Lorsque le bohème Crozat était sorti de la misère par un bon mariage qui le faisait bourgeois de la rue de Vaugirard , il n' avait pas rompu avec ses anciens camarades ; au lieu de les fuir ou de les tenir à distance , il avait pris plaisir à les grouper autour de lui , très content de leur ouvrir sa maison , dont le confortable le jetait loin de la mansarde de la rue Ganneron qu' il avait si longtemps habitée , et le flattait agréablement . Tous les mercredis , de quatre à sept heures , il y avait réunion chez lui à l ' Hôtel des Médicis , et c' était un jour sacré pour lequel on se réservait : quand une idée nouvelle germait dans l' esprit d' un des habitués , elle était caressée , mûrie , étudiée en silence , afin d' être présentée dans sa fleur au cénacle . « J' en parlerai chez Crozat » ; les lèvres prenaient un sourire d' espérance , et l' on s' endormait tranquillement en écoutant déjà le tapage qui se ferait dans la petite salle basse de l' hôtel où Crozat , les mains tendues , la figure ouverte , recevait ses amis . Elle était aimable cette réception , simple comme l' homme , cordiale de la part du mari ainsi que de celle de la femme , qui ayant été comédienne , avait gardé la religion de la camaraderie . Sur une table , on trouvait des cruchons de bière et des chopes ; à longueur de bras , un vieux pot en grès de Beauvais , plein de tabac . La bière était bonne , le tabac sec ; les chopes ne restaient jamais vides ; on pouvait mettre ses pieds crottés sur les barreaux des chaises en causant librement entre hommes , et cracher sans gêne autour de soi . Et ce n' était point de niaiseries ou de futilités qu' on s' entretenait , de bavardages mondains , de commérages sur les amis absents , ou de potins de coteries , mais des grandes questions philosophiques , politiques , sociales , religieuses , qui règlent l' humanité . Formé d' abord d' amis ou tout au moins de camarades qui avaient travaillé et traîné la misère ensemble , le cercle de ces réunions s' était peu à peu élargi , et si bien qu' un jour la salle de l' hôtel des Médicis était devenue une « parlotte » où les prêcheurs d' idées et de religions nouvelles , les penseurs , les réformateurs , les apôtres , les politiciens , les esthéticiens et même simplement les bavards en quête d' oreilles plus ou moins complaisantes se donnaient rendez -vous ; venait qui voulait , et , si l' on n' entrait point là tout à fait comme dans une brasserie , il suffisait d' être amené par un habitué pour avoir droit à la pipe , à la bière et à la parole . Mais , quoiqu'une certaine liberté réglât l' ordre du jour de cette parlotte , on n' était pas toujours certain d' arriver à placer le discours préparé pour lequel on était venu ; car Crozat qui , selon ses propres expressions , « poursuivait la conciliation de la science moderne avec les religions , quelles qu' elles fussent » , usait et même abusait de sa qualité de maître de maison pour ne pas laisser les discussions s' écarter des sujets qui le passionnaient . D' ailleurs , eût-il faibli en cédant à des considérations de bienveillance , de politesse , ou même de faiblesse qui étaient assez dans son caractère , que le plus assidu de ses habitués , le père Brigard , eût montré de la fermeté pour lui . C' était une sorte d' apôtre que Brigard , qui s' était acquis une célébrité en mettant en pratique dans sa vie les idées qu' il professait et prêchait : comte de Brigard , il avait commencé par renoncer à son titre qui le faisait vassal du respect humain et des conventions sociales ; -- répétiteur de droit , il eût pu facilement gagner mille ou douze cents francs par mois , mais il avait arrangé le nombre et le prix de ses leçons de façon que sa journée ne lui rapportât que dix francs , pour n' être pas l' esclave de l' argent ; -- vivant avec une femme qu' il aimait , il avait toujours tenu , bien qu' il en eût deux filles , à rester avec elle « en union libre » et à ne pas reconnaître ses enfants , parce que la loi eût affaibli les liens qui l' attachaient à elles et amoindri ses devoirs ; c' était la conscience qui sanctionnait ces devoirs ; et la nature comme la conscience faisaient de lui le plus fidèle des maris , le meilleur , le plus affectueux , le plus tendre des pères . Grand , fier , portant dans sa personne et ses manières l' élégance native de sa race , il s' habillait comme le commissionnaire du coin , remplaçant seulement le velours bleu par le velours marron , couleur moins frivole . Habitant Clamart depuis vingt ans , il n' était jamais venu à Paris qu' à pied , et les seules concessions qu' il accordât au superflu ou au bien-être consistaient l' hiver , à faire le chemin en sabots , l' été à porter sa veste sur son bras . Ainsi organisé , il lui fallait des disciples , et il en cherchait partout , dans les rues , où il retenait par le bouton les gens qu' il avait pu agripper sous les arbres du Luxembourg , et le mercredi chez son ami , son vieux camarade Crozat . Combien n' en avait-il pas eu ! Par malheur , la plupart avaient mal tourné ; quelques-uns étaient devenus ministres ; d' autres s' étaient laissés ensevelir dans les hautes places de la magistrature inamovible ; il y en avait qui remuaient des millions ; deux étaient à Nouméa ; l' un prêchait dans la chaire de Notre-Dame . Une après-midi d' octobre , la petite salle était pleine ; la fin des vacances avait ramené les habitués et pour la première fois on se trouvait à peu près en nombre pour ouvrir une discussion utile . Crozat , près de la porte , souriait aux arrivants en donnant des poignées de main « retour de vacances » ; et Brigard , son chapeau de feutre mou sur la tête , présidait , assisté de ses deux disciples préférés en ce moment , l' avocat Nougarède et le poète Glady qui , eux , ne tourneraient pas mal , il en était certain . À la vérité , pour ceux qui savaient regarder et voir , la mine blême de Nougarède , ses lèvres minces , ses yeux inquiets et une austérité de tenue et de manières qui jurait avec ses vingt-six ans , faisaient croire à un ambitieux plutôt qu' à un apôtre . De même , quand on savait que Glady était propriétaire d' une belle maison à Paris et d' immeubles en province qui lui rapportaient une centaine de mille francs de rente , on imaginait difficilement qu' il continuât le père Brigard . Mais voir n' était pas la faculté dominante de Brigard , c' était raisonner , et le raisonnement lui disait que l' ambition ferait bientôt de Nougarède un député , comme la fortune ferait un jour de Glady un académicien , et alors , bien qu' il détestât les assemblées autant que les académies , ils auraient deux tribunes élevées d' où la bonne parole tomberait sur la foule avec plus de poids . On pouvait compter sur eux . Quand Nougarède avait commencé à venir aux réunions du mercredi , il était creux comme un tambour , et , s' il parlait brillamment sur n' importe quel sujet avec une faconde imperturbable , c' était pour ne rien dire . Dans le premier volume de Glady , on n' avait trouvé que des mots savamment arrangés pour le plaisir des oreilles et des yeux . Maintenant , des idées soutenaient les discours de l' avocat , comme les vers du poète disaient quelque chose -- et ces idées , c' étaient les siennes ; ce quelque chose , c' était le parfum de son enseignement . Depuis une demi-heure que les pipes brûlaient avec un tirage forcé , la fumée ne s' élevait plus que lourdement au plafond , et c' était dans un nuage qu' on voyait Brigard , comme un dieu barbu , proclamant sa loi , le chapeau sur la tête , car , s' il avait pour règle de ne jamais l' ôter , il le manœuvrait continuellement pendant qu' il parlait , le mettant tantôt en avant , tantôt en arrière , à droite , à gauche , le relevant , l' aplatissant selon les besoins de son argumentation . Il est incontestable , disait-il , que nous éparpillons notre grande force , quand nous devrions la concentrer . Il enfonça son chapeau . — En effet , -- il le releva -- l' heure est venue de nous affirmer comme groupe , et c' est un devoir , pour nous , puisque c' est un besoin pour l' humanité ... À ce moment , un nouveau venu se glissa dans la salle , sans bruit , discrètement , avec l' intention manifeste de ne déranger personne ; mais Crozat , qui était assis près de l' entrée , l' arrêta au passage et lui serra la main : — Tiens , Saniel ! bonjour , docteur . — Bonsoir , cher monsieur . — Approchez de la table : la bière est bonne aujourd'hui . — Je vous remercie : je serai très bien ici . Sans prendre la chaise que Crozat lui désignait de la main , il s' accota contre le mur : c' était un grand et solide garçon d' une trentaine d' années , aux cheveux fauves tombant sur le collet de sa redingote , à la barbe longue , frisante , à la figure énergique , mais tourmentée , ravagée , à laquelle des yeux bleu pâle donnaient une expression de dureté que précisait encore une mâchoire osseuse et son allure décidée : en tout un Gaulois , un vrai Gaulois des temps passés , fort , crâne et résolu . Brigard continuait : — Il est incontestable , -- c' était sa formule , car tout ce qu' il disait était incontestable pour lui , par cela seul qu' il le disait , -- il est incontestable que , dans le désarroi où l' humanité se débat , il importe d' établir le dogme de la conscience , ayant pour unique sanction le devoir accompli et la satisfaction intérieure ... — Le devoir accompli envers qui ? interrompit Saniel se détachant du mur pour faire un pas en avant . — Envers soi -même . — Alors commencez par établir quels sont nos devoirs , et pour cela codifiez ce qui est bien et ce qui est mal . — C' est facile , dit une voix . — Facile si vous admettez un respect en quelque sorte inné de la vie humaine , de la propriété et de la famille . Mais vous reconnaîtrez que tous les hommes n' ont pas ce respect . Combien ne croient pas que c' est une faute de prendre la femme de leur ami , un crime de s' approprier une chose dont ils ont besoin , de supprimer un ennemi ! Alors où sont les devoirs de ceux qui raisonnent et sentent ainsi ? Que vaut leur satisfaction intérieure ? C' est pourquoi je n' admets pas que la conscience soit un instrument de précision propre à qualifier ou à peser nos actions . Il s' éleva quelques exclamations que Brigard réprima . — À quelle règle obéira l' humanité , je vous prie ? demanda-t-il . — À celle de la force , qui est le dernier mot de la philosophie de la vie ... — ... Ce qui conduit à une extermination progressive et savante . Est -ce là ce que vous voulez ? — Pourquoi non ? Je ne recule pas devant une extermination qui allège l' humanité des non-valeurs qu' elle traîne sans pouvoir avancer et se dégager , succombant à la peine . N' y a-t-il pas tout profit pour elle à se débarrasser de ces non-valeurs qui obstruent son chemin ? — Au moins l' idée est bizarre chez un médecin , interrompit Crozat , puisqu'elle supprime les hôpitaux . — Mais pas du tout : je les conserve pour l' étude des monstres . — En mettant la société sur ce pied d' antagonisme aigu , dit Brigard , vous supprimez la société même , qui repose sur la réciprocité , sur la solidarité , et vous créez ainsi pour vos forts un état de méfiance qui les paralyse . Carthage et Venise ont pratiqué cette sélection par la force , et elles se sont effondrées . -- Vous parlez de force , mon cher Saniel , interrompit une voix ; où prenez -vous ça , la force des choses , le fatum ; il n' y a pas d' initiative , pas de volonté ; ce sont les événements qui veulent pour nous , le climat , le tempérament , le milieu . — Donc , répliqua Saniel , il n' y a pas de responsabilité , et cet instrument , la conscience , qui devrait tout peser , ne sert à rien . Sans compter que les conséquences des événements , que le succès ou la défaite viennent encore le fausser , car tel acte que vous avez cru condamnable en l' accomplissant peut servir à l' espèce , tandis que tel autre que vous avez cru bienfaisant peut nuire ; d' où il résulte qu' on ne devrait juger que les intentions et qu' il n' y a que Dieu qui peut sonder les cœurs . Il se mit à rire : — Le voulez -vous ? Est -ce là votre conclusion ? Un garçon de l' hôtel entra portant des cruchons de bière sur un plateau , et la discussion fut forcément interrompue , tout le monde entourant la table où Crozat emplissait les chopes . Alors des conversations particulières s' établirent , ceux qui avaient été en vacances racontant ce qu' ils avaient fait à ceux qui étaient restés à Paris . Saniel était venu serrer la main de Brigard , qui l' avait accueilli assez froidement ; puis il s' était rapproché de Glady avec l' intention manifeste de chercher à l' accaparer ; mais celui -ci avait annoncé qu' il était obligé de partir , et Saniel alors avait dit qu' il ne pouvait pas rester non plus et qu' il n' était entré qu' en passant . Quand ils furent tous deux sortis , Brigard , s' adressant à Crozat et à Nougarède , en ce moment près de lui , déclara que Saniel l' inquiétait : — C' est un garçon qui se croit plus fort que la vie , dit-il , parce qu' il est solide et intelligent ; qu' il prenne garde qu' elle ne l' écrase ! Quand Saniel et Glady se trouvèrent sur le trottoir de la rue de Vaugirard , la pluie qui tombait depuis le matin , fouettée par des rafales de l' ouest , venait de s' arrêter , et l' asphalte brillait propre et luisant comme un miroir . — Il fait bon marcher , dit Saniel . — La pluie va reprendre , répondit Glady en regardant le ciel tout chargé de gros nuages noirs qui passaient sur la face de la lune , balayés par le vent . — Je ne crois pas . Il était évident que Glady ne demandait qu' à prendre une voiture ; mais , comme il n' en passait pas en ce moment , il fallut bien qu' il marchât à côté de Saniel . — Savez -vous , dit-il , que vous avez blessé Brigard ? — Sincèrement , je le regrette ; mais la salle de notre ami Crozat n' est pas encore tout à fait une église , et je n' imaginais pas que la discussion y fût défendue . — Nier n' est pas discuter . — Vous me dites cela comme si vous étiez fâché contre moi . — N' allez pas le croire ; je suis fâché que vous ayez blessé Brigard , cela et rien de plus ! — C' est déjà trop , car j' ai pour vous une sincère estime et , si vous me permettez de le dire , une réelle amitié . Mais Glady ne paraissait pas désirer que la conversation prit cette tournure . — Je crois que voici une voiture vide , dit-il en apercevant un fiacre qui venait sur eux . — Non , répondit Saniel , je vois la lueur d' un cigare derrière la vitre . Glady eut un geste d' impatience auquel il ne s' abandonna pas , mais que Saniel , qui l' observait , devait d' autant mieux remarquer qu' il le guettait . Riche et fréquentant les besogneux , Glady vivait dans la crainte des emprunteurs . Il suffisait qu' on parût vouloir l' entretenir en particulier pour qu' il crût aussitôt qu' on allait lui demander cinquante louis ou vingt francs , si bien que tout ami ou tout camarade était un ennemi contre qui il devait défendre sa bourse . Dans une réunion , s' il sentait que des regards le cherchaient , aussitôt il entrait en défiance . Dans la rue , si l' on se dirigeait vers lui , tout de suite il se mettait sur ses gardes . On lui souriait : il avait peur , et plus grande peur encore quand on lui tendait la main , ne sachant jamais si c' était pour serrer la sienne ou pour qu' il mît quelque chose dedans . Et , pour n' y rien mettre , il était aux aguets comme si on allait lui sauter dessus , l' œil ouvert , l' oreille tendue , les deux mains sur ses poches . De là , son attitude avec Saniel , en qui il flairait une demande d' argent , et sa tentative pour y échapper en prenant une voiture . Le guignon voulait qu' il n' en trouvât point , il tâcha de se défendre autrement : — Ne soyez pas surpris , dit-il avec volubilité , en homme qui parle pour qu' on ne puisse pas placer un mot , que j' aie été peiné de voir Brigard prendre à cœur une sortie qui , évidemment , n' était pas dirigée contre lui . — Ni contre lui , ni contre ses idées . — Je le reconnais ; vous n' avez pas à vous défendre ; mais j' ai tant d' amitié , tant d' estime , tant de respect pour Brigard que tout ce qui le touche retentit en moi . Et comment en serait-il autrement , quand on sait ce qu' il vaut et quel homme il est ? N' est-elle pas admirable , cette vie de médiocrité qu' il s' est faite volontairement , pour assurer sa liberté ? Quel plus bel exemple ! — Tout le monde ne peut pas le suivre . — Vous croyez qu' on ne peut pas se contenter de dix francs par jour . — Je veux dire que tout le monde n' a pas la chance de gagner dix francs par jour . Les craintes vagues de Glady , qui ne reposaient que sur un pressentiment , se précisèrent par ce mot . Après avoir descendu la rue Férou , ils étaient arrivés à la place Saint-Sulpice . — Je pense que je vais enfin trouver une voiture , dit-il précipitamment . Mais cette espérance ne se réalisa pas : il n' y avait pas une seule voiture à la station ; du coup , l' impatience s' accentua ; il était pris et forcé de subir l' assaut de Saniel sans pouvoir se dérober . Ce fut ce que Saniel formula : — Vous voilà obligé de faire route avec moi , et , franchement , je m' en réjouis , car j' ai à vous entretenir d' une affaire ... sérieuse ... dont dépend mon avenir . — Nous sommes bien mal ici pour causer sérieusement . — Je ne trouve pas . — Nous pourrions prendre un rendez -vous . — À quoi bon , puisque le hasard nous le donne ? Il fallait se résigner et mettre au moins , en attendant , de la bonne grâce dans les formes . — Je suis tout à vous , dit-il , d' un ton gracieux qui contrastait avec ses premières résistances . Saniel , si pressant quelques instants auparavant , resta un moment silencieux , marchant à côté de Glady , qui regardait le bitume brillant ; enfin , il se décida : — Je vous ai dit que de l' affaire dont je désirais vous entretenir dépendait mon avenir ; la voici en un mot : si je ne trouve pas à me procurer 3000 francs avant deux jours , je suis obligé de quitter Paris , de renoncer à mes études , à mes travaux en train , pour aller m' enfouir dans mon pays natal et devenir médecin de campagne . Glady ne broncha pas ; car , s' il n' avait pas prévu le chiffre , il attendait la demande : il continua de regarder le bout de ses pieds . — Vous savez , continua Saniel , que je suis fils de paysans : mon père était maréchal , tout petit maréchal dans un pauvre village de l' Auvergne . À l' école je fis preuve d' une certaine aptitude pour le travail que mes camarades n' avaient pas au même degré . Notre curé me prit en affection et voulut m' apprendre ce qu' il savait , ce qui ne fut pas bien long . Alors il me fit entrer au petit séminaire . Mais je n' avais pas la docilité d' esprit et la soumission de caractère qu' il faut pour cette éducation , et après quelques années de tiraillements , si on ne me renvoya pas , on me fit comprendre qu' on serait bien aise de me voir partir . J' entrai alors comme maître d' étude dans une petite pension , sans appointements , bien entendu , pour la nourriture et le logement . Je passai de bons examens , et je préparais ma licence quand , à la suite d' une discussion , je quittai cette pension . J' avais gagné quelque argent à donner des leçons particulières et je me trouvais à la tête d' environ quatre-vingts francs . Je partis pour Paris , où j' arrivai , un matin de juin , à cinq heures , sans y connaître personne . J' avais une petite caisse , avec quelques chemises dedans , qui m' obligeait à prendre une voiture . Je dis au cocher de me conduire à un hôtel du quartier Latin . « Quel hôtel ? dit le cocher . -- Cela m' est égal . -- Voulez -vous l' hôtel Racine ? -- Va pour l' hôtel Racine : le nom me plaît . » Nous roulions depuis assez longtemps quand le cocher arrêta son cheval et voulut revenir en arrière . « Qu' est -ce qu' il y a ? -- J' ai dépassé l' hôtel Racine . -- Continuez . Je ne tiens pas plus à l' hôtel Racine qu' à un autre . -- Voulez -vous l' hôtel du Sénat ? -- Le nom me va mieux encore ; c' est peut-être un présage . » Il me conduisit à l' hôtel du Sénat , où avec ce qui me restait de mes quatre-vingts francs , je payai un mois d' avance . J' y suis resté huit ans . — C' est drôle . — Que faire ? Je connaissais le latin et le grec aussi bien qu' homme en France , mais pour le reste j' étais ignorant comme un cuistre . Le matin même , je cherchai à tirer parti de ce que je savais , et m' en allai chez un éditeur de livres classiques dont j' avais entendu parler par mon professeur de littérature grecque . Après m' avoir interrogé , il me donna à préparer un Pindare avec des notes en latin et m' avança trente francs qui me firent vivre un mois . Ce qui m' avait amené à Paris , c' était l' envie de travailler , mais sans que je me fusse dit à l' avance à quoi je travaillerais ; j' allai partout où des cours étaient ouverts : à la Sorbonne , au Collège de France , à l' École de droit , à l' École de médecine , et ce ne fut qu' après un mois que je me décidai : les subtilités du droit m' avaient déplu ; au contraire , l' enseignement de la médecine reposant sur l' observation des faits m' attirait : je serais médecin . — Tout à fait un mariage de raison , allez . — Non , un mariage d' amour ; car la raison , si je l' avais consultée , m' aurait dit qu' épouser la médecine quand on n' a rien , ni famille pour vous soutenir , ni relations pour vous pousser , c' est se condamner à une vie d' épreuves , de luttes et de misère , dans laquelle les mieux trempés laissent lambeau après lambeau la santé physique aussi bien que la santé morale , leur force comme leur dignité . Mon temps d' études fut heureux ; je travaillais ; et avec quelques leçons de latin que je donnais j' avais de quoi manger . Quand je touchai comme interne six cents francs , huit cents francs , neuf cents francs , je crus que c' était la fortune , et je serais resté interne toute la vie si j' avais pu . Reçu docteur , je dus quitter l' hôpital . Riche de quelques milliers de francs , j' aurais suivi rigoureusement la voie que mon ambition avait rêvée , celle des concours . Mais je n' avais pas un sou pour attendre . En soignant la maîtresse d' un de mes camarades , j' avais connu un tapissier qui me proposa de meubler un appartement que je payerais plus tard ... — Comme pour une cocotte . — Justement . Je me laissai tenter . N' oubliez pas que j' avais passé huit ans à l' hôtel du Sénat et que je ne savais rien de la vie parisienne ; chez moi ! dans mes meubles ! un domestique dans mon antichambre , j' allais être quelqu'un . Mon tapissier aurait pu m' installer dans son quartier qu' il m' aurait peut-être trouvé des malades dans la clientèle de la haute noce ; mais il n' en eut pas l' idée , jugeant sans doute qu' avec ma tournure lourdaude je n' étais pas fait pour réussir dans ce monde -là : arrivé , c' est une originalité d' être paysan , on vous trouve fort ; en route , c' est une honte . Ce fut rue Louis-le-Grand , dans une maison d' aspect grave , qu' il me choisit l' appartement qu' il meubla : un salon magistral avec six fauteuils et deux canapés Louis XIV de grand style , un cabinet austère et confortable à la fois , rien dans la salle à manger , un petit lit en fer et une chaise de paille dans la chambre . Me voilà donc prêt à descendre dans la lutte avec dix mille francs de dettes derrière moi , les intérêts , les très gros intérêts de cette somme , un loyer de deux mille quatre cents francs , pas un sou en poche , pas une relation ... — C' était de la bravoure . -- Je ne savais pas que dans Paris tout se fait par relations , et j' imaginais que des bras solides suffisent à un homme intelligent pour s' ouvrir une trouée . L' expérience allait m' instruire . Quand un nouveau médecin arrive quelque part , ce n' est généralement pas avec sympathie que ses confrères l' accueillent : « Que veut cet intrus ? n' étions-nous pas déjà assez nombreux ! » On le surveille , et , au premier malade qu' il perd , on tire parti de son ignorance ou de son imprudence , de façon à lui rendre la place difficile . Chez les pharmaciens de mon quartier , auxquels je devais aussi une visite , la réception ne fut pas plus chaude ; on me fit sentir la distance qui sépare un honorable commerçant d' un crève-la-faim , et je dus comprendre qu' on ne me protégerait que si j' ordonnais les spécialités qu' on exploitait , le fer de celui -ci , le goudron de celui -là . En commençant , je n' eus donc pour clients que les gens du quartier , dont le principe était de ne pas payer leur médecin , attendant l' arrivée d' un nouveau pour quitter l' ancien , -- et l' espèce en est nombreuse partout . Le hasard avait voulu que mon concierge fût Auvergnat comme moi , et il considéra que c' était un devoir pour lui de me faire soigner gratis tous nos pays , qu' il racola dans le quartier et partout , de sorte que j' eus la satisfaction patriotique de voir tous les charbonniers de l' Auvergne se carrer dans mes beaux fauteuils . À la fin , en restant religieusement chez moi les dimanches d' été , pendant que mes confrères étaient aux champs ; en me levant vivement la nuit toutes les fois que ma sonnette tintait , je finis par accrocher quelques clients moins fantaisistes . J' obtins un prix à l' Académie . En même temps je faisais , au rabais , des cours d' anatomie dans les pensions de la banlieue ; je donnais des leçons , j' entreprenais tous les travaux anonymes de librairie et de journalisme que je pouvais me procurer . Je dormais cinq heures par jour , et en quatre ans j' arrivais à diminuer ma dette de sept mille francs . Mon tapissier aurait voulu être payé : j' en serais venu à bout , mais telle n' était pas son intention : ce qu' il veut , c' est reprendre ses meubles , qui ne sont pas usés , et garder ce qu' il a reçu . Si je ne paye pas ces trois mille francs d' ici quelques jours , je suis dans la rue . À la vérité , j' ai à toucher un millier de francs , mais les clients qui me doivent ne sont pas à Paris ou ne payeront qu' en janvier . Voilà ma situation : désespérée , car je n' ai personne à qui m' adresser ; ceux à qui j' ai fait appel ne m' ont pas écouté ; je vous ai dit que je n' avais pas de relations , je n' ai pas non plus d' amis ... peut-être parce que je ne suis pas aimable . C' est alors que j' ai pensé à vous . Vous me connaissez . Vous savez qu' on croit que j' ai de l' avenir : avant trois mois , je serai médecin des hôpitaux ; mes concurrents admettent que je ne raterai pas l' agrégation ; j' ai en train des expériences qui me feront peut-être un nom ; voulez -vous me tendre la main ? Glady la lui tendit . — Je vous remercie de vous être adressé à moi , c' est une preuve de confiance qui me touche , -- il serra chaleureusement la main qu' il avait prise ; -- je vois que vous avez deviné les sentiments d' estime que vous m' inspirez . Saniel respira . — Malheureusement , continua Glady , je ne pourrais faire ce que vous désirez qu' en me mettant en contradiction avec ma ligne de conduite . En entrant dans la vie , j' ai obligé tous ceux qui s' adressaient à moi , et , quand je n' ai pas perdu mes amis , j' ai perdu mon argent . Je me suis donc juré de refuser tout prêt . C' est un serment auquel je ne puis manquer . Que diraient mes vieux amis s' ils apprenaient que j' ai fait pour un jeune ce que je leur ai refusé ? — Qui le saurait ? — Ma conscience . Ils arrivaient sur le quai Voltaire , où stationnaient des fiacres . — Voici enfin des voitures , dit Glady , pardonnez -moi de vous quitter , je suis pressé . Glady était monté si vivement en voiture , que Saniel restait sur le trottoir , interloqué ; ce fut seulement quand la portière se referma qu' il comprit : — Sa conscience ! murmura-t-il ; les voilà donc ! Tartufes ! Après un moment d' hésitation , il continua son chemin et prit le pont des Saints-Pères ; mais il marchait à pas hésitants , en homme qui ne sait où il va . Bientôt il s' arrêta et , appuyant ses deux bras sur le parapet , il regarda la Seine couler rapide , sombre , avec de petites vagues qui se frangeaient d' écume blanche à la circonférence des remous . La pluie ne tombait plus , mais le vent soufflait toujours en rafales , soulevant la rivière et balançant dans l' obscurité les feux rouges et verts des bateaux-omnibus . Des passants allaient et venaient , et plus d' un l' examinait du coin de l' œil , se demandant ce que faisait là ce grand corps et s' il n' allait pas se jeter à l' eau . Et pourquoi pas ? Quoi de mieux à faire ? C' était , en effet , ce que Saniel se disait en regardant l' eau couler : un plongeon , et il en finissait avec la lutte écrasante engagée follement depuis quatre ans et qui , à la fin , affolait son esprit . Ce n' était pas la première fois que cette idée d' en finir le tentait , et il ne l' avait écartée qu' en inventant sans cesse de nouvelles combinaisons qui , semblait-il au moment même où elles lui venaient à l' esprit , pouvaient le sauver . Pourquoi s' abandonner avant d' avoir tout essayé , tout épuisé ? Voilà comment il en était arrivé à Glady . Il le connaissait cependant et savait que sa réputation d' avarice , dont tout le monde plaisantait , reposait sur des faits certains ; mais il s' était dit que , si le propriétaire refusait obstinément tout prêt amical , qui ne devait servir qu' à payer des dettes de jeunesse , le poète pouvait très bien vouloir remplir le rôle de la Providence et sauver du naufrage , sans rien risquer , un homme d' avenir qui , plus tard , lui rendrait ce service reçu . Et c' était dans ces conditions qu' il avait risqué sa demande . Le propriétaire avait répondu ; le poète s' était tu . Maintenant , rien à attendre de personne . Celui -là était le dernier . En expliquant sa situation à Glady , il en avait plutôt atténué la misère qu' il ne l' avait exagérée . Ce n' était pas seulement à son tapissier qu' il devait , c' était aussi à son tailleur , à son bottier , au charbonnier , à son concierge , à tous ceux avec qui il était en relations . En réalité , ses créanciers ne l' avaient pas trop harcelé jusqu' à ce jour , parce qu' ils comptaient être payés , mais il n' en allait plus être de même quand ils le verraient poursuivi : eux aussi mettraient les huissiers en marche ; alors comment se défendrait-il ? Comment vivrait-il ? Il n' aurait d' autre ressource que de retourner à l' hôtel du Sénat , où ils ne le laisseraient pas tranquille , ou bien de s' en aller dans son pays natal se faire médecin de campagne . Dans l' un comme dans l' autre cas c' était le renoncement à toutes ses ambitions . Mieux ne valait-il pas la mort ? À quoi était bonne la vie si elle ne lui donnait rien de ce qu' il avait rêvé et de ce qu' il voulait ? Comme beaucoup de ceux qui sont en contact habituel avec la mort , la vie était en soi peu de chose pour lui , la sienne aussi bien que celle des autres . Avec Hamlet il disait : « Mourir ... dormir , rien de plus » , mais sans ajouter : « Mourir ... dormir , rêver peut-être » , bien certain que les morts ne rêvait pas ; et qu' y a-t-il de meilleur que de dormir pour ceux dont la route a été dure ? Il restait ainsi absorbé dans sa pensée , lorsqu' un corps , s' interposant entre lui et le bec de gaz vacillant , projeta une ombre sur sa tête qui machinalement le fit se redresser . Qui était là ? Simplement un sergent de ville qui était venu s' adosser au parapet sur lequel lui -même s' appuyait , il comprit : assurément son attitude était celle d' un homme qui va se jeter à la rivière et le sergent de ville se postait là pour l' en empêcher . — Merci ! dit-il au sergent de ville ébahi . Et il reprit sa route , marchant vite , mais entendant distinctement l' homme de police qui lui emboîtait le pas , le prenant pour un fou qu' il faut surveiller . Quand il quitta le pont des Saints-Pères pour la place du Carrousel , cette surveillance cessa , et il put revenir à ses réflexions librement , au moins aussi librement que le permettaient son trouble et son découragement : — Ce sont les faibles qui se tuent ; les forts luttent jusqu' à leur dernier souffle . Et , si bas qu' il fût , il n' en était pas encore à ce dernier souffle . Lorsqu' il s' était décidé à s' adresser à Glady , il avait hésité entre celui -ci et un usurier appelé Caffié qu' il ne connaissait pas personnellement , mais dont il avait souvent entendu parler comme d' un vrai coquin s' occupant de toute sorte d' affaires , des mauvaises de préférence aux bonnes , de successions , de mariages , d' interdictions , de chantages ; et , s' il n' avait point été à lui , c' était autant par crainte d' être refusé que par peur de se mettre dans de pareilles mains , au cas où elles voudraient bien l' accepter . Mais ces scrupules et ces craintes n' étaient plus de saison : puisque Glady lui manquait , coûte que coûte et quoi qu' il pût en advenir , il fallait bien se retourner du côté du coquin . Il savait que Caffié demeurait rue Sainte-Anne , mais il ignorait son numéro : il n' eût qu' à entrer chez un de ses clients , marchand de vin , rue Thérèse , pour le trouver en consultant le Bottin . C' était à deux pas ; et tout de suite il décida de risquer l' aventure ; l' affaire pressait . Découragé par toutes les démarches qu' il avait essayées jusqu' à ce jour , rebuté par les espoirs trahis , irrité par les rebuffades reçues , il ne s' abusait pas sur les chances de cette dernière tentative , mais enfin il devait la faire , si peu solides que fussent ces chances . C' était une vieille maison de la butte des Moulins qu' habitait Caffié et qui , autrefois , avait dû être un hôtel particulier : elle se composait de deux corps de bâtiment , l' un sur la rue , l' autre sur une cour intérieure . Une porte cochère donnait accès dans cette cour , et sous sa voûte , après un escalier , se trouvait la loge du concierge . Ce fut vainement que Saniel frappa à cette porte : fermée à clef , elle ne s' ouvrit point ; il dut attendre quelques instants et , dans son impatience nerveuse , il se mit à marcher en long et en large dans la cour . Enfin , une vieille femme cassée et voûtée parut , un rat-de-cave à la main , et s' excusa : seule , elle ne pouvait pas être partout en même temps , à garder sa loge et à allumer dans l' escalier de la propriétaire . C' était au premier étage que demeurait Caffié , dans le corps de bâtiment sur la rue . Saniel monta au premier et sonna ; un temps assez long , ou tout au moins qui parut très long à son inquiétude , s' écoula avant qu' on lui répondît ; à la fin , il entendit un pas lent et traînant sur le carreau , et la porte s' entrouvrit , mais retenue par la main et par le pied : — Qui demandez -vous ? — M . Caffié . — C' est moi . Qui êtes -vous ? — Le docteur Saniel . — Je n' ai pas appelé de médecin . — Ce n' est pas comme médecin que je me présente , c' est comme client . — Ce n' est pas l' heure de me consulter . — Puisque vous êtes chez vous . — Au fait ! Et Caffié , se décidant à ouvrir la porte , livra passage à Saniel , puis il la referma . — Entrez dans mon cabinet . Ils étaient dans une toute petite pièce encombrée de dossiers , qui n' avait pour tout mobilier qu' un vieux bureau et trois chaises ; elle communiquait directement avec le cabinet de l' homme d' affaires , plus grand , mais meublé avec la même simplicité et tout encombré de paperasses , qui dégageaient une odeur de moisissure . — Mon clerc est malade en ce moment , dit Caffié , et quand je suis seul je n' aime pas à ouvrir . Cette excuse donnée , il montra une chaise à Saniel et , s' asseyant lui -même devant son bureau , éclairé par une lampe dont il avait enlevé l' abat-jour , il dit : — Docteur , je vous écoute . Il remit l' abat-jour sur la lampe . Saniel exposa sa demande , non avec tous les développements dans lesquels il était entré pour Glady , mais succinctement : il devait trois mille francs au tapissier qui lui avait fourni son mobilier et , comme il ne pouvait payer en ce moment , il était sous le coup de poursuites imminentes . — Quel est ce tapissier ? demanda Caffié en tenant sa joue gauche dans sa main droite . — Jardine , boulevard Haussmann . — Connu . C' est son industrie de reprendre ainsi les meubles qu' il a vendus quand ils sont aux trois quarts payés , et elle l' a enrichi . Quelle somme lui avez -vous déjà versée sur ce mobilier de dix mille francs ? — Avec les acomptes et les intérêts , près de douze mille . — Et vous en redevez trois mille ? — Oui . — C' est gentil . Caffié parut plein d' admiration pour cette façon de procéder . — Quelles garanties avez -vous à offrir pour cet emprunt de trois mille francs ? — Pas d' autres que ma position présente , je l' avoue , et surtout mon avenir . Sur un signe de Caffié , il expliqua quel était cet avenir , tandis que l' homme d' affaires , sa joue dans sa main , écoutait en poussant , de temps en temps , un soupir étouffé , une sorte de plainte . — Hum ! hum ! dit Caffié quand Saniel fut arrivé au bout de son explication ; vous savez , mon cher monsieur , vous savez : Ma foi , sur l' avenir bien fou qui se fiera : Tel qui rit vendredi , dimanche pleurera . Vous en êtes à dimanche , mon cher monsieur . — Mais je ne suis ni au bout de ma vie , ni au bout de mon énergie , et je vous assure que cette énergie me rend capable de beaucoup de choses . — Je n' en doute pas ; je sais ce que peut l' énergie : dites à un Grec crevant de faim de monter au ciel , il y va : Greculus esuriens in caelum , jusseris , ibit . Mais je ne vois pas que vous soyez parti pour le ciel . Caffié eut un mauvais sourire accompagné d' une grimace : avant d' être l' usurier de la rue Sainte-Anne dont tout le monde parlait comme d' un coquin , il avait été avoué en province , juge suppléant , et si des malheurs immérités l' avaient obligé à se démettre , pour venir cacher ses désagréments à Paris , il ne perdait jamais l' occasion de montrer qu' il était , par l' éducation , au-dessus de sa situation présente : trouvant dans ce nouveau client un érudit , il était bien aise de placer quelques citations qui devaient lui valoir de la considération . — C' est peut-être parce que je ne suis pas Grec , répondit Saniel ; mais je suis Auvergnat , et les gens de mon pays ont les reins solides . Caffié secoua la tête : — Mon cher monsieur , je dois vous dire franchement que je ne crois pas l' affaire possible : je la ferais bien moi -même , parce que , par l' intelligence que je lis sur votre physionomie , la résolution qui se montre dans toute votre personne , vous m' inspirez confiance ; mais je n' ai pas de fonds à mettre dans ces sortes d' opérations ; je ne puis être , comme toujours , qu' un intermédiaire , c' est-à-dire proposer cet emprunt à un de mes clients , et je ne vois pas qui se contentera de garanties ne reposant que sur un avenir plus ou moins problématique ; il y a tant de médecins à Paris qui sont dans votre position ! Saniel se leva . — Vous partez ! s' écria Caffié . — Mais ... — Asseyez -vous donc , mon cher monsieur . Il ne faut pas ainsi jeter le manche après la cognée . Vous m' adressez une proposition , je vous montre les difficultés qu' elle rencontrera selon moi , mais je ne dis pas qu' il n' y a pas un moyen de vous tirer d' embarras ; c' est à chercher . Il n' y a que quelques minutes que je vous connais , mais il ne faut pas longtemps pour apprécier les gens comme vous , et franchement vous m' inspirez un très vif intérêt . Où voulait-il en venir ? Saniel n' était pas un naïf qui se laisse prendre au premier mot , et il n' était pas davantage un fat qui accepte bouche béante les compliments qu' on lui adresse . Pourquoi inspirait-il ainsi un intérêt subit à ce coquin , qui avait la réputation de pousser la dureté des hommes d' affaires jusqu' à la férocité . C' était à voir . En attendant il devait se tenir sur ses gardes . — Je suis très touché de votre sympathie , dit-il . — Je veux vous prouver qu' elle est réelle et qu' elle peut devenir efficace . Vous venez à moi parce que vous avez besoin de trois mille francs . Que je vous les trouve -- et je vous promets de les chercher , bien que cela me paraît difficile , très difficile -- ils assureront votre repos présent ; mais assureront -ils votre avenir , c' est-à-dire vous permettront -ils de continuer les travaux importants dont vous venez de