— C' est bien vous ? — C' est bien moi . — Êtes -vous à Paris , homme errant , heureux David ? — Je suis à Paris depuis quatre jours , mon cher Dragonneau . Un jeune homme fort élégant d' aspect , mais très français d' accent et d' allure , avait le premier jeté son exclamation étonnée en apercevant un jeune gommeux de la plus belle eau , très étranger d' allure et d' accent . Celui -ci lui répondait du haut d' un phaéton qui s' était enchevêtré au milieu d' un groupe compact de voitures de tous les genres , arrêtées place Vendôme , en face du ministère de la justice . — Allez m' attendre au coin de la rue Castiglione , dit le jeune étranger au domestique en livrée qui était assis au-dessous de lui . Et , sautant lestement à terre , il vint serrer la main au passant . — D' où venez -vous , Louzéma ? — De Vienne . — Et comment trouvez -vous Paris , maintenant ? Le jeune homme au teint mat , au nez aquilin , au front fuyant , posa ses doigts sur ses lèvres épaisses et rouges : — Exquis , dit-il . Et il ajouta : — Où allez -vous , Dragonneau ? Son interlocuteur leva la main vers le cintre de la porte cochère la plus voisine . — Au ministère de la justice ? dit David qui avait suivi le mouvement de sa main . — Non , hélas ! Lisez plus bas . — Vente de charité au profit ... — C' est cela , mon cher , ce n' est que trop cela . — Savez -vous ce que c' est qu' une vente de charité ? — À peu près . C' est une sorte de kermesse où les femmes de votre connaissance tiennent boutiques de cigares , de bouquets et de bibelots . — Vous paraissez pressé ? Je vous accompagne à cette vente , si vous le voulez ? — Avec plaisir . Je vous avertis seulement que ces sortes d' exhibitions commerciales sont un véritable guet-apens . Et tout en se dirigeant avec son compagnon vers le ministère de la justice , il continua : — Si je n' avais des motifs particuliers de ne pas déplaire à la femme de mon chef hiérarchique , chez laquelle je dîne quelquefois et qui m' a envoyé une carte , je ne mettrais pas les pieds à cette vente . Le jeune étranger fit un geste d' insouciance . — Pour moi , dit-il , je donnerai avec plaisir quelques pièces d' or pour les sourires de ces jolies actrices , qui , en véritables sirènes , nous ... Tout en causant , ils avaient traversé une cour étroite , monté un perron de quelques marches et pénétré sous un vestibule grandiose . Ce fut là que retentirent les paroles évidemment malsonnantes de David , car son compagnon jeta autour de lui un coup d' œil rapide , puis se rapprochant de lui : — Mon cher , ce ne sont point des actrices que vous allez trouver , dit-il à voix basse ; nous sommes ici sur un autre terrain ; ne l' oubliez pas . — Ah ! j' ai toujours entendu dire qu' à Paris elles se fourrent partout . — Non , non , répondit non sans embarras le jeune Français qui appartenait évidemment au monde qui se respecte . Ce sont encore les femmes honnêtes qui ont le monopole de la charité . Et il ajouta plus bas : — On leur laisse cet ennui -là . Sur cette parole il monta le majestueux escalier , et sur l' indication d' un homme en livrée , au service du ministre républicain du moment , il passa en se découvrant dans un premier salon qui avait été transformé en buffet . Dans ce buffet qui n' est pas la partie la moins fructueuse en vente de charité , aucune des élégantes vendeuses ne les saisit au passage . Généralement ces dames laissent entrer . C' est à la sortie qu' une main blanche se place d' un air engageant sur la poignée du récipient d' argent qui contient le punch ou le chocolat , c' est alors que circulent les assiettes dorées , couvertes de gâteaux délicats , qu' on peut dire sans prix . Les jeunes gens traversèrent les salons , prenant ici un billet de loterie , là une fleur offerte par une gracieuse enfant encore trébuchante . Mais nulle demande indiscrète ne se produisit . On a beaucoup calomnié les ventes de charité . Elles n' ont été vraiment redoutables pour les bourses qu' à l' aurore de leur invention . Leurs beaux jours sont passés , on n' est plus tenu d' y commettre des extravagances de générosité et les hommes ne doivent plus craindre de s' y fourvoyer . L' ami de David ne fut aucunement dévalisé , et en arrivant tout au fond du dernier salon , où une comtesse polonaise aux grands yeux tenait boutique de bibelots précieux , il n' avait pas dépensé vingt francs . Vis-à-vis de ce comptoir , une jeune femme de race royale vendait aussi , mais tout à fait en princesse . Assise au fond du comptoir , elle promenait avec une certaine indifférence ses yeux bleus au regard profond sur la foule qui s' amassait volontiers devant sa royale boutique , et laissait à ses demoiselles de magasin le soin de servir les aeheteurs . Pendant que M . Dragonneau cherchait dans les élégants bibelots de la belle comtesse polonaise l' objet qui pouvait lui convenir , David examinait les tableaux accrochés aux boiseries et souriait du contraste que présentaient les austères figures des grands magistrats français avec les visages féminins qui pullulaient dans leurs environs . Tout à coup ses yeux s' abaissèrent machinalement et sa physionomie devint attentive . Ses yeux perçants avaient rencontré une grande jeune fille aux cheveux châtains , qui passait en vendant des roses qui n' étaient ni plus satinées ni plus fraîches que ses joues . Le jeune étranger fit même quelques pas en avant pour la suivre , puis il se ravisa et rejoignit M . Dragonneau , qui , se décidant enfin , achetait quarante francs un porte-cigares qui en valait dix , mais avec lequel il emportait le plus charmant des sourires . — Où allez -vous ? lui demanda David en lui saisissant le bras , nous n' avons rien à voir de ce côté . Pilotez -moi un peu par ce grand salon où vient de s' égarer une marchande de roses et de violettes , que je désire revoir . L' ami se laissa faire et les deux jeunes gens parcoururent le second salon , qui était fort encombré en ce moment . — Eh bien , la découvrez -vous ? demanda monsieur Dragonneau . — Non ; mais aussi quelle cohue ! — Ah ! la voilà . Regardez là-bas , dans ce comptoir de l' angle où vous apercevez cette dame aussi frisée que maigre . — La marquise de Valroux . — Peut-être . Dites -moi , connaissez -vous la jeune fille que je vous indique ? — Je ne vois à ce comptoir que mademoiselle Bellinard , la baronne de Lichtnel ... — Je vous dis que c' est une jeune fille . Regardez un peu à gauche , elle se tient debout contre une panoplie . Elle a une robe montante gris-bleu , des cheveux châtains magnifiques . Elle se dégage . Enfin , voyons , mon cher , elle se détache assez sur ce fond de dames plus ou moins laides . — Ah ! j' y suis , elle porte en sautoir une corbeille de violettes et de roses . — Précisément . Son nom ? — Mademoiselle de la Rochefaucon . — Ah ! connaissez -vous son prénom ? — Quelque chose comme ... Voyons , on l' a souvent prononcé devant moi . Roberte , Alberte ... — Alberte , interrompit David , c' est cela . Et il ajouta en souriant : — La petite duchesse ( 1 ) . — Elle n' est point duchesse du tout , mon cher David . — Si , comme je l' entends , d' après un souvenir déjà lointain . Dites -moi , la connaissez -vous quelque peu ? Lui avez -vous été présenté ? — Je la connais par Roger de Châteaugrand et par son beau-frère Médéric de Valroux . — Approchez alors . Que je la voie de près . — Mon cher , un instant . Sa sœur la marquise de Valroux va nous dévaliser , je vous en avertis . C' est vers un guêpier que vous me conduisez . — Allez toujours , répondit David avec son geste insouciant , vous avez acheté à votre chef hiérarchique et à cette ravissante Polonaise aux grands yeux . C' est à mon tour . Et il entraîna le jeune Parisien , qui portait machinalement la main à la poche de son gilet en se dirigeant vers le large comptoir tenu par de gracieuses petites femmes , qui déployaient d' autant plus d' activité dans leur commerce qu' elles n' avaient jamais su ni de près ni de loin ce que c' est que le commerce . L' une d' elles , la petite femme maigre et frisée que monsieur Dragonneau avait désignée sous le nom de la marquise de Valroux , l' aperçut et s' élança vers l' angle du comptoir qu' il allait dépasser . — C' est bien aimable à vous , monsieur , de ne pas nous oublier , dit-elle . Médéric m' avait prédit que vous ne nous oublieriez pas . Il m' a dit ce matin : Soyez sûre que vous aurez la visite de mon ami Dragonneau . Que voulez -vous ? Un porte-allumettes , un encrier , un porte-montre , un polichinelle , une théière , un porte-monnaie , une badine , des denrées coloniales ? Et elle se mit à rire de sa propre énumération . M . Dragonneau se tourna vers son compagnon . — David , que choisissez -vous ? dit-il , non sans une pointe de malice . — Madame , dit David en s' inclinant profondément , je m' étonne de ne pas voir de fleurs à votre étalage . — Des fleurs , mais nous en avons . Mademoiselle Bellinard , passez donc vos bouquets . Et mademoiselle Bellinard , une très belle personne sérieuse , fit passer une grande corbeille pleine de fleurs ravissantes , en disant : — Elles sont l' œuvre des jeunes apprenties , monsieur . — Oui , oui , et c' est une double bienfaisance de les acheter , reprit avec volubilité la marquise de Valroux . Acheter cela , monsieur , c' est entrer dans le vif de l' œuvre , qui est si belle , si touchante . S' arrêtant court , madame de Valroux , qui n' avait jamais mis le pied dans un atelier , ajouta en souriant : — Mademoiselle Bellinard , vous qui la connaissez si bien , vous qui êtes si dévouée à tout cela , venez donc un peu intéresser ces messieurs . Vous savez que c' est vous qui avez fanatisé ma sœur , qui nous fanatisez toutes avec vos idées sublimes sur cette œuvre que j' avoue ne pas connaître à fond . Venez décider ces messieurs à acheter nos fleurs . — Votre gracieuseté suffit , madame , répondit galamment David . Il prit entre ses doigts un brin de bruyère blanche , et de l' autre main déposa dans la main de la marquise de Valroux un billet de cent francs . — De la monnaie , vite , demanda la marquise en mettant sens dessus dessous une boîte qui contenait des pièces blanches ; je n' ai guère qu' une vingtaine de francs à rendre à monsieur . — Vous n' avez rien à me rendre , madame , cette fleur est charmante , charmante comme la main qui me l' a donnée . Je regrette seulement qu' il vous manque . Il promena ses yeux autour du comptoir . — Quoi , monsieur ? demanda la marquise qui agitait machinalement par un petit geste de triomphe le billet bleu . — Que vous ne vendiez pas de fleurs naturelles ; je les adore . — Mais nous en avons , monsieur , nous en avons . Mesdames , où est Alberte ? Cherchez Alberte . Où est-elle ? qu' est-elle devenue ? Elle manque sans cesse la vente . — Elle était là il n' y a qu' un instant . — Monsieur , si vous voulez bien attendre une minute , ma sœur va vous offrir les fleurs que nous avons fait venir de Nice . Mais c' est surtout en hiver qu' il doit y avoir des fleurs naturelles aux ventes de charité . Mesdames , allez donc chercher Alberte , je ne connais pas de vendeuse plus négligente . Plusieurs dames s' élancèrent à la recherche de la vendeuse de roses et elle reparut bientôt entourée de jupes traînantes qui ne faisaient qu' entraver sa marche . Mademoiselle Alberte de la Rochefaucon était une très jolie femme de vingt ans , qui alliait en sa personne , dans la plus harmonieuse mesure , l' élégance aristocratique moderne et la robuste vitalité de ces grandes races militaires qui n' avaient jamais consenti à s' énerver dans les cours , mais chez lesquelles la vie active des camps entretenait la force et la richesse du sang . La pose un peu fière , quoique naturelle , de sa tête ornée d' une opulente chevelure aux reflets châtain clair , lui donnait , de loin surtout , une dignité fort différente de la hauteur et encore plus de l' impertinence . De près son délicieux sourire et la douceur de son regard la rendaient extrêmement séduisante . Le regard ! C' est bien là qu' il faut chercher le degré de puissance donné par l' intelligence et par l' amour . Aussi quand en ces mystérieux flambeaux des yeux , qui paraissent avoir été allumés par le feu du ciel , l' esprit et le cœur semblent se fondre en une flamme unique , la beauté captive souverainement et la laideur elle -même se transfigure . Avant d' arriver au comptoir , Alberte ayant été instruite de ce qu' on attendait d' elle se dirigea droit vers les deux jeunes gens et leur tendit gracieusement sa corbeille de fleurs . David , tout en dardant sur elle son regard perçant , se mit à fourrager au hasard dans les violettes et dans les roses . — Ces fleurs ont un parfum vraiment délicieux , dit-il . Sous quel soleil ont -elles éclos , mademoiselle ? — Sous le soleil de Nice , monsieur ; nous les faisons venir directement de Nice . Celles -là sont d' hier , celles -ci sont arrivées ce matin . En entendant cette voix perlée et profonde , David eut un sourire qui eût pu paraître singulier . à la jeune fille , si elle n' avait eu les yeux baissés sur ses fleurs . Le souvenir qui guidait évidemment le jeune homme dans sa curieuse recherche sortait tout à coup des régions du vague pour entrer dans la pleine réalité . Il avait connu naguère mademoiselle de la Rochefaucon , c' était certain ; néanmoins , il ne la reconnaissait qu' en rassemblant un à un les éléments épars en sa mémoire ; mais elle avait parlé , et au son magique de cette voix exquise , ce qui lui restait de doutes s' était subitement évanoui . Il y a des voix qu' il suffit d' entendre une fois pour se les rappeler toujours . — Les fleurs de Cannes sont belles aussi , dit-il en prenant une rose que lui tendait Alberte , et en arrêtant sur elle le regard scrutateur de ses yeux noirs . — Très belles , répondit-elle simplement . — Je connais les fleurs de Cannes . — Et moi aussi , monsieur , permettez -moi de vous dire que celles de Nice ne leur cèdent en rien ni comme éclat ni comme parfum . Et elle détacha d' une botte superbe une violette que David s' empressa de joindre à la rose qu' il tenait entre ses doigts . Puis il passa les deux fleurs à sa boutonnière , et , laissant tomber dans la corbeille d' Alberte un billet de cinq cents francs , il s' inclina profondément et s' éloigna . — Cinq cents francs , deux fleurs ! dit la marquise de Valroux en prenant le billet au fond de la corbeille de sa sœur ; mesdames , nous pouvons constater que l' espèce des nababs n' est pas disparue . — Certes , ce monsieur est de la famille , c' est clair , fit une grosse dame que cette riche aubaine rendait jalouse , il est jaune et laid comme un Oriental . La marquise de Valroux protesta vivement . Elle trouvait son acheteur très beau , le type un peu juif ; mais cela était fort bien porté . Mademoiselle Bellinard , qui écoutait en souriant tout ce qu' elles débitèrent là-dessus , termina le différend en disant à Alberte qui passait le billet à la caissière : — Alberte , quoi qu' il en soit , vous relevez nos affaires . Est -ce que ce généreux jeune homme vous connaît ? Est -ce que vous l' avez rencontré dans le monde ? — Non , mademoiselle , je dois le rencontrer pour la première fois , et cependant , je ne jurerais pas que je ne l' ai jamais vu . Tandis que ces commentaires allaient leur train , David et M . Dragonneau traversaient rapidement les derniers salons . Dans