ou de la présence des hommes . Partout la solitude , partout le silence , rompu seulement par ces mille bruits qui s' entendent là où la nature est livrée à elle -même . On aurait pu se croire au milieu d' un désert . Néanmoins un examen plus attentif eût fait découvrir , demi-cachée par un bouquet de frênes , une petite loge de terre battue , couverte en chaume , et dont l' unique ouverture était garnie de lambeaux de serpillière faisant l' office de carreaux . Cette loge s' appuyait à l' une des deux tours . Son apparence misérable , loin d' égayer le paysage , jetait sur tout ce qui l' entourait un reflet de détresse et d' abandon . C' était comme nous l' avons vu , à la Fosse-aux-Loups que Nicolas Treml avait donné rendez -vous à Jude , son écuyer . Le bon serviteur était à son poste avant le jour . Pendant qu' il attend patiemment son maître , assis sur les cent mille livres qui représentent , à cette heure , l' opulent domaine de Treml , nous soulèverons le lambeau de toile servant de porte à la pauvre loge couverte en chaume , et nous introduirons à l' intérieur un regard curieux . La loge était composée d' une seule chambre . Ses meubles consistaient en un grabat et deux escabelles . Au lieu de plancher , le sol nu et humide ; au lieu de plafond , le revers de la couverture , c' est-à-dire le chaume , supporté par des gaules qui servaient de solives . Dans un coin un peu de paille , et sur la paille un homme endormi . Sur le grabat un autre homme veillait : c' était un vieillard que l' âge et la maladie avaient réduit à une extrême faiblesse . Il souffrait , et ses deux mains qui serraient sa poitrine semblaient vouloir étouffer une plainte . L' homme qui gisait sur le grabat et celui qui dormait sur la paille avaient entre eux une ressemblance frappante . Leurs traits étaient également pâles et comme effacés ; tous deux avaient des chevelures de neige . C' était évidemment le père et le fils ; mais l' âge avait blanchi la chevelure du vieillard , tandis que le jeune homme , créature monstrueuse , avait apporté en naissant ce signe ordinaire de la décrépitude . C' était Jean Blanc , l' albinos . Une douleur plus aiguë arracha au vieillard un cri plaintif . Jean bondit sur la paille froissée de sa couche et fut sur pied en un instant . Il s' approcha du grabat et prit la main de son père qu' il pressa silencieusement contre son cœur . – J' ai soif , dit Mathieu Blanc . Jean prit une écuelle fêlée où restaient quelques gouttes de breuvage , et la tendit à son père qui but avec avidité . – J' ai encore soif , murmura le vieillard après avoir bu ; bien soif . Jean parcourut des yeux la cabane . Il n' y avait rien . – Je vais travailler , père , s' écria-t-il en s' élançant vers sa cognée ; j' ai dormi trop longtemps . J' apporterai du remède . Le vieux Mathieu se retourna péniblement sur sa couche ; mais au moment où Jean allait franchir le seuil il le rappela . – Reste , dit-il ; je souffre trop quand je suis seul . Jean déposa aussitôt sa cognée et revint vers le lit . – Je resterai père , répondit-il . Quand vous aurez sommeil , je courrai jusqu' au château et je demanderai ce qu' il faut à Nicolas Treml , qui ne refuse jamais . – Jamais ! prononça lentement Mathieu . Celui -là est un gentilhomme : il n' oublie point son serviteur qui n' a plus de bras pour travailler ou se battre . Il ne méprise point l' enfant parce qu' il a les cheveux d' une autre couleur que ceux des hommes . Que Dieu le bénisse ! – Que Dieu le sauve ! dit Jean . Mathieu se souleva sur son séant et regarda son fils en face . – Jean , mon gars , reprit-il avec effort , ma mémoire est faible , parce que je suis bien vieux . Mais pourtant je crois me souvenir ... Ne m' as -tu pas dit que le fils de Nicolas Treml est en grave péril ? – Voici deux ans qu' il est trépassé , mon père . – C' est vrai . Ma mémoire est faible . Le fils de son fils alors ? le dernier rejeton de Treml ? – Je vous l' ai dit , mon père . – Quel danger , enfant ? quel danger ? s' écria le vieillard avec une soudaine exaltation . Ne puis -je point le secourir ? Jean laissa tomber un triste regard sur le corps épuisé de son père . – Priez , dit-il , moi j' agirai . Hier , du haut d' un arbre dont j' ébranchais la couronne , j' ai aperçu au loin Nicolas Treml qui revenait de Rennes où sont assemblés les États . – C' est une noble et vaillante assemblée , Jean ! – Elle était ainsi autrefois , mon père . Je descendis sur la route afin de saluer notre monsieur , suivant ma coutume ; mais sa préoccupation était si grande qu' il passa près de moi sans me voir . Je le suivis . Il causait avec lui -même et j' entendais ses paroles . – Que disait-il ? Les traits de l' albinos se contractèrent tout à coup , et une irrésistible convulsion fit jouer tous les muscles de sa face . Il éclata de rire . – Que disait-il ? répéta le vieillard . Jean , au lieu de répondre , se prit à gambader par la chambre en chantant un monotone refrain du pays . Son père fit un geste de muette douleur et se retourna vers la muraille , comme s' il eût été habitué à ces tristes scènes de folie . Il en était ainsi . Jean , sans être idiot , comme le croyaient les bonnes gens de la forêt , avait de fréquents dérangements d' esprit qui lui laissaient une lassitude morale et une mélancolie habituelles . Sa laideur physique et la faiblesse de ses facultés faisaient de lui un être à part ; il le savait , il se sentait inférieur à ses grossiers compagnons , que son intelligence dominait pourtant à ses heures lucides . Il cachait avec soin cette intelligence , se tenant à l' écart , et affectait d' étranges manies qu' il plaçait comme une barrière entre lui et la foule . Moitié maniaque , moitié misanthrope , il était tantôt bouffon volontaire , tantôt réellement insensé . À son père seulement , pauvre vieillard qui s' éteignait dans sa misère , Jean Blanc se montrait sans voile et découvrait les trésors de tendresse filiale qui étaient au fond de son cœur . Quant à Nicolas Treml , l' albinos avait pour lui un dévouement sans bornes , mais entre eux la distance était trop grande . Jean Blanc , le tailleur de cercles , le malheureux à qui Dieu avait refusé jusqu' à l' apparence humaine , portait en son âme une indomptable fierté . Il se tenait à distance ; il bornait lui -même les bienfaits du châtelain , et n' acceptait que le strict nécessaire . M . de La Tremlays , d' ailleurs , exclusivement occupé de ses idées de résistance aux empiétements de la couronne , ignorait jusqu' à quel point son vieux serviteur Mathieu était dénué de ressources . Il avait dit , une fois pour toutes , à son maître d' hôtel , de ne jamais rien refuser au fils de Mathieu , et se reposait du reste sur cet homme . Alain , le maître d' hôtel , détestait Jean Blanc et remplissait mal à son égard les généreuses intentions de son maître ; mais Jean Blanc n' avait garde de se plaindre . Quand il rencontrait par hasard M . de La Tremlays dans les sentiers de la forêt , il lui parlait de Georges qu' il aimait avec passion , et enveloppait de mystérieuses paraboles l' expression des soupçons qu' il avait conçus contre Hervé de Vaunoy . Ces entrevues avaient un caractère étrange . Le seigneur et le vilain se traitaient d' égal à égal , parce que le premier prenait en pitié sincère le second , et que celui -ci , dévoué , mais orgueilleux outre mesure , trouvait un bizarre plaisir à s' envelopper de sa folie comme d' un manteau qui lui permettait de jeter bas tout cérémonial . Jean Blanc resta une demi-heure à peu près en proie à son accès de délire . Il sautait et grommelait entre ses dents : – Je suis le mouton blanc , le mouton ! Et il riait d' un rire amer , tout plein de sarcastique souffrance . Au plus fort de son accès , il s' arrêta tout à coup ; son œil enflammé s' éteignit ; son transport tomba . Il passa vivement sa tête à la fenêtre et jeta son regard avide dans la direction de la Fosse-aux-Loups . À ce moment , Nicolas Treml et son écuyer Jude sortaient du ravin et remontaient la rampe opposée . Jean se précipita au-dehors , mais pendant qu' il gagnait la porte le maître et le serviteur avaient disparu derrière les grands arbres . Voici ce qui s' était passé entre eux : Au centre de la Fosse-aux-Loups s' élevait un chêne de dimensions colossales . Il étageait ses hautes et noueuses racines sur le plan incliné de la rampe ; ses branches , grosses comme des arbres ordinaires , radiaient en tous sens et formaient en quelque sorte la clef de la voûte de verdure qui recouvrait cette partie du ravin . Il courait , dans le pays , sur cet arbre géant et sur les deux tours qui couronnaient la rampe méridionale du ravin , divers bruits traditionnels . On disait , entre autres choses , que l' arbre s' élevait directement au-dessus d' un vaste souterrain dont l' entrée devait se trouver dans les fondations de l' une des deux tours , ou bien encore sur le versant opposé de la montée , au milieu des tranchées et pans de murailles dont nous avons parlé . Personne , et c' est bien là le caractère propre de l' apathie bretonne , n' avait songé jamais à vérifier cet on-dit ; à cause de cela , tout le monde était persuadé de son exactitude . Les opinions étaient seulement partagées sur l' origine de ces souterrains , que , de mémoire d' homme , nul n' avait explorés . Les uns prétendaient que c' étaient tout simplement d' anciens puits d' où l' on retirait autrefois du minerai de fer ; les autres , repoussant cette hypothèse trop simple , affirmaient que ces caves sans limites couraient en tous sens sous la forêt et rejoignaient celles du manoir de Bouëxis , où la tradition plaçait un des centres de résistance au contrat d' Union , du temps de la bonne duchesse Anne , cette princesse si populaire en Bretagne , dont les actes sont maudits et dont la mémoire est adorée . Dans cette seconde hypothèse , le souterrain aurait été un refuge ou un lieu d' assemblée pour les premiers conjurés qui , dans la Haute-Bretagne , portèrent le nom de Frères bretons , sous le règne de Louis XII . Quoi qu' il en soit , quiconque eût douté de l' existence de ces caves aurait été regardé comme un ignorant ou un insensé . Aucune trace n' accusait néanmoins leur voisinage , et il fallait qu' elles fussent situées à une grande profondeur , car le chêne atteignait presque le fond du ravin , et ses racines devaient percer au loin le sol . La circonférence du tronc était énorme , et bien que nul signe de décrépitude ne se montrât dans son vivace feuillage de vieil arbre complètement dépourvu de moelle et de cœur , il ne se soutenait plus que par l' aubier et l' écorce . Deux larges trous donnaient passage à l' intérieur , qui formait une véritable salle où dix hommes auraient pu s' asseoir à l' aise . Ce fut au pied de ce chêne que M . de La Tremlays rejoignit son écuyer . Nicolas Treml était soucieux . Les pensées qui se pressaient dans son cœur se reflétaient sur son austère visage . Jude était vêtu et armé comme pour un long voyage . À l' approche de son maître , il se leva et montra du doigt le coffret de fer . – C' est bien , dit Nicolas Treml . Il se mit à genoux près du coffret dont il fit jouer la serrure . Puis , tirant de son sein le parchemin signé par Hervé de Vaunoy , il le cacha sous les pièces d' or . – Comme cela , murmurait-il en renfermant le coffre , pauvres ou riches , les Treml pourront réclamer leur héritage , et la trahison sera vaincue ... si trahison il y a . Jude ne comprenait point et demeurait immobile , prêt à exécuter un ordre , quel qu' il fût , mais ne se souciant point de le devancer . Jude était un homme de robuste taille et de visage durement accentué . Ses pommettes anguleuses saillaient brusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits ce caractère de rudesse que présente souvent le type breton . Il portait les cheveux longs et sa barbe grisonnante s' enroulait en épais collier autour de son cou . Son costume , de même que celui de M . Nicolas , eût été fort à la mode cent ans auparavant , et , à la longueur démesurée de sa rapière à garde de fer , on pouvait croire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d' acier n' était point passé depuis des siècles . C' est que , en Bretagne , le temps ne vole point , il marche ; ses ailes se détrempent et s' alourdissent au brumeux contact de l' atmosphère armoricaine . Les coutumes enchérissent sur le temps ; elles restent immobiles . Il y a encore , au moment où nous écrivons ces lignes , entre Paris et telle ville du pays de Léon , de la Cornouaille ou de l' évêché de Rennes , la même distance qui existe entre le Moyen Âge et notre ère , entre la résine et le gaz , entre le coche et la vapeur , -- mais aussi entre la croyance et le doute , entre la poésie et la prose , entre les flèches à jour d' une cathédrale et les toits bâtards des temples de l' argent . Au moral , Jude était une de ces honnêtes natures façonnées à la soumission passive , et qui ont , dès l' enfance , inféodé leur vouloir à une volonté suzeraine . Jude obéissait ; c' était son rôle et sa vocation ; mais son obéissance était dévouement et non point servilité . On ne conçoit plus guère de nos jours ces contrats tacites et irrévocables qui faisaient du maître et du serviteur un seul tout , possédant deux forces d' hommes au service d' une volonté unique . Domesticité emporte l' idée d' abjection , et , juste ou non , cette idée pèse sur toute une classe de notre société ; mais , à ces époques où le vasselage organisé remontait du serf au souverain par tous les échelons d' un système complet et sans lacunes , le valet était à son seigneur ce que son seigneur était au roi . Il y avait proportion , par conséquent comparaison , et toute comparaison exclut le dédain . En des temps plus éloignés de nous et lorsque la chevalerie était encore une vérité , les fils de preux ne chaussaient point les éperons de plein droit ; il leur fallait porter la lance d' autrui avant de mettre une devise à leur écu , et c' était par les épreuves d' une domesticité véritable qu' ils devaient passer pour arriver au titre le plus splendide dont jamais vaillant homme ait été revêtu : celui de chevalier . Or , comme nous l' avons dit , les mœurs sont stationnaires en Bretagne et les souvenirs vivaces . Au commencement du siècle qui vit compiler l' Encyclopédie et dressa un piédestal à Voltaire , les rites féodaux n' étaient point oubliés en Bretagne , au « pays des pierres et des mers » . Les gentilshommes , qui ne perdaient jamais de vue les cheminées de leurs manoirs , n' avaient pu changer de peau au contact des idées nouvelles . Les vassaux étaient des vassaux dans toute la force du mot , c' est-à-dire des termes de la grande progression féodale . Les valets étaient des « petits vassaux [ 1 ] » . On ne doit point s' étonner si nous faisons une différence entre Jude et un serviteur à gages de notre époque . Nous restons dans la vérité . Jude tout disposé qu' il était à obéir passivement et sans discussion , gardait entière sa dignité d' homme . Son obéissance avait la même source , sinon la même portée , que le dévouement d' un haut baron à la personne du roi . Lorsque M . de La Tremlays eut refermé le coffret à double tour , il jeta autour de lui un regard inquiet . – Sommes-nous seuls , demanda-t-il à voix basse , bien seuls ? Jude fit une minutieuse battue dans les buissons environnants . – Nous sommes seuls , répondit-il . – C' est que , poursuivit le vieux gentilhomme en plaçant sa main étendue sur le coffret de fer , la vie et la fortune de Treml sont là-dedans , mon homme . Voici mon secret , l' espoir de ma race , la compensation de mon sacrifice , et mon plus cher ami courrait danger de mort s' il me surprenait ici à cette heure . – Dois -je me retirer ? demanda Jude . – Non , tu es à moi et tu es moi . Je sais que tu mourrais avant de trahir . Jude mit la main sur son cœur . – Vous êtes seul , répéta-t-il . M . de La Tremlays jeta un second regard aux taillis d' alentour . Puis il leva les yeux vers la rampe . – Qu' est -ce que cela ? dit-il en apercevant derrière les tours ruinées la loge de Mathieu Blanc . – Ce n' est rien , répondit Jude . Le mouton blanc dort et son père se meurt . Un nuage passa sur le front du vieux gentilhomme . – Jean Blanc ! murmura-t-il . Le souvenir de la scène de la veille traversa son esprit comme un mauvais présage . – Le pauvre gars , dit Jude , n' est point aimé de maître Alain . Dieu sait ce qu' il deviendra en notre absence ! Nicolas Treml tendit sa bourse à Jude qui comprit et la lança comme une fronde par-dessus les arbres . La bourse , adroitement dirigée , alla tomber juste au seuil de la loge . – Et maintenant , à l' ouvrage , dit le vieux gentilhomme . Avec l' aide de Jude , il porta le coffret de fer dans le creux du chêne . Ce lieu servait de magasin à Jean Blanc et contenait ses outils en même temps que plusieurs bottes de branches de châtaignier prêtes à être fendues . Jude prit un pic et commença à creuser . Après une heure d' un travail qui fut rude à cause de la nature du sol , tout veiné de racines , le coffret fut enfoui et recouvert de terre . Jude foula le sol et rétablit si adroitement les choses dans leur état primitif qu' il eût fallu trahison préalable pour soupçonner que la terre eût été remuée . Le soleil montait et jetait déjà ses rayons par-dessus les cimes . – En route ! dit Nicolas Treml . Le chemin est long et j' ai grande hâte . Le maître et le serviteur remontèrent la rampe à pas précipités . Ce fut à ce moment que Jean sortit de la loge et les aperçut . Doué comme il l' était d' une agilité merveilleuse , il bondit le long de la descente et atteignit bientôt l' endroit du fourré où M . de La Tremlays avait disparu . Mais il tâtonna dans le taillis , et lorsqu' il arriva dans la route frayée il entendit au loin le galop de deux chevaux . Il s' élança de nouveau . Les chevaux allaient comme le vent ; quoi qu' il pût faire , il ne gagnait point de terrain . Alors , par une inspiration soudaine , il gravit un chêne avec la prestesse d' un écureuil et gagna le sommet en quelques secondes . Il put voir alors les deux chevaux qui couraient dans la direction de Fougères . – Monsieur Nicolas ! cria-t-il d' une voix désespérée . Le vieux gentilhomme se retourna , mais il ne s' arrêta point . Jean Blanc se fit un porte-voix de ses deux mains et entonna le chant d' Arthur de Bretagne . Un instant il put croire que ce naïf expédient produirait l' effet qu' il en attendait . Nicolas Treml s' arrêta indécis , mais bientôt , passant la main sur son front comme pour chasser une dernière hésitation , il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval . Jean Blanc descendit et regagna silencieusement la Fosse-aux-Loups . Auprès du seuil de la loge , il vit briller un objet aux rayons du soleil . C' était la bourse du vieux seigneur . Une larme vint dans les yeux de Jean Blanc . – Dieu le conduise ! murmura-t-il . Il est bon , il croit bien faire . Il s' assit sur le seuil et demeura pensif . – Pauvre petit monsieur Georges ! dit-il après un long silence ; seul , aux mains de ce Vaunoy qui ne croit pas en Dieu ! Il fit encore une pause , puis il ajouta : – Ils m' appellent le mouton blanc ... Je suis le mouton et cet homme est le loup : mauvaise bataille ! le loup a ses dents : si les dents me poussaient ... le mouton se ferait loup pour défendre ou venger ceux qu' il aime . Qui vivra verra ! La dernière voix que Nicolas Treml entendit sur ses domaines fut celle de Jean Blanc , dont le chant mélancolique le saluait au départ comme un menaçant augure . Il fallut au vieux gentilhomme toute sa force d' âme et cette obstination qui est le propre du caractère breton pour vaincre les tristesses qui vinrent assaillir son cœur . Il repoussa loin de lui l' image de Georges et continua sa route . Il ne voulait point que l' on connût son itinéraire , car , après avoir fait deux lieues dans la direction du Couesnon et de la mer , il revint brusquement sur ses pas , tourna Vitré dont la noire citadelle absorbait les rayons du soleil de midi , et gagna le chemin de Laval , en laissant sur sa droite les belles prairies où serpente le ruisseau qui s' appelle déjà la Vilaine . Entre Laval et Vitré , un peu au-dessous du bourg d' Ernée , qui joua , quatre-vingts ans plus tard , un grand rôle dans les guerres de la chouannerie , s' élevaient , sur un petit tertre , deux tronçons de poteaux dont les têtes avaient été coupées . Ces deux poteaux se dressaient à six toises l' un de l' autre , séparés par deux tranchées entre lesquelles on voyait encore les débris vermoulus d' une barrière . Nicolas Treml arrêta son cheval et se découvrit . Jude Leker l' imita . -- Quelques pas encore , dit M . de La Tremlays , et nous serons sur la terre ennemie , la terre de France . Pendant que nos pieds touchent encore le sol de la patrie , il nous faut dire un Ave à Notre-Dame de Mi-Forêt . Tous deux récitèrent l' oraison latine . – Autrefois , reprit le vieux gentilhomme , ces poteaux avaient une tête . Celui -ci portait l' écusson d' hermine timbré d' une couronne ducale . L' autre portait d' azur à trois fleurs de lis d' or . De ce côté -ci de la barrière il y avait un homme d' armes breton ; de l' autre , un homme d' armes français . Les soldats se regardaient en face ; les emblèmes se dressaient fièrement à longueur de lance : Dreux et Valois étaient égaux . – C' était un glorieux temps , monsieur Nicolas ! soupira Jude . – Dreux n' est plus , continua Treml dont la voix tremblait , et la Bretagne est une province française . Mais Dieu est juste ; il rendra mon bras fort . Marchons ! Ils franchirent l' ancienne limite des deux États et continuèrent leur route en silence . Le voyage fut long . Ils virent d' abord Laval , ancien fief de La Trémoille ; Mayenne , qui donna son nom au plus gros des ligueurs ; Alençon , qui fut l' apanage des fils de France . Dans chacune de ces villes ils s' arrêtaient le temps de faire reposer leurs chevaux . Puis ils repartaient en hâte . – Où allons-nous ? se demandait parfois Jude Leker . Mais il ne faisait point cette question tout haut . S' il plaisait à Nicolas Treml de taire le but de ce voyage , ce n' était point à lui , Jude , qu' il appartenait de surprendre ce secret . Son incertitude ne devait pas durer longtemps désormais . Ils traversèrent Mortagne , puis Verneuil , puis Dreux , et , le matin du sixième jour , ils franchirent la grille dorée du parc de Versailles . Versailles était abandonné déjà , mais ses blancs perrons de marbre avaient encore le brillant éclat des jours de sa gloire . Statues , colonnades , urnes antiques et riches frontons gardaient leur splendeur du dernier règne . Il y avait si peu de temps que durait le veuvage de la cité royale ! Le sable des allées ne conservait-il pas encore les traces des mules de satin et des hauts talons vermillonnés ? N' y avait-il pas encore des fleurs dans les vases , des strophes gravées sur l' écorce des arbres , des jets de cristal dans la bouche souriante des naïades de bronze ? Hélas ! le veuvage a continué trop longtemps ; les fleurs se sont flétries ; bronzes et marbres ont pris l' austère beauté des œuvres d' un autre âge ; il n' y a plus ni chants , ni joies . C' est au passé qu' il faut dire avec le poète , pleurant les grandeurs de la monarchie : Nicolas Treml et son écuyer n' étaient point gens , il faut le dire , à s' occuper beaucoup de sculptures ou de jets d' eau . Ils jetèrent chemin faisant un regard distrait sur tous ces dieux de pierre qui souriaient , jouaient de la flûte ou dansaient couronnés de raisins , puis ils passèrent . Après avoir marché quelques heures encore , ils trouvèrent la Seine . – Paris est-il encore bien loin ? demanda Nicolas Treml à un bourgeois qui , monté sur son bidet , tenait le bas de la chaussée . Le bourgeois se retourna et tendit son bras vers l' est . M . de La Tremlays , suivant ce geste , aperçut à l' horizon un point lumineux . C' était l' or tout neuf du dôme des Invalides qui lui renvoyait les rayons du soleil levant . – Courage , ami ! dit-il à Jude , voici le terme de notre pèlerinage . Jude répondit : – C' est bien . Si les chevaux avaient su parler , ils auraient sans doute manifesté leur satisfaction d' une manière plus explicite . En entrant dans la ville , Nicolas Treml se fit indiquer le palais du régent et piqua des deux pour y arriver plus vite . Une sorte de fièvre semblait s' être emparée de lui . Jude le suivait pas à pas . La figure du bon serviteur trahissait cette fois une curiosité puissante . Par le fait , que pouvait vouloir au régent M . de La Tremlays ? Ce dernier descendit de cheval à la porte du Palais-Royal . Il voulut entrer ; les valets lui barrèrent le passage . – Allez dire à Philippe d' Orléans , dit-il , que Nicolas Treml veut l' entretenir . Les valets regardèrent le costume gothique du vieux gentilhomme qui disparaissait littéralement sous une épaisse couche de poussière , et tournèrent le dos en éclatant de rire . Le plus courtois d' entre eux répondit du bout des lèvres : – S . A . R . est à son château de Villers-Cotterets . M . de La Tremlays se remit en selle . – Quelqu'un de vous , dit-il , veut-il me conduire à ce château ? La livrée du régent redoubla ses rires dédaigneux . – Mon brave homme , s' écria-t -on , les gens de votre sorte ne sont point admis au château de Villers-Cotterets . – C' est le paysan du Danube ! chuchota un valet de pied . – C' est plutôt , répliqua un coureur , le Juif errant qui aura volé sur sa route un domestique et une haridelle ! – C' est don Quichotte ! – C' est M . de La Palisse ! Jude mit la main sur la garde de son épée , mais son maître le retint d' un geste et tourna bride : l' insulte qui vient de trop bas s' arrête en chemin et n' est point entendue . M . de La Tremlays fit halte dans une hôtellerie qui portait pour enseigne les armes de Bretagne . Sans prendre le temps de se débotter , il manda le maître et lui ordonna de trouver un guide qui pût le conduire sur l' heure à Villers-Cotterets . L' étonnement de Jude était au comble . Sa curiosité , refoulée , l' étouffait . Enfin , n' y pouvant plus tenir , il prit la parole . – Monsieur Nicolas , dit-il timidement , vous avez donc grand désir de voir ce Philippe d' Orléans ? – Tu me le demandes ! s' écria Nicolas Treml avec énergie . Cette réponse porta la surprise de Jude au-delà de toutes bornes . – Que je meure ! murmura-t-il en se parlant à lui -même , si je sais ce que notre monsieur peut vouloir au régent ! Nicolas Treml entendit , saisit le bras de son écuyer et dit : – Je veux le tuer ! Jude se reprocha de n' avoir point deviné une chose si naturelle . – À la bonne heure ! dit-il ; c' est bien . Et il reprit sa tranquillité habituelle . À ce moment , l' hôte reparut avec un guide . La magnifique maison de plaisance du régent Philippe d' Orléans avait ce jour -là un aspect plus joyeux encore que d' habitude . On voyait les palefreniers s' empresser autour des carrosses attelés . Les chevaux de selle piaffaient et se démenaient comme pour appeler leurs maîtres , et toute une armée de pages , coureurs et laquais à brillantes livrées encombrait les abords du perron . Le régent était encore à table . Dès que le repas fut fini , courtisans et belles dames descendirent à flots de velours et de satin le grand perron du château . Aussitôt les carrosses s' émaillèrent de gracieux visages , les chevaux de selle dansèrent sous leurs cavaliers , et la grande porte de la cour s' ouvrit . Par extraordinaire , Philippe d' Orléans n' avait pas pris place dans son carrosse . Il essayait un magnifique cheval que lui avait envoyé la reine Anne d' Angleterre , présent qu' il appréciait surtout à cause de son origine britannique , car le régent était anglais de cœur . Tous les historiens s' accordent à dire que Philippe d' Orléans avait un fort beau visage ; ses portraits d' ailleurs en font foi . Quand il voulait bien mettre de côté ses allures abandonnées , on reconnaissait en lui le descendant des rois , et il pouvait faire figure de prince . Ce jour -là , se trouvant d' humeur gaillarde , il se mit en selle avec aisance , et tout aussitôt la cavalcade s' ébranla . Entre la sauvage forêt de Rennes et les massifs artistement percés de Villers-Cotterets , il y avait plein contraste . C' étaient bien encore ici de grands bois à l' opaque ombrage , des chênes haut lancés , des couverts à égarer une armée , mais la main de l' homme se faisait partout sentir . Il fait bon pour une terre être domaine de prince . Lorsque la main du maître peut ne point ménager l' or , la nature se façonne et s' embellit sans rien perdre de son agreste splendeur . Tantôt les larges allées se déroulaient en méandres capricieux et ménagés comme à plaisir , tantôt elles alignaient à perte de vue leurs doubles rangées de troncs sveltes et semblaient une immense colonnade supportant une voûte de verdure . Entre les deux paysages , il faut le dire , l' avantage ne restait point à la Bretagne . La forêt de Villers-Cotterets fourmille de sites admirables . En descendant les ombreux sentiers qui mènent à la vallée , on songe au paradis terrestre ; lorsqu' on regagne les hauteurs , l' horizon s' étend et acquiert cette largeur qui manque presque toujours aux paysages bretons . Et d' ailleurs la pauvre forêt de Rennes ne saurait opposer que quelques gentilhommières inconnues ou le clocher d' une église de village au royal château bâti par les Valois et à la noble abbaye de Prémontré . Il y avait une heure que la cavalcade avait quitté l' avenue de Villers-Cotterets ; elle avançait lentement : les gentilshommes caracolaient aux portières des carrosses qui roulaient sans bruit sur le gazon des allées . Philippe d' Orléans causait avec Mme de Carnavalet par la portière . Tout à coup , à un détour de la route , deux cavaliers apparurent et se postèrent au milieu du chemin , de manière à barrer le passage . C' étaient deux hommes de haute taille et d' athlétique carrure . Leur costume , qui ne ressemblait en rien à celui de l' époque , était gris de poussière . Le plus vieux de ces inconnus se tourna vers un paysan monté sur un bidet qui lui servait de guide et se tenait à distance respectueuse , et lui demanda tout haut : – Lequel de ces gens est le duc d' Orléans ? Le paysan montra du doigt le prince et s' enfuit . L' inconnu poussa droit au régent qui recula instinctivement et porta la main à son épée . Les courtisans , un instant paralysés par la surprise , se jetèrent au-devant de leur maître . Quelques dames songèrent d' abord à s' évanouir , mais elles reprirent leurs sens , parce que la scène promettait d' être curieuse . – Qui êtes -vous ? demanda le régent après le premier moment de silence . – Je suis Nicolas Treml de La Tremlays , seigneur de Bouëxis-en-Forêt , répondit le nouveau venu . – Et que voulez -vous ? – Me battre en combat singulier contre le régent de France ! Ces étranges paroles furent prononcées d' un ton grave et ferme , exempt de toute fanfaronnade . Les courtisans se regardèrent . Un muet sourire vint à leurs lèvres . Les dames étaient puissamment intéressées : elles contemplaient cela comme on suit une représentation dramatique . C' était en effet un spectacle singulier et fait pour étonner que ces