me parler et sur lesquels votre ambition compte ? Non . Les luttes dans lesquelles vous vous débattez et vous usez , recommenceront bientôt . Et c' est de ces luttes que vous devez vous débarrasser pour vous assurer la liberté de travail qui vous est indispensable si vous voulez marcher droit et vite . Pour cela , je ne vois qu' un moyen : -- vous marier . Saniel , qui était sur ses gardes et s' attendait à quelque rouerie de la part de l' agent d' affaires , n' avait pas du tout prévu que ces témoignages d' intérêt aboutiraient à une proposition de mariage ; une exclamation de surprise lui échappa . Mais elle se perdit dans le tintement de la sonnette . Caffié se leva : — Quel ennui de n' avoir pas de clerc ! dit-il . Il mit à aller ouvrir la porte un empressement qu' il n' avait pas eu pour Saniel , et qui prouvait que , n' étant pas seul , il n' avait plus les mêmes craintes d' introduire quelqu'un chez lui . Ce fut un garçon de banque qui entra . — Vous permettez , dit Caffié , revenant dans son cabinet et s' adressant à Saniel ; c' est l' affaire d' un instant . Sous la lampe , le garçon de banque cherchait dans son portefeuille ; il en tira une traite qu' il présenta à Caffié . — Les fonds sont faits , dit celui -ci . — Avec vous , monsieur Caffié , les fonds sont toujours faits . Caffié avait tiré de la poche de son gilet une clef avec laquelle il avait ouvert la caisse en fer placée derrière son bureau , et tournant le dos à Saniel ainsi qu' au garçon de banque , il comptait des billets dont ils entendaient le flac-flac . Il se redressa bientôt et , repoussant la porte de sa caisse , il posa sous la lampe les liasses qu' il venait de compter . À son tour , le garçon les compta , et , les ayant placées dans son portefeuille , il salua . — Tirez la porte en sortant , dit Caffié qui avait déjà repris son fauteuil . — N' ayez crainte . Le garçon de banque parti , Caffié s' excusa pour cette interruption . -- Reprenons notre entretien si vous le voulez bien , mon cher monsieur . Je vous disais donc qu' il n' y avait pour vous qu' un moyen d' être tiré à jamais de vos embarras , et que ce moyen vous le trouveriez dans un bon mariage qui mettrait hic et nunc une somme raisonnable à votre disposition . — Mais ce serait folie à moi de me marier en ce moment , quand je n' ai pas de position à offrir à ma femme . — Et votre avenir , dont vous parliez tout à l' heure avec tant d' assurance , n' y avez -vous pas foi ? — Une foi absolue , aussi ferme aujourd'hui que quand je suis entré dans la lutte , mais plus éclairée . Cependant , comme les autres n' ont pas les mêmes raisons que moi pour espérer et croire ce que j' espère et crois , je trouve tout naturel qu' on doute de cet avenir : ce que vous avez fait vous -même , à l' instant , en ne le trouvant pas bon pour garantir un simple prêt de trois mille francs . — Prêt et mariage ne sont pas même chose : un prêt ne vous tire d' embarras que momentanément , en vous laissant bien des chances pour que vous soyez obligé d' en contracter successivement plusieurs autres : ce qui , vous en conviendrez , atténue singulièrement les garanties que vous pouvez offrir ; tandis qu' un mariage vous ouvre tout de suite la route que votre rêve ambitieux s' est promis de parcourir . — Je n' ai jamais pensé au mariage . — Si vous y pensiez ? — Pour cela il faudrait tout d' abord une femme . — Si je vous en proposais une , que diriez -vous ? — Mais ... — Vous êtes surpris , n' est -ce pas ? — Je l' avoue . — Mon cher monsieur , je suis l' ami de mes clients et pour plusieurs , -- j' ose le dire , -- un père . C' est ainsi qu' ayant beaucoup d' affection pour une jeune dame -- et la fille d' une de mes amies , j' ai pensé , en vous voyant et en vous écoutant , que l' une ou l' autre pourrait être la femme qu' il vous faut ; toutes deux ont de la fortune ; elles sont intelligentes et elles possèdent des avantages physiques qu' un homme , un bel homme comme vous , est en droit d' exiger . Au reste , j' ai précisément leurs photographies , et vous pouvez voir vous -mêmes ce qu' elles sont . Il ouvrit un tiroir de son bureau et en tira un paquet de photographies dans lesquelles il se mit à chercher . Saniel , qui le suivait des yeux , remarqua que toutes ces photographies étaient des portraits de femmes ; enfin il fit son choix et présenta deux cartes à Saniel . L' une représentait une femme de trente-huit à quarante ans , de forte corpulence , d' apparence robuste , toute couverte d' une quincaillerie d' horribles bijoux dont elle s' était parée pour se faire portraiturer ; l' autre , une jeune personne d' une vingtaine d' années , assez jolie , habillée simplement , élégamment , et dont la physionomie distinguée et discrète contrastait avec celle du premier portrait . Pendant que Saniel regardait ces portraits , Caffié l' examinait , cherchant à deviner l' effet que produisaient ses deux sujets . — Maintenant que vous les avez vues , dit-il , parlons -en un peu . Si vous me connaissiez mieux , mon cher monsieur , vous sauriez que je suis la franchise même et qu' en affaires j' ai pour principe de tout dire : le bon et le mauvais , de façon que mes clients aient seuls la responsabilité de la décision qu' ils prennent . En réalité il n' y a rien de mauvais sur ces deux personnes , car s' il y en avait , je ne vous les proposerais pas ; mais enfin il y a des côtés que ma délicatesse m' oblige à vous signaler , ce que je fais sans inquiétude , bien certain qu' un homme comme vous n' est pas l' esclave d' étroits préjugés . Il fit une grimace douloureuse et , de nouveau , se prit la mâchoire à deux mains . — Vous souffrez ? demanda Saniel . — Oui , des dents , cruellement , pardonnez -moi de le laisser paraître ; je sais par moi -même que rien n' est plus agaçant que le spectacle de la douleur d' autrui . — Pas pour les médecins , en tout cas . — Enfin , laissons cela et revenons à mes clientes . Celle -ci , -- il présenta le portrait de la femme aux bijoux , -- est , comme vous l' avez deviné , une veuve , une très aimable veuve . Peut-être a-t-elle quelques années de plus que vous , mais ce n' est pas là , me semble-t-il , un grief sérieux que vous puissiez soulever , votre expérience de la vie vous ayant assurément appris que l' homme qui veut être aimé , tendrement aimé , choyé , caressé , gâté , doit prendre une femme plus âgée que lui , qui le traitera en mari et en fils . Son premier mari était un commerçant habile qui , s' il eût vécu , eût fait une belle fortune dans la boucherie , -- cela fut mâché plutôt que nettement prononcé , -- mais qui , bien que mort au moment où ses affaires se développaient , a laissé vingt belles mille livres de rente à sa femme . Comme je dis le bon , je dois dire aussi le regrettable . Entraîné par les fréquentations que nécessitait son commerce , cet homme très intelligent avait pris des habitudes d' intempérance fâcheuses que , du dehors , il avait apportées dans son intérieur et qu' il avait en quelque sorte imposées à sa femme . J' ai tout lieu de croire qu' elle s' en est corrigée ; mais , s' il en était autrement , vous pourriez facilement , vous médecin , l' en guérir ... — Vous croyez ? — Sans doute . Cependant , comme le contraire est possible , vous n' auriez alors qu' à l' abandonner à son vice qui l' emporterait dans un assez bref délai , et , comme le contrat serait réglé par moi en vue de cette éventualité , vous vous trouveriez investi de la fortune et débarrassé de la femme . — Si nous passions à l' autre ? dit Saniel , qui avait écouté sans interrompre ce curieux exposé de situation que Caffié faisait avec la plus parfaite bonhomie ; si graves que fussent les circonstances , il ne pouvait pas ne pas s' amuser de cette diplomatie cousue de fil blanc . — J' attendais votre demande , répondit l' homme d' affaires avec un sourire grimaçant , et , si je vous ai parlé de cette aimable veuve , c' est plutôt par acquit de conscience que dans l' espoir de réussir : quelque dégagé de préjugés qu' on soit , on en garde toujours quelques-uns . Je comprends les vôtres , et je dirai plus , je les partage . Heureusement celle dont j' ai à vous entretenir maintenant ne donne pas prise à des griefs de ce genre . Prenez sa photographie , mon cher monsieur , et regardez -la pendant que je parle . Physionomie charmante , n' est-il pas vrai ? Éducation supérieure , faite dans un couvent à la mode . En un mot , une perle dont vous vous parerez . Maintenant , je vais aller à la paille , car il y en a une . Qui n' en a pas ? Fille de comédienne , d' une de nos plus gracieuses comédiennes de genre . À sa sortie du couvent , la jeune fille a vécu chez sa mère . C' est là , dans ce milieu ... hem ! hem ! je dirai capiteux , si vous voulez bien ... qu' il lui est arrivé un accident . Bref , un enfant , un délicieux petit garçon , que le père aurait sûrement reconnu , tant il estimait la mère , si lui -même n' avait été marié . Au moins a-t-il assuré son sort par une donation de 200 000 francs , de sorte que celui qui épousera la mère et légitimera l' enfant par mariage subséquent aura la jouissance légale de ces deux cent mille francs jusqu' à la majorité du gamin ... si celui -ci y arrive : ces petits êtres sont si fragiles ! vous , médecin , vous le savez mieux que personne . Dans le cas d' un malheur , le père hériterait de son fils pour moitié ; et , s' il est cruel pour un vrai père d' hériter de son vrai fils , la situation change du tout au tout quand c' est d' un étranger qu' on reçoit une fortune . Voilà l' affaire , mon cher monsieur , nette et franche , et je ne vous fais pas l' injure de supposer que vous n' en voyez pas les avantages sans qu' il soit besoin d' insister . Si je ne me suis pas plus clairement expliqué ... — Mais rien n' est plus clair . — ... La faute en est à cette fluxion qui me paralyse . Il se prit la mâchoire en geignant . — Vous avez une dent qui vous fait souffrir ? demanda Saniel sur le ton d' un médecin qui interroge un malade . — Toutes les dents me font souffrir . À vrai dire , elles m' abandonnent . — Vous avez consulté un médecin ? — Ni médecin , ni dentiste . Certainement je crois à la médecine ; mais ; quand je me suis adressé à des médecins , ce qui ne m' est arrivé que rarement , j' ai remarqué qu' ils pensaient à leurs propres affaires beaucoup plus qu' à ce que je leur disais , et cela m' a éloigné d' eux ; moi , mon cher monsieur , quand un client me consulte , je me mets à sa place et j' entre dans sa peau . Pendant qu' il parlait , Saniel l' examinait , ce qu' il n' avait pas fait jusqu' à ce moment , et il constatait en lui des signes d' un amaigrissement rapide tout à fait caractéristiques ; il flottait dans ses vêtements , faits pour un homme moitié plus gros qu' il ne l' était maintenant ; son visage était rouge et luisant comme s' il eût été recouvert d' une couche de sucre de cerise . — Voulez -vous me montrer vos dents ? demanda Saniel ; il serait peut-être possible de soulager vos douleurs . — Vous croyez ... Son examen ne fut pas long . — Vous avez la bouche sèche bien souvent , n' est -ce pas ? demanda-t-il . — Oui . — Votre soif est vive ? — Vraiment gênante . — Dormez -vous bien ? — Non . — Vous avez des troubles dans la vue ? — Oui . — Ne vous êtes -vous pas aperçu que vous mettiez des taches poisseuses à votre linge ? — Sans doute ; mais je n' y ai pas attaché d' importance . — Mangez -vous bien ? — Je dévore ; et , plus je mange , plus je maigris ; je tourne au squelette . — Je vois que vous gardez à la nuque des cicatrices de furoncles . — Ils m' ont fait assez souffrir , les coquins ; mais ils sont partis comme ils étaient venus . Dame ! on n' est plus jeune à soixante et onze ans , on a ses petits ennuis ; car ce ne sont que des ennuis , n' est -ce pas ? — Assurément ; avec quelques précautions et un régime que je vous indiquerai , si vous le voulez bien , vous vous en débarrasserez facilement . Je vais toujours vous faire une ordonnance pour calmer vos douleurs de dents . — Nous reparlerons du reste , car nous allons avoir occasion de nous revoir si , comme je le présume , vous appréciez les avantages de la proposition que je vous ai faite . — Je voudrais y réfléchir . — Rien de plus juste ; d' ailleurs il n' y a pas urgence . — Où il y a urgence , c' est avec moi ; car , si je ne paye pas Jardine , je me trouve dans la rue , ce qui n' est pas une position à offrir à une femme . — Dans la rue , dans la rue ! Les choses n' iront pas aussi vite que cela . Où en sont les poursuites ? — Elles vont commencer ; Jardine m' en a menacé . — Elles vont commencer ; elles ne sont pas commencées . Si , comme je le présume , il procède par une saisie-revendication , nous aurons du temps avant le jugement . Devez -vous quelque chose à votre propriétaire ? — Le terme échoit le 15. — Ne le payez pas . — Cela est facile ; il n' y a même que cela qui me soit facile . — C' est un obstacle dans les jambes de votre Jardine et qui peut l' arrêter un moment . Nous pourrons ainsi manœuvrer plus aisément . L' essentiel est de m' avertir aussitôt que le feu commencera . Au revoir donc , cher monsieur . Bien que Saniel n' eût aucune expérience des affaires , il n' était pas assez naïf pour ne pas comprendre que Caffié , en lui refusant ce prêt , voulait le tenir dans une dépendance étroite . — Le calcul est simple , se dit-il , en descendant l' escalier ; il se charge de ma défense et la conduit de telle sorte qu' un beau jour , qui n' est pas loin , je ne peux me sauver qu' en tendant la main à la jeune fille charmante . Quel gredin ! Cependant , telle était la situation , qu' il devait se trouver heureux d' obtenir le concours de ce gredin : au moins , c' était du temps gagné , et Jardine , en voyant qu' il n' avait plus devant lui un mouton disposé à se laisser égorger , accepterait peut-être un arrangement raisonnable ; le tout était de manœuvrer de façon que Caffié n' empêchât pas cet arrangement . Par malheur , il se sentait peu propre à cette manœuvre , ayant toujours été droit devant lui , l' œil fixé sur son but , ne pensant qu' au travail qui le lui ferait atteindre ; -- et voilà que maintenant il fallait qu' il s' improvisât diplomate ; en se pliant à des finesses , à des roueries qui n' étaient pas du tout dans sa nature brutale : il avait commencé en ne disant pas tout de suite à Caffié ce qu' il pensait de ses propositions ; mais il est plus difficile d' agir que de se contenir , de parler que de se taire . Que dirait-il , que ferait-il , quand le moment de l' action serait venu ? Il arriva chez lui sans avoir rien trouvé , et , comme il passait devant la loge du concierge , absorbé dans sa préoccupation , il entendit qu' on l' appelait : — Monchieur le docteur , voulez -vous bien entrer un moment , je vous prie ? Il pensa que c' était quelque consultation qu' on voulait lui demander , un pays qui attendait son retour comme cela se produisait si souvent , et , bien qu' il ne fût pas en disposition d' écouter patiemment des bavardages imbéciles , il revint sur ses pas et entra dans la loge . — C' est cha qu' on a apporté , dit le concierge en lui tendant une feuille de papier timbré couverte d' une écriture courue . Cha , c' était le commencement du feu dont Caffié avait parlé . Sans la lire jusqu' au bout Saniel la mit dans sa poche et se prépara à sortir ; mais le concierge le retint . — Je voudrais dire deux mots à monchieur le docteur relativement à ce papier . — Vous l' avez lu ? — Pour cha non , mais j' ai causé avec le clerc d' huissier qui me l' a remis « parlant à ma perchonne » et il m' a expliqué la situation . C' est -y malheureux , monchieur le docteur ! Il ne manquait plus à Saniel que d' être plaint par son concierge . — Elle n' est pas ce qu' on vous a dit , répliqua-t-il avec hauteur . — Allons , tant mieux ! j' en suis bien content , pour vous et pour moi . Vous pourrez me payer ma petite note . — Vous me la donnerez . — Je vous l' ai déjà donnée deux fois , mais je l' ai refaite ; la voilà . La réclamation d' un créancier paralysait Saniel ou bien il restait bouche béante , étouffé par l' humiliation , ou bien il ne trouvait à répondre que des maladresses . Prenant la note que le concierge lui tendait , il la mit dans sa poche en balbutiant quelques mots . -- Voyez -vous , monchieur le docteur , faut que je vous dise ce que j' ai sur le cœur depuis longtemps . Vous êtes mon pays et je vous estime trop pour ne pas parler . En prenant votre appartement , en vous engageant avec votre tapissier , vous avez fait plus que force : vous vous épuisez ; quittez cet appartement , prenez celui d' en face qui coûte moitié moins , et ça ira . Vous ne serez pas forcé d' abandonner le quartier . Qu' est -ce que deviendraient les pays si vous nous quittiez ? Vous êtes un bon médecin , tout le monde le reconnaît et le dit , les pays s' entend . Maintenant , pour ma petite note , il est convenu que je passerai le premier , n' est -ce pas , comme de juste ? — Aussitôt que j' aurai de l' argent , je vous payerai . — C' est dit ? — Je vous le promets . — Je vous remercie bien . Si ça pouvait être demain , cha ferait mon affaire ; je ne suis pas riche , vous savez , et pourtant j' ai toujours payé le gaz de vos expériences . Son papier timbré dans sa poche , Saniel retourna chez Caffié qu' il rencontra sous sa porte cochère , où il lui remit l' exploit de l' huissier . — Je verrai ça ce soir , dit l' homme d' affaires ; pour le moment , je vais dîner . Mais soyez tranquille , je ferai dès demain matin le nécessaire . Bonsoir ; je meurs de faim . Si Saniel ne mourait pas de faim , il eût cependant , lui aussi , dîné volontiers , mais trois jours auparavant il s' était saigné à blanc pour adoucir son tapissier par un acompte aussi fort qu' il avait pu le faire , ne gardant que cinq francs pour lui , et ce n' était pas avec les quelques sous qui lui restaient qu' il pouvait entrer dans un restaurant ni même dans une gargote , si misérable qu' elle fût . Il n' avait qu' à acheter un pain dont il souperait en travaillant comme cela lui était si souvent arrivé . Mais en rentrant , il ne put pas , comme il le voulait , se mettre à l' article qu' il devait écrire et livrer le soir même . Parmi les besognes dont il s' était chargé , il y en avait une , et non la moins fastidieuse , qui consistait à donner , par correspondance , des consultations aux abonnés d' un journal de modes ou , plus justement , à recommander , en empruntant la forme de conseils médicaux , tous les cosmétiques , -- pâtes épilatoires , élixirs , eaux aromatiques , teintures , essences , huiles , vinaigres , laits , crèmes , savons , opiats , pommades , glycérines , vaselines , sachets , pastilles , dentifrices , fards ; et aussi toutes les spécialités pharmaceutiques -- vins fortifiants , pilules régénératrices , pâtes pectorales , goudrons , fers , sirops , purgatifs , auxquels leurs inventeurs voulaient donner une autorité que le public , qui se croit malin , refuse à l' annonce toute simple de la dernière page . Avec l' ambition qui était sienne et la carrière qu' il voulait suivre , il n' aurait jamais consenti à faire sous son nom cette correspondance ; aussi pour ce travail n' était-il que le secrétaire d' un de ses confrères qui , simple médecin de quartier , n' avait pas les mêmes ménagements à garder et signait bravement ces consultations , trouvant que les clients comme l' argent étaient toujours bons à prendre , d' où qu' ils vinssent . Pour sa peine , Saniel remplaçait ce confrère les dimanches d' été , et de temps en temps recevait à titre gracieux une caisse de parfumerie ou de produits pharmaceutiques , qu' il vendait au rabais quand l' occasion s' en présentait . Toutes les semaines , on lui donnait la liste des cosmétiques et des spécialités qui devaient figurer dans sa correspondance , et n' importe comment il fallait les recommander , soit en répondant aux lettres qui lui étaient réellement adressées , soit en inventant des questions lui permettant de les introduire plus ou moins à propos . Il commençait à consulter cette liste et la liasse de lettres des abonnés que le journal lui