le vestibule où se tenaient les livrées , le jeune Parisien en se couvrant dit à David : — Mon cher , vous voilà pour quelques jours une sorte de héros aux yeux de la marquise de Valroux . Mais votre générosité me stupéfie ! Quel est donc ce mystère ? et faut-il vous compter au nombre des rivaux de Roger de Châteaugrand ? — Plaît-il ? fit David on s' arrêtant sur la première marche de l' escalier ; qui est ce monsieur ? — Un prétendant attitré à la main de mademoiselle de la Rochefaucon . . — Châteaugrand ! murmura David , encore un nom surgissant du passé . Il descendit quelques marches , et prenant familièrement le bras de M . Dragonneau pour sortir du vestibule , il ajouta : — Mon cher , si vous supposez un mystère , quel qu' il soit , vous manquez de flair . C' est l' histoire la plus innocente du monde . Surtout n' allez pas la raconter et que je ne la voie pas imprimée demain . « Voici le fait : Enfant , j' ai passé toute une saison à Cannes avec ma sœur Luna . « La villa de mon oncle touchait à celle de la duchesse de la Rochefaucon et nous voisinions avec sa petite nièce Alberte , une échappée du collège ... non ... du couvent . « De ces liaisons d' enfance , il ne reste rien ou presque rien pour nous autres étrangers qui avons des connaissances dans le monde entier . Mais celle -ci avait une saveur toute particulière et avait fait époque dans notre vie . Ma sœur avait même imaginé de se faire élever au couvent du Sacré-Cœur , pour l' amour de celle que l' on avait surnommée la petite duchesse . « Seulement , au bout d' un an , elle en avait assez . « Et vraiment j' avais absolument oublié la petite duchesse . « Luna , qui n' aime guère les cellules et qui n' était restée qu' une année à ce couvent de Paris , n' a pas été plus fidèle que moi à son souvenir . Il était si bien effacé , qu' en revenant de l' Exposition , il y a deux ans , son nom n' a pas même été prononcé entre nous . « Mais cette jeune fille m' a regardé par hasard en passant , et le souvenir d' Alberte de la Rochefaucon m' est aussitôt revenu . « Vous avez vu comment j' ai refait connaissance . Il me fallait l' entendre parler , car sa voix d' enfant ne ressemblait déjà à aucune autre . — Ses quelques paroles ont été d' or , mon cher , elles vous ont coûté cinq cents francs . — Peuh ! dit David , qu' est -ce que cela ? D' ailleurs je vous avouerai que j' admire beaucoup les femmes françaises qui s' occupent de charité . Elles commencent ces choses alors qu' elles sont spirituelles , recherchées , jeunes et charmantes , quand nos femmes à nous ne sont occupées que de toilette et de plaisirs . « Les religions me sont aussi indifférentes les unes que les autres ; mais il y aurait de l' enfantillage à nier que la religion catholique est une école de dévouement et d' abnégation tout à fait supérieure . — Il y en a qui , de ce fait très remarquable , déduisent logiquement qu' elle est la seule vraie , puisque la charité consiste plus encore dans les œuvres que dans la foi . David répondit par son geste ennuyé et dit : — Mon cher , ne soulevez pas ces questions gênantes et dites -moi où et quand je vous retrouverai . — Je suis chez moi , rue Saint-Dominique , 112 , tous les jours de midi à une heure , après mon déjeuner . — Et moi , à l' hôtel Continental . Impossible de vous dire le jour et l' heure ; mais j' irai vous voir . Sur ces paroles , les deux jeunes gens se serrèrent la main . Léon Dragonneau , qui connaissait la mobilité des relations avec les étrangers , remonta la place Vendôme en se disant in petto qu' il n' était pas prêt à revoir David , et David descendit la rue Castiglione jusqu' à l' hôtel Continental . Dans la cour , il parut hésiter ; mais ses yeux s' étant arrêtés sur les portes vitrées qui lui faisaient face , il distingua un groupe de femmes qui entraient dans les salons mauresques et il prit cette direction . Son entrée fit sourire un groupe de jeunes filles qui feuilletaient d' un air désœuvré les gigantesques albums posés sur la table du milieu , et l' une d' elles , une charmante fille à la taille souple , aux cheveux d' ébène , aux yeux singulièrement fendus , mais superbes , à la bouche de corail rouge , se détacha du groupe et vint à lui , la main tendue , le sourire aux lèvres : — David , tu dînes donc avec nous ? — Si tu veux , Luna , répondit David en distribuant des poignées de main aux dames présentes et en saluant de loin deux mères assises dans des fauteuils . — Oh ! David , que tu es gentil ! Et trois ou quatre petites filles aux fourreaux de velours et aux cheveux de soie , qui avaient suivi Luna , ajoutèrent : — Oh ! monsieur David , que vous êtes gentil ! Puis toutes , sur un signe des mères qui s' étaient levées la montre à la main , se dirigèrent vers la salle à manger , suivies par de graves gentlemen qui avaient rejoint David et qui lui parlaient en anglais . — Un couvert de plus , commanda une des mères en s' asseyant à une table ronde qui leur était évidemment gardée . — Madame , vous oubliez que je fais toujours mettre un couvert pour David auprès du mien , remarqua Luna avec son radieux sourire . Et elle appuya le doigt sur le rouleau de vermeil qui enserrait une serviette blanche placée sur l' assiette voisine . David la remercia du regard , et la petite colonie commença à dîner . Après la bisque d' écrevisses , arriva le champagne , que tous ces étrangers , hommes et femmes , buvaient à pleines coupes dès le commencement du repas , et David saisit un moment où l' on s' occupait d' une petite fille qui ne mangeait pas , pour dire à sa sœur : — Devine , Luna , qui je viens de rencontrer à Paris . — Je ne sais pas deviner les énigmes , répondit Luna . Et elle ajouta en se tournant vers sa voisine : — Carmen , questionnez David , s' il vous plaît . La jeune Cubaine à laquelle elle s' adressait était fort laide , mais d' une physionomie très intelligente . — Est -ce un homme , monsieur David ? demanda-t-elle . — Non , mademoiselle . — Est -ce une jeune fille ? — Oui . — De quel pays ? ... Anglaise ? — Non . — Américaine ? — Non . — Algérienne ? — Non . — Espagnole ? — Non . — Parisienne ? — Oui et non . — Française , en tout cas ? — Oui . — Luna , continuez , dit-elle , je ne connais pas toutes les Françaises que vous connaissez . — Mais si , Carmen , mais si . Vous étiez avec nous quand nous sommes venus visiter l' Exposition universelle . David , dis-nous bien vite le nom de cette inconnue . — Devinez . — Est -ce une personne aimée ? redemanda Carmen . — C' est une personne très aimée . Luna , d' étonnement , laissa tomber sur son assiette l' aile de perdreau qu' elle tenait au bout de sa fourchette . — Alors , s' écria-t-elle , elle doit nous être très connue . Voyons , qui est -ce ? — Devinez . — Est-elle blonde ? reprit Carmen . — À peu près . — Est-elle grande ? — Oui . — Jolie ? — Très jolie . — Belle ? — Oui et non . — De quelle couleur sont ses yeux ? — Bleu de mer . — Porte-t-elle un nom connu ? — Son nom n' est pas vulgaire . — Quel est son petit nom ? — Ah ! vous brûlez , Carmen , je le vois bien à l' air de mon frère , s' écria Luna ; réponds vite , David . — Elle s' appelle Alberte . — Je n' en ai jamais connu , dit Carmen , en regardant Luna . Les yeux de velours de Luna s' étaient involontairement baissés . Tout à coup elle regarda son frère et s' écria : — Alberte de la Rochefaucon , la petite duchesse ? David inclina la tête en signe d' assentiment . — Oh ! je veux la revoir , s' écria ardemment Luna . Où , comment , quand l' as -tu vue ? David raconta sa visite à la vente . Sa sœur trépignait d' impatience en l' écoutant . — Et tu ne lui as pas parlé de moi , s' écria-t-elle quand il finit , tu ne t' es pas fait reconnaître ? — Ce n' était ni le lieu ni le moment . — Oh ! moi je l' aurais fait , dit Luna . Où est cette vente ? Je veux y aller . — Elle est finie , Luna , il faut chercher un autre moyen de te retrouver avec mademoiselle de la Rochefaucon . — Lequel , David ? Lequel , Carmen ? Mais à quoi bon chercher tant de détours : je me présenterai tout simplement chez elle . — Et moi , qui ne puis agir avec cette simplicité , comment ferai -je , ma sœur ? — Je lui dirai : David grille d' envie de causer avec vous du passé , permettez -lui de m' accompagner . — Tu oublies qu' il s' agit d' une Française de l' aristocratie , très vertueuse et très haute . — Cherchons un autre moyen . Dans notre colonie , il y aura bien quelqu'un qui connaîtra une de ses parentes ou une de ses intimes . Carmen tira un carnet d' ivoire de sa poche et préparant un mignon crayon de vermeil : — Je m' en charge , dit-elle , dictez -moi les noms , monsieur David . David dicta quelques noms : celui d' Alberte , celui de sa sœur , celui des autres vendeuses . — C' est bien , dit la jeune Américaine en serrant son calepin , avant deux jours j' aurai bien découvert quelqu'un de la connaissance de cette jeune fille . On était arrivé au dessert et la conversation s' engageant en espagnol devint à peu près générale , jusqu' au moment où tout le monde se leva de table . -- Viens , allons à l' Opéra , on donne Faust ; viens -tu , David ? demanda Luna . David répondit qu' il était engagé et que d' ailleurs il préférait la musique d' Offenbach à celle de Gounod , et il s' éclipsa avec un jeune homme proche parent de Carmen qui venait le chercher , laissant ces dames préparer leur toilette de théâtre . Le lendemain de ce jour , une voiture de place s' arrêtait devant un antique hôtel de la rue de Lille . Un jeune officier de dragons en descendit le premier , et offrit la main à une femme aux cheveux blancs , dont les traits délicats avaient une telle affinité avec ses beaux traits , que le premier passant venu eût deviné que cette femme était sa mère . Ils se dirigèrent vers la porte d' entrée située au fond de la cour , et le jeune homme , qui avait inspecté les hautes fenêtres d' un regard attentif , donna un coup de sonnette retentissant . — Madame la marquise de Valroux ? demanda-t-il au domestique qui se présenta . — Madame est sortie . — Mademoiselle de la Rochefaucon ? — Mademoiselle est sortie avec madame . Le jeune officier se détourna d' un air très désappointé vers sa mère . — Monsieur le marquis de Valroux ? demanda celle -ci à son tour . — Sorti aussi . — Roger , as -tu ta carte ? demanda-t-elle en descendant les marches du perron . Il se pencha vers elle . — Si nous entrions pour attendre ? Elle hocha la tête . — Non , dit-elle , ce domestique nous est inconnu , Madeleine a encore changé ses gens ; nous reviendrons , mon fils . Ne manque pas d' ajouter mon nom et mon adresse sur ta carte ; Alberte s' arrangera pour venir me trouver . Il obéit , traça quelques mots au crayon sur une carte , la tendit au domestique et descendit lentement , comme à regret le large perron . Le domestique referma la porte et monta l' escalier , la carte à la main . Comme il arrivait sur le palier , un pas léger et un frôlement de robe se firent entendre , et Alberte de la Rochefaucon le traversa . — John , qui sont ces visiteurs ? demanda-t-elle d' une voix légèrement émue . John lui tendit la carte . Alberte lut à demi-voix : ROGER DE CHÂTEAUGRAND Lieutenant de dragons , et sa mère descendue à l' hôtel du Louvre . — Je m' en doutais , reprit la jeune fille ; quelque chose me disait que cette dame , que je n' ai fait qu' entrevoir , lorsqu' elle traversait la cour , était ma tante de Châteaugrand . Pourquoi ne les avez -vous pas reçus ? — Par ordre de madame la marquise . — Madame de Châteaugrand ne m' a donc pas demandée ? — Pardon ; mais madame la marquise avait dit : Je vais sortir avec ma sœur , nous n' y sommes pour personne . Une vive contrariété se peignit sur le visage d' Alberte , et elle étendit la main vers la rue ; mais au moment de donner un ordre , elle entendit un bruit de roues sur le pavé ; c' était le fiacre qui s' en allait . — Trop tard , murmura-t-elle . Et elle se perdit dans les profondeurs du vaste corridor en murmurant : — Je vais savoir pourquoi Madeleine , qui reçoit ses amies , me prive de recevoir ma tante de Châteaugrand . Elle frappa un coup léger , mais sec , à une porte à demi dissimulée sous une portière extérieure , et entra chez sa sœur . Madame la marquise de Valroux causait à demi enfoncée dans un fauteuil au coin d' une cheminée , dont les hauts chenets de fer avaient dû voir flamber du chêne , mais entre lesquels avait été posée une élégante corbeille de fonte , en ce moment remplie de coke incandescent . — C' est ma sœur , dit-elle négligemment à une jeune femme qui lui tenait compagnie , je vous disais bien que je reconnaissais son pas et son coup . Alberte , en voyant l' étrangère , arrêta la demande qui venait à ses lèvres et répondit avec une politesse un peu froide à des questions empressées sur sa santé , qui en vérité n' appelait pas si tendre intérêt . — Je ne te dis pas de t' asseoir , dit la marquise de Valroux , car je devine que tu viens me demander quelque chose . — Mademoiselle , ne vous gênez pas , je m' éloigne , dit l' étrangère en faisant rouler son fauteuil de quelques pas . — Ma chère , restez ; Alberte sait parfaitement que je n' ai pas de secrets pour vous . Alberte , tout habituée qu' elle était aux étranges caprices de sa sœur , ne put retenir un léger mouvement de surprise . L' amie présente était une connaissance de la dernière saison des eaux , et une connaissance très légèrement acceptée par la marquise de Valroux , qu' on avait avertie , mais inutilement , que les bruits les plus fâcheux avaient couru sur la jeune femme que s' était donnée le baron de Lextreville . La marquise de Valroux , qui n' aurait pas consenti à frayer avec un monde autre que celui dans lequel une femme n' entre jamais que par l' étroite porte de l' honneur , avait néanmoins d' étranges aveuglements , et se liait avec une imperturbable légèreté . Il est vrai qu' elle se déliait de même . Ses amitiés excentriques duraient si peu , qu' elle n' avait pas le temps de voir mûrir leurs mauvais fruits . — Ce que j' ai à te demander n' a rien de mystérieux , répondit Alberte après un silence assez embarrassant . Il paraît que tu as donné l' ordre de ne pas recevoir . — C' est selon , Alberte ; j' ai seulement signalé à John certaines personnes dont la visite me fatiguerait aujourd'hui . — Notre tante de Châteaugrand est-elle aujourd'hui de ce nombre ? — Mais certainement . — Madeleine , je ne te comprends pas . — Allons donc , tu sais bien qu' elle me navre de plus en plus , et qu' il faut que tout soit absolument rose autour de moi pour que je puisse supporter sa visite . Elle se tourna vers madame de Lextreville et , parlant avec volubilité , elle ajouta : — Figurez -vous , ma chère , que la comtesse de Châteaugrand , notre parente au cent deuxième degré , a eu le malheur de perdre un fils de vingt ans , et qu' elle en est restée inconsolable . C' est un affreux malheur , je le sais bien . Si je perdais Agnès ou Maurice , j' en ferais peut-être bien autant ; mais enfin , mes enfants se portent bien et je n' aime pas à broyer du noir avec madame de Châteaugrand . Son Jean était un charmant garçon , séduisant au possible , comme tous les poitrinaires . Avez -vous remarqué que les poitrinaires ont toujours les plus beaux yeux du monde ? Mais enfin , un deuil ne dure pas dix ans . Le malheur est immense , mais on en prend son parti . « Madame de