Je suis un enfant trouvé . Mais , jusqu' à huit ans , j' ai cru que , comme tous les autres enfants , j' avais une mère , car , lorsque je pleurais , il y avait une femme qui me serrait si doucement dans ses bras en me berçant , que mes larmes s' arrêtaient de couler . Jamais je ne me couchais dans mon lit sans qu' une femme vint m' embrasser , et , quand le vent de décembre collait la neige contre les vitres blanchies , elle me prenait les pieds entre ses deux mains et elle restait à me les réchauffer en me chantant une chanson , dont je retrouve encore dans ma mémoire l' air et quelques paroles . Quand j' avais une querelle avec un de mes camarades , elle me faisait conter mes chagrins , et presque toujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consoler ou me donner raison . Par tout cela et par bien d' autres choses encore , par la façon dont elle me parlait , par la façon dont elle me regardait , par ses caresses , par la douceur qu' elle mettait dans ses gronderies , je croyais qu' elle était ma mère . Voici comment j' appris qu' elle n' était que ma nourrice . Mon village , ou , pour parler plus justement , le village où j' ai été élevé , car je n' ai pas eu de village à moi , pas de lieu de naissance , pas plus que je n' ai eu de père et de mère , le village enfin où j' ai passé mon enfance se nomme Chavanon ; c' est l' un des plus pauvres du centre de la France . Cette pauvreté , il la doit non à l' apathie ou à la paresse de ses habitants , mais à sa situation même dans une contrée peu fertile . Le sol n' a pas de profondeur , et pour produire de bonnes récoltes il lui faudrait des engrais ou des amendements qui manquent dans le pays . Aussi ne rencontre-t -on ( ou tout au moins ne rencontrait -on à l' époque dont je parle ) que peu de champs cultivés . C' est dans un repli de terrain , sur les bords d' un ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un des affluents de la Loire , que se dresse la maison où j' ai passé mes premières années . Jusqu' à huit ans , je n' avais jamais vu d' homme dans cette maison ; cependant ma mère n' était pas veuve , mais son mari , qui était tailleur de pierre , comme un grand nombre d' autres ouvriers de la contrée , travaillait à Paris , et il n' était pas revenu au pays depuis que j' étais en âge de voir ou de comprendre ce qui m' entourait . De temps en temps seulement , il envoyait de ses nouvelles par un de ses camarades qui rentrait au village . « Mère Barberin , votre homme va bien ; il m' a chargé de vous dire que l' ouvrage marche fort , et de vous remettre l' argent que voilà ; voulez -vous compter ? » Et c' était tout . Mère Barberin se contentait de ces nouvelles : son homme était en bonne santé ; l' ouvrage donnait ; il gagnait sa vie . De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris , il ne faut pas croire qu' il était en mauvaise amitié avec sa femme . La question de désaccord n' était pour rien dans cette absence . Il demeurait à Paris parce que le travail l' y retenait ; voilà tout . Quand il serait vieux , il reviendrait vivre près de sa vieille femme , et avec l' argent qu' ils auraient amassé ils seraient à l' abri de la misère pour le temps où l' âge leur aurait enlevé la force et la santé . Un jour de novembre , comme le soir tombait , un homme , que je ne connaissais pas , s' arrêta devant notre barrière . J' étais sur le seuil de la maison occupé à casser une bourrée . Sans pousser la barrière , mais en levant sa tête par-dessus en me regardant , l' homme me demanda si ce n' était pas là que demeurait la mère Barberin . Je lui dis d' entrer . Au bruit de nos voix , mère Barberin accourut et , au moment où il franchissait notre seuil , elle se trouva face à face avec lui . « J' apporte des nouvelles de Paris » , dit-il . C' étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus d' une fois avaient frappé nos oreilles ; mais le ton avec lequel elles furent prononcées ne ressemblait en rien à celui qui autrefois accompagnait les mots : « Votre homme va bien , l' ouvrage marche . » « Ah ! mon Dieu ! s' écria mère Barberin en joignant les mains , un malheur est arrivé à Jérôme ! — Eh bien , oui , mais il ne faut pas vous rendre malade de peur ; votre homme a été blessé , voilà la vérité ; seulement il n' est pas mort . Pourtant il sera peut-être estropié . Pour le moment il est à l' hôpital . J' ai été son voisin de lit , et , comme je rentrais au pays , il m' a demandé de vous dire la chose en passant . » Mère Barberin , qui voulait en savoir plus long , pria l' homme de rester à souper . Il s' assit dans le coin de la cheminée et , tout en mangeant , il nous raconta comment le malheur était arrivé : Barberin avait été à moitié écrasé par des échafaudages qui s' étaient abattus , et comme on avait prouvé qu' il ne devait pas se trouver à la place où il avait été blessé , l' entrepreneur refusait de lui payer aucune indemnité . « Pourtant , dit-il en terminant son récit , je lui ai donné le conseil de faire un procès à l' entrepreneur . — Un procès , cela coûte gros . — Oui , mais quand on le gagne ! » Mère Barberin aurait voulu aller à Paris , mais c' était une terrible affaire qu' un voyage si long et si coûteux . Le lendemain matin , nous descendîmes au village pour consulter le curé . Celui -ci ne voulut pas la laisser partir sans savoir avant si elle pouvait être utile à son mari . Il écrivit à l' aumônier de l' hôpital où Barberin était soigné , et , quelques jours après , il reçut une réponse , disant que mère Barberin ne devait pas se mettre en route , mais qu' elle devait envoyer une certaine somme d' argent à son mari , parce que celui -ci allait faire un procès à l' entrepreneur chez lequel il avait été blessé . Les journées , les semaines s' écoulèrent , et de temps en temps il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envois d' argent ; la dernière , plus pressante que les autres , disait que , s' il n' y avait plus d' argent , il fallait vendre la vache pour s' en procurer . Ceux -là seuls qui ont vécu à la campagne avec les paysans savent ce qu' il y a de détresses et de douleurs dans ces trois mots : « vendre la vache » . Pour le naturaliste , la vache est un animal ruminant ; pour le promeneur , c' est une bête qui fait bien dans le paysage lorsqu' elle lève au-dessus des herbes son mufle noir humide de rosée ; pour l' enfant des villes , c' est la source du café au lait et du fromage à la crème ; mais pour le paysan , c' est bien plus et mieux encore . Si pauvre qu' il puisse être et si nombreuse que soit sa famille , il est assuré de ne pas souffrir de la faim tant qu' il y a une vache dans son étable . Avec une longe ou même avec une simple hart nouée autour des cornes , un enfant promène la vache le long des chemins herbus , là où la pâture n' appartient à personne , et le soir la famille entière a du beurre dans sa soupe et du lait pour mouiller ses pommes de terre ; le père , la mère , les enfants , les grands comme les petits , tout le monde vit de la vache . Nous vivions si bien de la nôtre , mère Barberin et moi , que jusqu' à ce moment je n' avais presque jamais mangé de viande . Mais ce n' était pas seulement notre nourrice qu' elle était , c' était encore notre camarade , notre amie , car il ne faut pas s' imaginer que la vache est une bête stupide , c' est au contraire un animal plein d' intelligence et de qualités morales d' autant plus développées qu' on les aura cultivées par l' éducation . Nous caressions la nôtre , nous lui parlions , elle nous comprenait , et de son côté , avec ses grands yeux ronds pleins de douceur , elle savait très bien nous faire entendre ce qu' elle voulait ou ce qu' elle ressentait . Enfin nous l' aimions et elle nous aimait , ce qui est tout dire . Pourtant il fallut s' en séparer , car c' était seulement par « la vente de la vache » qu' on pouvait satisfaire Barberin . Il vint un marchand à la maison et , après avoir bien examiné la Roussette , après avoir dit et répété cent fois qu' elle ne lui convenait pas du tout , que c' était une vache de pauvres gens qu' il ne pourrait pas revendre , qu' elle n' avait pas de lait , qu' elle faisait du mauvais beurre , il avait fini par dire qu' il voulait bien la prendre , mais seulement par bonté d' âme et pour obliger mère Barberin qui était une brave femme . La pauvre Roussette , comme si elle comprenait ce qui se passait , avait refusé de sortir de son étable et elle s' était mise à meugler . « Passe derrière et chasse -la , m' avait dit le marchand en me tendant le fouet qu' il portait passé autour de son cou . — Pour ça non » , avait dit mère Barberin . Et , prenant la vache par la longe , elle lui avait parlé doucement . « Allons , ma belle , viens , viens . » Et Roussette n' avait plus résisté ; arrivé sur la route , le marchand l' avait attachée derrière sa voiture , et il avait bien fallu qu' elle suivît le cheval . Nous étions rentrés dans la maison . Mais longtemps encore nous avions entendu ses beuglements . Plus de lait , plus de beurre . Le matin un morceau de pain ; le soir des pommes de terre au sel . Le mardi gras arriva justement peu de temps après la vente de Roussette ; l' année précédente , pour le mardi gras , mère Barberin m' avait fait un régal avec des crêpes et des beignets ; et j' en avais tant mangé , tant mangé , qu' elle en avait été tout heureuse . Mais alors nous avions Roussette , qui nous avait donné le lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle . Plus de Roussette , plus de lait , plus de beurre , plus de mardi gras ; c' était ce que je m' étais dit tristement . Mais mère Barberin m' avait fait une surprise ; bien qu' elle ne fût pas emprunteuse , elle avait demandé une tasse de lait à l' une de nos voisines , un morceau de beurre à une autre , et , quand j' étais rentré , vers midi , je l' avais trouvée en train de verser de la farine dans un grand poêlon en terre . « Qu' est -ce qu' on fait avec de la farine ? dit-elle me regardant . — Du pain . — Et puis encore ? — De la bouillie . — Et puis encore ? — Dame ... Je ne sais pas . — Si , tu sais bien . Mais , comme tu es un bon petit garçon , tu n' oses pas le dire . Tu sais que c' est aujourd'hui mardi gras , le jour des crêpes et des beignets . Mais , comme tu sais aussi que nous n' avons ni beurre , ni lait , tu n' oses pas en parler . C' est vrai ça ? — Oh ! mère Barberin . — Donne -moi les œufs , me dit-elle , et , pendant que je les casse , pèle les pommes . » Pendant que je coupais les pommes en tranches , elle cassa les œufs dans la farine et se mit à battre le tout , en versant dessus , de temps en temps , une cuillerée de lait . Quand la pâte fut délayée , mère Barberin posa la terrine sur les cendres chaudes , et il n' y eut plus qu' à attendre le soir , car c' était à notre souper que nous devions manger les crêpes et les beignets . « Casse de la bourrée , me dit-elle ; il nous faut un bon feu clair , sans fumée . » Alors mère Barberin décrocha de la muraille la poêle à frire et la posa au-dessus de la flamme . « Donne -moi le beurre . » Elle en prit , au bout de son couteau , un morceau gros comme une petite noix , et le mit dans la poêle , où il fondit en grésillant . Ah ! c' était vraiment une bonne odeur qui chatouillait d' autant plus agréablement notre palais que depuis longtemps nous ne l' avions pas respirée . C' était aussi une joyeuse musique que celle produite par les grésillements et les sifflements du beurre . Cependant , si attentif que je fusse à cette musique , il me sembla entendre un bruit de pas dans la cour . Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Une voisine sans doute , pour nous demander du feu . Mais je ne m' arrêtai pas à cette idée , car mère Barberin , qui avait plongé la cuiller à pot dans la terrine , venait de faire couler dans la poêle une nappe de pâte blanche , et ce n' était pas le moment de se laisser aller aux distractions . Un bâton heurta le seuil , puis aussitôt la porte s' ouvrit brusquement . « Qui est là ? » demanda mère Barberin sans se retourner . Un homme était entré , et la flamme qui l' avait éclairé en plein m' avait montré qu' il était vêtu d' une blouse blanche et qu' il tenait à la main un gros bâton . « On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas , dit-il d' un ton rude . — Ah ! mon Dieu ! s' écria mère Barberin en posant vivement sa poêle à terre , c' est toi , Jérôme ? » Puis me prenant par le bras elle me poussa vers l' homme qui s' était arrêté sur le seuil : « C' est ton père . » Je m' étais approché pour l' embrasser à mon tour , mais du bout de son bâton il m' arrêta : « Qu' est -ce que c' est que celui -là ? — C' est Rémi . — Tu m' avais dit ... — Eh bien , oui , mais ... ce n' était pas vrai , parce que ... — Ah ! pas vrai , pas vrai . » Il fit quelques pas vers moi son bâton levé , et instinctivement je reculai . Qu' avais -je fait ? De quoi étais -je coupable ? Pourquoi cet accueil lorsque j' allais à lui pour l' embrasser ? Je n' eus pas le temps d' examiner ces diverses questions qui se pressaient dans mon esprit troublé . « Je vois que vous faisiez mardi gras , dit-il ; ça se trouve bien , car j' ai une solide faim . Qu' est -ce que tu as pour souper ? — Je faisais des crêpes . — Je vois bien ; mais ce n' est pas des crêpes que tu vas donner à manger à un homme qui a dix lieues dans les jambes . — C' est que je n' ai rien ; nous ne t' attendions pas . — Comment , rien ; rien à souper ? » Il regarda autour de lui . « Voilà du beurre . » Il leva les yeux au plafond à l' endroit où l' on accrochait le lard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet était vide , et à la poutre pendaient seulement maintenant quelques glanes d' ail et d' oignon . « Voilà de l' oignon , dit-il en faisant tomber une glane avec son bâton ; quatre ou cinq oignons , un morceau de beurre , et nous aurons une bonne soupe . Retire ta crêpe et fricasse-nous les oignons dans la poêle . » Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin ne répliqua rien . Au contraire , elle s' empressa de faire ce que son homme demandait , tandis que celui -ci s' asseyait sur le banc qui était dans le coin de la cheminée . Je n' avais pas osé quitter la place où le bâton m' avait amené , et appuyé contre la table , je le regardais . C' était un homme d' une cinquantaine d' années environ , au visage rude , à l' air dur ; il portait la tête inclinée sur l' épaule droite par suite de la blessure qu' il avait reçue , et cette difformité contribuait à rendre son aspect peu rassurant . Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu . « Est -ce que c' est avec ce petit morceau de beurre que tu vas nous faire la soupe ? » dit-il . Alors , prenant lui -même l' assiette où se trouvait le beurre , il fit tomber la motte entière dans la poêle . Plus de beurre , dès lors plus de crêpes . En tout autre moment , il est certain que j' aurais été profondément touché par cette catastrophe ; mais je ne pensais plus aux crêpes , ni aux beignets , et l' idée qui occupait mon esprit , c' était que cet homme qui paraissait si dur était mon père . « Mon père , mon père ! » C' était là le mot que je me répétais machinalement . Je ne m' étais jamais demandé d' une façon bien précise ce que c' était qu' un père , et vaguement , d' instinct , j' avais cru que c' était une mère à grosse voix ; mais en regardant celui qui me tombait du ciel , je me sentis pris d' un effroi douloureux . « Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé , me dit-il , mets les assiettes sur la table . » Je me hâtai d' obéir . La soupe était faite . Mère Barberin la servit dans les assiettes . J' étais si troublé , si inquiet , que je ne pouvais manger , et je le regardais aussi , mais à la dérobée , baissant les yeux quand je rencontrais les siens . « Alors tu n' as pas faim ? me dit-il . — Non . — Eh bien , va te coucher , et tâche de dormir tout de suite ; sinon , je me fâche . » Comme cela se rencontre dans un grand nombre de maisons de paysans , notre cuisine était en même temps notre chambre à coucher . Auprès de la cheminée tout ce qui servait au manger , la table , la huche , le buffet ; à l' autre bout les meubles propres au coucher ; dans un angle le lit de mère Barberin , dans le coin opposé le mien , qui se trouvait dans une sorte d' armoire entourée d' un lambrequin en toile rouge . Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher . Mais dormir était une autre affaire . On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu' on a sommeil et qu' on est tranquille . Or , je n' avais pas sommeil et n' étais pas tranquille . Au bout d' un certain temps , je ne saurais dire combien , j' entendis qu' on s' approchait de mon lit . « Dors -tu ? » demanda une voix étouffée . Je n' eus garde de répondre , car les terribles mots : « Je me fâche » , retentissaient encore à mon oreille . « Il dort , dit mère Barberin ; aussitôt couché , aussitôt endormi , c' est son habitude ; tu peux parler sans craindre qu' il t' entende . » Sans doute , j' aurais dû dire que je ne dormais pas , mais je n' osais point ; on m' avait commandé de dormir , je ne dormais pas , j' étais en faute . « Ton procès , où en est-il ? demanda mère Barberin . — Perdu ! Les juges ont décidé que j' étais en faute de me trouver sous les échafaudages et que l' entrepreneur ne me devait rien . » Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et se mit à jurer sans dire aucune parole sensée . « Le procès perdu , reprit-il bientôt ; notre argent perdu , estropié , la misère ; voilà ! Et comme si ce n' était pas assez , en rentrant ici je trouve un enfant . M' expliqueras -tu pourquoi tu n' as pas fait comme je t' avais dit de faire ? — Parce que je n' ai pas pu . — Tu n' as pas pu le porter aux Enfants trouvés ? — On n' abandonne pas comme ça un enfant qu' on a nourri de son lait et qu' on aime . — Ce n' était pas ton enfant . — Enfin je voulais faire ce que tu demandais , mais voilà précisément qu' il est tombé malade . — Malade ? — Oui , malade ; ce n' était pas le moment , n' est -ce pas , de le porter à l' hospice pour le tuer . — Et quand il a été guéri ? — C' est qu' il n' a pas été guéri tout de suite . Après cette maladie en est venue une autre : il toussait , le pauvre petit , à vous fendre le cœur . C' est comme ça que notre petit Nicolas est mort ; il me semblait que , si je portais celui -là à la ville , il mourrait aussi . — Mais après ? — Le temps avait marché . Puisque j' avais attendu jusque -là , je pouvais bien attendre encore . — Quel âge a-t-il présentement ? — Huit ans . — Eh bien , il ira à huit ans là où il aurait dû aller autrefois , et ça ne lui sera pas plus agréable ; voilà ce qu' il y aura gagné . — Ah ! Jérôme , tu ne feras pas ça . — Je ne ferai pas ça ! Et qui m' en empêchera ? Crois -tu que nous pouvons le garder toujours ? » Il y eut un moment de silence et je pus respirer ; l' émotion me serrait à la gorge au point de m' étouffer . Bientôt mère Barberin reprit : « Ah ! comme Paris t' a changé ! tu n' aurais pas parlé comme ça avant d' aller à Paris . — Peut-être . Mais ce qu' il y a de sûr , c' est que , si Paris m' a changé , il m' a aussi estropié . Comment gagner sa vie maintenant , la tienne , la mienne ? nous n' avons plus d' argent . La vache est vendue . Faut-il que , quand nous n' avons pas de quoi manger , nous nourrissions un enfant qui n' est pas le nôtre ? — C' est le mien . — Ce n' est pas plus le tien que le mien . Ce n' est pas un enfant de paysan . Je le regardais pendant le souper : c' est délicat , c' est maigre , pas de bras , pas de jambes . — C' est le plus joli enfant du pays . — Joli , je ne dis pas . Mais solide ! Est -ce que c' est sa gentillesse qui lui donnera à manger ? Est -ce qu' on est un travailleur avec des épaules comme les siennes ? On est un enfant de la ville , et les enfants des villes , il ne nous en faut pas ici . — Je te dis que c' est un brave enfant , et il a de l' esprit comme un chat , et avec cela bon cœur . Il travaillera pour nous . — En attendant , il faudra que nous travaillions pour lui , et moi je ne peux plus travailler . — Et si ses parents le réclament , qu' est -ce que tu diras ? — Ses parents ! Est -ce qu' il a des parents ? S' il en avait , ils l' auraient cherché , et , depuis huit ans , trouvé bien sûr . Ah ! j' ai fait une fameuse sottise de croire qu' il avait des parents qui le réclameraient un jour , et nous payeraient notre peine pour l' avoir élevé . Je n' ai été qu' un nigaud , qu' un imbécile . Parce qu' il était enveloppé dans de beaux langes avec des dentelles , cela ne voulait pas dire que ses parents le chercheraient . Ils sont peut-être morts , d' ailleurs . » La porte s' ouvrit et se referma . Il était parti . Alors , me redressant vivement , je me mis à appeler mère Barberin . « Ah ! maman . » Elle accourut près de mon lit : « Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle doucement . — Ce n' est pas ma faute . — Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu' a dit Jérôme ? — Oui , tu n' es pas ma maman ; mais lui n' est pas mon père . » Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même ton , car , si j' étais désolé d' apprendre qu' elle n' était pas ma mère , j' étais heureux , presque fier de savoir que lui n' était pas mon père . De là une contradiction dans mes sentiments qui se traduisit dans ma voix . Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention . « J' aurais peut-être dû , dit-elle , te faire connaître la vérité ; mais tu étais si bien mon enfant , que je ne pouvais pas te dire , sans raison , que je n' étais pas ta vraie mère ! Ta mère , pauvre petit , tu l' as entendu , on ne la connaît pas . Est-elle vivante , ne l' est-elle plus ? On n' en sait rien . Un matin , à Paris , comme Jérôme allait à son travail et qu' il passait dans une rue qu' on appelle l' avenue de Breteuil , qui est large et plantée d' arbres , il entendit les cris d' un enfant . Ils semblaient partir de l' embrasure d' une porte d' un jardin . C' était au mois de février ; il faisait petit jour . Il s' approcha de la porte et aperçut un enfant couché sur le seuil . Comme il regardait autour de lui pour appeler quelqu'un , il vit un homme sortir de derrière un gros arbre et se sauver . Sans doute cet homme s' était caché là pour voir si l' on trouverait l' enfant qu' il avait lui -même placé dans l' embrasure de la porte . Voilà Jérôme bien embarrassé , car l' enfant criait de toutes ses forces , comme s' il avait compris qu' un secours lui était arrivé , et qu' il ne fallait pas le laisser échapper . Pendant que Jérôme réfléchissait à ce qu' il devait faire , il fut rejoint par d' autres ouvriers , et l' on décida qu' il fallait porter l' enfant chez le commissaire de police . Il ne cessait pas de crier . Sans doute il souffrait du froid . Mais , comme dans le bureau du commissaire il faisait très chaud , et que les cris continuaient , on pensa qu' il souffrait de la faim , et l' on alla chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein . Il se jeta dessus . Il était véritablement affamé . Alors on le déshabilla devant le feu . C' était un beau garçon de cinq ou six mois , rose , gros , gras , superbe ; les langes et les linges dans lesquels il était enveloppé disaient clairement qu' il appartenait à des parents riches . C' était donc un enfant qu' on avait volé et ensuite abandonné . Ce fut au moins ce que le commissaire expliqua . Qu' allait -on en faire ? Après avoir écrit tout ce que Jérôme savait , et aussi la description de l' enfant avec celle de ses langes qui n' étaient pas marqués , le commissaire dit qu' il allait l' envoyer à l' hospice des Enfants trouvés , si personne , parmi tous ceux qui étaient là , ne voulait s' en charger ; c' était un bel enfant , sain , solide , qui ne serait pas difficile à élever ; ses parents , qui bien sûr allaient le chercher , récompenseraient généreusement ceux qui en auraient pris soin . Là-dessus , Jérôme s' avança et dit qu' il voulait bien s' en charger ; on le lui donna . J' avais justement un enfant du même âge ; mais ce n' était pas pour moi une affaire d' en nourrir deux . Ce fut ainsi que je devins ta mère . — Oh ! maman . — Au bout de trois mois , je perdis mon enfant , et alors je m' attachai à toi davantage . J' oubliai que tu n' étais pas vraiment notre fils . Malheureusement Jérôme ne l' oublia pas , lui , et voyant au bout de trois ans que tes parents ne t' avaient pas cherché , au moins qu' ils ne t' avaient pas trouvé , il voulut te mettre à l' hospice . Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas obéi . — Oh ! pas à l' hospice , m' écriai -je en me cramponnant à elle ; mère Barberin , pas à l' hospice , je t' en prie ! — Tu n' iras pas , mais à une condition , c' est que tu vas tout de suite dormir . Il ne faut pas , quand il rentrera , qu' il te trouve éveillé . » Et , après m' avoir embrassé , elle me tourna le nez contre la muraille . J' aurais voulu m' endormir ; mais j' avais été trop rudement ébranlé , trop profondément ému pour trouver à volonté le calme et le sommeil . Il y avait au village deux enfants qu' on appelait « les enfants de l' hospice » ; ils avaient une plaque de plomb au cou avec un numéro ; ils étaient mal habillés et sales ; on se moquait d' eux ; on les battait . Les autres enfants avaient la méchanceté de les poursuivre souvent comme on poursuit un chien perdu pour s' amuser , et aussi parce qu' un chien perdu n' a personne pour le défendre . Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je ne voulais pas avoir un numéro au cou , je ne voulais pas qu' on courût après moi en criant : « À l' hospice ! à l' hospice ! » Cette pensée seule me donnait froid et me faisait claquer les dents . Et je ne dormais pas . Et Barberin allait rentrer . Heureusement il ne revint pas aussitôt qu' il avait dit , et le sommeil arriva pour moi avant lui . Sans doute je dormis toute la nuit sous l' impression du chagrin et de la crainte , car le lendemain matin en m' éveillant mon premier mouvement fut de tâter mon lit et de regarder autour de moi , pour être certain qu' on ne m' avait pas emporté . Pendant toute la matinée , Barberin ne me dit rien , et je commençai à croire que le projet de m' envoyer à l' hospice était abandonné . Sans doute mère Barberin avait parlé ; elle l' avait décidé à me garder . Mais , comme midi sonnait , Barberin me dit de mettre ma casquette et de le suivre . Effrayé , je tournai les yeux vers mère Barberin pour implorer son secours . Mais , à la dérobée , elle me fit un signe qui disait que je devais obéir ; en même temps un mouvement de sa main me rassura : il n' y avait rien à craindre . Alors , sans répliquer , je me mis en route derrière Barberin . La distance est longue de notre maison au village ; il y en a bien pour une heure de marche . Cette heure s' écoula sans qu' il m' adressât une seule fois la parole . Il marchait devant , doucement , en clopinant , sans que sa tête fît un seul mouvement , et de temps en temps il se retournait tout d' une pièce pour voir si je le suivais . Comme nous passions devant le café , un homme qui se trouvait sur le seuil appela Barberin et l' engagea à entrer . Celui -ci , me prenant par l' oreille , me fit passer devant lui , et , quand nous fûmes entrés , il referma la porte . Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le maître du café qui l' avait engagé à entrer , j' allai m' asseoir près de la cheminée et regardai autour de moi . Dans le coin opposé à celui que j' occupais , se trouvait un grand vieillard à barbe blanche , qui portait un costume bizarre et tel que je n' en avais jamais vu . Sur ses cheveux , qui tombaient en longues mèches sur ses épaules , était posé un haut chapeau de feutre gris orné de plumes vertes et rouges . Une peau de mouton , dont la laine était en dedans , le serrait à la taille . Cette peau n' avait pas de manches , et , par deux trous ouverts aux épaules , sortaient les bras vêtus d' une étoffe de velours qui autrefois avait dû être * * bleue . Il se tenait allongé sur sa chaise , le menton appuyé dans sa main droite ; son coude reposait sur son genou ployé . Jamais je n' avais vu une personne vivante dans une attitude si calme ; il ressemblait à l' un des saints en bois de notre église . Auprès de lui trois chiens , tassés sous sa chaise , se chauffaient sans remuer : un caniche blanc , un barbet noir , et une petite chienne grise à la mine futée et douce ; le caniche était coiffé d' un vieux bonnet de police retenu sous son menton par une lanière de cuir . Pendant que je regardais le vieillard avec une curiosité étonnée , Barberin et le maître du café causaient à demi-voix , et j' entendais qu' il était question de moi . Barberin racontait qu' il était venu au village pour me conduire au maire , afin que celui -ci demandât aux hospices de lui payer une pension pour me garder . C' était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenir de son mari , et je compris tout de suite que , si Barberin trouvait avantage à me garder près de lui , je n' avais plus rien à craindre . Le vieillard , sans en avoir l' air , écoutait aussi ce qui se disait ; tout à coup il étendit la main droite vers moi et , s' adressant à Barberin : « C' est cet enfant -là qui vous gêne ? dit-il avec un accent étranger . — Lui -même . — Et vous croyez que l' administration des hospices de votre département va vous payer des mois de nourrice ? — Dame ! puisqu'il n' a pas de parents et qu' il est à ma charge , il faut bien que quelqu'un paie pour lui ; c' est juste , il me semble . — Je ne dis pas non ; mais croyez -vous que tout ce qui est juste peut toujours se faire ? — Pour ça non . — Eh bien , je crois bien que vous n' obtiendrez jamais la pension que vous demandez . — Alors , il ira à l' hospice ; il n' y a pas de loi qui me force à le garder dans ma maison , si je n' en veux pas . — Vous avez consenti autrefois à le recevoir , c' était prendre l' engagement de le garder . — Eh bien , je ne le garderai pas , et , quand je devrais le mettre dans la rue , je m' en débarrasserai . — Il y aurait peut-être un moyen de vous en débarrasser tout de suite , dit le vieillard après un moment de réflexion , et même de gagner à cela quelque chose . — Si vous me donnez ce moyen -là , je vous paie une bouteille , et de bon cœur encore . — Commandez la bouteille , et votre affaire est faite . — Sûrement ? — Sûrement . » Le vieillard , quittant sa chaise , vint s' asseoir vis-à-vis de Barberin . Chose étrange , au moment où il se leva , sa peau de mouton fut soulevée par un mouvement que je ne m' expliquai pas ; c' était à croire qu' il avait un chien dans le bras gauche . Qu' allait-il dire ? Qu' allait-il se passer ? Je l' avais suivi des yeux avec une émotion cruelle . « Ce que vous voulez , n' est -ce pas , dit-il , c' est que cet enfant ne mange pas plus longtemps votre pain ; ou bien , s' il continue à le manger , c' est qu' on vous le paie ? — Juste ; parce que ... — Oh ! le motif , vous savez , ça ne me regarde pas , je n' ai donc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoir que vous ne voulez plus de l' enfant ; s' il en est ainsi , donnez-le -moi , je m' en charge . — Vous le donner ! — Dame ! ne voulez -vous pas vous en débarrasser ? — Vous donner un enfant comme celui -là , un si bel enfant , car il est bel enfant , regardez-le . — Je l' ai regardé . — Rémi ! viens ici . » Je m' approchai de la table en tremblant . « Allons , n' aie pas peur , petit , dit le vieillard . — Regardez , continua Barberin . — Je ne dis pas que c' est un vilain enfant . Si c' était un vilain enfant , je n' en voudrais pas ; les monstres , ce n' est pas mon affaire . — Il est bon pour travailler . — Il est bien faible . — Lui faible , allons donc ! il est fort comme un homme et solide et sain ; tenez , voyez ses jambes , en avez -vous jamais vu de plus droites ? » Barberin releva mon pantalon . « Trop minces , dit le vieillard . — Et ses bras ? continua Barberin . — Les bras sont comme les jambes ; ça peut aller ; mais ça ne résisterait pas à la fatigue et à la misère . — Lui , ne pas résister ! mais tâtez donc , voyez , tâtez vous -même . » Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes en les palpant , secouant la tête et faisant la moue . J' avais déjà assisté à une scène semblable quand le marchand était venu pour acheter notre vache . Lui aussi l' avait tâtée et palpée . Lui aussi avait secoué la tête et fait la moue : ce n' était pas une bonne vache , il lui serait impossible de la revendre , et cependant il l' avait achetée , puis emmenée . Le vieillard allait-il m' acheter et m' emmener ? ah ! mère Barberin , mère Barberin ! Malheureusement elle n' était pas là pour me défendre . « Enfin , dit le vieillard , tel qu' il est , je le prends . Seulement , bien entendu , je ne vous l' achète pas , je vous le loue . Je vous en donne vingt francs par an . — Vingt francs ! — C' est un bon prix et je paie d' avance ; vous touchez quatre belles pièces de cent sous et vous êtes débarrassé de l' enfant . » Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuir dans laquelle il prit quatre pièces d' argent qu' il étala sur la table en les faisant sonner . « Pensez donc , s' écria Barberin , que cet enfant aura des parents un jour ou l' autre ! — Qu' importe ? — Il y aura du profit pour ceux qui l' auront élevé ; si je n' avais pas compté là-dessus , je ne m' en serais jamais chargé . » Ce mot de Barberin : « Si je n' avais pas compté sur ses parents , je ne me serais jamais chargé de lui » , me fit le détester un peu plus encore . Quel méchant homme ! « Et c' est parce que vous ne comptez plus sur ses parents , dit le vieillard , que vous le mettez à la porte . Enfin , à qui s' adresseront -ils , ces parents , si jamais ils paraissaient ? à vous , n' est -ce pas , et non à moi qu' ils ne connaissent pas ? — Et si c' est vous qui les retrouvez ? — Alors convenons que , s' il a des parents un jour , nous partagerons le profit , et je mets trente francs . — Mettez -en quarante . — Non ; pour les services qu' il me rendra , ce n' est pas possible . — Et quels services voulez -vous qu' il vous rende ? Pour de bonnes jambes , il a de bonnes jambes ; pour de bons bras , il a de bons bras ; je m' en tiens à ce que j' ai dit , mais enfin à quoi le trouvez -vous propre ? » Le vieillard regarda Barberin d' un air narquois , et , vidant son verre à petits coups : « À me tenir compagnie , dit-il ; je me fais vieux et le soir quelquefois , après une journée de fatigue , quand le temps est mauvais , j' ai des idées tristes ; il me distraira . — Il est sûr que pour cela les jambes seront assez solides . — Mais pas trop , car il faudra danser , et puis sauter , et puis marcher , et puis , après avoir marché , sauter encore ; enfin il prendra place dans la troupe du signor Vitalis . — Et où est-elle , votre troupe ? — Le signor Vitalis , c' est moi , comme vous devez vous en douter , la troupe , je vais vous la montrer , puisque vous désirez faire sa connaissance . » Disant cela , il ouvrit sa peau de mouton et prit dans sa main un animal étrange qu' il tenait sous son bras gauche serré contre sa poitrine . Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature bizarre que je voyais pour la première fois , et que je regardais avec stupéfaction . Elle était vêtue d' une blouse rouge bordée d' un galon doré ; mais les bras et les jambes étaient nus , car c' étaient bien des bras et des jambes qu' elle avait et non des pattes ; seulement ces bras et ces jambes étaient couverts d' une peau noire , et non blanche ou camée . « Ah ! le vilain singe ! » s' écria Barberin . Ce mot me tira de ma stupéfaction , car , si je n' avais jamais vu des singes , j' en avais au moins entendu parler ; ce n' était donc pas un enfant noir que j' avais devant moi , c' était un singe . « Voici le premier sujet de ma troupe , dit Vitalis , c' est M . Joli-Cœur . Joli-Cœur , mon ami , saluez la société . » Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres et nous envoya à tous un baiser . « Maintenant , continua Vitalis étendant sa main vers le caniche blanc , à un autre ; le signor Capi va avoir l' honneur de présenter ses amis à l' estimable société ici présente . » À ce commandement le caniche , qui jusque -là n' avait pas fait le plus petit mouvement , se leva vivement et , se dressant sur ses pattes de derrière , il croisa ses deux pattes de devant sur sa poitrine , puis il salua son maître si bas que son bonnet de police toucha le sol . Ce devoir de politesse accompli , il se tourna vers ses camarades , et d' une patte , tandis qu' il tenait toujours l' autre sur sa poitrine , il leur fit signe d' approcher . Les deux chiens , qui avaient les yeux attachés sur leur camarade , se dressèrent aussitôt , et , se donnant chacun une patte de devant , comme on se donne la main dans le monde , ils firent gravement six pas en avant , puis après trois pas en arrière , et saluèrent la société . « Celui que j' appelle Capi , continua Vitalis , autrement dit Capitano en italien , est le chef des chiens ; c' est lui qui , comme le plus intelligent , transmet mes ordres . Ce jeune élégant à poil noir est le signor Zerbino , ce qui signifie le galant , nom qu' il mérite à tous les égards . Quant à cette jeune personne à l' air modeste , c' est la signora Dolce , une charmante Anglaise qui n' a pas volé son nom de douce . C' est avec ces sujets remarquables à des titres différents que j' ai l' avantage de parcourir le monde en gagnant ma vie plus ou moins bien , suivant les hasards de la bonne ou de la mauvaise fortune . Capi ! » Le caniche croisa les pattes . « Capi , venez ici , mon ami , et soyez assez aimable , je vous prie -- ce sont des personnages bien élevés à qui je parle toujours poliment -- , soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon , qui vous regarde avec des yeux ronds comme des billes , quelle heure il est . » Capi décroisa les pattes , s' approcha de son maître , écarta la peau de mouton , fouilla dans la poche du gilet , en tira une grosse montre en argent , regarda le cadran et jappa deux fois distinctement ; puis après ces deux jappements bien accentués , d' une voix forte et nette , il en poussa trois autres plus faibles . Il était en effet deux heures et trois quarts . « C' est bien , dit Vitalis , je vous remercie , signor Capi ; et , maintenant , je vous prie d' inviter la signora Dolce à nous faire le plaisir de danser un peu à la corde . » Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de son maître et en tira une corde . Il fit un signe à Zerbino , et celui -ci alla vivement lui faire vis-à-vis . Alors Capi lui jeta un bout de la corde , et tous deux se mirent gravement à la faire tourner . Quand le mouvement fut régulier , Dolce s' élança dans le cercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeux tendres sur les yeux de son maître . « Vous voyez , dit celui -ci , que mes élèves sont intelligents ; mais l' intelligence ne s' apprécie à toute sa valeur que par la comparaison . Voilà pourquoi j' engage ce garçon dans ma troupe ; il fera le rôle d' une bête , et l' esprit de mes élèves n' en sera que mieux apprécié . — Oh ! pour faire la bête ... interrompit Barberin . — Il faut avoir de l' esprit , continua Vitalis , et je crois que ce garçon n' en manquera pas quand il aura pris quelques leçons . Au reste , nous verrons bien . Et pour commencer nous allons en avoir tout de suite une preuve . S' il est intelligent , il comprendra qu' avec le signor Vitalis on a la chance de se promener , de parcourir la France et dix autres pays , de mener une vie libre au lieu de rester derrière des bœufs , à marcher tous les jours dans le même champ , du matin au soir , tandis que , s' il n' est pas intelligent , il pleurera , il criera , et , comme le signor Vitalis n' aime pas les enfants méchants , il ne l' emmènera pas avec lui . Alors l' enfant méchant ira à l' hospice où il faut travailler dur et manger peu . » J' étais assez intelligent pour comprendre ces paroles ; mais de la compréhension à l' exécution , il y avait une terrible distance à franchir . Assurément les élèves du signor Vitalis étaient bien drôles , bien amusants , et ce devait être bien amusant aussi de se promener toujours ; mais , pour les suivre et se promener avec eux , il fallait quitter mère Barberin . Il est vrai que , si je refusais , je ne resterais peut-être pas avec mère Barberin ; on m' enverrait à l' hospice . Comme je demeurais troublé , les larmes dans les yeux , Vitalis me frappa doucement