Les Princesses d' Amour : courtisanes japonaises Judith Gautier Société d' éditions littéraires et artistiques , — Si mes amis de Tokio , me voyaient ainsi , le nez vers la terre , accroupi très humblement devant le daïmio et sa noble épouse , ils me trouveraient bien peu moderne , pas du tout « dans le train » , comme l' on dit à Paris , à ce qu' il paraît , et ils se moqueraient de moi . J' ai tout à fait l' air d' un samouraï du temps féodal , prosterné devant son seigneur ... Il est vrai que notre féodalité , à nous , régnait encore il y a vingt-cinq ans à peine et que , moralement , je suis toujours vassal de mon prince dans cette cour très arriérée . Kama-Koura n' est pas Tokio , hélas ! C' est par la cervelle joyeuse du jeune étudiant Yamato , que passaient ces réflexions , tandis qu' accroupi , les mains sur les cuisses , la tête courbée sur sa poitrine , il écoutait , d' un air profondément respectueux , la communication que lui faisait , d' une voix lente et solennelle , le vieux daïmio de Kama-Koura . Le prince était assis par terre , sur une natte blanche , devant un beau paravent à fond d' or fleuri de pivoines , et à côté de lui , debout , la princesse , sa femme , s' éventait avec agitation . — Ce matin même , disait le daïmio , la mère de mon fils , s' est présentée devant moi , et m' a parlé de la sorte : « Monseigneur , avez -vous remarqué combien notre cher San-Daï est pâle , comme ses yeux se creusent , comme il se traîne d' un air las , en marchant , et quel pli trop grave crispe sa jolie bouche , faite pour le rire ? » Alors j' ai répondu « Oui , princesse , j' ai remarqué tout cela depuis longtemps , et j' ai jugé que notre unique enfant s' adonne trop exclusivement à l' étude , que l' heure est venue pour lui d' être un peu fou et dissipé , comme le sont les jeunes hommes de son âge . Je le lui ai fait entendre plusieurs fois , l' autorisant à s' amuser à sa fantaisie ; mais il m' a répondu « La vie est courte , la science infinie ; pourquoi gaspiller un temps si bref en de frivoles plaisirs ? » J' ai insisté , autant que cela était possible sans compromettre ma dignité paternelle ; San-Daï n' a pas voulu comprendre , et plus que jamais il s' acharne au travail . Nous avons pensé alors , ma noble épouse et moi -même , que vous , son camarade d' étude , vous , qui êtes aussi gai qu' il est grave et qui parvenez quelquefois à le faire rire , vous trouverez peut-être le moyen de l' arracher à cet état , que le médecin déclare dangereux , et à le distraire , presque malgré lui . Voyons , qu' imaginerez -vous pour forcer mon fils à s' amuser ? — Monseigneur , dit Yamato , en relevant le front , si Votre Altesse le permet , j' emmènerai le prince San-Daï à Tokio et je le conduirai au Yosi-Wara . En entendant cela , la princesse redressa sa tête pâle et orgueilleuse , en s' éventant encore plus vite ; mais le vieux seigneur souriait , et clignait les yeux d' un air fin . — Le Champ des Roseaux ! dit-il , j' y suis allé dans ma jeunesse : c' était un lieu aussi réjouissant que magnifique . Et posant sa pipette d' or sur l' accoudoir , le prince tirailla entre ses doigts le pinceau de poils qu' il avait au menton , en faisant claquer plusieurs fois ses lèvres . À ces symptômes , Yamato reconnut que son seigneur allait les honorer d' un discours , et , pour l' écouter avec tout le respect qu' on lui devait , il s' assit sur ses talons et se cala le plus commodément qu' il put . La princesse ferma son éventail , ouvrit la bouche pour dire quelque chose ; mais le daïmio , de son doigt levé , refréna cette révolte contre l' étiquette . L' épouse se mordit les lèvres , ne parla pas . — C' est la volonté d' un grand homme d' état , commença-t-il , d' un réformateur , trop audacieux à mon avis , qui , dans un but politique , a créé de toutes pièces , voilà tantôt deux cents ans , ces princesses d' amour , qui peuplent le Yosi-Wara . Fleurs de luxe , de charme et de beauté , qu' on cultive encore aujourd'hui , et qui seront bientôt les seuls vestiges du Japon splendide d' autrefois . Elles disparaîtront aussi , comme tout le reste , hélas ! ... Yamato allait se relever , croyant que c' était tout , le daïmio ayant fait une pause , pour expirer quelques soupirs . Mais il reprit : — C' est le fameux usurpateur Tokougava Hieyas , des Minamoto , vous l' avez deviné ; c' est lui , lui dont la dynastie a donné des shoguns à l' empire , jusqu' à la récente révolution . Vous savez combien Hieyas fit d' efforts , pour amoindrir notre pouvoir , à nous princes souverains , au profit de son pouvoir , à lui . Il n' y a que trop réussi , et , de ce qu' il avait semé , la révolution , après deux cents ans , est le fruit mûr . Lors de son avènement , il exigea des princes , qu' ils vinssent séjourner à Yédo , la nouvelle capitale , plusieurs mois de l' année , avec leurs épouses , dont le luxe devait donner de l' éclat à la cour , et dont les personnes précieuses pouvaient être retenues comme otage , si quelque malentendu survenait . Mais les fières princesses , restaient dans leurs châteaux ; et , s' ils ne pouvaient éluder l' ordre , les daïmios n' étaient présents que de fait , dans la capitale , le cœur et l' esprit ailleurs , abrégeaient leur séjour . Décidément c' était long . Yamato s' assit tout à fait par terre , tandis que la princesse rouvrait son éventail et l' élevait jusqu' à sa bouche , pour bâiller . — Quelle perfide et géniale invention ! s' écria le vieux seigneur , dans un geste large , qui déploya le brocard agrémenté de roues d' or , de ses grandes manches à l' ancienne mode , d' artificielles princesses , choisies parmi les beautés les plus rares , élevées dans tous les raffinements du goût aristocratique ; instruites des rites et de l' étiquette , savantes , virtuoses en tous les arts ! Jeunes , toutes ! passionnées , dangereuses , enivrantes et ... accessibles ! Les princes virent -ils le piège ? en tous cas ils s' y laissèrent prendre et tombèrent dans les filets de soie . Il ne fut plus question de corvée ; le séjour dans la capitale leur devint particulièrement agréable ; ils s' y attardèrent même , au delà du temps prescrit . Dans leurs lointains châteaux , les vraies princesses ne comprirent pas tout de suite le danger . Jadis , il est vrai , la courtisane avait été un être d' élection , une rivale redoutable chantée par les poètes ; mais il y avait loin de cela , et les hautaines épouses , n' eurent que du dédain pour ces marchandes de sourires , susceptibles de distraire un instant leur seigneur . Celles qui virent le péril , accoururent , pour s' efforcer de défendre leur bien . À beaucoup des autres , le désastre du bonheur et de la fortune , ouvrit les yeux trop tard . Le proverbe qui dit : « la courtisane est la destructrice du château » date sans doute de ce temps . — Alors , dit la princesse en soulevant sa lèvre d' un air de dégoût , l' on continue à élever avec autant et plus de soin même que nos enfants , des filles de rien , à qui l' on rend des honneurs , comme aux femmes du plus haut rang , ce qui , à mon avis , fait peu d' honneur aux hommes . — Ma chère , rien ne distingue ces personnes des vraies princesses , si ce n' est pourtant qu' elles sont plus belles , dit le daïmio avec malice . Ah ! quelles causeries avec elles , dans le langage fleuri des années Yngui , quand régnait le mikado Atsou Kimi [ 1 ] ! le glorieux passé revit , auprès d' elles , et l' on est tout émerveillé ! La princesse faisait de grands efforts , pour dissimuler sa colère , Yamato glissait , en dessous , un regard vers elle et se retenait de sourire . — Vous l' avez dit vous -même , monseigneur , dit-elle ; « La courtisane est la dévastatrice du château » n' allez pas jeter votre fils en proie à cette bête vorace . — Mon fils a trop d' esprit pour se laisser dévorer , dit le prince ; ce qui m' inquiète plutôt , c' est l' idée qu' il ne consentira pas à suivre Yamato , dans la cité d' amour . Comment le déciderez -vous à se laisser conduire ? — Monseigneur , dit Yamato , notre cher prince n' a guère quitté Kama-Koura . En dehors de ses livres et de son château , il ne connaît rien ; il me sera facile de lui faire croire tout ce que je voudrai . — Que lui ferez -vous croire ? — Par exemple , qu' un prince , très savant , a découvert un manuscrit , inédit , de quelque grand philosophe chinois , et que nous l' allons prier de nous communiquer le précieux document ... — Ah ! ah ! un philosophe chinois ! s' écria le daïmio , avec un éclat de rire ; il est certain , qu' aux trousses de ce philosophe , vous le feriez aller au bout du monde , tandis qu' il ne tournerait pas le nez , pour voir la plus belle des fleurs vivantes . — Et que ferez -vous , s' il tourne le dos , au prince très savant , changé en courtisane ? demanda la princesse . — Une fois là , je me confierai au dieu de l' amour , Altesse , dit Yamato ; la science de la femme est de plaire . Cette science -là , en vaut bien une autre . — Allons , rendez -vous auprès de mon intendant , dit le daïmio , il vous remettra une somme importante , afin que vous puissiez mener à bien cette jolie équipée . Le résultat de cette conférence secrète fut que le jeune prince San-Daï , et son malicieux camarade , arrivèrent à Tokio , le soir même de ce jour , par la gare de Simbassi . Arrêté au bord du trottoir , San-Daï regardait , vaguement , la perspective de la rue , bordée de réverbères et de poteaux télégraphiques , tandis que son compagnon donnait aux domestiques , venus avec eux , des ordres pour le transport des bagages . — Crois -tu , vraiment , que le prince consentira à me laisser voir ce précieux fragment ? demanda San-Daï , quand Yamato l' eut rejoint ; si je n' obtenais pas cette récompense , je regretterais d' avoir entrepris , ce fatigant voyage . — Vous êtes fatigué ! s' écria Yamato ; à peine avons-nous roulé trois heures et vous avez pris , il me semble , un grand plaisir à regarder la campagne fleurie , en écoutant mes bavardages . — C' est possible ! Quand on ne le surveille pas , l' esprit se laisse trop aisément distraire ... Mais souviens -toi que , pour te suivre , j' ai interrompu une lecture qui me passionnait . — Hélas l' ouvrage , en soixante volumes , d' un commentateur des See Chou ! — Je n' avais lu que trois chapitres . — Patience , le livre , que je veux vous faire lire , est autrement intéressant que celui -là . — Je le crois bien , un fragment inédit de Meng-Tze ! Mais pourquoi ris -tu en disant cela ? — Je ne ris pas , je fais signe à un homme-cheval d' approcher son véhicule . — Ne passons-nous pas à l' hôtel , pour changer de costume ? — Nous sommes très bien comme cela , dit Yamato , là , où nous allons , on aime la simplicité . Arrivant de province , les deux jeunes gens étaient vêtus à la japonaise , ce qui n' est pas trop ridicule encore , même à Tokio . Plusieurs djinrichichas s' étaient rangés le long du trottoir . Yamato fit monter le prince dans l' un d' eux et monta dans un autre , après avoir dit un mot , tout bas , aux coureurs , qui s' élancèrent bon train . Ils traversèrent tumultueusement la ville , à travers l' encombrement des rues ; puis , dans les quartiers plus tranquilles , roulèrent de front , presque sans bruit , purent échanger quelques mots , à voix haute . — Comme c' est loin ! disait le prince . — Nous voici à moitié route , répondait Yamato . C' était de plus en plus solitaire et inhabité . Ils arrivèrent à des rizières , qui n' en finissaient pas . — Crua ! crua ! s' écria Yamato , entendez -vous ce que disent les grenouilles ? Allez ! allez ! et toutes , tournent leur grosse tête verte , du côté du Yosi-Wara . Alors il récita un outa populaire : « Quand les grenouilles elles -mêmes me conseillent , comment pourrais -je ne pas aller au Yosi-Wara ? » Les coureurs riaient et le prince entendit mal . On atteignit l' extrémité de l' avenue Mumamitci , qui tourne en un angle brusque et , sur un signe de Yamato , les hommes arrêtèrent devant un petit temple . Un torié , portique de bois laqué en rouge , le précède et , quand on l' a franchi , l' on voit , assis sur des socles étroits , la queue retroussée , deux renards de pierre , fidèles gardiens d' Inari , dieu de l' amour . — On ne passe pas ici sans faire une prière , s' écria Yamato en sautant hors du djinrichicha . Mais le prince ne descendit pas . — Nous n' avons rien à demander à ce dieu -là , dit-il . Le temple sintoïte d' Inari , est un édicule en bois , ouvert d' un côté , avec , au fond , une niche , dans laquelle sont suspendus des brins de papiers dorés . Yamato était déjà près de la vasque de lapis-lazuli sculpté , voisine du seuil ; il se purifiait les dents , avec du sel , et , prenant le petit gobelet de bois à long manche , il mouilla ses lèvres et ses doigts , puis il jeta dans la vasque une pièce d' argent , qui alla en rejoindre d' autres , protégées des voleurs , seulement par l' eau sacrée . Le penko , parfum chinois , brûlait , emplissant la chapelle d' une fumée bleue . Le jeune homme s' agenouilla en dehors , sur les marches , frappa ses mains l' une contre l' autre , et dit à haute voix : — Inari ! Inari ! donne-nous la beauté , afin que nous puissions plaire et être aimés ! — Qu' avons-nous besoin d' être beaux , pour plaire à un vieux prince très savant ? demanda San-Daï , penché au bord de la voiture . — Ne peut-il y avoir aussi , dans son château , des princesses exquises et d' innombrables filles d' honneur ? — Tu es bien toujours le même fou . Ils repartaient . Déjà , au bout de l' avenue , sur un fond de poudroiement doré , se découpaient , en noir , les barreaux et les ramagures de la grande grille du Yosi-Wara . Un prodigieux brouhaha bruissait tout à l' entour ; les djinrichichas arrivaient impétueusement , au milieu des cris des coureurs ; une foule bruyante et joyeuse assiégeait la porte , ou se poussait , pour voir au delà des grilles , tandis que des hommes de police , vêtus de noir avec un caractère blanc dans le dos , une étoffe nouée autour de la tête , agitaient des sonnettes , au bout de cannes en fer , en suivant un rythme drôle et joli . — L' étrange château ! s' écria San-Daï , qu' est -ce que tout ce bruit et tout ce monde ? Cela peut-il convenir au recueillement d' un penseur ? Pour ne pas rire , Yamato se mordait le dedans des joues . — L' homme , absorbé par ses pensées et ses travaux , dit-il , ne voit rien et n' entend rien . C' est en effet là un château très particulier , qui ne rappelle en rien l' austère seigneurie de Kama- Koura . Mais , à des esprits comme les nôtres , la réflexion peut tout expliquer . Le sage est , peut-être , entouré de fous ; trop occupé de problèmes abstraits et de hautes questions philosophiques , il ne s' inquiète pas du tout de la vie vulgaire et laisse diriger le cérémonial du palais par les personnes de sa famille et par ses vassaux . Ceux -ci , d' après les apparences , doivent être d' humeur joyeuse . Le jeune homme parlait avec volubilité et faisait beaucoup de gestes , afin d' étourdir son compagnon , pour l' empêcher de voir les gigantesques lanternes , un peu perdues dans la poussière soulevée par tant de pas , sur lesquelles on pouvait lire , en caractères chinois : « Yosi-Wara Daï-Mïozin . » Ils franchirent ainsi la grande porte appelée : Omon , et pénétrèrent dans la Cité d' Amour . Étrange palais , en effet ! Après la porte franchie , au lieu de l' avenue ombreuse et paisible , gardée par quelques vieux serviteurs , aux visages graves et respectueux , une large rue droite , pleine de foule et de bruit , bordée de maisons de thé , pavoisées et illuminées , avec , dans les plis des banderoles , le titre de l' établissement « À la Pluie de Printemps » , « Au Bois de Cerisiers » , « Au Saule Vert » . — Il est certain que tu t' es trompé , dit le prince avec un commencement d' impatience ; trop de fous , vraiment , entourent ce sage , et je t' avertis que ce bruit et cette cohue me lassent . — Vous oubliez que c' est aujourd'hui la fête des Poupées ! s' écria Yamato : sans doute , les filles d' honneur ont laissé entrer tout ce monde , à cette occasion ; mais venez par ici , cher seigneur , nous nous reposerons dans un lieu tranquille , tandis qu' on ira nous annoncer au daïmio , et lui demander audience . Et , fendant la foule , il l' entraîna rapidement , pour l' empêcher de voir des brochures , contenant les portraits et les louanges des courtisanes , des danseuses et des bouffons du Yosi-Wara , que leur tendait un marchand ambulant . Une femme élégante et qui avait dû être belle , les accueillit au seuil de la maison de thé . Yamato , qu' elle paraissait connaître , eût le temps de lui faire un signe , pour l' avertir d' être sur ses gardes , qu' il y avait un mystère , tandis que le prince , tout surpris , examinait , près de l' entrée , un autel , sur lequel étaient disposées des offrandes : du riz , des gâteaux , des fleurs , et dont les symboles , heureusement , étaient cachés par un voile en brocard d' or . De gracieuses fillettes , vêtues de soies claires , s' empressèrent , leur ôtèrent leurs chaussures , et ils entrèrent , marchant sur de fines nattes blanches , dans une petite salle , où il n' y avait personne . À terre , quelques beaux coussins brodés , une boîte à fumer en laque d' or et un plateau , chargé de tasses et de flacons ; sur les cloisons , de bois rare , des kakémonos , signés de noms connus et , sur des étagères , des albums et des livres . Au grand effroi de Yamato , le prince alla droit à ces livres , avec l' avidité naïve de l' homme d' étude . — Nous sommes perdus cette fois , murmura l' étudiant ; les sujets , peu respectables , de ces joyeux volumes , vont démasquer , trop tôt , notre supercherie . Cependant , en apercevant le titre d' un album , qu' il poussa aussitôt dans les mains de San-Daï , avec une grimace malicieuse , il se dit en lui -même : — Sauvés ! Il eut alors tout le temps de prendre à part la maîtresse de la maison , pour lui expliquer le complot , car le prince , s' installant auprès d' une lanterne voilée de soie blanche , d' un air très intéressé , regardait l' album et lisait les légendes . Il voyait Sakia-Mouni , adolescent encore , quittant son château de Kavira-Vasta , pour aller à la recherche de la vraie doctrine morale et pour tâcher de découvrir le sens et le mystère de la vie humaine . Il arrivait dans une grande ville et s' informait d' un philosophe qu' il voulait interroger . De jeunes fous lui indiquaient un jardin , tout en fleur , dont les habitants pourraient le renseigner . Là , il trouvait de délicieuses femmes , qui l' entouraient , le cajolaient , lui offraient des gâteaux et des fruits et , à toutes ses questions sur le philosophe , ne lui répondaient que par des caresses et des rires . Le livre donnait à entendre que le Bouddha ne se fâcha nullement et fut même très satisfait de sa méprise ; mais San-Daï ne croyait pas cela , hochant la tête , il se disait que la fin de l' histoire devait être faussée . Yamato se rapprocha , s' assit auprès du prince , tandis que la femme élégante se prosternait . — Cette aimable personne , dit-il , se nomme Mai-Dzourou , la Cigogne-Danseuse ; elle a été la nourrice de la princesse , fille bien-aimée du daïmio que vous voulez voir , et elle va nous donner , sur lui et sur son château , tous les renseignements possibles . San-Daï inclina la tête ; la Cigogne-Danseuse se releva , s' assit en face de lui et lui offrit , tout allumée , une petite pipe d' or , qu' il accepta . — Le prince notre maître , dit-elle , est un bien grand savant , toujours absorbé dans la lecture des livres et prenant à peine le temps de manger . Il ne s' occupe de rien , dans son domaine , et ses vassaux profitent de cela pour se divertir le jour et la nuit : — la vie est courte , il faut saisir le plaisir par la manche ! Le seigneur , tout au fond de son appartement , dans un pavillon situé au milieu de jardins déserts , n' entend rien et ne voit rien . Sauf quelques serviteurs privilégiés , nul ne peut l' approcher , si ce n' est sa fille la princesse Hana-Dori , si bien nommée « l' Oiseau-Fleur » . — Ah ! parle-nous de la princesse Hana-Dori , s' écria Yamato . — Celle -là , c' est la merveille du Japon , dit la Cigogne- Danseuse avec une mine extasiée . Ce n' est pas parce que je l' ai élevée et que je l' aime comme mon enfant , que je parle ainsi ; je suis connaisseuse en fait de beauté , et j' ai vu des princesses incomparables . Mais celle -ci , c' est une déesse , la perfection même , un miracle ! Sans parler de son chant , de sa danse , de son savoir accompli en tous les arts , qui la mettraient déjà au premier rang des femmes , même si elle était privée d' autres charmes , je vous décrirai seulement sa personne . L' ovale de son visage est pur et allongé , tout à fait semblable , pour la forme , à une moitié de pastèque ; ses cheveux , noirs comme la laque de Kioto , dessinent sur son front , en le cachant à demi , le sommet neigeux du Fousi-Yama ; mais la neige paraîtrait sale à côté de son teint ; ses yeux sont frais et brillants comme les Belles du Matin mouillées par la pluie ; son nez est droit et noble ; sa bouche , désireuse , rouge comme la fleur de Botan ; ses dents ressemblent à des perles de jade ; ses sourcils ont la forme du croissant nouveau ; elle a les reins souples comme du bois de saule ; les doigts fins comme les petits poissons nommés siraho : ses bras sont aussi blancs que la pulpe des navets . Enfin , toute sa personne fait honte à la lune ; debout , elle est comme le prunier kaïdo ; assise , comme une touffe de pivoines . La Cigogne-Danseuse , un