Châteaugrand ne l' entend pas ainsi . Après la mort de son fils , elle s' est retirée du monde . Elle vit comme une recluse , elle s' habille de cachemire noir , et vous a une de ces figures à la Maintenon qui glacent tout autour d' elles . — Madeleine , ceci est de la pure fantaisie , dit Alberte : ma tante de Châteaugrand est la bonté et l' amabilité même . — Pour toi , c' est possible , et ses raisons ne sont un mystère pour personne . Pour moi , elle a été d' une sévérité parfaitement injuste . Madame de Châteaugrand ne comprend pas le monde moderne , pas plus que ne le comprenait notre chère et défunte grand-tante , la duchesse de la Rochefaucon . — Quoi qu' il en soit , je te demanderai de me permettre de la recevoir , et de ne pas donner des ordres collectifs sans me prévenir . — Je n' y manquerai pas . Aujourd'hui , j' avais donné des ordres à John , ayant le projet d' aller au lac . Mais je me sens à la tempe un petit point névralgique qui ne me permet pas de sortir . Médéric d' ailleurs ne peut pas nous accompagner . Aimez -vous à patiner , madame ? — Je ne le sais point faire , et monsieur de Lextreville ne me permet pas de l' apprendre , craignant les chutes sur la glace . — Allons donc ! on n' en meurt pas . Nous patinons en famille : c' est très amusant . — Je voudrais vous voir en cet exercice qui fait tant valoir les grâces de la personne . — Eh bien , venez demain avec nous . J' aurai une place à vous donner , Médéric étant plongé jusqu' au cou dans ses essais photographiques . — J' irai ; on dit que c' est charmant . — Charmant ; surtout cette année , où il n' y a nul danger à craindre : la glace est d' une solidité à toute épreuve . Eh bien , Alberte , tu t' en vas ? — Oui , je vais écrire un mot d' excuse et de regret à ma tante de Châteaugrand . — Joins -y les miens , si tu veux . J' éprouve en effet un très vif regret de ne pas m' entendre avec elle , surtout sur certains sujets . C' est assez , n' est -ce pas ? Sois tranquille , ceci est une énigme que la baronne de Lextreville ne pourra deviner . Et , s' adressant à la jeune femme qui venait de répondre à la dernière révérence d' Alberte , elle ajouta : — Comment trouvez -vous ma sœur ? Plus jolie qu' aimable , n' est -ce pas ? La jeune femme , qui avait parfaitement saisi les nuances de l' impression éprouvée par Alberte au moment où la marquise de Valroux se la donnait pour confidente , répondit par un sourire plein de malice ; puis , prenant sur son fauteuil la pose abandonnée que l' entrée d' Alberte lui avait fait perdre , elle reprit : — Suis -je indiscrète en devinant que ce nom de Châteaugrand se lie intimement au petit roman que vous m' avez conté l' autre soir au raout de la comtesse Mirbier ? Madame de Valroux tressaillit et s' écria : — Ma chère , vous devinez tout . C' est un don dangereux , savez -vous ? Oui , ce jeune officier de dragons qui rêve de devenir mon beau-frère est Roger de Châteaugrand . — Et pourquoi ne le deviendrait-il pas ? Voilà ce que toute la pénétration que vous m' accordez ne m' a pas laissé deviner . — Je vous l' ai dit , certainement . Plusieurs membres de ma famille s' y opposent , moi en tête . — Cela ne suffit pas pour enrayer une volonté comme celle de mademoiselle Alberte . — Évidemment , Alberte a aussi son motif particulier , personnel . Sans cela , comme vous le supposez très bien , il y a longtemps qu' elle aurait passé outre . Dans la famille , nous nous appuyons sur la fortune de Roger de Châteaugrand , qui est moindre que la sienne , sur la vie peu agréable qui l' attend à Châteaugrand , transformé en un véritable ermitage depuis la mort de Jean , sur la question de la santé , sur ceci , sur cela . « Elle n' a qu' un point de résistance , mais il est solide , vu l' attachement de Roger pour ses épaulettes : c' est la nécessité de courir de garnison en garnison à la suite d' un mari officier . « Telle que vous la voyez elle est très casanière , elle admire la vie de ces châtelaines du moyen âge qui prenaient le deuil au départ de leur époux pour la croisade , et qui filaient , solitaires , en l' attendant . « La vie nomade du régiment , qui m' aurait si bien convenu , que j' aurais si passionnément aimée , lui répugne au point de faire échec à sa très vive sympathie pour Roger et à sa grande et bien inconcevable affection pour sa mère . « Sans cela , sans ce parti pris , il y a longtemps qu' elle nous aurait plantés là , nous et nos espérances . « Car , dans la famille , on fonde de grandes espérances sur Alberte . Nous voudrions lui voir faire un grand mariage , un mariage complet , où naissance , fortune , position seraient réunies . — C' est difficile , quand on ne veut pas sacrifier les prétentions à la personne . — Certes , elle n' épousera jamais ni un idiot ni un vieillard , dit avec une étourderie tout à fait inconsciente la marquise de Valroux . — Eh bien , elle le ferait , surtout si elle y était obligée ! répondit madame de Lextreville avec un amer sourire . Et passant son mouchoir brodé sur ses lèvres , elle ajouta d' un ton badin : — J' ai mené à bien notre petite affaire de l' autre jour , non sans peine assurément . Il m' a fallu fouiller tous les registres des grands hôtels de Paris ; mais enfin , je sais le nom de votre jeune nabab . — Enfin ! s' écria madame de Valroux ; est -ce un vrai nabab , au moins ? — C' est un nabab richissime , Indien de naissance . — Parfait . Je savais bien que ce n' était pas un juif . Son nom , bien vite ? Madame de Lextreville prit dans son manchon un petit papier plié en quatre , l' ouvrit et lut : — La famille Louzéma , bien connue à Londres et très estimée , a pour chef David Louzéma , qui voyage avec sa sœur Luna et une tante , fille d' un général anglais mort aux Indes . Fortune colossale , amassée dans le commerce des diamants , le plus haut des commerces , à ce que vous voyez . — J' avais bien remarqué ses boutons de manchettes , dit madame de Valroux , de vraies opales . Ah ! il s' appelle ... comment déjà ? — Louzéma . — Ce n' est pas absolument vulgaire ; cela a même une certaine parenté avec le nom du malheureux roi du Mexique . Il me semble que madame la duchesse de la Rochefaucon a parlé devant moi de gens portant ce nom . Elle les appelait , elle , les Montézuma ; ce qui faisait beaucoup rire Alberte . — C' était plus noble , en effet , mais nos nababs n' ont pas besoin de noblesse , ils ont tant d' argent ! — À sa générosité , j' ai bien deviné qu' il était cousu d' or . Elle appuya son front sur ses mains et murmura : — Ah ! l' or , quelle puissance ! Je ne vois pas de ces étrangers sans les envier un peu . — Moi de même , ajouta madame de Lextreville , devenue songeuse aussi . Quel débarras de n' avoir jamais nul souci , quelles que soient les dépenses qu' il plaît de faire ! « Ainsi voilà ces Louzéma installés au Continental , à cent francs par jour , je ne parle pas des domestiques , et se donnant plaisirs sur plaisirs , sans que cela entame d' un centime leurs revenus . — Quelle heureuse vie ! Moi , quand je fais un voyage à l' étranger , -- j' adore les voyages , -- il me faut subir six mois d' économies et de récriminations . « C' est pourquoi j' engage Alberte à choisir parmi ses prétendus , non pas le plus titré , non pas le plus beau , mais le plus riche . — Même si elle devait s' appeler un jour madame David Louzéma ? Madame de Valroux fit un mouvement . — De ce nabab , il n' est point encore question , madame , dit-elle . — Et si je vous disais que ce nabab l' admire très fort et la suit partout où elle va , sans se montrer , bien entendu ! — Est -ce possible ? — Cela est ; je suis très bien renseignée par une dame espagnole . Je vais vous étonner , mais il est fort question de votre sœur Alberte , dans ce groupe d' étrangers , depuis le jour de la vente . — Eh quoi ! cette première entrevue aurait eu cet effet foudroyant ! — L' effet s' appuyait sur un souvenir : monsieur David et mademoiselle Alberte se sont connus enfants . — Où ? comment ? Je n' ai jamais vu d' Indiens à Paris . — Ils ont passé une saison à Cannes , dans une des villas voisines . — Ah ! je me souviens . Pendant un de mes voyages en Écosse , je laissai Alberte , qui ne pouvait pas souffrir le pensionnat , aux soins de notre tante de la Rochefaucon , qui l' emmena à Cannes et à la Rochefaucon . Elle en revint convertie . — Je ne suppose pas que les petits Indiens y aient contribué , remarqua madame de Lextreville avec un sourire sournois . Ils étaient fort gâtés , m' a-t -on dit , et , à cette heure , ce ne sont rien moins que des saints . — Comment l' entendez -vous ? — Oh ! rien de grave . La jeune fille cavalcade , danse , chante , et compte parmi les plus intrépides de la colonie étrangère . Lui je ne sais rien de lui , mais il ressemble sans doute à tous les jeunes gens qui ont des millions à jeter par la fenêtre . — C' est une vraie fortune que la leur ? — Tout ce qu' il y a de plus vrai . — Et elle se monte à combien ? — Le frère et la sœur ont quelque chose comme un million de rente . — Un million ! — Au premier mariage , le partage aura lieu , cela ne fera plus que cinq cent mille francs à chacun . — Que ! s' écria madame de Valroux ; vous en parlez bien à votre aise , vous qui n' avez ni enfants ni charges . Cinq cent mille francs de rente , c' est superbe . Jamais prétendant d' Alberte n' a atteint ce chiffre . Ah ! pourquoi ce jeune homme est-il Indien ? C' est un vrai guignon . — C' est un Indien très civilisé , madame ; n' était son teint , on le prendrait pour un Parisien pur sang . — Certainement . Vous dites qu' il a remarqué Alberte ? — Il en est fort occupé ; il cherche un moyen de se faire présenter dans les règles . Consentiriez -vous à le recevoir ? — Eh ! pourquoi pas ? Je vous demande un peu si dans notre temps on refuse l' entrée de sa maison à des étrangers de cette distinction . — Il y aurait cent moyens de vous les faire rencontrer . — Il y en a mille . — Choisissez -en un . — Voyons ! La marquise devint pensive ; puis elle s' écria : — Vos Indiens patinent -ils ? — Je sais qu' ils ont l' intention de le faire . — Eh bien , vous venez demain avec nous . Qu' ils se rendent eux -mêmes au tir aux pigeons . Vous les rencontrez , nous vous rencontrons , et vous me les présentez . — Parfait . La glace sera d' autant plus vite rompue que mademoiselle Alberte sera probablement bien aise de revoir son ancienne connaissance de Cannes . — Nous verrons cela . Alberte ne m' a jamais parlé d' elle qu' avec indifférence , et elle est pétrie de préjugés . Enfin nous essayerons . Un prétendant de plus , ce sera un adversaire de plus pour Roger de Châteaugrand , et je ne veux pas ce mariage , non , je n' en veux pas . Et son pied frappa plusieurs fois le tapis par un mouvement fébrile . — C' est à votre expérience à guider cette jeune fille , dit madame de Lextreville en se levant . Je vous aiderai en ceci . Demain nous commençons les hostilités , par la présentation . Je préparerai les choses et les gens ; mais que votre sœur ne manque pas au rendez -vous . — Oh ! ne craignez rien , elle aime à patiner et ma fille l' entraînerait de force , s' il le fallait . Comptez sur nous . — J' y compterai . Si nous manquions cette petite partie , tout manquerait à la fois . Plusieurs Espagnols veulent entraîner les Louzéma à Saint-Pétersbourg et leur départ de Paris ne tient qu' à un cheveu , à un cheveu de mademoiselle Alberte . — J' ai peine à le croire , répondit madame de Valroux , en se levant à son tour ; enfin nous verrons . À demain . Faut-il passer vous prendre ? — Ayez cette amabilité . — Deux heures vous conviennent -elles ? — Parfaitement ; le rendez -vous sera à trois heures . Préviendrez -vous votre sœur ? — Je m' en garderai bien ; je réveillerais quelque préjugé . Non , non , ceci entre nous ... et mettons -y une certaine prudence . Ne vous avancez pas , car enfin ... cet Indien ... un marchand de diamants ... un Louzéma ! — Et cinq cent mille francs de rente . — Ah ! cela , c' est superbe , dit madame de Valroux avec un gros soupir ; cela , c' est magique , madame . Elles se serrèrent la main et madame de Lextreville sortit en disant : — À demain . Le lendemain , un peu avant deux heures , la voiture de la marquise de Valroux venait l' attendre devant le perron de l' hôtel . Le cocher , le nez enfoncé dans sa pèlerine de fourrure , maintenait difficilement ses chevaux ferrés à glace , auxquels le froid très vif donnait des ardeurs inusitées . Mais il lui fallait attendre , la marquise de Valroux ne se décidant pas à descendre sans sa sœur , et Alberte refusant , on ne savait pourquoi , d' aller patiner ce jour -là . Madame Valroux , dont la grêle petite personne disparaissait dans ses riches fourrures , continuait à combattre la résolution de sa sœur , sans toutefois lui révéler encore le motif secret de son insistance . — Au moins , dis -moi pourquoi tu ne m' accompagnes pas aujourd'hui , s' écria-t-elle , je ne puis m' expliquer ce caprice . Es -tu souffrante ? — Non , répondit Alberte qui continuait de dessiner avec le plus grand sang-froid , je ne me sers jamais d' un prétexte , quelque commode qu' il soit . — Donne -moi une raison , alors . — J' en ai deux . — Voyons . — D' abord je crains que ma tante de Châteaugrand ne revienne aujourd'hui . — Ce n' est que cela ? J' enverrai John à l' hôtel avec ma carte et un mot avertissant madame de Châteaugrand que nous passerons par l' hôtel du Louvre en revenant du bois . Alberte tendit la main à sa sœur et dit : — Je te remercie , Madeleine , mais sans faire un mouvement pour se lever . — J' ai fait ce que tu veux , va donc vite t' habiller . — Tu oublies que j' ai une autre raison . — Laquelle ? Si elle vaut l' autre ! ... — À celle -ci tu ne peux rien . — Allons , dis vite . Alberte déposa son crayon et , levant les yeux sur sa sœur , dit gravement : — Je ne tiens pas à me montrer au bois dans la même voiture que madame de Lextreville . Madame de Valroux rougit jusqu' aux tempes et recula brusquement jusqu' à la porte comme pour sortir ; puis , reprenant un peu d' empire sur elle -même , elle répondit d' une voix pleine d' irritation : — Voilà où te mènent les absurdes cancans de nos douairières . — Madeleine ! — Eh ! certainement . Je n' ai jamais vu médire comme en certains salons réputés dignes de servir de refuge à toutes les vertus . Ta crédulité m' agace , Alberte . — Et moi ton audace , Madeleine . Tu te lies avec les gens sans les connaître du tout : la réputation est un bien précieux , cependant . Madame de Valroux sourit d' un air moqueur . — Notre tante de la Rochefaucon t' a légué autre chose que ses bijoux , dit-elle ; tu parles absolument comme elle . — Il n' y a pas deux manières de comprendre certaines choses , Madeleine , et j' ai tout pris dans l' héritage de la Rochefaucon , même les choses gênantes . — Garde -les . Pour moi je m' arrange fort bien des libertés modernes , et d' ailleurs je suis bien libre de recevoir la femme du baron de Lextreville . Ce vieillard était un ami de mon père . « Mais nous perdons du temps en ces discussions oiseuses . Nous ne nous sommes jamais entendues , nous ne nous entendrons jamais . « Viens -tu au bois ? Je t' assure que si je n' avais un motif particulier de te faire m' accompagner aujourd'hui , je serais déjà partie . — Et quel est ce motif ? demanda Alberte . — Je voulais te faire