avait envoyées , quand la sonnette de la porte d' entrée tinta ; c' était peut-être un malade , le bon malade qu' il attendait vainement depuis quatre ans : il quitta son bureau pour aller ouvrir . C' était son charbonnier qui venait pour sa petite note . — Je passerai un de ces jours chez vous , dit Saniel ; ce soir , je suis pressé . — C' est que , moi aussi , je suis pressé : j' ai une échéance demain et j' ai compté sur M . le docteur . — Je n' ai pas d' argent ici . — Que M . le docteur me donne seulement un acompte . — Je vous dis que je n' ai pas d' argent ici . — Alors c' est donc vrai ce qu' on raconte que M . le docteur va être poursuivi par les huissiers , qu' on va le vendre , ou lui reprendre ses meubles . Il ne voudra pas me faire perdre mon argent ; je suis un père de famille . Saniel ne le savait que trop , qu' il était père de famille , ayant eu à soigner depuis quatre ans cette famille , composée d' une mère et de trois enfants constamment malades , sans qu' il eût jamais été question de lui payer ses visites . Tant bien que mal , après une interminable discussion , il parvint à renvoyer le charbonnier , et rentra dans son bureau pour se mettre à son article . La première lettre qu' il prit , signée : « Parfum de cyclamen » , demandait des conseils pour les dents ; il répondit : « Parfum de cyclamen . -- Abandonnez votre dentifrice , qui est dangereux et vous ferait perdre toutes vos dents avant cinq ans , adoptez celui de la pharmacie Durand , 215 , rue Richelieu , dont je vous garantis les bons effets ... « Jeune femme pâle . -- L' opération est radicale , sans danger pour la peau et pour la santé ; mais elle doit être faite par une main habile à manier l' électricité . Adressez -vous à moi , 117 , Chaussée-d'Antin , de deux à quatre heures ; j' aurai grand plaisir à vous voir . » Moi , ce n' était pas lui Saniel , mais bien son confrère , celui qui signait cette correspondance et qui , par ces amorces , pêchait ainsi quelques clients . Il allait passer à la troisième , signée : « Une affligée de vingt ans » , lorsque la sonnette retentit de nouveau . Cette fois , il n' ouvrirait pas : encore un créancier sans doute . Et il écrivit son conseil . Pourtant ? Depuis quatre ans , il attendait que la chance tirât pour lui un bon billet à la loterie de la vie : une malade riche , atteinte d' un kyste ou d' une tumeur qu' il conduisait chez un chirurgien à la mode , lequel partageait avec lui les dix ou quinze mille francs , prix de l' opération . Alors il était sauvé . Il courut à sa porte . La malade au kyste se présenta sous la forme d' un petit homme barbu , à la trogne allumée , portant par-dessus sa veste le tablier en grosse toile noire des marchands de vin . C' était en effet le marchand de vin du coin qui ayant , lui aussi , appris la vérité de l' huissier , venait toucher sa petite note pour fournitures de vin et de portions faites depuis trois mois pour les déjeuners de M . le docteur . La scène qui s' était passée avec le charbonnier recommença plus vive , plus violente , et il fallut que Saniel se fâchât , menaçât , pour mettre à la porte le marchand de vin , qui ne partit qu' en promettant de revenir le lendemain avec son huissier . Saniel reprit son article : « Une Parisienne en perspective . -- Puisque vous viendrez bientôt à Paris , je diffère mon ordonnance jusqu' à votre arrivée : toutes les explications ne valent pas un coup d' œil . Que votre première visite soit pour le 117 de la Chaussée-d'Antin : vous êtes certaine de me trouver de deux heures à quatre heures . « Entre perruche et ouistiti . -- Faites usage des sachets de toilette de la parfumerie du Magnolia , ils retarderont vos rides , que vous exagérez certainement , votre style le dit . » Sa plume courait sur le papier , lorsqu' un bruit de pas lui fit lever la tête : ou bien il avait mal fermé sa porte sur le dos du marchand de vin , ou bien c' était son domestique qui venait d' entrer avec sa clef ... Alors que voulait-il ? Ce n' était point toute la journée qu' il l' employait , mais seulement à l' heure de sa consultation , pour le ménage et pour ouvrir aux clients quand il s' en présentait . Comme il allait se lever pour voir qui marchait ainsi , on frappa à sa porte : c' était en effet son domestique , à l' air penaud et embarrassé . — Qu' est -ce qu' il y a , Joseph ? — J' ai pensé que je trouverais monsieur , et je suis venu . — Pourquoi ? Joseph hésita ; puis , prenant courage , il dit avec volubilité , en tenant ses yeux baissés : — Je viens demander à monsieur de me payer mon mois qui est échu du 15 , parce qu' il y a besoin d' argent à la maison tout de suite ; s' il n' y avait pas besoin d' argent , je ne serais pas venu . Saniel le regarda . — Vous ne savez pas qu' un huissier a laissé du papier timbré chez le concierge . — Qui est -ce qui a pu dire ça à monsieur ? — Le savez -vous ou ne le savez -vous pas ? — Eh bien , c' est vrai ; alors , comme quand les huissiers sont quelque part ils raflent tout , j' ai pensé que monsieur , qui est si juste , ne voudrait pas que je perde mon pauvre argent que j' ai eu tant de mal à gagner . Alors je suis venu , et me voilà . — Hé bien , je n' ai pas d' argent ; si j' en avais eu , j' aurais payé l' huissier . — Faut donc que je perde mes gages ? — Je vous payerai plus tard . — Quand ? — Aussitôt que je pourrai . — Est -ce que les huissiers vous laisseront faire ? Ils vont tout vendre ici . Si monsieur voulait , je le tiendrais quitte ... — Comment ? — J' emporterais la redingote que monsieur m' a fait faire il y a deux mois ; bien sûr qu' elle ne vaut pas ce qui m' est dû , mais ce serait toujours ça . — Emportez la redingote . Joseph eut vite pris sa redingote dans l' armoire de l' entrée où elle était accrochée , et il la roula dans un journal . — Pour lors monsieur ne comptera pas sur moi demain , dit-il en déposant sa clef sur un coffre ; il faut que je cherche une place . — C' est bien , je ne compterai pas sur vous . — Bonsoir , monsieur . Et Joseph fila au plus vite . Resté seul , Saniel ne se remit pas tout de suite au travail ; mais , se renversant dans son fauteuil , il promena un regard mélancolique dans son cabinet et jusque dans le salon , dont la porte était restée ouverte : à la faible lueur de sa bougie , il voyait ses grands fauteuils méthodiquement alignés de chaque côté de la cheminée , les draperies des fenêtres noyées dans l' ombre et tout ce mobilier qui , depuis quatre ans , lui avait coûté tant d' efforts . C' était de ce Louis XIV de camelote qu' il avait été si longtemps prisonnier , et par qui maintenant il allait être exécuté . La belle affaire , vraiment , intelligente et habile ! Tout cela n' avait servi qu' à de pauvres Auvergnats , sans que lui -même en jouit , n' ayant pas le goût bourgeois du bibelot , ni le besoin du bien-être . Un mouvement de colère et de révolte contre lui -même lui fit asséner un coup de poing sur son bureau : quel naïf il avait été ! De nouveau la sonnette tinta . Cette fois , il n' entendrait pas , ne comptant plus sur la cliente riche . Après un court instant , on tambourina doucement sur la porte . Alors , se levant vivement , il courut ouvrir . Une femme se jeta à son cou : — Ah ! mon chéri , que je suis contente de te trouver chez toi . Elle lui avait passé un bras autour de la taille , et , se serrant contre lui , se pelotonnant , ils étaient entrés dans le cabinet . — Que je suis donc contente , répéta-t-elle ; quelle bonne idée j' ai eue ! Et d' un brusque mouvement elle se débarrassa de la longue redingote en drap gris qui l' enveloppait jusqu' aux pieds . — Et toi , es -tu content , dit-elle en se plaçant devant lui pour le mieux regarder . — Peux -tu le demander ? — Simplement pour te l' entendre dire . — N' es -tu pas ma seule joie , la douce lumière qui m' éclaire au fond du puits où je pioche jour et nuit ! — Cher Victor ! C' était une grande et svelte jeune femme aux cheveux châtains , qui la coiffaient de boucles épaisses jusque sur les sourcils . De beaux yeux sombres , un nez court , des dents superbes et des gencives couleur de fraise lui donnaient l' air d' un joli chien ; elle en avait la gaieté , la vivacité , l' effronterie gracieuse , la caresse passionnée du regard . Habillée à la diable , en Parisienne qui n' a pas le sou , mais qui pare tout ce qu' elle porte , elle avait une désinvolture , une élégance naturelles qui charmaient : avec cela , un ton bon enfant , un rire joyeux et une expression de sensibilité répandue sur son visage frais . — Je viens dîner avec toi , dit-elle gaiement , et j' ai une faim ! ... Il laissa échapper un mouvement qu' elle saisit . — Je te gêne ? dit-elle inquiète . — Mais pas du tout . — Tu as à sortir ? — Non . — Alors pourquoi as -tu fait un mouvement qui trahissait de l' ennui ou tout au moins de l' embarras ? — Tu te trompes , ma petite Philis . — Avec un autre , je me tromperais peut-être ; mais avec toi , est -ce que c' est possible ? Tu sais bien qu' entre nous il n' est pas besoin de paroles , que je lis dans tes yeux ce que tu vas dire , sur ta physionomie ce que tu penses comme ce que tu sens . Est -ce qu' il n' en est pas toujours ainsi quand on aime ... comme je t' aime ? Il la prit dans ses bras et longuement il l' embrassa ; puis , allant à un fauteuil sur lequel en rentrant il avait jeté son pardessus , il tira d' une poche le pain qu' il avait acheté . — C' est que voilà mon dîner , dit-il en montrant son pain . — Oh ! il faut que je te gronde : le travail te fait perdre la tête . Ne peux -tu prendre le temps de manger ? Il eut un triste sourire : — Ce n' est pas le temps qui m' a manqué . Il fouilla dans sa poche et en tira trois gros sous qui lui restaient : — On ne dîne pas au restaurant avec six sous . Elle se jeta sur lui : — Oh ! chéri , pardonne -moi , s' écria-t-elle . Pauvre cher martyr , cher grand homme , c' est moi qui t' accuse , quand je devrais embrasser tes genoux . Et tu ne me grondes pas ; un triste sourire est toute ta réponse . Eh quoi , tu en es là : pas même de quoi manger ! — On mange très bien avec du pain ; que ne suis -je assuré d' en avoir toujours ! — Eh bien , aujourd'hui je veux qui tu aies mieux et plus . Ce matin , en voyant le mauvais temps , il m' est venu une idée à laquelle tu étais associé : c' est bien naturel , puisque tu ne quittes ni mon cœur ni ma pensée : j' ai dit à maman que , si la bourrasque continuait , je coucherais à la pension . Tu t' imagines avec quelle émotion j' ai écouté le vent toute la journée , en regardant la pluie tomber mêlée aux feuilles et aux branches mortes qui passaient en tourbillons . Dieu merci , le temps a été assez mauvais pour que maman me croie bien tranquille à la pension ; et me voilà à toi jusqu' à demain matin . Mais , comme nous ne pourrons pas rester à jeun jusque -là , en nous contentant de ton pain , je vais aller acheter à dîner ; nous ferons la dînette au coin du feu , ce sera bien plus amusant que d' aller au restaurant . Elle endossa vivement sa redingote . — Mets la table pendant que je fais mes achats . — J' ai mon article à finir qu' on va venir chercher à huit heures ; pense que j' ai encore à recommander trois vins toniques , cinq préparations de fer , une teinture au henné , un lait mammaire , deux lotions capillaires , un opiat , je ne sais combien de savons et de poudres de riz , et il faut que , de force ou de bonne volonté , ils entrent dans mon article . Quel métier ! — Eh bien , ne t' inquiète pas de la table ; nous la mettrons ensemble quand tu auras fini , ce qui ne sera que plus amusant . — Tu prends tout par le bon côté , toi ! — Est -ce qu' il est meilleur de le prendre par le mauvais ? À tout à l' heure ! Elle allait tirer la porte . — Ne fais pas de folies , dit-il . — Il n' y a pas de danger , répondit-elle en frappant sur sa poche . Puis , revenant à lui , elle l' embrassa passionnément : — Travaille . Et elle partit en courant . Il y avait deux ans qu' ils s' aimaient . À cette époque , Saniel allait toutes les semaines , aux environs de Paris , faire , dans une pension , un cours d' anatomie à l' usage des jeunes filles qui se préparaient aux examens de l' Hôtel de Ville , et chaque fois il se rencontrait avec une jeune femme qu' il n' avait pas pu ne pas remarquer : elle partait et revenait aux mêmes heures que lui , et donnait des leçons dans la pension rivale de celle où il professait : comme elle portait souvent sous le bras un grand carton ou quelquefois un moulage en plâtre , il avait conjecturé , sans avoir besoin pour cela d' un effort , que c' était le dessin qu' elle enseignait . Tout d' abord il n' avait pas fait attention à elle : que lui importait cette maîtresse de dessin ; il avait autre chose en tête que les femmes . Mais peu à peu , précisément parce qu' elle était discrète et réservée , il avait été frappé par la vivacité et la gaieté de sa physionomie : il y avait vraiment plaisir à regarder cette jeune femme jolie et surtout plaisante . Cependant il n' avait rien laissé voir de ce qu' il pensait d' elle : si leurs yeux se souriaient lorsqu' ils se rencontraient c' était tout ; eux , ils ne se connaissaient point . Quand ils descendaient de wagon ils ne s' en allaient point côte à côte ; quand il prenait le trottoir de gauche , il était certain d' avance qu' elle prendrait celui de droite , et réciproquement . Les choses avaient continué plusieurs mois ainsi sans que jamais un mot fût échangé entre eux : seulement par la force des choses ils avaient l' un et l' autre appris qui ils étaient : elle , professeur de dessin comme il l' avait deviné , s' appelait mademoiselle Philis Cormier ; elle était la fille d' un peintre mort depuis sept ou huit ans , qui avait eu une certaine réputation ; lui était un médecin à qui on prédisait un bel avenir , un homme très fort qu' on verrait un jour à l' œuvre ; et naturellement leur attitude l' un envers l' autre était restée la même ; il n' y avait pas là de raisons particulières pour qu' elle changeât . Le hasard avait fait naître ces raisons : un jour d' été que le temps s' était subitement mis à l' orage à l' heure où ils reprenaient ordinairement le train , Saniel , revenant au chemin de fer , avait rejoint en route mademoiselle Philis Cormier , qu' il voyait se hâter devant lui ; ils avaient encore cinq ou six cents mètres à parcourir à travers une plaine sans maisons avant d' arriver à la station , c' est-à-dire plus que le temps d' être inondés si les nuages noirs que roulait le vent se décidaient à crever : lui avait un parapluie qu' on venait de lui prêter en quittant la pension ; elle n' en avait point . Pour la première fois , il s' était décidé à lui adresser la parole : — Il semble que l' orage va nous prendre avant que nous ayons gagné la station ; vous n' avez pas de parapluie : voulez -vous me permettre de marcher près de vous ? je vous abriterai avec celui qu' on vient de me prêter . Elle avait répondu par un sourire , et ils s' étaient mis à marcher côte à côte jusqu' au moment où la pluie s' était abattue sur eux ; alors elle s' était rapprochée de lui , et ils étaient entrés dans la gare en causant gaiement : — Votre parapluie vaut mieux que la jupe de Virginie , dit-elle . — Qu' est -ce que c' est que la jupe de Virginie ? -- Vous n' avez pas lu Paul et Virginie ? — Non . Elle l' avait regardé avec un sourire un peu moqueur , se demandant ce que les gens très forts pouvaient bien lire . Non seulement Saniel n' avait pas lu le roman de Bernardin de Saint-Pierre , pas plus celui -là que d' autres d' ailleurs , mais encore il n' avait jamais aimé , les choses du cœur n' étant pas plus son fait que celles de l' imagination . Il faut du loisir pour les lectures d' agrément , et plus encore pour l' amour , comme il leur faut une liberté d' esprit et une indépendance de vie qu' il n' avait pas . Où aurait-il trouvé le temps de lire des romans ? Quand et comment se serait-il occupé d' une femme ? Celles qu' il avait eues depuis son arrivée à Paris n' avaient jamais pris sur lui la plus légère influence , et il n' avait gardé d' aucune un souvenir bien distinct . Au contraire , pensant à cette promenade sous la pluie , il avait retrouvé cette jeune fille avec une sûreté de mémoire tout à fait extraordinaire chez lui ; l' impression avait donc été bien forte qu' elle se continuait ainsi : il revoyait Philis avec son sourire qui découvrait ses dents éblouissantes , il entendait la musique de sa voix , et cette plaine monotone , qu' il avait si souvent traversée sans jamais la voir , lui apparaissait comme le plus joli paysage du monde . Évidemment un changement s' était fait en lui , quelque chose s' était éveillé dans son esprit ; pour la première fois , il s' était aperçu que l' organe conoïde creux et musculaire qu' on appelle le cœur peut servir à autre chose qu' à la circulation du sang . Quelle surprise et aussi quel désappointement ! Allait-il être assez naïf pour aimer cette jeune fille et empêtrer d' une femme sa vie déjà si difficile et si lourdement remplie . La belle affaire , en vérité , et comme la nature l' avait bâti pour jouer les amoureux ! Il est vrai que ceux -là seulement qui le veulent bien deviennent amoureux , et que , par expérience , il connaissait la force de volonté . Mais il avait bientôt fallu en rabattre de cette confiance en soi : loin de Philis , il pouvait ce qu' il voulait ; près d' elle , c' était elle qui voulait ; d' un regard elle était maître de lui ; il arrivait furieux pour l' influence qu' elle avait prise sur lui , et contre laquelle il s' était débattu depuis qu' ils ne s' étaient vus ; il la quittait ravi de sentir combien profondément il l' aimait . Pour un homme dont la raison et la logique avaient réglé la vie jusqu' à ce moment , ces contradictions étaient exaspérantes , et il ne se pardonnait de les subir qu' en se disant qu' elles ne pouvaient modifier en rien la ligne de conduite qu' il s' était tracée , ni le faire dévoyer du chemin qu' il suivait . Riche , ou simplement avec un peu de fortune , il eût pu -- quand il était près d' elle et en sa puissance -- se laisser entraîner ; mais ce n' était pas quand il crevait de faim qu' il allait faire la folie de prendre une femme ; qu' aurait-il à lui donner ? sa misère , rien que sa misère ; et la honte , à défaut d' autre raison , l' empêcherait à jamais de la lui offrir . Depuis qu' ils se connaissaient , elle avait elle -même , tout naturellement , en causant , complété les renseignements qu' il avait eus tout d' abord : elle était bien , comme on le lui avait dit , la fille d' un peintre ; son père , qui avait eu des commencements difficiles , était mort au moment où , après des années de lutte acharnée , il arrivait à la fortune ; dix années de plus de travail , et il laissait à sa famille , sinon la richesse , au moins une très belle aisance . En réalité , il ne lui avait laissé que la ruine ; l' hôtel qu' il s' était fait construire vendu , et les dettes payées , il ne leur était resté que quelques meubles . Il avait fallu travailler , ils étaient trois , une mère , un fils et une fille ; la mère , qui n' avait pas de métier , s' était mise à des travaux de lingerie ; le fils avait quitté le collège pour entrer clerc chez un homme d' affaires appelé Caffié ; la fille , qui heureusement pour elle avait appris à dessiner et à peindre sous la direction de son père , avait cherché des leçons , et , pour ajouter au peu qu' elles lui procuraient , elle dessinait des menus de dîner pour les papetiers et peignait sur soie des coffrets et des éventails : ils vivaient , et bien juste , avec une dure économie et des privations de toute sorte , encore le frère , las de la triste existence et du labeur que lui imposait son homme d' affaires , venait-il de les quitter pour aller tenter la fortune en Amérique . Si Saniel se mariait jamais , ce dont il doutait , ce ne serait pas , à coup sûr , une femme dans ces conditions qu' il épouserait . Cette réflexion le rassurant , il s' était un peu plus livré avec elle ; pourquoi ne jouirait-il pas du plaisir très doux qu' il avait à la voir et à l' entendre ? Sa vie n' était pas déjà