peu essoufflée , reprit haleine . — Quelle belle description ! s' écria Yamato . Je donnerais un doigt de ma main gauche , pour voir l' original de ce magnifique portrait ! — La beauté de la princesse Hana-Dori , n' est pas ce qui doit nous intéresser ici , dit le prince , plus intéressé , cependant , qu' il ne voulait le laisser voir . — Si je vous parle ainsi de l' Oiseau-Fleur , reprit la fausse nourrice , c' est qu' elle seule peut obtenir de son père ce que vous désirez . Elle est au courant de tous ses travaux , l' aide en ses recherches parfois , car elle est de première force en littérature , en poésie , en philosophie même , les prêtres , des grands temples de la capitale , viennent souvent s' entretenir avec elle et sont émerveillés de la gravité de son esprit . Il faut donc , d' abord , plaire à la princesse et obtenir sa confiance , si vous voulez que le précieux document , dont notre maître est possesseur , vous soit communiqué . — Eh bien ! la soirée s' avance , hâtons-nous ; il sera trop tard , bientôt , pour être admis auprès de la princesse . La Cigogne-Danseuse poussa du coude Yamato , pour lui faire remarquer cette belle impatience du prince . — J' ai déjà envoyé des serviteurs vers Hana-Dori , dit-elle ; ils l' informeront qu' un jeune prince a fait le voyage de Kama- Koura à Tokio , tout exprès pour voir le savant daïmio , son père , que justement on ne voit jamais . Elle aura certainement pitié de vous et vous accordera audience , afin de pouvoir transmettre , au prince , votre requête . — Nous sommes vraiment dans un costume bien négligé , dit San-Daï , en rajustant avec inquiétude les plis de sa robe en crêpe gris sombre . — Ne vous inquiétez pas de cela . L' Oiseau-Fleur juge le cœur et l' esprit des hommes , et ne s' occupe pas de leur toilette . Les jolies fillettes passèrent leurs têtes dans l' entrebâillement des cloisons ; elles agitaient , au bout de leurs doigts , les chaussures des jeunes gens , les invitant à venir les remettre ; les serviteurs étaient revenus , apportant la bonne nouvelle que la princesse Hana-Dori , consentait à recevoir le fils du daïmio de Kama-Koura , et l' attendait à l' instant même . — En route , s' écria Yamato , soyons dignes de cette faveur en ne perdant pas une minute . La Cigogne-Danseuse alluma une lanterne rousse , sur laquelle étaient peintes des armoiries . — Je vous servirai de guide , dit-elle . Elle fit signe à trois des fillettes de les suivre , passa devant , en portant la lanterne au bout d' une tige de bambou , et ils sortirent de la maison de thé . Dehors , la foule avait un peu diminué . Ceux qui ne venaient là que pour passer un moment , en curieux , sans faire aucune dépense , s' étaient déjà retirés ; les autres organisaient des parties , engageaient des bouffons et des danseuses . Dans les maisons de thé , des bruits de musique et de chant se faisaient entendre , mêlés aux rires , aux chocs des flacons et même aux détonations des bouchons de champagne . Des groupes , semblables à celui formé par le prince San-Daï et ses compagnons , précédés chacun par un porteur de lanterne , gagnaient ou quittaient les Maisons Vertes , habitées par les courtisanes de premier et de second rang . La Cigogne-Danseuse , tourna bientôt dans l' avenue Kiomati , où beaucoup de monde encore se pressait , stationnait devant les façades grillées , derrière lesquelles , en toilettes superbes , sous la lumière des lanternes et du gaz , étaient exposées les courtisanes de second rang . Pareilles à des idoles , ignorantes , en apparence , de tous ces regards , dardés sur elles , au milieu des fleurs et de l' or de leurs robes , disposées en plis gracieux , elles étaient assises sur des tapis , accoudées à des coussins brodés , occupées a lire , à fumer , à écrire , ou paraissant rêver . Parfois , un serviteur venait dire un mot , tout bas , à l' une d' elles , qui se levait alors , et , nonchalamment , s' en allait . Yamato feignait une vive indignation . — Vraiment , disait-il , ces mœurs d' Europe et d' Amérique nous envahissent un peu trop ! C' est scandaleux ! Aurait -on cru jamais , autrefois , que les filles d' honneur des princesses se montreraient aussi effrontément à la foule ? Le store de bambou était toujours baissé , devant la façade de leurs demeures , et les samouraïs , eux -mêmes , ne les apercevaient que comme des ombres mystérieuses , comme de beaux poissons qui glissent , avec des éclats de nacre et d' or , sous l' épaisseur de l' eau verte . Il est vrai , ajouta-t-il en manière d' excuse , que la soirée est chaude et que c' est la fête des Poupées . Des fragments de chanson volaient par instants , terriblement modernes aussi : « ... Autrefois , la route était longue pour venir au Yosi-Wara ; les norimonos , portés par des hommes , se traînaient bien lentement . Le cheval le plus rapide lui -même n' en finissait pas d' arriver . « Vivent les chemins de fer , qui , de tous les points de l' empire , nous amènent , aujourd'hui , en quelques heures , dans ce palais de la joie ! » Ou bien encore : « Je t' en conjure , délicieuse jeune fille , laisse -moi établir un téléphone entre ton lit et le mien ! » Des fonctionnaires et des étudiants , déguisés en européens , gauches et disgracieux , passaient , d' un air important , en suçant la pomme d' or de leur canne , mêlant à leur conversation des mots français et anglais . Le prince les trouvait très ridicules et avait peine à se retenir de rire , en les regardant . Mais on venait de s' engager dans une autre rue , plus paisible . La Cigogne-Danseuse s' arrêta devant une maison élégante , soigneusement close et peu éclairée à l' extérieur . On pénétra dans le vestibule , entre deux rangs de serviteurs , prosternés sur le passage du prince . Derrière lui , Yamato leur jeta de l' argent . — Ici , nous vous quittons , cher seigneur , dit-il . L' Oiseau-Fleur ne veut , à ce qu' il paraît , recevoir que vous . La Cigogne-Danseuse souleva une portière de satin brodé et elle entra , avec Yamato et les servantes , dans une salle du rez-de- chaussée , tandis que d' autres jeunes filles , extrêmement jolies , vêtues comme de beaux papillons , entraînaient le prince vers l' escalier et de nouveau lui ôtaient ses chaussures . Pour les remplacer , elles apportèrent les sandales , que l' on nomme : fucouzori ; si difficiles à porter pour ceux qui n' en ont pas l' habitude , car elles ne tiennent aux pieds que par un cordon bouclé sur l' orteil . L' escalier , d' un bois charmant soigneusement lustré à la cire , était malaisé à monter , ainsi chaussé , le prince trébuchait , et , les jeunes filles , avec beaucoup de grâce et de réserve , le soutinrent jusqu' au palier . On le fit entrer dans le salon d' honneur . Là , il retrouva tout à fait l' aménagement du palais seigneurial : les cloisons décorées de délicates peintures , les nattes blanches , les tapis bleus en poils de chèvre , les coussins brodés , les somptueux paravents , les étagères chargées d' objets exquis , les vases de bronze où s' épanouissent des bouquets savamment combinés ; tout , jusqu' au subtil et chaud parfum flottant dans l' air . Une fille d' honneur , d' une distinction parfaite , le reçut à l' entrée ; le fit asseoir , et s' éloigna , pour aller prévenir sa maîtresse . Le jeune prince San-Daï luttait en vain contre l' émotion extraordinaire qui l' envahissait , à l' idée d' être en présence de cette noble jeune fille , si belle et si savante . S' il allait lui paraître gauche , ne pas oser lui parler , lui déplaire ! cela l' emplirait de tristesse ; car , dès qu' il avait entendu prononcer ce nom si joli de l' Oiseau-Fleur , il avait éprouvé un trouble singulier , comme le choc d' un pressentiment , et lui , qui n' avait jamais pensé aux femmes , les méprisant un peu , même , comme des êtres frivoles et décevants , était forcé de s' avouer , avec une surprise profonde , que la pensée seule de cette princesse inconnue , bouleversait son cœur et effaçait toutes choses de son esprit . La fille d' honneur revint , fit glisser une cloison , qui découvrit une autre pièce , très éclairée , et s' agenouilla , les deux mains sur le sol . Tout aussitôt , un grand frisson de soies traînantes se fit entendre , et la belle Hana-Dori traversa , lentement , cette salle , se laissant voir de profil , la tête à demi tournée vers le prince . Il était impossible , en effet , d' imaginer une plus ravissante beauté et le portrait , tracé par la Cigogne-Danseuse , était bien au-dessous de la réalité . D' une majesté gracieuse , l' air hautain , mais touchant à la fois , par l' expression d' une étrange mélancolie , l' Oiseau-Fleur portait , avec une aisance charmante , un magnifique manteau à manches très amples , en soie violet clair , brodée de tortues d' or , de bambous et de fleurs de cerisiers . Par dessus l' épaule , elle jeta sur le prince un regard rapide , mais plein d' une anxiété profonde , fit une légère génuflexion et s' éloigna . La fille d' honneur se releva et disparut aussi , derrière la cloison , qu' elle referma . San-Daï était à tel point ému et émerveillé , qu' il ne se demandait que confusément ce que pouvait bien signifier ce bizarre cérémonial . Il était seul de nouveau : est -ce que c' était là toute la réception ? N' allait-elle pas revenir ? Il avait maintenant un si ardent désir de sa présence , qu' il eut envie de pleurer à l' idée qu' il fût possible qu' il ne la revît pas . Mais la fille d' honneur rentra d' un autre côté , s' approcha et lui dit en s' inclinant : — Monseigneur , vous avez le bonheur de plaire à ma maîtresse ; elle consent à vous accueillir et sera ici dans un instant . — Que signifie cette formule ? se demanda San-Daï ; nous sommes décidément bien arriérés , à Kama-Koura ! L' Oiseau-Fleur entra , rejetant à demi son manteau , dans un mouvement coquet qui fit mieux valoir la grâce de son corps souple . Avec une effusion attendrie , elle s' agenouilla près du prince , en creusant de son coude la soie d' un coussin brodé , et elle lui dit , d' une voix tremblante d' émotion : — Ô mon seigneur ! vous ne savez pas que vous me sauvez la vie ! Si un autre était là , à votre place , ou si vous n' aviez pas ce visage charmant , ce regard de velours et de flamme , je n' aurais pas vécu jusqu' à la fin de cette nuit ... Je me suis déjà refusée tant de fois ! ... C' était mon droit ; mais il a des limites pourtant , et la nuit suprême était cette nuit -ci . Plutôt que de céder avec répugnance , j' avais choisi de mourir . C' est si peu de chose , n' est -ce pas , la vie d' un être ? Une bulle d' air , qui se forme et monte comme une perle à la surface de la mer , s' y balance un instant , s' irisant , à la lumière , reflétant l' espace et le ciel , puis qui éclate , sans laisser de trace , sans causer le plus léger trouble dans l' immensité du monde . Pourtant , l' âme redoute de se jeter , d' elle -même , avant l' heure , dans l' inconnu d' une autre vie , ou de s' exhaler dans le néant ; et j' avoue que moi , née et formée pour l' amour , j' aurais pleuré de mourir avant d' avoir connu l' amour , ô mon prince ! Je me gardais pour toi , et je te remercie d' être venu ! Il la contemplait avec une stupeur ravie . Suivant les mouvements de cette bouche exquise , ébloui par l' humide lumière de ces yeux , remué jusqu' au fond de l' être par les inflexions si tendres de cette voix , il ne s' étonnait pas des choses singulières qu' il entendait , très vaguement , d' ailleurs . Comme elle s' était tue , il balbutia : — J' étais venu pour voir le prince , votre père , afin de solliciter de lui une faveur ... oui , une très grande faveur ... celle de voir le précieux manuscrit ... vous savez ... le manuscrit de ce philosophe si fameux . J' ai oublié son nom ; mais le manuscrit est inédit , c' est un vrai trésor ! On m' a dit que vous , fille bien-aimée du savant prince ... oh oui , bien-aimée ! ... vous pouviez seule intercéder pour moi ... vous seule , car il est bien certain qu' il n' y a que vous au monde ! Hana-Dori , très surprise , se recula un peu . — Hélas ! dit-elle , est -ce que ce jeune homme , si beau en apparence , et vers lequel toute mon âme volait , serait ivre , ou privé de raison ? Il revenait un peu à lui . — Je ne suis pas fou , dit-il , mais extasié devant votre beauté . Pardonnez -moi , princesse , si je me suis mal exprimé . J' ai dit la vérité , cependant . Je suis parti du château de Kama-Koura , quittant à regret ma chambre d' étude , pour aller voir un daïmio , très savant , et l' on m' a conduit ici , dans son palais . Elle se leva brusquement , toute pâlie et tremblante . — Où donc croyez -vous être , seigneur ? s' écria-t-elle . On vous trompe , cela est certain mais je ne suis pas complice , et j' éprouve un chagrin extrême à jouer un rôle , inconscient , dans le complot singulier dont vous êtes victime . Le prince se souvint , alors , de toutes les surprises de son voyage , des doutes qui l' avaient effleuré . Il revit le daïmio de Kama-Koura l' exhortant , avec insistance , à quitter l' étude , à se divertir , de toutes les façons ; il revit le pâle visage de sa mère inquiète , et le médecin , hochant sa tête soucieuse et grave , en tâtant le pouls au travailleur obstiné qui repoussait les frivoles plaisirs . Il comprit tout ; il devina que , par sollicitude , on l' avait arraché de force à une réclusion trop prolongée et que c' était avec l' autorisation du maître que le joyeux Yamato avait imaginé cette fable invraisemblable du manuscrit inédit . L' histoire du Bouddha , qu' on lui avait fait lire dans la maison de thé , repassa dans son esprit , et il n' eut aucun doute sur le lieu où il se trouvait . Il se leva pâle et irrité . — On m' a trahi ! s' écria-t-il . On s' est indignement moqué de moi , en me traitant comme un enfant entêté ... Mais croit -on , vraiment , qu' on réussira à m' amuser , par force ? L' Oiseau-Fleur , très digne , debout , dans les plis superbes de son manteau qu' elle serrait autour d' elle , regardait le jeune homme avec tristesse . — Mon seigneur , dit-elle , je ne comprends que confusément ce qui vous arrive ; mais il me semble qu' il n' y a pas de raison de vous trop irriter , puisque vous vous apercevez du piège , assez à temps pour y échapper . Je puis vous aider à sortir de ce lieu d' infamie , puisque vous n' y êtes pas de votre plein gré , sans que vous soyez vu de vos compagnons ; de cette manière , ce sont eux qui seront bafoués , et vous pourrez rire , en retournant à vos chères études , de leur déconvenue . Pour moi , je ne vous demande qu' une faveur , c' est de me croire , en tout cela , parfaitement innocente . — Innocente ! Voilà un mot qui ne vous convient guère , dit-il avec une expression de douloureux mépris . — Prince , vous avez tort de me juger sans me connaître ... Ce qui pour vous n' est qu' une aventure insignifiante , est pour moi un irréparable malheur ; et , ce qu' il adviendra de l' Oiseau-Fleur , quand vous serez parti , vous ne le saurez même pas . — Un joyau sans prix , jeté dans un marais ! Une merveille aussi éclatante , tombée dans la boue ! s' écria-t-il en se tordant les mains . Immobile , de plus en plus pâle , les yeux fermés à demi , elle dit froidement : — La porte de mon jardin s' ouvre sur une ruelle solitaire ; venez , seigneur , ma servante vous guidera . — Non ! non ! dit-il , en se laissant retomber sur les coussins , ils n' ont que trop bien réussi : princesse ou courtisane , vous êtes unique au monde , et il m' est impossible de m' éloigner d' ici . D' un bond , elle fut près de lui , agenouillée . — Est -ce vrai ? est -ce vrai ? s' écria-t-elle ; sachant qui je suis , vous ne me repoussez pas ? — Je n' ai jamais aimé aucune femme , et pour mon malheur , Hana-Dori , c' est vous que j' aime . — Le ciel m' accorderait-il vraiment un tel bienfait ! s' écria-t- elle , l' ivresse de l' amour , là où je redoutais un supplice pire que la mort ! Mais vous ne me connaissez pas , et je veux que vous sachiez tout de moi ; peut-être reconnaîtrez -vous alors que ce n' est pas du mépris que je mérite , mais de la compassion . — Parle , parle , dit-il , ta voix est délicieuse ; il n' importe si tes subtils discours sont appris pour mieux séduire . Elle lui ferma la bouche en la couvrant de sa jolie main , blanche et douce comme un camélia . — Ne dites pas de méchantes paroles et ne doutez pas de ma sincérité : vous aurez les preuves que tout ce que je dis est vrai , si vous me faites l' injure de les exiger . — Voile plutôt de tes chères mains mes yeux , ravis de ta beauté , si tu veux que je puisse t' entendre . Elle prit un air grave , un peu fâché : — Je vous en conjure , écoutez -moi , dit-elle . J' ai quelques raisons de croire que je suis de sang aussi noble que vous -même . Tout enfant , pendant les horreurs de la dernière guerre civile , je fus volée , par des serviteurs , dans l' incendie du palais de mes parents . Les voleurs m' apportèrent à Tokio , cette ville immense où l' on peut si bien se cacher , et ils me vendirent à une ancienne courtisane , mariée et propriétaire de plusieurs Maisons Vertes dans l' enceinte du Yosi-Wara . On me fit élever dans une retraite profonde , avec un soin et un luxe extraordinaires , prodiguant l' argent , aux professeurs les plus célèbres ; on me soigna comme une fleur ; on me para comme une idole , ornant mon esprit autant que mon corps ; mais la moindre dépense était portée sur un registre , et tout cet or forgeait , peu à peu , à ma liberté , une chaîne formidable , impossible à rompre jamais . Quand j' eus l' âge de comprendre , on me révéla ma destinée . Alors , je faillis mourir d' horreur et de chagrin . Hélas ! on avait empli mon jeune cœur des sentiments les plus beaux , ouvert mon esprit aux idées nobles et généreuses ; on m' avait enseigné la poésie , la musique , la danse , toutes les délicatesses du langage et des manières ; on avait fait de moi une véritable princesse , et cela , pour me mieux vendre à tout venant ! Et j' étais peut-être d' une illustre race ! Tout mon sang révolté semblait le crier , en moi -même . Je me fis apporter mes petits vêtements d' enfant , ceux dont j' étais vêtue lorsque je fus ravie à ma famille . Si je pouvais découvrir , par un indice , mon origine appeler à mon secours ceux dont j' étais née , s' ils étaient encore vivants , être rachetée , sauvée ! Cette petite toilette était d' une extrême élégance , faite de ces étoffes , que l' on fabriquait encore spécialement pour les princes , et dans lesquelles les armoiries étaient tissées ; mais il y avait des trous , à la place des emblèmes , qui auraient révélé mon origine ; on avait coupé la soie aux endroits marqués par les armoiries . J' eus beau découdre les doublures et chercher dans les moindres coins de l' étoffe , je ne trouvai rien . Alors , je versai d' abondantes larmes , à la vive colère de ceux dont j' étais le bien . Ils me démontrèrent que mes yeux étaient une marchandise de prix , que je n' avais pas le droit de détériorer . Alors , dévorant ma douleur , j' enfermai dans un coffret ces lambeaux de vêtements , tout ce qui me restait de mon enfance inconnue ; et j' ensevelis avec eux tout orgueil et toute espérance . Mais , au fond de mon cœur , je jurai de mourir , plutôt que de me donner sans amour ... Et tu me sauves , ô mon doux prince , ô toi que j' attendais et que j' aime , car tu es tel que mon rêve ! — Je crois bien facilement , dit San-Daï , que le sang , qui fait fleurir ta beauté , est le plus noble qui puisse être , mais fleurit- elle pour moi seul ? Suis -je le premier , auquel tu contes ta touchante histoire ? — Tu es le seul , tu es le premier , s' écria-t-elle . J' ai le bonheur d' être aussi intacte que la neige du mont Fousi . — Comment le croire , étant ce que tu es ? — Ah ! mon seigneur , j' ai été aussi jalousement gardée qu' une fille du Mikado ; sauf à mes professeurs et à quelques vieux prêtres , qui m' ont enseigné la morale et la philosophie , je n' ai jamais parlé à aucun homme . — Quel est le moyen de te délivrer , ravissante victime ? Dis- moi ce que je puis pour toi . Elle eut un sourire plein de grâce et de tendresse . — Ce que tu peux ? dit-elle , m' aimer de tout ton amour , pendant quelques semaines , et , après , me laisser mourir , bien heureuse ... — Ne parle pas de mourir ! s' écria-t-il en l' appuyant contre son cœur . À ce moment , avec une gambade prodigieuse , Yamato bondit au milieu de la chambre , et cria en battant des mains : — Eh bien ! eh bien ! que dites -vous de mon philosophe chinois ? ... Je vois qu' il est de votre goût . L' Oiseau-Fleur s' était vivement reculé , avec un geste de pudeur offensée ; elle salua cependant le nouveau venu . — Ce que je dis , répondit gravement le prince , c' est qu' on regrettera peut-être de m' avoir conduit vers lui , qu' on ne me trouvera que trop bien converti à sa doctrine . — Bah ! Bah ! en attendant il faut célébrer vos noces , dit Yamato . La Cigogne-Danseuse était entrée aussi , avec les jolies jeunes filles , et des serviteurs s' empressaient . Ils apportèrent une petite table basse , qu' ils placèrent devant le prince , puis ils posèrent sur la table , trois coupes en bois laqué ; l' on déboucha , alors , un flacon de saké . — Vous voyez , prince , dit Yamato en versant le vin dans la première tasse , cette cérémonie est exactement la même que celle qui a lieu dans le mariage entre nobles . Vous serez donc véritablement l' époux de cette belle princesse ... durant toute la nuit . L' Oiseau-Fleur prit la coupe , la vida à moitié , puis la rendit à San-Daï qui but le reste , tandis que