du bout du doigt sur la joue . « Allons , dit-il , l' enfant comprend , puisqu'il ne crie pas ; la raison entrera dans cette petite tête , et demain ... — Oh ! monsieur , m' écriai -je , laissez -moi à maman Barberin , je vous en prie ! » Mais avant d' en avoir dit davantage je fus interrompu par un formidable aboiement de Capi . En même temps le chien s' élança vers la table sur laquelle Joli-Cœur était resté assis . Celui -ci , profitant d' un moment où tout le monde était tourné vers moi , avait doucement pris le verre de son maître , qui était plein de vin , et il était en train de le vider . Mais Capi , qui faisait bonne garde , avait vu cette friponnerie du singe , et , en fidèle serviteur qu' il était , il avait voulu l' empêcher . « Monsieur Joli-Cœur , dit Vitalis d' une voix sévère , vous êtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas , dans le coin , le nez tourné contre la muraille , et vous , Zerbino , montez la garde devant lui ; s' il bouge , donnez -lui une bonne claque . Quant à vous , monsieur Capi , vous êtes un bon chien ; tendez -moi la patte , que je vous la serre . » Tandis que le singe obéissait en poussant des petits cris étouffés , le chien , heureux , fier , tendait la patte à son maître . « Maintenant , continua Vitalis , revenons à nos affaires . Je vous donne donc trente francs . — Non , quarante . » Une discussion s' engagea , mais bientôt Vitalis l' interrompit : « Cet enfant doit s' ennuyer ici , dit-il ; qu' il aille donc se promener dans la cour de l' auberge et s' amuser . » En même temps il fit un signe à Barberin . « Oui , c' est cela , dit celui -ci , va dans la cour , mais n' en bouge pas avant que je t' appelle , ou sinon je me fâche . » Je n' avais qu' à obéir , ce que je fis . J' allai donc dans la cour , mais je n' avais pas le cœur à m' amuser . Je m' assis sur une pierre et restai à réfléchir . C' était mon sort qui se décidait en ce moment même . Quel allait-il être ? Le froid et l' angoisse me faisaient grelotter . La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps , car il s' écoula plus d' une heure avant que celui -ci vînt dans la cour . Enfin je le vis paraître ; il était seul . Venait-il me chercher pour me remettre aux mains de Vitalis ? « Allons , me dit-il , en route pour la maison . » La maison ! Je ne quitterais donc pas mère Barberin ? J' aurais voulu l' interroger , mais je n' osai pas , car il paraissait de fort mauvaise humeur . La route se fit silencieusement . Mais , environ dix minutes avant d' arriver , Barberin , qui marchait devant , s' arrêta : « Tu sais , me dit-il en me prenant rudement par l' oreille , que , si tu racontes un seul mot de ce que tu as entendu aujourd'hui , tu le payeras cher ; ainsi , attention ! » « Eh bien , demanda mère Barberin quand nous rentrâmes , qu' a dit le maire ? — Nous ne l' avons pas vu . — Comment ! vous ne l' avez pas vu ? — Non , j' ai rencontré des amis au café Notre-Dame et , quand nous sommes sortis , il était trop tard ; nous y retournerons demain . » Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à son marché avec l' homme aux chiens . En route je m' étais plus d' une fois demandé s' il n' y avait pas une ruse dans ce retour à la maison ; mais ces derniers mots chassèrent les doutes qui s' agitaient confusément dans mon esprit troublé . Puisque nous devions retourner le lendemain au village pour voir le maire , il était certain que Barberin n' avait pas accepté les propositions de Vitalis . Cependant , malgré ses menaces , j' aurais parlé de mes doutes à mère Barberin , si j' avais pu me trouver seul un instant avec elle ; mais de toute la soirée Barberin ne quitta pas la maison , et je me couchai sans avoir pu trouver l' occasion que j' attendais . Je m' endormis en me disant que ce serait pour le lendemain . Mais , le lendemain , quand je me levai , je n' aperçus point mère Barberin . « Maman ? — Elle est au village , elle ne reviendra qu' après midi . » Sans savoir pourquoi , cette absence m' inquiéta . Elle n' avait pas dit la veille qu' elle irait au village . Comment n' avait-elle pas attendu pour nous accompagner , puisque nous devions y aller après midi ? Serait-elle revenue quand nous partirions ? Une crainte vague me serra le cœur ; sans me rendre compte du danger qui me menaçait , j' eus cependant le pressentiment d' un danger . Barberin me regardait d' un air étrange , peu fait pour me rassurer . Voulant échapper à ce regard , je m' en allai dans le jardin . Ce jardin , qui n' était pas grand , avait pour nous une valeur considérable , car c' était lui qui nous nourrissait , nous fournissant , à l' exception du blé , à peu près tout ce que nous mangions : pommes de terre , fèves , choux , carottes , navets . Aussi n' y trouvait -on pas de terrain perdu . Cependant mère Barberin m' en avait donné un petit coin dans lequel j' avais réuni une infinité de plantes , d' herbes , de mousses arrachées le matin à la lisière des bois ou le long des haies pendant que je gardais notre vache , et replantées l' après-midi dans mon jardin , pêle-mêle , au hasard , les unes à côté des autres . Assurément ce n' était point un beau jardin avec des allées bien sablées et des plates-bandes divisées au cordeau , pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dans le chemin ne s' arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d' épine tondue au ciseau , mais tel qu' il était il avait ce mérite et ce charme de m' appartenir . Il était ma chose , mon bien , mon ouvrage ; je l' arrangeais comme je voulais , selon ma fantaisie de l' heure présente , et , quand j' en parlais , ce qui m' arrivait vingt fois par jour , je disais « mon jardin » . J' étais à deux genoux sur la terre , appuyé sur mes mains , le nez baissé dans mes topinambours , quand j' entendis crier mon nom d' une voix impatiente . C' était Barberin qui m' appelait . Que me voulait-il ? Je me hâtai de rentrer à la maison . Quelle ne fut pas ma surprise d' apercevoir devant la cheminée Vitalis et ses chiens ! Instantanément je compris ce que Barberin voulait de moi . Vitalis venait me chercher , et c' était pour que mère Barberin ne pût pas me défendre que , le matin , Barberin l' avait envoyée au village . Sentant bien que je n' avais ni secours ni pitié à attendre de Barberin , je courus à Vitalis : « Oh ! monsieur , m' écriai -je , je vous en prie , ne m' emmenez pas . » Et j' éclatai en sanglots . « Allons , mon garçon , me dit-il assez doucement , tu ne seras pas malheureux avec moi ; je ne bats point les enfants , et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui sont très amusants . Qu' as -tu à regretter ? — Mère Barberin ! mère Barberin ! — En tout cas , tu ne resteras pas ici , dit Barberin en me prenant rudement par l' oreille ; Monsieur ou l' hospice , choisis ! — Non ! mère Barberin ! — Ah ! tu m' ennuies à la fin , s' écria Barberin , qui se mit dans une terrible colère ; s' il faut te chasser d' ici à coups de bâton , c' est ce que je vais faire . — Cet enfant regrette sa mère Barberin , dit Vitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a du cœur , c' est bon signe . — Si vous le plaignez , il va hurler plus fort . — Maintenant , aux affaires . » Disant cela , Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq francs , que Barberin , en un tour de main , fit disparaître dans sa poche . « Où est le paquet ? demanda Vitalis . — Le voilà » , répondit Barberin en montrant un mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins . Vitalis défit ces nœuds et regarda ce que renfermait le mouchoir ; il s' y trouvait deux de mes chemises et un pantalon de toile . « Ce n' est pas de cela que nous étions convenus , dit Vitalis ; vous deviez me donner ses affaires et je ne trouve là que des guenilles . — Il n' en a pas d' autres . — Si j' interrogeais l' enfant , je suis sûr qu' il dirait que ce n' est pas vrai . Mais je ne veux pas disputer là-dessus . Je n' ai pas le temps . Il faut se mettre en route . Allons , mon petit . Comment se nomme-t-il ? — Rémi . — Allons , Rémi , prends ton paquet , et passe devant Capi ; en avant , marche ! » Je tendis les mains vers lui , puis vers Barberin ; mais tous deux détournèrent la tête , et je sentis que Vitalis me prenait par le poignet . Il fallut marcher . Ah ! la pauvre maison , il me sembla , quand j' en franchis le seuil , que j' y laissais un morceau de ma peau . Vivement je regardai autour de moi , mes yeux obscurcis par les larmes ne virent personne à qui demander secours : personne sur la route , personne dans les prés d' alentour . Je me mis à appeler : « Maman ! mère Barberin ! » Mais personne ne répondit à ma voix , qui s' éteignit dans un sanglot . Il fallut suivre Vitalis , qui ne m' avait pas lâché le poignet . « Bon voyage ! » cria Barberin . Et il rentra dans la maison . Hélas ! c' était fini . « Allons , Rémi , marchons , mon enfant » , dit Vitalis . Et sa main tira mon bras . Alors je me mis à marcher près de lui . Heureusement il ne pressa point son pas , et même je crois bien qu' il le régla sur le mien . Le chemin que nous suivions s' élevait en lacets le long de la montagne , et , à chaque détour , j' apercevais la maison de mère Barberin qui diminuait , diminuait . Bien souvent j' avais parcouru ce chemin et je savais que , quand nous serions à son dernier détour , j' apercevrais la maison encore une fois , puis qu' aussitôt que nous aurions fait quelques pas sur le plateau , ce serait fini ; plus rien ; devant moi l' inconnu ; derrière moi la maison où j' avais vécu jusqu' à ce jour si heureux , et que sans doute je ne reverrais jamais . Heureusement la montée était longue ; cependant , à force de marcher , nous arrivâmes au haut . Vitalis ne m' avait pas lâché le poignet . « Voulez -vous me laisser reposer un peu ? lui dis -je . — Volontiers , mon garçon . » Et , pour la première fois , il desserra la main . Mais , en même temps , je vis son regard se diriger vers Capi , et faire un signe que celui -ci comprit . Aussitôt , comme un chien de berger , Capi abandonna la tête de la troupe et vint se placer derrière moi . Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce que le signe m' avait déjà indiqué : Capi était mon gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver , il devait me sauter aux jambes . J' allai m' asseoir sur le parapet gazonné , et Capi me suivit de près . Assis sur le parapet , je cherchai de mes yeux obscurcis par les larmes la maison de mère Barberin . Au-dessous de nous descendait le vallon que nous venions de remonter , coupé de prés et de bois , puis tout au bas se dressait isolée la maison maternelle , celle où j' avais été élevé . Elle était d' autant plus facile à trouver au milieu des arbres , qu' en ce moment même une petite colonne de fumée jaune sortait de sa cheminée , et , montant droit dans l' air tranquille , s' élevait jusqu' à nous . Soit illusion du souvenir , soit réalité , cette fumée m' apportait l' odeur des feuilles de chêne qui avaient séché autour des branches des bourrées avec lesquelles nous avions fait du feu pendant tout l' hiver ; il me sembla que j' étais encore au coin du foyer , sur mon petit banc , les pieds dans les cendres , quand le vent s' engouffrant dans la cheminée nous rabattait la fumée au visage . Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous nous trouvions , les choses avaient conservé leurs formes nettes , distinctes , diminuées , rapetissées seulement . Encore un pas sur la route , et à jamais tout cela disparaissait . Tout à coup , dans le chemin qui du village monte à la maison , j' aperçus au loin une coiffe blanche . Elle disparut derrière un groupe d' arbres ; puis elle reparut bientôt . La distance était telle que je ne distinguais que la blancheur de la coiffe , qui , comme un papillon printanier aux couleurs pâles , voltigeait entre les branches . Mais il y a des moments où le cœur voit mieux et plus loin que les yeux les plus perçants : je reconnus mère Barberin ; c' était elle ; j' en étais certain ; je sentais que c' était elle . « Eh bien ? demanda Vitalis , nous mettons-nous en route ? — Oh ! monsieur , je vous en prie ... — C' est donc faux ce qu' on disait , tu n' as pas de jambes ; pour si peu , déjà fatigué ; cela ne nous promet pas de bonnes journées . » Mais je ne répondis pas , je regardais . C' était mère Barberin ; c' était sa coiffe , c' était son jupon bleu , c' était elle . Elle marchait à grands pas , comme si elle avait hâte de rentrer à la maison . Arrivée devant notre barrière , elle la poussa et entra dans la cour qu' elle traversa rapidement . Aussitôt je me levai debout sur le parapet , sans penser à Capi qui sauta près de moi . Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison . Elle ressortit et se mit à courir deçà et delà , dans la cour , les bras étendus . Elle me cherchait . Je me penchai en avant , et de toutes mes forces je me mis à crier : « Maman ! maman ! » Mais ma voix ne pouvait ni descendre , ni dominer le murmure du ruisseau , elle se perdit dans l' air . « Qu' as -tu donc ? demanda Vitalis , deviens -tu fou ? » Sans répondre , je restai les yeux attachés sur mère Barberin ; mais elle ne me savait pas si près d' elle et elle ne pensa pas à lever la tête . Elle avait traversé la cour et , revenue sur le chemin , elle regardait de tous côtés . Je criai plus fort , mais , comme la première fois , inutilement . Alors Vitalis , soupçonnant la vérité , monta aussi sur le parapet . Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffe blanche . « Pauvre petit ! dit-il à mi-voix . — Oh ! je vous en prie , m' écriai -je encouragé par ces mots de compassion , laissez -moi retourner . » Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la route . « Puisque tu es reposé , dit-il , en marche , mon garçon . » Je voulus me dégager , mais il me tenait solidement . « Capi , dit-il , Zerbino ! » Et les deux chiens m' entourèrent : Capi derrière , Zerbino devant . Il fallut suivre Vitalis . Au bout de quelques pas , je tournai la tête . Nous avions dépassé la crête de la montagne , et je ne vis plus ni notre vallée , ni notre maison . Tout au loin seulement des collines bleuâtres semblaient remonter jusqu' au ciel ; mes yeux se perdirent dans des espaces sans bornes . Pour acheter les enfants quarante francs , il n' en résulte pas nécessairement qu' on soit un ogre et qu' on fasse provision de chair fraîche afin de la manger . Vitalis ne voulait pas me manger , et , par une exception rare chez les acheteurs d' enfants , ce n' était pas un méchant homme . J' en eus bientôt la preuve . C' était sur la crête même de la montagne qui sépare le bassin de la Loire et celui de la Dordogne qu' il m' avait repris le poignet , et , presque aussitôt , nous avions commencé à descendre sur le versant exposé au midi . Après avoir marché environ un quart d' heure , il m' abandonna le bras . « Maintenant , dit-il , chemine doucement près de moi ; mais n' oublie pas que , si tu voulais te sauver , Capi et Zerbino t' auraient bien vite rejoint ; ils ont les dents pointues . » Me sauver , je sentais que c' était maintenant impossible et que par suite il était inutile de le tenter . Je poussai un soupir . « Tu as le cœur gros , continua Vitalis , je comprends cela et ne t' en veux pas . Tu peux pleurer librement , si tu en as envie . Seulement tâche de sentir que ce n' est pas pour ton malheur que je t' emmène . Que serais -tu devenu ? Tu aurais été très probablement à l' hospice . Les gens qui t' ont élevé ne sont pas tes père et mère . Ta maman , comme tu dis , a été bonne pour toi et tu l' aimes , tu es désolé de la quitter , tout cela c' est bien ; mais fais réflexion qu' elle n' aurait pas pu te garder malgré son mari . Ce mari , de son côté , n' est peut-être pas aussi dur que tu le crois . Il n' a pas de quoi vivre , il est estropié , il ne peut plus travailler , et il calcule qu' il ne peut pas se laisser mourir de faim pour te nourrir . Comprends aujourd'hui , mon garçon , que la vie est trop souvent une bataille dans laquelle on ne fait pas ce qu' on veut . » Sans doute c' étaient là des paroles de sagesse , ou tout au moins d' expérience . Mais il y avait un fait qui , en ce moment , criait plus fort que toutes les paroles , -- la séparation . Je ne verrais plus celle qui m' avait élevé , qui m' avait caressé , celle que j' aimais , -- ma mère . Et cette pensée me serrait à la gorge , m' étouffait . Cependant je marchais près de Vitalis , cherchant à me répéter ce qu' il venait de me dire . Sans doute , tout cela était vrai ; Barberin n' était pas mon père , il n' y avait pas de raisons qui l' obligeassent à souffrir la misère pour moi . Il avait bien voulu me recueillir et m' élever ; si maintenant il me renvoyait , c' était parce qu' il ne pouvait plus me garder . Ce n' était pas de la présente journée que je devais me souvenir en pensant à lui , mais des années passées dans sa maison . « Réfléchis à ce que je t' ai dit , petit , répétait de temps en temps Vitalis , tu ne seras pas trop malheureux avec moi . » Après avoir descendu une pente assez rapide , nous étions arrivés sur une vaste lande qui s' étendait plate et monotone à perte de vue . Pas de maisons , pas d' arbres . Un plateau couvert de bruyères rousses , avec çà et là de grandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sous le souffle du vent . « Tu vois , me dit Vitalis étendant la main sur la lande , qu' il serait inutile de chercher à te sauver , tu serais tout de suite repris par Capi et Zerbino . » Me sauver ! Je n' y pensais plus . Où aller d' ailleurs ? Chez qui ? Après tout , ce grand et beau vieillard à barbe blanche n' était peut-être pas aussi terrible que je l' avais cru d' abord ; et s' il était mon maître , peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable . Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristes solitudes , ne quittant les landes que pour trouver des champs de brandes , et n' apercevant tout autour de nous , aussi loin que le regard s' étendait , que quelques collines arrondies aux sommets stériles . Je m' étais fait une tout autre idée des voyages , et quand parfois , dans mes rêveries enfantines , j' avais quitté mon village , ç'avait été pour de belles contrées qui ne ressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait . C' était la première fois que je faisais une pareille marche d' une seule traite et sans me reposer . Je traînais les jambes et j' avais la plus grande peine à suivre mon maître . Cependant je n' osais pas demander à m' arrêter . « Ce sont tes sabots qui te fatiguent , me dit-il ; à Ussel je t' achèterai des souliers . — Ussel , c' est encore loin ? — Voilà un cri du cœur , dit Vitalis en riant ; tu as donc bien envie d' avoir des souliers , mon garçon ? Eh bien , je t' en promets avec des clous dessous . Et je te promets aussi une culotte de velours , une veste et un chapeau . Cela va sécher tes larmes , j' espère , et te donner des jambes pour faire les six lieues qui nous restent . » Des souliers , des souliers à clous ! une culotte de velours ! une veste ! un chapeau ! Ah ! si mère Barberin me voyait , comme elle serait contente , comme elle serait fière de moi ! Quel malheur qu' Ussel fût encore si loin ! Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient au bout des six lieues qui nous restaient à faire , il me sembla que je ne pourrais pas marcher si loin . Heureusement le temps vint à mon aide . Le ciel , qui avait été bleu depuis notre départ , s' emplit peu à peu de nuages gris , et bientôt il se mit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus . Avec sa peau de mouton , Vitalis était assez bien protégé , et il pouvait abriter Joli-Cœur qui , à la première goutte de pluie , était promptement rentré dans sa cachette . Mais les chiens et moi , qui n' avions rien pour nous couvrir , nous n' avions pas tardé à être mouillés jusqu' à la peau ; encore les chiens pouvaient -ils de temps en temps se secouer , tandis que , ce moyen naturel n' étant pas fait pour moi , je devais marcher sous un poids qui m' écrasait et me glaçait . « T' enrhumes -tu facilement ? me demanda mon maître . — Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamais enrhumé . — Bien cela , bien ; décidément il y a du bon en toi . Mais je ne veux pas t' exposer inutilement , nous n' irons pas plus loin aujourd'hui . Voilà un village là-bas , nous y coucherons . » Mais il n' y avait pas d' auberge dans ce village , et personne ne voulut recevoir une sorte de mendiant qui traînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés les uns que les autres . Enfin un paysan plus charitable que ses voisins voulut bien nous ouvrir la porte d' une grange . Nous avions un toit pour nous abriter et la pluie ne nous tombait plus sur le corps . Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettait pas en route sans provisions . Dans le sac de soldat qu' il portait sur ses épaules se trouvait une grosse miche de pain qu' il partagea en quatre morceaux . Alors je vis pour la première fois comment il maintenait l' obéissance et la discipline dans sa troupe . Pendant que nous errions de porte en porte , cherchant notre gîte , Zerbino était entré dans une maison , et il en était ressorti aussitôt rapidement , portant une croûte dans sa gueule . Vitalis n' avait dit qu' un mot : « À ce soir , Zerbino . » Je ne pensais plus à ce vol , quand je vis , au moment où notre maître coupait la miche , Zerbino prendre une mine basse . Nous étions assis sur deux bottes de fougère , Vitalis et moi , à côté l' un de l' autre , Joli-Cœur entre nous deux ; les trois chiens étaient alignés devant nous , Capi et Dolce les yeux attachés sur ceux de leur maître , Zerbino le nez incliné en avant , les oreilles rasées . « Que le voleur sorte des rangs , dit Vitalis d' une voix de commandement , et qu' il aille dans un coin ; il se couchera sans souper . » Aussitôt Zerbino quitta sa place et , marchant en rampant , il alla se cacher dans le coin que la main de son maître lui avait indiqué . Il se fourra tout entier sous un amas de fougère , et nous ne le vîmes plus ; mais nous l' entendions souffler plaintivement avec des petits cris étouffés . Cette exécution accomplie , Vitalis me tendit mon pain , et , tout en mangeant le sien , il partagea par petites bouchées , entre Joli-Cœur , Capi et Dolce , les morceaux qui leur étaient destinés . Pendant les derniers mois que j' avais vécu auprès de mère Barberin , je n' avais certes pas été gâté ; cependant le changement me parut rude . Ah ! comme la soupe chaude , que mère Barberin nous faisait tous les soirs , m' eût paru bonne , même sans beurre ! Comme le coin du feu m' eût été agréable ! comme je me serais glissé avec bonheur dans mes draps , en remontant les couvertures jusqu' à mon nez ! Mais , hélas ! il ne pouvait être question ni de draps , ni de couvertures , et nous devions nous trouver encore bien heureux d' avoir un lit de fougère . Est -ce qu' il en serait maintenant tous les jours ainsi ? marcher sans repos sous la pluie , coucher dans une grange , trembler de froid , n' avoir pour souper qu' un morceau de pain sec , personne pour me plaindre , personne à aimer , plus de mère Barberin ! Comme je réfléchissais tristement , le cœur gros et les yeux pleins de larmes , je sentis un souffle tiède me passer sur le visage . J' étendis la main en avant et je rencontrai le poil laineux de Capi . Il s' était doucement approché de moi , s' avançant avec précaution sur la fougère , et il me sentait ; il reniflait doucement ; son haleine me courait sur la figure et dans les cheveux . Que voulait-il ? Il se coucha bientôt sur la fougère , tout près de moi , et délicatement il se mit à me lécher la main . Tout ému de cette caresse , je me soulevai à demi et l' embrassai sur son nez froid . Il poussa un petit cri étouffé , puis , vivement , il mit sa patte dans ma main et ne bougea plus . Alors j' oubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée se desserra , je respirai , je n' étais plus seul : j' avais un ami . Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne heure . Plus de pluie ; un ciel bleu , et , grâce au vent sec qui avait soufflé pendant la nuit , peu de boue . Les oiseaux chantaient joyeusement dans les buissons du chemin , et les chiens gambadaient autour de nous . De temps en temps , Capi se dressait sur ses pattes de derrière , et il me lançait au visage deux ou trois aboiements dont je comprenais très bien la signification . « Du courage , du courage ! » disaient -ils . Car c' était un chien fort intelligent , qui savait tout comprendre et toujours se faire comprendre . Bien souvent j' ai entendu dire qu' il ne lui manquait que la parole . Mais je n' ai jamais pensé ainsi . Dans sa queue seule il y avait plus d' esprit et d' éloquence que dans la langue ou dans les yeux de bien des gens . En tout cas la parole n' a jamais été utile entre lui et moi ; du premier jour nous nous sommes tout de suite compris . N' étant jamais sorti de mon village , j' étais curieux de voir une ville . Mais je dois avouer qu' Ussel ne m' éblouit point . Ses vieilles maisons à tourelles , qui font sans doute le bonheur des archéologues , me laissèrent tout à fait indifférent . Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux , ou tout au moins ne leur permettait de voir qu' une seule chose : une boutique de cordonnier . Mes souliers , les souliers promis par Vitalis , l' heure était venue de les chausser . Où était la bienheureuse boutique qui allait me les fournir ? Aussi le seul souvenir qui me reste d' Ussel est-il celui d' une boutique sombre et enfumée située auprès des halles . Il fallait descendre trois marches pour entrer , et alors on se trouvait dans une grande salle , où la lumière du soleil n' avait assurément jamais pénétré depuis que le toit avait été posé sur la maison . Comment une aussi belle chose que des souliers pouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux ! Cependant Vitalis savait ce qu' il faisait en venant dans cette boutique , et bientôt j' eus le bonheur de chausser mes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dix fois le poids de mes sabots . La générosité de mon maître ne s' arrêta pas là ; après les souliers , il m' acheta une veste de velours bleu , un pantalon de laine et un chapeau de feutre ; enfin tout ce qu' il m' avait promis . Du velours pour moi , qui n' avais jamais porté que de la toile ; des souliers ; un chapeau quand je n' avais eu que mes cheveux pour coiffure ; décidément c' était le meilleur homme du monde , le plus généreux et le plus riche . Il est vrai que le velours était froissé , il est vrai que la laine était râpée ; il est vrai aussi qu' il était fort difficile de savoir quelle avait été la couleur primitive du feutre , tant il avait reçu de pluie et de poussière ; mais , ébloui par tant de splendeurs , j' étais insensible aux imperfections qui se cachaient sous leur éclat . J' avais hâte de revêtir ces beaux habits ; mais , avant de me les donner , Vitalis leur fit subir une transformation qui me jeta dans un étonnement douloureux . En rentrant à l' auberge , il prit des ciseaux dans son sac et coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteur des genoux . Comme je le regardais avec des yeux effarés : « Ceci est à seule fin , me dit-il , que tu ne ressembles pas à tout le monde . Nous sommes en France , je t' habille en Italien ; si nous allons en Italie , ce qui est possible , je t' habillerai en Français . » Cette explication ne faisant pas cesser mon étonnement , il continua : « Que sommes-nous ? Des artistes , n' est -ce pas ? des comédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer la curiosité . Crois -tu que , si nous allions tantôt sur la place publique habillés comme des bourgeois ou des paysans , nous forcerions les gens à nous regarder et à s' arrêter autour de nous ? Non , n' est -ce pas ? Apprends donc que dans la vie le paraître est quelquefois indispensable ; cela est fâcheux , mais nous n' y pouvons rien . » Voilà comment , de français que j' étais le matin , je devins italien avant le soir . Mon pantalon s' arrêtant au genou , Vitalis attacha mes bas avec des cordons rouges croisés tout le long de la jambe ; sur mon feutre il croisa aussi d' autres rubans , et il l' orna d' un bouquet de fleurs en laine . Je ne sais pas ce que d' autres auraient pu penser de moi , mais , pour être sincère , je dois déclarer que je me trouvai superbe , et cela devait être , car mon ami Capi , après m' avoir longuement contemplé , me tendit la patte d' un air satisfait . L' approbation que Capi donnait à ma transformation me fut d' autant plus agréable que , pendant que j' endossais mes nouveaux vêtements , Joli-Cœur s' était campé devant moi et avait imité mes mouvements en les exagérant . Ma toilette terminée , il s' était posé les mains sur les hanches et , renversant sa tête en arrière , il s' était mis à rire en poussant des petits cris moqueurs . J' ai entendu dire que c' était une question scientifique intéressante de savoir si les singes riaient . Je pense que ceux qui se sont posé cette question sont des savants en chambre , qui n' ont jamais pris la peine d' étudier les singes . Pour moi qui , pendant longtemps , ai vécu dans l' intimité de Joli-Cœur , je puis affirmer qu' il riait et souvent même d' une façon qui me mortifiait . Sans doute son rire n' était pas exactement semblable à celui de l' homme . Mais enfin , lorsqu' un sentiment quelconque provoquait sa gaieté , on voyait les coins de sa bouche se tirer en arrière ; ses paupières se plissaient , ses mâchoires remuaient rapidement , et ses yeux noirs semblaient lancer des flammes comme de petits charbons sur lesquels on aurait soufflé . « Nous donnerons demain notre première représentation , dit Vitalis , et tu y figureras . Il faut donc que je te fasse répéter le rôle que je te destine . » Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenais pas . « J' entends par rôle ce que tu auras à faire dans cette représentation . Si je t' ai emmené avec moi , ce n' est pas précisément pour te procurer le plaisir de la promenade . Je ne suis pas assez riche pour cela . C' est pour que tu travailles . Et ton travail consistera à jouer la comédie avec mes chiens et Joli-Cœur . — Mais je ne sais pas jouer la comédie ! m' écriai -je effrayé . — C' est justement pour cela que je dois te l' apprendre . Tu penses bien que ce n' est pas naturellement que Capi marche si gracieusement sur ses deux pattes de derrière , pas plus que ce n' est pour son plaisir que Dolce danse à la corde . Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes , et Dolce a appris aussi à danser à la corde ; ils ont même dû travailler beaucoup et longtemps pour acquérir ces talents , ainsi que ceux qui les rendent d' habiles comédiens . Eh bien , toi aussi , tu dois travailler pour apprendre les différents rôles que tu joueras avec eux . Mettons-nous donc à l' ouvrage . » J' avais à cette époque des idées tout à fait primitives sur le travail . Je croyais que pour travailler il fallait bêcher la terre , ou fendre un arbre , ou tailler la pierre , et n' imaginais point autre chose . « La pièce que nous allons représenter , continua Vitalis , a pour titre Le Domestique de M . Joli-Cœur ou Le plus bête des deux n' est pas celui qu' on pense . Voici le sujet : M . Joli-Cœur a eu jusqu' à ce jour un domestique dont il est très content , c' est Capi . Mais Capi devient vieux ; et , d' un autre côté , M . Joli-Cœur veut un nouveau domestique . Capi se charge de lui en procurer un . Mais ce ne sera pas un chien qu' il se donnera pour successeur , ce sera un jeune garçon , un paysan nommé Rémi . — Comme moi ? — Non , pas comme toi , mais toi -même . Tu arrives de ton village pour entrer au service de Joli-Cœur . — Les singes n' ont pas de domestiques . — Dans les comédies ils en ont . Tu arrives donc , et M . Joli-Cœur trouve que tu as l' air d' un imbécile . — Ce n' est pas amusant , cela . — Qu' est -ce que cela te fait , puisque c' est pour rire ? D' ailleurs , figure -toi que tu arrives véritablement chez un monsieur pour être domestique et qu' on te dit , par exemple , de mettre la table . Précisément en voici une qui doit servir dans notre représentation . Avance et dispose le couvert . » Sur cette table , il y avait des assiettes , un verre , un couteau , une fourchette et du linge blanc . Comment devait -on arranger tout cela ? Comme je me posais ces questions et restais les bras tendus , penché en avant , la bouche ouverte , ne sachant par où commencer , mon maître battit des mains en riant aux éclats . « Bravo , dit-il , bravo ! c' est parfait . Ton jeu de physionomie est excellent . Le garçon que j' avais avant toi prenait une mine futée et son air disait clairement : " Vous allez voir comme je fais bien la bête " ; tu ne dis rien , toi , tu es , ta naïveté est admirable . — Je ne sais pas ce que je dois faire . -- Et c' est par là précisément que tu es excellent . Demain , dans quelques jours tu sauras à merveille ce que tu devras faire . C' est alors qu' il faudra te rappeler l' embarras que tu éprouves présentement , et feindre ce que tu ne sentiras plus . Si tu peux retrouver ce jeu de physionomie et cette attitude , je te prédis le plus beau succès . Qu' est ton personnage dans ma comédie ? celui d' un jeune paysan qui n' a rien vu et qui ne sait rien ; il arrive chez un singe et il se trouve plus ignorant et plus maladroit que ce singe ; de là mon sous-titre : Le plus bête des deux n' est pas celui qu' on pense . Plus bête que Joli-Cœur , voilà ton rôle ; pour le jouer dans la perfection , tu n' aurais qu' à rester ce que tu es en ce moment ; mais , comme cela est impossible , tu devras te rappeler ce que tu as été et devenir par effort d' art ce que tu ne seras plus naturellement . » Le Domestique de M . Joli-Cœur n' était pas une grande comédie , et sa représentation ne prenait pas plus de vingt minutes . Mais notre répétition dura près de trois heures , Vitalis nous faisant recommencer deux fois , quatre fois , dix fois la même chose , aux chiens comme à moi . Ceux -ci , en effet , avaient oublié certaines parties de leur rôle , et il fallait les leur apprendre de nouveau . Je fus alors bien surpris de voir la patience et la douceur de notre maître . Ce n' était point ainsi qu' on traitait les bêtes dans mon village , où les jurons et les coups étaient les seuls procédés d' éducation qu' on employât à leur égard . Pour lui , tant que se prolongea cette longue répétition , il ne se fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il ne jura . « Allons , recommençons , disait-il sévèrement , quand ce qu' il avait demandé n' était pas réussi ; c' est mal , Capi ; vous ne faites pas attention , Joli-Cœur , vous serez grondé . » Et c' était tout ; mais cependant c' était assez . « Eh bien , me dit-il , quand la répétition fut terminée , crois -tu que tu t' habitueras à jouer la comédie ? — Je ne sais pas . — Cela t' ennuie-t-il ? — Non , cela m' amuse . — Alors tout ira bien ; tu as de l' intelligence et , ce qui est plus précieux encore peut-être , de l' attention ; avec de l' attention et de la docilité , on arrive à tout . Vois mes chiens et compare -les à Joli-Cœur . Joli-Cœur a peut-être plus de vivacité et d' intelligence , mais il n' a pas de docilité . Il apprend facilement ce qu' on lui enseigne , mais il l' oublie aussitôt . D' ailleurs ce n' est jamais avec plaisir qu' il fait ce qu' on lui demande ; volontiers il se révolterait , et toujours il est contrariant . Cela tient à sa nature , et voilà pourquoi je ne me fâche pas contre lui : le singe n' a pas , comme le chien , la conscience du devoir , et par là il lui est très inférieur . Comprends -tu cela ? — Il me semble . — Sois donc attentif , mon garçon ; sois docile ; fais de ton mieux ce que tu dois faire . Dans la vie , tout est là ! » Causant ainsi , je m' enhardis à lui dire que ce qui m' avait le plus étonné dans cette répétition , ç'avait été l' inaltérable patience dont il avait fait preuve , aussi bien avec Joli-Cœur et les chiens qu' avec moi . Il se mit alors à sourire doucement : « On voit bien , me dit-il , que tu n' as vécu jusqu' à ce jour qu' avec des paysans durs aux bêtes et qui croient qu' on doit conduire celles -ci le bâton toujours levé . — Maman Barberin était très douce pour notre vache la Roussette , lui dis -je . — Elle avait raison , reprit-il . Tu me donnes une bonne idée de maman Barberin ; c' est qu' elle savait ce que les gens de campagne ignorent trop souvent , qu' on obtient peu de chose par la brutalité , tandis qu' on obtient beaucoup , pour ne pas dire tout , par la douceur . Pour moi , c' est en ne me fâchant jamais contre mes bêtes que j' ai fait d' elles ce qu' elles sont . Si je les avais battues , elles seraient craintives , et la crainte paralyse l' intelligence . Au reste , en me laissant aller à la colère avec elles , je ne serais pas moi -même ce que je suis , et je n' aurais pas acquis cette patience à toute épreuve qui m' a gagné ta confiance . C' est que qui instruit les autres s' instruit soi -même . Mes chiens m' ont donné autant de leçons qu' ils en ont reçu de moi . J' ai développé leur intelligence , ils m' ont formé le caractère . » Ce que j' entendais me parut si étrange , que je me mis à rire . « Tu trouves cela bien bizarre , n' est -ce pas , qu' un chien puisse donner des leçons à un homme ? Et cependant rien n' est plus vrai . Réfléchis un peu . Admets -tu qu' un chien subisse l' influence de son maître ? — Oh ! bien sûr . — Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de veiller sur lui -même quand il entreprend l' éducation d' un chien . Ainsi suppose un moment qu' en instruisant Capi je me sois abandonné à l' emportement et à la colère . Qu' aura fait Capi ? il aura pris l' habitude de la colère et de l' emportement , c' est-à-dire qu' en se modelant sur mon exemple il se sera corrompu . Le chien est presque toujours le miroir de son maître , et qui voit l' un voit l' autre . Montre -moi ton chien , je dirai qui tu es . Le brigand a pour chien un gredin ; le voleur , un voleur ; le paysan sans intelligence , un chien grossier ; l' homme poli et affable , un chien aimable . » Mes camarades , les chiens et le singe , avaient sur moi le grand avantage d' être habitués à paraître en public , de sorte qu' ils virent arriver le lendemain sans crainte . Pour eux il s' agissait de faire ce qu' ils avaient déjà fait cent fois , mille fois peut-être . Aussi mon émotion était-elle vive , lorsque , le lendemain , nous quittâmes notre auberge pour nous rendre sur la place , où devait avoir lieu notre représentation . Vitalis ouvrait la marche , la tête haute , la poitrine cambrée , et il marquait le pas des deux bras et des pieds en jouant une valse sur un fifre en métal . Derrière lui venait Capi , sur le dos duquel se prélassait M . Joli-Cœur , en costume de général anglais , habit et pantalon rouges galonnés d' or , avec un chapeau à claque surmonté d' un large plumet . Puis , à une distance respectueuse , s' avançaient sur une même ligne Zerbino et Dolce . Enfin je formais la queue du cortège , qui , grâce à l' espacement indiqué par notre maître , tenait une certaine place dans la rue . Mais ce qui , mieux encore que la pompe de notre défilé , provoquait l' attention , c' étaient les sons perçants du fifre qui allaient jusqu' au fond des maisons éveiller la curiosité des habitants d' Ussel . On accourait sur les portes pour nous voir passer ; les rideaux de toutes les fenêtres se soulevaient rapidement . Quelques enfants s' étaient mis à nous suivre ; des paysans ébahis s' étaient joints à eux , et , quand nous étions arrivés sur la place , nous avions derrière nous et autour de nous un véritable cortège . Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; elle consistait en une corde attachée à quatre arbres , de manière à former un carré long , au milieu duquel nous nous plaçâmes . La première partie de la représentation consista en différents tours exécutés par les chiens ; mais ce que furent ces tours , je ne saurais le dire , occupé que j' étais à me répéter mon rôle et troublé par l' inquiétude . C' était à Joli-Cœur et à moi à entrer en scène . « Mesdames et messieurs , dit Vitalis en gesticulant d' une main avec son archet et de l' autre avec son violon , nous allons continuer le spectacle par une charmante comédie intitulée : Le Domestique de M . Joli-Cœur ou le plus bête des deux n' est pas celui qu' on pense . Un homme comme moi ne s' abaisse pas à faire l' éloge de ses pièces et de ses acteurs ; je ne vous dis donc qu' une chose : écarquillez les yeux , ouvrez les oreilles et préparez vos mains pour applaudir . » Ce qu' il appelait « une charmante comédie » était en réalité une pantomime , c' est-à-dire une pièce jouée avec des gestes et non avec des paroles . Et cela devait être ainsi , par cette bonne raison que deux des principaux acteurs , Joli-Cœur et Capi , ne savaient pas parler , et que le troisième ( qui était moi -même ) aurait été parfaitement incapable de dire deux mots . Cependant , pour rendre le jeu des comédiens plus facilement compréhensible , Vitalis l' accompagnait de quelques paroles qui préparaient les situations de la pièce et les expliquaient . Ce fut ainsi que , jouant en sourdine un air guerrier , il annonça l' entrée de M . Joli-Cœur , général anglais qui avait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres des Indes . Jusqu' à ce jour , M . Joli-Cœur n' avait eu pour domestique que le seul Capi , mais il voulait se faire servir désormais par un homme , ses moyens lui permettant ce luxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclaves des hommes , il était temps que cela changeât . En attendant que ce domestique arrivât , le général Joli-Cœur se promenait en long et en large , et fumait son cigare . Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez du public ! Il s' impatientait , le général , et il commençait à rouler de gros yeux comme quelqu'un qui va se mettre en colère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied . Au troisième coup de pied , je devais entrer en scène , amené par Capi . Si j' avais oublié mon rôle , le chien me l' aurait rappelé . Au moment voulu , il me tendit la patte et m' introduisit auprès du général . Celui -ci , en m' apercevant , leva les deux bras d' un air désolé . Eh quoi ! c' était là le domestique qu' on lui présentait ? Puis il vint me regarder sous le nez et tourner autour de moi en haussant les épaules . Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata de rire : on avait compris qu' il me prenait pour un parfait imbécile , et c' était aussi le sentiment des spectateurs . La pièce était , bien entendue , bâtie pour montrer cette imbécillité sous toutes les faces ; dans chaque scène je devais faire quelque balourdise nouvelle , tandis que Joli-Cœur , au contraire , devait trouver une occasion pour développer son intelligence et son adresse . Après m' avoir examiné longuement , le général , pris de pitié , me faisait servir à déjeuner . « Le général croit que , quand ce garçon aura mangé , il sera moins bête , disait Vitalis ; nous allons voir cela . » Et je m' asseyais devant une petite table sur laquelle le couvert était mis , une serviette posée sur mon assiette . Que faire de cette serviette ? Capi m' indiquait que je devais m' en servir . Mais comment ? Après avoir bien cherché , je fis le geste de me moucher dedans . Là-dessus le général se tordit de rire , et Capi tomba les quatre pattes en l' air renversé par ma stupidité . Voyant que je me trompais , je contemplais de nouveau la serviette , me demandant comment l' employer . Enfin une idée m' arriva ; je roulai la serviette et m' en fis une cravate . Nouveaux rires du général , nouvelle chute de Capi . Et ainsi de suite jusqu' au moment où le général exaspéré m' arracha de ma chaise , s' assit à ma place et mangea le déjeuner qui m' était destiné . Ah ! il savait se servir d' une serviette , le général . Avec quelle grâce il la passa dans une boutonnière de son uniforme et l' étala sur ses genoux ! Avec quelle élégance il cassa son pain et vida son verre ! Mais où ses belles manières produisirent un effet irrésistible , ce fut lorsque , le déjeuner terminé , il demanda un cure-dent et le passa rapidement entre ses dents . Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtés , et la représentation s' acheva dans un triomphe . Comme le singe était intelligent ! comme le domestique était bête ! En revenant à notre auberge , Vitalis me fit ce compliment , et j' étais si bien comédien , que je fus fier de cet éloge . C' étaient assurément des comédiens du plus grand talent , que ceux qui composaient la troupe du signor Vitalis -- je parle des chiens et du singe -- , mais ce talent n' était pas très varié . Lorsqu' ils avaient donné trois ou quatre représentations , on connaissait tout leur répertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter . De là résultait la nécessité de ne pas rester longtemps dans une même ville . Trois jours après notre arrivée à Ussel , il fallut donc se remettre en route . Où allions-nous ? Je m' étais assez enhardi avec mon maître pour me permettre cette question . « Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant . — Non . — Alors pourquoi me demandes -tu où nous allons ? — Pour savoir . — Savoir quoi ? » Je restai interloqué , regardant , sans trouver un mot , la route blanche qui s' allongeait devant nous au fond d' un vallon boisé . « Si je te dis , continua-t-il , que nous allons à Aurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeaux sur les Pyrénées , qu' est -ce que cela t' apprendra ? — Mais vous , vous connaissez donc le pays ? — Je n' y suis jamais venu . — Et pourtant vous savez où nous allons ? » Il me regarda encore longuement comme s' il cherchait quelque chose en moi . « Tu ne sais pas lire , n' est -ce pas ? me dit-il . — Non . — Sais -tu ce que c' est qu' un livre ? Dans un livre que je vais te montrer quand nous nous reposerons , nous trouverons les noms et l' histoire des pays que nous traversons . Des hommes qui ont habité ou parcouru ces pays ont mis dans mon livre ce qu' ils avaient vu ou appris ; si bien que je n' ai qu' à ouvrir ce livre et à le lire pour connaître ces pays ; je les vois comme si je les regardais avec mes propres yeux ; j' apprends leur histoire comme si on me la racontait . — C' est difficile de lire ? demandai -je à Vitalis après avoir marché assez longtemps en réfléchissant . — C' est difficile pour ceux qui ont la tête dure , et plus difficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté . As -tu la tête dure ? — Je ne sais pas , mais il me semble que , si vous vouliez m' apprendre à lire , je n' aurais pas mauvaise volonté . — Eh bien , nous verrons ; nous avons du temps devant nous . » Le lendemain , comme nous cheminions , je vis mon maître se baisser et ramasser sur la route un bout de planche à moitié recouvert par la poussière . « Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire » , me dit-il . Un livre , cette planche ! Je le regardai pour voir s' il ne se moquait pas de moi . Puis , comme je le trouvai sérieux , je regardai attentivement sa trouvaille . Comment lire sur cette planche , et quoi lire ? « Ton esprit travaille , me dit Vitalis en riant . — Vous voulez vous moquer de moi ? — Jamais , mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon pour réformer un caractère vicieux , mais lorsqu' elle s' adresse à l' ignorance , elle est une marque de sottise chez celui qui l' emploie . Attends que nous soyons arrivés à ce bouquet d' arbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons , et tu verras comment je peux t' enseigner la lecture avec ce morceau de bois . » Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d' arbres et , nos sacs mis à terre , nous nous assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes se montraient çà et là . Alors Vitalis , tirant son couteau de sa poche , essaya de détacher de la planche une petite lame de bois aussi mince que possible . Ayant réussi , il polit cette lame sur ses deux faces , dans toute sa longueur , puis , cela fait , il la coupa en petits carrés , de sorte qu' elle lui donna une douzaine de petits morceaux plats d' égale grandeur . « Sur chacun de ces petits morceaux de bois , me dit-il , je creuserai demain , avec la pointe de mon couteau , une lettre de l' alphabet . Tu apprendras ainsi la forme des lettres , et , quand tu les sauras bien sans te tromper , de manière à les reconnaître rapidement à première vue , tu les réuniras les unes au bout des autres de manière à former des mots . Quand tu pourras ainsi former les mots que je te dirai , tu seras en état de lire dans un livre . » Bientôt j' eus mes poches pleines d' une collection de petits morceaux de bois , et je ne tardai pas à connaître les lettres de l' alphabet ; mais , pour savoir lire , ce fut une autre affaire , les choses n' allèrent pas si vite , et il arriva même un moment où je regrettai d' avoir voulu apprendre à lire . Je dois dire cependant , pour être juste envers moi -même , que ce ne fut pas la paresse qui m' inspira ce regret , ce fut l' amour-propre . En m' apprenant les lettres de l' alphabet , Vitalis avait pensé qu' il pourrait les apprendre en même temps à Capi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffres des heures dans la tête , pourquoi ne s' y mettrait-il pas les lettres ? Et nous avions pris nos leçons en commun ; j' étais devenu le camarade de classe de Capi , ou le chien était devenu le mien , comme on voudra . Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettres qu' il voyait , puisqu'il n' avait pas la parole ; mais , lorsque nos morceaux de bois étaient étalés sur l' herbe , il devait avec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait . Tout d' abord j' avais fait des progrès plus rapides que lui , mais , si j' avais l' intelligence plus prompte , il avait par contre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise était pour lui une chose sue pour toujours ; il ne l' oubliait plus , et , comme il n' avait pas de distractions , il n' hésitait ou ne se trompait jamais . Alors , quand je me trouvais en faute , notre maître ne manquait jamais de dire : « Capi saura lire avant Rémi . » Et le chien , comprenant sans doute , remuait la queue d' un air de triomphe . « Plus bête qu' une bête , c' est bon dans la comédie , disait encore Vitalis , mais dans la réalité c' est honteux . » Cela me piqua si bien , que je m' appliquai de tout cour , et , tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom , en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutes les lettres de l' alphabet , j' arrivai enfin à lire dans un livre . « Maintenant que tu sais lire l' écriture , me dit Vitalis , veux -tu apprendre à lire la musique ? — Est -ce que , quand je saurai la musique , je pourrai chanter comme vous ? » Vitalis chantait quelquefois , et sans qu' il s' en doutât c' était une fête pour moi de l' écouter . « Tu voudrais donc chanter comme moi ? — Oh ! pas comme vous , je sais bien que cela n' est pas possible , mais enfin chanter . — Tu as du plaisir à m' entendre chanter ? — Le plus grand plaisir qu' on puisse éprouver ; le rossignol chante bien , mais il me semble que vous chantez bien mieux encore . Et puis ce n' est pas du tout la même chose ; quand vous chantez , vous faites de moi ce que vous voulez , j' ai envie de pleurer ou bien j' ai envie de rire , et puis je vais vous dire une chose qui va peut-être vous paraître bête : quand vous chantez un air doux ou triste , cela me ramène auprès de mère Barberin , c' est à elle que je pense , c' est elle que je vois dans notre maison ; et pourtant je ne comprends pas les paroles que vous prononcez , puisqu'elles sont italiennes . » Je lui parlais en le regardant , il me sembla voir ses yeux se mouiller ; alors je m' arrêtai et lui demandai si je le peinais de parler ainsi . « Non , mon enfant , me dit-il d' une voix émue , tu ne me peines pas , bien au contraire , tu me rappelles ma jeunesse , mon beau temps ; sois tranquille , je t' apprendrai à chanter , et , comme tu as du cœur , toi aussi tu feras pleurer et tu seras applaudi , tu verras ... » Il s' arrêta tout à coup , et je crus comprendre qu' il ne voulait point se laisser aller sur ce sujet . Mais les raisons qui le retenaient , je ne les devinai point . Ce fut plus tard seulement que je les ai connues , beaucoup plus tard , et dans des circonstances douloureuses , terribles pour moi , que je raconterai lorsqu' elles se présenteront au cours de mon récit . Dès le lendemain , mon maître fit pour la musique ce qu' il avait déjà fait pour la lecture , c' est-à-dire qu' il recommença à tailler des petits carrés de bois , qu' il grava avec la pointe de son couteau . Mais cette fois son travail fut plus considérable , car les divers signes nécessaires à la notation de la musique offrent des combinaisons plus compliquées que l' alphabet . Afin d' alléger mes poches , il utilisa les deux faces de ses carrés de bois , et , après les avoir rayées toutes deux de cinq lignes qui représentaient la portée , il inscrivit sur une face la clef de sol et sur l' autre la clef de fa . Puis , quand il eut tout préparé , les leçons commencèrent , et j' avoue qu' elles ne furent pas moins dures que ne l' avaient été celles de lecture . Plus d' une fois Vitalis , si patient avec ses chiens , s' exaspéra contre moi . « Avec une bête , s' écriait-il , on se contient parce qu' on sait que c' est une bête , mais toi tu me feras mourir ! » Et alors , levant les mains au ciel dans un mouvement théâtral , il les laissait tomber tout à coup sur ses cuisses où elles claquaient fortement . Joli-Cœur , qui prenait plaisir à répéter tout ce qu' il trouvait drôle , avait copié ce geste , et , comme il assistait presque toujours à mes leçons , j' avais le dépit , lorsque j' hésitais , de le voir lever les bras au ciel et laisser tomber ses mains sur ses cuisses en les faisant claquer . « Joli-Cœur lui -même se moque de toi ! » s' écriait Vitalis . Enfin les premiers pas furent franchis avec plus ou moins de peine , et j' eus la satisfaction de solfier un air écrit par Vitalis sur une feuille de papier . Ce jour -là il ne fit pas claquer ses mains , mais il me donna deux bonnes petites tapes amicales sur chaque joue , en déclarant que , si je continuais ainsi , je deviendrais certainement un grand chanteur . Bien entendu , ces études ne se firent pas en un jour , et , pendant des semaines , pendant des mois , mes poches furent constamment remplies de mes petits morceaux de bois . D' ailleurs , mon travail n' était pas régulier comme celui d' un enfant qui suit les classes d' une école , et c' était seulement à ses moments perdus que mon maître pouvait me donner mes leçons . Il fallait chaque jour accomplir notre parcours , qui était plus ou moins long , selon que les villages étaient plus ou moins éloignés les uns des autres ; il fallait donner nos représentations partout où nous avions chance de ramasser une recette ; il fallait faire répéter les rôles aux chiens et à M . Joli-Cœur ; il fallait préparer nous -mêmes notre déjeuner ou notre dîner , et c' était seulement après tout cela qu' il était question de lecture ou de musique , le plus souvent dans une halte , au pied d' un arbre , ou bien sur un tas de cailloux , le gazon ou la route servant de table pour étaler mes morceaux de bois . Cette éducation ne ressemblait guère à celle que reçoivent tant d' enfants , qui n' ont qu' à travailler , et qui se plaignent pourtant de n' avoir pas le temps de faire les devoirs qu' on leur donne . Mais il faut bien dire qu' il y a quelque chose de plus important encore que le temps qu' on emploie au travail , c' est l' application qu' on y apporte ; ce n' est pas l' heure que nous passons sur notre leçon qui met cette leçon dans notre mémoire , c' est la volonté d' apprendre . Enfin j' appris quelque chose , et en même temps j' appris aussi à faire de longues marches qui ne furent pas moins utiles que les leçons de Vitalis . J' étais un enfant assez chétif quand je vivais avec mère Barberin , et la façon dont on avait parlé de moi le prouve bien ; « un enfant de la ville » , avait dit Barberin , « avec des jambes et des bras trop minces » , avait dit Vitalis ; auprès de mon maître et vivant de sa vie en plein air , à la dure , mes jambes et mes bras se fortifièrent , mes poumons se développèrent , ma peau se cuirassa , et je devins capable de supporter , sans en souffrir , le froid comme le chaud , le soleil comme la pluie , la peine , les privations , les fatigues . Et ce me fût un grand bonheur que cet apprentissage ; il me mit à même de résister aux coups qui plus d' une fois devaient s' abattre sur moi , durs et écrasants , pendant ma jeunesse . Nous avions parcouru une partie du Midi de la France : l' Auvergne , le Velay , le Vivarais , le Quercy , le Rouergue , les Cévennes , le Languedoc . Notre façon de voyager était des plus simples : nous allions droit devant nous , au hasard , et , quand nous trouvions un village qui de loin ne nous paraissait pas trop misérable , nous nous préparions pour faire une entrée triomphale . Je faisais la toilette des chiens , coiffant Dolce , habillant Zerbino , mettant un emplâtre sur l' œil de Capi pour qu' il pût jouer le rôle d' un vieux grognard ; enfin je forçais Joli-Cœur à endosser son habit de général . Mais c' était là la partie la plus difficile de ma tâche , car le singe , qui savait très bien que cette toilette était le prélude d' un travail pour lui , se défendait tant qu' il pouvait , et inventait les tours les plus drôles pour m' empêcher de l' habiller . Alors j' appelais Capi à mon aide , et par sa vigilance , par son instinct et sa finesse , il arrivait presque toujours à déjouer les malices du singe . La troupe en grande tenue , Vitalis prenait son fifre , et , nous mettant en bel ordre , nous défilions par le village . Si le nombre des curieux que nous entraînions derrière nous était suffisant , nous donnions une représentation ; si , au contraire , il était trop faible pour faire espérer une recette , nous continuions notre marche . Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours , et alors , le matin , j' avais la liberté d' aller me promener où je voulais . Je prenais Capi avec moi -- , Capi , simple chien , bien entendu , sans son costume de théâtre , et nous flânions par les rues . Vitalis , qui d' ordinaire me tenait étroitement près de lui , pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou . « Puisque le hasard , me disait-il , te fait parcourir la France à un âge où les enfants sont généralement à l' école ou au collège , ouvre les yeux , regarde et apprends . Quand tu seras embarrassé , quand tu verras quelque chose que tu ne comprendras pas , si tu as des questions à me faire , adresse -les -moi sans peur . Peut-être ne pourrai -je pas toujours te répondre , car je n' ai pas la prétention de tout connaître , mais peut-être aussi me sera-t-il possible de satisfaire parfois ta curiosité . Je n' ai pas toujours été directeur d' une troupe d' animaux savants , et j' ai appris autre chose que ce qui m' est en ce moment utile pour « présenter Capi ou M . Joli-Cœur devant l' honorable société » . — Quoi donc ? — Nous causerons de cela plus tard . Pour le moment sache seulement qu' un montreur de chiens peut avoir occupé une certaine position dans le monde . En même temps , comprends aussi que , si en ce moment tu es sur la marche la plus basse de l' escalier de la vie , tu peux , si tu le veux , arriver peu à peu à une plus haute . Cela dépend des circonstances pour un peu , et pour beaucoup de toi . Écoute mes leçons , écoute mes conseils , enfant , et plus tard , quand tu seras grand , tu penseras , je l' espère , avec émotion , avec reconnaissance , au pauvre musicien qui t' a fait si grande peur quand il t' a enlevé à ta mère nourrice ; j' ai dans l' idée que notre rencontre te sera heureuse . » Après avoir quitté les montagnes de l' Auvergne , nous étions arrivés dans les causses du Quercy . On appelle ainsi de grandes plaines inégalement ondulées , où l' on ne rencontre guère que des terrains incultes et de maigres taillis . Aucun pays n' est plus triste , plus pauvre . Au milieu de cette plaine , brûlée par la sécheresse au moment où nous la traversâmes , se trouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la grange d' une auberge . « C' est ici , me dit Vitalis en causant le soir avant de nous coucher , c' est ici , dans ce pays , et probablement dans cette auberge , qu' est né un homme qui a fait tuer des milliers de soldats et qui , ayant commencé la vie par être garçon d' écurie , est devenu prince et roi : il s' appelait Murat ; on en a fait un héros et l' on a donné son nom à ce village . Je l' ai connu , et bien souvent je me suis entretenu avec lui . » Malgré moi une interruption m' échappa . « Quand il était garçon d' écurie ? — Non , répondit Vitalis en riant , quand il était roi . C' est la première fois que je viens à la Bastide , et c' est à Naples que je l' ai connu , au milieu de sa cour . — Vous avez connu un roi ! » Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort drôle , car le rire de mon maître éclata de nouveau et se prolongea longtemps . « Veux -tu dormir ? me demanda Vitalis , ou bien veux -tu que je te conte l' histoire du roi Murat ? — Oh ! l' histoire du roi , je vous en prie . » Alors il me raconta tout au long cette histoire , et , pendant plusieurs heures , nous restâmes sur notre banc ; lui , parlant , moi , les yeux attachés sur son visage , que la lune éclairait de sa pâle lumière . Eh quoi , tout cela était possible ; non seulement possible , mais encore vrai ! Mon maître avait vu tant de choses ! Qu' était donc mon maître , au temps de sa jeunesse ? Et comment était-il devenu ce que je le voyais au temps de sa vieillesse ? Il y avait là , on en conviendra , de quoi faire travailler une imagination enfantine , éveillée , alerte et curieuse de merveilleux . En quittant le sol desséché des causses et des garrigues , je me trouve , par le souvenir , dans une vallée toujours fraîche et verte , celle de la Dordogne , que nous descendons à petites journées , car la richesse du pays fait celle des habitants , et nos représentations sont nombreuses ; les sous tombent assez facilement dans la sébile de Capi . Un pont aérien , léger , comme s' il était soutenu dans le brouillard par des fils de la Vierge , s' élève au-dessus d' une large rivière qui roule doucement ses eaux paresseuses ; -- c' est le pont de Cubzac , et la rivière est la Dordogne . Une ville en ruine avec des fossés , des grottes , des tours , et , au milieu des murailles croulantes d' un cloître , des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà et là -- , c' est Saint-Émilion . Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse , lorsque tout à coup nos regards , jusque -là enfermés dans un chemin que bordaient des vignes , s' étendirent librement sur un espace immense , comme si un rideau , touché par une baguette magique , s' était subitement abaissé devant nous . Une large rivière s' arrondissait doucement autour de la colline sur laquelle nous venions d' arriver ; et , au-delà de cette rivière , les toits et les clochers d' une grande ville s' éparpillaient jusqu' à la courbe indécise de l' horizon . Que de maisons ! que de cheminées ! Sur la rivière , au milieu de son cours et le long d' une ligne de quais , se tassaient de nombreux navires qui , comme les arbres d' une forêt emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures , leurs cordages , leurs voiles , leurs drapeaux multicolores qui flottaient au vent . « C' est Bordeaux » , me dit Vitalis . Pour un enfant élevé comme moi , qui n' avait vu jusque -là que les pauvres villages de la Creuse , ou les quelques petites villes que le hasard de la route nous avait fait rencontrer , c' était féerique . « C' est l' heure de la marée , me dit Vitalis , répondant , sans que je l' eusse interrogé , à mon étonnement ; il y a des navires qui arrivent de la pleine mer , après de longs voyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et qui sont comme rouillés ; il y en a d' autres qui quittent le port ; ceux que tu vois , au milieu de la rivière , tourner sur eux -mêmes , évitent sur leurs ancres de manière à présenter leur proue au flot montant . Ceux qui courent enveloppés dans des nuages de fumée sont des remorqueurs . » Que de mots étranges pour moi ! que d' idées nouvelles ! Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquer la Bastide avec Bordeaux , Vitalis n' avait pas eu le temps de répondre à la centième partie des questions que je voulais lui adresser . De Bordeaux , nous devions aller à Pau . Notre itinéraire nous fit traverser ce grand désert qui , des portes de Bordeaux , s' étend jusqu' aux Pyrénées et qu' on appelle les Landes . Nous avons quitté Bordeaux et , après avoir tout d' abord suivi les bords de la Garonne , nous avons abandonné la rivière à Langon et nous avons pris la route de Mont-de-Marsan , qui s' enfonce à travers les terres . Plus de vignes , plus de prairies , plus de vergers , mais des bois de pins et des bruyères . « Nous voici dans les Landes , dit Vitalis ; nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert . Mets ton courage dans tes jambes . » C' était non seulement dans les jambes qu' il fallait le mettre , mais dans la tête et le cœur , car , à marcher sur cette route qui semblait ne devoir finir jamais , on se sentait envahi par une insurmontable tristesse . L' espérance d' arriver bientôt nous avait fait hâter le pas , et mon maître lui -même , malgré son habitude des longues marches , se sentait fatigué . Il voulut s' arrêter et se reposer un moment sur le bord de la route . Mais , au lieu de m' asseoir près de lui , je voulus gravir un petit monticule planté de genêts qui se trouvait à une courte distance du chemin , pour voir si de là je n' apercevrais pas quelque lumière dans la plaine . J' appelai Capi pour qu' il vînt avec moi ; mais Capi , lui aussi , était fatigué , et il avait fait la sourde oreille , ce qui était sa tactique habituelle avec moi lorsqu' il ne lui plaisait pas de m' obéir . « As -tu peur ? » demanda Vitalis . Ce mot me décida à ne pas insister , et je partis seul pour mon exploration ; je voulais d' autant moins m' exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne me sentais pas la moindre frayeur . Cependant la nuit était venue , sans lune , mais avec des étoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leur lumière dans l' air chargé de légères vapeurs que le regard traversait . Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et à gauche , je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnait aux choses des formes étranges . Il fallait faire un raisonnement pour reconnaître les buissons , les bouquets de genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et là dressaient leurs troncs tordus et leurs branches contournées ; de loin ces buissons , ces genêts et ces arbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant à un monde fantastique . Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de ce petit tertre . Mais j' eus beau ouvrir les yeux , je n' aperçus pas la moindre lumière . Après être resté un moment l' oreille tendue , ne respirant pas pour mieux entendre , un frisson me fit tressaillir , le silence de la lande m' avait effaré ; j' avais peur . De quoi ? Je n' en savais rien . Du silence sans doute , de la solitude et de la nuit . En tout cas , je me sentais comme sous le coup d' un danger . À ce moment même , regardant autour de moi avec angoisse , j' aperçus au loin une grande ombre se mouvoir rapidement au-dessus des genêts , et en même temps j' entendis comme un bruissement de branches qu' on frôlait . Quelqu'un ? Mais non , ce ne pouvait pas être un homme , ce grand corps noir qui venait sur moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt , un oiseau de nuit gigantesque , ou bien une immense araignée à quatre pattes dont les membres grêles se découpaient au-dessus des buissons et des fougères sur la pâleur du ciel . Ce qu' il y avait de certain , c' est que cette bête , montée sur des jambes d' une longueur démesurée , s' avançait de mon côté par des bonds précipités . Assurément elle m' avait vu , et c' était sur moi qu' elle accourait . Cette pensée me fit retrouver mes jambes , et , tournant sur moi -même , je me précipitai dans la descente pour rejoindre Vitalis . Mais , si vite que j' allasse , la bête allait encore plus vite que moi ; je n' avais plus besoin de me retourner , je la sentais sur mon dos . Je ne respirais plus , étouffé que j' étais par l' angoisse et par ma course folle ; je fis cependant un dernier effort et vins tomber aux pieds de mon maître , tandis que les trois chiens , qui s' étaient brusquement levés , aboyaient à pleine voix . Je ne pus dire que deux mots que je répétai machinalement : « La bête , la bête ! — La bête , c' est toujours toi , disait-il en riant ; regarde donc un peu , si tu l' oses . » Son rire , plus encore que ses paroles , m' avait rappelé à la raison ; j' osai ouvrir les yeux et suivre la direction de sa main . L' apparition qui m' avait affolé s' était arrêtée , elle se tenait immobile sur la route . Je m' enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes . Était -ce une bête ? Était -ce un homme ? De l' homme , elle avait le corps , la tête et les bras . De la bête , une peau velue qui la couvrait entièrement , et deux longues pattes maigres de cinq ou six pieds de haut sur lesquelles elle restait posée . Je serais probablement resté longtemps indécis à tourner et retourner ma question , si mon maître n' avait adressé la parole à mon apparition . « Pourriez -vous me dire si nous sommes éloignés d' un village ? » demanda-t-il . C' était donc un homme , puisqu'on lui parlait ? Mais pour toute réponse je n' entendis qu' un rire sec semblable au cri d' un oiseau . C' était donc un animal ? Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal dit qu' il n' y avait pas de maisons aux environs , mais seulement une bergerie , où il nous proposa de nous conduire ! Puisqu'il parlait , comment avait-il des pattes ? « Vois -tu maintenant ce qui t' a fait si grande peur ? me demanda Vitalis en marchant . — Oui , mais je ne sais pas ce que c' est : il y a donc des géants dans ce pays -ci ? — Oui , quand ils sont montés sur des échasses . » Et il m' expliqua comment les Landais , pour traverser leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pas enfoncer dedans jusqu' aux hanches , se servaient de deux longs bâtons garnis d' un étrier , auxquels ils attachaient leurs pieds . « Et voilà comment ils deviennent des géants avec des bottes de sept lieues pour les enfants peureux . » De Pau il m' est resté un souvenir agréable ; dans cette ville , le vent ne souffle presque jamais . Et , comme nous y restâmes pendant l' hiver , passant nos journées dans les rues , sur les places publiques et sur les promenades , on comprend que je dus être sensible à un avantage de ce genre . Ce ne fut pourtant pas cette raison qui , contrairement à nos habitudes , détermina ce long séjour en un même endroit , mais une autre très légitimement toute-puissante auprès de mon maître , -- je veux dire l' abondance de nos recettes . En effet , pendant tout l' hiver , nous eûmes un public d' enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et ne nous cria jamais : « C' est donc toujours la même chose ! » C' étaient , pour le plus grand nombre , des enfants anglais : de gros garçons avec des chairs roses et de jolies petites filles avec des grands yeux doux , presque aussi beaux que ceux de Dolce . Quand le printemps s' annonça par de chaudes journées , notre public commença à devenir moins nombreux , et , après la représentation , plus d' une fois des enfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Cœur et à Capi . C' étaient leurs adieux qu' ils faisaient ; le lendemain nous ne devions plus les revoir . Nous reprîmes notre vie errante , à l' aventure , par les grands chemins . Pendant longtemps , je ne sais combien de jours , combien de semaines , nous allâmes devant nous , suivant des vallées , escaladant des collines , laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées , semblables à des entassements de nuages . Puis , un soir , nous arrivâmes dans une grande ville , située au bord d' une rivière , au milieu d' une plaine fertile . Les maisons , fort laides pour la plupart , étaient construites en briques rouges ; les rues étaient pavées de petits cailloux pointus , durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée . Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que nous y resterions longtemps . Comme à l' ordinaire , notre premier soin , le lendemain , fut de chercher des endroits propices à nos représentations . Nous en trouvâmes un grand nombre , car les promenades ne manquent pas à Toulouse , surtout dans la partie de la ville qui avoisine le jardin des plantes ; il y a là une belle pelouse ombragée de grands arbres , sur laquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu' on appelle des allées . Ce fut dans une de ces allées que nous nous installâmes , et dès nos premières représentations nous eûmes un public nombreux . Par malheur , l' homme de police qui avait la garde de cette allée vit cette installation avec déplaisir , et , soit qu' il n' aimât pas les chiens , soit que nous fussions une cause de dérangement dans son service , soit toute autre raison , il voulut nous faire abandonner notre place . Peut-être , dans notre position , eût-il été sage de céder à cette tracasserie , car la lutte entre de pauvres saltimbanques tels que nous et des gens de police n' était pas à armes égales ; mais , par suite d' une disposition d' esprit qui n' était pas ordinaire à mon maître , presque toujours très patient , il n' en jugea pas ainsi . Bien qu' il ne fût qu' un montreur de chiens savants pauvre et vieux -- au moins présentement -- , il avait de la fierté ; de plus , il avait ce qu' il appelait le sentiment de son droit , c' est-à-dire , ainsi qu' il me l' expliqua , la conviction qu' il devait être protégé tant qu' il ne ferait rien de contraire aux lois ou règlements de police . Il refusa donc d' obéir à l' agent lorsque celui -ci voulut nous expulser de notre allée . L' agent répondit qu' il n' y avait pas à discuter , mais à obéir . « Il faut museler vos chiens , dit-il durement à Vitalis . — Museler mes chiens ! — Oui , muselez vos chiens , et plus vite que ça . — Museler Capi , Zerbino , Dolce ! s' écria Vitalis s' adressant bien plus au public qu' à l' agent , mais votre seigneurie n' y pense pas ! Comment le savant médecin Capi , connu de l' univers entier , pourra-t-il administrer ses médicaments à son malade , si celui -ci porte au bout de son nez une muselière ? C' est par la bouche , signor , permettez -moi de vous le faire remarquer , que la médecine doit être prise pour opérer son effet . Le docteur Capi ne se serait jamais permis de lui indiquer une autre direction devant ce public distingué . » Sur ce mot , il y eut une explosion de fous rires . « Si demain vos chiens ne sont pas muselés , s' écria l' agent en nous menaçant du poing , je vous fais un procès ; je ne vous dis que cela . — À demain , signor , dit Vitalis , à demain . » Je croyais que mon maître allait acheter des muselières pour nos chiens , mais il n' en fit rien , et la soirée s' écoula même sans qu' il parlât de sa querelle avec l' homme de police . Alors je m' enhardis à lui en parler moi -même . « Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa muselière pendant la représentation , lui dis -je , il me semble qu' il serait bon de la lui mettre un peu à l' avance . En le surveillant , on pourrait peut-être l' y habituer . — Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse de fer ? — Dame ! il me semble que l' agent est disposé à vous tourmenter . — Sois tranquille , je m' arrangerai demain pour que l' agent ne puisse pas me faire un procès , et en même temps pour que mes élèves ne soient pas trop malheureux . D' un autre côté , il est bon aussi que le public s' amuse un peu . Cet agent nous procurera plus d' une bonne recette ; il jouera , sans s' en douter , un rôle comique dans la pièce que je lui prépare ; cela donnera de la variété à notre répertoire et n' ira pas plus loin qu' il ne faut . Pour cela , tu te rendras tout seul demain à notre place avec Joli-Cœur ; tu tendras les cordes , tu joueras quelques morceaux de harpe , et , quand tu auras autour de toi un public suffisant et que l' agent sera arrivé , je ferai mon entrée avec les chiens . C' est alors que la comédie commencera . » Je n' avais pas bonne idée de tout cela . Le lendemain je m' en allai à notre place ordinaire , et je tendis mes cordes . J' avais à peine joué quelques mesures , qu' on accourut de tous côtés , et qu' on s' entassa dans l' enceinte que je venais de tracer . En me voyant seul avec Joli-Cœur , plus d' un spectateur inquiet m' interrompait pour me demander si « l' Italien » ne viendrait pas . « Il va arriver bientôt . » Ce ne fut pas mon maître qui arriva , ce fut l' agent de police . Joli-Cœur l' aperçut le premier , et aussitôt , se campant la main sur la hanche et rejetant sa tête en arrière , il se mit à se promener autour de moi en long et en large , raide , cambré , avec une prestance ridicule . Le public partit d' un éclat de rire et applaudit à plusieurs reprises . La figure de l' agent n' était pas faite pour me donner bonne espérance ; il était vraiment furieux , exaspéré par la colère . Joli-Cœur , qui ne comprenait pas la gravité de la situation , s' amusait de l' attitude de l' agent . Il se promenait , lui aussi , le long de ma corde , mais en dedans , tandis que l' agent se promenait en dehors , et en passant devant moi il me regardait à son tour par-dessus son épaule avec une mine si drôle , que les rires du public redoublaient . Je ne sais comment cela se fit , mais l' agent , que la colère aveuglait sans doute , s' imagina que j' excitais le singe , et vivement il enjamba la corde . En deux enjambées il fut sur moi , et je me sentis à moitié renversé par un soufflet . Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux , Vitalis , survenu , je ne sais comment , était placé entre moi et l' agent qu' il tenait par le poignet . « Je vous défends de frapper cet enfant , dit-il ; ce que vous avez fait est une lâcheté . » L' agent voulut dégager sa main , mais Vitalis serra la sienne . Et , pendant quelques secondes , les deux hommes se regardèrent en face , les yeux dans les yeux . L' agent était fou de colère . Mon maître était magnifique de noblesse ; il tenait haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et son visage exprimait l' indignation et le commandement . Il me sembla que , devant cette attitude , l' agent allait rentrer sous terre , mais il n' en fut rien : d' un mouvement vigoureux , il dégagea sa main , empoigna mon maître par le collet et le poussa devant lui avec brutalité . Vitalis , indigné , se redressa , et , levant son bras droit , il en frappa fortement le poignet de l' agent pour se dégager . « Que voulez -vous donc de nous ? demanda Vitalis . — Je veux vous arrêter ; suivez -moi au poste . — Pour arriver à vos fins , il n' était pas nécessaire de frapper cet enfant , répondit Vitalis . — Pas de paroles , suivez -moi ! » Vitalis avait retrouvé tout son sang-froid ; il ne répliqua pas , mais , se tournant vers moi : « Rentre à l' auberge , me dit-il , restes -y avec les chiens , je te ferai parvenir des nouvelles . » Il n' en put pas dire davantage , l' agent l' entraîna . Je rentrai à l' auberge fort affligé et très inquiet . Je n' étais plus au temps où Vitalis m' inspirait de l' effroi . À vrai dire , ce temps n' avait duré que quelques heures . Assez rapidement , je m' étais attaché à lui d' une affection sincère , et cette affection avait été en grandissant chaque jour . Nous vivions de la même vie , toujours ensemble du matin au soir , et souvent du soir au matin , quand , pour notre coucher , nous partagions la même botte de paille . Un père n' a pas plus de soins pour son enfant qu' il en avait pour moi . Il m' avait appris à lire , à chanter , à écrire , à compter . Dans nos longues marches , il avait toujours employé le temps à me donner des leçons tantôt sur une chose , tantôt sur une autre , selon que les circonstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons . Dans les journées de grand froid , il avait partagé avec moi ses couvertures ; par les fortes chaleurs , il m' avait toujours aidé à porter la part de bagages et d' objets dont j' étais chargé . À table , ou plus justement , dans nos repas , car nous ne mangions pas souvent à table , il ne me laissait jamais le mauvais morceau , se réservant le meilleur ; au contraire , il nous partageait également le bon et le mauvais . Quelquefois , il est vrai qu' il me tirait les oreilles et m' allongeait une taloche ; mais il n' y avait pas , dans ces petites corrections , de quoi me faire oublier ses soins , ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendresse qu' il m' avait donnés depuis que nous étions ensemble . Il m' aimait et je l' aimais . Je passai ainsi deux journées dans l' angoisse , n' osant pas sortir de la cour de l' auberge , m' occupant de Joli-Cœur et des chiens , qui , tous , se montraient inquiets et chagrins . Enfin , le troisième jour , un homme m' apporta une lettre de Vitalis . Par cette lettre , mon maître me disait qu' on le gardait en prison pour le faire passer en police correctionnelle le samedi suivant , sous la prévention de résistance à un agent de l' autorité , et de voies de fait sur la personne de celui -ci . « En me laissant emporter par la colère , ajoutait-il , j' ai fait une lourde faute qui pourra me coûter cher . Viens à l' audience ; tu y trouveras une leçon . » Ayant pris des renseignements , on me dit que l' audience de la police correctionnelle commençait à dix heures . À neuf heures , le samedi , j' allai m' adosser contre la porte et , le premier , je pénétrai dans la salle . Peu à peu , la salle s' emplit , je reconnus plusieurs personnes qui avaient assisté à la scène avec l' agent de police . Je ne savais pas ce que c' était que les tribunaux et la justice , mais d' instinct j' en avais une peur horrible ; il me semblait que , bien qu' il s' agit de mon maître et non de moi , j' étais en danger . J' allai me blottir derrière un gros poêle et , m' enfonçant contre la muraille , je me fis aussi petit que possible . Ce qui se dit tout d' abord , ce qu' on lui demanda , ce qu' il répondit , je n' en sais rien ; j' étais trop ému pour entendre , ou tout au moins pour comprendre . D' ailleurs , je ne pensais pas à écouter , je regardais . Je regardais mon maître qui se tenait debout , ses grands cheveux blancs rejetés en arrière , dans l' attitude d' un homme honteux et peiné ; je regardais le juge qui l' interrogeait . « Ainsi , dit celui -ci , vous reconnaissez avoir porté des coups à l' agent qui vous arrêtait ? — Non des coups , monsieur le président , mais un coup , et pour me dégager de son étreinte ; lorsque j' arrivai sur la place où devait avoir lieu notre représentation , je vis l' agent donner un soufflet à l' enfant qui m' accompagnait . — Cet enfant n' est pas à vous ? — Non , monsieur le président , mais je l' aime comme s' il était mon fils . Lorsque je le vis frapper , je me laissai entraîner par la colère , je saisis vivement la main de l' agent et l' empêchai de frapper de nouveau . — Nous allons entendre l' agent . » Celui -ci raconta les faits tels qu' ils s' étaient passés , mais en insistant plus sur la façon dont on s' était moqué de sa personne , de sa voix , de ses gestes , que sur le coup qu' il avait reçu . Pendant cette déposition , Vitalis , au lieu d' écouter avec attention , regardait de tous côtés dans la salle . Je compris qu' il me cherchait . Alors , je me décidai à quitter mon abri , et , me faufilant au milieu des curieux , j' arrivai au premier rang . Il m' aperçut , et sa figure attristée s' éclaira ; je sentis qu' il était heureux de me voir , et , malgré moi , mes yeux s' emplirent de larmes . « C' est tout ce que vous avez à dire pour votre défense ? demanda enfin le président . — Pour moi , je n' aurais rien à ajouter , mais , pour l' enfant que j' aime tendrement et qui va rester seul , pour lui , je réclame l' indulgence du tribunal , et le prie de nous tenir séparés le moins longtemps possible . » Je croyais qu' on allait mettre mon maître en liberté . Mais il n' en fut rien . Un autre magistrat parla pendant quelques minutes ; puis le président , d' une voix grave , dit que le nommé Vitalis , convaincu d' injures et de voies de fait envers un agent de la force publique , était condamné à deux mois de prison et à cent francs d' amende . Deux mois de prison ! À travers mes larmes , je vis la porte par laquelle Vitalis était entré se rouvrir ; celui -ci suivit un gendarme , puis la porte se referma . Deux mois de séparation ! Où aller ? Quand je rentrai à l' auberge , le cœur gros , les yeux rouges , je trouvai sous la porte de la cour l' aubergiste qui me regarda longuement . J' allais passer pour rejoindre les chiens , quand il m' arrêta . « Eh bien , me dit-il , ton maître ? — Il est condamné . — À combien ? — À deux mois de prison . — Et à combien d' amende ? — Cent francs . — Deux mois , cent francs , répéta-t-il à trois ou quatre reprises . Je ne peux pas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si au bout du compte je serai payé ; il faut t' en aller d' ici . — M' en aller ! mais où voulez -vous que j' aille , monsieur ? — Ça , ce n' est pas mon affaire : je ne suis pas ton père , je ne suis pas non plus ton maître . Pourquoi veux -tu que je te garde ? — Mais , monsieur , où voulez -vous que mon maître me trouve en sortant de prison ? C' est ici qu' il viendra me chercher . — Tu n' auras qu' à revenir ce jour -là ; d' ici là , va faire une promenade de deux mois dans les environs , dans les villes d' eaux . À Bagnères , à Cauterets , à Luz , il y a de l' argent à gagner . » J' entrai à l' écurie , et , après avoir détaché les chiens et Joli-Cœur , après avoir bouclé mon sac et passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe , je sortis de l' auberge . Tout en marchant rapidement , les chiens levaient la tête vers moi et me regardaient d' un air qui n' avait pas besoin de paroles pour être compris : ils avaient faim . Joli-Cœur , que je portais juché sur mon sac , me tirait de temps en temps l' oreille pour m' obliger à tourner la tête vers lui ; alors il se brossait le ventre par un geste qui n' était pas moins expressif que le regard des chiens . Je crois bien que nous marchâmes près de deux heures sans que j' osasse m' arrêter , et cependant les chiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants , tandis que Joli-Cœur me tirait l' oreille et se brossait le ventre de plus en plus fort . Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n' avoir rien à craindre , ou tout au moins pour dire que je musèlerais mes chiens le lendemain , si on me demandait de le faire , et j' entrai dans la première boutique de boulanger que je trouvai . Je demandai qu' on me servît une livre et demie de pain . « Vous prendrez bien un pain de deux livres , me dit la boulangère ; avec votre ménagerie ce n' est pas trop ; il faut bien les nourrir , ces pauvres bêtes ! » Le pain était alors à cinq sous la livre , et , si j' en prenais deux livres , elles me coûteraient dix sous , de sorte que sur mes onze sous il ne m' en resterait qu' un seul . J' eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère , d' un air que je tâchai de rendre assuré , que j' avais bien assez d' une livre et demie de pain et que je la priais de ne pas m' en couper davantage . « C' est bon , c' est bon » , répondit-elle . Et , autour d' un beau pain de six livres que nous aurions bien certainement mangé tout entier , elle me coupa la quantité que je demandais et la mit dans la balance , à laquelle elle donna un petit coup . « C' est un peu fort , dit-elle , cela sera pour les deux centimes . » Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir . J' ai vu des gens repousser les centimes qu' on leur rendait , disant qu' ils n' en sauraient que faire ; moi , je n' aurais pas repoussé ceux qui m' étaient dus ; cependant je n' osai pas les réclamer et sortis sans rien dire , avec mon pain étroitement serré sous mon bras . C' était une affaire délicate que le découpage de ma miche ; j' en fis cinq parts aussi égales que possible , et , pour qu' il n' y eût pas de pain gaspillé , je les distribuai en petites tranches ; chacun avait son morceau à son tour , comme si nous avions mangé à la gamelle . Bien que ce festin n' eût rien de ceux qui provoquent aux discours , le moment me parut venu d' adresser quelques paroles à mes camarades . Je me considérais naturellement comme leur chef , mais je ne me croyais pas assez au-dessus d' eux pour être dispensé de leur faire part des circonstances graves dans lesquelles nous nous trouvions . Capi avait sans doute deviné mon intention , car il tenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents et affectueux . « Oui , mon ami Capi , dis -je , oui , mes amis Dolce , Zerbino et Joli-Cœur , oui , mes chers camarades , j' ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître est éloigné de nous pour deux mois . — Ouah ! cria Capi . — Cela est bien triste pour lui d' abord , et aussi pour nous . C' était lui qui nous faisait vivre , et en son absence nous allons nous trouver dans une terrible situation . Nous n' avons pas d' argent . » Sur ce mot , qu' il connaissait parfaitement , Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher en rond comme s' il faisait la quête dans les « rangs de l' honorable société » . « Tu veux que nous donnions des représentations , continuai -je , c' est assurément un bon conseil , mais ferons-nous recette ? Tout est là . Si nous ne réussissons pas , je vous préviens que nous n' avons que trois sous pour toute fortune . Il faudra donc se serrer le ventre . Les choses étant ainsi , j' ose espérer que vous comprendrez la gravité des circonstances , et qu' au lieu de me jouer de mauvais tours vous mettrez votre intelligence au service de la société . Je vous demande de l' obéissance , de la sobriété et du courage . Serrons nos rangs , et comptez sur moi comme je compte sur vous -mêmes . » Je n' ose pas affirmer que mes camarades comprirent toutes les beautés de mon discours improvisé , mais certainement ils en sentirent les idées générales . Ils savaient par l' absence de notre maître qu' il se passait quelque chose de grave , et ils attendaient de moi une explication . S' ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis , ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard , et ils me prouvèrent leur contentement par leur attention . Après quelques instants de repos , je donnai le signal du départ ; il nous fallait gagner notre coucher , en tout cas notre déjeuner du lendemain , si , comme cela était probable , nous faisions l' économie de coucher en plein air . « Nous allons coucher à la belle étoile ; n' importe où , sans souper . » Au mot souper , il y eut un grognement général . Je montrai mes trois sous . « Vous savez que c' est tout ce qui nous reste ; si nous dépensons nos trois sous ce soir , nous n' aurons rien pour déjeuner demain ; or , comme nous avons mangé aujourd'hui , je trouve qu' il est sage de penser au lendemain . » Et je remis mes trois sous dans ma poche . Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation ; mais Zerbino , qui n' avait pas toujours bon caractère et qui de plus était gourmand , continua de gronder . Après l' avoir regardé sévèrement sans pouvoir le faire taire , je me tournai vers Capi : « Explique à Zerbino , lui dis -je , ce qu' il paraît ne pas vouloir comprendre , il faut nous priver d' un second repas aujourd'hui , si nous voulons en faire un seul demain . » Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camarade , et une discussion parut s' engager entre eux . Qu' on ne trouve pas le mot « discussion » impropre parce qu' il est appliqué à deux bêtes . Il est bien certain , en effet , que les bêtes ont un langage particulier à chaque espèce . Si vous avez habité une maison aux corniches ou aux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leurs nids , vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux ne sifflent pas simplement un petit air de musique , alors qu' au jour naissant elles jacassent si vivement entre elles ; ce sont de vrais discours qu' elles tiennent , des affaires sérieuses qu' elles agitent , ou des paroles de tendresse qu' elles échangent . Et les fourmis d' une même tribu , lorsqu' elles se rencontrent dans un sentier et se frottent antennes contre antennes , que croyez -vous qu' elles fassent , si vous n' admettez pas qu' elles se communiquent ce qui les intéresse ? Quant aux chiens , non seulement ils savent parler , mais encore ils savent lire : voyez -les le nez en l' air , ou bien la tête basse flairant le sol , sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ils s' arrêtent devant une touffe d' herbe ou une muraille , tandis que le chien y lit toutes sortes de choses curieuses , écrites dans un caractère mystérieux que nous ne voyons même pas . Ce que Capi dit à Zerbino , je ne l' entendis pas , car , si les chiens comprennent le langage des hommes , les hommes ne comprennent pas le langage des chiens ; je vis seulement que Zerbino refusait d' entendre raison et qu' il insistait pour dépenser immédiatement les trois sous ; il fallut que Capi se fâchât , et ce fut seulement quand il eut montré ses crocs que Zerbino , qui n' était pas très brave , se résigna au silence . La question du souper étant ainsi réglée , il ne restait plus que celle du coucher . Quittant la route , nous nous engageâmes au milieu des pierres , et bientôt j' aperçus un énorme bloc de granit planté de travers de manière à former une sorte de cavité à la base et un toit à son sommet . Dans cette cavité les vents avaient amoncelé un lit épais d' aiguilles de pin desséchées . Nous ne pouvions mieux trouver : un matelas pour nous étendre , une toiture pour nous abriter ; il ne nous manquait qu' un morceau de pain pour souper ; mais il fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d' ailleurs le proverbe n' a-t-il pas dit : « Qui dort dîne » ? Avant de dormir , j' expliquai à Capi que je comptais sur lui pour nous garder , et la bonne bête , au lieu de venir avec nous se coucher sur les aiguilles de pin , resta en dehors de notre abri , postée en sentinelle . Je pouvais être tranquille , je savais que personne ne nous approcherait sans que j' en fusse prévenu . Cependant , bien que rassuré sur ce point , je ne m' endormis pas aussitôt que je me fus étendu sur les aiguilles de pin , Joli-Cœur enveloppé près de moi dans ma veste , Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds , mon inquiétude étant plus grande encore que ma fatigue . La journée , cette première journée de voyage , avait été mauvaise : que serait celle du lendemain ? Comment nourrir ma troupe , comment me nourrir moi -même , si je ne trouvais pas le lendemain et les jours suivants à donner des représentations ? Des muselières , une permission pour chanter , où voulait -on que j' en eusse ? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin d' un bois , sous un buisson ? Je sentis mes yeux s' emplir de larmes , puis tout à coup je me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvre Vitalis ! Je m' étais couché sur le ventre , et je pleurais dans mes deux mains sans pouvoir m' arrêter quand je sentis un souffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je me retournai , et une grande langue douce et chaude se colla sur mon visage . C' était Capi , qui m' avait entendu pleurer et qui venait me consoler , comme il était déjà venu à mon secours lors de ma première nuit de voyage . Je le pris par le cou à deux bras et j' embrassai son museau humide ; alors il poussa deux ou trois gémissements étouffés , et il me sembla qu' il pleurait avec moi . Quand je me réveillai , il faisait grand jour , et Capi , assis devant moi , me regardait ; les oiseaux sifflaient dans le feuillage ; au loin , tout au loin , une cloche sonnait l ' Angélus ; le soleil , déjà haut dans le ciel , lançait des rayons chauds et réconfortants , aussi bien pour le cœur que pour le corps . Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous , et après nous verrions . En arrivant dans le village , je n' eus pas besoin de demander où était la boulangerie ; notre nez nous guida sûrement vers elle ; j' eus l' odorat presque aussi fin que celui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du pain chaud . Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre ne nous donnèrent à chacun qu' un bien petit morceau , et notre déjeuner fut rapidement terminé . Le moment était donc venu de voir , c' est-à-dire d' aviser aux moyens de faire une recette dans la journée . Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant la place la plus favorable à une représentation , et aussi en examinant la physionomie des gens pour tâcher de deviner s' ils nous seraient amis ou ennemis . J' étais absorbé par cette idée , quand tout à coup j' entendis crier derrière moi ; je me retournai vivement et je vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille femme . Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre ce qui provoquait cette poursuite et ces cris : profitant de ma distraction , Zerbino m' avait abandonné , et il était entré dans une maison où il avait volé un morceau de viande qu' il emportait dans sa gueule . « Au voleur ! criait la vieille femme , arrêtez-le , arrêtez -les tous ! » En entendant ces derniers mots , me sentant coupable , ou tout au moins responsable de la faute de mon chien , je me mis à courir aussi . Que répondre , si la vieille femme me demandait le prix du morceau de viande volé ? Comment le payer ? Une fois arrêtés , ne nous garderait -on pas ? Me voyant fuir , Capi et Dolce ne restèrent pas en arrière , et je les sentis sur mes talons , tandis que Joli-Cœur que je portais sur mon épaule m' empoignait par le cou pour ne pas tomber . Toujours courant à toutes jambes , nous fûmes bientôt en pleine campagne , c' est-à-dire après avoir fait au moins deux kilomètres . Alors je me retournai , osant regarder en arrière ; personne ne nous suivait ; Capi et Dolce étaient toujours sur mes talons , Zerbino arrivait tout au loin , s' étant arrêté sans doute pour manger son morceau de viande . Je l' appelai ; mais Zerbino , qui savait qu' il avait mérité une sévère correction , s' arrêta , puis , au lieu de venir à moi , il se sauva . J' eus * * recours à Capi . « Va me chercher Zerbino . » Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui confiais . Cependant il me sembla qu' il acceptait ce rôle avec moins de zèle que de coutume , et dans le regard qu' il me jeta avant de partir je crus voir qu' il se ferait plus volontiers l' avocat de Zerbino que mon gendarme . Une heure s' écoula sans que je les visse revenir ni l' un ni l' autre , et je commençais à m' inquiéter , quand Capi reparut seul , la tête basse . « Où est Zerbino ? » Capi se coucha dans une attitude craintive ; alors , en le regardant , je m' aperçus qu' une de ses oreilles était ensanglantée . Je n' eus pas besoin d' explication pour comprendre ce qui s' était passé : Zerbino s' était révolté contre la gendarmerie , il avait fait résistance , et Capi , qui peut-être n' obéissait qu' à regret à un ordre qu' il considérait comme bien sévère , s' était laissé battre . L' expédition de Capi n' ayant pas réussi , il ne me restait qu' une ressource , qui était d' attendre que Zerbino voulût bien revenir ; je le connaissais , après un premier mouvement de révolte , il se résignerait à subir sa punition , et je le verrais apparaître repentant . Le temps s' écoulant et Zerbino ne venant pas , j' envoyai une fois encore Capi à la recherche de son camarade ; mais au bout d' une demi-heure , il revint seul et me fit comprendre qu' il ne l' avait pas trouvé . Que faire ? Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par sa faute encore dans une terrible situation , je ne pouvais pas avoir l' idée de l' abandonner . Que dirait mon maître , si je ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis , malgré tout , je l' aimais , ce coquin de Zerbino . Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occuper tous les quatre et nous distraire . Comme j' examinais cette question , je me souvins que Vitalis m' avait dit qu' à la guerre , quand un régiment était fatigué par une longue marche , on faisait jouer la musique , si bien qu' en entendant des airs gais ou entraînants les soldats oubliaient leurs fatigues . Je pris ma harpe , qui était posée contre un arbre , et , tournant le dos au canal , après avoir mis mes comédiens en position , je commençai à jouer un air de danse , puis , après , une valse . Tout à coup j' entendis une voix claire , une voix d' enfant crier : « Bravo ! » Cette voix venait de derrière moi . Je me retournai vivement . Un bateau était arrêté sur le canal , l' avant tourné vers la rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux qui le remorquaient avaient fait halte sur la rive opposée . C' était un singulier bateau , et tel que je n' en avais pas encore vu de pareil : il était beaucoup plus court que les péniches qui servent ordinairement à la navigation sur les canaux , et au-dessus de son pont peu élevé au-dessus de l' eau était construite une sorte de galerie vitrée . À l' avant de cette galerie se trouvait une véranda ombragée par des plantes grimpantes , dont le feuillage , accroché çà et là aux découpures du toit , retombait par places en cascades vertes ; sous cette véranda j' aperçus deux personnes : une dame jeune encore , à l' air noble et mélancolique , qui se tenait debout , et un enfant , un garçon à peu près de mon âge , qui me parut couché . C' était cet enfant sans doute qui avait crié « Bravo » . Remis de ma surprise , car cette apparition n' avait rien d' effrayant , je soulevai mon chapeau pour remercier celui qui m' avait applaudi . « C' est pour votre plaisir que vous jouez ? me demanda la dame , parlant avec un accent étranger . — C' est pour faire travailler mes comédiens et aussi ... pour me distraire . » L' enfant fit un signe , et la dame se pencha vers lui . « Voulez -vous jouer encore ? » me demanda la dame en relevant la tête . Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m' arrivait si à propos ! Je ne me fis pas prier . Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer une valse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec ses deux pattes , et ils se mirent à tourner en mesure . Puis Joli-Cœur dansa un pas seul . Puis successivement nous passâmes en revue tout notre répertoire . Nous ne sentions pas la fatigue . Quant à mes comédiens , ils avaient assurément compris qu' un dîner serait le paiement de leurs peines , et ils ne s' épargnaient pas plus que je ne m' épargnais moi -même . Tout à coup , au milieu d' un de mes exercices , je vis Zerbino sortir d' un buisson , et , quand ses camarades passèrent près de lui , il se plaça effrontément au milieu d' eux et prit son rôle . Tout en jouant et en surveillant mes comédiens , je regardais de temps en temps le jeune garçon , et , chose étrange , bien qu' il parût prendre grand plaisir à nos exercices , il ne bougeait pas ; il restait couché , allongé , dans une immobilité complète , ne remuant que les deux mains pour nous applaudir . Était-il paralysé ? il semblait qu' il était attaché sur une planche . Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre la berge sur laquelle je me trouvais , et je voyais maintenant l' enfant comme si j' avais été sur le bateau même et près de lui : il était blond de cheveux , son visage était pâle , si pâle qu' on voyait les veines bleues de son front sous sa peau transparente ; son expression était la douceur et la tristesse , avec quelque chose de maladif . « Combien faites -vous payer les places à votre théâtre ? me demanda la dame . — On paie selon le plaisir qu' on a éprouvé . — Alors , maman , il faut payer très cher » , dit l' enfant . Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je ne comprenais pas . « Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près » , me dit la dame . Je fis un signe à Capi qui , prenant son élan , sauta dans le bateau . « Et les autres ? » cria Arthur . Zerbino et Dolce suivirent leur camarade . « Et le singe ! » Joli-Cœur aurait facilement fait le saut , mais je n' étais jamais sûr de lui ; une fois à bord , il pouvait se livrer à des plaisanteries qui n' auraient peut-être pas été du goût de la dame . « Est-il méchant ? demanda-t-elle . — Non , madame , mais il n' est pas toujours obéissant , et j' ai peur qu' il ne se conduise pas convenablement . — Eh bien , embarquez avec lui . » Disant cela , elle fit signe à un homme qui se tenait à l' arrière auprès du gouvernail ; et aussitôt cet homme , passant à l' avant , jeta une planche sur la berge . C' était un pont . Il me permit d' embarquer sans risquer le saut périlleux , et j' entrai dans le bateau gravement , ma harpe sur l' épaule et Joli-Cœur dans ma main . « Le singe ! le singe ! » s' écria Arthur . Je m' approchai de l' enfant , et , tandis qu' il flattait et caressait Joli-Cœur , je pus l' examiner à loisir . Chose surprenante ! il était bien véritablement attaché sur une planche , comme je l' avais cru tout d' abord . « Vous avez un père , n' est -ce pas , mon enfant ? me demanda la dame . — Oui , mais je suis seul en ce moment . — Pour longtemps ? — Pour deux mois . — Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment , seul ainsi pour si longtemps , à votre âge ! — Il le faut bien , madame ! — Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter une somme d' argent au bout de ces deux mois ? — Non , madame ; il ne m' oblige à rien . Pourvu que je trouve à vivre avec ma troupe , cela suffit . — Et vous avez trouvé à vivre jusqu' à ce jour ? » J' hésitai avant de répondre ; je n' avais jamais vu une dame qui m' inspirât un sentiment de respect comme celle qui m' interrogeait . Cependant elle me parlait avec tant de bonté , sa voix était si douce , son regard était si affable , si encourageant , que je me décidai à dire la vérité . D' ailleurs , pourquoi me taire ? Je lui racontai donc comment j' avais dû me séparer de Vitalis , condamné à la prison pour m' avoir défendu , et comment , depuis que j' avais quitté Toulouse , je n' avais pas pu gagner un sou . Pendant que je parlais , Arthur jouait avec les chiens ; mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais . « Comme vous devez tous avoir faim ! » s' écria-t-il . À ce mot , qu' ils connaissaient bien , les chiens se mirent à aboyer , et Joli-Cœur se frotta le ventre avec frénésie . « Oh ! maman » , dit Arthur . La dame comprit cet appel ; elle dit quelques mots en langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dans une porte entrebâillée , et presque aussitôt cette femme apporta une petite table servie . « Asseyez -vous , mon enfant » , me dit la dame . Je ne me fis pas prier , je posai ma harpe et m' assis vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôt autour de moi , et Joli-Cœur prit place sur mon genou . « Vos chiens mangent -ils du pain ? » me demanda Arthur . S' ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacun un morceau qu' ils dévorèrent . « Et le singe ? » dit Arthur . Mais il n' y avait pas besoin de s' occuper de Joli-Cœur , car , tandis que je servais les chiens , il s' était emparé d' un morceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de s' étouffer sous la table . À mon tour , je pris une tranche de pain , et , si je ne m' étouffai pas comme Joli-Cœur , je dévorai au moins aussi gloutonnement que lui . « Pauvre enfant ! » disait la dame en emplissant mon verre . Quant à Arthur , il ne disait rien ; mais il nous regardait , les yeux écarquillés , émerveillé assurément de notre appétit , car nous étions aussi voraces les uns que les autres , même Zerbino , qui cependant avait dû se rassasier jusqu' à un certain point avec la viande qu' il avait volée . « Et où auriez -vous dîné ce soir , si nous ne nous étions pas rencontrés ? demanda Arthur . — Je crois bien que nous n' aurions pas dîné . — Et demain , où dînerez -vous ? — Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une bonne rencontre comme aujourd'hui . » Sans continuer de s' entretenir avec moi , Arthur se tourna vers sa mère , et une longue conversation s' engagea entre eux dans la langue étrangère que j' avais déjà entendue ; il paraissait demander une chose qu' elle n' était pas disposée à accorder ou tout au moins contre laquelle elle soulevait des objections . Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi , car son corps ne bougeait pas . « Voulez -vous rester avec nous ? » dit-il . Je le regardai sans répondre , tant cette question me prit à l' improviste . « Mon fils vous demande si vous voulez rester avec nous . — Sur ce bateau ! — Oui , sur ce bateau ; mon fils est malade , les médecins ont ordonné de le tenir attaché sur une planche , ainsi que vous le voyez . Pour qu' il ne s' ennuie pas , je le promène dans ce bateau . Vous demeurerez avec nous . Vos chiens et votre singe donneront des représentations pour Arthur , qui sera leur public . Et vous , si vous le voulez bien , mon enfant , vous nous jouerez de la harpe . Ainsi vous nous rendrez service , et nous de notre côté nous vous serons peut-être utiles . Vous n' aurez point chaque jour à trouver un public , ce qui , pour un enfant de votre âge , n' est pas toujours très facile . » Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout ce qu' il y avait d' heureux pour moi dans cette proposition , et combien était généreuse celle qui me l' adressait . Je pris la main de la dame et la baisai . Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance , et affectueusement , presque tendrement , elle me passa à plusieurs reprises la main sur le front . « Pauvre petit ! » dit-elle . Puisqu'on me demandait de jouer de la harpe , il me sembla que je ne devais pas différer de me rendre au désir qu' on me montrait ; l' empressement était jusqu' à un certain point une manière de prouver ma bonne volonté en même temps que ma reconnaissance . Je pris mon instrument et j' allai me placer tout à l' avant du bateau , puis je commençai à jouer . En même temps la dame approcha de ses lèvres un petit sifflet en argent et en tira un son aigu . Je cessai de jouer aussitôt , me demandant pourquoi elle sifflait ainsi : était -ce pour me dire que je jouais mal ou pour me faire taire ? Arthur , qui voyait tout ce qui se passait autour de lui , devina mon inquiétude . « Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent en marche » , dit-il . En effet , le bateau , qui s' était éloigné de la berge , commençait à filer sur les eaux tranquilles du canal , entraîné par les chevaux ; l' eau clapotait contre la carène , et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nous , éclairés par les rayons obliques du soleil couchant . « Voulez -vous jouer ? » demanda Arthur . Et , d' un signe de tête , appelant sa mère auprès de lui , il lui prit la main et la garda dans les siennes pendant tout le temps que je jouai les divers morceaux que mon maître m' avait appris . La mère d' Arthur était anglaise , elle se nommait Mme Milligan . Elle était veuve , et je croyais qu' Arthur était son seul enfant ; -- mais j' appris bientôt qu' elle avait eu un fils aîné , disparu dans des conditions mystérieuses . Jamais on n' avait pu retrouver ses traces . Au moment où cela était arrivé , M . Milligan était mourant , et Mme Milligan , très gravement malade , ne savait rien de ce qui se passait autour d' elle . Quand elle était revenue à la vie , son mari était mort et son fils disparu . Les recherches avaient été dirigées par M . James Milligan , son beau-frère . Mais il y avait cela de particulier dans ce choix , que M . James Milligan avait un intérêt opposé à celui de sa belle-sœur . En effet , son frère mort sans enfants , il devenait l' héritier de celui -ci . Cependant M . James Milligan n' hérita point de son frère , car , sept mois après la mort de son mari , Mme Milligan mit au monde un enfant , qui était le petit Arthur . Mais cet enfant , chétif et maladif , ne pouvait pas vivre , disaient les médecins ; il devait mourir d' un moment à l' autre , et ce jour -là M . James Milligan devenait enfin l' héritier du titre et de la fortune de son frère aîné , car les lois de l' héritage ne sont pas les mêmes dans tous les pays , et , en Angleterre , elles permettent , dans certaines circonstances , que ce soit un oncle qui hérite au détriment d' une mère . Les espérances de M . James Milligan se trouvèrent donc retardées par la naissance de son neveu ; elles ne furent pas détruites ; il n' avait qu' à attendre . Il attendit . Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent point . Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pas , ainsi qu' il avait été décidé ; les soins de sa mère le firent vivre ; c' est un miracle qui , Dieu merci ! se répète assez souvent . Vingt fois on le crut perdu , vingt fois il fut sauvé ; successivement , quelquefois même ensemble , il avait eu toutes les maladies qui peuvent s' abattre sur les enfants . En ces derniers temps s' était déclaré un mal terrible qu' on appelle coxalgie , et dont le siège est dans la hanche . Pour ce mal on avait ordonné les eaux sulfureuses , et Mme Milligan était venue dans les Pyrénées . Mais , après avoir essayé des eaux inutilement , on avait conseillé un autre traitement qui consistait à tenir le malade allongé , sans qu' il pût * * mettre le pied à terre . C' est alors que Mme Milligan avait fait construire à Bordeaux le bateau sur lequel je m' étais embarqué . Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermé dans une maison , il y serait mort d' ennui ou de privation d' air ; Arthur ne pouvant plus marcher , la maison qu' il habiterait devait marcher pour lui . On avait transformé un bateau en maison flottante avec chambre , cuisine , salon et véranda . C' était dans ce salon ou sous cette véranda , selon les temps , qu' Arthur se tenait du matin au soir , avec sa mère à ses côtés , et les paysages défilaient devant lui , sans qu' il eût d' autre peine que d' ouvrir les yeux . Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois , et , après avoir remonté la Garonne , ils étaient entrés dans le canal du Midi ; par ce canal , ils devaient gagner les étangs et les canaux qui longent la Méditerranée , remonter ensuite le Rhône , puis la Saône , passer de cette rivière dans la Loire jusqu' à Briare , prendre là le canal de ce nom , arriver dans la Seine et suivre le cours de ce fleuve jusqu' à Rouen , où ils s' embarqueraient sur un grand navire pour rentrer en Angleterre . Le jour de mon arrivée , je fis seulement connaissance de la chambre que je devais occuper dans le bateau qui s' appelait Le Cygne . Bien qu' elle fût toute petite , cette chambre , deux mètres de long sur un mètre à peu près de large , c' était la plus charmante cabine , la plus étonnante que puisse rêver une imagination enfantine . Le mobilier qui la garnissait consistait en une seule commode ; mais cette commode ressemblait à la bouteille inépuisable des physiciens qui renferme tant de choses . Au lieu d' être fixe , la tablette supérieure était mobile , et , quand on la relevait , on trouvait sous elle un lit complet , matelas , oreiller , couverture . Bien entendu , il n' était pas très large ce lit ; cependant il était assez grand pour qu' on y fût très bien couché . Sous ce lit était un tiroir garni de tous les objets nécessaires à la toilette . Et sous ce tiroir s' en trouvait un autre divisé en plusieurs compartiments , dans lesquels on pouvait ranger le linge et les vêtements . Point de tables , point de sièges , au moins dans la forme habituelle , mais contre la cloison , du côté de la tête du lit , une planchette qui , en s' abaissant , formait table , et du côté des pieds , une autre qui formait chaise . Un petit hublot percé dans le bordage , et qu' on pouvait fermer avec un verre rond , servait à éclairer et à aérer cette chambre . Jamais je n' avais rien vu de si joli , ni de si propre ; tout était revêtu de boiseries en sapin verni , et sur le plancher était étendue une toile cirée à carreaux noirs et blancs . Mais ce n' étaient pas seulement les yeux qui étaient charmés . Quand , après m' être déshabillé , je m' étendis dans le lit , j' éprouvai un sentiment de bien-être tout nouveau pour moi . Si bien couché que je fusse dans ce bon lit , je me levai dès le point du jour , car j' avais l' inquiétude de savoir comment mes comédiens avaient passé la nuit . Je trouvai tout mon monde à la place où je l' avais installé la veille et dormant comme si ce bateau eût été leur habitation depuis plusieurs mois . Le marinier que j' avais vu la veille au gouvernail était déjà levé et il s' occupait à nettoyer le pont ; il voulut bien mettre la planche à terre , et je pus descendre dans la prairie avec ma troupe . En jouant avec les chiens et avec Joli-Cœur , en courant , en sautant les fossés , en grimpant aux arbres , le temps passe vite ; quand nous revînmes , les chevaux étaient attelés au bateau et attachés à un peuplier sur le chemin de halage : ils n' attendaient qu' un coup de fouet pour partir . J' embarquai vite ; quelques minutes après , l' amarre qui retenait le bateau à la rive fut larguée , le marinier prit place au gouvernail , le haleur enfourcha son cheval , la poulie dans laquelle passait la remorque grinça ; nous étions en route . Quel plaisir que le voyage en bateau ! J' étais absorbé dans ma contemplation , lorsque j' entendis prononcer mon nom derrière moi . Je me retournai vivement : c' était Arthur qu' on apportait sur sa planche ; sa mère était près de lui . « Vous avez bien dormi ? me demanda Arthur , mieux que dans les champs ? » Je m' approchai et répondis en cherchant des paroles polies que j' adressai à la mère tout autant qu' à l' enfant . Mme Milligan avait installé son fils à l' abri des rayons du soleil , et elle s' était placée près de lui . « Voulez -vous emmener les chiens et le singe ? me dit-elle , nous avons à travailler . » Je fis ce qui m' était demandé , et je m' en allai avec ma troupe , tout à l' avant . À quel travail ce pauvre petit malade était-il donc propre ? Je vis que sa mère lui faisait répéter une leçon , dont elle suivait le texte dans un livre ouvert . Étendu sur sa planche , Arthur répétait sans faire un mouvement . Ou , plus justement , il essayait de répéter , car il hésitait terriblement , et ne disait pas trois mots couramment ; encore bien souvent se trompait-il . Sa mère le reprenait avec douceur , mais en même temps avec fermeté . « Vous ne savez pas votre fable » , dit-elle . Cela me parut étrange de l' entendre dire vous à son fils , car je ne savais pas alors que les Anglais ne se servent pas du tutoiement . « Pourquoi me désolez -vous en n' apprenant pas vos leçons ? — Je ne peux pas , maman , je vous assure que je ne peux pas . » Et Arthur se prit à pleurer . Mais Mme Milligan ne se laissa pas ébranler par ses larmes , bien qu' elle parût touchée et même désolée , comme elle avait dit . « J' aurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémi et avec les chiens , continua-t-elle , mais vous ne jouerez que quand vous m' aurez répété votre fable sans faute . » Disant cela , elle donna le livre à Arthur et fit quelques pas , comme pour rentrer dans l' intérieur du bateau , laissant son fils couché sur sa planche . Mais elle ne disparut pas ; au lieu d' entrer dans le bateau , elle revint vers son fils . « Voulez -vous que nous essayions de l' apprendre ensemble ? dit-elle . — Oh ! oui , maman , ensemble . » Alors elle s' assit près de lui , et , reprenant le livre , elle commença à lire doucement la fable , qui s' appelait : Le Loup et le Jeune Mouton ; après elle , Arthur répétait les mots et les phrases . Lorsqu' elle eut lu cette fable trois fois , elle donna le livre à Arthur , en lui disant d' apprendre maintenant tout seul , et elle rentra dans le bateau . Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable , et , de ma place où j' étais resté , je le vis remuer les lèvres . Il était évident qu' il travaillait et qu' il s' appliquait . Mais cette application ne dura pas longtemps ; bientôt il leva les yeux de dessus son livre , et ses lèvres remuèrent moins vite , puis tout à coup elles s' arrêtèrent complètement . Il ne lisait plus , et ne répétait plus . Ses yeux , qui erraient çà et là , rencontrèrent les miens . De la main je lui fis un signe pour l' engager à revenir à sa leçon . « Je ne peux pas , dit-il , et cependant je voudrais bien . » Je m' approchai . « Cette fable n' est pourtant pas bien difficile , lui dis -je . — Oh ! si , bien difficile , au contraire . — Elle m' a paru très facile ; et en écoutant votre maman la lire , il me semble que je l' ai retenue . » Il reprit le livre et je commençai à réciter ; il n' eut à me reprendre que trois ou quatre fois .