si gaie et si heureuse ; il se sentait parfaitement sûr de lui et , telle qu' il la connaissait maintenant , il était tout aussi sûr d' elle : une brave et honnête fille ; d' ailleurs , comment eût-elle deviné qu' il l' aimait ? Ils avaient donc continué à se voir avec un plaisir qui semblait égal des deux côtés , allant l' un au devant de l' autre aussitôt qu' ils s' apercevaient dans la gare , s' attendant , montant dans le même wagon , s' arrangeant toujours pour faire route ensemble à l' aller comme au retour , et s' entretenant librement , gaiement , oubliant si bien le temps , qu' il était rare que l' arrivée ne les surprit point . Les choses avaient marché ainsi jusqu' à l' approche des vacances , c' est-à-dire d' une séparation momentanée , et , un peu avant ce moment , ils avaient décidé qu' après leur dernière leçon , au lieu de prendre le train à la station comme à l' ordinaire , ils iraient à une lieue de là pour revenir à Paris par le tramway , ce qui leur ferait une promenade d' une bonne heure à travers bois . Le soleil était chaud ce jour -là : à moitié chemin , Philis avait demandé à se reposer un moment ; ils s' étaient assis dans un taillis , et bientôt ils s' étaient trouvés aux bras l' un de l' autre . Depuis , Saniel n' avait jamais parlé de mariage et Philis n' en avait jamais rien dit de son côté . Ils s' aimaient . Saniel était encore au travail quand Philis rentra . — Tu n' as pas fini , pauvre cher ? demanda-t-elle . — Le temps de soigner par correspondance une maladie pour laquelle l' examen attentif de dix médecins ne suffirait peut-être pas , et je suis à toi . En trois lignes l' affaire fut faite ; il quitta son bureau : — Me voilà : que veux -tu que je fasse ? — Aide -moi à sortir ce qu' il y a dans mes poches . Elle s' était déjà débarrassée d' une bouteille enveloppée dans une feuille de papier qu' elle avait déposée sur le bureau . — Comme tu es chargée ! dit-il . — Juste ce qu' il faut . Elle avait des paquets sous les bras , et les poches de sa redingote ainsi que de sa robe paraissaient remplies : ce fut un travail de les vider . — Ne serre pas trop fort , disait-elle à chaque paquet qu' il lui prenait . À la fin , les poches furent vides . — Où dînons-nous ? demanda-t-elle . — Ici ; puisque la salle à manger est transformée en laboratoire . — Alors commençons par faire du feu ; j' ai eu les pieds mouillés en pataugeant sur la route de la station . — Je ne sais pas s' il y a du bois . — Allons voir . Elle prit la bougie et ils passèrent dans la cuisine qui , de même que la salle à manger était un laboratoire , était une étable où Saniel élevait , dans des cages , des cochons d' Inde et des lapins pour ses expériences , et où Joseph entassait pêle-mêle tout ce qui le gênait , sans avoir à prendre souci du fourneau ou de la grillade qui n' avaient jamais été allumés . Mais ils eurent beau fureter , leurs recherches furent vaines ; il y avait de tout dans cette cuisine , excepté du bois à brûler ; de vieux balais , des brosses à cirage , des choux pour les lapins , des carottes pour les cochons d' Inde , des amas de journaux , des caisses et des boîtes . — Tu tiens à ces boîtes ? demanda-t-elle en caressant un petit cochon qu' elle avait pris dans ses bras . — Nullement ; elles ont servi à emballer de la parfumerie et des spécialités pharmaceutiques ; elles sont maintenant inutiles . — Eh bien , on peut très joliment se chauffer avec ces planches ; cassées , elles feront un beau feu clair et flambant . Un vieux couperet rouillé se trouvait sur le fourneau ; Saniel le prit et rapidement il fendit assez de caisses pour avoir une bonne provision de bois . — Ce que c' est que d' être Auvergnat ! dit-elle en riant ; c' est à croire qu' en naissant vous recevez tous le génie du charbonnage . — Alors tu te moques de moi ? — Non , mais tu coupes ton bois gravement , lugubrement , comme si tu dépeçais un malade , et je voudrais te faire rire un peu , en riant moi -même de toi , de moi , de n' importe qui , pourvu que tu te dérides . Ils revinrent dans le cabinet , Saniel portant la provision de bois . — Maintenant , mettons la table , dit-elle avec entrain . Un petit guéridon pliant était placé devant la fenêtre , et Saniel s' en servait pour déjeuner bien souvent , avec l' assiette assortie que Joseph allait lui chercher chez le charcutier , ou avec la portion que fournissait le marchand de vin qui , quelques instants auparavant , était venu lui faire une scène ; elle le prit et l' apporta devant la cheminée où elle l' ouvrit . — Où est le linge ? demanda-t-elle . — C' est que je ne suis pas riche en linge ; cependant j' ai dans cette armoire des serviettes que j' étale sur la poitrine et les épaules des gens que j' ausculte ; voyons s' il y en a de propres . Justement il en restait quatre , c' est-à-dire une de plus qu' il ne fallait . — As -tu des assiettes , des couteaux , des fourchettes , des verres ? — Oui , dans une armoire de la salle à manger . — Allons les chercher . Cette salle à manger , où l' on n' avait jamais mangé , était la pièce la plus curieusement meublée de l' appartement . Point de table , point de chaises , point de buffet ; mais , le long de la muraille , des planches en bois blanc formant étagère , et , sur ces planches , des matras , des ballons , des flacons à effilure horizontale ou verticale , des tubes de culture , des filtres , une étuve à gaz , un microscope , des tranches de pain , des morceaux de pomme de terre , çà et là des bocaux , des fioles , et aussi quelques livres , enfin le matériel d' un petit laboratoire de recherches bactériologiques : voilà , ce qu' était en effet cette salle où Saniel travaillait plus souvent et plus longuement que dans son cabinet de consultation . C' était dans un placard que se trouvaient les cinq ou six assiettes , les trois couteaux , les verres qui composaient toute la vaisselle et la verrerie de Saniel . — Tu es sûr qu' il n' y a pas de microbes dans les assiettes ? demanda Philis en prenant ce qu' il fallait pour servir la table . — J' espère que non . — Enfin , en les essuyant bien . Le couvert fut promptement mis par Philis , qui allait , venait , tournait autour de la table avec une légèreté gracieuse que Saniel admirait . — Alors toi tu ne fais rien , dit-elle . — Je te regarde et je réfléchis . — Et le résultat de ces réflexions , peut -on le demander ? — C' est qu' il y a en toi un fonds de belle humeur et de gaieté , une exubérance de vie à égayer un condamné à mort . — Et que serions-nous devenus , je te prie , si j' avais été une mélancolique et une découragée quand nous avons perdu mon pauvre papa ? Il était la joie même , chantait toute la journée , s' éveillait une chanson sur les lèvres et , tout en travaillant , riait , plaisantait , sans jamais une minute de mauvaise humeur . C' est par lui et près de lui que j' ai été élevée , et je lui ressemble . Quand , en quelques jours , il nous a été enlevé , tu peux t' imaginer comment , tombant de cette vie heureuse dans la détresse et le chagrin , nous avons été anéantis ; maman , tu le sais , est une mélancolique et une inquiète , une timide disposée à voir tout en noir ; mon frère Florentin est comme elle . Ce fut un désespoir morne : maman répétait du matin au soir que nous n' avions qu' à mourir de faim ; mon frère voulait s' engager ; je ne m' abandonnai point , et , si je ne pus pas rire et chanter , je me remuai assez cependant pour secouer l' engourdissement de la désespérance : je fis obtenir une place à Florentin , je trouvai du travail pour maman , et j' en trouvai pour moi aussi ; le courage revint à tout le monde et peu à peu avec lui le calme de l' esprit . Elle le regarda avec un sourire qui disait : « Veux -tu me laisser faire pour toi ce que j' ai fait pour eux ? » Mais , ces paroles précises , elle ne les prononça point ; au contraire , elle chercha tout de suite à effacer leur impression si , comme elle le croyait , il les avait devinées . — Va donc chercher de l' eau , dit-elle ; pendant ce temps , je vais allumer le feu ; maintenant c' est le moment . Quand il revint , apportant une carafe pleine , le feu flambait en jetant des pétillements d' or qui illuminaient le cabinet . Assise devant le bureau , Philis écrivait . — Que fais -tu donc là ? demanda-t-il avec surprise . — J' écris notre menu , car tu penses bien que nous n' allons pas nous mettre comme ça tout bourgeoisement à table . Le voilà : qu' en penses -tu . Elle lut tout haut : — « Sardines de Nantes . -- Cuisse de dinde rôtie . -- Terrine de pâté de foie gras aux truffes du Périgord . » Mais c' est un festin , ton dîner ! — Croyais -tu que j' allais t' offrir une portion de fricandeau au jus ? Elle continua : — « Fromage de Brie . -- Choux à la crème vanillée . -- Pomme de Normandie . -- Vin ... » — Ah ! voilà . Quel vin ? Je ne voudrais pas te tromper . Mettons : « Vin du marchand de vin du coin . » Et maintenant , à table . Comme il allait s' asseoir , elle l' arrêta : — Tu ne me donnes pas le bras pour me conduire à ma place ? Si nous ne faisons pas les choses sérieusement , méthodiquement , nous n' y croirons pas , et les truffes du Périgord se changeront peut-être en petits morceaux noirs de n' importe quoi . Quand ils furent assis en face l' un de l' autre , la serviette dépliée , elle continua sa plaisanterie : -- Allâtes -vous lundi à la représentation de Don Juan , mon cher docteur ? Et Saniel qui , malgré tout , avait gardé la mine sombre , se mit à rire franchement . — Allons donc ! s' écria-t-elle en frappant ses mains l' une contre l' autre . Plus de préoccupation , n' est -ce pas , plus de souci ! Tes yeux dans les miens , cher Victor , et ne pensons qu' à l' heure présente ; à la joie d' être ensemble , à notre amour . Est -ce dit ? Elle lui tendit la main par-dessus la table . Il la prit et la serra : — C' est dit . Le dîner continua gaiement , Saniel répondant aux sourires et à la gaieté de Philis , qui conduisait l' entretien en ne le laissant pas languir : elle le servait , lui versait à boire , et c' étaient des éclats de voix , des rires comme ce cabinet n' en avait jamais entendu ; de temps en temps , elle quittait sa chaise et jetait une poignée de bois au feu qui , à moitié éteint , reprenait ses pétillements . Cependant , elle remarqua que peu à peu la physionomie de Saniel , un moment détendue , s' assombrissait et reprenait l' expression de préoccupation et d' amertume qu' elle avait eu tant de peine à chasser ; elle voulut faire un nouvel effort . — Est -ce que cette charmante dînette ne te donne pas l' idée de recommencer bientôt ? demanda-t-elle . — La recommencer ! Comment ? Où ? — Mais si j' ai pu venir ce soir sans que maman s' en inquiète , je trouverai bien un moyen , un prétexte , pour recommencer la semaine prochaine . Il secoua la tête . — Tu ne seras pas libre la semaine prochaine ? demanda-t-elle , inquiète . — Où serai -je la semaine prochaine , demain , dans quelques jours ? — Tu me fais peur ! Explique toi , je t' en prie . Oh ! Victor , aie pitié de moi , ne me laisse pas dans l' angoisse . — Tu as raison ; je dois tout te dire et ne pas laisser ta tendresse chercher des explications à ma préoccupation , qui ne peuvent que te tourmenter . — Si tu as des soucis , ne m' estimes -tu pas assez pour les partager avec moi ? Tu sais bien que je suis à toi , tout à toi , aujourd'hui , demain , à jamais ! Sans lui laisser ignorer les difficultés de sa situation , il n' était jamais cependant entré dans des détails précis , aimant mieux parler de ses espérances que de sa misère présente . Le récit qu' il avait déjà fait à Glady et à Caffié , il le recommença , en ajoutant ce qui venait de se passer avec le concierge , le marchand de vin , le charbonnier et Joseph . Elle écoutait anéantie . — Il a emporté la redingote ! murmura-t-elle . — Il n' est venu que pour ça . — Et demain ? — Ah ! demain ... demain ! — Avec tant de travail , comment as -tu pu en arriver là ? — Comme toi , j' ai cru à la vertu du travail , et voilà où j' en suis ! Parce que je sentais en moi une volonté que rien n' affaiblirait , une force que rien ne lasserait , un courage que rien ne rebuterait , je me suis imaginé que j' étais armé pour la lutte , de façon à ne pouvoir pas être vaincu , et je le sais , autant par la faute des circonstances que par la mienne ... — Et de quoi es -tu coupable , pauvre cher ? — D' ignorance de la vie , de maladresse , de présomption , d' aveuglement . Si j' avais été moins naïf , est -ce que je me serais laissé prendre aux propositions de Jardine ? Est -ce que j' aurais accepté ce mobilier , cet appartement ? Il me disait que les engagements qu' il me faisait signer étaient de simples formalités , qu' en réalité je le payerais quand je pourrais , qu' il se contenterait d' un honnête intérêt : cela m' a paru vraisemblable ; je n' ai pas cherché au delà et j' ai accepté , heureux , glorieux de m' installer ... certain d' avoir les reins assez solides pour porter ce fardeau . C' est une force d' avoir confiance en soi , mais c' est aussi une faiblesse . Parce que tu m' aimes tu ne me connais pas , tu ne me vois pas . En réalité , je suis peu sociable , et je manque absolument de souplesse , de finesse , de politesse , aussi bien dans le caractère que dans les manières : comment , avec cela , veux -tu qu' on fasse de la clientèle et qu' on réussisse si un coup d' éclat ne vous impose pas ? Que le coup d' éclat se produise , j' y compte bien ; mais son heure n' a pas encore sonné . Parce que je manque de souplesse , je n' ai pas su gagner la sympathie ou l' intérêt de mes maîtres ; ils n' ont vu que ma raideur , et , comme je n' allais pas à eux , plus encore par timidité que par fierté , ils ne sont pas venus à moi , -- ce qui est bien naturel , j' en conviens ; de plus comme je n' ai pas incliné mes idées devant l' autorité de quelques-uns , ceux -là m' ont pris en grippe , ce qui est plus naturel encore . Parce que je manque de politesse et suis resté pour beaucoup de choses l' Auvergnat lourd et gauche que la nature m' a fait , les gens du monde m' ont dédaigné , s' en tenant à l' écorce qu' ils voyaient et qui leur déplaisait . Plus avisé , plus malin , plus expérimenté , je me serais au moins appuyé sur la camaraderie ; mais je n' en ai pas pris souci . À quoi bon ? je n' en avais pas besoin : ma force me suffisait ; je trouvais plus crâne de me faire craindre que de me faire aimer . Ainsi bâti , je n' avais que deux partis à prendre : ou rester dans ma pauvre chambre de l' hôtel du Sénat , en vivant de leçons et de besognes de librairie jusqu' au jour du concours pour le bureau central et l' agrégation ; ou bien m' établir dans un quartier excentrique , à Belleville , Montrouge ou ailleurs , et là faire de la clientèle à la force du jarret avec des gens qui ne me demanderaient ni politesse ni belles manières . Comme ces partis étaient raisonnables , je n' ai pris ni l' un ni l' autre : -- Belleville parce que je voulais ne plus travailler que des jambes , comme un de mes camarades que j' ai vu fonctionner à la Villette : « Votre langue . -- Bon . -- Votre bras . -- Bon ! » Et , tandis qu' il est censé tâter le pouls à son malade , de l' autre main il écrit son ordonnance : « Vomitif , purgatif ... -- C' est quarante sous . » -- Et il s' en va , sans jamais perdre cinq minutes pour son diagnostic : il n' a pas le temps ; -- l' hôtel du Sénat , parce que j' en avais assez , et qu' avec ses propositions Jardine me tentait . Voilà où il m' a amené . — Et maintenant ? À ce moment , la bougie qui éclairait la table , s' éteignit dans le flambeau , sans que sa lueur vacillante depuis quelques instants déjà les eût avertis qu' elle allait mourir . Philis se leva : — Où y a-t-il des bougies ? demanda-t-elle . — Il n' y en a plus ; celle -ci était la dernière . — Eh bien ! il n' y a qu' à faire flamber le feu . Elle jeta une petite poignée de bois dans l' âtre ; puis , au lieu de reprendre sa chaise , elle alla chercher un coussin sur le divan et , le déposant devant la cheminée , elle s' assit dessus en s' accoudant sur le genou de Saniel . — Et maintenant , répéta-t-elle , les yeux levés sur lui . — Maintenant ! je suppose qu' il ne me reste plus qu' à me sauver en Auvergne et me faire médecin de campagne . — Mon Dieu , est -ce possible ? murmura-t-elle d' un ton qui surprit Saniel ; car , s' il y avait de la douleur dans ce cri , il y avait aussi un autre sentiment qu' il ne comprenait pas . — En quittant l' École , je pouvais continuer à demeurer à l' hôtel du Sénat et , en donnant des leçons pour vivre , préparer mes concours ; maintenant , après avoir occupé une position jusqu' à un certain point en vue , puis -je reprendre cette existence d' étudiant besogneux ? Mes créanciers , qui se sont déjà abattus sur moi ici , me harcèleront et mes concurrents au concours exploiteront ma misère ... qui n' a pas d' autre cause que mes vices ; on trouvera que je déshonorerais la Faculté et je serai repoussé . Ni médecin des hôpitaux , ni agrégé , j' en serais réduit à n' être que médecin de quartier ; à quoi bon ? l' épreuve a été faite ici ; tu vois comme elle a réussi . — Alors tu partirais ? — Non sans déchirement , sans désespoir , puisque ce serait notre séparation et le renoncement aux espoirs sur lesquels je vis depuis dix ans , l' abandon de mes travaux , la mort ; tu vois maintenant pourquoi , malgré ta gaieté , je n' ai pas eu la force de te cacher ma préoccupation : plus tu étais charmante , plus je sentais combien tu m' es chère , plus j' étais désespéré de cette séparation . — Pourquoi nous séparer ? — Que veux -tu ? Elle se retourna vers lui : — Partir avec toi . Tu me rendras ce témoignage que , jusqu' à cette heure , jamais je ne t' ai parlé de mariage et n' ai laissé paraître la pensée que tu pouvais faire de moi ta femme un jour . Dans la position où tu te trouvais , dans la lutte que tu soutenais , une femme eût été un fardeau qui t' eût paralysé , alors surtout que cette femme n' était qu' une pauvre misérable créature comme moi , qui n' apportait en dot que sa misère et celle de sa famille . Mais les conditions ne sont plus les mêmes : te voilà , toi , aussi misérable et de plus désespéré ; dans ton pays , où tu n' as plus que des parents éloignés qui ne te sont rien , puisqu'ils n' ont ni ton éducation , ni tes idées , ni tes besoins , ni tes habitudes , que vas -tu devenir tout seul avec tes déceptions et tes regrets ? Si tu m' acceptes , je vais avec toi ; à deux et quand on s' aime , on n' est nulle part malheureux . Quant tu rentreras fatigué , tu me trouveras souriante à ton retour ; quand tu resteras à la maison , tu m' associeras à tes pensées , à ton travail , et je tâcherai de te comprendre . Je n' ai pas peur de la pauvreté , tu sais , et je n' ai pas peur davantage de la solitude ; partout où nous serons ensemble , je serai bien . Tout ce que je te demande , c' est d' emmener ma mère avec nous , car tu sens bien que je ne peux pas l' abandonner ; en la soignant , tu as appris à la connaître assez pour savoir qu' elle n' est ni gênante ni difficile ; quant à Florentin , il restera à Paris où il trouvera à s' employer : son voyage en Amérique l' a assagi et ses ambitions sont maintenant faciles à contenter : gagner petitement sa vie est tout ce qu' il demande . Sans doute , nous te serons une charge , mais pas aussi lourde qu' au premier abord on pourrait le supposer : une femme , quand elle le veut , met l' ordre et l' économie dans une maison , et je te promets que je serai cette femme . Et puis je travaillerai : j' ai la certitude que mon papetier me donnera des menus aussi bien quand je serai en Auvergne qu' il m' en donne à Paris . Je pourrai aussi , sans doute , me procurer d' autres travaux ; c' est cent francs par mois , peut-être cent cinquante , peut-être même deux cents . En attendant que tu te sois créé une clientèle , nous vivrons avec cet argent ; en Auvergne , la vie ne doit pas être chère . Elle lui avait pris les deux mains , et elle suivait anxieusement sur son visage , qu' éclairait la flamme capricieuse de la cheminée , l' effet de ses paroles : c' était