Yamato disait : — C' est la première rencontre entre ce beau jeune homme et cette merveilleuse jeune fille ; que les présages soient heureux ! Puis il emplit la seconde coupe , qui fut vidée de la même façon . — Puissiez -vous vivre de longues années , reprit Yamato , et jouir d' un bonheur parfait ... jusqu' à demain matin ! Les assistants poussaient de joyeuses clameurs , en répétant les souhaits . L' Oiseau-Fleur prit la troisième coupe et la tint un moment soulevée avant de boire , en enveloppant le prince d' un regard profond et grave . Sans le quitter des yeux , elle la lui tendit , après avoir bu . Il vida la coupe d' un trait et la reposa sur la table de cérémonie , dans un choc brusque . — Ce mariage , qui n' est pour vous qu' un simulacre et un jeu , dit-il d' un air hautain , est pour moi absolument sérieux . Je fais serment d' être l' époux unique de l' Oiseau-Fleur , et cela pour toujours . Hana-Dori saisit la main du jeune homme et la mouilla de larmes , tandis que Yamato , qui savait bien que son compagnon ne jurait jamais de vains serments , faisait une mine stupéfaite et épouvantée , qui allongeait étonnamment son visage . Mais il secoua vite son inquiétude , et s' écria en riant : — Si c' est un vrai mariage , le festin ne sera que plus magnifique . Vite ! vite ! qu' on nous serve ! À en juger par moi- même , je prophétise que , si l' on tarde encore , on nous trouvera tous morts de faim . Rien ne manqua à ce festin nuptial , auquel la Cigogne- Danseuse fut conviée par Yamato , avec l' agrément du prince . D' innombrables petites coupes , des bols , des plats , des écuelles en fine porcelaine , disposés sur la natte blanche du sol , ou sur de petites tables basses , contenaient toutes sortes de hors- d' œuvre délicats : algues marinées , coquillages crus ou cuits , soles hachées toutes vives et mêlées à des cornichons frais ; puis des langoustes , des poissons rares accommodés au shoyo , cette liqueur fermentée si succulente ; des viandes et des volailles coupées en menus morceaux ; des pyramides de riz blanc comme la neige ; puis toutes espèces de gâteaux , de fruits et de friandises , et le saké coula abondamment et aussi le vin mousseux de France , qui jaillit dans un bruit de bataille . Bien qu' il n' y eût que quatre convives , assis à ce repas , la salle était pleine de monde . On avait fait venir d' élégantes geshas , célèbres pour la perfection de leur danse et de leur chant , des taïkomatis , dont les bouffonneries , les mines et les grimaces , déridaient les plus sérieux . Toutes les jolies servantes de l' Oiseau-Fleur étaient entrées aussi , et , debout contre les cloisons , les tapissaient des fraîches soies claires de leurs toilettes toutes fleuries de broderies . Les bouffons , roulant des yeux extraordinaires , sous des sourcils tordus comme des serpents en fureur , éployant leurs manches en de grands gestes saccadés , se frappant fréquemment les genoux avec leur éventail , avaient mimé une scène burlesque . Mais les samisens commencèrent à vibrer , dans un rythme gai et vif , et une gesha , s' avançant de quelques pas , se mit à danser . Sa coiffure , qui imitait les ailes d' un papillon , était ornée de grandes épingles d' or , de beaux coquillages et de fleurs ; sa robe d' un bleu nuancé , de bas en haut , du plus foncé au plus clair , enveloppait de beaux plis souples tous ses mouvements . Elle oscillait , se balançait , tournait lentement , faisant flotter autour d' elle des banderoles de soie , couvertes d' emblèmes . Puis une autre gesha , frappant sur un tambour avec des baguettes de laque , entonna , d' une voix aiguë , le chant d' amour de la Première Entrevue . Mais l' Oiseau-Fleur , d' un geste , l' interrompit , faisant signe qu' elle voulait chanter elle -même . Alors sa servante favorite , dont le nom était Kin-Rau , le Broc- d' Or , lui apporta son samisen , et tout le monde fit silence . Prenant une pose d' une grâce maniérée , qui semblait cependant toute naturelle , elle fit courir sa main gauche sur le long manche effilé de l' instrument , et à l' aide du plectre d' ivoire , gratta de l' autre main , les cordes très tendues . Dès les premières notes du prélude , chacun reconnut la célèbre chanson intitulée : Harousamé , et un murmure de plaisir bourdonna . Elle chanta d' une voix pure et claire , comme les vibrations d' une coupe de jade : « Sous l' averse printanière qui trempe ses plumes , le rossignol proclame la beauté du prunier fleuri . « Vers l' arbre bien-aimé , il est revenu du lointain exil , le doux amant , malgré les dernières neiges , le vent et la grêle ! « Si fragile est son aile et si dur fut le voyage , qu' il est tout meurtri et qu' il saigne ... « C' est d' un œil mourant qu' il contemple , une dernière fois , la floraison rose et embaumée ; mais il est heureux , puisqu'il meurt à l' ombre du prunier chéri . « Ô vous , vers qui revient toujours ma pensée , soyez l' arbre en fleur , et moi je serai l' oiseau ! Sans hésiter , je traverserai , alors , tous les périls , toutes les épreuves , pour expirer entre vos bras ! » Elle mit un accent si tendre et si passionné dans ce dernier couplet , que les yeux du prince se mouillèrent de larmes , tandis que les assistants poussaient d' enthousiastes acclamations . — Ni Komati , la grande poétesse , qui fut si belle , ni l' illustre Mourasaki , ni aucune des princesses célèbres n' ont égalé celle qui , ce soir , nous émerveille ! s' écria Yamato , en vidant , coup sur coup , plusieurs verres de champagne en l' honneur de l' Oiseau- Fleur . Le prince déclara qu' il voulait échanger avec elle le kisho , ce serment d' amour éternel , écrit devant témoins , et qui voue à la mort celui qui y manquerait . Broc-d'Or courut , aussitôt , chercher la boîte à écrire , et se mit à délayer l' encre . Mais Hana-Dori se défendait , voulait être seule à écrire le solennel engagement . — Ô mon cher prince s' écria-t-elle , dans quelles angoisses je serais , si vous cessiez de m' aimer ! Et elle cita , à l' appui de son sentiment , un outa du poète Oukou , célèbre depuis le neuvième siècle : « Qu' il meure sur l' heure Le traître ! ... avions-nous juré . C' est pourquoi je pleure , Car l' infidèle adoré , Le ciel va vouloir qu' il meure . San-Dai prit le pinceau des mains de la jeune servante et , déroulant le papier soyeux , il écrivit le premier . D' une écriture aussi belle que celle du prince , dans des termes rares et élégants , l' Oiseau-Fleur écrivit , à son tour , le serment sacré . Les danses et les chants reprirent alors , avec plus de langueur et de fièvre : le saké avait circulé , et coulé abondamment , toutes les têtes étaient troublées et , bien que l' on gardât une réserve de bonne compagnie , l' on sentait monter de plus en plus l' animation et la gaieté . La Cigogne-Danseuse faisait de grands efforts pour se tenir droite et rester digne ; Yamato s' était imaginé de lui faire boire de nombreuses tasses de saké ou de Champagne , et il s' amusait extrêmement des mines singulières qui crispaient le visage de la vieille courtisane , tout blanc de fard , de ses airs effarés , dans l' angoisse d' être incorrecte , et du clignotement continuel de ses yeux , lourds d' ivresse . Mais tout au fond de lui -même , malgré les rires dont il s' étourdissait , le jeune étudiant sentait poindre une sourde inquiétude : n' avait -on pas trop bien réussi ? Le prince l' avait dit tout à l' heure , peut-être regretterait -on de l' avoir arraché à sa retraite studieuse . Tous ces serments de fidélité , il voudrait les tenir , et qu' adviendrait-il de cela ? ... Yamato ne serait-il pas considéré comme responsable par le daïmio de Kama-Koura , des désordres et des folies , éclatant , par suite de cette belle aventure , dans la vie du jeune prince ? ... Il les examinait du coin de l' œil , tous deux engourdis par un trouble délicieux , ne pouvant détacher leurs regards l' un de l' autre , échangeant des sourires d' extase . Ils avaient à peine touché à ce beau repas , éparpillant les grains de riz du bout de leurs bâtonnets d' ivoire , mordant à un fruit , buvant quelques gorgées à la même coupe . Maintenant , ils semblaient las de tout ce monde , impatients d' être seuls . Alors , Yamato , avec un grand soupir , se leva , plongea la main dans une bourse pendue à sa ceinture et jeta à la volée , à travers la salle , une poignée d' or . Ce fut , aussitôt , une mêlée joyeuse , des cris , des rires ; toutes les jolies toilettes , les belles coiffures hérissées d' épingles , se traînèrent sur le sol , à la poursuite de la proie roulante . Les bouffons faisaient des enjambées extraordinaires ; il y eut des luttes , des disputes , des chignons défaits ; puis quand tout le monde se fut relevé , un concert de remerciements et de bénédictions , qui n' en finissait plus . Quelques-uns , n' ayant rien pu saisir , feignaient de pleurer . Le prince et l' Oiseau-Fleur s' étaient levés . Alors , formant un cortège , les assistants les conduisirent à la chambre à coucher . Cette chambre , assez grande , s' ouvrait sur une véranda qui donnait sur le jardin , confusément aperçu dans une lueur bleue . Le lit était formé par un large matelas de soie étendu sur plusieurs nattes superposées ; au chevet , étaient placés deux makouras , sortes d' escabeaux rembourrés sur lesquels on appuie la tête ; et une magnifique couverture , en satin couvert de broderie , ayant la forme d' une robe géante , était jetée sur le lit . Dans un angle se dressait , tout environnée de fleurs , une statue dorée de la déesse Benten , reine de la mer et protectrice des amants . Une petite lampe de bronze brûlait devant elle ; mais la lumière de beaucoup de lanternes voilées de soie blanche , empêchait de voir sa lueur . On déshabilla le prince , et on le revêtit d' un costume de nuit , tandis que l' on disposait sur le sol le brasero , les parfums , la boîte contenant le tabac et les pipettes d' or , et , dans un coffret précieux , une édition rare des Poèmes de l' Oreiller . Dès que le jeune homme fut couché , les assistants , avec maints souhaits de longue vie et d' éternelle félicité , se retirèrent , sauf Broc-d'Or et quelques servantes , qui commencèrent à dévêtir Hana-Dori . On lui ôta le somptueux manteau de soie et d' or , qui fut étendu contre la cloison , sur une étagère ; on enleva les épingles et les fleurs de sa coiffure ; on défit les hautes chaussures qui la faisaient si grande ; on dénoua sa ceinture , attachée par devant à la mode des courtisanes . La robe glissa , découvrant les épaules et la poitrine sous la gaze de la chemisette , puis les beaux bras , si blancs qu' ils paraissaient lumineux . Quand elle fut prête , elle vint s' agenouiller près du lit , et dit , d' une voix basse et toute palpitante d' émotion : — Mon cher seigneur , me permettez -vous de dormir à votre côté ? Sans avoir la force de lui répondre , d' un mouvement brusque et passionné , il l' attira auprès de lui . Alors , Broc-d'Or , en même temps que les servantes éteignaient les lumières , referma sur eux la moustiquaire en gaze de soie verte , qui les enveloppa d' une atmosphère de rêve , tandis que la douce lueur de la lune emplissait la chambre , et que la petite lampe de bronze , devant la déesse de la mer et de l' amour , brillait dans un angle , comme une étoile . Il est parti , le joli prince aux yeux de velours , et l' Oiseau- Fleur , tout anéantie , songe à lui , le long des nuits et des journées . Après une semaine entière d' un merveilleux bonheur , il s' est arraché d' auprès d' elle , mais c' est pour la conquérir . Certain , maintenant , qu' elle n' a été qu' à lui , il a juré de nouveau qu' elle ne sera à aucun autre ; et il est parti , décidé à affronter la colère de ses parents , à lutter contre leur volonté , à triompher de tous les obstacles . Yamato , consterné et plein d' effroi , l' a suivi , promettant néanmoins , lui la cause première de toute l' aventure , de servir de son mieux son noble ami . Et elle est là , au milieu des fleurs , assise dans la galerie extérieure de sa maison , la belle solitaire , revivant son bonheur , et si enveloppée de souvenirs brûlants , qu' elle est heureuse encore dans sa tristesse . Mais voici que , tout à coup , on entend , au rez-de-chaussée , un bruit de voix claires , et le cliquettement des hautes chaussures de bois , que l' on détache . — Qu' est -ce donc ? Broc-d'Or rentre vivement , se penche et regarde , par dessus la rampe de l' escalier . — Les plus célèbres oïrans du Yosi-Wara , dit-elle , qui viennent rendre visite à ma noble maîtresse . Déjà , les fières courtisanes montent lentement l' escalier de bois précieux , tandis que leurs suivantes , restées en bas , jacassent entre elles ; et c' est un bruit de volière dans toute la maison . L' Oiseau-Fleur s' est levée et rentre aussi , pour recevoir les visiteuses . Elle soulève sa main droite et cache sa bouche derrière sa longue manche brodée , ce qui est une façon câline et gracieuse de saluer . La première qui entre s' appelle Ko-Mourasaki , Petite- Pourpre . C' est une personne très orgueilleuse d' elle -même . On la recherche beaucoup , mais sa conquête flatte l' amour-propre , plus qu' elle ne charme le cœur . Elle a une figure longue et aristocratique , très blanche , le nez busqué , les yeux grands , à peine bridés , avec les sourcils rasés , et repeints très haut sur le front . Comme ses dents ne sont pas très belles , elle les a fait laquer en noir , à la façon de beaucoup de femmes du monde , et son sourire est singulier . Dans sa toilette , elle affecte une certaine simplicité de bon goût . Sa robe , en crêpe couleur olive , n' a d' autres broderies qu' une bordure de vagues , en satin plus clair , montant jusqu' à mi-jambes et , près de l' épaule , les armoiries , qu' elle s' est choisies un zigzag bizarre , enfermé dans un cercle ; sa ceinture souple est en soie rose unie , et sur son manteau , couvert tout entier par un fantastique dragon noir , on ne voit de l' or qu' en minces fils , indiquant les écailles , et , en perles , pour former les yeux . Ko-Mourasaki tient à la main , comme un bâton de commandement , sa mince pipette d' argent ciselé . Celle qui vient après elle , c' est Tama-Koto , la Guitare-de- Jade , longue , frêle et jolie , extrêmement rêveuse et nonchalante . Elle est vêtue d' une robe bleu pâle , si souple qu' elle semble mouillée : son manteau traîne loin derrière elle : on y distingue , brodé en couleurs naturelles sur un fond d' or , le portrait du beau Nari-Hira , l' illustre poète , le fier guerrier , l' incomparable séducteur . La jeune courtisane a pour ce héros d' autrefois une grande passion ; elle le pleure souvent , la nuit , car , à travers les siècles , c' est lui qu' elle aime . Ko-Tsio , le Petit Papillon , et Vaca-Yanaghi , le Jeune Saule , entrent ensemble . La première est mignonne et gracieuse , avec une figure ronde , couleur de crème , des yeux gais , une bouche exquise , pareille à une petite rose épanouie . Sa tête est tout hérissée d' épingles , et elle semble avoir peine à traîner sa toilette , lourde de broderies . La seconde est une espèce d' idole , au visage immobile et blafard , aux longs yeux , ouverts à demi , qui semblent perdus dans un rêve . Elle a , sur la lèvre inférieure , une petite tache d' or ; sa robe est en soie jaune et son manteau en brocard d' or , semé de chrysanthèmes d' argent . Après l' échange des formules de politesse , les belles visiteuses s' asseyent sur les tatamis couleur de neige , qui couvrent le sol , et s' accoudent aux riches coussins , épars çà et là . — Nous avons appris le bonheur qui vous arrive , dit Ko- Mourasaki , et nous venons vous féliciter . Toute notre ville se réjouit avec vous , et l' on vous a proclamée reine du Yosi-Wara ! — Je suis très flattée de cette attention , répondit l' Oiseau- Fleur , mon bonheur est extrême , en effet ; si grand qu' il m' aide à supporter les chagrins de l' absence . — Alors , c' est bien vrai ! s' écria Guitare de Jade , un prince , aussi beau que Nari-Hira , a été votre premier amant et veut vous libérer , pour vous faire princesse ? — C' est vrai . La déesse Benten , que j' ai tant priée , m' accorde cette insigne faveur . — Montrez-nous les cadeaux que vous a faits le prince , ils doivent être magnifiques , dit Petit Papillon , avec des yeux luisants de curiosité . L' Oiseau-Fleur dégagea des plis de sa ceinture un élégant poignard , au fourreau d' argent , incrusté d' or . — Voici son unique présent , dit-elle . Alors , ce furent des exclamations : — Comment ! un poignard ! rien qu' un poignard ! ... Ce beau prince n' est donc pas généreux ? ... — Puisqu'il donne tout , les cadeaux sont superflus , dit Ko- Mourasaki . — Le prince a acheté ma liberté , jusqu' à un jour fixé , où il doit revenir pour m' emmener , dit l' Oiseau-Fleur ; si , par un malheur , dont le ciel me garde ! il était retenu loin de moi , retombée dans l' esclavage , on voudra me contraindre à être infidèle ! Alors ce poignard sera la clé de ma prison ; grâce à lui , je pourrai m' évader d' ici , aller attendre mon bien-aimé dans le séjour des ombres . Il y eut un silence . Toutes les belles oïrans étaient pensives , et Ko-Mourasaki , penchée sur le poignard , l' examina avec attention . Les kamélos , jeunes servantes de douze à treize ans , avaient apporté les boîtes à fumer et servi le thé . On se passa de l' une à l' autre le brasero , et de minces spirales bleues montèrent vers le plafond . Ko-Mourasaki regardait toujours le poignard ; elle l' avait tiré à demi de sa gaîne et essayait le tranchant sur son doigt mignon . Puis , d' un mouvement vif , elle éteignit l' éclat cruel de la lame dans l' ombre du fourreau et dit d' une voix grave : — La mort ! ... La mort volontaire , permettant d' éluder un ordre tyrannique , qui nous humilie , c' est Elle seule qui nous rend un peu de vraie noblesse , à nous , pauvres simulacres de princesses que nous sommes ! Petit Papillon frappait ses mains l' une contre l' autre , avec épouvante : — Mais c' est affreux de se faire mourir s' écria-t-elle , nous si soigneuses de nos personnes , si délicates , si douillettes ! Comment pourrions-nous nous faire du mal , avec des poignards ou du poison ? ... C' est là une chose impossible , qui n' est jamais arrivée . — Jamais arrivée ! dit Ko-Mourasaki avec un sourire noir , nous n' en finirions pas , si nous contions les histoires de suicides , qui se sont produits , dans l' enceinte seule du Yosi-Wara . — Vous savez de ces histoires ? ... — Nous en savons toutes . — Ah ! je vous en prie , racontez -les , dit Petit Papillon avec un air de câlinerie suppliante , moi , je n' en sais aucune . — Si l' Oiseau-Fleur , notre reine , le trouve bon , je veux bien vous conter ce que je sais , dit Ko-Mourasaki . — J' entendrai ces histoires avec le plus grand intérêt , dit l' Oiseau-Fleur , moi qui , peut-être , en fournirai une de plus à la collection . — N' ayez pas de pareilles idées ! s' écria Jeune Saule ; prévoir le malheur , cela l' attire . Mais je vous donnerai un talisman infaillible , et votre prince reviendra . — Merci , mille fois ; je le porterai avec reconnaissance . — Nous écoutons , dit Petit Papillon , en se tournant vers l' imposante Ko-Mourasaki . Celle -ci but une gorgée de thé et reposa sa tasse sur le plateau . — La personne dont je vais vous parler , dit-elle , vous l' avez toutes connue . On l' appelait La Perle . — Certes , nous la connaissions , dit Guitare-de-Jade ; voilà moins d' un an qu' elle est morte , en pleine floraison de sa beauté . — Mais , par peur de l' exemple , on a soigneusement caché la façon dont elle est morte . Moi , sa plus intime amie , je fus avertie , en secret , par sa suivante favorite , et j' ai su toute la vérité . — Je m' étais toujours doutée que cette mort n' était pas naturelle , dit Jeune Saule . Voici , dit Ko-Mourasaki : — La Perle était extrêmement belle , très fière et très savante . Comme vous , Guitare-de-Jade ; elle avait étudié l' histoire ancienne avec passion , et gardait , au plus haut point , l' amour et l' orgueil de son pays . Aucune , comme elle , n' avait l' aspect d' une princesse des temps passés . Elle étudiait les modes d' autrefois , avec une attention extraordinaire , les copiait , jusqu' aux plus minces détails . Dans sa maison , tout portait la marque des jours disparus ; elle avait des pages , des écuyers , revêtus d' armures et armés de sabres . Mieux qu' aucune de nous , elle parlait l' idiome de Yamato , la langue du huitième siècle , n' y mêlant jamais aucune locution moderne , et , lorsqu' ils n' étaient pas nobles , elle embarrassait , jusqu' à leur faire perdre contenance , ses amants d' une nuit , en leur débitant , d' une voix moqueuse , des discours auxquels ils ne comprenaient rien . À cause de tout cela , sa célébrité était extrême . On parlait d' elle d' un bout à l' autre de Tokio , ses portraits étaient exposés partout , et , même , on l' avait photographiée , par surprise , car jamais elle n' aurait consenti à une pareille chose . Tout ce qui était moderne , naturellement , lui faisait horreur , et elle traitait avec un tel mépris , les jeunes hommes affublés des affreux vêtements des Occidentaux , qu' aucun n' osait se présenter devant elle , sans avoir repris le costume national . Un soir , on vint prévenir La Perle qu' un très riche seigneur , amoureux d' elle , sur la foi de ses portraits et de sa réputation , désirait la voir . Sans tarder , elle fit appeler ses servantes , et se prépara pour la présentation . Ko-Mourasaki frappa sa pipette d' argent , pour en faire tomber la cendre , sur le bord de la boite de laque ; puis continua son récit : — La Perle s' avança lentement , comme c' est l' usage , pour traverser la baie , ouverte sur le salon de réception . En passant , elle jeta un regard , par dessus l' épaule , vers l' homme qu' on lui présentait . Alors , elle eut un brusque haut-le-corps , ses sourcils remontèrent , sa bouche se crispa de mépris , et , sans même saluer , elle passa très vite , faisant signe à sa servante qu' elle refusait le personnage . C' était un Occidental , un homme de haute taille , à la figure rouge , au grand nez , avec des yeux bleus , tout ronds , et une barbe rousse , ébouriffée et touffue , qui le faisait ressembler à une bête . La Perle était rentrée dans sa chambre , très irritée . Du bout de son éventail , elle éparpillait les fleurs des bouquets , brisa même quelques vases précieux et jeta loin d' elle son manteau de cérémonie . — Comment peut -on me faire une pareille insulte ? s' écria-t- elle , à moi qui aime mon pays par dessus tout , et qui souffre des mœurs nouvelles , tellement , que je ne vis que dans le passé ? Comment a-t -on pu croire que j' accueillerais cet étranger , pour lequel toute ma personne se soulève de dégoût ? Et elle gronda ses servantes de ne pas l' avoir avertie . Si elle avait su , elle ne se serait pas même laissée voir . Le lendemain , l' étranger se présenta encore , mais La Perle , maintenant sur ses gardes , se voulut pas paraître . Elle lui fit dire que , revînt-il tous les jours de l' année , elle le refuserait toujours . La pauvre femme oubliait trop , qu' elle était esclave . Ceux de qui elle dépendait vinrent lui faire des remontrances . Elle avait des fantaisies ruineuses . Sa maison , montée à la façon d' un château d' autrefois , coûtait d' énormes sommes ; des envoyés couraient tout l' empire , pour lui acheter des objets anciens , qui devenaient de plus en rares . Sa dette était effrayante , sa vie entière ne suffirait pas pour la payer , sans le hasard d' une occasion extraordinaire . Cet Occidental , fabuleusement riche , très enflammé pour elle , surtout depuis qu' il l' avait vue , la voulait à tout prix , et à tout prix n' était pas , dans sa bouche , une manière de parler : il était capable de la libérer complètement , de payer tout ce qu' elle devait . Si elle refusait une pareille aubaine , on serait obligé de vendre tout chez elle , de la dégrader de son titre d' oïran , de l' exposer , avec les courtisanes de rang inférieur , derrière les barreaux des devantures . La Perle courba la tête , elle ne pouvait que se soumettre . Elle déclara qu' elle consentait à recevoir l' étranger . Celui -ci commanda un festin magnifique , fit venir des acteurs célèbres , qui jouèrent et chantèrent , accompagnés par un orchestre complet . La Perle , immobile et muette , ne toucha à aucun mets , ne regarda rien ; pas une seule fois elle ne leva les yeux sur l' étranger ; elle les tenait obstinément baissés , pâle , glacée , effrayante comme un fantôme . Le festin terminé , elle se leva et passa dans sa chambre , comme pour changer de toilette . Sa suivante la rejoignit presque aussitôt ; mais , dès le seuil , elle poussa un cri terrible , qui fit frémir tous les assistants : La Perle gisait dans un lac de sang . Elle s' était coupé la gorge , avec un sabre ancien , qui avait appartenu au shogun Taïko-Sama ! ... Toutes les oïrans eurent un geste d' effroi ; Petit Papillon cacha son visage , en criant , contre l' épaule de Jeune Saule , qui , seule , n' avait pas perdu son impassibilité d' idole , et entr'ouvrait seulement ses lèvres minces , ornées d' un trait d' or . — Cette mort est digne des temps passés , dit l' Oiseau-Fleur ; La Perle méritait de vivre aux époques héroïques , qu' elle a tant aimées . — Elle n' a même aimé que cela , dit Ko-Mourasaki . — C' est justement ce qui me surprend le plus , dit Guitare de Jade . Comment a-t-elle puisé le courage d' une mort aussi cruelle , dans la seule répugnance d' un être d' une autre race ? Elle n' avait d' amour pour personne , et il me semble que l' amour , seul , donne le désir et la force de mourir . — Comment savez -vous cela ? demanda Petit Papillon ; vous n' avez jamais été amoureuse . — Personne n' ignore que j' ai livré mon cœur à une passion , impossible , pour un divin poète , mort il y a neuf cents ans . Cela me préserve de toute faiblesse , et me permet de n' éprouver qu' une paisible indifférence , pour tous les hommes que je reçois . Mais s' il fallait renoncer à mon rêve , renier mon idéal amant , je préférerais mourir . Un prince , m' offrît-il même de m' épouser , je ferais comme a fait La Sarcelle de Soie . — Qu' a-t-elle fait ? ... Dites ! dites ! . . décria Petit Papillon , qui voulait encore avoir peur . — Personne de vous ne connaît l' histoire de La Sarcelle de Soie ? Elle est célèbre cependant ; on parle souvent de cette héroïne , et ses portraits sont encore exposés au Yosi-Wara . — Je l' ai entendue nommer , dit Ko-Mourasaki , mais je ne sais qu' une partie de son histoire . — Si notre reine le permet , dit Guitare de Jade en s' inclinant , je vous raconterai ce que je sais . — Je suis curieuse de vous entendre , répondit l' Oiseau-Fleur . — Sans être très ancienne , cette histoire n' est pas d' aujourd'hui , dit Guitare de Jade ; elle s' est passée au temps où les seigneurs portaient encore des sabres , où le Japon , fermé aux étrangers , gardait jalousement les traditions et le parfum des temps disparus ... Il y a trente ou quarante ans , peut-être , Sarcelle de Soie était , comme nous toutes , belle , insoucieuse et esclave ; le soin de sa personne , ses toilettes , ses coiffures , la bonne tenue de sa maison , l' occupaient uniquement . Aucun des hommes qu' elle recevait n' était parvenu à toucher son cœur , jusqu' au jour , où elle rencontra le samouraï Kaïdo . C' était le vassal d' un prince très malheureux , qui avait été vaincu , après de longs combats , par une maison rivale , avait vu ses États envahis , son château dévasté , ses trésors pillés , et s' était enfui , avec sa famille , on ne savait où . La ruine du maître fut , du même coup , naturellement , celle des serviteurs , et le charmant Kaïdo , était très pauvre . Lorsqu' il vint au Yosi-Wara , il accompagnait un ami , plus fortuné , et était seulement invité au souper . Mais Sarcelle de Soie , touchée au cœur pour la première fois , n' avait de regards que pour lui . Elle improvisa même un outa à son adresse : « Je ne puis pas dire son nom ; mais , ô bonheur ! il y a ici un jeune homme pour lequel , volontiers , je donnerais ma vie ! » Kaïdo , très ému , lui aussi , avait bien compris , tout en feignant l' indifférence . Il revint , en secret , et fut l' amant adoré de Sarcelle de Soie . Elle ne voulut pas qu' il restât pauvre ; elle devint âpre au gain , pour être à même de l' enrichir . Elle était passionnément aimée , heureuse , et pleine d' espoir en l' avenir : le jeune samouraï lui avait promis , dès qu' il aurait pu s' assurer une position , de la libérer et de l' épouser . Mais ce ne fut pas cela qui arriva . Le prince souverain de Satsouma , vit la belle oïran et s' en éprit follement . Il déclara , qu' il la voulait mettre au rang de ses épouses , et qu' il était prêt à payer ce qu' on exigerait . Cette nouvelle , jeta les deux amants dans le désespoir : c' était la fin de leur amour , la séparation éternelle . Le prince de Satsouma était trop puissant , pour que l' on pût songer à lui résister : ils étaient bien perdus . Cependant , Sarcelle de Soie , essayant de lutter , eut l' idée de demander , pour son rachat , une somme extravagante : elle déclara , qu' elle ne suivrait le prince , qu' à la condition qu' il la payât son poids d' or . Le seigneur de Satsouma , qui était un seigneur comme il n' y en a plus , ne fit aucune objection . Il ordonna de construire des balances , et fixa le jour du départ . Ce jour venu , Sarcelle de Soie , consternée , se mit dans la balance , en priant le ciel que le poids de son chagrin la rendît plus lourde que du plomb . Elle avait rempli ses manches de pierres , et de toutes sortes d' objets pesants ; mais le prince , impassible , faisait entasser l' or sur l' autre plateau , et bientôt , Sarcelle de Soie , cramponnée aux cordes , fut enlevée très haut . Elle ne s' appartenait plus . Il fallut partir , et dévorer ses larmes . Un cortège magnifique , la conduisit du Yosi-Wara jusqu' au port , où une belle jonque , toute pavoisée des bannières du prince , l' attendait . Les yeux troublés de pleurs , Sarcelle de Soie vit s' éloigner le rivage , disparaître la ville , où son cœur était resté . Elle ne pouvait croire que tout fût fini ainsi , que Kaïdo ne tentât rien , pour l' apercevoir , au moins , une dernière fois . Une barque s' était détachée du rivage , légère et rapide ; sa voile gonflée , elle volait sur la mer , approchant très vite du lourd et majestueux navire . La pauvre amante , regardait de toutes ses forces cette barque : c' était lui qui la conduisait , elle en était sûre . Mais le prince s' était approché , une coupe de saké à la main . — Ma princesse , dit-il , buvez à nos amours . Déjà elle distinguait le pâle visage de Kaïdo ; la barque était toute proche , l' amant lui tendait les bras . Alors , elle comprit ce qu' il voulait d' elle . Elle vida la coupe d' un trait . — À toi , Kaïdo cria-t-elle . Et elle s' élança dans la mer ... — Mourir pour celui qu' on aime , cela me paraît aussi simple que de respirer , dit Jeune Saule , celle qui ressemblait à une idole ; ce qui , à mon avis , est le plus terrible , c' est de supporter le désespoir , d' avoir la force de vivre , avec le cœur desséché , pour réaliser quelque secret dessein , ou obéir à un mort chéri . À cause de cela , l' histoire de la Princesse Inconnue est celle qui revient le plus souvent dans mon esprit , et alors ma gorge se serre , je respire avec peine , et je me retiens de pleurer . — Vous avez toujours refusé de nous confier cette aventure , que vous êtes seule à savoir , dit Ko-Mourasaki non sans amertume , le mystère qui enveloppe celle que l' on a surnommée la Princesse Inconnue , préoccupe toutes les oïrans du Yosi-Wara , et a fait travailler toutes les têtes . À mesure que le temps s' écoule , cela s' apaise un peu ; l' éloignement tend ses voiles , et l' oubli les double ; cependant , ils sont encore assez légers pour que le moindre souffle de souvenir les écarte et découvre , aussi vif qu' aux premiers jours , l' intérêt qu' inspire cette histoire , jamais contée . — Puisque Vaca-Yanaghi en a parlé la première , dit Guitare- de-Jade , elle nous doit l' histoire de la Princesse Inconnue . On ne remet pas l' or dans sa manche , après l' avoir montré aux mendiants . — Que notre reine ordonne , puisqu'elle est toute-puissante , dit Petit-Papillon ; qu' elle vienne en aide à la curiosité de ses sujettes . L' Oiseau-Fleur se tourna en souriant vers Jeune Saule , dont l' impassible et blême visage aux yeux demi-clos , ressemblait plus que jamais à la face d' albâtre d' une Idole . — J' avoue avoir bien souvent rêvé à cette mystérieuse princesse , lui dit-elle , et ma curiosité royale , se joint à celle de mon peuple . — Mon intention était de vous dire l' histoire , répondit Jeune Saule , seule la grande jeunesse de Ko-Tsio , me fait hésiter , car je dois vous demander le serment , de ne rien répéter des choses que je vais vous révéler ; et pourra-t-elle tenir sa promesse , presque encore enfant , comme elle l' est ? Ainsi que se dresse le serpent lové sur lui -même au milieu du cercle soyeux de ses robes , Petit Papillon se leva , les yeux pleins de colère . — L' enfant qui , plus tôt que d' autres , a mérité le grade d' oïran , dit-elle d' une voix frémissante , avait sans doute des qualités , que des femmes , moins favorisées , ont mis plus longtemps à acquérir . Elle était charmante , dans son attitude de défi , avec le grand disque d' or , formé par son peigne , derrière sa nuque . Les courtisanes , étendues sur les nattes , de bas en haut , l' admiraient en souriant . Seule l' Idole , toujours impassible , ne levait pas la tête . — Ne vous fâchez pas , Ko-Tsio , dit-elle , la jeune tige , plus belle que la branche faite , ne s' irrite pas d' être fragile . Il y a des remords dans mon inquiétude : celui de qui je tiens l' histoire mystérieuse , a , par faiblesse pour moi , trahi le secret ; et , vous voyez , je vais le trahir aussi , par amitié pour vous , moi qui suis la fleur éclose et non plus le gracieux bouton . — Voulez -vous que je me retire ? demanda Petit Papillon . — Je voulais faire résonner un peu plus fort , en votre mémoire , la gravité du serment ; maintenant je suis tranquille , dit Jeune Saule . — Merci moi qui crains la mort , je jure que je veux mourir , si je ne suis fidèle . Et d' un mouvement brusque et souple , Petit Papillon s' abaissa de nouveau dans le moutonnement de ses robes . — Nous vous écoutons , Vaca-Yanaghi dit l' Oiseau-Fleur . — Qu' on éloigne les kamélos , dit Jeune Saule . Et , seulement quand toute les jeunes suivantes eurent disparu , par l' entrebâillement d' un panneau que la dernière referma sur elle , elle commença . — Un soir , — il y a déjà plus de vingt ans et aucune de nous n' était hors de l' enfance , alors — un norimono élégant , mais sans insignes , entra dans l' enceinte du Yosi-Wara , porté par deux hommes , qui dissimulaient leur visage , sous la coiffure de ronine [ 2 ] et qui s' éloignèrent , en emportant le véhicule , dès que celle qui l' occupait en fut descendue . C' était une jeune femme , très grave et très belle ; du type aristocratique le plus pur . Elle fit venir la gouvernante d' une des principales maisons vertes , et , de l' air hautain , avec le parler nonchalant et dédaigneux , d' une vraie princesse , elle déclara vouloir être enrôlée , dans la phalange des princesses fictives . C' était un ordre plutôt qu' une prière : la gouvernante était tentée de se prosterner , ses genoux ployaient d' eux -mêmes , d' autant plus que l' inconnue ne demandait aucun paiement contre son engagement , offrait au contraire une somme importante pour ses frais d' installation . Elle faisait ses conditions , par exemple : Admise d' emblée au grade de grande oïran , elle ne recevrait que des hommes originaires de la principauté d' Hikone , et ne les recevrait qu' une fois . La gouvernante , extasiée , consentit à tout . Et , pendant plusieurs années , longues et lourdes , sans doute , l' inconnue vécut au Yosi-Wara , sous le nom de Glaive-Noir , qu' elle s' était choisi . Mystérieuse et triste , hors de son service , elle ne parlait à personne , et , à cause de cela peut-être on ne parlait que d' elle . Combien s' abaissèrent au mensonge et jurèrent être nés à Hikone , pour être admis auprès d' elle ! Tous se taisaient , après l' unique entrevue , avec un inconsolable regret . Un matin , les kamélos , en entrant chez Glaive-Noir , trouvèrent l' amant d' une nuit , égorgé , en travers du lit . Elles s' enfuirent , en hurlant , et , bientôt , toute la Cité-d'Amour fut révolutionnée . La police fit fermer les portes du Yosi-Wara , espérant que la meurtrière ne s' était pas encore échappée . Mais on la découvrit , presque aussitôt , sous un bosquet de son jardin , la face contre terre , un poignard , armorié , planté jusqu' à la garde dans le cœur . On eût dit qu' elle l' avait enfoncé là , avec une frénésie joyeuse , comme on enfonce dans une serrure la clef qui vous délivre . Un rire de triomphe étirait ses lèvres mortes , qu' on n' avait vu jamais , vivantes , sourire . Les armoiries du poignard étaient celles d' une famille complètement éteinte . L' homme égorgé fut reconnu pour un dignitaire de la cour , et aussitôt le silence se fit , les voiles retombèrent , on défendit d' interroger et de parler . Glaive-Noir , et sa victime , furent emportés hors du Yosi-Wara , et l' on n' a jamais rien su . Jeune-Saule se tut , et versa du thé dans sa tasse . Toutes les oïrans , modulèrent un , ah ! de désappointement . — Nous connaissions , à peu près , ce que vous venez de nous redire , déclara Ko-Mourasaki . Ne savez -vous donc rien de plus ? La tache d' or , qui décorait la lèvre inférieure de Jeune-Saule , frémit légèrement dans une ébauche de sourire . À petits coups , elle but son thé , reposa la tasse , et reprit . — Peu après mes premières amours , au Yosi-Wara , un vieux seigneur , s' éprit de ma personne , au delà de mes mérites . Mais , il ne me plaisait guère , et , malgré les propositions avantageuses qu' il me faisait , je ne me décidai pas à l' accueillir . J' appris , un jour , qu' il avait été chef de justice et que c' était lui qui était venu faire les constatations officielles , lors du meurtre et du suicide , qui nous préoccupaient toujours . Mon indifférence pour lui cessa subitement , et , à la condition qu' il me parlât de cet événement , je voulus bien causer avec lui . Je le fis souffrir : déchiré , entre son amour et son devoir , l' un voulant le faire parler , l' autre ordonnant le silence , il était vraiment à plaindre . Bref , je l' affolai si bien , qu' il m' avoua avoir en sa possession , le manuscrit trouvé sur le cadavre de Glaive-Noir , et dans lequel elle avait elle -même relaté , jour à jour , une partie de sa vie . Lire ce manuscrit ce fut , dès lors , le prix de mes faveurs et je n' en voulus aucun autre . — Vous l' avez lu ? s' écria Petit Papillon tout émerveillée . — Le brave juge résista longtemps . Un soir enfin il apporta le précieux rouleau , et me le laissa lire , quand nous fûmes seuls , après que je lui eus juré de ne jamais le trahir . Pour dormir il plaça le rouleau sous le matelas du lit . Au milieu de la nuit , je parvins à le tirer de là sans éveiller le dormeur , et , à la faible lueur d' une lanterne , je le copiai , d' un bout à l' autre ... — Vous l' avez copié ? ... Cette exclamation s' échappa de toutes les lèvres , et même l' Oiseau-Fleur se pencha en avant , la bouche entr'ouverte , distraite un moment de son rêve . Jeune-Saule porta la main à sa coiffure , ce qui fit tomber jusqu' à l' épaule sa lourde manche et mit à nu son bras , blanc comme du papier . Elle ôta , de l' ornementation compliquée de ses cheveux , un étui en laque d' or , presque entièrement dissimulé sous les ailes du chignon . L' étui ouvert , elle en tira un rouleau de soie fine et le tint au bout de ses doigts . — Le juge est mort durant la dernière lune , dit-elle , il n' y a plus de témoin du serment . Et , d' une saccade , elle fit le manuscrit déroulé , courir comme une coulée de lait , sur les nattes . — Votre silence est éloquent , ajouta-t-elle , je n' ai pas besoin de vous dire : écoutez . Elle lut . Château de Fusimi , la 1 re année de Gengi , au 6 e mois [ 3 ] . « Après deux cents ans d' une paix heureuse , la guerre civile éclate , hélas ! ... « Ô ! brutale douleur ! Nouvelle funeste ! ... C' en est fait du charme de la vie . Un buffle furieux a brisé la barrière de l' enclos et piétine les fleurs ravissantes . Hélas ! hélas ! les sentiments les plus subtils , vont être pétris avec la boue et le sang ! « Dans l' alcôve désertée , les cordes de la lyre , avec un tintement lugubre , se brisent d' elles -mêmes ! « L' angoisse serre ma gorge ; pourtant mes larmes ne peuvent pas couler : l' ouragan déchaîné ne laisse pas tomber la pluie ! ⁂ « Comment durcir nos cœurs ? comment retrouver l' énergie et la force , après ces longues années de voluptueuse mollesse ? Les sabres , aux gardes embellies d' oiseaux d' or et de fleurs d' argent , ne sont plus que des parures , dans les ceintures de soie . « Les princes , passaient leur vie en contemplation de la nature . Nonchalamment accoudés au rebord des terrasses ; ils chantaient , rêvaient ; écrivaient sur du satin , des vers . Épris de toutes beautés , savourant les sensations nobles et les mille nuances de l' amour . « Les corps suaves , imbibés de parfums , comme ils vont être meurtris par la lourde et rude cuirasse ! Comment les mains délicates , emprisonnées dans le dur gantelet de corne , pourront- elles saisir la lance et l' épieu pesant ? ⁂ « Ô fils des héros ! Vous voilà debout ; fiers et indignés ; méconnaissables , sous l' habit de guerre ! Le cœur cuirassé aussi , car voilà que vous brisez l' interminable adieu de désespoir ! ... « Il n' y a plus que le bruit des pas qui s' éloignent ... des pas sans retour ... hélas ! ... « La face contre terre , je mords mes cheveux , pour étouffer mes sanglots . ⁂ « La honte et l' orgueil me relèvent , pourtant . Vais -je donc crier , sous la douleur , comme une simple femme des rizières , moi princesse , de l' illustre clan de Nagato , fille d' honneur de notre suzeraine ? ... « Ah ! c' est que l' amour venait d' éclore dans mon cœur ... et ... sans l' excuser , l' amour seul explique la lâcheté . « Que se passe-t-il ? d' où vient le coup , qui anéantit le peu que je suis ? Je l' ai reçu , sans le comprendre . Maintenant il faut savoir , et suivre , de l' âme , ceux qui combattent . ⁂ « Honneur au Mikado ! hors les étrangers ! » tel est le cri de bataille . « Les barbares de l' ouest , souillent de leur présence le sol sacré du Japon . Leurs navires jettent l' ancre dans nos ports ; les vils marchands , de ces nations inconnues , viennent faire leurs trafics . Mais ce n' est là qu' un prétexte , ils convoitent notre beau pays , et emploient toutes sortes de ruses , pour nous abuser . « Le Shogun a eu la faiblesse de céder à ces barbares , de leur permettre ce qui est défendu , d' échanger avec eux des promesses écrites . « L' orgueil du pouvoir l' a égaré . « Après