une surprise , et une surprise très agréable . Te rappelles -tu cette famille indienne que la duchesse de la Rochefaucon appelait : les Montézuma ? — Si je me la rappelle ! répondit Alberte d' une voix profonde , nous nous aimions beaucoup , mes petits voisins et moi . — Eh bien , ils sont à Paris , et la jeune fille qui a un nom étrange ... — Luna , interrompit Alberte . — Peut-être ; la jeune fille a le plus grand désir de te rencontrer . Mais tu sais , tu t' es donné une réputation telle , que toute personne qui n' est pas connue , très connue , présentée , très présentée , n' ose t' approcher . « Traiteras -tu ton Indienne avec la même désinvolture que cette pauvre baronne de Lextreville ? — Je ne sais ce qu' est devenue Luna , répondit Alberte en rangeant machinalement ses crayons sur son chevalet ; mais une première visite n' engage à rien , et je serais heureuse de la revoir . — Alors tu nous accompagnes ? Alberte réfléchit un instant et répondit : — Si Médéric est de la partie . — Ah ! il te faut Médéric ? — Oui . Je ne veux pas qu' on dise que mademoiselle de la Rochefaucon se promène seule au bois avec madame de Lextreville . — Et moi ? — Oh ! toi , tu ne comptes pas . On te sait légère et inconséquente ; mais cela est accepté . Madame de Valroux fit une révérence . — Merci du compliment , dit-elle . Elle se détourna vers la porte qui s' ouvrait . — Agnès , dit-elle , va dire à ton père que mademoiselle de la Rochefaucon désire qu' il l' accompagne au bois . Une jolie tête d' enfant , coiffée d' une toque bordée de grèbe , s' allongea derrière la porte et une voix joyeuse s' écria : Mademoiselle de la Rochefaucon , prépare -toi , pendant que je vais faire ta commission , car les chevaux ont froid . Alberte se leva , et , au grand contentement de madame de Valroux , se dirigea vers une armoire à glace qu' elle ouvrit . — Je vais voir si tout est préparé , dit la jeune femme ; hier nos chaufferettes étaient à peine tièdes pour un froid de je ne sais combien de degrés . Et elle disparut . Alberte fit rapidement sa toilette de sortie . Elle posait sur ses épais bandeaux à l' ingénue une capote de velours , quand la porte s' ouvrit devant la petite Agnès qui entraînait un homme d' une quarantaine d' années , dont les grands favoris ondoyants étaient blond mêlé de gris , et dont la taille haute et mince se voûtait avant le temps . — Alberte , je ne comprends pas du tout ce que me raconte Agnès , dit-il moitié riant , moitié fâché . Elle me fait manquer une superbe épreuve photographique en pénétrant malgré ma défense dans la chambre noire . — Médéric , si je vous avais su occupé de vos photographies , je ne vous aurais pas demandé de m' accompagner , répondit la jeune fille . Madeleine veut absolument que j' aille au bois aujourd'hui — Et depuis quand vous suis -je nécessaire pour patiner ? Alberte s' approcha de lui . — Madame de Lextreville vient avec nous , dit-elle , et , pour une première fois surtout , je désire beaucoup votre présence . M . de Valroux leva au ciel ses mains blanches tâchées de collodion . — Absurde , dit-il ; Madeleine m' avait promis de s' en tenir aux visites privées ; mais Madeleine n' a jamais su tenir sa parole . Eh ! parbleu , si cette compagnie ne vous convient pas , n' allez pas au bois aujourd'hui . — Aujourd'hui précisément j' ai le désir d' y aller . — Quelle rage de patiner vous possède ! — Ce n' est point seulement pour patiner , je dois y rencontrer une amie d' enfance . — C' est différent . Eh bien , que Madeleine laisse de côté sa baronne de Lextreville . Je vais lui parler de cela et vous débarrasser d' une compagnie gênante . Il sortit vivement , et Alberte attendit en remettant tout en ordre sur son chevalet . Tout à coup elle s' entendit appeler par la claire petite voix d' Agnès . Elle sortit de son appartement et vit madame de Valroux qui descendait l' escalier au bras de son mari , en toilette de promenade . Alberte sourit . Elle était habituée à ces volteface d' un mari trop complaisant ; mais celle -ci avait été exécutée avec une telle rapidité , que M . de Valroux , en offrant la main à sa belle-sœur pour monter en voiture , lui dit à voix basse : — Il a bien fallu en passer par là ; grâce à vous , je serai de corvée chaque fois qu' il faudra subir madame de Lextreville ; aussi cela ne durera pas longtemps . Un second sourire fut la réponse d' Alberte , et la voiture roula vers le boulevard Saint-Germain , encombré de ces pyramides noirâtres de neige dont l' édilité ornait les rues de Paris en cet interminable et terrible hiver de 1880. Quand la calèche s' arrêta devant la superbe maison neuve dont le baron de Lextreville occupait le premier étage , madame de Valroux aperçut un coupé arrêté devant la porte cochère . À travers la vitre se voyait le visage maladif et ennuyé d' un vieillard , enveloppé de couvertures jusqu' aux yeux . Sur un ordre donné de l' intérieur , le coupé décrivit une courbe et vint se placer à droite de la calèche . Le carreau de celle -ci se baissa sous la main de madame de Valroux en même temps que celui du coupé sous celle de madame de Lextreville , et les deux jeunes femmes se penchèrent l' une vers l' autre . — Madame , pardon , dit la baronne ; mais il veut absolument m' accompagner au lac . Et elle étouffa un méchant éclat de rire dans son manchon de martre . — Alors nous nous y rendons chacune de notre côté ? — Si vous le voulez bien ; mais promettez -moi de m' attendre à l' arrivée . Madame de Valroux répondit par un signe d' intelligence , les deux glaces retombèrent et les deux voitures prirent d' une allure différente le chemin du bois . Les chevaux ardents du marquis de Valroux eurent bientôt devancé la grande jument bai brun du baron de Lextreville . Excités par la froide bise qui leur entrait dans les naseaux , ils volaient sur la neige durcie , se croisant avec de rares équipages et avec des traîneaux que les passants suivaient d' un œil curieux . Au-delà de l' Arc de Triomphe les véhicules vulgaires devinrent très rares et , à la bifurcation des allées conduisant vers les parties bien distinctes du lac , on ne vit plus que d' élégants équipages prenant à la file la belle route neigeuse qui conduisait à la partie réservée aux aristocratiques patineurs . Là , du moins , il n' y avait pas d' intrusion possible . Les quelques étrangers qui avaient été admis à patiner en cet endroit réservé avaient fourni des références suffisantes , et , malgré toute sa légèreté d' esprit , la marquise de Valroux commençait à se demander ce qu' elle aurait fait de madame de Lextreville s' il n' avait pas plu à son vieux mari de la suivre , malgré la rigueur du froid . — Je vous engage à en rester là de vos intimités avec madame de Lextreville , lui avait dit son mari quand les deux voitures s' étaient séparées , et en parlant tout bas à sa femme , afin qu' Alberte et Agnès ne comprissent pas ses paroles , il est tout à fait question de la mettre en quarantaine . Madame de Valroux protesta en chuchotant si haut qu' Alberte comprenait tout ce qu' elle disait ; mais M . de Valroux tint bon et déclara qu' il n' accepterait pas qu' Alberte se montrât avec elle dans les lieux publics . — Pour aujourd'hui elle ne vous gênera pas , répondit madame de Valroux avec aigreur , puisqu'elle aura son mari et sa voiture . — Heureusement ! Ne manquez pas de lui dire qu' elle ne peut quitter ni l' un ni l' autre . — Elle a assez de tact pour savoir se conduire , Médéric , et je vous trouve d' une sévérité bien singulière . Il y a des femmes dans notre société , qui ont fait plus de scandale que cette pauvre madame de Lextreville . — Notre société n' en est pas plus fière . C' est déjà bien assez de subir les folies des nôtres sans aller nous mettre sur le dos celles d' une femme étrangère , doublée d' une intrigante . — Oh ! vois donc , Madeleine , le charmant équipage , s' écria Alberte , qui essayait d' attirer l' attention d' Agnès au dehors pendant cette conversation imprudente ; je n' en ai pas vu de mieux réussi ; c' est du russe pur , n' est -ce pas , Médéric ? Les deux époux se penchèrent pour mieux regarder . — C' est mon nabab , s' écria madame de Valroux , oubliant toute prudence . Quelle merveille d' équipage ! Le traîneau qui arrivait par une allée latérale était en effet aussi original que charmant . Un magnifique cheval gris le traînait au son clair des clochettes de son attelage , il était élégamment conduit par un jeune homme , dont les yeux noirs étincelaient sous la fourrure fauve de sa toque . Sur le second siège , se trouvaient deux femmes enveloppées jusqu' au menton et soigneusement voilées . Rapide comme l' éclair , il glissa devant la calèche et disparut dans un nuage de neige friable . — Voilà le plus joli traîneau de Paris , déclara madame de Valroux qui avait baissé la vitre pour le regarder passer . « Comme il va , voyez donc , Médéric ! « L' année prochaine , s' il neige , vous m' achèterez un traîneau . Il est ridicule de traverser ce beau paysage sibérien dans une voiture vulgaire . — Nous verrons cela l' an prochain , répondit M . de Valroux avec un hochement de tête significatif . Ce sont de chers caprices que ceux -là . — Papa , il neigera l' an prochain , n' est -ce pas , s' écria Agnès qui passait son temps à essuyer la vitre avec ses gants fourrés pour regarder au dehors , c' est si beau la neige ! — Cela rompt la monotonie de l' hiver , c' est certain , dit madame de Valroux . Et elle ajouta en se pelotonnant dans ses fourrures : — Si les rues étaient assez propres pour qu' on ne craignît pas de casser les jambes à ses chevaux en allant le soir au théâtre , je m' accommoderais parfaitement de ce froid sibérien pendant trois mois . — Et moi donc ! dit Agnès gaiement ; et toi aussi , ma tante Alberte . « Tu ne dis rien ; est -ce que tu n' aimes pas la neige ? — Je la trouve admirablement belle , ici surtout , répondit sérieusement Alberte ; il y a là-bas un massif d' arbres féeriquement joli . « Plus loin on dirait une carrière de blocs de marbre , c' est de la neige solidifiée . Près de nous , les arbustes sont de verre filé ; c' est aussi ravissant que fragile . — Et sur cet arbre , vois donc ces gros morceaux de neige , ma tante , on dirait de gros chats angoras tapis entre les branches . Et cette grande pelouse blanche , et ces sapins si noirs , car il en y a qui ont secoué la neige . Je ne sais plus du tout dans quel pays je suis . Je n' ai jamais vu tant de neige , tant de glace . Je voudrais que tous les hivers il fît ce temps -là . — Ce serait souvent , Agnès , répondit Alberte , et tout le monde ne serait pas de ton avis . — Si , je t' assure ; tu vois comme il y a des patineurs . — Ce n' est pas là tout le monde . Tu ne penses jamais qu' aux heureux , Agnès . J' aime aussi cette neige brillante , ce froid vif me plaît beaucoup ; mais il fait horriblement souffrir les pauvres , et il y a tant de pauvres dans Paris ! — Voilà Alberte ! dit madame de Valroux avec un léger haussement d' épaules en regardant son mari . À propos de la neige , elle vient vous parler des pauvres . Alberte allait répondre ; mais tout à coup la voiture s' arrêta , ils étaient arrivés devant le tir aux pigeons . Entre les deux élégants colombiers à la toiture de neige , était tendue une corde contre laquelle voltigeaient des oriflammes rouges . Au-delà étincelait la nappe de glace couverte de patineurs . Agnès ne comprenait pas les lenteurs que sa mère mettait à entrer dans l' enceinte réservée . — Médéric , allez avec votre fille , dit tout à coup madame de Valroux ; il me paraît poli d' attendre madame de Lextreville , qui peut désirer descendre de voiture . Alberte , tu peux suivre ton beau-frère . Je ne charge personne des corvées que je me suis imposées . Alberte ne se le fit pas dire deux fois . Elle prit Agnès d' une main , passa l' autre sous le bras de M . de Valroux , et ils entrèrent dans l' enceinte réservée après s' être fait reconnaître . S' attacher des patins aux pieds fut l' affaire d' un instant , et bientôt Alberte et Agnès s' élancèrent , les mains croisées , sur la brillante surface , et se mirent à décrire les courbes les plus gracieuses . Alberte avait relevé son voile et s' adonnait tout entière à son plaisir gymnastique . Tout à coup Agnès l' arrêta dans son élan . — Regarde donc M . de Lextreville , dit-elle , il me fait peur . Alberte regarda vers l' entrée . Le coupé de monsieur de Lextreville était arrêté vis-à-vis de la barrière d' entrée , et derrière la vitre se dessinait le profil souffrant du vieil époux de la nouvelle amie de madame de Valroux . — Vois -tu madame de Lextreville dans le coupé ? demanda Alberte . — Non , ma tante . Ah ! la voilà qui passe la barrière derrière maman . — On a l' air de l' arrêter ... non ... elle entre . Partons , ma tante ; notre grande figure maintenant , en l' honneur de l' entrée de maman . — Il est mieux d' aller saluer madame de Lextreville , répondit Alberte . Un peu de repos nous fera du bien . Et elle entraîna la petite fille vers l' endroit où elles pouvaient se débarrasser un instant de leurs patins pour venir retrouver madame de Valroux et madame de Lextreville . Ces dames s' étaient assises sous une guérite de paille , asile préparé pour le public et aussi pour les patineurs fatigués . Un brasero , placé à leur portée , leur envoyait de bienfaisantes bouffées de chaleur . — Madame , dit tout à coup madame de Lextreville , saisissons l' occasion aux cheveux , voici mon Espagnole qui m' amène ses amis Louzéma , je vous les présente , et vous les retenez jusqu' à l' arrivée de votre sœur . — C' est cela , répondit madame de Valroux en laissant tomber négligemment à ses pieds la peau d' ours de la guérite , qu' elle avait remontée sur ses genoux . Quelles élégantes toilettes ! « C' est bien lui qui conduisait le joli traîneau qui nous a dépassés . Je l' ai aussi aperçu pendant que je vous attendais . Il regardait Alberte patiner . « Un Indien ! C' est fort drôle . — Cinq cent mille francs de rente ! murmura madame de Lextreville . — Heureux mortel ! soupira madame de Valroux . Et elle ajouta : — La jeune fille est très jolie ; si j' avais un frère , je la lui ferais épouser sur-le-champ . Elle n' en dit pas davantage , car la dame espagnole venait serrer la main à madame de Lextreville et lui présenter David et Luna dont les yeux étincelaient , et dont un vêtement d' une grande richesse enserrait la taille , extraordinairement mince et souple . Après quelques mots échangés , madame de Lextreville présenta les deux jeunes gens à madame de Valroux , qui leur prodigua ses plus aimables sourires , et qui s' empressa de rappeler les souvenirs de la saison pendant laquelle ils avaient connu sa sœur . — Alberte sera charmée de vous revoir , mademoiselle , dit-elle à Luna . — Oh ! moi , j' ai une envie folle de l' embrasser , s' écria l' ardente jeune fille . Depuis que mon frère m' a parlé d' elle , j' en rêve toutes les nuits . Estelle arrivée ? Est-elle ici ? — Mademoiselle de la Rochefaucon patine depuis une demi-heure , dit David ; tu l' as croisée plus d' une fois sur la glace . — Et tu ne me l' as pas dit , David ! C' est d' une malice ! — J' ai voulu t' éviter une chute , Luna . Mais tu n' as rien perdu pour attendre . La voici . Alberte arrivait en effet , Agnès à son bras . Luna s' élança vers elle . On entendit ces deux