deux hommes , débris d' un autre siècle , mais débris vigoureux , menaçants , intrépides , au milieu de ces visages fardés , que ces longues épées à garde de fer parmi ces rapières de parade , que ces pourpoints de gros drap , sans rubans ni broderies , au milieu de tout cet or et de tout ce velours . On eût dit que la Bretagne du XVe siècle sortait du tombeau et venait demander raison de la conquête aux arrière-neveux des conquérants . Philippe d' Orléans avait senti d' abord un mouvement d' inquiétude , mais dix gentilshommes le séparaient maintenant du vieux Breton . Il oublia sa passagère frayeur . – Ce bonhomme est fou , dit-il en riant ; il fera peur à nos dames . Qu' on le chasse ! L' ordre était explicite , mais la rapière de M . Nicolas était longue . Les gentilshommes ne se pressaient point d' attaquer . Le vieux Breton ôta lentement son gant de peau de buffle qui pouvait bien peser une demi-livre . – Il faut en finir ! murmura le régent avec impatience . – Il faut en finir ! répéta gravement Nicolas Treml . On m' avait dit que le sang de Bourbon était un sang héroïque ; mais la Renommée est menteuse , je le vois , ou bien la branche aînée a gardé tout entier l' héritage de vaillance . Philippe d' Orléans , régent de France , pour la seconde fois , moi , gentilhomme comme toi , je te provoque au combat ! Ce disant , M . de La Tremlays dégaina . MM . les courtisans en firent autant . Les dames trouvaient que la comédie marchait à souhait . – Soyez témoins ! reprit Nicolas Treml d' une voix haute et solennelle ; ne pouvant accuser le roi qui est un enfant , j' accuse le régent de France de tenir en servage la province de Bretagne , laquelle est libre de droit . Pour prouver la vérité de mon dire , j' offre le combat à outrance et sans merci . Si Dieu permet que je succombe , la Bretagne n' aura perdu qu' un de ses enfants . Si je suis vainqueur , elle recouvrera ses légitimes privilèges . – Un combat en champ clos ! murmuraient ces messieurs qui commençaient à s' amuser de l' aventure . Un jugement de Dieu entre son Altesse Royale et M . Nicolas ! l' idée vaut quelque chose ! Le régent ne riait plus . Quant aux dames saisies par le côté romanesque de l' aventure , elles admiraient maintenant l' austère visage du vieillard et prenaient peut-être parti pour sa barbe blanche . Mme la duchesse de Berry dit à l' oreille de Riom qui était à la portière : – Quel beau vieux fou ! – Eh bien ! reprit encore Nicolas Treml dont l' œil s' allumait d' indignation , régent de France , vous ne répondez pas ! Un silence suivit ces paroles . Chacun eut le pressentiment d' un événement extraordinaire . Au moment où le régent ouvrait la bouche pour ordonner définitivement à sa suite d' écarter le vieux Breton , celui -ci le prévint et se tourna vers son écuyer . – Fais ranger ces gens ! dit-il froidement . Jude poussa son robuste cheval au milieu du flot des courtisans qui , refoulés avec une irrésistible vigueur , se rejetèrent à droite et à gauche . Durant une seconde , -- une seule , -- Philippe d' Orléans et Nicolas Treml se trouvèrent face à face . Ce court espace de temps suffit au vieillard qui , levant son massif gant de buffle , en frappa le régent de France en plein visage et cria d' une voix retentissante : – Pour la Bretagne ! Trente épées menacèrent au même instant sa poitrine . Les dames purent s' évanouir . -- Le dénouement surpassait toute attente . En recevant ce sanglant outrage , Philippe d' Orléans avait pâli . Il mit l' épée à la main comme le dernier de ses gentilshommes et se précipita vers l' agresseur . Mais il s' arrêta en chemin . La colère avait peu de prise sur cette nature où la tête dominait complètement le cœur . Il revint vers les princesses pour calmer leur frayeur . Pendant cela , un combat inégal et dont l' issue ne pouvait rester douteuse s' était engagé entre les deux Bretons et la suite de Son Altesse Royale . Ces messieurs de la suite du régent qui , pour être de joyeux compagnons , n' en étaient pas moins de galants hommes , essayaient de désarmer leurs adversaires et non point de les tuer . Au bout de quelques minutes , Nicolas Treml , renversé de cheval , fut pris et lié à un arbre . Il ne prononça plus une parole , et resta , tête haute , devant son vainqueur . Jude avait encore son épée , il était entouré de tous côtés , mais non pas vaincu . M . de La Tremlays , jugeant inutile de prolonger la bataille , lui fit de loin un signe . Aussitôt Jude jeta son arme aux pieds de ses adversaires , qui s' emparèrent de lui sur-le-champ . À ce moment , une douleur amère et soudaine se refléta sur les traits du vieux gentilhomme qui , jusqu' alors , avait gardé l' apparence d' un calme stoïque . Un souvenir venait de traverser son âme ; il avait vu Georges qui souriait dans son berceau . Jusqu' à cette heure , son extravagant espoir l' avait soutenu . Il avait cru forcer le régent à descendre dans l' arène et à jouer contre lui , l' épée à la main , les destinées de la Bretagne . C' était simple et naturel à son sens . Il n' avait pas même supposé qu' il faudrait en venir au dernier outrage . Maintenant il comprenait . La fièvre était passée . Comme il arrive toujours après une défaite , mille pensées se pressaient dans son cerveau . Il sentait naître en lui un doute touchant la loyauté de son parent , Hervé de Vaunoy ; et ce doute , à peine conçu , grandissait , grandissait jusqu' à devenir terrible comme une certitude . Il croyait entendre la voix lointaine du pauvre fendeur de cercles , et cette voix lui disait la ruine de sa race . Il jeta un regard découragé vers Jude , et se repentit de lui avoir fait rendre son épée . – Reprends ton arme , mon homme , cria-t-il . Passe sur le corps de ces valets et va-t'en veiller sur l' enfant . Jude obéit comme toujours . Un puissant effort le dégagea des mains qui le retenaient , mais la foule s' était augmentée ; les valets et les palefreniers avaient rejoint la cour . Jude fut terrassé . En tombant , il tourna vers son maître ses yeux pleins d' une respectueuse tristesse . – Je n' ai pas pu , murmura-t-il comme s' il eût voulu excuser une désobéissance . Nicolas Treml courba la tête . – Pauvre berceau ! dit-il ; que Dieu ne punisse que moi et prenne l' enfant en pitié ! Le régent donna le signal du retour . Tout le long de la route , il se montra d' une fort aimable gaieté . Il n' était pas méchant . Seulement , en montant le perron du château , il se pencha à l' oreille d' un de ses conseillers et prononça le mot Bastille ; le conseiller s' inclina . C' était l' arrêt de Nicolas Treml et de l' honnête Jude , son écuyer . Quelques heures après l' étrange bataille que nous avons rapportée , M . de La Tremlays et son écuyer furent enfermés à la Bastille . Il est permis de croire que le vieux Breton fit des réflexions assez tristes lorsqu' il franchit le seuil de la forteresse . Quant à Jude , on peut affirmer qu' il ne réfléchit pas du tout . Quelles que fussent ses angoisses secrètes , Nicolas Treml était trop fier et trop fort pour les laisser paraître sur son visage . Il monta en silence les noirs escaliers de la Bastille , et entra dans son cachot comme il entrait jadis au grand salon du château de La Tremlays , le front haut et la tête calme . Mais , une fois seul , le vieux gentilhomme donna cours à son désespoir . Il s' accusa d' avoir abandonné Georges , et maudit presque son patriotisme inutile . Son entreprise lui apparaissait maintenant sous son véritable jour . La vue de la cour avait changé ses idées . Il comprenait , mais trop tard , que sa tentative , qui eût été téméraire au temps de la chevalerie , devenait , au XVIIIe siècle , un acte de véritable extravagance . Sa douleur et ses regrets eussent été bien plus amers encore s' il avait pu voir ce qui se passait dans son château de La Tremlays . Hervé de Vaunoy , en effet , ne faisait point les choses à demi . Quelques mots échappés à Nicolas Treml , dans la dernière conversation qu' ils avaient eue ensemble , avaient mis Hervé sur la voie , et il devinait à peu près le but du voyage de son parent . Ce lui en était assez pour conjecturer le reste , car il connaissait l' indomptable rancune du vieux Breton . Il laissa passer une semaine . Au bout de ce terme , il regarda le retour de Nicolas Treml comme étant pour le moins fort problématique , et agit en conséquence . La majeure partie des vieux serviteurs du château fut congédiée , Vaunoy ne garda que ceux qu' il avait su se concilier dès longtemps , et Alain , le maître d' hôtel , qui était un peu son confident . Vaunoy avait totalement changé de caractère . Depuis deux ans , il rêvait nuit et jour la possession du riche domaine de Treml , et voilà que tout à coup ce rêve s' était accompli . Pauvre hier et ne possédant que son manteau râpé de gentillâtre , il s' éveillait aujourd'hui aussi riche que pas un membre de la haute noblesse bretonne . Il y avait de quoi mettre une cervelle d' ambitieux à l' envers , et celle de Vaunoy fit la culbute . Il est vrai que , à bien prendre , cette opulence n' avait rien de réel . Entre les mains d' Hervé , le château avec ses dépendances n' était qu' un dépôt , et son rôle celui d' un fidéicommissaire . Mais , pour qui sait conduire sa barque , ce rôle de fidéicommissaire peut mener loin . Tout homme est mortel ; le pupille est soumis à cette foule de hasards déplorables qui menacent notre pauvre humanité : on meurt de la fièvre , du croup ; on meurt pour ne point manger assez ou pour manger trop ; on est croqué par le loup , même ailleurs que dans les contes de Perrault ; on se noie ; que sais -je ! Plus tard , il y a les duels , les chutes de cheval et autres aventures . À cause de tout cela , le pupille d' un fidéicommissaire bien appris atteint rarement sa majorité . Or , M . de Vaunoy était un homme fort capable . Seulement , comme il était impatient outre mesure de jouir sans contrôle , il ne fit point grand fond sur ces éventualités que nous venons d' énumérer . Le petit Georges , à la rigueur , pouvait sortir victorieux de toutes ces épreuves , et M . de Vaunoy entendait ne point courir les chances de ce jeu périlleux . Le Breton est bon et généreux d' ordinaire , mais quand il se met à être mauvais , les traîtres du mélodrame sont des anges auprès de lui : rien ne lui coûte , et les moyens qu' il emploie alors sont d' une brutalité diabolique . Le lecteur en pourra juger sous peu . Vaunoy continua de traiter Georges comme le petit-fils chéri et respecté de son seigneur . Il voulait se faire un appui de l' affection de l' enfant pour le cas redoutable où M . de La Tremlays fût revenu inopinément quelque jour . Un mois , deux mois se passèrent . Hervé avait fait maison nette de tout ce qui portait amour au vieux sang de Treml . Néanmoins il y avait un fidèle serviteur qu' il n' avait point pu chasser : c' était Loup , le chien favori de M . Nicolas . En vain les nouveaux valets , armés de fouets , avaient poursuivi Loup jusqu' à une grande distance dans la forêt , il revenait toujours . Au moment où Hervé le croyait bien loin , il le retrouvait , le soir , assis auprès du berceau de Georges endormi . Le chien veillait , et nous ne pouvons point affirmer que , sans la présence de ce vaillant gardien , l' héritier de Treml eût passé ses nuits sans péril , car M . de Vaunoy jetait souvent d' étranges regards sur la couche où reposait son jeune cousin . Loup n' était pas seul à veiller sur le petit Georges : un autre protecteur couvrait l' enfant de sa mystérieuse vigilance . Avec la bourse de Nicolas Treml , Jean Blanc avait soulagé les souffrances de son père , il ne travaillait plus : le jour , il dormait ou rôdait autour du château ; la nuit , il montait dans l' un des arbres du parc , dont les longues branches venaient frôler les fenêtres de la chambre où dormait Georges , et là il faisait sentinelle jusqu' au matin . Hervé l' avait bien menacé parfois du fusil de son veneur , mais Jean Blanc savait courir sur la verte couronne des arbres comme un matelot dans les agrès de son navire . Il ne craignait point les balles , seulement , il se garait , ne voulant point mourir , puisqu'il avait dit : Qui vivra verra ! Pour voir , il voulait vivre . Il y avait six mois que Nicolas Treml était parti . Personne ne savait en Bretagne ce qu' il était devenu . Les gens de la forêt le regrettaient parce qu' il était bon maître , et priaient Dieu pour le repos de son âme . Un soir d' automne , Hervé de Vaunoy jeta sa canardière sur son épaule et prit le petit Georges par la main . En cet équipage , il se dirigea vers l' étang de La Tremlays . Loup marchait sur ses talons ; Vaunoy suivait du coin de l' œil le fidèle animal , et ce regard annonçait des dispositions qui n' étaient rien moins que bienveillantes . Georges courait dans l' herbe ou cueillait les fleurs d' or des genêts . Ses cheveux blonds flottaient au vent du soir . Il était gracieux et charmant comme la joie de l' enfance . L' étang de La Tremlays est situé à l' ouest et à un quart de lieue du château . Sa forme est celle d' un trapèze dont trois côtés appuient leurs bordures d' aunes à de grands taillis , tandis que le quatrième , coupé en talus escarpé , porte à son sommet un bouquet de futaie . Du point central de ce talus , qui surplombe par suite d' éboulements anciens , s' élance presque horizontalement le tronc robuste et rabougri d' un chêne noir dont les longues branches pendent au-dessus de l' eau et couvrent le quart de la largeur de l' étang . C' est vis-à-vis de ce chêne et à quelques toises de ses dernières branches que la pièce d' eau atteint sa plus grande profondeur . Le reste est fond de vase où croissent des moissons de joncs et de roseaux que peuplent vers le commencement de l' hiver des myriades d' oiseaux aquatiques . Sur la rive occidentale de l' étang de La Tremlays s' assied maintenant une petite bourgade avec chapelle et moulin ; mais , à l' époque où se passe notre histoire , ce lieu était complètement désert , et il était bien rare qu' un passant vînt troubler les silencieux ébats des sarcelles ou des tanches . M . de Vaunoy ouvrit le cadenas d' un petit bateau , plaça Georges sur l' un des bancs et quitta la rive ; Loup , sans y être invité , franchit d' un bond la distance et s' installa aux pieds de l' enfant . Après quelques coups de rames qui le portèrent au milieu de l' étang , M . de Vaunoy arma sa canardière et jeta autour de lui un regard de chasseur novice . Un plongeon montra sa tête noire entre les roseaux : Hervé fit feu . La détonation fit tressaillir Loup ; l' odeur de la poudre dilata ses narines . Il se dressa sur ses quatre pattes et darda son regard dans la direction des roseaux . – Cherche là ... , cherche , dit doucement M . de Vaunoy . Vous savez l' histoire de la chatte métamorphosée en femme . Une souris se montre , et Minette de courir à quatre pattes . Loup , excité dans son instinct , bondit hors du bateau , laissant Georges , effrayé du bruit , sur son banc . – Cherche là ... , cherche ! répéta M . de Vaunoy , qui rechargeait vivement sa canardière . Le chien cherchait , mais il n' avait garde de trouver le plongeon , dont la santé n' avait aucunement souffert . M . de Vaunoy épaula de nouveau sa canardière . – Regarde donc quel grand chêne , Georges ! dit-il . Pendant que l' enfant était retourné , le coup partit . Loup poussa un hurlement plaintif , et se coucha , mort , dans les roseaux . – J' ai vu derrière les feuilles du chêne , dit l' enfant , une grande figure blanche qui nous regardait . Vaunoy jeta vivement les yeux vers l' arbre , mais il n' aperçut rien . – Regarde encore ! dit-il d' une voix