tant d' aïeux puissants , le Shogun ne se souvient pas , qu' il ne règne qu' au nom du divin Mikado , et qu' il n' est qu' un esclave ? Il a osé signer des conventions avec les étrangers , sans l' agrément du fils des Dieux , à cause de cela la dynastie des Tokougava sera détruite . « Le souffle exhalé ne revient jamais aux lèvres de l' homme . Les ordres du Mikado ne peuvent être rapportés . Ne pas y obéir , est un crime dont on n' a jamais eu l' idée . Et voici que ce crime est près d' être commis . « Que les étrangers soient rejetés hors de notre empire , ainsi que la poussière est chassée par le balai . » Tel est l' ordre méprisant de l' empereur céleste . Mais le Shogun l' élude , retarde le moment d' obéir , sous prétexte qu' il y a des traités , et que ces barbares ont , dans leurs navires , de terribles engins de destruction . « Quelle honte ! Trembler devant les étrangers ! Craindre de les irriter , quand on ose mécontenter le Mikado , et tous ses aïeux divins ! ⁂ « Notre Suzerain Matsudaira Daïzen-no-Daïbou , prince de Nagato , n' a pas pu endurer cette humiliation , et c' est à notre clan , que revient l' honneur d' avoir attaqué le premier . « Des châteaux forts de Nakatsu et de Nokura , qui défendent le détroit de Simonosaki , les batteries ont tiré , sur des navires étrangers , qui franchissaient la passe . « Et , à cause de cela , on blâme notre prince . Le Shogun , suivi de sa cour est allé , de Yédo , à Kioto se prosterner devant le voile du trône céleste . Par des insinuations perfides il veut persuader au Mikado , qu' il faut user de ménagements , avec les barbares : « Il est parvenu à convaincre l' In-no-Mya ( I er ministre ) et notre illustre seigneur doit s' excuser . Son fils , le charmant Nagato-no-Kami , se rend à Kioto . ⁂ « Oh ! qu' elles sont lourdes au cœur les journées de solitude , d' angoisse et d' attente ! Elles semblent interminables et pourtant , comme toutes se ressemblent , les mois passent , sans laisser d' autre souvenir que celui d' une monotone souffrance . « Dans ce grand château de Fusimi , sauf la garnison , qui veille aux murailles , il n' y a plus que les femmes . Notre princesse réside au château d' Hagi , et l' ordre ne nous est pas parvenu de la rejoindre . « Aucun service ne nous appelle plus . Les robes de cour , comme de belles mortes au cercueil , sont couchées dans les coffres parfumés . Qui donc les réveillera ? Quand donc , la houle bruissante des satins et des brocarts , ondulera-t-elle encore , sur la blancheur neigeuse des nattes fines ? « Hélas ! il semble bien que tout est fini . La perspective des salles , par les châssis entr'ouverts , reste toujours vide . Seul , le messager que guette l' anxiété , parfois , apparaît au loin sur la lumière des jardins , s' avance et se prosterne , apportant de confuses nouvelles . « Oh douleur ! il n' est plus le temps , où nous savourions chaque heure comme un fruit mûr ; ou quelque fête de l' esprit , était le cœur de chaque jour . Alors , aucune grâce de nos manières , aucune inflexion de notre beauté , n' était sans la récompense d' un regard ou d' un sourire . Ceux que nous courtisions nous accueillaient avec une bienveillance émue . Quand nous nous prosternions , pour l' hommage , nous nous épanouissions à leurs pieds , comme les fleurs des parterres : l' ardeur de leurs yeux était des rayons de soleil . Ils proclamaient la femme être l' accoudoir de leur âme , la parure de leur pensée ... « Maintenant la femme n' est plus rien : sa beauté inutile est une floraison ignorée du printemps . ⁂ « Les nouvelles deviennent terribles ; l' empire se déchire en lambeaux . Le clan de Nagato , désapprouvé pour avoir obéi , se révolte . Les samouraïs de notre prince , ont jeté le casque et pris la coiffure masque de ronine . Ils parcourent les routes et combattent en soldats libres , pour venger l' honneur de leur daïmio méconnu . « Mort aux étrangers ! est plus que jamais leur cri de combat . Ils égorgent ces intrus , quand ils les rencontrent , ayant l' audace de braver notre haine , en foulant le sol du Japon . « Mais le Shogun les soutient toujours ; veut des représailles pour les meurtres , et cherche à convaincre le Mikado , qu' il faut ménager ces importuns . « Qu' ils soient dispersés comme la poussière avec le balai » . « Les grands daïmios de l' empire se groupent autour du Fils des Dieux ; d' autres soutiennent le Shogun , et la confusion est affreuse . « Oh ! les jours d' autrefois ! la fête des chrysanthèmes de l' an dernier , où , pour la première fois , entre des touffes d' or et de pourpre , celui qui a cueilli mon cœur , m' apparut , hautain et charmant ! « C' est l' anniversaire aujourd'hui , et je cache mon visage , sous ma manche trempée de larmes ... ⁂ « Les Dieux ne vont -ils pas descendre sur la terre , pour nous châtier ? ... Je ne puis croire le message effrayant qui vient d' arriver : Nagato veut marcher sur la capitale sacrée , attaquer les mauvais conseillers du Mikado , et reconquérir les bonnes grâces du maître . L' offense qu' il a subie explique cette folle audace ; mais un tel sacrilège , va le perdre à jamais . Le feu et l' acier , la menace et la violence , autour des palais qui , depuis vingt siècles , sont le vestibule du ciel ! le pieux silence , déchiré par les clameurs et les cliquetis d' armes ! Le Fils des Dieux , attaqué par un homme ! « Malheureuse ! ne vais -je pas , moi aussi , blâmer notre prince ? Non , non , mon souffle est à lui , et le sacrilège serait , de ne pas être , même criminelle , avec lui . « Ici , au château de Fusimi , nous sommes tout près de Kioto , au cœur même de la guerre . ⁂ « C' était vrai , l' attaque est décidée . Nos troupes sont précipitamment rentrées au château . « Tous les grands chefs sont ici ; et c' est un tumulte extraordinaire , après l' anxieux silence de notre solitude . « Est-il là , lui ? osera-t-il tenter de me voir ? Garde-t-il , sous la dure cuirasse , la fleur fragile d' amour ? Voudra-t-il en aspirer un fugitif arôme ? « Dans ma demeure , sous les grands cèdres , je guette sans relâche , à l' angle de la balustrade ! ⁂ « Il est venu ! ... Invisible , à travers le bois de bambous . Il m' est apparu , à la faible lueur de la lune décroissante . « À ma vue , son beau visage sévère s' est adouci ... J' ai tendu les bras . Je me suis penchée , par dessus la balustrade , tandis que , s' aidant des branches et des poutres , il se soulevait jusqu' à moi . « Ah ! quel long baiser éperdu et avide ! ... Nous y avons bu , d' un seul coup , toutes les délices de l' amour . « — Ma mort sera embaumée de toi ! a-t-il dit . « Et il s' est enfui ! ... « — Pour jamais ! pour jamais ! « Sur mon cœur , à grands coups , comme sur une cloche , heurtent ces mots . « — Pour jamais ! pour jamais ! ⁂ En pleine nuit , c' est le départ des combattants . Un bruissement , pareil à celui de la mer , emplit les jardins ; par instants , des appels de trompette éclatent , et , de tous côtés , des lueurs rouges jouent l' incendie . « Je ne puis y tenir ! Cachant ma tête dans l' enroulement d' un voile sombre , par des chemins détournés , je cours aux remparts et j' en gravis la pente . Beaucoup de mes compagnes ont fait comme moi , et nous nous serrons , en un groupe tremblant . Oh ! l' extraordinaire spectacle ! à la clarté confuse des torches résineuses et des lanternes blasonnées . Depuis deux cents ans , que régnait la paix , tout ce harnachement de guerre restait invisible ; nous ne le connaissions que par les peintures . Les voici donc , ces cuirasses pesantes ; ces casques étranges , aux masques de bronzes , hérissés de poils , avec le rictus sur leurs dents d' argent ! ces fouets aux lanières d' or , ces lances aux lames luisantes , de formes si diverses , ces orgueilleuses bannières qui soufflètent le vent . « Oh ! quel tableau superbe et terrible ! dans l' angoisse de la nuit ! « Comme un fleuve noir sous l' arche d' un pont , l' armée coule sous la voûte du portail . Les soldats marchent d' un pas vif , qui sonne en imitant la grêle ; les fossés franchis , ils s' alignent en carrés d' ombre , et restent immobiles , la lance au poing , ou la main appuyée sur la bouche de l' arme nouvelle , le fusil venu de l' occident . Des lueurs , comme des serpents rouges , montent le long des armes . « Mais voici que le flot tarit , un instant , sous la voûte de la grande porte , qui reste vide , et aussitôt émergent de l' ombre , s' avancent , au pas de leurs chevaux , les trop grands chefs . « D' abord , Masuda , qui commande la réserve , il est précédé des deux étendards sacrés . Sur l' un d' eux est brodée l' image du divin guerrier , Kantoni Daï-Miojin , venu du ciel pour soumettre le Japon ; sur l' autre , le portrait de Kora Daï-Miozin , ministre de l' impératrice Zin-Sou qui conquit la Corée , il y a seize siècles . « Puis , vient , Echigo , gouverneur du palais où nous sommes , et , enfin , paraît Kounishi , le chef suprême ... « Il prend la tête de l' armée , et passe , très éclairé par les porteurs de torches , juste au dessous de moi et son image se grave à jamais dans ma mémoire . « Devant lui , on porte la bannière du clan de Nagato où l' on voit la ligne horizontale surmontant trois boules , qui signifient : le premier grade . « Les pièces de son armure de corne noire , sont liées par des points de soie verte , et jouent sur le vêtement de dessous , en brocart de Yamato . Son manteau de guerre est en gaze blanche et des dragons , peints à l' encre de chine au revers de l' étoffe , transparaissent comme une fumée . Il tient à la main le fouet de commandant aux lanières dorées . Il n' est pas masqué , et l' expression intrépide et implacable de son visage , me glace d' effroi . « Il passe , et derrière lui , avec un bruit d' orage , roulent deux canons , gardés par trente soldats , armés de piques . Et les noires cuirasses défilent , presque invisibles , reflétant çà et là , comme ferait de l' eau , les torches fumeuses . « Fukubara Echigo prend la même route ; je le vois venir vers moi dans une clarté plus vive . Sous le casque de guerre en cuir bronzé , sa figure fière respire un héroïsme enthousiaste , qui émeut le cœur . Son manteau écarlate s' étale sur la croupe du cheval . J' aperçois sur l' épaule du prince son emblème brodé : le trèfle à trois feuilles . Des points pourpres attachent les pièces de l' armure . « Déjà il est passé avec les bannières , ayant aussi derrière lui , des canons , et cinq cents cuirasses le suivent . Mais Lui , Lui ! je n' ai pas eu le douloureux bonheur de le voir . Sans doute il est auprès de Masuda , qui a pris une autre route . « Et toute cette armée , qu' accompagnent de grandes ombres dansantes , pareilles à des spectres noirs , et des nuages de fumée rougie , s' enfonce dans la nuit , disparaît ... « Longtemps , longtemps , nous écoutons le grand bruit rythmé , qui s' éloigne . ⁂ « Qu' il est douloureux d' être femme , en de tels jours ! Notre souffrance , stagnante et vaine , est presque impossible à endurer . « Nous nous sommes réunies , toutes , dans le palais central ; incapables de demeurer , seules , dans nos pavillons réservés . « Ô ! le piétinement fiévreux , à travers les chambres vides , les mains crispées et froides , les brusques arrêts du cœur , à l' entrée d' un messager . « D' heure en heure il doit nous en venir , pour nous empêcher de mourir d' angoisse . À peine le soleil se lève-t-il , et en voici un , déjà . « Il s' est prosterné , et il me semble que ses larmes s' égrènent sur la natte blanche . « Avec un tremblement nous attendons qu' il parle , sans oser l' interroger . « — La Ville sainte est pleine de combattants , qui sont accourus pour défendre le Mikado outragé . Devant le danger , le Shogun s' est soumis ; tous ses samouraïs sont là , et les daïmios de la famille de Tokougava , commandent leurs troupes ! Stotsubachi , Echigen , Kouvana , Aidzu . Le prince de Satsuma , a envoyé des soldats , le prince de Chikouzen , garde lui -même une des portes du palais . « Les adversaires les plus haineux , se côtoient et oublient leurs querelles ; ils font rempart de leurs corps au fils des Dieux . « Le messager ne sait rien de plus , le petit nombre des assaillants devant cette formidable défense fait frémir . » Pendant qu' il parle encore , le canon commence à gronder au loin . « D' un élan irrésistible , nous quittons encore les salles , courant à travers les jardins ; et nous voici de nouveau sur le chemin de ronde , penchées entre les créneaux . Puisque nous entendons , il nous semble que nous pourrons voir aussi ; mais on voit seulement la campagne , à l' infini , qui fume toute rose , au soleil levant . « Ô ce globe pourpre , sur la brume d' argent ! On dirait l' étendard du Japon , déployé , par les dieux mêmes , au-dessus de la ville sacrée ! ⁂ « Dans la poussière soulevée , un cavalier , dont le cheval semble emporté ... Il passe au-dessous de nous , franchit le pont sonore , et s' engouffre sous la voûte . « Serrant mes robes autour de moi , je cours , entre les cèdres du terre-plein , pour savoir plus vite ; devançant mes compagnes , qui , leurs toilettes éparses , luttent contre le vent . « Aux pieds du vieux gouverneur , le messager , la respiration sifflante , essaie de parler ; le cheval tremble sur ses pattes , s' affaisse . — » Notre grand chef , Kounishi , d' un élan impétueux , est entré à Kioto , forçant la porte Nakada-Kiuri , gardée par le prince de Chikousen . Les soldats vainqueurs refoulent l' ennemi , jusqu' aux remparts du palais sacré ; ils attaquent la Porte des Seigneurs , que défendent , avec leurs meilleures troupes , les princes d' Aidzu de Kouvana . Mais ceux de notre clan triomphent encore malgré leur petit nombre ; sur les talons d' Aidzu et de Kouvana , qui s' enfuient , ils franchissent le saint portail et pénètrent dans les mystérieux jardins . » « Est -ce donc possible ? ... à cette heure même , le fracas des armes déchire brutalement le séculaire silence ! les flèches et les balles tranchent les douces fleurs , qui expirent leurs parfums ! la fumée souille la pureté de l' air , et la déesse Amatératzu , divine aïeule du Mikado , armée de sa lance rayonnante , ne descend pas du ciel , irritée et terrible ! ... ⁂ « Je ne peux plus quitter la poterne . On attend , là , les messagers . Plus vite on entend leur parole haletante . « Nous sommes toutes groupées autour du gouverneur , dans le courant d' air de la voûte qui rafraîchit notre fièvre . Les filles d' honneur bavardent , nerveusement , exaltées par la victoire . Le vieux gouverneur , lui , ne parle pas . Droit et raidi dans son anxiété , il darde son regard pâle vers la route . Je me tais aussi . Par ma gorge serrée , ne pourrait passer aucune parole . Il me semble que mon cœur laisse fuir une cascade rouge . ⁂ « — Le prince de Satsuma s' est porté au secours d' Aidzu . Les vainqueurs de Nagato , un contre dix , ont été rejetés hors de la Porte des Seigneurs , et un effrayant combat a lieu , en ce moment même . » « Le dernier venu , sanglote cette nouvelle . « La victoire est effacée , déjà , par la défaite . « Le messager dit encore , que le daïmio d' Issé , qui avait franchi l' Idogava avec ses partisans , a repassé la rivière et s' est éloigné , ne voulant pas combattre contre ceux de Nagato . « Tandis qu' on l' écoute , un bruit de galop , sur la route , nous précipite au pont-levis . « La lance au poing , un groupe d' écuyers s' approche . L' un d' eux porte , respectueusement , quelque chose , enveloppé dans une bannière ; du sang s' égoutte , à travers l' étoffe ; une traînée s' est caillée sur le poitrail et sur une patte du cheval , Ô ! l' héroïque et terrible épisode ! Nous sommes tous prosternés sur les dalles de la cour , pour accueillir dignement le précieux fardeau : la tête du chef Matabaï . « Elle est là , dans la bannière , étendue sur le sol ; couleur de cire , les yeux clos , les sourcils froncés , et nos larmes coulent , en écoutant comment cette chère tête est glorieusement tombée . « — Blessé à mort , Matabaï se voit abandonné par ses soldats qui reculent . » « — Enlevez ma tête , au moins , et emportez -la , crie-t-il , ne m' infligez pas cette honte , de la laisser aux mains de l' ennemi ! » « La mêlée est affreuse , on hésite . « — Guerriers stupides et indignes , crie-t-il encore , vous serez déshonorés avec moi . » « Son neveu l' a entendu , il bondit par dessus les morts et les vivants , frappant de son glaive , avec fureur : il atteint le blessé , tranche cette noble tête , et parvient à s' échapper . « Un grand frisson me parcourt — d' enthousiasme ? ou d' horreur ? — je ne sais . Je revois le tout jeune homme , cette nuit même , courbé sur son cheval , levant ses yeux sombres sur le visage du chef Matabaï , qui lui parle rapidement . Je revois la main , crispée sur les rênes pour maintenir le cheval indocile , le luisant de l' étrier sous la lueur des torches , et l' opacité de la nuit , alentour . Cet enfant a dû faire cette chose affreuse , et pour cela , il est glorieux , à jamais ! ⁂ « Des blessés , des mourants , en défilé lugubre , à présent ; en travers des chevaux , sur des branchages , on les apporte au château . Les salles s' emplissent , et , en un instant , les nattes blanches du sol deviennent des nattes rouges . « Le cœur tordu de désespoir , nous essayons , en vain , de soulager . Nos frêles mains , ne peuvent arrêter tout ce sang ! Oh ! les effrayants visages de souffrance ! les pâleurs de damnés ! cependant , si on entend des râles , aucun de ces héros , ne laisse échapper un gémissement . « Hélas ! hélas ! les nouvelles funestes , tombent sur nous , comme une grêle de pierre : Notre chef suprême , Kouniski , est vaincu , écrasé ; la déroute emporte ses soldats . « Masuda assiège le palais de Takatsu-Kasa , défendu par le prince de Hikone ; la lutte est terrible en ce lieu ; il y a , entre les hommes de Nagato et ceux de Hikone , des duels si formidables , que les combattants s' arrêtent , pour les contempler . « Echigo résiste encore aux samouraïs d' Ogaki ; il a pris deux canons à l' ennemi . Mais quelqu'un dit , l' avoir vu tomber de cheval , grièvement blessé , emporter dans une litière . « Jo-hi ! Jo-hi ! ( hors les étrangers ) est -ce donc vraiment pour ces êtres méprisables , pour ces inconnus chassés comme des chiens , qu' ont lieu de pareils massacres , que tous les fils du Japon , comme pris de folie , s' entr'égorgent ? ⁂ « Oh ! Qu' est -ce donc ! ... Ces cris , ce tumulte ? ... peut-être , dans mon sommeil fiévreux , un cauchemar , qui m' éveille ? ... « Non , non , c' est la réalité , plus affreuse encore ; l' armée , ce qui reste de l' armée , fuyant , poursuivie , qui rentre , en désordre , dans le château . « Je vois de ma fenêtre , les soldats se répandre dans les jardins , traînant des morts , des blessés , qu' ils couchent sur les gazons ... Et Lui ! Lui ! ... Oh ! oh ! ... ·············· ⁂ Pavillon des Perles Rouges . Au Yosi-Wara ! ·············· « C' est une morte , qui reprend le pinceau , après tant de jours , tombés sur elle , comme des coups de poignard dans une chair inerte . « Je lui dois , à Lui , d' écrire encore pour que l' on sache la vérité , et si j' ai pu exécuter son ordre . « L' Enfer ! je l' ai traversé , mais sans atteindre le néant : je suis dans un lieu pire que l' enfer , et c' est par ma seule volonté que j' y suis . « D' un œil morne , je relis , sur le rouleau de soie , les caractères en désordre , que j' ai jetés là , d' heure en heure , pendant la terrible journée . « Ils cessent au cri de douleur qui me déchira , quand je le vis , porté par deux ronines , les yeux clos , si pâle qu' on eut dit qu' un rayon de lune l' enveloppait . « J' étais près de lui , presque aussitôt , sans savoir par où j' avais passé , échevelée , dans mes vêtements de nuit . « On l' avait étendu sur un tertre , puis laissé , seul , évanoui ; ... mort ? ... non ! il ouvrit brusquement les yeux , comme éveillé par mes sanglots , des yeux où vivaient une flamme de colère effrayante . Il me vit , il me reconnut . Ses lèvres , déjà closes sur l' éternel silence , s' entr'ouvrirent , un souffle précipité souleva sa poitrine , il voulait parler . Terrassant ma douleur , je mis mon oreille à sa bouche ... — Si tu m' aimes , venge ma mémoire . Un homme de Hikone , un lâche , m' a frappé par derrière , pendant que , blessé déjà , je luttais contre un loyal adversaire . Celui -ci , devant cette action , avec dédain , s' est détourné , et j' ai pu saisir l' infâme à la gorge , le voir en face . Les forces m' ont trahi . Venge -moi , et , après , viens me rejoindre , pour l' éternel amour ! ... — L' homme ! l' homme ! son nom ? Déjà sa voix n' obéissait plus , ses lèvres s' agitaient en silence . Ô quelle angoisse ! Les yeux élargis , d' une fixité horrible ! . Me voyait-il seulement ? ... Il les ferma , puis les rouvrit et , dans un effort suprême , balbutia . — Pas de nom ! ... Cuirasse arrachée ... Sous la mamelle ... un tatouage ... trois fleurs de cerisiers ... — Trois fleurs de cerisiers ! avais -je bien entendu ? ... Ses yeux me dirent « oui » et , aussitôt l' haleine de la mort souffla sur eux sa buée , les ternit à jamais ! ... ⁂ L' écrasant fardeau de la vie , il fallait le porter , le sauver même , à grand'peine , car la mort tendait mille bras pour m' en délivrer . L' horreur , autour de moi , me laissait aussi insensible que pouvait l' être la chimère de bronze , assise au pied des escaliers . L' assaut du château : Hikone , Satsuma , Aidzu , hurlant aux portes ; la défense désespérée des héros , — qu' on n' aurait pas vivants , — les