noms : — Alberte -- Luna . Puis les deux jeunes filles s' embrassèrent avec effusion . — Madame , vous permettez , s' écria Luna . David , viens donc ; mais viens donc ! « Alberte , je vous présente mon frère , l' auriez -vous reconnu ? David s' inclinait devant Alberte qui lui tendit la main et dit en souriant . — Mon acheteur de roses . — Trop heureux de vous avoir rencontrée , mademoiselle . — Avons-nous vieilli depuis Cannes ! s' écria Luna gaiement . Je n' aurais peut-être pas reconnu la petite duchesse . — Moi , j' aurais reconnu Luna , répondit Alberte en la contemplant . En ce moment arriva M . de Valroux qui venait s' informer du motif qui arrachait Alberte et sa fille à l' exercice du patin . Madame de Valroux recommença les présentations du fond de sa guérite ; puis Luna entraîna Alberte et bientôt on les vit toutes deux voliger sur la glace en offrant le plus joli tableau du monde par le contraste . — Voilà en vérité deux femmes charmantes , chacune dans leur genre , dit madame de Lextreville qui les suivait des yeux . — Votre sœur est ravissante , monsieur , ajouta la marquise de Valroux en s' adressant à David , qui était resté près d' elle . — Elle a toute la grâce particulière aux femmes de notre pays , répondit-il . La conversation se continua ainsi surtout entre David et la marquise de Valroux , qui se montra prodigue d' amabilités . Monsieur de Valroux , qui s' amusait à traîner sa fille sur la glace dans un petit fauteuil roulant , revint le premier vers ces dames . — Vous devez en avoir assez , dit-il à sa femme ; n' avez -vous point froid dans cette guérite ? — J' y suis fort bien , patinez tout à votre aise , répondit-elle . — Alberte m' a dit qu' elle désirait rentrer ; la voici qui revient . — Pourquoi ? — Elle va vous le dire elle -même . Alberte et Luna revenaient appuyées sur le bras l' une de l' autre . — Tu veux partir ? dit madame de Valroux . Alberte tira de sa ceinture une petite montre d' or . — Il est quatre heures , répondit-elle . — Eh bien , nous dînons à sept . Tu peux rester une heure encore . — Et notre visite à ma tante de Châteaugrand ? — Se fera un autre jour . — Je désire la voir aujourd'hui , je me suis fait annoncer . — Et les chevaux ! Il paraît qu' on glisse horriblement rue de Rivoli . Alberte eut l' air contrarié . — Est -ce vrai , Médéric ? demanda-t-elle . — Je n' en sais absolument rien . — Papa , cria la voix claire d' Agnès , voici mon oncle Roger . M . de Valroux se détourna et aperçut le jeune officier de dragons en petite tenue . — Parfait , dit madame de Valroux en se renfonçant dans la guérite ; tu vas pouvoir le charger de tes regrets . « Pour moi , je n' ai pas le temps d' aller à l' hôtel du Louvre ce soir . — Nous allons le dire à Roger , répondit M . de Valroux , en marchant au-devant du jeune homme . Ils revinrent ensemble en causant , et Roger , après avoir salué et serré la main à Alberte et à sa sœur , qui lui offrit deux doigts de fort mauvaise grâce , demanda si ces dames allaient patiner . — Je me disposais à partir , Roger , dit Alberte , j' espérais aller voir ma tante ce soir ; mais il paraît que la rue de Rivoli est très glissante . — Pas plus que les autres rues de Paris , ma cousine . — Allons-nous ? demanda Alberte en regardant sa sœur . — Il est trop tard , répondit-elle ; ma tante dîne de très bonne heure . — À six heures , dit Roger . — Nous arriverons au milieu de son dîner , remarqua de nouveau madame de Valroux . — Ce sera donc pour demain , répondit Alberte avec un soupir de regret . « Roger , j' irai surprendre ma tante demain matin . « Veuillez le lui dire . — Je le lui dirai , Alberte . Votre visite lui fera d' autant plus de plaisir , qu' elle est seule tous les matins , mon service m' obligeant à la quitter à sept heures . — Vous partez ? demanda madame de Lextreville en voyant madame de Valroux se lever . — Oui , décidément Médéric a raison , le froid devient saisissant . — Allons , répondit madame de Lextreville . Et elle ajouta avec un sourire plein de malice : — Je crois que monsieur de Lextreville en aura assez du patinage et qu' il sera guéri du désir de m' accompagner . On se salua , Luna et Alberte prirent leurs mesures pour se revoir , et s' en allèrent ensemble vers la barrière d' arrivée . Roger de Châteaugrand les suivit et offrit la main à ces dames pour monter en voiture . Pendant que madame de Valroux s' installait dans la calèche , il se pencha vers Alberte . — Quel est ce jeune homme qui causait tout à l' heure si familièrement avec votre sœur ? demanda-t-il . — C' est un étranger , un ami d' enfance , répondit-elle avec embarras . — Mon cousin , accompagnez donc madame de Lextreville jusqu' à son coupé , dit en ce moment la voix perçante de madame de Valroux . Mais Roger y mit si peu d' empressement , que M . de Valroux dut offrir le bras à madame de Lextreville , qui s' en alla en jetant au jeune officier un coup d' œil malfaisant . M . de Valroux revint en grommelant . Il avait trouvé M . de Lextreville à moitié gelé , et il dit qu' il espérait que cette expédition était la dernière avec cette femme , qu' il n' entendait pas admettre dans sa société intime . Madame de Valroux écouta impatiemment son petit speech et répondit aigrement : — Laissons cela , je ferai ce qu' il me conviendra . Et se tournant vers Alberte , elle ajouta : — Parle -moi de tes étrangers , Alberte , ils sont charmants ! — Laissez -moi donc tranquille avec vos Châteaugrand , Médéric ; je vous dis qu' Alberte ferait la plus grande folie du monde en épousant Roger . Elle est fort à la mode en ce moment , et si je pouvais tout vous dire , vous reconnaîtriez comme moi qu' elle aurait le plus grand tort de se laisser endoctriner par madame de Châteaugrand . — Encore un nouveau mystère , Madeleine . Si vous voulez me convertir à vos idées , le mieux serait de me parler franchement et clairement . — Je ne peux pas , en vérité , je ne peux pas , dit madame de Valroux en s' asseyant devant la petite table sur laquelle avait été déposé son premier déjeuner , c' est à peine si j' ose y croire moi -même . Ce secret ne m' appartient pas encore . Monsieur de Valroux sourit d' un air ironique , et s' écria : — Si c' est un secret , il est en bonnes mains . — Mais certainement , dit madame de Valroux en faisant tourner sa petite cuiller de vermeil dans le chocolat parfumé ; vous ne le savez pas encore : donc j' ai su le garder . — Oh ! moi , je suis le confident de la onzième heure . Franchement , Madeleine , à combien de personnes avez -vous déjà conté ce merveilleux secret ? — À personne , Médéric , à personne encore , je vous le jure . Monsieur de Valroux se mit à rire ; puis il ajouta : — Enfin c' est bien entendu , vous ne voulez pas que je propose à Alberte de la conduire à l' hôtel du Louvre ? — Non , certainement . Ce n' est pas à vous à la jeter dans les bras des Châteaugrand . D' ailleurs il fait trop froid pour qu' elle sorte en voiture découverte . — C' est cela , vous avez inventé le plus admirable des prétextes . Sur ce , je pars . Si Alberte veut sortir , d' ailleurs , elle fera atteler le coupé . Monsieur de Valroux fit un geste d' adieu à l' adresse de sa femme , prit son chapeau et sortit . Il traversa le large corridor , frappa à une porte et entra dans une vaste salle entourée d' armoires vitrées pleines de livres . Au milieu se trouvait une table carrée , recouverte d' un tapis vert ; sur cette table , des encriers , des livres , du papier . Autour trois personnes : une jeune fille vêtue avec cette élégance de mauvais goût particulière aux Parisiennes de la banlieue , et deux enfants . Agnès écrivait d' un air docte ; un petit garçon , plus jeune qu' elle , avait fait un oreiller de ses livres et de ses cahiers . — Eh bien , Maurice , c' est comme cela que tu prends ta leçon ? dit M . de Valroux après avoir salué courtoisement la jeune maîtresse qui s' était levée à son entrée . Et il alla prendre par son petit toupet frisé Maurice , qui avait le visage aussi gracieux qu' ennuyé . — M . Maurice ne veut rien faire absolument ce matin , dit la jeune fille . — C' est toujours comme cela quand ma tante Alberte n' est pas dans la bibliothèque , déclara Agnès , à laquelle Alberte avait fini par inspirer un certain goût pour l' étude . — Et pourquoi ne vient-elle pas , ce matin ? — Elle m' a dit qu' elle devait sortir . — Mais je ne crois pas , répondit monsieur de Valroux . Maurice , prenez votre place , ajouta-t-il en grossissant sa voix . Cela dit , il embrassa ses enfants , salua la maîtresse et sortit . Il n' avait pas fermé la porte que Maurice jetait son porte-plume au plafond . — Je vais chercher ma tante , s' écria Agnès . — Non , non , cria le petit garçon . Mais Agnès était fort résolue . Elle eut bien vite fini de sauter de dessus son tabouret et de s' échapper , avant que Maurice pût aller lui barrer le passage à la porte . Elle arriva toute haletante dans la chambre d' Alberte , qui , debout , en toilette de sortie , regardait tomber la neige . — Ma tante , viens vite dans la bibliothèque , s' écria Agnès , Maurice est très méchant ce matin et il répond très mal à mademoiselle Adèle . — Il faut prévenir ta maman , Agnès , répondit Alberte . — Maman lui donnera du chocolat praliné , ma tante , et il deviendra plus méchant encore . — C' est que je vais sortir avec ton père . — Papa est sorti tout seul . — Je l' ai fait prévenir cependant . — Écoute , dit Agnès , papa siffle son cheval . Alberte se détourna vivement vers la fenêtre . Monsieur de Valroux , qui avait fait avancer sa charrette anglaise jusqu' au portail , venait d' y monter , et , en prenant les rênes des mains de son domestique , il sifflait doucement , ce qui était sa manière de se faire reconnaître de son cheval favori . Alberte porta vivement la main à l' espagnolette de la fenêtre et l' ouvrit ; mais au moment même la voiture légère s' éloignait . Elle referma la fenêtre , secoua la tête pour faire tomber de ses cheveux le grésil qu' une bouffée de vent y avait jeté , et dit à Agnès : — Va donc demander à ta mère quelle voiture je dois prendre pour aller à l' hôtel du Louvre . — Je veux bien , ma tante ; mais si tu ne viens pas dans la bibliothèque , Maurice ne fera pas ses devoirs ce matin ! — J' y cours , dit Alberte , tu m' y trouveras . Elles sortirent . Agnès s' élança vers l' appartement de madame de Valroux , Alberte entra dans la bibliothèque et trouva Maurice galopant à cheval sur une règle . À l' entrée d' Alberte , il interrompit son exercice équestre , et , sur son commandement formulé d' un ton très sévère , grimpa sur sa chaise d' écolier . Alors Alberte , sans en demander davantage , s' assit auprès de lui , et , tantôt le caressant , tantôt lui parlant sévèrement , elle parvint à le faire entamer sa page de copie . Il traçait de superbes majuscules sur son cahier quand Agnès rentra dans la salle d' étude . Elle ne prit pas garde à Maurice qui lui jetait un coup d' œil triomphant , et , s' approchant de sa tante , elle lui dit bien bas : — Maman dit qu' il est dangereux de faire sortir les chevaux ce matin à cause du verglas . Et passant ses deux bras autour du cou de sa tante , elle ajouta en lui parlant à l' oreille : — Maman est très mécontente que tu ailles voir ta tante à l' hôtel . — Si je n' y vais pas , je ne la verrai pas , répondit Alberte en dissimulant la contrariété que lui faisait éprouver le refus déguisé de madame de Valroux . Agnès , si j' étais en voyage , à l' hôtel , tu viendrais bien m' y voir , n' est -ce pas ? — Oui , tante , j' irais te voir partout . Maman a dit aussi que tu serais plus raisonnable de faire travailler Maurice , qui ne fait rien quand tu n' es pas là . — Chaque chose a son temps , dit sérieusement Alberte . Ma tante part demain , je n' ai pas à choisir le moment de ma visite qui est annoncée . Il fait beau , je vais aller chercher mon vieux Morin . Nous irons aussi vite à pied qu' en voiture . « Cependant je me ferai peut-être attendre pour le déjeuner . — Tu es bien heureuse d' avoir ton vieux Morin , et de sortir quand tu veux ! Alberte sourit , embrassa tour à tour les deux enfants , recommanda à mademoiselle Adèle de lui laisser une note écrite sur la manière dont Maurice finirait sa leçon , et sortit de l' appartement . Dans le corridor , elle s' arrêta un instant tout hésitante . Irait-elle avertir elle-même-sa sœur de sa résolution d' aller à pied visiter sa tante de Châteaugrand ? — Non , dit-elle avec un petit hochement de tête un peu altier ; j' ai un devoir à remplir , je le remplirai sans entendre des récriminations incompréhensibles . En conséquence , elle ne remonta pas le corridor , mais le suivit jusqu' au bout . Là se trouvait l' escalier qui conduisait aux étages supérieurs . Alberte le monta , et , au second étage , prit un petit escalier de service qui desservait les mansardes . Elle sonna à une porte qui ouvrait sur l' aile dont le rez-de-chaussée était occupé par les écuries . Elle lui fut aussitôt ouverte par une femme encore jeune . — Oh ! mademoiselle , c' est vous ! dit celle -ci en souriant . Croiriez -vous que mon père vous a reconnue à votre coup de sonnette ? — Je viens le chercher , Marie , dit Alberte , si toutefois vous ne craignez pas qu' il lui arrive quelque accident . — Non , non , mademoiselle , mon père est très solide encore sur ses jambes . Il est allé promener les enfants hier , et le plaisir de vous conduire le ferait sortir par n' importe quel temps . Comme elle disait ces paroles , une porte s' ouvrit et un vieillard maigre et voûté , dont la tête vénérable était couverte d' une abondante chevelure blanche , parut sur le seuil . — Mon bon Morin , voulez -vous m' accompagner à pied à l' hôtel du Louvre , où est descendue ma tante de Châteaugrand ? s' écria Alberte . Le vieillard salua respectueusement . — Vous me faites trop d' honneur , mademoiselle . Faut-il revêtir ma livrée ? — Non , non , je suis pressée . Prenez un pardessus très chaud et une canne . Le vieillard disparut dans le fond de l' appartement et revint , son chapeau à la main et une forte canne sous le bras . — Travaillez -vous aujourd'hui pour ma sœur ? demanda Alberte à la fille du vieux Morin . — Non , mademoiselle ; j' ai les repassages d' hier à porter chez madame la marquise . — Eh bien , allez -y le plus tôt possible et faites avertir madame de Valroux que je suis partie pour l' hôtel du Louvre avec Morin . Elle sait que je le prends dans les cas extrêmes , mais aujourd'hui je me demandais s' il aurait osé sortir . — Et pourquoi pas ? mademoiselle , répondit le vieillard en s' inclinant pour la laisser passer et en la suivant le chapeau à la main ; je suis trop heureux de servir encore à quelque chose . Cela me fait penser au temps où j' accompagnais au catéchisme de Sainte-Clotilde la petite duchesse . — Ah ! que ce temps -là est loin de nous ! Ne me le rappelez pas , Morin , c' est si triste de vieillir ! — Mademoiselle , dans la noble famille de la Rochefaucon , personne n' a à se plaindre de la vieillesse . « Voyez madame la duchesse ! Elle avait ses quatre-vingt-trois ans sonnés , et elle se porterait encore comme vous et moi , si elle avait voulu laisser faire du feu dans ses appartements le 18 mai , veille de sa mort . — Elle est donc morte de froid , ma pauvre tante , Morin ? — Mademoiselle , quand le sang vieillit , il perd de sa