leur vie à tous deux qui allait se décider , et l' émotion qui lui serrait le cœur faisait trembler sa voix . Qu' allait-il répondre ? Elle le voyait le visage bouleversé , sans pouvoir lire plus loin . Comme elle se taisait , il dégagea ses deux mains et , lui prenant la tête , il la regarda en silence pendant quelques instants : — Comme tu m' aimes ! dit-il . — Donne -moi le moyen de le prouver autrement qu' en paroles . — Ce serait une lâcheté de t' associer à ma misère . — Ce serait m' estimer assez pour être assuré que j' en serai heureuse . — Et moi ? — L' amour dans ton cœur ne l' emportera-t-il pas sur la fierté ? Ne sens -tu pas que depuis que je t' aime mon amour a pris toute ma vie , et que rien au monde que ce qui est lui , que ce qui est toi , n' existe dans le présent comme dans l' avenir ! Parce que je te vois quelques heures de temps en temps à Paris , je suis heureuse ; quelles que soient les difficultés qui nous attendent , je serai plus heureuse encore en Auvergne , par cela seul que nous nous verrons toujours . Il garda pendant assez longtemps un morne silence : — Là-bas , pourrais -tu m' aimer ? murmura-t-il . Évidemment c' était plutôt à lui qu' à elle que s' adressait cette question , qui résumait ses réflexions . — Oh ! cher Victor ! s' écria-t-elle , pourquoi douter de moi ? L' ai -je mérité ? Le passé , le présent ne répondent -ils pas de l' avenir ? Il secoua la tête : — L' homme que tu as aimé , que tu aimes , ne s' est jamais montré à toi ce qu' il est réellement . Malgré les difficultés et les tristesses de sa vie , il a pu sourire à ton sourire , parce que , si cruelle que fût cette vie , il était soutenu par l' espoir et la confiance ; en Auvergne il n' y aura plus ni espoir , ni confiance , mais la rage d' une existence brisée et l' accablement de l' impuissance . Quel homme serais -je ? Pourrais -tu l' aimer , celui -là ? — Mille fois plus encore , puisqu'il serait malheureux et que j' aurais à le soutenir . — En aurais -tu la force ? À la longue , la lassitude te prendrait , car le poids serait trop lourd , si grand que fût ton dévouement , si profonde que fût ta tendresse . Vois ma situation , vois mes espérances et , descendant dans l' avenir , vois mon écrasement . Tu me sais ambitieux mais vaguement , n' est -ce pas ? sans avoir jamais mesuré la portée de cette ambition et des espoirs , des rêves , si tu veux , sur lesquels elle repose . Comprends que ces rêves sont à la veille de se réaliser : encore deux mois , en décembre ou en janvier , je passe le concours pour le bureau central , qui me fait médecin des hôpitaux , et à la même époque celui pour l' agrégation , qui m' ouvre la Faculté de médecine . Sans illusion orgueilleuse , je me crois en état de réussir , -- ce que les gens de sport appellent en condition . Donc quand je n' ai plus qu' une attente de quelques jours , me voilà abattu à jamais . — Pourquoi à jamais ? — On vient de son village à Paris pour faire sa trouée , on n' en revient pas quand la mauvaise chance ou l' impuissance vous y ont renvoyé . D' ailleurs , c' est seulement tous les quatre ans que s' ouvre un concours pour l' agrégation . Dans quatre ans , quelle serait ma condition morale ou intellectuelle ; comment aurais -je supporté cet exil de quatre ans ; te représentes -tu ce que peuvent produire quatre années d' isolement au fond des montagnes . Mais ce n' est pas tout . À côté de ce but ostensible que je poursuis depuis que j' ai débarqué de mon village , j' ai mes travaux en train qui exigent absolument Paris . Sans que je t' aie jamais assommée de médecine , tu sais , n' est -ce pas ? qu' elle est à la veille de subir une révolution qui va la transformer . Jusqu' à présent , il a été enseigné officiellement , en pathologie , que l' organisme humain portait en soi le germe d' un grand nombre de maladies infectieuses qui s' y développaient spontanément dans certaines conditions : ainsi , la tuberculose est le résultat de fatigues , de privations , de misères physiologiques . Eh bien , depuis un certain , temps , on admet , c' est-à-dire des révolutionnaires admettent une origine parasitaire à ces maladies , et il y a en France , en Allemagne , en Europe , toute une armée qui cherche ces parasites . Je suis un soldat de cette armée , et c' est à ces recherches que me sert ce laboratoire installé dans la salle à manger . C' est aux parasites de la tuberculose et du cancer que je me suis attaché , et , pour ce dernier , depuis sept ans déjà , ce qui , lorsque j' étais interne , m' avait fait appeler par mes camarades « le topique du cancer » . Pour la tuberculose , je suis arrivé à découvrir son parasite , mais non encore à le débarrasser de toutes ses impuretés par des procédés de culture . J' en suis là . C' est-à-dire que je brûle , et que , demain peut-être , dans quelques jours , je tiens une découverte qui est une révolution et donne la gloire à celui qui l' a faite . De même pour le cancer , j' ai trouvé son micro-organisme . Mais tout n' est pas dit . Et voilà ce qu' il me faut abandonner en quittant Paris . — Pourquoi abandonner ? Ne peux -tu pas continuer tes recherches en Auvergne ? — C' est impossible pour toute sorte de raisons trop longues à expliquer , mais dont une seule suffira . Les cultures de ces parasites ne peuvent se faire que dans certaines températures rigoureusement maintenues au degré voulu , et ces températures ne peuvent être obtenues que dans des étuves comme celle de mon laboratoire , alimentées par le gaz dont l' entrée est réglée automatiquement par le plus ou moins de chaleur de l' eau . Comment veux -tu que cette étuve fonctionne dans un pays où il n' y a pas de gaz ? Non , non , si je quitte Paris , tout est fini : position aussi bien que travail ; je deviens médecin de village et rien que médecin de village . Que les huissiers me mettent dehors demain , et tout ce que j' ai accumulé depuis quatre ans dans ce laboratoire , tous mes travaux en train , ce qui est achevé comme ce qui ne demande plus peut-être que quelques jours , que quelques heures , s' en va chez le brocanteur ou est jeté à la rue . De tant d' efforts , de tant de nuits passées , de tant de privations , de tant d' espérances , il ne reste qu' un souvenir ... pour moi . Et encore s' il ne restait pas , peut-être serais -je moins exaspéré et accepterais -je d' un cœur moins ulcéré la vie à laquelle je ne me résignerai jamais . Tu sais bien , que je suis un révolté , non un résigné . Elle se leva et , lui prenant la main qu' elle serra fortement : — Il faut rester à Paris , dit-elle . Pardonne -moi d' avoir insisté tout à l' heure pour te prouver que tu pouvais vivre dans ton village . C' était à moi que je pensais plus qu' à toi , à notre amour , à notre mariage ; c' était une pensée égoïste , une mauvaise pensée . Il faut chercher , il faut trouver un moyen , n' importe lequel , quoi qu' il puisse coûter , de ne pas renoncer à tes travaux . — Il faut ! Mais comment ? Crois -tu que je n' aie pas tout épuisé ? Il raconta ses démarches auprès de Jardine , ses sollicitations , ses prières et aussi sa demande de prêt à Glady , enfin sa visite à Caffié . — Caffié ! s' écria-t-elle , comment l' idée t' est-elle venue de t' adresser à Caffié ? — Un peu parce que tu m' avais souvent parlé de lui . — Mais je t' en ai parlé comme du plus dur et du plus méchant des hommes , capable de tout , si ce n' est de ce qui est bon et de ce qui est bien . — Un peu aussi parce que je savais par un de mes clients qu' il prêtait à ceux qu' il pouvait exploiter . — Et il t' a répondu ? — Qu' il ne trouverait sans doute personne pour consentir le prêt que je désirais ; cependant il m' a promis de chercher , et il doit me rendre réponse demain soir ; il m' a promis aussi de me défendre contre Jardine . — Tu t' es mis entre ses mains ! — Eh ! que veux -tu ? Dans ma position , je n' ai pas la liberté de m' adresser à qui je veux et m' inspire confiance par son honorabilité . Que j' aille chez un notaire , un banquier : ils ne m' écouteront pas , puisqu'au premier mot je serai obligé de leur répondre que je n' ai ni gage ni garantie à offrir . C' est pour cela que les malheureux tombent sous la coupe des coquins ; au moins ceux -là les écoutent et leur accordent quelque chose , si peu que ce soit . — Que t' a-t-il accordé ? — Ses conseils . — Et tu les as acceptés ? — C' est toujours du temps de gagné . Demain peut-être , on m' eût mis dans la rue : Caffié m' obtiendra quelque répit . — Et de quel prix payeras -tu cette défense ? — Il n' y a que ceux qui ont quelque chose qui s' inquiètent du prix . — Tu as ton nom , ton repos , ta dignité , ton honneur , et , une fois que tu seras aux mains de Caffié , qui peut savoir ce qu' il exigera de toi , ce qu' il te forcera à faire sans que tu puisses lui résister ! — Alors tu veux que je quitte Paris ? — Non , certes ; mais je veux que tu te tiennes en garde contre Caffié , que tu ne connais pas et que je connais , moi , par tout ce que Florentin nous racontait pendant qu' il était chez lui . Si secret qu' il soit , un homme d' affaires ne peut pas se cacher de son clerc : ce n' est pas seulement de coquineries que Caffié est coupable , c' est aussi de vrais crimes ; je t' assure qu' il a mérité dix fois la mort . Pour gagner cent francs il est capable de tout : il faut qu' il gagne , qu' il amasse , rien que pour le plaisir d' amasser , puisqu'il n' a ni enfant ni parent , ni héritier . — Eh bien , je te promets de me tenir sur mes gardes , comme tu me le conseilles ; mais , si coquin que puisse être Caffié , je crois que je dois accepter le concours qu' il m' a offert . Qui sait ce qui peut se produire pendant le temps qu' il me fera gagner ? Car je n' ai pas à te dire , n' est -ce pas , que je connais d' avance sa réponse pour le prêt que je lui ai demandé : il n' aura trouvé personne . — Je viendrai quand même demain soir pour connaître cette réponse . Bien que Saniel ne se fit pas d' illusion sur la réponse de Caffié , il alla le lendemain , à la même heure que la veille , sonner à la porte de l' homme d' affaires . Comme la veille , il eut à attendre assez longtemps avant que la porte s' ouvrît ; à la fin il entendit un pas traînant sur le carreau . — Qui est là ? demanda la voix de Caffié . Aussitôt que Saniel eut répondu , le pêne fut tiré . — Comme je n' aime pas être dérangé le soir par des importuns , dit Caffié , je n' ouvre pas toujours ; mais j' ai pour mes clients un signal qui me permet de les reconnaître : après avoir sonné , vous frappez du doigt trois coups également espacés contre le bois de la porte . Pendant cette explication , Saniel était entré dans le cabinet de l' homme d' affaires . — Vous êtes -vous occupé de ma demande ? dit-il après un moment d' attente , car Caffié paraissait décidé à ne pas engager l' entretien le premier . — Oui , mon cher monsieur , j' ai couru toute la matinée pour vous ; je ne néglige jamais mes clients , leur affaire est la mienne . Il fit une pause . — Alors ? demanda Saniel . Caffié donna à sa physionomie une expression désolée . — Que vous avais -je dit , mon cher monsieur , rappelez-vous-le , je vous prie ? Une expérience comme la mienne ne parle pas à la légère , faites -moi l' honneur de le croire . Eh bien , ce que j' avais prévu s' est réalisé : partout la même réponse : l' aléa est trop grand ; personne n' en veut courir la chance . — Même pour un gros intérêt ? — Même pour un gros intérêt : il y a tant de concurrence dans votre profession . Moi , je crois à votre avenir et je vous l' ai prouvé par ma proposition ; mais , moi , je ne suis que l' intermédiaire et non le bailleur de fonds , malheureusement . Caffié avait insisté sur le mot « ma proposition » et du regard il l' avait encore soulignée ; mais Saniel ne parut pas avoir compris . — Et l' assignation du tapissier ? demanda-t-il . — Soyez tranquille de ce côté , j' ai agi aussi ; votre propriétaire , à qui il est dû un terme , va intervenir , et il faudra que votre créancier le désintéresse avant d' aller plus loin . S' y résignera-t-il ? C' est à voir . Si oui , nous nous défendrons sur un autre terrain . Je ne dis pas victorieusement , mais enfin de façon à gagner du temps . — Combien de temps ? — Ça , mon cher monsieur , je ne peux pas le savoir : la chose dépend de notre adversaire et de ses conseils . D' ailleurs , qu' entendez -vous par « combien de temps » : l' éternité ? — J' entends jusqu' au mois d' avril . — Alors c' est bien l' éternité . Croyez -vous donc être en mesure de vous libérer au mois d' avril ? Si vous avez cette espérance -- reposant sur des garanties -- il faut le dire , mon cher monsieur . Cette question fut posée d' un ton tout à fait bienveillant auquel Saniel se laissa prendre . — Je n' ai pas ces garanties , dit-il ; mais , par contre , il serait pour moi d' une importance capitale que l' affaire traînât jusque -là . Comme je vous l' ai expliqué , je suis à la veille de passer deux concours ; ils durent trois mois ; et en mars , au plus tard en avril , je puis être médecin des hôpitaux et agrégé de la Faculté . Si cela est , j' offrirai alors une surface aux prêteurs qui vous permettra sans doute de me trouver la somme nécessaire pour payer Jardine et les frais qui auront été faits , y compris vos honoraires . À mesure qu' il parlait , Saniel comprenait qu' il avait tort de se livrer ainsi ; cependant il alla jusqu' au bout . — Je serais indigne de votre confiance , mon cher monsieur , répondit Caffié , si je vous entretenais dans l' idée que nous pourrons gagner cette époque . Quoi qu' il m' en coûte , -- et il m' en coûte beaucoup , je vous assure , -- je dois vous dire que c' est impossible , radicalement impossible : quelques jours , oui , peut-être quelques semaines , mais c' est tout . — Eh bien , obtenez -moi ces quelques semaines , dit Saniel en se levant , ce sera toujours quelque chose . — Et après ? — D' ici là , nous verrons . — Mon cher monsieur , ne partez pas ; vous ne sauriez croire combien vivement votre position me touche ; je ne pense qu' à vous . Quand j' ai vu que décidément je ne pouvais pas vous trouver la somme dont vous avez besoin , j' ai été faire une petite visite amicale à ma jeune cliente , celle dont je vous ai parlé ... — Qui a reçu une éducation supérieure dans un couvent à la mode ? — Précisément ; et je lui ai demandé ce qu' elle penserait d' un jeune médecin plein d' avenir , futur professeur à la Faculté , actuellement considéré déjà comme un savant de premier ordre , beau garçon -- car vous êtes beau garçon , mon cher monsieur , ce n' est point de la flatterie de le constater , -- de bonne santé , paysan de naissance , qui se présenterait comme mari . Elle a paru flattée , je vous le déclare franchement . Mais tout de suite elle m' a dit : « Et le petit ? » À quoi j' ai répondu que je vous savais trop grand , trop noble , trop généreux pour n' avoir point cette indulgence des hommes supérieurs qui leur fait accepter avec sérénité une faute involontaire . Ai -je été trop loin ? Il n' attendit pas la réponse : — Non , n' est -ce pas ? Justement , le petit était là , car la mère veille sur lui avec une sollicitude toute pleine de promesse pour l' avenir , et j' ai pu l' examiner à mon aise . Bien fragile , mon cher monsieur ; il tient de son père , le pauvre bébé , et je doute que malgré tout votre savoir de médecin vous puissiez le faire vivre : si par malheur sa mort arrive , comme ce n' est que trop à craindre assurément , elle ne nuira pas à votre réputation : vous donnez les soins , n' est -ce pas , non la vie ! — À propos de soins , interrompit Saniel , qui ne voulait pas répondre , avez -vous fait ce que je vous ai conseillé ? — Pas encore . Les pharmaciens de ce quartier sont des égorgeurs patentés ; mais j' irai ce soir chez un de mes clients , pharmacien aux Batignolles , qui me traitera en ami . — Je vous reverrai alors . — Quand vous voudrez , mon cher monsieur , quand vous aurez réfléchi ; maintenant vous avez le mot de passe . Avant de sortir de chez lui , Saniel avait laissé sa clef à son concierge pour que Philis ne l' attendit pas dans la rue si elle venait en son absence ; lorsqu' il rentra , le concierge lui dit que « madame » était montée depuis assez longtemps déjà , et , à son coup de sonnette , ce fut elle qui , vivement , lui ouvrit la porte . — Eh bien ? demanda-t-elle d' une voix frémissante avant même qu' il fût entré . — Ce que je te disais hier : il n' a trouvé personne . Elle le serra dans une longue étreinte passionnée . — Et pour le tapissier ? — Il a promis de gagner du temps . Tout en parlant , ils étaient entrés dans le cabinet : le feu brûlait dans la cheminée , et ce n' était pas des morceaux de planches qui flambaient , comme la veille , mais des bûches de charme ; sur la table , éclairée par deux bougies , se montrait un beau poulet rôti , entouré de cresson , et une bouteille de vin rouge faisait vis-à-vis à la carafe d' eau . Il la regarda surpris . — J' ai mis la table , dit-elle , tu vois , je dîne avec toi . Et se jetant dans ses bras : — Connaissant Caffié mieux que toi , j' avais deviné sa réponse , et je ne voulais pas que tu fusses seul en rentrant ici : j' ai encore trouvé un prétexte pour ne pas dîner avec maman . — Mais ce poulet ? — Il nous fallait bien un plat de résistance . — Ce bois , ces bougies ? — Ça , c' est la fin de mes économies ; j' aurais été si heureuse qu' elles fussent moins misérables et pussent te servir à quelque chose d' utile . Comme la veille , ils s' assirent devant le feu , et tout de suite elle se mit à parler de choses et d' autres pour l' occuper et le distraire : mais ce que leurs lèvres ne disaient point , leurs regards , en se rencontrant , l' exprimaient avec plus d' intensité que la parole ; cependant , jusqu' à la fin du dîner , ils purent l' un et l' autre ne rien dire de décisif . Ce fut lui qui , à un certain moment , trahit sa préoccupation . — Ton frère avait bien observé Caffié , dit-il comme s' il se parlait à lui -même . — N' est -ce pas ? — C' est assurément le plus parfait coquin que j' aie jusqu' à ce jour rencontré . — Il t' a proposé quelque infamie , je suis sûre ? — Il m' a proposé de me marier . — J' en avais le pressentiment . — Et c' est pour cela qu' il me refuse le prêt que je demande . J' ai eu la simplicité de lui expliquer franchement ma situation ; en même temps , je lui ai dit quelle importance il y avait pour moi à gagner le mois d' avril , et il espère que , sous le coup des poursuites , quand je verrai que je vais être mis dans la rue , j' accepterai l' une des deux femmes qu' il me propose : le couteau sur la gorge , il faudra bien que je cède ; c' est pour le tenir suspendu qu' il a promis de retarder les poursuites de Jardine et de les traîner en longueur . — Et ces femmes ? demanda-t-elle , sans oser le regarder en face . — Sois tranquille , tu n' as rien à craindre d' elles : l' une est une bouchère ivrogne , l' autre est une jeune fille qui a un enfant . — Et ce sont là les femmes qu' il ose proposer à un homme comme toi ! — Ses propositions ne sont pas aussi nues que je te les présente ; elles sont accommodées à une sauce qui , selon son sentiment , doit les faire passer . Si je ne guéris pas la bouchère de l' ivrognerie , je n' ai qu' à l' abandonner à son vice qui l' emportera dans un bref délai , et , comme le contrat sera réglé en vue de cette éventualité , je me trouverai l' héritier de ses vingt mille livres de rentes . Pour la vierge à l' enfant , la combinaison est autre : cet enfant a été doté par son vrai père de deux cent mille francs , et celui qui le légitimera en épousant la mère aura la jouissance du revenu de ces deux cent mille francs jusqu' à la majorité du petit ... , si , toutefois , celui -ci parvient à sa majorité , car il est bien fragile , si fragile même que , si sa mort arrivait , elle ne nuirait en rien à ma réputation de médecin . — Tu vois quel monstre il est ! — Pendant qu' il m' expliquait ainsi ses combinaisons , en m' offrant la mort des autres , je pensais à la sienne , et me disais que , si on le supprimait , il n' aurait vraiment que ce qu' il