pateline . Puis il grommela entre ses dents : – Cette fois le maudit chien ne reviendra pas ! – Tiens ! s' écria Georges , voilà encore la figure blanche ! Vaunoy était dans l' un de ces instants où l' homme a peur de son ombre . La nuit tombait rapidement . Il compta du regard les feuilles du chêne noir , et n' aperçut rien encore . L' enfant s' était trompé . La main d' Hervé tremblait néanmoins pendant qu' il déposait sa canardière au fond du bateau pour prendre les rames . Il se dirigea lentement vers le point de l' étang qui fait face au grand chêne . En cet endroit , l' eau tranquille et plus sombre annonçait une grande profondeur . Vaunoy cessa de ramer . Il appuya sa tête sur sa main . Sa respiration était oppressée , des gouttes de sueur coulaient sur son front . Quand il se redressa , la nuit était tout à fait venue . À deux ou trois reprises , il étendit sa main vers Georges , et chaque fois sa main retomba . Enfin il fit sur lui -même un violent effort : – Eh bien ! dit-il d' une voix étouffée , ne vois -tu plus la grande figure blanche ? L' enfant tourna la tête . – Si , répondit-il , la voilà ! Pendant qu' il parlait encore , Vaunoy le saisit par-derrière et le précipita dans l' étang . Au même instant , une longue forme blanche se montra , en effet , dans le feuillage du chêne , mais Vaunoy ne put la voir , occupé qu' il était à fuir vers le bord à force de rames . La lune qui se levait jeta ses premiers rayons par-dessus les taillis et vint éclairer le pâle visage de Jean Blanc . Au moment où Vaunoy atteignait la rive , l' albinos se laissa glisser le long d' une branche flexible qui pliait sous son poids et retombait au ras de l' eau . À l' aide de ses pieds , il imprima un mouvement de fronde à ce balancier , puis , ouvrant les mains tout à coup , il se trouva lancé tout près de l' endroit où Georges avait disparu . Vaunoy entendit sans doute le bruit de sa chute ; mais , plein de cette superstitieuse terreur qui suit et venge le crime , il se boucha les oreilles et s' enfuit , éperdu . Quelques secondes après , Jean Blanc revint à la surface , ramenant l' enfant évanoui . Le pauvre visage de l' albinos avait une expression d' allégresse délirante lorsqu' il toucha le bord . Il prit sa course , serra convulsivement l' enfant dans ses bras , et ne s' arrêta que lorsqu' il eut mis une large distance entre lui et le château de La Tremlays . – J' étais là , disait-il en riant ; je savais qu' on ferait du mal au petit monsieur ! Maintenant , il est à moi : je l' ai gagné ! J' étais là pour que le fort ne tuât point le faible , comme dans la chanson d' Arthur de Bretagne . Ceux qui connaissaient le pauvre Jean Blanc eussent vu dans ces paroles entrecoupées le symptôme précurseur de l' un de ses accès . Lui -même sentait vaguement l' approche d' une tempête intellectuelle , car sa joie tomba tout à coup . Il fit halte au milieu sur le gazon d' un talus . L' atmosphère était froide . Une abondante rosée descendait du faîte des arbres à demi dépouillés de leurs feuilles . Georges restait sans mouvement : ses membres étaient raides et glacés . Une pâleur mortelle couvrait son joli visage . – Il faut qu' il s' éveille ! grommelait Jean Blanc en tâchant de le réchauffer sur son sein ; il le faut . Sainte Vierge , réveillez-le ! Ce disant , il se dépouillait de son justaucorps de peau de mouton , et s' en servait pour envelopper le corps transi de l' enfant . Sa poitrine haletait , ses yeux devenaient hagards . Il luttait contre l' accès qui envahissait ses chancelantes facultés . Par un dernier éclair d' intelligence , il ôta de sa poitrine une médaille de cuivre qui portait l' image de Notre-Dame de Mi-Forêt . Il la passa d' une main frémissante au cou de l' enfant toujours inanimé . – Sainte Vierge , cria-t-il dans sa foi désolée , moi , je ne peux plus ! Il a maintenant votre sainte médaille : il est à vous , réveillez-le ! Si vous l' éveillez , bonne Mère de Dieu , je fais vœu ... Un irrésistible rire interrompit cette ardente invocation . Aussitôt après il tomba en convulsion , puis , emporté par sa fièvre folle , il se jeta , tête baissée , gambadant , au plus épais du fourré . L' enfant , évanoui , resta à la garde de Notre-Dame . L' accès de Jean Blanc fut long , parce que l' émotion qui l' avait provoqué avait été puissante ; pendant plus d' une heure , il courut les taillis en répétant son étrange refrain : – Je suis le mouton blanc ... , le mouton ! Au bout de ce temps , sa fièvre se calma , il sentit revenir ses idées , et le souvenir de Georges emplit tout à coup son cœur . Il s' élança , passant par-dessus tout obstacle , et , retrouvant sa route par instinct , en quelques minutes il atteignit l' allée où il avait laissé l' enfant . Son cœur battit de joie , car un rayon de lune , glissant au travers des branches , éclairait un objet blanc sur le talus . – Georges ! cria-t-il . Georges ne répondit point . Jean Blanc franchit en deux bonds la distance qui le séparait du talus et tomba sur ses genoux . – Georges ! dit-il encore . Et comme l' objet blanc restait immobile , Jean le toucha . C' était son justaucorps de peau . L' enfant avait disparu . Vingt ans de plus pèsent un poids bien lourd sur la tête d' un homme ; mais , pour l' ensemble des choses créées , mis à part l' homme lui -même , c' est-à-dire pour la portion la plus grande , la plus durable , la plus vivante de la nature , vingt ans passent comme un souffle de brise , qui effleure et n' entame point . Vingt ans écoulés ont rendu méconnaissables les personnages de notre récit : l' enfant s' est fait homme , l' homme est devenu vieillard , le vieillard a cessé de vivre . Mais le beau château de La Tremlays s' élève toujours , droit et robuste au bout de son avenue de grands chênes . Si quelques arbres sont morts dans la forêt , d' autres jaillissent du sol et s' élancent , pleins de sève , vers le beau soleil qui chauffe la voûte de feuillage . La Fosse-aux-Loups a gardé ses sombres ombrages et le chêne creux soutient vaillamment le pesant fardeau de ses branches colossales . Les deux moulins chancellent et menacent ruine comme autrefois , et c' est à peine si l' on aperçoit que la pauvre loge de Mathieu Blanc s' est affaissée au ras du sol , tant le détail est mince et peu digne d' attention . Quant à l' étang de La Tremlays , ce sont toujours les mêmes eaux dormantes et la même moisson de roseaux sous lesquels blanchissent dans la vase les ossements de Loup , le fidèle chien de Nicolas Treml . Nous sommes à l' automne de l' année 1740 , et il y a veillée dans les cuisines de M . Hervé de Vaunoy de La Tremlays , seigneur de Bouëxis-en-Forêt . La cuisine est une grande pièce carrée , percée de quatre fenêtres hautes . Une porte de chêne , garnie de fer , ouvre ses deux battants vis-à-vis de la vaste cheminée dont le manteau , en forme de toiture , peut abriter une compagnie raisonnablement nombreuse . Cinq ou six bûches broient dans l' âtre et mêlent leur rouge lumière à la lueur crépitante de deux résines . Sur la table massive qui occupe le milieu de la pièce , une rangée de pichets ( cruches ) , méthodiquement alignés , exhalent une bonne odeur de cidre dur . Des pommes de terre rôtissent sous les cendres , et une demi-douzaine de quartiers de lard montrent , des deux côtés de la crémaillère , leur couenne recouverte de suie . Nous faisons grâce au lecteur des fourneaux , casseroles , cuillers à pots , marmites , écumoires , etc . Il y a une quinzaine de personnes assises sous le manteau de la cheminée . La plupart sont serviteurs ou servantes de Vaunoy ; deux ou trois sont étrangères et reçoivent l' hospitalité . Pour ne point faire défaut à la galanterie française , nous parlerons d' abord des femmes . Sur cette escabelle à trois pieds et si près du feu que la pointe de ses sabots se charbonne , est assise la dame Goton Rehou , femme de charge de La Tremlays . Elle fut , si l' on en croit la chronique de la forêt , une joyeuse commère ; mais cela date de quarante ans , et , à l' heure qu' il est , elle fume une pipe courte noircie par un long usage , avec toute la gravité qui convient à une personne de son importance . Auprès d' elle , et s' éloignant graduellement du foyer , siègent les servantes du château : la fille de basse-cour , la pigeonnière , la trayeuse de vaches , et même la femme de chambre de Mlle Alix de Vaunoy . Cette dernière déroge sans nul doute en semblable compagnie , mais il faut tuer le temps . De l' autre côté de la cheminée , sont rangés les garçons . C' est d' abord André , le garde ; Simonnet , le maître du pressoir ; Corentin , l' homme de la charrue , et beaucoup d' autres encore dont l' énumération serait longue et superflue . Dans l' âtre même , et juste en face de la dame Goton Rehou , est assis un homme de la forêt ; hôte de La Tremlays pour quelques heures . Cet homme mérite une description particulière . Il est charbonnier , cela se voit . Une couche épaisse de noir couvre son visage et s' éclaircit seulement quelque peu aux angles saillants de la face , comme il arrive aux masques de bronze . Ses yeux , dont la paupière est enflammée , semblent craindre l' éclat ardent du foyer et s' abritent derrière sa main noircie ; du reste , vêtu comme les gens de la forêt : bonnet de laine mêlée , veste longue en forme de paletot échancré , culottes courtes , bas bleus et souliers à boucle de fer . Il est de taille problématique . Assis , il semble petit , mais lorsqu' il se lève pour saisir un pichet et boire à même , ses longues jambes l' exhaussent tout à coup . Dans l' attitude de son corps , il y a plus de souplesse que de force . Quant à son âge , nul ne saurait le dire . Depuis quinze ans , le charbonnier Pelo Rouan court la forêt . Tel on l' a vu la première fois , tel on le voit encore . Nos personnages ainsi posés , nous écouterons leur conversation , car nous sommes fort dépaysés dans ce château où nous n' avons pas mis le pied depuis vingt ans . Renée , la fille de chambre de Mlle Alix de Vaunoy , cause avec Yvon , le valet des chiens , lequel raccommode son fouet et tresse une soutisse ( mèche ) , que Mirault , Gerfault , Renault , etc . , sentiront plus d' une fois sur leurs flancs savamment amaigris . André , le garde , frotte d' huile le ressort de son fusil à pierre . Corentin taille un battoir pour Anne , la surintendante des vaches ; l' entretien n' a rien encore de général . Mais six heures ont sonné à la cloche fêlée du beffroi . Le vieux Simonnet , maître du pressoir , a récité dévotement les versets de l' angélus . Un silence de quelques minutes s' est fait , pendant lequel tout le monde a prié . Quand ce silence eut duré suffisamment à son gré , dame Goton fit un signe de croix final et secoua les cendres de sa pipe avec précaution . – Les jours s' en vont petissant ! dit-elle . Chacun reconnut implicitement la justesse infinie de cette observation . – Vienne la fin du mois , poursuivit la vieille femme de charge , et nous aurons la résine allumée pour dire l' angélus le matin et le soir . – Ça , c' est la vérité ! appuya Simonnet . Et tous répétèrent avec conviction : – Les jours s' en vont petissant , c' est la vérité ! Dame Goton savoura un instant l' approbation générale . – Maître Simonnet , reprit-elle ensuite , si c' est un effet de votre complaisance , passez -moi le pichet ; ma pauvre langue brûle . Au lieu d' un pichet , on en passa dix , et tout le monde s' abreuva copieusement . – Fameux et droit en goût ! s' écria la vieille femme en promenant voluptueusement sa langue sur ses lèvres après avoir bu ; tout ce qu' on peut demander , c' est que le cidre de l' automne qui vient vaille celui de l' autre année , pas vrai ? C' était là encore une de ces propositions dont le succès n' est point douteux . Tout le monde répondit affirmativement , et le maître du pressoir but un second coup pour prouver la sincérité de son opinion . – Quant à ce qui est de l' an prochain , dit-il , on ne sait pas ce qu' on ne sait pas . Il cherra bien du bois mort dans la forêt d' ici l' autre automne ; d' ici l' autre automne , bien de l' eau passera sous le pont de Noyal , et notre monsieur dit que le temps qui court est un temps de péril . Renée cessa de causer avec Yvon et releva la tête avec inquiétude . – Est -ce qu' on craint une attaque des Loups ? murmura-t-elle . À cette question , on eût pu voir le charbonnier fermer à demi les yeux et jeter à la ronde un fugitif regard . – Les Loups ! répéta Simon net en frappant son poing sur la table . Si j' étais seulement dans la peau de M . le lieutenant du roi , on ne les craindrait pas longtemps , les maudits brigands ! Dire qu' ils ont brûlé mon beau pressoir de Bouëxis-en-Forêt ! – Volé mes vaches ! ajouta la trayeuse . – Dévasté mon chenil ! dit Yvon . – Braconné plus de gibier que n' en chasse en trois ans notre monsieur ! s' exclama le garde . – Tué mes poules ! – Foulé mes guérets ! – Brisé mes espaliers ! crièrent en chœur les divers fonctionnaires de La Tremlays . La dame Goton bourrait gravement sa pipe et ne disait rien , Pelo Rouan , le charbonnier , semblait dormir , adossé contre la paroi de la cheminée . – Oh ! les maudits brigands ! reprit le chœur au milieu duquel on distinguait la voix flûtée et suraiguë de la fille de chambre . Goton alluma sa pipe et lança trois redoutables bouffées . – Il y a vingt ans , murmura-t-elle , le maître de La Tremlays s' appelait M . Nicolas . Ceux que vous nommez les Loups étaient des agneaux alors . C' est la misère qui a aiguisé leurs dents . Un murmure désapprobateur suivit ces paroles . – Les Treml étaient de bons maîtres , dit Simonnet avec le même embarras qu' aurait un vieux courtisan parlant d' un roi déchu au sein d' une cour nouvelle , on ne peut pas dire le contraire ; mais les Loups sont des bandits , et il n' y a que vous , dame Goton , pour prendre leur défense . Un imperceptible sourire plissa les lèvres de Pelo Rouan . La vieille releva sa tête chenue avec dignité . – Maître Simonnet , répondit-elle , je ne défends point les Loups , qui savent bien se défendre eux -mêmes . Je dis que ce sont des Bretons , voilà tout , et que certaines gens sont plus vaillants au coin du feu que sous le couvert ! Le sourire du charbonnier se renforça et les serviteurs du château restèrent penauds sous cette accusation de couardise faite ainsi à brûle-pourpoint . – Patience ! Patience ! dit enfin Simonnet . Il doit nous arriver de Paris un brave officier du roi pour prendre le commandement des sergents de Rennes et protéger le passage des deniers de l' impôt à travers la forêt . Ces Loups damnés ont tué le dernier capitaine . – Gare au nouveau ! interrompit dame Goton . – On dirait que vous souhaitez un malheur ! s' écria aigrement Renée la fille de chambre . – Ma mie , répondit Goton avec autorité , je suis vieille et je regrette l' ancien temps où nos dames ne prenaient point pour chambrières des mijaurées de Normandie . Laissez les Bretons répondre aux Bretons ! Renée devint rouge et ne parla plus . La conversation allait mourir ou changer d' objet , lorsque Pelo Rouan , qui avait sans doute des raisons pour cela frotta ses yeux comme un homme qui s' éveille et dit : – Ai -je rêvé , maître Simonnet ? n' avez -vous point dit que nous allons avoir un nouveau capitaine pour mettre à la raison les Loups que le ciel confond ? – J' ai dit cela mon homme , et c' est la vérité . Tant que les Loups n' ont fait que piller M . de Vaunoy , la cour de Paris n' y a point vu de mal , mais les hardis brigands sont allés , comme chacun sait , jusqu' à Rennes , attaquer en plein jour l' hôtel de M . l' intendant . Ils interceptent l' impôt . – Quel dommage ! interrompit l' incorrigible Goton qui renforça son sarcastique sourire . Voler le roi ! – Ce sont de fiers gueux ! dit Pelo Rouan avec simplicité ; mais savez -vous quand arrive cet officier du roi dont vous parlez , maître Simonnet ? – On l' attend mon homme . Pelo Rouan se leva , prit son pichet qu' il porta à ses lèvres et dit avec une bonhomie où la vieille Goton crut découvrir une pointe de raillerie : – À la santé du nouveau capitaine ! – À sa santé ! répondirent les serviteurs de La Tremlays . Pelo Rouan , avant de poser son pichet sur la table , ajouta , comme complément de son toast : – Et à la confusion du Loup Blanc et de ses louveteaux . – À la bonne heure ! dit la vieille Goton lorsque chacun eut applaudi à ce souhait charitable ; Pelo Rouan est un pauvre homme de la forêt . Il y a pour lui courage à maudire tout haut le Loup Blanc , qui est fort et puissant , et dont mille bras exécutent les ordres car tout à l' heure il va prendre son bâton de houx et affronter la nuit qui est le domaine des Loups : à la bonne heure ! Je ne veux point de mal à Pelo Rouan . – Merci , dame ! prononça lentement le charbonnier ; moi , je vous veux du bien . C' était un homme étrange que ce Pelo Rouan . Pendant qu' il parlait ainsi , son regard fixe couvait Goton , et la ligne rouge de ses paupières clignotait à la lumière du feu . Il y avait dans ce regard une gratitude plus grande que ne le méritait à coup sûr l' observation de la vieille femme de charge . Du reste , et nous devons le dire tout d' abord , la plupart des actions de cet homme étaient difficiles à expliquer . On croyait deviner chez lui parfois une marche lente et systématique vers un but mystérieux , mais on ne tardait pas à perdre sa trace , et l' espionnage le plus fin comme le plus obstiné eût été dérouté par sa conduite . Nul ne songeait d' ailleurs à l' espionner . À quoi bon l' eût -on fait ? Ses fréquentes visites à la maison de M . de Vaunoy , ennemi personnel et acharné des Loups , éloignaient toute idée de connivence avec ces derniers , et cette connivence seule aurait pu donner quelque force à un homme si bas placé dans l' échelle sociale . Il y avait quinze ou seize ans que Pelo ( Pierre ) Rouan était venu s' établir dans la forêt de Rennes . Il avait amené avec lui une petite fille au berceau qu' il appelait Marie . Solitaire d' habitude et paraissant fuir la société de ses pareils , il s' était bâti une loge à l' endroit le plus désert de la forêt , avait creusé un four souterrain et faisait depuis lors ce qu' il fallait de charbon pour soutenir son existence et celle de sa fille . Marie avait pris la taille d' une femme . En grandissant , elle était devenue bien belle , mais elle l' ignorait . Beaucoup prétendront que ces derniers mots renferment une impossibilité flagrante : nous soutenons néanmoins notre dire . Marie , enfant de la solitude , n' avait de hardiesse que contre le danger . La vue de l' homme la troublait et l' effrayait . Lorsque la trompe de chasse criait dans les allées , Marie faisait comme les biches ; elle se cachait dans les buissons . Jamais elle ne mettait de bouquets dans un panier verni pour les porter au château , avec des pommes , des œufs et de la crème , comme cela se pratique de nos jours au théâtre de l' Opéra-Comique . Elle ne dansait ni sur la fougère ni même sous la coudrette ; en un mot , ce n' était en aucune façon une rosière de Mme de Genlis , se mirant dans le cristal des fontaines , ni une ingénue de M . Marmontel , raisonnant l' Être suprême , la nature et le reste . Ces braves poètes n' ont jamais vu la campagne qu' à Courbevoie ! C' était une fille de la forêt , simple et pure , demi-sauvage , mais portant en elle le germe de tout ce qui est noble , gracieux , poétique et bon . Elle aimait à prier Dieu , car une foi profonde remplissait cette âme angélique qui ne soupçonnait pas le mal . L' expression générale de son visage était un mélange d' exquise gentillesse et de sensibilité exaltée . Elle avait de grands yeux bleus pensifs et doux , dont le sourire échauffait l' âme comme un rayon de soleil . Sa joue pâle l' encadrait d' un double flot de boucles dorées , qui ondoyaient à chaque mouvement de sa tête et se jouaient sur ses épaules modestement couvertes . La nuance de cette chevelure eût embarrassé un peintre , parce que les couleurs dont peut disposer l' art humain sont parfois impuissantes . Cette nuance , dans un tableau , semblerait terne ; ses candides reflets affadiraient le regard ; elle ne repousserait point assez la teinte de la peau . Mais cela prouve seulement que l' homme n' a su dérober que la moitié de la palette céleste . Chez Marie , c' était un charme de plus : ses traits fins , mais hardiment modelés , apparaissaient suaves et comme voilés sous cette indécise auréole . Cela faisait l' effet de ce nuage mystique , aux rayons naïvement adoucis , que les peintres du Moyen Âge donnaient pour ornement au front divin de la Mère de Dieu . Marie était sauvage comme son père . Lorsqu' elle ne restait point dans la loge , occupée à tresser des paniers de chèvrefeuille que Pelo Rouan vendait aux foires de Saint-Aubin-du-Cormier , Marie errait , seule et rêveuse , dans les sentiers perdus de la forêt . Souvent le voyageur s' arrêtait pour écouter une voix pure , et semblable à la voix des anges , qui chantait la complainte d' Arthur de Bretagne , dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit . Ceux qui se souvenaient du pauvre Jean Blanc songeaient à lui en entendant son refrain favori ; la plupart savouraient la musique sans évoquer la mémoire de l' albinos , car bien d' autres que lui répétaient ce refrain qui berce les enfants dans toutes les loges du pays de Rennes . Du reste , on entendait toujours Marie comme on écoute le rossignol , sans la voir . Dès qu' elle apercevait un étranger , son instinct de timidité farouche la portait à fuir . On voyait le taillis s' agiter comme au passage d' un faon , puis plus rien . Marie était alerte et vive . On eût couru longtemps pour l' atteindre . Quelques-uns cependant l' avaient vue et le bruit de sa beauté sans rivale s' était répandu dans le pays . On fut du temps avant de savoir son nom , car Pelo Rouan ne souffrait guère de questions , surtout lorsqu' il s' agissait de sa fille , et Marie devenait muette dès qu' un homme lui adressait la parole . À cause de cette ignorance , et par un reste de cette chevaleresque poésie qui a fleuri si longtemps sur la terre de Bretagne , on choisissait pour désigner Marie les noms des plus charmantes fleurs . Les jeunes gens de la forêt parlaient d' elle d' autant plus souvent que son existence était plus mystérieuse . À la longue , la coutume effeuilla cette guirlande de jolis sobriquets . Un seul resta , qui faisait allusion à la couleur des cheveux de Marie : On l' appela Fleur-des-Genêts . Pelo Rouan laissait à sa fille une liberté entière , dont celle -ci usait tout naturellement et comme on respire sans savoir qu' il en pût être autrement . D' ailleurs , le charbonnier , quand même il l' aurait voulu , n' aurait point pu surveiller fort attentivement la jeune fille , car il faisait de longues et fréquentes absences . Le motif de ces absences était un secret , même pour Marie . Parfois , durant des semaines , le four de Pelo Rouan restait froid , mais quand il revenait , il travaillait le double et réparait le temps perdu . Personne n' était admis dans la loge . On venait chercher Pelo Rouan de temps en temps la nuit . Dans ces circonstances , ceux qui avaient besoin du charbonnier pour des causes que nous ne saurions dire , frappaient à la porte d' une certaine façon . Pelo sortait alors ; Marie , habituée à ce manège , ne prenait pas garde . Un jour , pourtant , un étranger avait franchi le seuil de la loge inhospitalière : il soutenait les pas de Fleur-des-Genêts bien chancelante et bien effrayée , parce que des soudards de France qui venaient de Paris et allaient à Rennes l' avaient poursuivie dans les futaies . Son compagnon était un loyal jeune homme au visage doux et bon . Il l' avait protégée . Sa première pensée fut de remercier Dieu du plus profond de son cœur , en même temps qu' elle lui adressait une fervente prière pour son sauveur . Depuis ce jour , quand Fleur-des-Genêts rencontrait l' étranger , elle allait à lui sans frayeur et ils échangeaient quelques mots purs et naïfs comme l' entretien de deux enfants . Puis l' étranger partit , laissant son souvenir dans le cœur de Marie . Les gens de la forêt la rencontrèrent de nouveau dans les taillis . Elle allait lentement , la tête penchée , et chantait bien mélancoliquement la complainte d' Arthur de Bretagne . Pelo Rouan ne l' interrogeait point parce qu' il connaissait la cause de sa tristesse . Cependant la veillée continuait dans la cuisine du château de La Tremlays . Après avoir porté la santé qui ouvre ce chapitre , Pelo prit son bâton de houx , comme l' avait annoncé la vieille femme de charge ; mais au lieu de partir , il secoua lentement sa pipe et se planta , le dos au feu , en face de maître Simonnet . – Et sait -on son nom ? dit-il en jouant l' indifférence . – Le nom de qui ? – Du nouveau capitaine . – Notre monsieur le sait peut-être , répondit Simonnet . – Au fait , ce doit être un bon serviteur du roi , c' est le principal . Il logera au château ? – Ou chez l' intendant royal . Pelo Rouan sembla hésiter au moment de faire une nouvelle question . – C' est juste , dit-il enfin , c' est à qui recevra ce brave officier et les bons soldats de la maréchaussée . À ces mots , il se dirigea vers la porte . En passant auprès d' Yvon , il lui serra furtivement la main et adressa à Corentin un regard d' intelligence . – Bonsoir , maître Simonnet et toute la maisonnée ! dit-il . Comme il mettait la main sur le loquet , un fort coup de marteau retentit frappé à la porte extérieure . Pelo resta . Quelques minutes après , deux hommes , enveloppés de manteaux , furent introduits . Les larges bords de leurs feutres cachaient presque entièrement leurs visages . Cependant , à un mouvement que fit l' un d' eux , la lumière du foyer vint éclairer partiellement ses traits . Pelo Rouan recula à son aspect , et , au lieu de sortir , il se glissa prestement dans une embrasure . Les nouveaux venus étaient tous deux de haute taille et d' apparence robuste . Celui dont Pelo Rouan avait aperçu la figure était dans toute la force de la jeunesse , beau visage et merveilleusement tourné . L' autre avait sous son feutre une chevelure grise , et plus de soixante ans sur les épaules . – Qui que vous soyez , dit Simonnet employant la digne formule armoricaine , vous êtes les bienvenus . Que demandez -vous ? Le plus jeune des deux étrangers rejeta son manteau sur le coude et montra l' uniforme de capitaine des soldats de la maréchaussée . – Je veux parler à M . Hervé de Vaunoy , répondit-il . – Le nouveau capitaine ! chuchotèrent les serviteurs de La Tremlays . Renée , la servante normande de Mlle Alix , arrangea aussitôt les plis de sa robe ; les autres femmes , moins bien apprises , se bornèrent à rougir immodérément . Quant à Pelo Rouan , il gagna la porte sans bruit , après avoir échangé un second regard d' intelligence avec Yvon et Corentin . – Ah ! c' est lui qui est le nouveau capitaine ? murmura-t-il lentement d' un air pensif . Puis il s' enfonça dans les sentiers de la forêt . Maître Simonnet prit un maintien grave et solennel , pour remplir convenablement son office d' introducteur aux lieu et place de maître Alain , le majordome , qui se faisait vieux et dormait d' ordinaire à cette heure , ivre d' eau-de-vie . Il mit le bonnet à la main et précéda les nouveaux venus dans le salon de réception où se tenaient Hervé de Vaunoy et sa famille . Pendant qu' il traverse le vestibule et la grande salle , nous rétrograderons de quelques heures et nous prendrons nos deux étrangers au moment où ils quittent la bonne ville de Vitré pour entrer dans la forêt . Outre que c' est un moyen fort simple de faire leur connaissance , nous assisterons ainsi avec eux à quelques petits incidents qu' il nous importe de ne point passer sous silence . Comme le lecteur a pu le conjecturer , le vieillard à barbe grise remplissait auprès du jeune capitaine l' office du valet . C' était un homme à visage honnête et austère ; sa taille légèrement voûtée annonçait seule la fatigue ou la souffrance , car son beau front restait sans rides et son regard serein exprimait la tranquillité d' âme la plus parfaite . Quant au capitaine , il y avait sous sa fine moustache noire retroussée un sourire insouciant et fin ; dans ses yeux , une hardiesse indomptable , une gaieté franche et comme un reflet de cordiale loyauté . On eût trouvé difficilement une taille plus élégante que la sienne , une pose plus gaillarde sur son cheval isabelle , et une plus gracieuse façon de porter son belliqueux uniforme . Il avait de vingt-cinq à vingt-sept ans . Le valet s' appelait Jude Leker ; le maître avait nom Didier tout court . Le bon écuyer de Nicolas Treml n' avait point changé beaucoup au long de ces vingt années . La souffrance avait glissé sur son cœur comme le temps sur la dure peau de son visage . Il se tenait encore ferme sur son cheval , et il n' eût point fait bon recevoir un coup de la rapière plus moderne qui avait remplacé sa longue épée à garde de fer . Il pouvait être deux heures après midi quand Didier et Jude dépassèrent les premiers arbres de la forêt . Le pâle soleil d' automne se jouait dans le feuillage jaunissant , et le sabot des chevaux s' enfonçait à chaque pas dans la molle litière que novembre étend au pied des arbres . Jude semblait respirer avec délices une atmosphère connue ; il saluait chaque vieux tronc d' un regard ami et presque filial . Il y avait vingt ans que Jude n' avait vu la forêt de Rennes . Tout en marchant , le maître et le serviteur poursuivaient une conversation commencée . – C' était , ma foi ! un vaillant vieillard que ce M . Nicolas ! s' écria Didier interrompant un long récit que lui faisait Jude ; j' aime son gant de buffle qui pesait une livre , et j' aurais voulu voir la pauvre mine que dut faire M . le Régent . – Le Régent nous mit à la Bastille ! répondit Jude avec un soupir . – C' était , en conscience , le moins qu' il pût faire , mon garçon ! – Nicolas Treml , que Dieu sauve son âme ! était déjà bien vieux , et puis il pensait sans cesse à l' enfant . – Quel enfant ? interrompit Didier . – Georges Treml , qui doit être , à l' heure qu' il est , un hardi soldat , s' il a gardé dans ses veines une goutte du bon sang de ses pères . L' histoire languissait . Didier bâilla . Jude poursuivit : – Il pensait donc à l' enfant qui était au pays sans protecteur et sans appui . Vieillesse et chagrin , c' est trop à la fois , mon jeune monsieur et pourtant Nicolas Treml mit longtemps à mourir ! Il descendit en terre , voici trois ans passés , et me légua le petit M . Georges . – Et qu' est devenu ce Georges ? – Dieu le sait ! Moi , je fus mis en liberté deux ans après la mort de mon maître . Je n' avais point d' argent , et si la Providence ne m' eût pas envoyé sur votre chemin au moment où vous cherchiez un valet pour le voyage , je ne sais comment j' aurais regagné la Bretagne . Ma chère , ma noble Bretagne ! répéta Jude avec des larmes de joie dans les yeux . Didier s' arrêta et lui tendit la main . – Tu es un honnête cœur , mon garçon , dit-il ; je t' aime pour ton attachement au souvenir de ton vieux maître , et pour l' amour que tu as gardé à ton pays . Si tu veux , tu ne me quitteras plus . Jude toucha respectueusement la main que lui