chaleur , et il est nécessaire de prendre certaines précautions contre le refroidissement . « Chez madame la duchesse , le calorifère et les feux de cheminée s' éteignaient ensemble le 1er mai . « Il paraît que c' était un usage à la cour de commencer et de finir le feu à des dates régulières , et madame la duchesse tenait beaucoup à ses anciennes habitudes . « Aussi quand , le matin du 17 mai , je lui demandai la permission de faire chauffer les appartements , la température étant tout à coup devenue glacée , je ne fus pas bien reçu . « Et quand , le même jour , j' apportai à madame la duchesse sa chaufferette de salon , elle me dit : À quoi pensez -vous , Morin ? Jamais je ne permettrai de feu chez moi dans le mois de mai . Et , dans la nuit , elle fut saisie par une sorte d' apoplexie causée par le froid , et elle mourut le jour même , après avoir reçu avec une grande dévotion les derniers sacrements . « Et , sur cette dernière parole , le vieillard soupira profondément . — C' était une femme énergique que ma tante la duchesse ? dit Alberte . — Oui , trop courageuse , si l' on peut dire , et d' un cœur ! ... « J' avais gagné de quoi vivre à son service , et je n' avais qu' à finir mes jours en paix . Mais je ne connaissais pas encore toute la générosité de ma maîtresse . Quand le notaire a lu devant moi son testament où elle disait : « Je désire que les appartements de l' aile gauche soient donnés en viager à mon fidèle Morin , afin qu' il meure dans cette maison où il m' a prodigué ses bons services » , je pleurai comme un enfant , mademoiselle . — Je vous crois sans peine , Morin , dit Alberte qui descendait lentement les deux étages , en prêtant une oreille attentive à ce que lui disait le vieux serviteur . Arrivée devant la porte qui desservait l' hôtel de ce côté , elle pria le vieillard de venir à son aide , et ils gagnèrent la rue . Une fois dehors , toute conversation cessa . Morin , appuyé de la main droite sur sa canne , tenait ouvert de la main gauche le parapluie d' Alberte , afin de la préserver de la neige qui tombait capricieusement en flocons rares et fins . Alberte marchait légèrement auprès de lui , les mains enfoncées dans son manchon . Une mince couche de neige étendue sur le bitume rendait la marche beaucoup plus facile qu' on ne l' aurait supposé , et ils ne mirent pas plus de trois quarts d' heure à se rendre à l' hôtel du Louvre . Alberte , en prenant ses renseignements au bureau , devina sans peine que Roger avait compté qu' elle tiendrait sa promesse , car à peine eut-elle prononcé le nom de la comtesse de Châteaugrand , qu' un domestique reçut l' ordre de la conduire à l' appartement que la mère de Roger occupait . Elle monta au second étage , précédée par le domestique et suivie , à la distance règlementaire , par Morin , qui redressait sa taille courbée , et reprenait à l' occasion cette tenue d' une irréprochable correction qu' il avait acquise au service des la Rochefaucon . Le domestique s' arrêta devant la porte à deux battants qui portait le n ° 85 , et frappa . Une voix de femme , très faible , répondit : — Entrez . Morin fit un geste pour écarter le domestique et ouvrit la porte . Alberte entra et se jeta dans les bras que lui tendait une femme au visage pâle et doux , qui , après l' avoir embrassée avec effusion , prit sa main gantée dans sa main blanche , avec le geste d' une mère conduisant son enfant . — Mon bon Morin , dit-elle au conducteur d' Alberte , entrez donc et asseyez -vous dans ce petit salon . J' emmène ma nièce dans ma chambre . Et elle entraîna Alberte dans une chambre à coucher et la fit asseoir sur le canapé placé entre deux fenêtres . Elle s' assit auprès d' elle pour dénouer de ses mains délicates les rubans couleur feu qui rattachaient son chapeau à son opulente chevelure . Puis , la regardant avec des yeux qui n' étaient que tendresse et mélancolie : — Comme il y a longtemps que je ne t' ai vue , dit-elle , comme il y a longtemps ! — Ma tante , pourquoi ne venez -vous jamais à Paris ? Madame de Châteaugrand passa sa main d' ivoire sur son beau front . — Le bruit de Paris me fatigue , dit-elle . Et puis c' est à Paris qu' un médecin célèbre m' a dit : Votre fils est perdu , madame , il faudrait un miracle pour le sauver . Emmenez-le à Cannes , mais n' espérez rien . « Quand je suis sortie de cette maison avec cet épouvantable secret dans le cœur , appuyée sur le bras de mon pauvre enfant , et dévorant mes larmes , quand je me suis sentie mêlée à cette foule indifférente et cruelle , j' ai pris Paris en horreur . — Chère tante , dit Alberte d' une voix tremblante d' émotion , vous ne vous consolerez donc jamais ? — Jamais , Alberte ; je ne me ferai jamais à cette absence . « La vie n' est pas assez longue pour se consoler de pareilles douleurs . Heureusement elle passe vite ! Je vois s' avancer l' heure de la réunion . « Mais à quoi bon t' accabler de mes tristesses ? C' est bien mal à moi . Cependant elles se relient au scrupule qui m' a tout à coup saisie à ton sujet . « Si je suis venue en cette rude saison à Paris , c' est pour te le confier , ma chère Alberte . — À moi , ma tante ? — À toi . Je me suis dit : Alberte vit dans la joie , dans les plaisirs mondains les plus raffinés ; Alberte n' est plus l' enfant qui sympathisait aveuglément avec ma douleur ; Alberte a une jeunesse radieuse , sinon du côté du cœur , au moins du côté des succès , des sympathies , des admirations . Qui sait si les délais , les hésitations d' Alberte né viennent pas de la pensée de se donner une belle-mère d' une incurable mélancolie ! Qui sait si l' effroi de vivre une saison à Châteaugrand avec cette pauvre femme qui porte le deuil de son cœur sur ses vêtements ne se met pas en travers de la sympathie qu' elle éprouve pour son fils ! Ne serais -je pas , moi , avec mes éternels regrets , un obstacle au bonheur de mon cher Roger ? « Voilà la question que je me pose depuis deux mois . Alberte se pencha vers elle , et baisa avec tendresse ses cheveux blancs . — S' il y avait un motif assez puissant pour me faire épouser Roger tout de suite , ce serait celui de me donner une mère comme vous , dit-elle . — Dis -tu vrai , ma chère Alberte ? ton entourage ne met-il pas en avant l' ennui de vivre avec la triste comtesse de Châteaugrand ? Alberte secoua la tête . — Mon entourage pense et dit ce qu' il veut , s' écria-t-elle ; mais je n' écoute pas ses raisons quand elles sont puériles ou fausses . Madame de Châteaugrand respira longuement . — Tu me délivres d' un grand poids , Alberte , je sais que tu ne sais pas mentir . « La pensée que j' étais pour quelque chose dans tes atermoiements m' a fait beaucoup souffrir . « Et maintenant , mon enfant , sois sincère jusqu' au bout . Pour quel motif as -tu remis à six mois pour donner ta réponse définitive ? Pourquoi as -tu remis à six mois le bonheur de mon fils ? La voix de madame de Châteaugrand était devenue pénétrante comme son regard . Alberte baissa la tête sans répondre . — Mon enfant , reprit madame de Châteaugrand , il ne faut pas jouer avec le cœur d' un homme comme Roger . Il t' aime profondément , uniquement . Tu ne trouveras chez aucun autre une vie plus pure , une intelligence plus haute , un cœur plus droit . Est -ce la différence de fortune qui t' influence ? Tu mènes une vie luxueuse , et la puissance de l' argent ne t' est plus inconnue . Alberte fit un geste négatif . — Est -ce la question de santé ? Alberte pâlit légèrement et dit tout bas : — Il y en a qui la mettent en avant , ma tante . Une vive souffrance se peignit sur le visage de madame de Châteaugrand ; mais elle reprit avec une grande énergie : — Alberte , ceux -là ont tort . Je connaissais mieux que personne le tempérament de mes deux enfants . « Jean avait comme moi une santé délicate . Ce n' était point un poitrinaire ; mais c' était un délicat que son patriotisme a tué . Elle leva les yeux en haut et reprit de sa voix lente et douce : — Ce que je dis est vrai . Dieu seul et sa mère savent les héroïques imprudences qu' il a commises , lors de cette guerre fatale . « S' il s' était arrêté à temps , s' il s' était laissé renvoyer de l' armée par le major qui me suppliait de le rappeler , il vivrait encore . « Mais non ; en ce corps délicat , il y avait une âme forte . « Il m' avait dit en partant , sans y être obligé : « J' aime assez la France pour me sacrifier pour elle . » « Et il s' est sacrifié ! Et il a été un des plus vaillants , et il s' est battu partout , et il est resté blessé dans un marais pendant deux jours et deux nuits . Aussi quand il est revenu , ayant dépensé toutes ses énergies , il n' y avait plus d' espoir possible . Elle joignit les mains et ajouta : — Voilà comme nous aimons la patrie ! — C' est admirable ! murmura Alberte . — Enfin Dieu veuille nous tenir compte de nos amers sacrifices ! « Maintenant reprenons la question de santé . « Je te l' ai dit , Jean me ressemblait . Dans les veines de Roger , au contraire , coule le sang généreux des Châteaugrand . « Il est né vigoureux . Le métier des armes , qui a tué son frère , a décuplé ses forces physiques . « Vois -tu , Alberte , je désire ardemment le bonheur de mon Roger , et je sais qu' il le trouverait dans l' union qu' il rêve ; mais je te connais depuis trop longtemps , je t' aime trop , pour te sacrifier , même à mon propre fils . « Si le redoutable fléau qui m' a enlevé Jean était héréditaire dans ma famille , et si Roger y avait la plus légère prédisposition , je t' aurais avertie . Je te le dis devant Dieu , et d' après le témoignage des hommes les plus savants , cela n' est pas . « Ah ! que cette question est grave ! « Tu ne sais pas à quel martyre je t' exposerais s' il en était autrement . Rien n' empoisonne la vie comme cette horrible maladie . Elle attend que ses victimes soient dans la fleur de leur âge , elle les laisse vivre jusqu' à vingt ans . « Je ne crois pas qu' il existe une destinée comparable à celle d' une mère qui voit ce germe de mort se développer lentement chez son enfant . « Le mal ne se montre qu' à intervalles , les crises sont courtes , la santé revient en apparence . « Puis , tout à coup , reparaissent l' alanguissement la toux , les symptômes morbides . « Ah ! quel lent et affreux martyre ! « Et ils sont si doux ces enfants qui doivent mourir à vingt ans , ils sont si attachants ! Tu as connu Jean ; je n' ai pas besoin de t' en dire davantage ( 1 ) . — Ma tante , dit Alberte , je vous comprends , et je vous assure que ce que vous venez de me dire détruit complètement cet obstacle qu' élevaient contre mon mariage avec Roger plusieurs de mes parents , entre autres la chanoinesse de Bonlieu , qui est un docteur en jupon . — Tu m' ôtes un grand souci . Je ne voulais pas t' écrire ces choses , et je pensais cependant que tu as l' âge de les entendre et que tu restes par trop désarmée devant ta parenté , qui nous est hostile , grâce à ta sœur Madeleine . Je ne puis comprendre d' où viennent ces résistances . « En compensation d' une fortune moins considérable , Roger a un grand avenir militaire devant lui . Il est sorti le second de Saint-Cyr , il a été l' un des premiers à l' École de guerre . « Sa supériorité s' affirme tellement , que ses chefs les plus hostiles à ses opinions religieuses et politiques n' oseraient pas , ne voudraient pas ( ils ont encore assez de patriotisme pour cela ) , enrayer une carrière qui donne les plus belles espérances . — Ce n' est rien aux yeux de Madeleine , dit Alberte ; elle n' aime plus l' armée depuis ses défaites ; mais je n' ai pas besoin de vous dire que , le moment venu , je ne prendrai pas ses conseils . « Et voulez -vous que je vous donne une preuve de mon indépendance à l' égard de ma sœur ? Si vous le voulez , j' irai passer le mois de février avec vous à Châteaugrand . — Chère enfant , ton cœur t' inspire délicieusement ; mais ne sera -ce pas bien sévère ? Tout un mois à la campagne en cette saison , en tête-à-tête avec une femme triste , ne te fera-t-il pas peur ? « En ce moment même , tout sera plaisir et fêtes pour toi à Paris . — Ma tante , je n' ai pas le cœur tellement épris du plaisir que je ne sache lui rien sacrifier , répondit Alberte dont le front se rembrunit . Je sais que cet hiver on s' amusera beaucoup dans notre monde , mais je trouve le moment bien mal choisi . Elle se leva , et , posant la main sur l' épaule de sa tante , elle ajouta d' un ton sérieux : — Moi aussi , je suis Française de cœur et d' âme , et il m' arrive de souffrir lorsque je me vois rire et danser au milieu des humiliations de ma patrie . Madame de Châteaugrand se leva à son tour pour l' embrasser . — Oh ! toi , dit-elle , tu es digne à tous égards d' être la femme de mon fils . « Viendras -tu vraiment à Châteaugrand ? ou me fais -tu cette promesse généreuse uniquement pour adoucir la peine que ton délai m' a fait éprouver ? — Je vous la fais sérieusement , ma tante , dit Alberte . Et elle ajouta en souriant : — Vous verrez que cette démarche me compromettra tout à fait . — Voilà une parole qui sera un baume pour le cœur de Roger , dit madame de Châteaugrand ; me permets -tu de la lui répéter ? — Certainement , ma tante , et aussi que je ne reculerai plus devant une décision . Je suis à peine majeure , comme , vous savez , et les partages ne sont pas encore terminés . Cela fait , je suis bien décidée à prendre un parti , car la vie chez ma sœur n' est pas possible : c' est une contradiction perpétuelle ; elle a toujours je ne sais combien de prétendants à m' offrir ; cela devient fatigant . Sur ces paroles , elle embrassa une dernière fois madame de Châteaugrand , dont le doux visage reflétait une joie profonde , et elles passèrent toutes les deux dans le petit salon où Morin les attendait debout et découvert . — Un de ces jours vous me la ramènerez , mon bon Morin , dit madame de Châteaugrand ; cette petite promenade à pied est très saine , et Alberte n' aimerait pas faire trop attendre les cochers par ce froid sibérien . Et elle ajouta , en se penchant à l' oreille de la jeune fille : — À bientôt , n' est -ce pas ? Je pars au commencement de la semaine prochaine . Alberte répondit par un geste d' intelligence , et elles se séparèrent . La cour du vieil hôtel de la Rochefaucon s' emplit de brillants équipages . Une foule élégante s' engouffre par la porte du milieu , qui ne s' ouvre que dans les circonstances solennelles , et sur le fronton de laquelle est sculpté l' écusson armorié portant : de gueules , au faucon naturel chaperonné d' azur , posé sur une roche de sable , et surmonté du tortil de baron qui avait précédé , dans la nuit des temps , la couronne ducale . Le vestibule grandiose est transformé en vestiaire , et les femmes , dépouillées de leur sortie de bal , apparaissent dans les costumes les plus fantaisistes . Ces Italiennes , ces Suissesses , ces Écossaises , ces Égyptiennes , ces Transtévérines , montent au bras de leurs cavaliers , travestis comme elles , le bel escalier de granit à rampe de fer qu' on a eu le bon goût de ne pas travestir . — David , dit tout à coup une charmante jeune fille dont le costume somptueux , composé d' un sari de soie pourpre , d' une écharpe dorée , de pantalons brodés d' or , avait été emprunté à l' extrême Orient , cet escalier farouche est superbe sous la lumière ; ne le trouves -tu pas ? — Oui , Luna , répondit le jeune rajah , auquel l' habit et le pantalon brodés de perles , l' écharpe de soie étincelante d' émeraudes , le turban dont le sirphey d' or rayonnait sous les feux d' un diamant superbe , seyaient mieux que l' habit et le chapeau européens . Il y a ici un luxe à part , celui que j' aime . Luna se pencha vers lui . — Nous voici lancés dans le noble faubourg , dit-elle ; la pauvre Carmen est navrée de notre bonheur . David , qui arrangeait commodément à sa ceinture son tarwar dont la poignée était constellée de pierres précieuses et qui se plongeait dans un fourreau en peau de rhinocéros , sourit orgueilleusement . — Elle peut l' être , dit-il ; on ne donne pas avec de l' argent , à des fêtes , le cachet de celle -ci . — Mais , David , nous pourrions bien faire bâtir un vieil hôtel avec un vieil escalier de pierre et une rampe de fer enguirlandée de fleurs de lis . David hocha la tête . — Peut-être , dit-il , mais tout l' or du monde ne nous donnerait pas le passé qui communique sa grandeur à ces vieilles murailles . En ce moment ils atteignirent le palier , et Luna quitta avec empressement le bras de son frère pour prendre celui que lui présentait monsieur de Valroux à la porte du premier salon . — Oh ! monsieur , dit-elle , quelle est cette jeune fille qui vient de vous quitter et qui est costumée en Grecque ? C' est un rêve de beauté . — C' est mademoiselle Marie-Antoinette de la Rochefaucon , fille du duc Enguerrand de la Rochefaucon , mademoiselle . — C' est une merveille ! dit Luna . Et elle entra le sourire aux lèvres dans le salon , précédée par la belle jeune fille dont elle venait de demander le nom . Elle traversa , ses grands yeux pleins d' une curiosité admirative , ces splendides salons qui avaient été meublés sous Louis XIII et qu' on avait pu préserver des injures du temps et de celles des révolutions . — Madame , dit-elle , en faisant la révérence à la marquise de Valroux , déguisée en Vénitienne , et qui recevait ses hôtes tout en causant avec une dame âgée , habillée de satin violet , qu' elle appelait ma tante , il me semble que je vois la France pour la première fois . La marquise répondit par une cordiale poignée de main à ce délicat compliment , et , se tournant vers David , incliné devant elle , elle dit : — J' ai fait votre commission à Alberte , monsieur , vous êtes inscrit pour la première valse . David lui lança un regard éloquent de remerciement et se retourna vivement en entendant sa sœur s' écrier : — Ah ! chère Alberte , que vous avez de belles aïeules et de superbes aïeux ! Alberte , costumée en châtelaine du moyen âge , leva ses yeux bleus sur la ligne de portraits enchâssés dans la boiserie blanche , et répondit gracieusement : — La beauté est de tous les temps , Luna . Vous êtes -vous fait peindre en ce ravissant costume ou en toilette de bal ? — Non , jamais . On nous représente maintenant avec nos fourreaux disgracieux ; c' est très vulgaire . David , tu me feras peindre en costume de gala , par un vrai peintre , n' est -ce pas ? — De tout mon cœur , répondit David ; demain je me mets à la recherche de l' artiste . Là-dessus , Alberte présenta Luna à sa tante la chanoinesse de Bonlieu , la dame en satin violet , puis elle passa son bras sous le sien et la conduisit à la place qu' elle lui avait assignée auprès d' une jeune femme étrangère elle -même et toute disposée à bien accueillir mademoiselle Louzéma . — Ces jeunes filles forment un agréable contraste , dit la dame en satin violet . L' étrangère a un costume admirable . Avec cela , elle est fort jolie , et l' étrangeté de sa toilette ne fait que mieux ressortir l' élégante simplicité de celle d' Alberte . Votre sœur est la dernière de nos jeunes filles qui soit fidèle à la simplicité ; mais aussi il faut dire qu' elle peut la supporter . « Mais répétez -moi donc , Madeleine , les noms de ce petit monsieur jaune et de sa sœur . « Qu' est -ce qu' ils sont ? Chinois , Andalous , Mohicans ? — Ils sont de l' Inde , répondit madame de Valroux , cela se voit à leurs costumes , qui n' ont pas leurs pareils dans Paris . — De quelle caste ? — De la plus haute , ma tante . Dans tous les cas , très riches . — Ce petit homme me paraît bien attentif auprès d' Alberte . « Ce n' est pas là le prétendant mystérieux que vous voulez substituer à Roger de Châteaugrand ? Madame de Valroux ne répondit pas sur-le-champ , elle tendait le bout des doigts à une jeune Bohémienne que conduisait son mari revêtu du majestueux costume d' un doge . Cela fait , elle salua les hommes qui accompagnaient ce couple élégant , et , répondant à demi-voix à la chanoinesse de Bonlieu : — Chut ! dit-elle , gardez -moi bien le secret , ma tante ; c' est lui . Madame de Bonlieu plaça vivement un lorgnon sur son nez , qui tombait en ligne trop droite de son trop grand front , et reprit : — Il est laid ; il a quelque chose d' un singe , mais ses yeux sont superbes , et il vous a une tournure qui n' est pas celle du premier venu . Et quelles pierres ! quels diamants ! La grosse perle de la poignée de ce sabre recourbé vaut bien , je m' y connais , dix mille francs . — On se passe ces fantaisies quand on est riche , soupira madame de Valroux . Je vous assure que je ne comprendrais pas Alberte de refuser un semblable parti . — Est -ce qu' il l' a demandée ? — Il n' ose pas ; mais voilà deux mois qu' il la voit plusieurs fois par semaine , grâce à sa sœur qu' Alberte a prise en grande amitié , et il n' est pas besoin de voir très clair pour deviner qu' il en est très épris . Madame de Bonlieu tourna ses yeux grisâtres vers madame de Valroux , et sa bouche prit un pli dédaigneux pour lui répondre : — Vous parlez un peu légèrement de ces choses -là , ma nièce . Avant d' admettre ces étrangers dans une intimité telle qu' il peut survenir un mariage , avez -vous été bien renseignée sur leur origine , sur leur fortune ? — Très bien , très complètement renseignée , ma tante . La colonie étrangère est aussi connue que la société française . — Notre famille ne se contentera pas de renseignements superficiels , je vous en avertis , Madeleine . — Elle est libre de prendre ceux qu' elle voudra . Pour moi , je préfère cent fois voir Alberte épouser David Louzéma , un prince indien , que Roger de Châteaugrand , lieutenant de dragons . — Ce petit homme jaune est prince ? — Oui , ou quelque chose d' approchant . — Prince ! peut-être comme quelques-uns sont comtes , de fabrique bonapartiste ? — Si vous voulez faire échouer mon projet , appuyez beaucoup là-dessus . Acceptez monsieur David comme il se pose , ou dites franchement que vous lui préférez Roger de Châteaugrand . La chanoinesse hocha la tête en souriant . — Non , dit-elle , je n' ai jamais aimé les Châteaugrand . Ce sont des gens d' un esprit à part . « Quant à Roger , il mourra poitrinaire comme son frère , et il y aurait folie à l' épouser . — Eh bien , si nous ne nous mettons pas tous contre Alberte , vous verrez qu' elle l' épousera . — Malgré nous ? — Certainement . — Figurez -vous que ... Madame de Valroux s' interrompit de nouveau : il fallait recevoir toute une série d' invités . Quand elle eut prodigué suffisamment de sourires et de paroles banales , elle reprit : — Figurez -vous qu' elle avait arrangé d' aller passer le mois de février à Châteaugrand avec ma tante . — Et Roger , sans doute ? — Non , Roger ne peut quitter l' École de guerre , et d' ailleurs , aller rejoindre Alberte eût été tout à fait en dehors de son genre rigide . Néanmoins , si Alberte avait passé un mois d' hiver à Châteaugrand en compagnie de la mère de Roger , il n' y avait plus qu' à publier les bans . — Et comment avez -vous évité ce danger ? — En jetant dans les bras d' Alberte cette jolie étrangère qui est une sorte d' amie d' enfance , et dont elle ne se défie point . « Je me suis liée avec les Louzéma avec frénésie . Tous les jours nous allions patiner ensemble . Le soir nous nous retrouvions au théâtre . Et puis Alberte qui est dévote s' est imaginée de convertir Luna qui ne l' est point , cela les a rapprochées de plus en plus . Aussi , quand monsieur de Châteaugrand a réclamé Alberte , mademoiselle Luna a jeté de grands cris . « Elle n' avait plus qu' un mois à rester à Paris , elle ne se consolerait pas du départ d' Alberte , elle planterait là ses études religieuses , et son frère ferait de même . « Il faut vous dire que tout ce monde -là était fort païen et que , sur les instances de Luna , David a aussi imaginé de s' enquérir d' une religion . La suave mademoiselle Bellinard et lui ont des entretiens là-dessus . « Pendant les pourparlers , il a eu l' esprit de ne rien dire , sa sœur seule était en cause , et Alberte , qui a des sensibilités tout à fait imprévues , s' est laissé persuader et a continué ses conférences . « La liaison s' est de plus en plus resserrée , et maintenant je ne jurerais pas que mon rajah n' ait fait assez de chemin pour écarter momentanément Roger . « C' est tout ce que je voulais . Nous verrons plus tard . — Alberte n' a qu' à se bien tenir , dit la chanoinesse avec le même sourire qui découvrait des dents petites et blanches qui paraissaient faites pour mordre ; on finira par la marier contre son gré . « Mais il me semble que votre mari vous appelle , Madeleine . Il est probable que quelque personnage fait son entrée . — Allons , dit la marquise de Valroux en se levant , voulez -vous vous promener un peu , ma tante ? — Non , non , je suis bien ici . J' effaroucherais ces élégants . Je n' ai jamais été jolie et l' on s' est peu occupé de moi ; me voici très vieille , on ne s' en occupe plus du tout . « Allez , allez , ma nièce , et laissez -moi me tirer d' affaire comme je l' entendrai . Je suis venue ici pour le coup d' œil , rien que pour le coup d' œil . La marquise de Valroux se le tint pour dit et rejoignit son mari , qui l' attendait pour marcher au-devant d' un invité princier dont on lui signalait l' arrivée et dont on attendait la présence pour ouvrir le bal . Sur un signe de M . de Valroux , l' orchestre , placé dans une encoignure voilée par de larges draperies , fit entendre les premiers accords , et on vit les couples se ranger dans le grand salon , chassant devant eux les quelques hommes graves qui s' étaient fourvoyés en cette fête , et qui allèrent se grouper dans le salon contigu au buffet . La chanoinesse de Bonlieu seule resta bravement au coin de sa grande cheminée , regardant , écoutant et classant dans sa mémoire , qui était étonnante , mille remarques et observations destinées à servir de pâture à son petit cercle , où elle comptait des personnalités étrangères à la famille de Valroux . La marquise de Valroux l' avait complètement oubliée , quand un jeune mousquetaire s' approcha d' elle et lui dit : — Madame , votre tante madame de Bonlieu désire un moment d' entretien avec vous , et elle a daigné me choisir pour ce message , dont je me suis chargé d' autant plus volontiers que j' ai pensé que vous me feriez l' honneur d' accepter mon bras pour traverser les salons et gagner le boudoir où elle vous attend . La marquise de Valroux sourit , posa sa main sur le bras qui lui était offert , et remonta jusqu' à son boudoir , séparé du salon par une portière en ce moment assez relevée pour permettre aux personnes qui s' y trouvaient de jeter un coup d' œil sur le bal . Madame de Bonlieu s' y trouvait seule en ce moment . Elle remercia le jeune mousquetaire , qui s' éloigna après avoir salué profondément les deux dames . — Ma chère , vous m' abandonnez tout à fait , dit la chanoinesse en riant , je vois cependant d' ici des choses bien intéressantes que vous ne serez pas fâchée de connaître . « Si je n' avais été saluée par ce petit Dragonneau , qui a de fort bonnes manières et qui me rappelle en ce costume un certain mousquetaire de ma jeunesse , vous eussiez fort risqué de perdre le fruit de mes observations . — Et j' aurais beaucoup perdu , ma tante ? — Jugez -en . Votre prince indien ne quitte pas les environs d' Alberte . Ses assiduités sont fort remarquées et fort commentées , je vous le déclare . — C' est ce que je veux . En donnant ce bal travesti qui permet aux Louzéma de se montrer sous un jour des plus brillants . — Brillants n' est pas assez , c' est rutilants qu' il faut dire . « Leurs diamants , leurs rubis et leurs perles éblouissent tous ceux qui sont capables de se laisser éblouir . — J' en étais sûre et , je vous le répète , c' est un peu en vue de cette mise en scène que j' ai imaginé ce bal travesti . — C' est fort ingénieux , d' autant plus qu' il y a dans le grand salon un témoin désespéré des assiduités du nabab , qui n' a pas perdu un de ses regards ni un de ses gestes . — Roger serait ici ? — Il est ici , précisément en face de l' ouverture de cette portière . Le voilà là-bas à demi caché par cette console dorée . Il porte un costume Henri III . Le voyez -vous ? — Je n' ose pas trop regarder de ce côté encore . — Osez , il n' a d' yeux que pour le nabab qui danse avec Alberte , et , d' ailleurs , si nous le voyons très bien , il ne peut nous apercevoir . — Je le vois . Ce costume lui sied à ravir . — C' est vraiment un charmant cavalier ; tout le portrait de son père . Ah ! son père , il a infligé à une personne de ma famille une humiliation qu' elle ne lui pardonnera jamais . — Je me suis toujours doutée qu' il y avait entre vous et les Châteaugrand autre chose qu' une dissemblance de caractère , dit madame de Valroux . La chanoinesse la regarda dans les yeux . — Surtout n' allez point babiller là-dessus avec vos étourdies de toute nation , dit-elle . — Non , si vous voulez tout me dire , ma tante ; autrement il faudra bien que j' essaye de deviner . — Mon Dieu , ma chère , cela ne vous serait pas difficile , curieuse et rusée comme vous l' êtes . Ce secret était celui de Polichinelle pour tous nos contemporains . Oui , ils savent tous que ma sœur Geneviève devait épouser Jean de Châteaugrand , qui , ma foi , était si beau qu' il n' avait nul souci des jolies femmes . En ce monde le contraste est roi . Donc , il recherchait surtout l' esprit , tout en n' étant point dédaigneux de la naissance et de la fortune ; et , de tout cela les Bonlieu n' étaient pas dépourvus . Mais voilà qu' au beau milieu des pourparlers au sujet de Geneviève , il rencontre dans un château normand cette langoureuse et dévote comtesse et la plante là pour elle . « Vous comprenez que tous les Bonlieu ont gardé une dent contre tout ce qui tient directement à cette branche des Châteaugrand . Et voilà pourquoi ma sœur ne veut pas entendre parler de ce mariage , et pourquoi nous vous serons de fidèles alliés pour empêcher que cette jolie Alberte ne se fourre dans ce guêpier de poitrinaires . Ceci , c' est une raison à moi . La pauvre petite devrait se rendre à cette seule raison -là . — Je vous avouerai , ma tante , que mon cousin Roger ne me semble pas devoir marcher sur les traces de son frère Jean . — Je vous dis , moi , qu' il mourra comme lui et que c' est cette crainte qui rend la comtesse de Châteaugrand inconsolable . D' ailleurs , à quoi bon épiloguer là-dessus ? Vous voulez que votre Indien soit prince , je veux que Roger de Châteaugrand soit poitrinaire , mettons tous nos prétextes dans le même sac , ils se valent . En ce moment , les deux causeuses furent interrompues par monsieur de Valroux , lancé à la recherche de sa femme . — Je trouve inconcevable votre