râles , les agonies , tout cela tombait , sur la plénitude de ma douleur , comme l' eau dans un seau qui déborde . L' idée fixe , ainsi qu' une épine dans mon front , s' enfonçait , cuisante , « trois fleurs de cerisier ... un homme de Hikone » . Harcelée par ces mots , j' agissais machinalement , avec précision , m' habillant comme pour un voyage , réunissant les choses précieuses faciles à emporter . Comment m' échapper ? comment me garder vivante ? De lourdes ondes de fumée commençaient à ramper , jusque dans les jardins . Les assiégés allumaient leur bûcher , se livraient aux flammes , pour échapper aux vainqueurs . Le château était comme une tombe murée . Allais -je donc désobéir ? ... On jeta une torche enflammée , sous les pilotis de mon pavillon , qui prit feu , craqua . Je descendis , à travers la fumée étouffante . — Ne pas mourir ! ... Je longeai le ruisseau , j' atteignis l' étang , et , détachant une barque , je la poussai vers le milieu . Le feu ne me prendrait pas là , les arbres environnants , pleuraient sur leurs brûlures , les éteignaient . À travers les ruines fumantes ; les vainqueurs m' ont laissée passer , riant de moi , m' envoyant des compliments moqueurs . La bannière de Hikone flottait ... Il était parmi ceux -là , sans doute , l' homme aux fleurs de cerisiers ! ... Oh ! pourquoi mes yeux ne voient -ils pas à travers les cuirasses ? ... Comment écarter les tuniques , pour mettre à nu les poitrines ? ... ⁂ La réponse me vint , brusquement , en traversant un village incendié . « Les prostituées seules , peuvent voir les hommes nus ... beaucoup d' hommes ! ... » ⁂ C' est pourquoi je suis ici , au Yosi-Wara . Araignée sinistre , guettant , du bord de sa toile , une proie , qui , peut-être , ne se prendra jamais au piège . ⁂ Des jours ! des mois , des années ! oh ! si lourds ! comment n' en suis -je pas écrasée ? Ma vie est , le plus souvent , un demi- sommeil . Les plantes , à l' ombre , doivent végéter de cette façon ! ⁂ Ces présences odieuses , que je dois subir , ces étreintes , ce viol de mon corps , est -ce que j' en souffre ? Non , pas plus que le cadavre , de l' attouchement des vers . C' est tellement pareil ici , aux châteaux princiers , on simule avec tant de soin le cérémonial , on observe si bien tous les usages , que , dans de fugitifs instants , je me crois encore là-bas , à la résidence d' Hagi , près de ma souveraine . L' illusion dure peu ; mais me laisse un confus désir de savoir ce qu' il est advenu d' elle et de l' illustre prince , notre Maître , après tant de catastrophes . Comment la guerre a-t-elle fini ? Quel bienfait a pu fleurir , de tant de sang répandu ? On dirait que des siècles se sont écoulés , pendant ces trois années , si longues . Autour de moi , par moments , mes yeux distraits , sont surpris par d' incompréhensibles choses . J' ai fait parler les êtres qui m' approchent , et c' est comme un chaos , dans mon esprit . Le shogunat n' existe plus ! Il n' y a plus de princes souverains ! Le nouveau Mikado , qui a dix-sept ans , abandonnant Kioto , et tout le mystère divin qui entourait sa sainteté , proclame la capitale de l' empire : Yeddo , qui s' appelle désormais : Tokio . Après de grandes luttes encore , tout semble apaisé . Nagato , pardonné et rentré en faveur , est premier ministre ... Alors , à jamais , les étrangers maudits sont chassés , hors du Japon , puisque ceux qui avaient , à cause d' eux , déchaîné cette guerre terrible , ont remporté une victoire complète . Eh bien , non , au contraire , ils viennent en foule à présent , on les appelle , on les traite en frères , on veut leur ressembler , on les imite , il n' y a plus qu' eux ! ... C' est comme s' ils avaient soufflé sur nous un vent de folie ! ... Je ne croirais rien de ces sacrilèges histoires , si je ne voyais pas de si étranges symptômes autour de moi . Mais que m' importe ? Nagato est rentré en grâce , c' est tout ce que j' ai retenu . ⁂ Ô mon bien-aimé . Je perds tout espoir et mon martyre est inutile . Jamais tu ne seras vengé , jamais tu ne m' accueilleras , par delà les nuages , pour l' éternel amour . Ces trois fleurs de cerisiers ! N' est -ce pas là , une vision de ton agonie ? Jamais aucun tatouage ne m' est apparu , sur les poitrines , courbées vers moi , pour ma honte . Peut-être a-t-il été tué aussi , l' homme de Hikone ! Alors ! ... Oh ! Alors ! ... ⁂ Tu devrais m' apparaître en rêve , me consoler , me soutenir . Je suis exténuée , au milieu d' un désert sans limites , si seule , si perdue ! ... Viens me dire , que tu rapportes ton ordre , que je peux te rejoindre ; ou bien , si tes mânes irrités veulent toujours la vengeance , inspire l' ennemi , pousse-le , traîne-le jusqu' ici . ⁂ Enfin ! Enfin ! l' œuvre est faite ! la vengeance accomplie ! Je suis libre ! ... L' homme est là ; il gît , frappé dans le dos par le poignard , que je portais toujours , caché dans mes cheveux . C' est bien lui . Cherchez sous sa mamelle , les trois fleurs de cerisiers . Elles vous diront que l' homme châtié était un lâche , qu' il a frappé , traîtreusement , un noble guerrier , combattant , en face , un guerrier loyal . Il était devenu un personnage puissant , l' homme de Hikone , il occupait une haute charge , à la nouvelle cour , il était heureux . Tant mieux ! plus la vie lui était chère , plus j' ai eu de joie à la lui arracher . Il a su pourquoi il mourrait , je le lui ai crié , avec des insultes . Ô mon bien-aimé , je sens ton souffle qui me caresse . Je viens ! je viens ! mais pas ici , que mon sang ne se mêle pas à ce sang vil . Dans le jardin , à l' air libre ; pour nous envoler plus vite ! ⁂ Un long silence régna , quand Jeune Saule eut cessé de lire . Toutes les femmes , réfléchissaient profondément , sur ce qu' elles venaient d' entendre ; quelques-unes essuyaient des larmes . Très rêveuse aussi , Jeune Saule roula lentement le manuscrit et le replaça dans son étui de laque . Ce fut l' Oiseau-Fleur , qui la première releva le front . — Après une aussi terrible histoire , dit-elle , on ne devrait plus rien conter . L' usage , veut , cependant , que la reine d' un jour , qui préside la réunion , parle après ses sujettes , en terminant le tournoi . Je veux donc me conformer à l' usage , en vous disant , brièvement , une histoire , différente des vôtres , car il n' y est pas question d' amour . Elle est un exemple frappant , à mon avis , de notre caractère ; et elle montre , combien l' éducation , si haute , que l' on nous donne , peut rendre , dans un corps impur , noble l' esprit , et généreux le cœur . Voici : Mitzu-Vogi ( Éventail de Rayons ) était célèbre , parmi les grandes oïrans , autant par sa beauté , sa coquetterie effrénée et son luxe , que par les raffinements de ses amours , et , surtout , son arrogance , cruelle ou câline . Elle feignait , de feindre qu' elle n' aimait pas , ou simulait , des élans de passion désordonnée , qui affolaient ses amants , sans que jamais son cœur , à elle , eût un battement plus vif . Les fortunes , elle les dévorait , puis rejetait , loin d' elle , l' homme ruiné , comme la pelure d' un kaki . Un jour , on lui annonça , qu' une femme demandait à la voir , pour lui présenter des flèches à cheveux , en corail , d' un rare travail . Comme elle désirait , justement , acheter des ornements de cette espèce , Éventail de Rayons laissa entrer la marchande . Une femme , amaigrie et pâle , s' avança , lui tendit , d' un geste brusque , le coffret aux épingles , qui tremblait dans sa main , tandis qu' elle attachait , sur la belle oïran un regard avide et presque affolé . Celle -ci , un peu surprise , essayait les épingles , quand tout à coup , poussant un cri sourd , la femme tomba , évanouie , sur le sol . On la soigna avec empressement ; mais , dès que l' inconnue reprit connaissance Éventail de Rayons , fit sortir toutes les suivantes . À l' extrême distinction de la personne , à l' élégance sobre du costume , elle avait vite deviné que ce n' était pas là , une marchande . — Noble femme , lui dit-elle , que venez -vous faire ici ? quelle souffrance vous fait si pâle , et que puis -je pour vous servir ? ... — Je venais vous supplier de me rendre mon époux , s' écria l' étrangère en sanglotant ; mais en voyant votre triomphante beauté , j' ai compris , combien l' on a de raisons , pour vous préférer à toutes , et que je n' ai qu' à mourir ! ... — Dites -moi le nom de votre époux et je vous jure de ne plus le recevoir , répondit Éventail de Rayons . Gardez -vous de douter de ma parole : c' est le premier serment que je fais , sérieusement , je le tiendrai , soyez -en certaine . Et , maintenant , ne sanctifiez pas plus longtemps , par votre présence , ce lieu impur . La triste épouse , s' en alla , un peu réconfortée . Rigoureusement , la folle oïran tint sa promesse . Comme pour en fixer le souvenir , elle portait toujours , dans ses cheveux , les épingles de corail , que l' honnête femme lui avait laissées . L' amant éconduit , malgré tous ses efforts , ne la revit plus . Quelques mois plus tard , un matin , qu' Éventail de Rayons à l' ombre des grands arbres de son jardin , faisait de la musique , elle vit s' avancer , franchissant le petit ruisseau , sur le pont en laque pourpre , cette même femme , accompagnée de trois petits enfants . Sa pâleur s' était accrue , et ses traits se creusaient davantage . — J' avais bien deviné qu' on ne guérissait pas de vous , dit- elle , vous avez tenu votre promesse , mais au lieu de le calmer , cela n' a fait qu' empirer le mal . Le désespoir s' est emparé de votre amant , loin de vous il ne pense qu' à vous , et la jalousie le dévore si cruellement , à l' idée qu' il est exilé , tandis que d' autres vous approchent , que je viens vous rendre votre parole , vous supplier d' accorder encore vos bonnes grâces , au malheureux , qui s' en va mourir , afin de conserver un père , à ces pauvres petits -là . Elle poussait les enfants , délicieusement gauches , vers la courtisane , toute stupéfaite , qui les attira contre elle , les contempla longuement . Peut-être , n' avait-elle jamais vu d' enfants . Un voile de tristesse , sembla tomber sur son beau visage , éteignit son sourire et elle dit , comme à elle -même , après un long silence : — Voilà donc cette chair tendre et suave , que nous dévorons , sans le savoir , en faisant fondre , au feu de nos baisers , la fortune des pères . Ô pauvres monstres inconscients que nous sommes ! Il sembla troublé de larmes , son regard , quand elle le posa , sur les yeux de l' épouse douloureuse , qui , par elle , avait tant pleuré . — Puisque la jalousie le consume et qu' il ne peut s' en défendre , lui dit-elle , que l' infidèle époux , vienne , ici , demain . Il me verra , car il ne faut plus qu' il soit jaloux . Le lendemain ce fut une morte , que l' amant éperdu , contempla ; toute blanche , sur le lit somptueux . Éventail de Rayons avait bu du poison , après avoir tracé ces lignes , sur son éventail : « Qu' est -ce que cela pèse , l' existence d' une courtisane , contre celle d' une noble famille ? « J' ai fait mon devoir . Que votre femme et vos enfants , vous dictent le vôtre . » — Cette mort est certainement la plus noble et la plus désintéressée , de toutes celles dont nous avons parlé , dit Ko- Mourasaki , en se levant , l' histoire nous fait beaucoup d' honneur , il me semble . — Nous remercions notre reine de nous l' avoir contée , dit Jeune Saule . Et comme l' heure des réceptions approchait , les oïrans , rappelèrent leurs suivantes , et après avoir pris congé de l' Oiseau-Fleur , sans rien omettre du cérémonial prescrit , descendirent , majestueusement , l' escalier , et se retirèrent . L' Oiseau-Fleur , allongée sur le sol , la tête dans ses mains , pleure à grands sanglots , tandis que Broc d' Or , debout et navrée , contemple la nuque de sa maîtresse , qui semble du satin blanc , entre le satin bleu de la robe et le satin noir des cheveux . La belle princesse d' amour , a reçu une lettre terrible : Le daïmio de Kama-Koura , s' oppose absolument à sa libération , et à son mariage avec le prince son fils . La courtisane n' entrera pas au château ; on n' y donnera le nom de fille , qu' à une princesse authentique , descendante d' une famille égale à celle de Kama- Koura . Le prince a juré qu' il ne céderait pas ; mais comme il ne peut rien , sans l' argent nécessaire à la délivrance de sa bien- aimée , il ne se révolte pas ouvertement , n' ayant pas perdu tout espoir de fléchir ses parents . C' est cette résignation , surtout , qui terrifie la pauvre amante ... — Il ne pense donc pas , gémit-elle entre ses larmes , que le temps , pour lequel il a acheté ma liberté , est épuisé depuis huit jours , que je vais être contrainte à exercer mon horrible métier , à me livrer au premier venu . Certes , je serre la mort sur mon cœur avec tendresse quand je vois cela ; mais la mort , c' est aussi la séparation , et quand il viendra pour me chercher , mon bien-aimé pleurera . Broc d' Or , penchée vers elle , s' efforce de l' apaiser . — Le Seigneur Yamato a ajouté quelques lignes à la lettre du prince , dit-elle ; il nous assure , que lui , qui a causé le mal , fera tout pour le réparer . Si nous parvenons à gagner un peu de temps , il a un projet qui , réussissant , nous sauverait . Le prince est captif dans le château de son père ; mais Yamato est libre , et agit . — Que veux -tu qu' il fasse ? il arrivera trop tard . Je ne laisserai pas les limaces , baver sur la fleur , que le papillon bien- aimé a éventée de ses ailes . — Gagnons du temps . — Comment ? — Avant d' être à votre service , où je ne gagne rien , puisque vous êtes vertueuse , j' ai servi une grande oïran , qui accueillait beaucoup de seigneurs et j' ai reçu d' eux , de nombreux bouquets : ils forment un joli parterre , qui libérerait la princesse d' amour , encore quelques mois , si elle voulait bien l' accepter de moi . — Tu me donnerais toute ta fortune , avec le risque qu' elle ne te soit jamais rendue ... Car elle s' évaporera bien vite et sans doute ne suffira pas ... — Ce qui va certainement s' évaporer , si vous continuez ainsi à pleurer , dit Broc d' Or d' une voix grondeuse , c' est cette beauté ravissante , qui vous a conquis le cœur du prince . Vos yeux sont rouges , vos joues sont toutes marbrées , votre bouche se crispe , au lieu de sourire . L' Oiseau-Fleur se releva avec effroi , courut vers son miroir , qui , brillant comme la pleine lune , arrondissait son disque d' argent au milieu de bambous sculptés . Broc d' Or frappa ses mains l' une contre l' autre . — Allons ! allons ! cria-t-elle , vite , la toilette de la princesse ! Nous aurons bientôt fait d' effacer les traces d' une nuit d' orage , et la beauté redeviendra délicieuse et fraîche comme une fleur au soleil levant . Les Kamélos entrèrent , portant des linges souples et de mystérieux coffrets de laque , fermés par des cordes de soie . Deux serviteurs , complètement nus , apportèrent la baignoire de forme ovale , en bois laqué orné de papillons d' or ; ils la remplirent d' eau chaude et disposèrent , dedans , de grandes touffes d' iris en fleur , avec leurs racines . Les Kamélos délayèrent dans l' eau , de la farine de riz et y versèrent des parfums . Alors , l' Oiseau-Fleur , laissa tomber ses vêtements de nuit et sa chair , pareille à la pulpe des nénuphars , attira toute la lumière ; elle resplendit , plus blanche encore par le contraste des profonds laques noirs ; mais , pudique , elle enjamba vite le rebord de la cuve et se plongea , en poussant de petits cris , dans l' eau , qui était très chaude . Bientôt , Broc d' Or , d' après une recette tenue en grande estime , considérée même comme sacrée , trempa dans l' eau du bain , un sachet de toile , empli de fiente de rossignol , et en frotta lentement le corps de sa maîtresse , ce qui rendit la peau extrêmement lisse et brillante . Après quelque temps on l' aida à sortir de l' eau , et après l' avoir essuyée avec des linges doux , on la frotta encore , à l' aide de pierres ponces . Puis , enveloppée d' une draperie , molle , elle s' étendit pour se reposer , un instant , Broc d' Or lui servit une tasse de thé , dans laquelle une fleur de cerisier , séchée , s' épanouit à la chaleur , comme toute fraîche . Tandis qu' elle buvait , la fleur venait , doucement , caresser ses lèvres et elle soufflait dessus , avec une moue gentille , pour l' éloigner . Après cela les coiffeuses s' approchèrent , pour accommoder le visage et les cheveux . Elles étendirent , sur la face et le col , une légère couche de blanc d' œuf , puis appliquèrent la poudre de riz , avec une mousseline molle . Après avoir rasé les sourcils , elles dessinèrent deux points noirs , tout en haut du front , et remontèrent le coin de l' œil par une ligne de carmin . La bouche mignonne fut aussi avivée de rouge ; puis l' on commença le travail compliqué de la coiffure . Les lourds cheveux , noirs et luisants , furent dénoués et roulèrent jusqu' aux jarrets de l' Oiseau-Fleur ; mais après les avoir démêlés , avec des peignes en bois de Tsou-Yhé , les avoir oints d' huile verte de Natané , délicieusement odorante , on les releva , en les serrant le plus possible , et l' on posa dessus la perruque , toute disposée , en forme de papillon . Des épingles d' or la retinrent et on fixa , en avant du chignon , un peigne , surmonté d' une cigogne , d' argent et d' émail , aux ailes ouvertes . Les coiffeuses se retirèrent , alors , et les habilleuses vinrent , portant un coffre à compartiments . La princesse d' amour d' un mouvement d' épaule , fit tomber la draperie ; sa nudité , blanche et gracile , apparut de nouveau , singulière cette fois sous la tête volumineuse et apprêtée . On se hâta de lui passer le juban , de soie rouge , à manches , s' arrêtant , en bas , aux genoux , fendu et croisé sur la poitrine , on mit , par dessus , une sorte de tablier , en tissu pareil , tombant jusqu' aux chevilles et faisant le tour des jambes . On lui fit endosser , alors , le shitaghi , première robe , très légère , couleur de l' eau au clair de lune ; et on la soutint , tandis qu' elle tendait le pied , pour enfiler les tabis de soie blanche bleutée , à orteil séparé , et chausser les sandales de paille , doublées et agrémentées de soie , à semelles très hautes , et retenues seulement par un bourrelet ouaté , passé , en boucle , à l' orteil . On apporta aussitôt la robe , qui était ce jour -là , en satin couleur de thé faible , toute couverte de poèmes , brodés en noir dans des carrés d' or . Quand elle fut prête , on lui donna un très précieux sachet , qu' elle mit dans sa manche gauche . Ce sachet contenait un atome de l' inestimable parfum , appelé Janko , ou parfum du vieux chat . La légende raconte , que cette pierre odorante , s' était formée dans la cervelle d' un chat centenaire vagabondant sur des montagnes où on le poursuivit longtemps . Celui qui parvint à le tuer , s' empara du trésor embaumé , qu' il garda jalousement , jusqu' au jour , où sa fille , amoureuse d' un seigneur , en déroba la moitié pour le donner à son amant . Le père fit la guerre au ravisseur , afin de lui reprendre le musc unique ; mais il ne put y parvenir . Entre amants : « Veux -tu la moitié de mon parfum ? » est resté la protestation la plus ardente , pour exprimer une abnégation sans borne . La princesse prit pour s' éventer un écrin rare et fragile , formé de l' aile d' un papillon géant , et aidée par les kamouros , qui soulevèrent la traîne de sa robe , dans l' escalier , elle descendit au rez-de-chaussée et sortit dans son jardin particulier , où il lui était enjoint de passer quelques heures , pour respirer l' air matinal . C' est un grand jardin en miniature , avec une pagode , des rochers , des cascades , des pins et des cèdres , un étang , plein d' iris , sur lequel voguent les jolis oiseaux appelés : onidori . Assise sous la vérandah enguirlandée de fleurs , la princesse soupire , en préparant sa pipette , dont elle tire distraitement quelques bouffées . Des jardins voisins on entend s' envoler des chansons . — Ne chanterez -vous pas aussi ? demande une des kamouros , en tirant de son enveloppe de soie le chamissen à long manche . Pour masquer sa douleur , chanter peut-être ? Elle prit l' instrument , et du bout du plectre de bois , gratta les cordes grêles ; une chanson triste lui vint aux lèvres . « La neige voltige , pareille aux fleurs de cerisiers sous un coup de vent . « La fleur flétrie est quelque chose encore ; mais , sur la manche secouée , la neige ne laisse pas de trace . « Ainsi , du cœur , s' efface le souvenir . « Dans mon lit glacé , je pleure , moi qui n' oublie pas , et mes larmes gèlent sur l' oreiller . « Pourquoi ce qui est si lointain , est-il si près de l' esprit ? « J' écoute le silence , dans la solitude . Et voilà qu' une cloche , à coups durs , sonne l' heure . « L' heure ! la même ! le minuit qui fut si doux ! « La grêle cingle ma porte et je me précipite pour ouvrir , comme si l' on frappait , sachant bien , pourtant , qu' il n' y a rien . « Rien que la nuit affreuse , hostile , noire comme l' oubli . « J' étais sans espoir , mais la déception brise en sanglots mon cœur ! » « Hélas ! la nuit d' amour , où est-elle ? » — Princesse ; ne chantez plus , si c' est pour pleurer davantage . Et la kamouros enleva l' instrument . Mais Broc d' Or revenait . Elle avait été négocier l' affaire , avec la tenancière de la Maison Verte , et c' était chose conclue . La Cigogne-Danseuse , par bonté de cœur , s' était laissée toucher . Elle avait d' ailleurs confiance dans le génie du seigneur Yamato , qui lui témoignait beaucoup d' égards . Elle avait donc consenti , à prendre toute la fortune de Broc d' Or , en échange d' un sursis de deux mois , accordé à l' Oiseau-Fleur . Celle -ci , debout , frappait l' une contre l' autre , ses petites mains pâles . — Ô ! Broc d' Or ! Ô ! ma douce compagne , tu as fait cela ? ... Puisse ton dévouement ne pas être stérile en retardant un peu ma mort . J' ai jeté déjà tout ce que je possédais , dans le bec de cette cigogne avide , et je ne pourrais te léguer que mon cadavre . — Ne pleurons pas les morts , quand ils sont vivants , dit la suivante , ne construisons pas l' avenir avec de la fumée . Si vous devenez une vraie princesse , j' aurai fait une bonne affaire ; si vous ne le devenez pas , j' aurai fait une bonne action . — Les nobles cœurs , n' habitent pas seulement les nobles poitrines . Si la destinée est clémente pour moi , je jure que tu ne me quitteras jamais . — Qui sait ? j' épouserai peut-être le seigneur Yamato . Quand il était ici , il m' a décoché des clins d' yeux significatifs , s' écria Broc d' Or , avec un franc éclat de rire . En attendant , ne perdons pas de temps , écrivez -lui le nouvel arrangement et stimulez un peu son zèle ; deux mois , c' est bien vite envolé . Tout en parlant , elle jeta sur le sol un rouleau de papier blanc , gaufré de fleurs et d' oiseaux , prit la boîte à écrire et délaya l' encre . La princesse , agenouillée sur le tapis , s' y appuyant de la main gauche , prit le pinceau et se mit à tracer , rapidement , des caractères . — Tu veux mourir ? ... tant qu' elle est vivante , cela n' a pas de sens . Pourtant , si tu es irrévocablement décidé , c' est bien ! ... je ferai tendre ce kiosque de draperies blanches et nous accomplirons ensemble le Hara-Kiri ; à moins que tu ne préfères être plus moderne , et user du revolver . C' est tout au fond du parc , au bord d' un étang , devant une perspective ravissante , que Yamato dit ces paroles au jeune prince Sandaï , affalé sur les nattes , les deux bras sur l' accoudoir et le menton dans ses mains . Devant l' entrée de l' enclos réservé au jeune prince , une barrière légère , en bambous verts , indique , selon l' ancien usage , que le seigneur est prisonnier . — Quelle raisons as -tu , toi , de quitter la vie ? — Demande-le à ton père , et à la princesse ta mère , surtout , répond Yamato . On oublie , à présent , que l' on m' a sollicité , et que , avant d' agir , j' ai dit ce que je voulais faire . « Oui , oui , au Yosi-Wara , » affirmait le vieux seigneur en branlant la tête avec complaisance ; « j' y suis allé souvent dans ma jeunesse . » Il est vrai que l' épouse hautaine était fort offusquée , mais elle n' a pas fait d' opposition . Il s' agissait de sauver l' héritier du nom , que la chasteté consumait . Maintenant voilà ! Malédiction , rébellion , larmes , suicide , je suis cause de tout . On m' a chassé , dégradé , privé de solde , éloigné de toi , comme si j' étais une bête malfaisante . Comment veux -tu que l' on survive à tout cela , même dans le temps où nous sommes ? ... — As -tu nagé dans l' eau du fossé et escaladé la muraille , pour venir ici , puisque l' accès du château t' est défendu ? — Ta longue tirade , sur ton désespoir incurable et ta mort prochaine , a mis en cage mon histoire dit Yamato , laisse -moi ouvrir la bouche et lui donner la volée , mais prête attention à son essor , si ce n' est pas l' oiseau lui -même , c' est du moins un écho de son ramage . Vivement , Sandaï quitta sa pose accablée . — Tu sais quelque chose d' elle ? — Certes ... — Ah ! ... tu vas me dire que , retombée par ma faute dans la servitude , elle m' est infidèle . Non , non , je veux mourir sans avoir entendu cela . — Encore ! s' écria Yamato avec découragement . — Si ce n' est pas cela , parle . — Eh bien , nous avons deux mois devant nous . Grâce au dévouement de la suivante , qui a donné toutes ses économies , la Cigogne vorace fera respecter ta bien-aimée , jusqu' à l' expiration du sursis . L' Oiseau-Fleur vient de m' écrire cela , en nous suppliant de ne pas l' abandonner . — Oh ! donne -moi sa lettre ! Yamato leva les bras au ciel . — Il s' agit bien de cela ! s' écria-t-il . Soupirs et pleurnicheries sentimentales , sur un rouleau de papier , voilà tout ce dont est capable un amant au désespoir . Je n' ai pas nagé dans l' eau du fossé , je n' ai pas escaladé le mur crénelé , j' ai franchi le pont et je suis entré par la porte , et les samouraïs de service , ou plutôt les concierges qui en tiennent lieu , m' ont traîné devant le vénérable seigneur de Kama-Koura , qui , en me voyant , a froncé ses nobles sourcils . — Tu as osé braver mon père ? — Le braver ! j' étais aussi plat que le chien battu , qui rampe aux pieds de son maître . J' affrontais sa colère , résigné à la subir ; j' expiais mes crimes , sans murmurer , la punition était trop juste , l' exil bien mérité . Mais si j' osais reparaître , c' était poussé par le désir de réparer le mal que j' avais fait , si cela était possible ... Enfin sache-le , je suis près de toi , avec la permission du prince et , même , la princesse consultée , a donné son consentement ... Seulement la confiance en ton complice n' étant pas sans borne , on m' a fouillé ... Si j' avais eu sur moi la lettre de ton adorable amie , tout était perdu ! ... Mais j' avais prévu cela ! ... — Où veux -tu en venir , avec ton bavardage ? Tu pétris mon cœur endolori , comme une pâte à gâteau ; tu me fais mal , ton rire sonne comme une cloche , rouillée par une pluie de larmes . Quel est ton projet ? dis-le vite , nous perdons du temps . Deux mois , c' est si court . — Voilà des paroles sages , les premières , dit Yamato . C' est court en effet et l' empire est vaste . Il va me falloir le parcourir en tous sens . Sans les chemins de fer , mon projet était impossible . — Parcourir l' Empire ? dans quel but ? Dans le but de te trouver une épouse de ton rang . Ne crie pas . J' ai l' assentiment de ta famille , et si je réussis comme je le veux , j' aurai le tien ... — Jamais ! — Reprends ce mot inutile . Voici ce que j' ai dit à ton père . Votre fils est follement épris de la beauté d' une femme , vous jugez dans votre sagesse , cette femme indigne d' être admise parmi vous ; si je trouvais , chez une fille noble , une beauté , presque semblable à celle que pleure le jeune prince , il ne serait pas impossible de le consoler et de le marier selon vos vœux . — Si c' est cela ton projet ... — Tais -toi , et ne me décourage pas , en doutant de mon amitié , s' écria Yamato subitement grave ; si je réussis , la fiancée que le daïmo de Kama-Koura te présentera lui -même ne sera aucune autre que l' Oiseau-Fleur . — Pardonne -moi ; je suis méchant , dit Sandaï en prenant les mains de son ami , je ne doute pas de toi , mais je suis si malheureux , et ce que tu imagines semble tellement irréalisable ! — Vois donc ce que j' ai réalisé déjà ! J' ai forcé la porte du château ; je suis rentré en grâce , à tel point que ton père , va pourvoir aux frais de mes voyages , et me donner le moyen de pénétrer dans les impénétrables châteaux des grandes familles de l' Empire . Sans lui je ne pouvais rien et voilà que c' est lui , qui me fournit les armes pour le combattre . — Le combattre ! en visitant tous les vieux nobles , dépossédés de leur souveraineté , et qui soignent , dans la retraite , les blessures de leur orgueil ? c' est ce que je ne peux comprendre , ni comment cela me servira ! — Ne cherche pas et ne parlons plus ; les minutes qui passent , trépident sur mon cœur ... Tu sais ce qu' il faut savoir : la bien- aimée est fidèle et décidée à mourir , plutôt que de laisser effleurer le bout de son ongle par un autre que toi . Je fais un effort suprême pour vous sauver ; donc tu dois conserver ta précieuse existence , jusqu' à ce que je sois triomphant ou vaincu . Dans ce cas je reviens , tendre ce pavillon de draperies blanches , et nous nous ouvrons le ventre de compagnie , en criant : Béni soit le Hara-Kiri du bon vieux temps , qui met fin à toutes les peines . Yamato , après une course rapide au Yosi-Wara , et une secrète entrevue avec l' Oiseau-Fleur , s' enfonça dans un quartier pauvre de Tokio et , ayant cherché quelque temps vainement , se fit indiquer , par un agent de police , en uniforme moderne , l' auberge « À la Lance Rouillée . » C' était une vieille petite maison de thé , aux boiseries vermoulues , toute noire , sous le ruissellement de la pluie , qui tombait ce jour -là . Elle devait dater de loin , la pauvre bicoque , et ne sacrifiait guère au goût nouveau , les carreaux de papier , étaient , là , toujours de mise , et il faisait sombre à l' intérieur , surtout par cette journée triste . Avant d' entrer , Yamato dissimula , dans un angle , son parapluie anglais , pour ne choquer personne , car il savait qu' en ce lieu , toute nouveauté était en exécration . L' hôte , un vieillard au visage tout hérissé de poils blancs , s' avança , salua avec des formules anciennes , et se prosterna , malgré son âge . Yamato , affectant l' air hautain des anciens nobles , ne le releva pas tout de suite . — Votre maison , à ce qu' on m' a dit , est fréquentée par des samouraïs , fidèles au passé , vieillis dans les batailles , qui dédaignant les métiers vils , endurent fièrement la misère . — Oui , monseigneur , répondit l' hôte , qui après de grands efforts parvint à se remettre debout , la plupart de ceux qui viennent , ici sont des héros méconnus , qui vivent de souvenirs , et meurent de faim , noblement . — Avez -vous du monde en ce moment ? — Quelques-uns , qui furent célèbres , sont là . — Ne pourrais -je pas les apercevoir un instant , sans être vu ? L' hôte remua sa vieille tête , d' un air perplexe . — Nous vivons en des temps singuliers , monseigneur , dit-il ; regretter le passé et déplorer le présent , cela constitue , parfois , un délit , et je ne puis me permettre d' exposer mes nobles convives aux regards d' un inconnu . — Rassurez -vous , vénérable aubergiste , dit Yamato , je ne suis pas de la police . J' étais vassal du daïmio de Kama-Koura , au temps , peu éloigné , où il y avait des vassaux ; dans mon cœur je le suis toujours . Je voudrais interroger ces Braves , sur leurs souvenirs , justement , ce qui loin de les blesser , ne peut que leur plaire . Tenez , ajouta-t-il en écartant son manteau , je suis moi- même en contravention . Et il découvrit deux courts poignards , cachés dans les plis de sa ceinture . — Pourquoi , seigneur , demanda l' hôte , désirez -vous voir les Soshis [ 4 ] avant de leur parler ? Pensez -vous reconnaître quelqu'un d' entre eux ? — Non , dit Yamato . J' ai vingt-cinq ans . Je comptais donc trois ans , à l' époque de la révolution , et je n' avais pas encore l' honneur de fréquenter les guerriers . Je voudrais les apercevoir , pour tâcher de deviner à quels clans ils ont appartenu , afin d' éviter , dans mes paroles , tout ce qui pourrait les blesser . — Venez , alors , dit le vieillard en faisant glisser un panneau dont le bois humide résista un peu . L' auberge était plus grande qu' on ne croyait . Ils traversèrent une cour , entourée de bâtiments , délabrés , mais encore solides et montèrent deux marches trempées de pluie . Ils secouèrent leurs vêtements , sous la galerie abritée . Un bruit , d' abord confus , de piétinements et de clameurs devint distinct et éclata tout à fait , quand le vieux eut écarté , à la largeur d' un œil , le panneau formant porte . Une salle assez grande apparut , au plancher nu , au plafond bas , où une dizaine d' êtres singuliers joutaient , à la lance , en s' excitant de la voix . « Jo-i ! Jo-i ! » ( hors les étrangers ) le cri de guerre , des partisans du Mikado , pendant les révoltes , dominait . Yamato , très intéressé par le spectacle , écarquillait un œil , en fermant l' autre . Au fond de la salle , un maigre personnage , vêtu d' une défroque guerrière , se renversait en arrière , une jambe en avant , d' une main tenait la lance , de laque pourpre , terminée en glaive , entre le pouce et la paume , l' autre la dirigeait de l' index . Trois adversaires l' attaquaient en même temps , dans un costume analogue , armés d' une lance pareille . Avec de menaçantes contractions de sourcils , des sauts , des voltes , des cris rauques , l' homme qui faisait face , relevait , ou abaissait , d' un coup vif , les lames brillantes , se remettait en défense , attaquait , rampait , bondissait , d' une souplesse de fauve , d' une adresse étourdissante , qui faisait pousser des « Oh ! oh ! » admiratifs à ceux qui assistaient , collés aux murailles . — Qui est -ce , celui -là ? demanda tout bas Yamato . L' aubergiste mit sa bouche contre l' oreille du jeune homme et répondit , de sa vieille voix tremblotante . — C' est le frère du terrible Oï-Kantaro , qui , après la découverte du complot contre le ministre Ito , a pu s' échapper et sortir du Japon . On l' appelle aussi Kantaro et il est très mal vu de la nouvelle société , à cause de son frère et à cause de lui- même . — Ceux qui joutent avec lui ! dis leurs noms . — Celui du milieu c' est Nishino . On croit qu' il a été complice dans le meurtre du conseiller Mori , à cause peut-être d' une ressemblance de nom . Il ne dément pas ce bruit , qui le flatte . Celui -ci s' appelle Koyamo , il était certainement de l' affaire contre le vice-roi de Chine , Li-Hung-Tchang , qui n' a pas réussi . Le nom de l' autre est Sabouro , on sait peu de choses de lui . — Mais ils vont le tuer , ce Kantaro ! Voyez donc , il ruisselle de sang . — Ah ! leurs jeux , sont jeux de braves , dit le vieillard , sans s' émouvoir . — Allons , faites garnir , copieusement , de nourriture et de saké , un large plateau , et portez-le à ces rudes seigneurs ; cela me fera bien venir . Peu d' instants après , Yamato était accroupi sur le plancher en face du farouche Oï-Kantaro , dont le front saignant était bandé d' un linge bleu , séparé de lui par des tasses et des plats . Un léger paravent les isolait des autres , qui , bruyamment , buvaient à leur santé . — Combien d' incendies après la défaite , répondait Kantaro à une question de son nouvel ami : le compte en est infernal . Trente-sept mille et quatre cents maisons , cent quinze temples de Bouddha , soixante du Shinto , dix-huit grands palais des nobles de la cour , quarante-quatre châteaux de daïmios , six cents demeures de samouraïs , dont la mienne , quarante ponts , trois théâtres , mille magasins , quatre cents maisons de pauvres , et même un village de mendiants . Ne croyez pas que j' exagère , cette merveilleuse statistique est officielle . — Savez -vous quels sont les quarante-quatre châteaux de daïmios ? Oï-Kantaro fronça son front couturé , sous le linge sanglant , en relevant ses sourcils , et appuya son regard dur , sur les yeux de Yamato . — Qu' est -ce que vous craignez de moi ? demanda-t-il , après un silence . Nous irions beaucoup plus vite , si vous me disiez sans méfiance , quel but vous voulez atteindre . Rien n' est effacé de ma mémoire , des événements de la guerre , elle flambe toujours , à mes yeux , et tinte , à mes oreilles . Un détail , insignifiant pour tout autre , peut me mettre sur la trace de ce que vous cherchez . Sans cela nous allons tâtonner indéfiniment et puisque vous êtes pressé ... — Je n' ai d' autre crainte que de froisser , par ignorance , quelqu'une de vos convictions , dit Yamato , de vous blesser sans le vouloir . — Allez , dites votre histoire . Je suis si bien cuirassé par les cicatrices , qu' il n' y a plus de place pour les blessures . — Je vais la dire , s' écria Yamato en versant du saké dans la tasse du vieux brave . Vous savez que je suis vassal de Kama- Koura , vous n' avez point de prévention , j' espère , contre mon seigneur ? — Kama-Koura reste dans son domaine et conserve , autant qu' il peut , les traditions ; aucun des siens n' a de charge à la cour et ne trempe dans les abominations modernes ; Kama-Koura a ma sympathie . — Eh bien , il s' agit de sauver de la mort , l' unique héritier du nom . — Comment cela ? — En retrouvant la famille d' une ravissante personne , qui fut enlevée pendant l' incendie du château ... — Et que le jeune seigneur aime , sans doute , à la folie . Les nobles parents repoussent une fille sans nom . Il faut lui retrouver son nom ! — Justement . — Ah ! ah ! une histoire d' amour ! peu de gloire à récolter ... Mais le problème est amusant à résoudre . Où est la fille ? — Au Yosi-Wara . — Naturellement . Vendue par les ravisseurs ... Quel âge ? — Vingt-deux ans . — Voyez comme déjà le cercle est resserré , autour de la question , dit Kantaro en vidant sa pipette sur le plateau , nous n' avons plus qu' à rechercher , parmi les quarante-quatre daïmios incendiés , ceux dont les enfants étaient en bas-âge , lors de la révolution . — C' est vrai . — Quel indice avez -vous ? Ce paquet , que vous serrez contre votre hanche , a-t-il rapport à l' affaire ? ... — Ce sont les seuls témoins , témoins muets , qui gardent bien le secret . — Nous allons bien voir , faites les comparaître . Allons . Écartant les plats , Yamato défit le paquet et étala , sur le plancher , une petite robe et un manteau d' enfant . Le brave les scruta d' un regard aigu , les attira à lui . — On a découpé les armoiries , c' était la première chose à faire , dit-il en passant ses doigts dans les trous de l' étoffe . Un parfum , distingué et doux , s' envola des plis , dominant un instant l' odeur chaude du saké . Le guerrier déchu , aspira cet arôme avec une douloureuse émotion , abaissa même ses paupières sur la buée qui troubla tout à coup ses yeux . — Une bouffée du passé , qui me va au cœur , murmura-t-il . Oh ! si proche , et si perdu ! Quand il fut cousu , ce petit vêtement , c' était l' époque héroïque , à jamais abolie ; le tissu est tout neuf encore , et la trame de la destinée , déchirée en mille pièces . L' enfant , qu' il revêtait , n' est qu' une femme jeune ; les blessures sont mal guéries aux membres vigoureux du soldat , et nous voilà , comme des fantômes , qui reviendraient , après des siècles , pleurer sur des ruines méconnaissables . Ô que de désespérances tiennent pour moi dans ce parfum d' autrefois ! La voix lui manqua , il étouffa un sanglot , en cachant son visage dans la robe d' enfant . Yamato le contemplait , bouche béante ; ému , mais plutôt surpris de cette grande douleur qu' il comprenait mal , lui , né trop tard pour avoir connu ce passé , si proche , datant presque , cependant , d' avant sa naissance , il ne trouva rien à dire et poussa , seulement , un soupir compatissant . Oï-Kantaro releva vite la tête , comme honteux de cette faiblesse ; le bandeau d' étoffe bleu s' était déplacé , le sang coulait , dans les larmes . Il s' essuya le visage , d' un mouvement brusque , et jeta le bandeau loin de lui . — Voilà ce que c' est que de boire tant de saké , dit-il , en essayant de sourire ; nous sommes loin de notre aventure , revenons -y ; le succès me tient au cœur , à présent . Il se remit à examiner les petits vêtements . — Rien à en tirer , n' est -ce pas ? dit Yamato . — Que vous semble des ramages de la robe ? quelle forme y découvrez -vous ? — Un fouillis de palmes , peut-être . — Des palmes ? Non ; j' y vois autre chose , mais je ne voudrais pas m' abuser , en croyant voir ce que je désire voir . Regardez encore . — Je vois des palmes , de nuances diverses , dans la même couleur . — Des palmes ! J' y vois des plumes , moi . Ne croyez -vous pas que ce sont des plumes ? — C' est possible , en regardant mieux ; des plumes , ou des palmes , cela ne nous avance guère . — Que les palmes s' effritent au vent , que les plumes ne s' envolent pas , et nous serons , peut-être , sur une piste . Kantaro se leva , écarta le paravent , et alla montrer la robe à ses compagnons , que le saké , offert par Yamato à tous les assistants , commençait à échauffer sans les griser encore . — Des plumes ! décidément , cria le brave , en revenant . Il referma le paravent et se rassit , en face de Yamato très intéressé . — Vous êtes sur une piste , alors ? ... — Vous avez peut-être entendu dire , que les princes faisaient , souvent , tisser des étoffes , pour eux seuls , sur des dessins donnés par eux . Cette petite robe est faite , probablement , d' une étoffe de cette sorte , car le dessin en est singulier et rare . Je n' ai jamais rien vu de semblable . Les armoiries , qui marquaient chaque épaule , sont coupées ; si elles revenaient à leur place , j' ai comme l' idée qu' elles nous montreraient deux plumes de faucon , croisées , et enfermées dans un cercle . — Ah ! vraiment ? ... — Ce sont là , les armoiries des princes d' Ako , ne le savez- vous pas ? ... — En effet ... des princes d' Ako ... balbutia Yamato qui ne savait pas du tout . — Ne pourrait -on conjecturer que l' idée de prendre le motif des insignes , pour ornementer un tissu , ne soit venue plus naturellement qu' à d' autres , aux dessinateurs , qui avaient constamment ces insignes sous les yeux ? — Cela est très logique . — Il y a même un autre indice . La bannière du clan était verte et blanche , et , vous le voyez , le semis de plumes , en toutes les nuances de vert , est jeté sur un fond blanc . — Je suis confondu de votre sagacité , s' écria Yamato vraiment émerveillé ... c' est donc au prince d' Ako , qu' aurait été ravie celle qui nous occupe . — N' allons pas si vite . Je me trompe peut-être complètement ; mais puisque nous n' avons rien , il faut bien tenir cette conjecture pour quelque chose . — Nous devons donc nous rendre , sans retard , dans la principauté d' Ako ... qui n' en est plus une , d' ailleurs . — La famille existe-t-elle encore , seulement ? dit Kantaro . Allons -y voir , n' hésitons pas , puisque le temps est compté . Quand partons-nous ? — Ce soir même . Il y a un train , à neuf heures ... Voulez -vous me rejoindre , à la gare de Uyéno ? ... Comme si un serpent l' eut piqué , le brave sauta sur ses pieds , le visage bouleversé par la surprise et la colère . — Moi ! moi ! À une gare ! s' écria-t-il , moi ! montant dans une de ces machines maudites ! ... Après ce que vous savez de mon caractère , n' est -ce pas pour m' insulter que vous me faites une pareille proposition ? — Vous insulter ? ... C' était tout simplement pour aller plus vite , dit Yamato très effrayé . Comment donc voyager alors ? ... — Ah ! voilà bien la gangrène moderne ! Est ce qu' on ne voyageait pas , dans ma jeunesse , quand on tenait hors du royaume ces infâmes barbares ? — Ne peut -on profiter de leurs inventions sans cesser de les haïr ? prendre d' eux tous les moyens qui nous serviront à les chasser de nouveau , quand nous n' aurons plus rien à en tirer , dit Yamato , conciliant . Mais le brave ne se calmait pas . — Oui ! On refermera un Japon , pourri et défiguré , ayant tout détruit , tout oublié , où il ne restera qu' un peuple de singes , dans des déguisements ridicules ! Yamato , terrifié du tour que prenait la conversation , se hâta de céder . — Voyageons comme vous voudrez , dit-il , mais hâtons-nous d' autant plus . Dites donc , je vous prie , ce que vous décidez . — Le cheval est ce qui convient le mieux à des samouraïs . — Je vous ferai remarquer qu' il pleut beaucoup ; nous serons trempés . — Nous mettrons des manteaux de paille . — Des manteaux de paille ? ... fort bien , dit Yamato ... et il ajouta mentalement : en dissimulant , par dessous , un bon caoutchouc américain . — Je vais donc acheter deux chevaux ; ce sera beaucoup plus cher , mais puisque c' est votre volonté , je me soumets . — Je vous en sais gré , dit Kantaro un peu radouci . — Où faudra-t-il vous attendre ? — À la porte des Nobles , derrière le temple de Shiba . — À quelle heure ? — À l' heure du renard ; la lune se lèvera peu après et éclairera notre marche . — J' y serai , dit Yamato . Permettez -moi de prendre congé , pour me mettre en quête de bons chevaux et faire tous les préparatifs . Il s' en alla , et reprit , furtivement , dans le coin obscur , son parapluie , qu' il dissimula sous son manteau , sans oser l' ouvrir . Il marcha sous l' averse , tant qu' il fut en vue de l' auberge . — Ouf ! soupira-t-il , en s' abritant enfin , quand il eut tourné un angle ; j' ai joliment bien fait de cacher cet engin étranger , si supérieur , cependant , à nos parapluies en papier goudronné . Et mes bottines ! heureusement qu' il ne les a pas vues ; je les cachais , tout le temps sous ma robe ! ... A-t -on idée de pareille antiquaille ? Me voilà joli ! obligé de trottiner par la campagne , dans les chemins défoncés , de passer les rivières à gué , de mettre trois jours à parcourir la distance , franchie en quelques heures . Enfin ! si vraiment il a trouvé , du premier coup , à quel prince nous avons affaire , ce terrible Kantaro me rend un fameux service , et m' aura fait avancer plus vite même qu' à la vapeur . Yamato ferma son parapluie , en entrant dans un bureau de tramway . — L' heure du renard ? ... se dit-il encore , qu' est -ce donc ? neuf heures ou dix heures ? Tiens , je vais le demander à ce vieux , qui distribue des numéros . Et il haussa la voix pour faire la question à travers le guichet , parce que le véhicule approchait , sifflant bruyamment . Une lourde jonque , de modèle ancien , presque hors de service , ouvrait sa voile de paille , et louvoyait , sur un bras de la mer intérieure , qu' elle s' efforçait de traverser , malgré l' absence de vent . Oï-Kantaro n' avait , naturellement , pas voulu prendre le petit vapeur , qui dessert les ports , dans ces parages , et Yamato , de plus en plus impatienté , dissimulait mal sa mauvaise humeur . Plus d' un mois s' était écoulé , depuis leur départ de Tokio . Fidèle à ses principes , et ne voulant profiter d' aucun des avantages des mœurs nouvelles , le brave avait suscité mille obstacles , mille difficultés , et le voyage , entravé à chaque étape , s' éternisait . Une querelle , suivie de voies de faits , avec des employés de douane , avait failli tout perdre . Par bonheur , le vrai nom de Kantaro n' avait pas été connu , et , à force d' argent , Yamato avait arrêté la plainte . Il se repentait amèrement de s' être adjoint ce personnage terrible , duquel , lui -même , il avait presque peur . Tout était compromis maintenant ... si l' on s' était trompé , le temps allait manquer pour les recherches ! ... et , même , si la conjecture ingénieuse du brave , était la vérité , c' était plutôt un désastre , car on avait appris des nouvelles désolantes : rien ne restait de la famille d' Ako , déjà réduite avant la révolution , et éteinte complètement , dans les horreurs de la guerre civile . Yamato ne savait pas trop pourquoi il se rendait , cependant , à ce château d' Ako , devant lequel la jonque zigzaguait , depuis des heures , sans pouvoir y aborder . La forteresse et ses dépendances appartenaient maintenant à un vieux seigneur , de bonne noblesse , qui avait racheté le domaine confisqué , et réparé les dommages . Peut-être trouverait -on , près du vieillard , quelque renseignement précieux sur l' histoire obscure et mal connue des seigneurs d' autrefois . Yamato était décidément fort peu au courant du jeune passé ; les sites célèbres ne lui rappelaient rien , et le brave , qui , au commencement du voyage , déclamait à toute occasion , s' étant aperçu de l' ignorance de son compagnon , gardait , depuis lors , un silence méprisant . Secrètement , et par un moyen rapide , Yamato avait fait prévenir de sa visite le nouveau seigneur d' Ako ... le nom du daïmio de Kama-Koura , il n' en doutait pas , ferait s' ouvrir toutes grandes les portes de la résidence . Il en fut certain , lorsqu' il vit une longue barque , armée de dix rameurs , se détacher du rivage . On venait au secours de la lourde jonque , captive de la mer trop calme . Les passagers , avec joie , l' abandonnèrent à sa somnolence . En franchissant le pont-levis , pour s' engager sous le portail du château , Oï-Kantaro ne put retenir l' expression de son enthousiasme . Il faisait sonner le bois sous ses pas , les bras levés au ciel , le visage illuminé . — Je vous contemple , enfin , murailles fameuses ! Je foule le plancher sacré , que firent retentir les pas nerveux des fidèles vengeurs ! ... — Allons ! qu' est -ce qui lui prend encore ? gémit tout bas Yamato ; il va nous rendre ridicules ! Le brave , coula vers lui , de haut , un regard protecteur . — Vous ne semblez pas vous souvenir , dit-il , que les fidèles vassaux , sont partis de ce château , pour venger leur seigneur contraint à se donner la mort . — Au fait , je n' y pensais pas , se dit Yamato . — Je ne vous fais pas l' injure de croire , que vous ignorez cette histoire glorieuse . — Qui donc ne sait pas , par cœur , l' histoire des quarante-sept Ronines ? répondit le jeune homme en haussant les épaules — on nous la rabâche assez ! — ajouta-t-il tout bas . — Voyez , continua le brave , combien une belle mort , fait vivre longtemps ! Voilà deux cents ans , bientôt , que ces héros ont accompli leur noble suicide , et leur souvenir brille , même à travers l' horrible fumée du temps présent , qui obscurcit tout . Leurs tombeaux , sur la Colline du Printemps , est un lieu de pèlerinage , pour les habitants de Tokio ; et notre Mikado , la première année de son règne , leur a accordé le suprême honneur , en suspendant la Feuille d' Or à la pierre tombale . Il n' avait que dix-sept ans , alors . Comme son cœur a changé , depuis ! Yamato allongea le pas , profitant de la songerie où le cœur du Mikado plongeait son compagnon , pour échapper à la suite du discours . Le daïmio venait à la rencontre de ses hôtes . Yamato comprit que c' était lui , en voyant tous les serviteurs se prosterner . Il voulut en faire autant , mais le seigneur l' en empêcha en lui tendant la main . Décidément , le cérémonial était supprimé ! La plus grande simplicité régnait dans les manières du nouveau maître de l' illustre château . Rien de moderne , cependant , dans sa toilette ; il portait une belle robe souple , en crêpe pourpre foncé , où des fils d' or brodaient des saumons , aux yeux de jaspe , remontant des cascades . C' était un vieillard , au visage long et doux , dont toute la personne respirait , au plus haut point , cette nonchalance rêveuse , que l' oisiveté du corps et la culture de l' esprit , donnent à tant de princes , reclus dans leurs domaines . Il semblait très bon , ou très indifférent ; vivant en lui -même , lent à comprendre les choses extérieures . Il avait été heureux du nouvel état de choses , qui , enlevant aux seigneurs leur souveraineté , leur enlevait , du même coup , toutes les charges , les devoirs , les soucis , pour les laisser vivre , riches et paisibles , tout à leur rêve . Yamato , en marchant lentement à côté du prince , lui expliquait la cause et le but de sa visite , et comment elle n' avait même plus de but , puisque la famille d' Ako était éteinte . Distraitement le daïmio l' écoutait , s' arrêtant pour cueillir des fleurs . Oï-Kantaro s' émerveillait de la beauté du parc , des perspectives bleues , des ponts légers , de laque rouge , s' arrondissant au-dessus de claires rivières , sur lesquelles voguaient des milliers d' oiseaux merveilleux . On monta vers une véranda , puis on entra dans la fraîche pénombre d' une salle , où l' on s' accroupit sur des carreaux ouatés , en velours brodé . Aussitôt , de jolies servantes apportèrent le thé , qu' elles offrirent à genoux . Les boiseries étaient délicieusement décorées , dans les nuances les plus suaves . Mais , sur l' élégant tokonoma , dont deux dragons en bois de fer formaient les pieds , une pendule d' Europe , en bronze reluisant , arrondissait la blancheur crue de son cadran , et , le long des parois délicates , deux fauteuils et quatre chaises , hurlaient , cruellement , du ton groseille ardent de leur satin broché . Le daïmio , se méprenant sur le regard dont Oï-Kantaro foudroyait ces meubles barbares , s' excusa de ne pas s' en servir . — Les étrangers sont , sans doute , extrêmement petits , dit-il ; les enfants , seuls , peuvent croiser les jambes sur les fauteuils et , sur les chaises , on perd l' équilibre . Yamato expliqua que l' on devait s' asseoir , les jambes pendantes , ce qui surprit beaucoup le prince . — Cela fait enfler les pieds et doit être très malsain , dit-il . Puis il se tut , réfléchissant à l' histoire de la petite fille volée , qui n' éveillait en lui aucun souvenir . Mais n' avait-il pas acheté , avec le château , tous les serviteurs qu' il contenait ? beaucoup devaient vivre encore , contemporains de l' incendie . Il appela son intendant , qui ne sourcilla pas , devant l' ordre , étrange , d' amener devant le prince tous les vieux et toutes les vieilles , qui servaient dans le domaine . On vit arriver bientôt , par petits groupes , des êtres tremblants , en robe brune , ou demi-nus , ayant de la terre aux doigts , ou des brins de chaume dans les cheveux . Les plus vieux avaient des tignasses blanches , ébouriffées . Les femmes se hâtaient de nouer , sous leur menton , un morceau de cotonnade bleue dont l' azur déteint faisait paraître encore plus jaune leur vieille figure parcheminée . Mais tous ces gens , aussitôt en vue du seigneur , se précipitaient à quatre pattes , le front contre terre , et on ne voyait plus que leur dos et leur nuque . On les mit au courant , on les interrogea , mais sans obtenir aucune réponse , ni aucun mouvement . Persuadés qu' ils étaient soupçonnés de quelque faute grave , ils ne comprenaient pas ce qu' on leur demandait , et leur front restait obstinément rivé au plancher . — Rassurez -vous , disait le prince , d' une voix douce ; je n' ai jamais maltraité personne ; pourquoi donc tremblez -vous si fort ? Personne ne se rassurait , aucun ne rompait le pieux silence . Enfin , une vieille brodeuse , arrivée des dernières , sans savoir encore de quoi il s' agissait , poussa un cri , en apercevant la petite robe , aux plumes tissées , que l' intendant étendait , par les manches , au bout de ses deux mains . — C' est moi qui l' ai cousue ! s' écria-t-elle ; je l' ai cousue de ces vieux doigts que voilà et qui étaient jeunes , alors . Oui , oui , je l' ai cousue , cette petite robe , pour la chère et divine Rosée de l' Aube , la dernière princesse d' Ako , brûlée dans l' incendie terrible ! ... Et elle tendait les bras , suppliant qu' on la laissât toucher de son front le petit vêtement . — Je ne mens pas , disait-elle ; j' ai même conservé des morceaux de l' étoffe , que je pourrai retrouver . Kantaro triomphait . Yamato , très ému , s' inclinait devant lui , en disant à demi voix : — Votre sagacité a été vraiment merveilleuse et me remplit d' admiration . — Si la robe a été sauvée du feu , l' enfant qu' elle revêtait l' a été aussi , dit le prince . Quelqu'un a-t-il souvenir , à ce propos , d' une rumeur de trahison , d' un crime secret ? Secouez vos vieilles mémoires , et répondez . Quelques fronts se relevèrent . Un vieillard à barbe en broussaille , la voix encore étranglée de peur , parla : Un de ses parents , mort depuis , avait vu un homme inconnu , enjamber la fenêtre et sortir d' un pavillon en flammes , emportant la petite princesse qui criait en se débattant . C' était pour la sauver , crut-il . Mais comme on n' entendit plus jamais parler d' elle , et que , lorsqu' on vint enterrer les débris des morts , on ne trouva aucune trace d' un cadavre d' enfant , l' idée d' un enlèvement criminel vint à plusieurs . Mais on n' osa pas en parler . D' autres voix jaillirent ; on se rassurait , et tous , par zèle , voulaient dire quelque chose . Ce fut bientôt un caquetage embrouillé , d' expressions naïves et maladroites ; puis , les timbres se haussèrent , pour se dominer les uns les autres . Tous parlaient à la fois , les mains à terre , ne relevant que la tête , racontant avec volubilité , des choses que personne n' entendait ; cela devint un extraordinaire tapage , qu' on ne pouvait plus arrêter , comme les aboiements forcenés d' une meute . L' intendant dénoua sa ceinture , et , s' en servant comme d' un fouet , chassa , à grands coups légers , ce troupeau affolé , qui s' éparpilla en tous sens , puis , en un instant , disparut . « Je vais t' attendre , mon bien-aimé , dans un séjour inaccessible , où mon amour sera hors d' atteinte . « Mon jeune corps , qui fit tes délices , je dois le sacrifier , pour te garder mon âme . « Laisse couler tes larmes , au souvenir de ses voluptueuses grâces , si tôt détruites : « Puis , lève les yeux , vers ce qui survit , et souris -moi , à travers les nues . » L' Oiseau-Fleur , termine ainsi , un long poème , son testament d' amour . Pour elle , tout est fini . Le terme de sa liberté est atteint . À la fin de cette journée , on doit lui présenter l' amant nouveau , qu' elle ne peut éconduire , qu' en lui offrant une morte . Tout a été minutieusement fouillé chez elle , on a enlevé les objets pouvant tenir lieu d' armes , même les épingles de métal , destinées aux coiffures ; mais elle a su dissimuler le poignard , présent nuptial du jeune prince . Elle n' a pas voulu se frapper avec une autre arme . — Tâche de le lui faire parvenir , quand il sera rougi de mon sang , dit-elle à Broc d' Or ; il l' essuiera de ses lèvres et le remerciera de m' avoir aidée à tenir mon serment . — Le prince ne vous survivra pas , répondit la suivante , pas plus que moi -même ; et le seigneur Yamato mourra aussi . Toutes ces existences sont en votre main ; c' est pourquoi je vous conjure , de ne pas hâter d' une seconde le dénouement terrible , de le retarder , au contraire , jusqu' aux dernières limites . — Tu espères donc encore ? Chère folle . Il eut fallu des années , au seigneur Yamato , pour retrouver , peut-être , quelques indices de mon origine . Qu' a-t-il pu faire , sans aucun renseignement , à travers tout l' empire ? ... Va , la mort m' enveloppe déjà ; je le sens au froid qui coule dans mon sang , et à un grand calme , qui me vient , après ces mois d' anxieuse attente . Mais je te défends , à toi , de mourir ; tu vivras , pour exécuter mes derniers désirs , porter mes adieux au prince adoré , et me pleurer avec lui . Broc d' Or ne répondit ; rien mais ses sourcils froncés , et ses yeux fixes , disaient l' obstination de sa volonté . L' Oiseau-Fleur enferma son poème , et une longue lettre , dans un joli coffret , qu' elle ferma , à l' aide d' une ganse de soie savamment nouée . Plusieurs oïrans vinrent la voir . Ko-Mourasaki devinait la résolution de mourir , et son silence approuvait . Jeune Saule , elle , était d' avis qu' il fallait se résigner au sacrifice , l' infidélité ne tuant pas l' amour chez l' homme , mais l' excitant , au contraire . Les autres , préoccupées par leurs propres intrigues ou par leurs intérêts , ne semblaient pas avoir conscience du drame , dont le dénouement était tout proche . La nuit tomba . Les kamélos montèrent , pour habiller la princesse . Elles portaient la riche toilette de l' entrevue , le kimono magnifique , en satin violet clair brodé de tortues d' or , que Hana-Dori n' avait pas revêtu depuis le soir de ses noces éphémères . — Cela me plaît de mourir dans ces vêtements -là , dit-elle à l' oreille de Broc d' Or . Celle -ci faisait mentalement une prière fervente à la déesse Benten , dont la statuette d' or brillait , dans un angle , à la lueur de la petite lampe , tout en habillant sa maîtresse , avec des mains rendues maladroites par un tremblement invincible . Elle ne parvenait pas à attacher la ceinture souple , qui retombe par devant ; elle fit un double nœud , là où il ne fallait qu' une boucle . — Laisse donc , disait l' Oiseau-Fleur , il va falloir l' ôter , tout de suite , car , puisque certainement je suis de noble sang , je mourrai de la mort des nobles , en m' ouvrant le ventre , glorieusement . Les kamélos ne s' en allaient pas , la toilette achevée ; il fallut patienter , car on devinait , parmi elles , des espionnes de la Cigogne-Danseuse . Tout à coup , le bruit d' une arrivée se fit entendre au rez-de- chaussée , on criait Stansiro ( prosternez -vous ) , ce qui indiquait un seigneur d' importance . — Descendez toutes , ordonna la princesse aux servantes , d' un ton qui ne souffrait pas d' objection . — Vite , vite , Broc d' Or , continua-t-elle , dès quelles furent parties ; défais ma ceinture . La lame du poignard luisait déjà hors du fourreau mais la ceinture résistait ; s' acharnant , de ses mains fébriles , Broc d' Or ne parvenait qu' à embrouiller davantage l' enchevêtrement du nœud . L' Oiseau-Fleur s' efforçait de l' aider , en trépignant d' angoisse . Des larmes emplirent ses beaux yeux . — Au cœur ! alors , au cœur ! gémit-elle , puisque la noble mort m' est refusée . Elle leva le bras ... mais , avec un cri de joie , Broc d' Or le retint . Dans l' écartement du panneau , brusquement ouvert , Yamato venait d' apparaître . Il vit la situation , et , tout tremblant d' épouvante et de bonheur , il se jeta aux genoux de l' Oiseau-Fleur , et prit le pan de sa ceinture , qu' il porta à son front . — Noble princesse d' Ako , bien digne de votre naissance , dit- il , je vous salue , en pleurant . Un vieux seigneur , parut à son tour , laissant voir derrière lui toute une escorte . Il demeura stupéfait d' admiration , en face de la jeune femme , si pâle et si belle , presque pâmée , dans la secousse qui la rejetait , si soudainement , de la mort , au bonheur . — Vous voyez , monseigneur , disait Yamato , que je n' exagérais rien . Deux secondes de plus , tout était fini . Plutôt que d' être infidèle , votre noble fille allait se donner la mort . — Êtes -vous donc mon père ? demanda l' Oiseau-Fleur , toute tremblante . — Non , mon enfant , pas encore , dit-il ; mais je le serai si vous voulez . Vous êtes la seule survivante , de cette illustre famille que nous croyions éteinte . Il n' y a plus aucun doute ; vous êtes bien la princesse d' Ako , que des malfaiteurs ont enlevée ; je m' en suis convaincu , par une enquête minutieuse . — Trop minutieuse , et qui a failli tout perdre ! chuchota Yamato à Broc d' Or . — J' ai racheté vos domaines confisqués , continua le prince ; mais , puisque vous êtes vivante , je les usurpe , moralement . Je puis vous les rendre , par héritage , en vous adoptant pour ma fille . Il faut , pour cela , votre consentement . Dites , voulez -vous de moi , pour père ? ... La princesse d' Ako se jeta aux pieds du vieux seigneur en sanglotant . Il la releva doucement et lui dit avec bonté : — Sèche vite cette rosée de larmes , ma fille , et souris au joli nom , qui est le tien : Rosée de l' Aube . Broc d' Or frappait ses mains l' une contre l' autre . — À quoi tient la destinée ! s' écria-t-elle . Si ma maladresse n' avait pas embrouillé le nœud de cette ceinture , ce ne seraient pas des larmes de joie , que nous essuierions , à présent , sur nos joues . La minute , passée en efforts , pour dénouer ce qui ne se dénouait pas , voilà ce qui a donné le temps , au bonheur , d' arriver ! FIN 1. ↑ IX e siècle . 2. ↑ C' est une sorte de cloche , entrant jusqu' au cou et à travers laquelle sont ménagés des jours . Cette coiffure masque était portée par les vassaux mutins des princes . On les appelait alors : Ronines , espèce de chevaliers errants , quelquefois brigands . 3. ↑ Juillet 1864 . 4. ↑ Braves .