offrait le capitaine . – Je le voudrais , murmura-t-il en secouant la tête , sur ma parole , je le voudrais , car il y a en vous quelque chose qui rappelle la franche loyauté de Treml . Mais je suis à l' enfant et je suis breton : ne m' avez -vous point dit que vous venez pour anéantir les derniers restes de la résistance bretonne ? – Si fait ! quelques centaines de fous furieux . Quand la rébellion se sent faible , vois -tu , elle tourne au brigandage : je viens pour punir des bandits . Jude réprima un geste de colère . – De mon temps , murmura-t-il , messieurs de la Frérie bretonne ne méritaient point ce nom . -- C' est vrai : ceux dont tu parles n' étaient que des maniaques entêtés ; mais les Frères bretons sont devenus les Loups . -- Les Loups ? répéta Jude sans comprendre . – Ils ont eux -mêmes choisi ce sauvage sobriquet . Ce n' est pas la Bretagne , ce sont les Loups que je viens combattre de par l' ordre du roi . Jude ne fut probablement point persuadé par cette subtile distinction car il se borna à répondre : – Je ne sais pas ce que font les Loups , mais ils sont bretons , et vous êtes français ! – N' en parlons plus ! s' écria gaiement le capitaine . Quant à la question de savoir si je suis français ou non , c' est plus que je ne puis dire . Bois un coup , mon garçon ! Il tendit sa gourde de voyage à Jude qui , cette fois , n' eut aucune objection à soulever . – Et maintenant , reprit le capitaine , orientons-nous : voici un sentier qui doit mener à Saint-Aubin-du-Cormier . – C' est ma route , répondit Jude , et nous allons nous séparer ... , car vous allez à Rennes , je pense ? – Je vais au château de La Tremlays . Jude devint pensif . – Vous êtes déjà venu dans le pays , dit-il après un silence , car vous le connaissez aussi bien que moi . Peut-être n' est -ce pas la première fois que vous allez au château de La Tremlays ? – Peut-être , répéta le capitaine qui sembla éviter une réponse plus catégorique . – Si vous y êtes allé , continua Jude dont tous les traits exprimaient une curiosité puissante , vous avez dû voir un jeune homme ... , un beau jeune homme : l' héritier de ces nobles domaines , l' unique rejeton d' une race qui est vieille comme la Bretagne ! – Tu le nommes ? – Georges Treml . Ce fut au tour du capitaine de s' étonner . Pour la première fois , il rapprocha ce nom de Treml de celui du château , et il comprit que le vieux gentilhomme , dont il venait d' entendre la chevaleresque histoire , était l' ancien maître de La Tremlays . – Je n' ai jamais vu ce jeune homme , répondit-il . Jude demeura un instant comme atterré . – Mon Dieu ! pensait-il , qu' ont -ils fait de notre petit monsieur ? Le capitaine était devenu rêveur . Peut-être connaissait-il assez M . de Vaunoy pour qu' un doute s' élevât dans son esprit touchant le sort de l' héritier de Treml . – Ma tâche est tracée , reprit Jude ; je la remplirai , monsieur , ajouta-t-il d' une voix que son émotion rendait solennelle ; je vous adjure , par votre titre de gentilhomme , de me prêter votre aide . Un triste sourire vint à la lèvre du capitaine . – Gentilhomme ! dit-il . – Par votre mère ! ... voulut continuer Jude . – Ma mère ! dit encore le capitaine . Allons , mon garçon , tu tombes mal . Que viens -tu me parler de titres et de mère ? ... Mais je suis officier du roi , et cela vaut noblesse : tu auras mon aide , pour l' amour de Dieu . – Merci ! merci ! s' écria Jude . En revanche , moi , je suis à vous , monsieur ; à vous de tout cœur et tant qu' il vous plaira . Maintenant , veuillez vous détourner quelque peu de votre route ; nous reviendrons ensemble au château . Le capitaine suivit Jude aussitôt . Ils marchèrent un quart d' heure le long du chemin qui mène au bourg de Saint-Aubin-du-Cormier , puis Jude , tournant à gauche , s' enfonça dans un épais taillis . Au bout d' une centaine de pas , Didier arrêta son cheval . – Où me mènes -tu ? demanda-t-il . – Au lieu où Nicolas Treml , mon maître , partant pour la cour de Paris , a enfoui l' espoir et la fortune de sa race . – Tu as grande confiance en moi ? Jude hésita un instant . – Je vous confierais ma vie , dit-il enfin , mais le trésor de Treml n' est point à moi . Vous avez raison : mieux vaut que je sois seul à garder ce secret . – Et mieux vaut , ajouta Didier , que je ne m' enfonce point trop dans ce fourré , au-delà duquel est la retraite des Loups . Ils pourraient me mordre , mon garçon . Va , tu me retrouveras ici . Jude descendit de cheval et s' engagea , à pied , dans l' épais taillis où nous avons vu autrefois cheminer Nicolas Treml lorsqu' il portait en poche l' acte signé par son cousin Hervé de Vaunoy . Resté seul , le jeune capitaine mit aussi pied à terre , s' étendit sur le gazon et donna son âme à la rêverie . Ses méditations furent douces . Officier de fortune et parvenu , son mérite aidant , à un poste que ses pareils n' atteignaient point avant d' avoir vu blanchir leur moustache et tomber leurs cheveux , il avait désormais devant lui un avenir couleur de rose . Sa mission en Bretagne n' était pas sans importance , et il espérait réduire aisément cette poignée d' hommes intrépides , mais simples et grossiers , qui s' opposaient encore à la levée de l' impôt , molestaient les sujets soumis au roi et poussaient parfois leur insolente audace jusqu' à mettre la main sur les fonds du gouvernement . À part cet intérêt politique , son arrivée dans le pays de Rennes avait pour lui un intérêt particulier , dont nous ne ferons point mystère au lecteur . Ce n' était pas la première fois que Didier venait en Bretagne . L' année précédente , il avait passé six mois à Rennes , en qualité de gentilhomme [ 2 ] de M . le comte de Toulouse , gouverneur de la province , lequel l' avait fait entrer depuis dans les gardes-françaises , d' où il était sorti avec son grade actuel . Beau de visage et de tournure , prompt à l' amitié , mais étourdi et léger , il avait été bien près , une fois , de choisir la compagne de sa vie . Pendant son séjour à Rennes , dans la maison du prince gouverneur , il avait été de pair à compagnon avec les fils des premières familles de la province . Il était de toutes les fêtes de messieurs des États , et dans ce monde des gens du roi , sa position lui attirait une faveur à laquelle ne nuisait point sa bonne mine . À cette époque , la reine des salons dans la capitale bretonne était Mlle Alix de Vaunoy de La Tremlays , noble créature dont le charmant visage était moins parfait que l' esprit , et dont l' esprit ne valait point encore le cœur . Didier l' avait vue au palais même du prince gouverneur qui , pendant son séjour dans la province , tenait une véritable cour . Il s' était senti attiré vers elle . Alix , de son côté , n' avait point dissimulé le plaisir que lui causait cette recherche . Le monde avait remarqué leur naissante et mutuelle sympathie . M . de Vaunoy seul semblait ne s' en point apercevoir ou y prêter volontairement les mains , ce qui surprenait fort chacun . On savait , en effet , que Vaunoy avait pour l' établissement de sa fille unique des prétentions fort élevées , et qui ne s' attaquaient à rien moins qu' à M . de Béchameil , marquis de Nointel , intendant royal de l' impôt et l' un des plus opulents financiers qui fussent alors en Europe . Nonobstant cela , Vaunoy , qui avait d' abord regardé le jeune officier de fortune avec un dédain tout particulier , l' attira bientôt chez lui et lui fit fête tout autant qu' aux héritiers des plus puissantes maisons . Si ce n' eût point été là une circonstance positivement insignifiante pour le public , on aurait pu remarquer que ce changement avait coïncidé avec l' acquisition que fit Vaunoy d' un certain Lapierre , valet du prince gouverneur . Mais il n' était point probable , en vérité , que cette révolution d' antichambre eût pu influer en rien sur la conduite ultérieure du riche maître de La Tremlays . Quoi qu' il en soit , un soir que Didier sortait de l' hôtel de Vaunoy , le cœur tout plein d' espérance , il fut attaqué dans la rue par trois estafiers qui le poussèrent rudement . Il n' avait que son épée de bal , mais il s' en servit comme il faut ; les trois estafiers en furent pour leurs peines et les horions qu' ils reçurent . Didier , blessé , rentra au palais du gouvernement ; l' affaire n' eut point de suite , parce que le comte de Toulouse quitta Rennes quelques jours après . Mais ce n' était pas là le seul souvenir du capitaine Didier . Il en avait un autre beaucoup plus humble , qui restait plus avant peut-être dans son cœur . C' était une blonde fille de la forêt dont nous avons déjà prononcé le nom . En ce moment encore , couché sur l' herbe et bercé par ses méditations , il ne songeait point à Mlle de Vaunoy , et c' était la pure et gracieuse image de Fleur-des-Genêts qui souriait au fond de sa pensée . Il rêvait , et ne s' en rendait point compte , à cette douce et chaste tendresse qui avait embelli quelques jours de sa vie quand il était encore presque adolescent . Les Loups , l' impôt , la bataille prochaine , rien de tout cela pour lui n' existait en ce moment . Les arbres de la vieille forêt lui parlaient de sa vision d' autrefois . – Si elle venait ! murmura-t-il en glissant son regard dans les sombres profondeurs des taillis . Ce qui pouvait lui venir le plus probablement , c' était la balle de quelque Loup , car il avait jeté sous lui son manteau , et les broderies de son uniforme brillaient maintenant sans voile . Mais il y a un Dieu pour les capitaines qui rêvent . Une voix douce et lointaine encore sembla répondre à son aspiration . Il tendit l' oreille . La voix approchait . Elle chantait la complainte d' Arthur de Bretagne . Didier écoutait avec délices cette voix et cette mélodie connues . À mesure que la voix approchait , les paroles devenaient plus distinctes . Fleur-des-Genêts chantait ce passage de la complainte populaire où Constance de Bretagne commence à désespérer de revoir son malheureux fils . Nous traduisons le patois des paysans d' Ille-et-Vilaine . Marie disait : Marie n' était plus qu' à quelques pas de Didier , mais ils ne se voyaient point encore , tant le taillis était épais . Le capitaine retenait son souffle . Marie poursuivit , répétant , suivant l' usage , les deux derniers vers en guise de refrain : Le caractère de ce chant est une mélancolie tendre et si profonde que le ménétrier qui le dit à un rustique auditoire est certain d' avance d' un succès de larmes . Il semblait que la pauvre Marie rapportât à elle -même le sens des deux derniers vers , car le chant tomba de ses lèvres comme un harmonieux gémissement . – Fleur-des-Genêts ! murmura Didier . Elle entendit et perça d' un bond le fourré . Lorsqu' elle aperçut enfin le capitaine , ses genoux fléchirent ; elle s' affaissa sur elle -même en levant ses grands yeux au ciel , et son cœur s' élança vers Dieu . Cette âme candide et virginale ignorait les artifices du mensonge ; elle lui raconta ses craintes et ses espérances et combien elle avait prié pour son retour ; ainsi se prolongea longtemps , avec tout le charme et la naïveté de l' innocence , cet entretien touchant qui devait avoir une influence décisive sur leur destinée . Pendant cela , Jude Leker essayait de trouver son chemin dans le taillis . Il eut d' abord grand'peine à s' orienter , car nul sentier ne traversait l' épaisseur du fourré ; mais au bout d' une centaine de pas , il vit avec surprise qu' une multitude de petites routes se croisaient en tous sens et semblaient néanmoins converger vers un centre commun . Il suivit un de ces sentiers , et arriva bientôt au bord de ce sauvage ravin que nous connaissons déjà sous le nom de la Fosse-aux-Loups . À part ces routes qui n' existaient point autrefois et qui annonçaient très positivement le voisinage d' un lieu de réunion où de nombreux habitués se rendaient de différents côtés , rien n' était changé dans le sombre aspect du paysage . Le même silence régnait autour de la même solitude . Jude descendit les bords du ravin en se retenant aux branches et atteignit le fond où s' élevait le chêne creux . La physionomie du bon écuyer était triste et grave . Il songeait sans doute que la dernière fois qu' il avait visité ce lieu , c' était en compagnie de son maître défunt . Il songeait aussi que le creux du chêne pouvait avoir été dépositaire infidèle . Or la fortune de Treml avait été mise tout entière entre ces noueuses racines qui déchiraient le sol . Avant de pénétrer dans l' intérieur de l' arbre , Jude examina les alentours avec soin ; il fouilla du regard chaque buisson , chaque touffe de bruyère , et dut se convaincre qu' il était bien seul . Cet examen lui fit découvrir , derrière l' une des tours en ruine , un petit monceau de décombres , à la place où s' élevait jadis la cabane de Mathieu Blanc . – C' étaient de bons serviteurs de Treml , murmura-t-il en se découvrant , que Dieu ait leur âme ! Dans l' intérieur de l' arbre , il trouva quelques débris de cercles , et presque tous les ustensiles de Jean Blanc , mais rouillés et dans un état qui ne permettait point de croire qu' on s' en fût servi depuis peu . Jude prit une pioche et se mit aussitôt en besogne . Pendant qu' il travaillait , un imperceptible mouvement se fit dans les buissons et deux têtes d' hommes , masqués à l' aide d' un carré de peau de loup , se montrèrent . Une troisième tête , masquée de blanc , sortit au même instant d' une haute touffe d' ajoncs qui touchait presque le chêne où travaillait Jude . Les trois hommes , porteurs de ce déguisement étrange , échangèrent rapidement un signe d' intelligence . Le signe du masque blanc fut un ordre , sans doute , car les deux autres rentrèrent immédiatement dans leurs cachettes . Le masque blanc se coucha sans bruit à plat ventre et se mit à ramper vers l' arbre . Il franchit lentement la distance qui l' en séparait , puis il se dressa de manière à fourrer sa tête dans l' une des ouvertures que le temps avait pratiquées au tronc creux du vieux chêne . Son masque le gênait pour voir ; il l' arracha et découvrit un visage tout noirci de charbon et de fumée : le visage de Pelo Rouan , le charbonnier . Jude travaillait toujours et ne se doutait point qu' un regard curieux suivait chacun de ses mouvements . Au bout de quelques minutes , la pioche rebondit sur un corps dur et sonore . Jude se hâta de déblayer le trou et retira bientôt le coffret de fer que Nicolas Treml avait enfoui autrefois en cet endroit . Après l' avoir examiné un instant avec inquiétude pour voir s' il n' avait point été visité en son absence , Jude sortit une clef de la poche de son pourpoint . À ce moment , Pelo Rouan se mit à ramper et rentra sans bruit dans sa cachette . Ce fut pour lui un coup de fortune , car Jude , sur le point d' ouvrir le coffret , se ravisa et fit le tour du chêne , jetant à la ronde son regard inquiet . Il ne vit personne , regagna le creux de l' arbre et fit jouer la serrure du coffret de fer . Tout y était , intact comme au jour du dépôt : or et parchemin . Le bon Jude ne put retenir une exclamation de joie , en songeant que , avec cela , Georges Treml , fût-il réduit à mendier son pain , n' aurait qu' un mot à dire pour recouvrer son héritage intact . Mais une expression de tristesse remplaça bientôt son joyeux sourire : où était Georges Treml ! Le capitaine Didier , son nouveau maître , avait reçu l' hospitalité au château , et il ne savait même pas qu' il existât une créature humaine du nom de Georges Treml . Donc , non seulement Georges n' était plus là , mais on ne parlait même plus de lui . Jude aurait voulu déjà être au château pour s' informer du sort de l' enfant . Il