idée de disparaître dans ce boudoir en tête-à-tête avec madame de Bonlieu , lui dit-il en lui offrant le bras . Vous avez l' air d' oublier que c' est vous qui donnez cette fête . — Médéric , que vous êtes exigeant ! — Il m' est bien permis , je pense , de me reposer un instant , le bal ne manque pas d' entrain . Voilà mon prince indien qui redanse avec Alberte . Aucun costume ne peut rivaliser avec le sien . — Il est en effet d' une richesse incomparable . Mais , dites -moi , êtes -vous bien sûre de ces étrangers ; tout le monde les remarque et tout le monde demande qui ils sont . — Ils sont Indiens et fabuleusement riches , d' une richesse qui donne le premier rang partout . — Eh bien , allez dire cela à ce groupe curieux qui ... Il se pencha à l' oreille de sa femme . — Qui a remarqué que votre prince indien fait ouvertement la cour à Alberte . — Et pourquoi pas ? répondit madame de Valroux ; il me semble qu' un homme cinq fois millionnaire lui serait un parti plus avantageux qu' un officier sans fortune . Et cette flèche lancée droit contre Roger de Châteaugrand , la première de cette force , elle marcha seule vers le groupe d' amis qui s' inquiétait du nom et de la qualité des brillants étrangers reçus ex abrupto dans les salons du noble hôtel de la Rochefaucon . Monsieur de Valroux , à cette claire déclaration , avait froncé les sourcils ; mais tout à coup son front se dérida et il tendit la main avec empressement au blond jeune homme qui portait le pourpoint et la toque à la mode sous Henri III . — Vous arrivez bien tard , mon cher Roger , dit-il . — Je suis arrivé un des premiers , Médéric , répondit Roger de Châteaugrand d' un ton sérieux , mais je n' ai pas voulu vous distraire dans votre devoir de maître de maison . — Vous avez vu Madeleine ? — J' ai salué la marquise de Valroux sans qu' elle ait daigné me reconnaître . — Les travestissements changent tellement les personnes , répondit monsieur de Valroux avec une nuance d' embarras , que vous ne devez pas vous en étonner . J' ai passé auprès d' une de mes nièces sans la reconnaître . Avez -vous dansé ? — Non . J' espérais danser avec Alberte . Quand je suis arrivé , elle avait tout promis . Ordinairement elle me réservait au moins un quadrille , sachant bien que le service militaire enchaîne trop notre liberté pour que nous puissions être exacts à toutes les fêtes . — Mon cher , vous le savez , souvent femme varie . Roger se tourna tout d' une pièce vers monsieur de Valroux , et d' une voix sourde il dit : — Aurais -je été fou de me fier à Alberte , Médéric ? — Oh , je ne dis pas cela , non , non ; mais enfin les jeunes filles les meilleures ont de ces légers caprices . — Caprices est le mot , car en vérité je n' aurais jamais supposé un rival dans ce petit homme , surchargé de bijoux , qui lui impose si souvent sa présence . — Mon cher , dit monsieur de Valroux en prenant familièrement le bras du jeune homme , il faut laisser passer cette fantaisie sans y faire plus d' attention qu' elle n' en mérite . Alberte aime beaucoup la sœur de ce petit nabab , ma femme est toquée de leurs brillants et de leur manière de jeter l' or par les fenêtres . Y attacher trop d' importance serait une grande maladresse , croyez -moi . — Vous me tirez un poids de dessus le cœur , Médéric . S' il y a une sœur , je m' explique l' assiduité . Montrez -la -moi , je vous prie . — C' est cette jeune fille aux yeux étincelants et au costume de soie brodé d' or qui vient de s' asseoir auprès d' Alberte . — Ah ! je l' avais déjà remarquée ; mais elle est si jolie en comparaison de ce petit homme , que je ne pouvais supposer qu' une parenté si proche les unît . Ma mère m' a donné une lettre pour Alberte . Voulez -vous m' accompagner près d' elle . — Allons , dit monsieur de Valroux en jetant un coup d' œil vers le fond du salon où se trouvait sa femme . Et il ajouta entre ses dents : — Tant pis , à chacun son tour . Ils fendirent la foule qui se plaçait et se déplaçait comme un paravent vivant devant la banquette où Alberte et Luna venaient de s' asseoir après une valse , et , pendant que monsieur de Valroux échangeait quelques paroles avec Luna qui s' éventait avec un superbe éventail en plumes de paon , Roger de Châteaugrand tendit une lettre cachetée à Alberte en lui disant : — Ma cousine , ma mère , supposant que j' aurais le plaisir de danser avec vous ce soir , m' avait chargé de ce message . Pardonnez -moi de vous l' offrir au milieu d' une fête , mais demain j' aurai probablement quitté Paris . — Pour longtemps , Roger ? demanda Alberte qui semblait embarrassée . Le jeune homme montra le papier du geste et répondit : — Votre réponse à cette lettre fixera le temps de mon absence . Cela dit , il salua profondément et s' éloigna avec monsieur de Valroux . — Mon cher Roger , reprit celui -ci , vous paraissez très impressionné . N' allons pas soulever de tempêtes dans un verre d' eau . Il y a un froid entre vous et Alberte , c' est certain . Pourquoi avez -vous disparu depuis son refus d' aller à Châteaugrand . Elle vous a donné une raison qu' elle croyait bonne , et toute la famille , les Bonlieu en tête , se fût opposée à son départ . Ne vous quittez pas froissés , on ne sait où cela peut vous conduire . Allez plutôt vous proposer à madame de Valroux pour conduire le cotillon . Vous excellez dans ce rôle et je sais que , ne vous ayant pas sous la main , elle était embarrassée . « Pas de susceptibilités de ce côté non plus . Madeleine a d' excellentes qualités ; mais autant vaudrait fixer une girouette par un vent d' hiver que de fixer ses préférences . Il ne s' agit pas d' elle . Le cotillon vous donnera dix occasions de parler à Alberte . Elle est fière , si vous vous fâchez à propos de rien , elle se fâchera . Roger de Châteaugrand sourit mélancoliquement , mais répondit : — Je suis votre conseil , je vais adresser ma requête à madame de Valroux . Voulez -vous m' attendre un instant ? Monsieur de Valroux fit un signe d' assentiment et le jeune homme s' en alla à la recherche de la marquise . Monsieur de Valroux demeura quelques minutes à cet endroit du salon , échangeant des paroles et des sourires avec les groupes d' invités qui passaient . Enfin il aperçut le cavalier Henri III qui revenait vers lui . Il était pâle et il s' approcha tout près de son cousin pour lui dire : — C' est l' Indien qui conduit le cotillon . Vous le voyez , je n' ai plus qu' à partir . — En vérité , elle le met à toutes les sauces , répondit monsieur de Valroux en haussant les épaules . Et il serra la main à Roger , qui se perdit dans la foule . Le dernier regard que le jeune officier jeta à Alberte en passant non loin d' elle , avant de quitter le grand salon , fut saisi au vol par Luna . — Alberte , dit-elle avec sa liberté ordinaire , quel est le nom de ce jeune homme qui vous a remis une lettre et qui est un des plus beaux cavaliers de cette fête ? — C' est mon cousin Roger de Châteaugrand . — Le parent du Jean que nous avons tant pleuré à Cannes ( 1 ) ? — Son frère . — Eh bien , sa visite vous a rendue toute songeuse . De qui est cette lettre ? — De la comtesse de Châteaugrand . — Vous mourez d' envie de la lire , lisez -la . — Pas ici , dit Alberte , il y a trop de curieux . — Qu' importe ? — Cela ne se fait pas , répondit Alberte , qui prenait volontiers avec Luna un air de supériorité ; mais nous pouvons nous rendre dans le boudoir de Madeleine , car , en vérité , il me tarde de savoir ce que m' écrit madame de Châteaugrand . Elles se levèrent et gagnèrent le petit salon où les intimes allaient se reposer du bruit et du mouvement et se faire de mutuelles confidences . Il était vide par un heureux hasard , et Alberte , s' approchant de la cheminée sur laquelle brûlaient deux lampes dont les abat-jour roses voilaient l' éclat , brisa le cachet de la lettre que Roger lui avait remise , et lut rapidement ce qui suit : « Ma chère Alberte , « Il faut bien que tu le saches , nous avons le cœur angoissé par tout ce que nous apprenons . J' ai reçu les plus tristes confidences de Roger , qui croit ses espérances sérieusement menacées . « Il n' est question que des assiduités d' un riche étranger que ta sœur , avec sa légèreté ordinaire , a reçu dans son intimité . « Les amis de Roger le tiennent cruellement au courant de ce qui se passe à l' hôtel de la Rochefaucon . « Vos promenades , vos réunions lui sont rapportées , et il m' est arrivé désespéré , prêt à se faire incorporer dans les cadres de l' armée d' Alger . Je souffre horriblement à l' idée de la séparation qui me menace . Écris -moi , je t' en supplie . Dis -moi avec cette sincérité , que mon pauvre enfant commence à soupçonner , ce qu' il y a de vrai dans ces bruits . « Il faut sortir de cette impasse . Je t' ai pardonné ton manque de parole de cet hiver . Ta promesse était trop généreuse et tu n' es pas toujours libre d' agir comme tu le désires . « Mais il faut nous tirer de ces poignantes incertitudes . Il y va de mon bonheur et de celui de mon enfant . « Hélas ! ce projet si tendrement caressé , cet avenir si longuement préparé vont -ils être détruits ? « Je t' embrasse de tout mon cœur , en te conjurant encore une fois de me répondre avec la franchise qui est une de tes plus précieuses qualités . « Comtesse de Châteaugrand . » — Voilà une vilaine lettre qui vous a mis un nuage sur le front , s' écria Luna en frappant le papier du bout de son éventail , laissez -moi en faire une allumette . Alberte secoua la tête , plia la lettre et la mit dans la poche mignonne attachée à son corsage de velours bleu . — Cette lettre m' afflige en effet , dit-elle , mais je devais m' attendre à son contenu . — Quel est-il ? demanda Luna avec son impétuosité naturelle . Et elle ajouta tendrement : — Alberte , vous connaissez tous mes secrets , et vous me cachez tous les vôtres . Alberte lui répondit par un regard aimant , mais l' entraîna sans mot dire hors du boudoir . À la porte se tenait David , qui , en sa qualité de conducteur du cotillon , attendait Alberte . — Mademoiselle , dit-il respectueusement , voilà un papier que vous risquez fort de perdre en dansant . Voulez -vous me le confier ? — Merci , répondit Alberte , en rougissant légèrement , je vais le placer en lieu sûr . Elle ouvrit la jolie aumônière garnie d' acier qui pendait à sa ceinture , et y enfonça la lettre de madame de Châteaugrand . Puis regardant avec une certaine froideur David , dont l' accent en parlant de la lettre lui avait déplu , elle dit : — Me voici toute prête à commencer , monsieur . — À qui écris -tu ? Alberte . — À ma tante de Châteaugrand , Madeleine . Madame de Valroux , qui faisait à sa sœur une visite matinale en peignoir et dont le visage portait les traces de la fatigue de la veille , prit l' air contrarié . — Est -ce à la missive que t' a remise Roger hier au soir que tu réponds ? dit-elle . — Oui . — Tu n' es pas exigeante . A-t -on jamais vu remettre des lettres pendant une fête ? Il aurait dû au moins se déguiser en facteur . — Roger va voir sa mère qui attend ma réponse . — Il fait bien d' aller se refaire un peu à la campagne . La chanoinesse le trouvait horriblement changé . Pour moi , je l' ai à peine vu , et il paraît qu' il n' a pas dansé . Mais il n' y a pas à s' en étonner , ces Châteaugrand ont un caractère ! Elle fit une pause et reprit : — Seras -tu des nôtres tantôt ? — Mon Dieu , où allez -vous tantôt ? — Visiter Chantilly . Tes amis Louzéma ne connaissent pas Chantilly , c' est une horreur ; et on leur en a tant parlé , qu' ils ont décidé sur-le-champ cette expédition . — Ils la feront sans moi , dit Alberte . — Comment ! tu ne viendras pas leur montrer Chantilly ? — Non certes , le bal a duré jusqu' à deux heures et nous avons ce soir la fête de la duchesse de Craonville . — Qu' est -ce que cela fait ? Les jours de carnaval , on s' arrange à s' amuser doublement . — Pas moi , dit Alberte , je n' ai pas un tempérament à supporter tant de veilles ni tant de fêtes . — Toi , s' écria madame de Valroux , il te va bien de te plaindre de la fatigue , alors que moi , je la supporte . Alberte regarda sa sœur et répondit d' un ton légèrement ironique : — Ah ! toi , Madeleine , tu as une santé à part . Tu n' es positivement malade que pendant le carême et à la campagne , où tu t' ennuies , enfin . — Ah ! certainement , et je m' étonne de t' entendre te plaindre , toi qui ne t' ennuies nulle part . — Je ne veux rien faire d' excessif . — Et moi , c' est l' excessif qui m' amuse . — Va donc à Chantilly ; je me repose . — C' est ridicule . Les Louzéma se fâcheront . — Qu' ils se fâchent . Madame de Valroux regarda fixement sa sœur . — Parles -tu sincèrement ? demanda-t-elle . — Tu sais , Madeleine , que c' est mon habitude . — Tu n' aimes pas ton amie plus que cela ? Ce fut au tour d' Alberte à regarder Madeleine . — L' affection consiste-t-elle donc à se tuer en choses frivoles pour ceux qu' on aime ? — Elle consiste à les suivre et non pas à se séparer d' eux . Je te trouve d' une ingratitude révoltante envers Luna et son frère . — Son frère ? répondit Alberte , non sans hauteur . Quelles obligations ai -je contractées envers son frère ? — Comment ! Mais il est à tes pieds ! Mais , sur un signe de toi , équipages , domestiques sont à ma disposition . Tu sais que tu es bien pour quelque chose dans leur installation avenue des Champs-Élysées . Il t' a suffi de dire que tu ne comprenais pas la vie à l' hôtel pour qu' il ait quitté le Continental . — Assez , dit Alberte , je sais qu' il fait assez de folies comme cela ; mais j' en suis parfois plus contrariée que charmée . — Pourquoi ? — Mais parce que cela a l' air de m' engager . Or , je tiens à honneur de te le dire , je mets encore une différence entre Roger de Châteaugrand et David Louzéma . — Elle existe , mais pas dans le sens que tu voudrais le croire . Il n' y a que toi à penser ainsi . « Grand Dieu ! comment comparer ces deux hommes en tant que partis ! « Avec Roger , tu ne seras , malgré ta naissance , qu' une vulgaire femme d' officier , le suivant de garnison en garnison , obligée de voir , de visiter des gens avec lesquels il ne te fût jamais venu à la pensée de frayer , qui seront tes supérieurs , et qui pourront te faire mille avanies sans que tu puisses t' en plaindre . « Avec une armée composée comme la nôtre , il n' y a plus moyen que nous , nous épousions des officiers sous les drapeaux , des serviteurs du plus ridicule des gouvernements . Alberte releva vivement la tête . — Roger ne sert que la France , dit-elle , et il sera toujours très noble de servir la France . Madeleine sourit ironiquement . — Si ma tante de Bonlieu était ici , elle te dirait que tu es admirable de chauvinisme . Moi , je suis plus terre à terre , et je vois les choses comme elles sont . « Nous sommes dans un siècle d' argent . Monsieur David , avec ses millions et sa position , me paraît le plus charmant des prétendants . Et ici , il n' y a pas à avaler de ces hontes qui stigmatisent certaines mésalliances , il n' y a pas de différence dans l' éducation , dans l' existence . Ce sont des étrangers de le plus haute distinction . Étaient -ils assez éblouissants hier au soir ! Beaucoup de gens qui m' en voulaient de cette liaison se sont singulièrement adoucis . Autres temps , autres mœurs . Si mademoiselle Luna veut , demain elle sera princesse . Alberte fit un mouvement .