plaça le coffret dans le trou , qu' il combla de nouveau en ayant soin d' effacer de son mieux les traces de la fouille , puis il gravit la rampe du ravin . Pelo Rouan le suivit de l' œil pendant qu' il s' éloignait . – C' est bien Jude ! murmura-t-il , Jude l' écuyer du vieux Nicolas Treml ! il n' emporte pas le coffret ; je verrai cette nuit ce qu' il peut contenir . En attendant , il ne faut point que nos gens soupçonnent ce mystère , car ils pourraient revenir avant moi . Jude avait disparu . Les deux hommes à masques fauves quittèrent le fourré et s' élancèrent vers le chêne . Ils remuèrent les outils , visitèrent chaque repli de l' écorce et ne trouvèrent rien . Ces deux hommes étaient deux Loups . Ils s' approchèrent de la touffe d' ajoncs . – Maître , dirent -ils en soulevant leurs bonnets , qu' avez -vous vu ? Pelo Rouan haussa les épaules . – C' est grand dommage que vous n' habitiez point la bonne ville de Vitré , dit-il . Vous êtes curieux comme des vieilles femmes , et vous feriez d' excellents bourgeois . J' ai vu un rustre déterrer deux douzaines d' écus de six livres qu' il avait enfouies en ce lieu . Les deux Loups se regardèrent . – Cela fait plus de deux cents piécettes de douze sous à la fleur de lis , grommela l' un d' eux , et il y en a peut-être d' autres . – Cherchez , dit Pelo Rouan avec une indifférence affectée . Moi , je vais veiller à votre place . Les deux Loups hésitèrent un instant , mais ce ne fut pas long . Ils touchèrent de nouveau leurs bonnets et regagnèrent leurs postes . Pelo Rouan remit son masque en peau de mouton . – C' est bien , dit-il : mais souvenez -vous de ceci : quand je suis là , mes yeux veillent avec les vôtres , je puis pardonner un instant de négligence . Quand je m' éloigne , la négligence devient trahison , et vous savez comment je punis les traîtres . On a vu des soldats de la maréchaussée dans la forêt , et peut-être en ce moment même des yeux ennemis interrogent les profondeurs de ce ravin . La moindre imprudence peut livrer le secret de notre retraite . Prenez garde ! Le charbonnier prononça ces mots d' une voix brève et impérieuse . Les deux Loups répondirent humblement : – Maître , nous veillerons . Pelo Rouan ôta les pistolets qui pendaient à sa ceinture et les cacha sous ses vêtements . – Je vais au château , continua-t-il , afin d' apprendre ce que nous devons craindre des gens du roi . Je reviendrai cette nuit . À ces mots , il gravit la montée d' un pas rapide et disparut derrière les arbres de la forêt . – Le Loup Blanc et le diable , murmura l' une des sentinelles , il n' y a qu' eux deux pour courir ainsi . Guyot ? – Francin ? – J' aurais pourtant voulu voir là-bas dans le creux du chêne . – Moi aussi , mais ... Si on fouillait , il verrait . Je m' entends . – La terre est pourtant fraîchement remuée ... – Il verrait , je te dis ! Et nous savons ses ordres . – C' est la vérité ! Quand il a parlé , ça suffit . En conséquence de quoi , les deux Loups se résignèrent à faire bonne garde . Jude Leker , lui , reprenait le chemin qui devait le conduire vers son capitaine . Il traversa le taillis d' un pas plus leste et le cœur plus content que la première fois . Une de ses inquiétudes était au moins calmée et il avait désormais en main de quoi racheter les riches domaines de la maison de Treml . Quand il arriva au lieu où il avait laissé Didier , celui -ci était seul . – Tu n' as pas perdu de temps , mon garçon , dit-il gaiement . Je ne t' attendais pas si vite . Jude prit cela pour un reproche adressé à sa lenteur et se confondit en excuses . – Allons ! s' écria le capitaine qui sauta en selle sans toucher l' étrier , j' aurai dormi sans doute , et fait un beau rêve , car je veux mourir si j' étais pressé de te voir arriver . À propos , et le trésor de Treml ? – Dieu l' a tenu en sa garde , répondit Jude . – Tant mieux ! Au château , maintenant , à moins qu' il ne te reste quelque mystérieuse expédition à accomplir . Il est rare qu' un Breton de la vieille roche sympathise complètement avec cette gaieté insouciante et communicative qui est le fond du caractère français . Cette recrudescence soudaine de bonne humeur mit l' honnête Jude à la gêne , d' autant plus qu' il était occupé lui -même de pensées graves . Il suivit quelque temps en silence le jeune capitaine qui fredonnait et semblait vouloir passer en revue tous les ponts-neufs , anciens et nouveaux , chantés au théâtre de la foire . Enfin Jude poussa son cheval et prit la parole . – Monsieur , dit-il , mon devoir est lourd et mon esprit borné . Je compte sur l' aide que vous m' avez promise . – Et tu as raison , mon garçon ; tout ce que je pourrai faire , je le ferai . Voyons , explique -moi un peu ce que tu attends de moi . – D' abord , répondit Jude , bien que vingt ans se soient écoulés depuis que j' ai mis le pied pour la dernière fois au château de La Tremlays , il pourrait s' y trouver quelqu'un pour me reconnaître , et j' ai intérêt à me cacher . Je voudrais donc n' y point entrer avant la nuit venue . – Soit , le temps est beau ; nous attendrons dans la forêt . Mais l' expédient me semble médiocrement ingénieux , par la raison qu' il y a résines et lampes au château de M . de Vaunoy . – C' est vrai , murmura dolemment le pauvre Jude ; je n' avais point songé à cela . Le capitaine reprit en souriant : – Il y a un moyen d' arranger les choses , mon garçon . Nous arriverons enveloppés dans nos manteaux de voyage , et je trouverai bien quelque prétexte pour te protéger contre les regards indiscrets . Après ? – Après ? répéta Jude fort embarrassé ; après , je tâcherai de savoir ... de manière ou d' autre ... ce qu' est devenu le petit monsieur . – C' est cela , nous tâcherons . La nuit vint : nos deux voyageurs furent introduits au château , comme nous l' avons vu , et Simonnet , le maître du pressoir , se chargea de les annoncer aux maîtres . M . Hervé de Vaunoy et sa fille Alix étaient au salon , en compagnie de Mlle Olive de Vaunoy , sœur cadette d' Hervé , et de M . de Béchameil , marquis de Nointel , intendant royal de l' impôt . Le capitaine était attendu depuis quelques jours déjà , bien qu' on ignorât le nom du nouveau titulaire . Dès que maître Simonnet eut prononcé le mot capitaine , tous ces personnages se levèrent et dardèrent leurs regards vers la porte avec une curiosité plus ou moins prononcée . Le capitaine entra , suivi de Jude qui se tint aux environs du seuil , le nez dans le manteau . Didier s' avança le feutre sous le bras , la mine haute , et se portant comme il convenait à un homme rompu aux belles façons de la cour . Son aspect parut étonner grandement tout le monde , ce qu' il dut déchiffrer en caractères lisibles , quoique différents , sur les quatre physionomies présentes . Mlle Olive pinça ses lèvres en jouant vigoureusement de l' éventail . Alix pâlit et s' appuya au bras de son fauteuil . M . de Vaunoy laissa percer un tic nerveux sous son patelin sourire . Enfin , M . de Béchameil , marquis de Nointel , exécuta la plus piteuse grimace qui se puisse voir sur visage de financier désagréablement surpris . Didier s' inclina profondément devant les dames , salua un peu moins bas Hervé de Vaunoy , et presque point M . l' intendant royal . Vaunoy renforça aussitôt son bénin sourire et fit trois pas au-devant du capitaine . – Saint-Dieu ! mon jeune ami , s' écria-t-il du ton le plus cordial , soyez trois fois le bienvenu ! Quelque chose me disait que je vous reverrais bientôt officier du roi . Touchez là , mon capitaine ! Saint-Dieu ! touchez là ! Didier se prêta de fort bonne grâce à cet affectueux accueil . Quand il eut baisé la main des deux dames , savoir : celle d' Alix en silence , et celle de mademoiselle Olive de Vaunoy en lui faisant quelque compliment banal , il prit place auprès du maître de La Tremlays . – L' ordre de Sa Majesté , dit-il , me donnait à choisir entre l' hospitalité de M . le marquis de Nointel et la vôtre . J' ai pensé qu' il ne vous déplairait point de me recevoir pendant quelques jours . – Saint-Dieu ! s' écria Vaunoy , mon jeune compagnon , ce qui m' eût déplu , c' eût été le contraire . – Je vous rends grâce , et pour mettre à profit votre bonne volonté je vous demande la permission de faire conduire sur-le-champ mon valet à la chambre qu' on me destine . Mlle Olive agita une sonnette d' argent placée près d' elle sur la cheminée . – Auparavant , votre valet boira bien le coup du soir avec Alain , mon maître d' hôtel , dit Hervé de Vaunoy . À ce nom d' Alain , Jude devint blême derrière le collet de son manteau . – Mon valet est malade , répondit le capitaine ; ce qu' il lui faut , c' est un bon lit et le repos . – À votre volonté , mon jeune ami . Un domestique entra , appelé par le coup de sonnette de Mlle Olive . – Préparez un lit à ce bon garçon , dit M . de Vaunoy , et traitez-le en tout comme le serviteur d' un homme que j' honore et que j' aime . Didier s' inclina ; Jude , toujours enveloppé dans son manteau , sortit sur les pas du domestique qui , malgré sa bonne envie , ne put apercevoir ses traits . Nous connaissons de longue date M . Hervé de Vaunoy , maître actuel de La Tremlays et de Bouëxis-en-Forêt . Ces vingt années n' avaient point assez changé son visage dodu , rouge et souriant pour qu' il soit besoin de parfaire une nouvelle description de sa personne . Mlle Olive de Vaunoy , sa sœur , était une longue et sèche fille , qui avait été fort laide au temps de sa jeunesse . L' âge , incapable d' embellir , efface du moins les différences excessives qui séparent la beauté de la laideur . À cinquante ans , ce qui reste d' une femme laide est bien près de ressembler à ce qui reste d' une jolie femme . L' expression du visage peut seule rétablir des catégories . Celui de Mlle Olive n' exprimait rien , si ce n' est une préciosité majuscule , d' obstinées prétentions à la gentillesse , et une incomparable pruderie . Elle était vêtue d' ailleurs à la dernière mode , portant corsage long , en cœur , avec des hanches immodérément rembourrées , cheveux crêpés à outrance et poudrés , éventail que nous nommerions aujourd'hui rococo , et mules de cuir mordoré à talons évidés comme l' âme d' une poulie . La mode n' invente jamais rien . Après cent cinquante ans , ces précieux talons nous sont revenus , plus élevés , plus évidés et non moins ridicules . La joue de Mlle Olive était tigrée de mouches de formes très variées , et un trait de vernis noir lui faisait des sourcils admirablement arqués . Nous passons sous silence le carmin étendu en couche épaisse sur ses lèvres , le vermillon délicatement passé sur ses pommettes et l' enfantin sourire qui ajoutait , à tant de séductions diverses , un charme précisément extraordinaire . Alix ne ressemblait point à son père , et encore moins à sa tante . Elle était grande , et néanmoins sa taille , exquise dans ses proportions , gardait une grâce pleine de noblesse . Son front large avait , sous les noirs bandeaux de ses cheveux sans poudre , une expression fière de pudeur qu' adoucissait le rayon de son grand œil bleu . Son regard était sérieux et non point triste , et de même que les pures lignes de sa bouche annonçaient une nature , pensive plutôt que mélancolique . C' était le type parfait de la femme , vigoureuse dans sa grâce , alliant la sensibilité vraie à la fermeté digne et haute , sachant souffrir , capable de dévouement jusqu' à l' héroïsme . Hervé de Vaunoy s' était marié un an après le départ de Nicolas Treml . Sa femme était morte au bout de l' autre année . Alix était le seul fruit de cette union . Elle avait dix-huit ans . Il nous reste à parler de M . l' intendant royal de l' impôt . Antinoüs de Béchameil , marquis de Nointel , était un fort bel homme de quarante ans et quelque chose de plus . Il avait du ventre , mais pas trop , le teint fleuri et la joue rebondie . Son menton ne dépassait pas trois étages , et chacun s' accordait à trouver son gras de jambe irréprochable . Au moral , il prenait du tabac d' Espagne dans une boîte d' or si bien émaillée que toutes les marquises y inséraient leurs jolis doigts avec délices . Son habit de cour avait des boutons de diamant dont chacun valait vingt mille livres . Il avait des façons de secouer la dentelle de son jabot et de relever la pointe de sa rapière jusqu' à la hauteur de l' épaule qui n' appartenaient qu' à lui , et sa mémoire suffisamment cultivée , lui permettait de placer çà et là des bons mots d' occasion qui n' avaient jamais cours que depuis six semaines . Il possédait en outre un appétit incomparable , auquel il sacrifiait un estomac à l' épreuve . En somme , ce n' était pas un personnage beaucoup plus grotesque que la plupart des nobles financiers de son temps . Il admettait Dieu , récemment inventé par le jeune M . de Voltaire , à l' usage des manants , mais n' en voulait point pour lui -même , pensant que la nature suffit à produire les truffes , le poisson , le gibier et le champagne . M . le marquis de Nointel avait en Bretagne de nombreuses et importantes occupations . D' abord il courtisait Mlle Alix de Vaunoy dont il voulait faire sa femme à tout prix . M . de Vaunoy ne demandait pas mieux , mais Alix semblait être d' une opinion diamétralement opposée , et c' était pitié de voir M . de Béchameil perdre ses galanteries , ses madrigaux improvisés de mémoire , et surtout les merveilles de sa cuisine dont l' excellence est historique , auprès de la fière Bretonne . Il ne se décourageait pas cependant et redoublait chaque jour ses efforts incessamment inutiles . M . le marquis de Nointel était , en outre , comme nous l' avons pu dire déjà , intendant royal de l' impôt . Cette charge , qu' il ne faudrait en aucune façon comparer à la banque gouvernementale de nos receveurs généraux , nécessitait , en Bretagne surtout , une terrible dépense d' activité . La province , en effet , manquait à la fois d' argent et de bonne volonté pour acquitter les lourdes tailles qui pesaient depuis peu sur elle . En troisième lieu , -- et c' était , à coup sûr , l' emploi auquel il tenait le plus -- Béchameil avait la haute main sur toutes preuves nobles dans l' étendue de la province . Ce droit d' investigation était pour ainsi dire inhérent à la charge d' intendant , puisque les gentilshommes n' étaient pas sujets à l' impôt , et qu' ainsi , sous fausse couleur de noblesse , nombre de roturiers auraient pu se soustraire aux tailles . M . de Béchameil tenait ce droit à titre plus explicite encore . Il avait affermé en effet , moyennant une somme considérable payée annuellement à la couronne , la vérification des titres , actes et diplômes , et en vertu de ce contrat , il profitait seul des amendes prononcées sur son instance par le parlement breton à l' encontre de tout vilain qui prenait état de gentilhomme . En conséquence , il avait intérêt à trouver des usurpateurs en quantité . Aussi ne se faisait-il point faute de bouleverser les chartriers des familles et se montrait-il si âpre à la curée que les seigneurs ralliés au roi eux -mêmes avaient sa personne en fort mauvaise odeur . Mais on le craignait plus encore qu' on ne le détestait . Par le fait , en une province comme la Bretagne , pays de bonne foi et d' usage , où beaucoup de gentilshommes , forts de leur possession d' état immémoriale , n' avaient ni titres ni parchemins , le pouvoir de M . de Béchameil avait une portée terrible . Pauvre d' esprit , avide et étroit de cœur , rompu aux façons mondaines , n' ayant d' autre bienveillance que cette courtoisie tout extérieure qui vaut à ses adeptes le nom sans signification d' excellent homme , l' intendant de l' impôt était juste assez sot pour faire un impitoyable tyran . Une seule chose pouvait le fléchir : l' argent . Quiconque lui donnait de la main à la main le montant de l' amende et quelques milliers de livres en sus par forme d' épingles était sûr de n' être point inquiété , quelle que fût d' ailleurs la témérité de ses prétentions : pour dix mille écus , il eût laissé le titre de duc au rejeton d' un laquais . Mais quand on n' avait point d' argent , par contre , il fallait , pour sortir de ses griffes un droit bien irrécusable , et les Mémoires du temps ont relaté plusieurs exemples de gens de qualité réduits par lui à l' état de roture ; [ 3 ] On doit penser que M . de Vaunoy , lequel n' avait point par devers lui des papiers de famille fort en règle , avait tremblé d' abord devant un pareil homme . Les méchantes langues prétendaient qu' il avait commencé par financer de bonne grâce , ce qui était toujours un excellent moyen . Mais , dans la position de Vaunoy , cela ne suffisait pas . Substitué par une vente aux droits des Treml , dont il portait le nom et dont il avait pris jusqu' aux armes pour en écarteler son douteux écusson , il avait trop à craindre pour ne pas chercher tous les moyens de se concilier son juge . Un retrait de noblesse lui eût fait perdre à la fois ses titres , auxquels il tenait beaucoup , et ses biens auxquels il tenait davantage , car c' était son état de gentilhomme et sa parenté qui lui avaient donné qualité pour acheter le domaine de Treml . Heureusement pour lui , Béchameil fit les trois quarts du chemin . Ce gros homme se jeta pour ainsi dire dans ses bras , en ne faisant point mystère du grand désir qu' il avait d' obtenir la main d' Alix . C' était un coup de fortune , et Vaunoy en sut profiter . Béchameil et lui se lièrent , et , bien que l' intendant royal fût de fait le plus fort , il se laissa vite dominer par l' adresse supérieure de son nouvel ami . Il va sans dire que Béchameil reçut promesse formelle d' être l' époux d' Alix , ce qui n' empêcha point Vaunoy de favoriser sous main la très innocente intimité qui s' était établie à Rennes entre la jeune fille et Didier . Vaunoy avait sans doute ses raisons pour cela . Pendant le séjour de Didier à Rennes , Béchameil n' avait point été sans s' apercevoir des soins que le jeune protégé du comte de Toulouse rendait à Alix . Ceci nous explique la grimace du gros et galant financier à la vue de son jeune rival . Quant à Mlle Olive , si elle avait agité son éventail , c' est qu' il avait coûté cher et qu' elle en voulait montrer les peintures . Le repas est toujours l' acte le plus important de l' hospitalité bretonne . Au bout de quelques instants , maître Alain , le majordome , décoré de sa chaîne d' argent officielle et les yeux rouges encore de son somme bachique , ouvrit les deux battants de la porte pour annoncer le souper . – Demain nous parlerons d' affaires , dit gaiement M . de Vaunoy . Maintenant , à table ! – À table ! répéta Béchameil à qui ce mot rendit une partie de sa sérénité . Alix se leva , et , d' instinct , offrit sa main à Didier . Ce fut M . de Béchameil qui la prit . Le capitaine , à dessein ou faute de mieux , se contenta des doigts osseux de Mlle Olive . Nous ne raconterons point le souper , pressé que nous sommes d' arriver à des événements de plus haut intérêt . Nous dirons seulement que M . de Vaunoy , tout en portant à diverses reprises la santé de son jeune ami , le capitaine Didier , échangea plus d' un regard équivoque avec maître Alain , auquel même , vers la fin du repas , il donna un ordre à voix basse . Maître Alain transmit cet ordre à un valet de mine peu avenante que Vaunoy avait débauché l' année précédente à Mgr le gouverneur de la province , et qui avait nom Lapierre . Nous avons déjà fait mention de lui . Pendant cela , Béchameil faisait sa cour accoutumée . Alix ne l' écoutait point et tournait de temps en temps son regard triste et surpris vers le capitaine qui causait fort assidûment avec Mlle Olive . Celle -ci le trouvait fort bien élevé . Elle avait la même opinion de tous ceux qui voulaient bien l' écouter ou faire semblant . Après le repas , Hervé de Vaunoy conduisit lui -même le capitaine jusqu' à la porte de sa chambre à coucher et lui souhaita la bonne nuit . Jude était debout encore . Il arpentait la chambre à pas lents , plongé dans de profondes méditations . – Eh bien ! lui dit son maître , es -tu content de moi ! T' ai -je épargné les regards indiscrets ? – Monsieur , je vous remercie , répondit Jude . – As -tu appris quelque chose ? – Rien sur l' enfant , et c' est d' un triste augure ! Mais je sais que dame Goton Rehou , qui fut la nourrice du petit monsieur , est maintenant femme de charge au château . – Et elle donnera des nouvelles . – Je sais aussi que j' aurai de la peine à me cacher longtemps , car j' ai vu la figure d' un ennemi : Alain , l' ancien maître d' hôtel de Treml . – Je t' en offre autant , mon garçon ; j' ai aperçu le visage d' un drôle qui fut le valet de M . de Toulouse , gouverneur de Bretagne , mon noble protecteur , et que je soupçonne fort de n' avoir point été étranger à certaine alerte nocturne qui me valut l' an dernier un coup d' épée . Mais nous débrouillerons tout cela . En attendant , dormons ! – Dormez , répondit Jude . La capitaine se jeta sur son lit . Jude continua de veiller . Tout reposait au château , ou du moins c' était l' heure propice . Le capitaine Didier dormait , rêvant peut-être de l' humble fille de la forêt qui avait ranimé en lui les souvenirs de l' adolescence , le premier , le plus pur battement de son cœur . Nous ne saurions dire pourtant qu' il eut revu sans émotion aucune cette belle Alix de Vaunoy qui avait autrefois accepté sa recherche , mais notre Didier était un loyal enfant et il n' avait qu' une foi . Béchameil dégustait en songe un blanc-manger . Mademoiselle Olive bâtissait un superbe château en Espagne où elle se voyait la dame d' un gentil officier de Sa Majesté le roi Louis XV , à qui la fée protectrice des vieilles demoiselles l' avait unie en légitime mariage . Parmi ceux qui veillaient , nous citerons Jude d' abord ; le bon écuyer arpentait sa chambre et demandait à son honnête cervelle un moyen de retrouver le fils de Treml . Alix , de son côté , cherchait en vain le sommeil et combattait la fièvre , car elle avait souffert ce soir . Elle ne voulait point interroger son cœur et son cœur parlait en dépit d' elle : elle se souvenait . Elle avait cru autrefois qu' on la payait de retour . Jusqu' alors elle n' avait vu d' autre obstacle entre elle et le bonheur que son devoir ou la volonté de son père . Maintenant , c' était un abîme qui s' ouvrait devant elle : Didier l' avait oubliée . Enfin , dans l' appartement privé de M . de Vaunoy , dont la double porte était fermée avec soin , trois hommes étaient réunis et tenaient conseil . C' étaient M . de Vaunoy lui -même , Alain , son maître d' hôtel , et le valet Lapierre . Alain était maintenant un vieillard . Sa rude physionomie , sur laquelle l' ivresse de chaque jour avait laissé d' ignobles traces , n' avait d' autre expression qu' une dureté stupide et impitoyable . Lapierre pouvait avoir de quarante-cinq à cinquante ans . Son visage ne portait point le caractère breton . Il était en effet originaire de la partie méridionale de l' Anjou . Jusqu' à l' âge de vingt-cinq ans , il avait exercé , çà et là , la respectable et triple profession de marchand de vulnéraire , avaleur de sabres et sauteur de cordes . À cette époque , il parvint à entrer comme valet de pied dans la maison de Mgr de Toulouse , qui n' était point encore gouverneur de Bretagne . Lapierre avait alors avec lui un jeune enfant qui n' était point son fils et dont il se servait pour attirer le public à ses parades . L' enfant était beau ; le comte de Toulouse le prit en affection et en fit son page ; puis , au bout de quelques années , le mit au nombre des gentilshommes de sa maison . Lapierre , resté valet , conçut une véritable rancune contre l' enfant autrefois son esclave et maintenant son supérieur . Lors du séjour à Rennes du prince gouverneur de Bretagne , il se présenta chez Vaunoy et lui demanda un entretien particulier . Cette conférence fut longue et Vaunoy changea plus d' une fois de couleur aux paroles de l' ancien saltimbanque . Lapierre , avant de sortir , reçut une bourse bien garnie , et , peu de jours après , Vaunoy le prit à son service . À dater de ce moment , le nouveau maître de La Tremlays commença à faire un grand accueil au jeune page Didier , ce qui donna de furieux accès de jalousie à Antinoüs de Béchameil , marquis de Nointel . Ce fut peu de semaines après que Didier fut traîtreusement attaqué de nuit dans les rues de Rennes . Il était plus de minuit . Hervé de Vaunoy allait et venait avec agitation , tandis que ses deux serviteurs se tenaient commodément assis auprès du foyer . Lapierre se balançait , en équilibre sur l' un des pieds de sa chaise , avec une adresse qui se ressentait de son métier ; maître Alain caressait sous sa jaquette le ventre aimé de certaine bouteille de fer-blanc , large , carrée , toujours pleine d' eau-de-vie , à laquelle il guettait l' occasion de dire deux mots , et semblait combattre le sommeil . – Saint-Dieu ! Saint-Dieu ! Saint-Dieu ! s' écria par trois fois M . de Vaunoy qui frappa violemment du pied et s' arrêta juste en face de ses acolytes . Maître Alain sauta comme on fait quand on s' éveille en sursaut . Lapierre ne perdit pas l' équilibre . – Vous étiez trois contre un ! reprit Vaunoy dont la colère allait croissant ; c' était la nuit : trois bonnes rapières , la nuit , contre une épée de bal ! et vous l' avez manqué ! – J' aurais voulu vous y voir ! murmura pesamment Alain ; le jeune drôle se débattait comme un diable . Je veux mourir si je ne sentis pas dix fois le vent de son arme sous ma moustache . D' ailleurs c' est une vieille histoire ! – Moi , je sentis son arme de plus près , dit Lapierre qui écarta le col de sa chemise pour montrer une cicatrice triangulaire ; et Joachim , notre pauvre compagnon , la sentit mieux que moi encore , car il resta sur la place . Je prie Dieu qu' il ait son âme . – Ainsi soit-il ! grommela maître Alain . – Je prie le diable qu' il prenne la vôtre ! s' écria Vaunoy . Tu as eu peur , maître Alain et toi , Lapierre , méchant bateleur , tu t' es enfui avec ton égratignure ! – Il aurait fallu faire comme Joachim , n' est -ce pas ? demanda le maître d' hôtel avec un commencement d' aigreur ; oui , je sais bien que vous nous aimeriez mieux morts que vivants , notre monsieur ... – Tais -toi ! interrompit Hervé qui haussa les épaules . Alain obéit de mauvaise grâce , et M . de Vaunoy reprit sa promenade enragée , frappant du pied , serrant les poings et murmurant sur tous les tons son juron favori . Les deux valets échangèrent un regard . – Ça va lui coûter deux louis d' or , dit tout bas Lapierre . Maître Alain saisit ce moment pour avaler une rasade , en faisant un signe de tête affirmatif , et tous deux se prirent à sourire sournoisement comme des gens sûrs de leur fait . Au bout de quelques minutes , Vaunoy s' arrêta en effet subitement et mit la main à sa poche . – Saint-Dieu ! dit-il en reprenant son patelin sourire , je crois que je me suis fâché , mes dignes amis . La colère est un péché ; j' en veux faire pénitence , et voici pour boire à ma santé , mes enfants . Il tira deux louis de sa bourse . Les deux valets prirent et la paix fut faite . – Raisonnons maintenant , poursuivit Vaunoy . Comment sortir d' embarras ? – Quand j' étais médecin ambulant , répondit Lapierre , et qu' une dose de mon élixir ne suffisait pas , j' en donnais une seconde . – C' est cela ! s' écria le majordome à qui la bouteille carrée donnait de l' éloquence ; il faut doubler la dose : nous étions trois : nous nous mettrons six . – Et cette fois je réponds de la cure , ajouta l' ex-bateleur . Vaunoy secoua la tête . – Impossible , dit-il . – Pourquoi cela ? – Parce qu' il se méfie . D' ailleurs les temps sont changés . Autrefois , c' était un jeune fou , courant les aventures , et sa mort n' eût point excité de soupçon . Je n' étais pas chargé de la police des rues de Rennes . Maintenant , c' est un officier du roi ; il est mon hôte pour le bien de l' État . Son séjour à La Tremlays a quelque chose d' officiel : la sainte hospitalité , mes enfants , défend formellement de tuer un hôte ... à moins qu' on ne le puisse faire en toute sécurité . Alain et Lapierre firent à cette bonne plaisanterie un accueil très flatteur . – Il faut trouver autre chose , continua M . de Vaunoy . Maître Alain se creusa la cervelle ; Lapierre fit semblant de chercher . – Eh bien ? demanda Hervé au bout de quelques minutes . – Je ne trouve rien , dit le majordome . – Rien , répéta Lapierre ; si ce n' est peut-être ... mais le poison ne vous sourit pas plus que le poignard , sans doute ? – Encore moins , mon enfant , Saint-Dieu ! c' est une malheureuse affaire . D' un jour à l' autre , le hasard peut lui révéler ce qu' il ne faut point qu' il sache . Et qui me dit d' ailleurs qu' il ne sait rien ? Quelle chambre lui a-t -on donnée ? – La chambre de la nourrice , répondit Alain . Vous l' avez conduit jusqu' à la porte . Vaunoy devint pâle . – La chambre de la nourrice , répéta-t-il en frémissant ; la chambre où était autrefois le berceau ! et je n' ai pas pris garde ! – Bah ! fit Lapierre , une chambre ressemble à une autre chambre ... Après si longtemps ! – C' est évident , appuya le majordome qui dormait aux trois quarts . Ceci ne parut point rassurer M . de Vaunoy qui reprit avec inquiétude : – Et ce valet malade ? Il semblait avoir intérêt à se cacher . Quel homme est -ce ? – Quant à cela , repartit Lapierre , c' est plus que je ne saurais dire . Il tenait son manteau sur ses yeux , et je n' ai même pu voir le bout de son nez . – C' est étrange ! murmura Vaunoy porté comme toutes les âmes bourrelées à voir l' événement le plus ordinaire sous un menaçant aspect ; je n' aime pas cette affectation de mystère . Je voudrais savoir quel est cet homme ; je voudrais ... – Demain il fera jour , interrompit philosophiquement l' ancien saltimbanque . – Cette nuit ! tout de suite ! s' écria Vaunoy d' une voix brève et comme égarée . Quelque chose me dit que la présence de cet homme est un malheur ! Suivez -moi ! Lapierre fut tenté de répondre que , selon toute apparence , le capitaine et son valet dormaient tous deux à cette heure avancée de la nuit ; mais Vaunoy avait parlé d' un ton qui n' admettait pas de réplique . Les deux serviteurs se levèrent . Vaunoy ouvrit sans bruit la porte de son appartement , et tous trois s' engagèrent dans le corridor qui régnait d' une aile à l' autre . Après avoir fait quelques pas , Hervé s' arrêta et pressa fortement le bras de son majordome . – Ils ne dorment pas , dit-il à voix basse en montrant un petit point lumineux qui brillait dans l' ombre à l' autre bout du corridor . C' était en effet de la chambre occupée par le capitaine que partait cette lueur . – Que peuvent -ils faire à cette heure ? reprit Vaunoy ; s' ils s' entretiennent , nous écouterons . Quelque mot viendra bien éteindre ou légitimer ma frayeur . Et si j' ai raison de craindre , s' il sait tout ou seulement s' il soupçonne , Saint-Dieu ! sa mission ne le sauvera pas ! Ils continuèrent de se glisser le long des murailles . Le majordome , qui s' était complètement éveillé , marchait le premier . En arrivant auprès de la porte du capitaine , il colla son œil à la serrure . Jude était agenouillé au chevet de son lit et priait , la tête entre ses deux mains . Maître Alain ne pouvait voir son visage .