mérite . — Ça , c' est bien vrai . — Pour moi , rien ne m' aurait été plus facile , à un certain moment . Comme il a mal aux dents , il me montra sa mâchoire : je n' avais qu' à l' étrangler ; nous étions seuls : un misérable diabétique comme lui qui , j' en suis sûr , n' a pas six mois à vivre , n' aurait pas résisté à une poigne comme celle -ci . Je retirais de son gilet ses clefs , j' ouvrais sa caisse , j' y prenais les trente , quarante , soixante mille francs que j' y ai vus entassés ; du diable si la justice aurait jamais rien découvert : un médecin n' étrangle pas ses clients , il les empoisonne , il les tue scientifiquement , non brutalement . — Voilà le malheur , c' est que ces moyens d' arranger les choses ne sont à la portée que des gens qui n' ont pas de conscience , et qu' ils n' existent pas pour nous . — Je t' assure bien que ce n' est pas la conscience qui m' aurait retenu . — La peur du remords , si je me sers d' un mauvais mot . — Mais les gens intelligents n' ont pas de remords , ma chère enfant , attendu que chez eux le raisonnement précède le fait et ne le suit pas : avant d' agir , ils pèsent le pour et le contre , et savent quelles seront les conséquences de leurs actions pour les autres aussi bien que pour eux ; si cet examen préalable leur prouve que pour une raison quelconque ils peuvent agir , ils seront à jamais tranquilles , assurés de n' être pas exposés aux remords , qui ne sont que les reproches de la conscience . — Sans doute , ce que tu dis là est juste , et pourtant il m' est impossible de l' accepter . Si je n' ai pas commis de crimes dans ma vie , j' ai fait cependant des sottises , même des fautes , et pour quelques-unes ç'a été délibérément , après cet examen préalable dont tu parles : j' aurais donc dû être parfaitement tranquille et à l' abri des reproches de ma conscience ; cependant , le lendemain matin , je m' éveillais malheureuse , tourmentée , bouleversée quelquefois , sans pouvoir étouffer la voix mystérieuse qui m' accusait . — Et au nom de qui parlait-elle , cette voix plus vague encore que mystérieuse ? — Au nom de ma conscience , évidemment . — « Évidemment » est de trop , et tu serais bien embarrassée de me démontrer cette évidence , attendu que rien n' est plus incertain et insaisissable que ce qu' on est convenu d' appeler la conscience , qui n' est en réalité qu' une affaire de milieu et d' éducation . — Je ne comprends pas . — Ta conscience te fait-elle un crime de m' aimer ? — Non , assurément . — Tu vois donc que tu as une façon personnelle de comprendre ce qui est bien et ce qui est mal qui n' est pas celle que suit notre pays , où il est admis , au point de vue religieux comme au point de vue social , qu' une jeune fille est coupable quand elle a un amant . Par conséquent , tu vois aussi que la conscience est un mauvais instrument de pesage , puisque chacun pour la faire fonctionner se sert de poids qu' il fabrique lui -même . — Enfin , quoi qu' il en soit , tu as bien fait de ne pas étrangler Caffié ... — Que tu as condamné à mort , toi -même , cependant ! — Par la main de la justice providentielle ou humaine , mais non par la tienne , pas plus que par celle de Florentin ou par la mienne , bien que nous sachions mieux que personne qu' il ne mérite aucune grâce . — Tu vois que j' ai prévu tes objections , puisque je n' ai pas serré sa cravate . — Heureusement . — Est -ce bien « heureusement » qu' il faut dire ? Ce soir -là Philis devait rentrer de bonne heure : le dîner ne se prolongea donc pas tard comme la veille ; cependant , avant de partir , elle voulut desservir la table et tout remettre en ordre . — Tu pourras très bien déjeuner demain avec le reste du poulet , dit-elle en le serrant dans le garde-manger , où il alla rejoindre la boîte de sardines et la terrine de foie gras . Et comme il l' accompagnait , un flambeau à la main pour l' éclairer , il put voir que ce n' était pas seulement à son déjeuner du lendemain et des jours suivants qu' elle avait pensé : dans la cuisine , une provision de bois occupait un coin ; sur une tablette étaient posés deux paquets de bougies , et sur les coffres des lapins s' entassait une provision de carottes suffisante pour les nourrir pendant plusieurs jours , eux et les cochons d' Inde . — Quel brave petit cœur tu es ! dit-il . — Parce que je pense aux lapins ? — Pour ta tendresse et ta discrétion . — Je voudrais tant t' être bonne à quelque chose ! Lorsqu' elle l' eût quitté , il s' assit immédiatement à son bureau et tout de suite il commença à travailler , pressé de regagner le temps qu' il venait de donner au sentiment . Que son travail ne dût servir à rien , et que ses expériences fussent brusquement interrompues le lendemain ou quelques jours plus tard , n' était pas pour l' arrêter : il avait à travailler , il travaillait comme s' il avait la certitude de passer ses concours , et aussi celle que les expériences qu' il poursuivait depuis plusieurs années seraient menées à bonne fin sans que personne pût les déranger . C' était en effet sa force que cette puissance de travail qui jamais ne s' était laissé distraire ou écraser par rien , le plaisir pas plus que la souffrance , les préoccupations pas plus que la misère et ses privations : dans la rue , il pouvait penser à Philis , avoir faim , sentir le poids du sommeil ; à son bureau , il n' y avait plus pour lui ni Philis , ni faim , ni sommeil , ni souci , ni souvenirs , il y avait son travail qui le prenait tout entier . C' était sa force et aussi sa fierté , la seule supériorité dont il se vantât ; car , bien qu' il s' en reconnût d' autres , de celles -là il ne parlait jamais , tandis qu' il disait volontiers à ses camarades : — Moi , je travaille quand je veux et tant que je veux ; ma volonté appliquée au travail n' a jamais eu de défaillances ; ce qu' on raconte d' Alexandre le Grand qui , pour rester éveillé la nuit , tenait dans sa main une boule de métal au-dessus d' un bassin d' airain , prouve tout simplement que le Macédonien était un mollasse . Ce soir -là , il en fut pendant une heure à peu près comme il en était toujours : ni les huissiers , ni Jardine , ni Caffié ne le troublèrent ; cependant , ayant eu une recherche à faire , il constata que sa mémoire ne lui obéissait point comme à l' ordinaire : elle hésitait , s' embrouillait , surtout elle avait des distractions réellement étonnantes ; il la violenta et elle obéit , mais ce fut pour peu de temps : bientôt elle le trahit une seconde fois , puis une troisième , une quatrième . Décidément il n' était pas dans un état normal et sa volonté obéissait au lieu de commander . Il y avait un nom et une phrase qu' il se répétait de temps en temps machinalement ; ce nom était celui de Caffié ; cette phrase , c' était : « Rien de plus facile » . Pourquoi cette hypothèse d' étrangler Caffié , dont il n' avait parlé qu' en l' air et sans y attacher nulle importance au moment où il l' avait émise , lui revenait-elle ainsi comme une sorte d' obsession . N' était -ce pas bizarre ? Jamais , jusqu' à ce jour , il n' avait eu l' idée qu' il pouvait étrangler un homme , si coquin que fût cet homme , et voilà qu' en causant il avait trouvé des raisons qui rendaient toute naturelle et même légitime la mort de ce coquin . Philis , elle -même , ne l' avait-elle pas condamné ? À la vérité , elle avait ajouté que la Providence ou la Justice devait procéder à l' exécution , mais c' était le scrupule d' une conscience naïve qui s' était formée dans un milieu dont lui ne subissait pas l' influence . Est -ce qu' il avait de ces scrupules , le vieil homme d' affaires qui , froidement , pour le seul intérêt d' un tant pour cent sur une dot , conseillait de tuer une femme par l' ivrognerie , et un enfant n' importe comment ? Avec lui on était réellement à deux le jeu et au plus fort des deux . Comme il en arrivait à cette conclusion , il s' arrêta , se demandant s' il était fou de suivre une pareille idée ; puis tout de suite , pour la chasser , il se remit au travail qui , pendant un certain temps , mais moins longuement que la première fois , l' absorba . Puis , de nouveau , sa volonté lui échappant , il se reprit à penser à Caffié . Il n' était que trop évident que , s' il avait réalisé l' idée d' étrangler Caffié , toutes les difficultés contre lesquelles il se débattait et qui allaient l' écraser , sinon le lendemain , au moins dans quelques jours auraient été immédiatement aplanies . Plus d' huissiers , plus de créanciers ! Quelle délivrance ! Le repos , la possibilité de passer ses concours avec un esprit tranquille que la fièvre des inquiétudes matérielles ne troublerait point : dans ces conditions , son succès était assuré , il le sentait . Et ses expériences ! il ne courait plus le danger de les voir brusquement interrompues , ses préparations n' étaient pas jetées dans la rue , ses tubes de culture n' étaient pas brisés , ses matras , ses ballons ne s' en allaient point chez le brocanteur ; il continuait ses recherches , elles aboutissaient aux résultats qu' il poursuivait : pour lui , la gloire ; pour l' humanité , la guérison d' une des plus terribles maladies qui la fauchent , et peut-être de deux ! Ainsi la question se posait bien simple : D' un côté , Caffié ; De l' autre , l' humanité et la science ; Un vieux coquin , qui avait mérité vingt fois la mort , qui d' ailleurs allait mourir naturellement dans un délai prochain ; Et l' humanité , la science qui allaient profiter d' une découverte dont il serait l' auteur . Il s' aperçut que la sueur perlait sur ses mains et lui coulait dans le cou . Pourquoi cette défaillance ? Par horreur du crime dont il admettait la possibilité ? Ou par peur de voir ses expériences anéanties ? Il fallait réfléchir , se rendre compte , s' observer . Il avait dit à Philis que les gens intelligents , avant de s' engager dans une action , en pèsent le pour et le contre . Contre la mort de Caffié , il ne voyait rien . Pour , au contraire , tout se réunissait . S' il avait eu les scrupules de Philis ou les croyances de Brigard , il n' aurait eu qu' à s' arrêter . Mais , ne les ayant pas , ne serait-il pas naïf de reculer ? Devant quoi reculerait-il ? Pourquoi s' arrêterait-il ? Le remords ? Mais il était convaincu que les gens intelligents n' ont pas de remords quand ils se sont décidés en connaissance de cause : c' est avant qu' ils en ont , non après ; et justement il en était à cette période de l' avant . La peur de se faire prendre ? Mais les gens intelligents ne se font pas prendre . Ceux qui se perdent , ce sont ou les brutes qui vont tout droit , ou les demi-intelligents qui mettent toute leur habileté , leur finesse , à combiner une action compliquée ou romanesque dans laquelle on retrouve leur main . Lui , il était homme de science et de précision , et il ne se compromettrait ni par l' acte , ni par le sentiment : rien à craindre pendant , rien à craindre après . Caffié étranglé , ce ne serait pas sur un médecin que les soupçons se porteraient , ce serait sur une brute ; quand les médecins veulent tuer quelqu'un , ils opèrent savamment par le poison ou tout autre mort scientifique ; les brutes y vont brutalement ; le meurtre dit la profession de l' assassin . Quelques instants auparavant , la sueur l' inondait ; ce mot le glaça . Il se leva nerveusement et se mit à marcher à grands pas saccadés dans son cabinet . Le feu était éteint depuis longtemps déjà ; au dehors les bruits de la rue avaient cessé , et dans son cerveau résonnait le mot qu' il prononçait tout bas : assassin ! Était-il homme à se laisser influencer et arrêter par un mot ? Où sont les enrichis , les parvenus , les arrivés qui n' ont pas laissé derrière eux des cadavres sur le chemin parcouru ? Le succès les porte , et ils n' ont eu le succès que parce qu' ils avaient la force . Certainement la violence n' était pas une récréation , et il serait plus agréable de faire tranquillement son chemin , par la seule puissance , de l' intelligence et du travail , que de se l' ouvrir à coups de poing ; mais on ne le choisit pas , ce chemin , on est jeté dedans par les circonstances , par les fatalités de la vie , et qui veut arriver au bout n' a pas le choix de ses moyens ; s' il faut marcher dans la boue , qu' importe , quand on sait qu' on ne se crottera pas ? Si encore Caffié avait eu des héritiers , de pauvres gens sauvés de la misère par cette fortune sur laquelle ils comptaient , il se serait sans doute laissé toucher par cette considération : voleur , le mot était encore plus vilain que celui d' assassin ; mais à qui manqueraient les quelques billets de banque qu' il prendrait dans cette caisse ? Voler , c' est faire tort à quelqu'un . À qui ferait-il tort ? Il ne le voyait pas . Tandis qu' il voyait très distinctement l' armée d' affligés à laquelle il rendrait service . Un coup de sonnette timide le fit sursauter ; et il éprouva un mouvement de colère de se sentir si nerveux , lui ordinairement maître de son esprit comme de son corps . Il alla ouvrir : un homme vêtu en ouvrier le salua humblement . — Je vous demande bien pardon de vous déranger , monsieur le docteur . — Qu' est -ce qu' il y a ? — C' est rapport à ma femme que je viendrais vous chercher si vous vouliez bien venir . — Qu' a-t-elle ? — Elle est en mal d' enfant ; et ça ne va pas ; la sage-femme n' y est plus ; elle veut un médecin . — C' est la sage-femme qui vous a conseillé de venir me chercher ? — Non , monsieur le docteur ; elle m' a envoyé chez M . Legrand . — Eh bien ? — Son épouse m' a dit qu' il ne pouvait pas se lever rapport à sa bronchique . Alors le pharmacien m' a donné votre adresse . — C' est bon . — Je vas vous dire , monsieur le docteur , je suis un honnête homme , moi ; nous ne sommes pas riches , nous ne pourrons pas vous payer ... tout de suite . — J' y vais . Attendez -moi . Saniel prit ses instruments et suivit l' ouvrier qui , en route , lui expliqua ce qu' éprouvait sa femme . — Où allons-nous ? demanda Saniel , interrompant ces explications . — Rue de la Corderie . C' était derrière le marché Saint-Honoré , au sixième , sous les toits , dans une chambre proprette malgré sa pauvreté . Quand Saniel entra , la sage-femme vint au-devant de lui , et l' arrêtant , elle lui dit à voix basse , sentencieusement : — C' est un cas de dystocie par malformation du bassin . — L' enfant est vivant ? — Oui . — C' est bon , nous allons voir . Il s' approcha du lit et examina longuement la malade , qui répétait : — Je vais mourir ! Sauvez -moi , monsieur le médecin . — Mais certainement nous allons vous sauver , dit-il doucement ; je vous le promets . Il s' était relevé , et il avait ôté sa redingote , puis son gilet . — Donnez -moi un tablier , dit-il à la sage-femme en retroussant les manches de sa chemise . Elle lui apporta ce tablier et , tandis qu' il le nouait sous ses bras : — Eh bien ? demanda-t-elle . — Il n' y a qu' à tuer l' enfant pour sauver la mère ; on n' a que trop attendu . — Vous allez pratiquer l' embryotomie ! — Avec ça que je vais me gêner . L' opération fut longue , difficile , pénible , et , après qu' elle fut terminée , Saniel resta encore longtemps auprès de la malade ; quand il descendit dans la rue , cinq heures sonnaient à une horloge , et déjà la place du marché s' animait . Mais dans les rues , retrouvant le silence et la solitude de la nuit , il se prit à réfléchir : ainsi il n' avait pas hésité à tuer cet enfant , qui avait peut-être soixante ou quatre-vingts années de vie heureuse devant lui , et il s' arrêtait devant la mort de Caffié , qui n' avait plus qu' une misérable existence de quelques jours . L' intérêt d' une pauvre femme débile et rachitique l' avait décidé ; le sien , celui de l' humanité , le laissaient perplexe , irrésolu , faible et lâche . Quelle contradiction ! Il marchait les yeux baissés ; à ce moment , sur la chaussée , devant lui , il aperçut un objet brillant sous le scintillement du gaz ; il s' en approcha C' était un couteau de boucher , qu' un garçon allant à l' abattoir ou venant au marché avait perdu . Il hésita un moment s' il le ramasserait ou le laisserait là : puis , regardant autour de lui et ne voyant personne dans la rue déserte , n' entendant aucun bruit de pas dans le silence , il se baissa vivement et le prit . Le sort de Caffié était décidé . Quand , après deux heures de sommeil , Saniel s' éveilla , il ne pensa pas tout d' abord à ce couteau : il était las et ses idées confuses restaient engourdies ; machinalement il allait , venait dans la chambre , sans se rendre compte de ce qu' il faisait , comme s' il était en état de somnambulisme ; et cela l' étonnait , car jamais il ne ressentait la fatigue de l' esprit , pas plus que celle du corps , si peu qu' il eût dormi . Mais tout à coup , ses yeux ayant rencontré le couteau , qu' en rentrant il avait déposé sur le marbre de la cheminée , il reçut une commotion qui secoua son engourdissement et sa fatigue : ce fut comme un éclair qui l' aurait ébloui . Il le prit et , s' approchant de la fenêtre , il l' examina à la clarté pâle du jour naissant ; c' était un instrument solide qui , en une main ferme , serait une arme terrible : nouvellement aiguisé , il avait le fil d' un rasoir . Alors l' idée , la vision qu' il avait eue deux heures auparavant , lui revint nette et complète comme elle s' était présentée : à la nuit tombante , c' est-à-dire au moment où la concierge se trouvait dans le second corps de bâtiment , il montait chez Caffié , sans qu' on le vît passer , et , avec ce couteau , il lui coupait la gorge ; c' était aussi simple que facile , et ce couteau abandonné auprès du cadavre , de même que la nature de la plaie , disaient à la police qu' elle devait chercher un boucher ou , du moins , un homme habitué à se servir d' un couteau de ce genre . Lorsqu' il avait discuté , la veille , la mort de Caffié , le moment de l' exécution ainsi que le comment étaient restés dans le vague ; mais , maintenant le jour et le moyen étaient précisés : ce serait avec ce couteau et ce soir même . Cela le secoua de sa torpeur et lui donna un frisson . Mais il se fâcha contre cette faiblesse : savait-il ou ne savait-il pas ce qu' il voulait ? Irrésolu ou lâche ? Alors , sautant d' une idée à une autre , il pensa à une observation qu' il avait faite et qui semblait prouver que chez bien des sujets il y avait moins de fermeté le matin que le soir . Était -ce là un résultat du dualisme des centres nerveux , et la personnalité humaine était-elle double comme le cerveau ? y avait-il des heures où l' hémisphère droit est le maître de nos volontés ; y en avait-il d' autres où c' est le gauche ; l' un de ces hémisphères possède-t-il des qualités spéciales que l' autre n' a pas , et selon que c' est celui -ci ou celui -là qui est entré en activité , a-t -on tel caractère ou tel tempérament ? Cela serait curieux et reviendrait à dire que , mouton le matin , on peut être tigre le soir . Chez lui , c' était un mouton qui s' éveillait , que dans la journée un tigre dévorait . À quel hémisphère appartenait l' une ou l' autre de ces personnalités ? Mais il se fâcha de se laisser prendre par ces réflexions ; c' était bien l' heure , vraiment , d' étudier cette question de psychologie ; c' était de Caffié qu' il devait s' occuper et du plan qui , dans la rue , avant qu' il se décidât à ramasser ce couteau , s' était instantanément dessiné dans son esprit . Évidemment , les choses n' étaient ni aussi simples ni aussi faciles que tout d' abord il les avait vues , et pour que son plan réussit , il fallait tout un concours de circonstances qui pouvaient très bien ne pas se trouver réunies . La concierge ne le verrait-elle point passer ? Quelqu'un ne monterait ou ne descendrait-il pas l' escalier ? Serait-il seul ? Ouvrirait-il ? Ne sonnerait -on point quand ils seraient enfermés ensemble ? Il y avait là toute une série de questions qui ne s' étaient pas tout d' abord présentées à son esprit , mais qui maintenant s' imposaient . Il fallait les examiner , les peser , et ne pas se jeter à l' étourdie dans une aventure qui pouvait présenter de tels hasards . Toute la journée était à lui heureusement , et , comme dans l' état d' agitation où il se trouvait il n' y avait pas à penser au travail , il la donnerait à cet examen : l' enjeu en valait la peine ; son honneur et sa vie . Aussitôt qu' il fut habillé , il sortit et s' en alla droit devant lui par les rues dont le mouvement du matin encombrait déjà les trottoirs . Ce fut seulement quand il eut quitté le centre de Paris qu' il put réfléchir comme il le voulait , c' est-à-dire sans être dérangé à chaque instant par des gens pressés qu' il devait éviter ou par des lecteurs de journaux qui , ne regardant pas devant eux , se jetaient sur lui . Évidemment les risques étaient autrement sérieux qu' il n' avait imaginé , et , en les voyant se dessiner , il se demanda s' il devait aller plus loin . Supprimer Caffié , bien ; se faire prendre , non . Alors il fut surpris de constater qu' il n' éprouvait aucune déception ; au contraire , c' était plutôt une sorte d' apaisement qui se faisait en lui . — Si c' est impossible ... Il n' était pas homme à s' acharner follement contre l' impossible : il aurait fait un rêve ... un mauvais rêve , et ce serait tout . Il s' arrêta et , après un moment d' hésitation , tournant sur ses talons , il rebroussa chemin : à quoi bon aller plus loin ? Il n' avait plus à réfléchir ni à balancer le pour et le contre ; il fallait renoncer à ce plan , décidément trop dangereux . Mais il avait à peine fait quelques pas pour revenir chez lui qu' il se demanda si , réellement , ces dangers étaient tels qu' il venait de les entrevoir , et s' il se trouvait bien en face d' une impossibilité radicalement démontrée . Sans doute , la concierge pouvait le remarquer quand il passerait devant sa loge , soit en montant , soit en descendant ; mais elle pouvait aussi ne le point remarquer : cela , en réalité , dépendait de lui pour beaucoup , et de la façon de procéder . Tous les soirs , cette vieille concierge aux reins ankylosés avait à allumer le gaz dans deux corps de bâtiment , celui de la rue et celui de la cour . Elle commençait par celui de la rue et , avec la gêne qu' elle éprouvait à marcher , elle devait mettre un temps assez long à gravir ses cinq étages ainsi qu' à les redescendre . Que de la rue on guettât le moment où , à la nuit tombante , elle sortirait de sa loge , son rat-de-cave allumé à la main ; qu' on montât aussitôt l' escalier derrière elle , mais d' un peu loin et sans la rejoindre , de façon à se trouver sur le palier du premier étage quand elle -même arriverait sur celui du second , et on aurait tout le temps , l' affaire faite , de regagner la rue avant qu' elle fût revenue dans sa loge après avoir allumé le gaz de ses deux escaliers . Il s' agissait pour cela de procéder régulièrement , méthodiquement , sans se presser , mais aussi sans s' attarder . Était -ce impossible ? Là précisément se trouvait le point délicat , celui qu' il fallait examiner avec sang-froid , sans se laisser influencer par aucune autre considération que celle qui dérivait du fait même . Il avait donc eu tort de ne pas continuer sa route , et le mieux était assurément de sortir de Paris : à la campagne , dans les champs ou les bois , il trouverait le calme qui était indispensable à son cerveau surexcité , dans lequel les idées se choquaient comme les vagues d' une mer démontée . Il était en ce moment au milieu du faubourg Saint-Honoré : il prit une rue qui devait le conduire aux Champs-Élysées , à cette heure matinale , déserts assurément . Longuement il examina toutes les hypothèses qui pouvaient se présenter , et il arriva à la conviction que ce qui lui avait apparu impossible ne l' était nullement : qu' il conservât son calme , qu' il ne perdît pas le sentiment du temps écoulé et il pouvait très bien échapper à la concierge , -- ce qui était le point capital . À la vérité , le danger de la concierge écarté , tout n' était pas dit ; il restait celui d' être rencontré dans l' escalier par un locataire de la maison ; de même restait aussi la mauvaise chance de ne pas trouver Caffié chez lui ou qu' il ne fût pas seul , ou enfin qu' un coup de sonnette arrêtât levée la main au moment décisif ; mais , par cela même qu' elles dépendaient uniquement du hasard , ces circonstances ne pouvaient être décidées à l' avance : c' était un aléa ; si une d' elles se réalisait , il attendrait au lendemain ; ce serait une journée d' agitation de plus à passer . Mais une question qui devait être décidée à l' avance , parce que , sûrement , elle se présenterait avec des dangers sérieux , c' était celle de savoir comment il justifierait la venue entre ses mains d' une somme d' argent qui , providentiellement et à point nommé , le tirait des embarras contre lesquels il luttait : -- Vous avez payé vos dettes , c' est parfait ; avec quoi ? Vous étiez sans ressources , aux abois , noyé ; où avez -vous trouvé celles qui miraculeusement vous ont sauvé ? Il était arrivé au bois de Boulogne ; il continua d' aller devant lui ; mais , en passant devant une fontaine dont le clapotement attira son attention , il s' arrêta : bien que le temps fût humide et froid sous l' influence d' un fort vent d' ouest chargé de pluie , il avait la langue desséchée : il but deux gobelets d' eau , puis il reprit sa marche , sans s' inquiéter de savoir où elle le porterait . Alors il bâtit tout un arrangement qui lui parut ingénieux au moment où il lui vint à l' esprit : c' était pour emprunter trois mille francs qu' il s' était présenté chez Caffié ; pourquoi celui -ci ne les lui aurait-il pas prêtés , sinon le premier jour , au moins le second ? Ce serait avec cet emprunt qu' il aurait payé ses dettes , si on l' interrogeait jamais sur ce point ; pour prouver ce prêt , il n' avait qu' à souscrire un billet qu' il placerait dans la caisse et qu' on trouverait là . Le premier soin de ceux qui ont signé un engagement de ce genre n' est-il pas de le reprendre quand l' occasion s' en présente ? Puisqu'il n' aurait pas saisi cette occasion et fait disparaître son billet , ce serait la preuve qu' il n' aurait pas ouvert cette caisse . Entre autres avantages , cet arrangement avait celui de supprimer le vol : ce n' était plus qu' un emprunt ; plus tard il rendrait ces trois mille francs aux héritiers de Caffié ; tant pis pour celui -ci si c' était un emprunt forcé ! En rentrant dans Paris , il achèterait une feuille de papier timbré , et , comme il avait fait la veille une visite dont il avait touché le prix , cette dépense lui était possible . Arrivé à Saint-Cloud , il entra dans un cabaret et se fit servir un morceau de pain avec du fromage et du vin ; mais , s' il but beaucoup , il ne put que très peu manger , sa gorge serrée se refusant à avaler le pain . Il reprit sa route et s' engagea dans les chemins glaiseux qui courent sur les pentes du mont Valérien ; mais il était insensible au désagrément et à la fatigue des glissades sur un sol détrempé , et il allait toujours au hasard , n' ayant d' autre souci que de ne pas trop s' éloigner de la Seine , afin de pouvoir rentrer à Paris avant la nuit . Depuis qu' il s' était arrêté à cette combinaison du billet , il s' y complaisait ; mais , à force de l' examiner et de la retourner , il s' aperçut qu' elle n' était pas aussi ingénieuse qu' il avait cru , et même qu' elle pouvait le perdre . Est -ce que les débitants de papier timbré ne numérotent pas bien souvent leur papier ? Avec ce numéro , on pourrait remonter à celui qui avait vendu la feuille sur laquelle le billet était écrit et par lui à celui qui l' avait achetée . Et puis , était-il vraisemblable qu' un homme d' affaires méticuleux comme Caffié n' inscrivit pas sur un carnet ou sur un livre les prêts qu' il consentait , et l' absence de cette inscription , alors qu' on trouverait un billet , ne serait-elle pas un indice suffisant pour éveiller les soupçons et les guider ? Décidément , il n' échappait à un danger que pour tomber dans un autre : partout des chausse-trapes . Il eut un mouvement de découragement , mais sans aller jusqu' à la défaillance . Son erreur avait été de s' imaginer que l' exécution de l' idée qui lui était venue à l' esprit en ramassant le couteau était aussi simple que facile : mais , pour compliquée et périlleuse qu' elle fût , elle n' était pas impossible : qui n' a pas ses dangers ? La question qui , en fin de compte , se posait était celle de savoir s' il y avait en lui la force nécessaire pour faire tête à ces dangers , et sur ce terrain l' hésitation n' était pas possible : vouloir tout prévoir à l' avance était folie ; ce qu' il n' aurait pas pensé se produirait . Il revint vers Paris et , par le pont de Suresnes , rentra dans le bois de Boulogne ; comme il n' était pas encore trois heures , il avait tout le temps d' arriver rue Sainte-Anne avant la nuit ; mais , en route , une averse le força de s' abriter sous un champignon : et il resta là assez longtemps à regarder la pluie tomber , se demandant si ce hasard qu' il n' avait pas prévu n' allait pas déranger son plan , au moins pour ce soir même : un homme qui aurait reçu cette averse ne pourrait pas se promener dans la rue , devant la porte de Caffié , sans attirer l' attention des passants , et justement ce qui importait , c' était qu' il ne provoqua l' attention de personne . Enfin , la pluie cessa , et , à quatre heures quarante il arrivait chez lui : il lui restait quinze ou vingt minutes de jour , c' était plus qu' il ne lui en fallait . Il piqua la pointe du couteau dans un bouchon et , après l' avoir placé , entre les feuilles repliées d' un journal , dans la poche intérieure du côté gauche de sa redingote , il partit . Quand il arriva devant la porte de Caffié , la nuit n' était point encore tout à fait établie , et , si le gaz des boutiques flambait déjà , celui des lanternes de la rue n' avait pas encore été allumé . Le mieux et le plus sûr pour lui eût été de stationner devant la porte cochère et du côté opposé ; de là il guettait la concierge , qui n' aurait pas pu sortir de sa loge sans qu' il la vît . Mais bien que les passants fussent peu nombreux à ce moment , ils l' auraient peut-être remarqué : juste en face de cette porte cochère se trouvait un petit café , dont la devanture brillante de gaz le mettrait trop en pleine lumière . Il continua donc son chemin , mais lentement et presque aussitôt il revint sur ses pas . Toute irrésolution , toute hésitation avaient disparu , et le seul point sur lequel il s' interrogeât encore portait sur l' état dans lequel il se trouvait en ce moment même : il se sentait ferme , et son pouls , il en avait la certitude , battait son mouvement régulier : il était tel qu' il avait imaginé qu' il serait ; l' expérience confirmait ses prévisions : sa main ne tremblerait pas plus que sa volonté . Comme il repassait devant la maison , il vit la concierge sortir lentement de sa loge et fermer avec soin sa porte , dont elle mit la clef dans sa poche ; de la main gauche , elle tenait quelque chose de blanchâtre que dans l' obscurité il distinguait mal , mais qui devait être un rat-de-cave , qu' elle n' avait point allumé de peur sans doute que le vent qui s' engouffrait sous la voûte de la porte cochère ne l' éteignît . C' était là une circonstance favorable qui lui donnait une ou deux minutes en plus de celles sur lesquelles il avait compté , puisque dans l' escalier elle serait obligée de frotter des allumettes pour allumer son rat-de-cave ; et , dans l' exécution de son plan , deux minutes , une seule minute même , pouvaient avoir une importance décisive . À pas traînants , le dos voûté , elle disparut par le vestibule de l' escalier ; alors il continua son chemin comme un simple passant , afin qu' elle eût le temps de monter le premier étage ; puis , tournant sur lui -même , il revint à la porte-cochère et la franchit vivement : à la lueur du bec de gaz du vestibule , il vit à sa montre , qu' il tenait dans la main , qu' il était cinq heures quatorze minutes ; il fallait donc , si son calcul était juste , qu' à cinq heures vingt-quatre ou vingt-cinq minutes il passât devant la loge , qui devait être vide encore à ce moment . Au-dessus de lui il entendit , dans l' escalier , le pas lourd de la concierge ; elle venait d' allumer le bec du premier étage et continuait son ascension lentement . À pas rapides mais légers , il monta derrière elle , et , en arrivant à la porte de Caffié , il sonna en s' appliquant à ce que ce ne fût ni trop brutalement ni trop timidement ; puis il frappa à coups également espacés , comme il lui avait été indiqué . Caffié était-il seul ? Jusque -là , tout avait marché à souhait : personne sous le vestibule , personne dans l' escalier ; la chance était pour lui ; l' accompagnerait-elle jusqu' au bout ? Pendant qu' il attendait à la porte , se posant cette question , une idée lui traversa l' esprit : il ferait une dernière tentative ; si Caffié consentait le prêt , il se sauvait lui -même ; s' il le refusait , il se condamnait . Après quelques secondes qui lui parurent longues comme des heures , son oreille aux aguets perçut des bruits qui annonçaient que Caffié était chez lui : un grattement de bois sur le carreau disait qu' un siège avait été repoussé ; des pas lourds traînèrent , puis le pêne grinça et la porte s' entrouvrit avec précaution . — Ah ! c' est vous , mon cher monsieur ! dit Caffié avec surprise . Saniel était entré vivement et avait lui -même refermé la porte en l' appuyant bien . — Est -ce que nous avons du nouveau ? demanda Caffié , en passant de l' entrée dans son cabinet . — Non , répondit Saniel . — Eh bien , alors ? demanda Caffié en prenant place dans son fauteuil devant son bureau , qu' éclairait une lampe , c' est donc pour ma jeune personne que vous venez ; cet empressement est d' un heureux augure . — Non , ce n' est pas de cette jeune personne que je veux vous entretenir ... — Je le regrette . Saniel avait tiré sa montre en s' asseyant vis-à-vis de Caffié ; deux minutes s' étaient écoulées depuis qu' il avait quitté le vestibule ; il fallait se hâter ... De peur de ne pas se rendre compte du temps écoulé , il garda sa montre dans sa main . — Vous êtes pressé ? — Oui , et je viens tout de suite au fait : c' est de moi qu' il s' agit , de ma position , et c' est un dernier appel que je veux vous adresser . Il faut jouer cartes sur table . Vous pensez sans doute , que poussé par ma détresse et voyant que je vais être à jamais perdu , je me déciderai à accepter ce mariage qui me sauverait ? — Pouvez -vous supposer ça , mon cher monsieur ? s' écria Caffié . Mais Saniel l' arrêta : — Le calcul est trop naturel pour que vous ne l' ayez pas fait . Eh bien , je dois vous dire qu' il est faux : jamais je ne me prêterai à pareil marché . Renoncez donc à votre projet , et revenons à ma demande : j' ai absolument besoin de ces trois mille francs , et je les payerai le prix que vous -même fixerez . — Je n' ai pas trouvé de bailleur , mon cher monsieur ; j' en ai été bien peiné , je vous assure ; mais que voulez -vous ? — Que vous fassiez un effort vous -même . — Moi ! mon cher monsieur ? — C' est à vous que je m' adresse . — Mais je n' ai pas d' argent liquide ! — C' est un appel désespéré que je tente . Je comprends que la longue pratique des affaires vous ait rendu peu sensible aux misères que vous voyez tous les jours ... — Insensible ! Dites qu' elles me navrent , mon cher monsieur . — ... Mais ne vous laisserez -vous pas toucher par celle d' un homme jeune , intelligent , courageux , qui va se noyer faute d' une main tendue vers lui ? Pour vous , ce secours que je vous demande avec cette insistance n' est rien ... — Trois mille francs , ce n' est rien ! Bigre ! comme vous y allez ! — Pour moi , si vous me les refusez , c' est la mort . Saniel avait commencé à parler les yeux fixés sur les aiguilles de sa montre , mais bientôt , entraîné par la fièvre de la situation , il les avait relevés pour regarder Caffié et voir l' effet qu' il produisait sur lui ; dans ce mouvement il avait fait une découverte qui détruisait toutes ses combinaisons . Le cabinet de Caffié était une pièce plus longue que large qui , par une fenêtre haute , prenait jour sur la cour ; n' étant venu dans ce cabinet que la nuit , il n' avait point fait attention que cette fenêtre n' était fermée ni par des volets , ni par des rideaux , pas plus de mousseline que d' étoffe drapée : le vitrage tout simple . À la vérité , deux grands rideaux de damas de laine pendaient de chaque côté de la fenêtre ; mais ils n' étaient pas tirés . S' adressant à Caffié , placé entre lui et cette fenêtre , Saniel s' était tout à coup aperçu que , de l' autre côté de la cour , dans le second corps de bâtiment , au deuxième étage , deux fenêtres éclairées faisaient vis-à-vis au cabinet et que de là on plongeait dans ce cabinet de manière à voir tout ce qui s' y passait . Comment exécuter son plan sous les yeux des gens qu' il voyait aller et venir dans cette chambre ? Ce serait sûrement se perdre . En tout cas , c' était risquer une aventure si hasardeuse qu' il aurait fallu être fou pour la tenter , et il ne l' était point ; jamais même il ne s' était senti si maître de son esprit et de ses nerfs . Aussi n' était -ce plus pour sauver la vie de Caffié qu' il plaidait , c' était pour se sauver lui -même en arrachant ce prêt . — Je ne puis , à mon grand regret , que vous répéter ce que je vous ai déjà dit , mon cher monsieur : pas d' argent liquide ! Et il se prit la mâchoire en geignant comme si ce refus réveillait ses douleurs de dents . Saniel s' était levé : évidemment il ne lui restait qu' à partir : c' était fini et , au lieu d' en être désespéré , il en éprouvait comme un soulagement . Mais , prêt à se diriger vers l' entrée , un éclair lui traversa l' esprit . Vivement il regarda sa montre , que depuis un certain temps déjà il ne consultait plus ; elle marquait cinq heures vingt minutes : il lui restait donc quatre minutes , cinq au plus . — Pourquoi ne fermez -vous pas ces grands rideaux ? dit-il ; je suis sûr que vos douleurs sont causées pour beaucoup par le vent que donne cette fenêtre mal close . — Vous croyez ? — J' en suis sûr ; vous avez besoin de chaleur à la tête et vous devez éviter les courants d' air . Passant derrière le dos de Caffié , il alla à la fenêtre pour tirer les rideaux , mais les cordons résistèrent . — C' est qu' il y a des années qu' ils n' ont été fermés , dit Caffié ; sans doute les cordons sont emmêlés . Je vais vous éclairer . Et , prenant la lampe , il vint à la fenêtre , la tenant haut pour éclairer les cordons . En un tour de main , Saniel eut détressé les cordons , et les rideaux qu' il tira glissèrent sur leurs tringles en fermant à peu près la fenêtre . — C' est vrai qu' il venait beaucoup de vent par cette fenêtre , dit Caffié ; je vous remercie , mon cher docteur . Tout cela avait été fait avec une rapidité fiévreuse qui étonna Caffié . — Décidément vous êtes pressé ? dit-il . — Oui , très pressé . Il regarda sa montre . — Pourtant j' ai encore le temps de vous donner une consultation si vous le désirez . — Je ne voudrais pas abuser ... — Vous n' abusez pas . — Mais si ! Asseyez -vous dans votre fauteuil et montrez -moi votre bouche . Pendant que Caffié s' asseyait , Saniel continuait d' une voix vibrante : — Vous voyez que je fais le bien pour le mal . — Comment cela , mon cher monsieur ? — Vous me refusez un service qui aurait pu me sauver , et moi , je vous donne une consultation ; il est vrai que c' est la dernière . — Et pourquoi la dernière , mon cher monsieur ? — Parce que la mort est entre nous . — La mort ! — Ne la voyez -vous point ? — Non . — Moi , je la vois . — Il ne faut pas avoir de des idées -là , mon cher monsieur ; on ne meurt pas parce qu' on ne peut pas payer trois mille francs . Le fauteuil dans lequel Caffié avait pris place était un vieux voltaire au dos incliné , et il se tenait dedans renversé : comme il portait des cols de chemise trop larges depuis son amaigrissement , et des cravates étroites à peine nouées , il tendait la gorge autant que la mâchoire . Saniel , derrière le fauteuil , avait de sa main droite tiré le couteau , en même temps que de la gauche il appuyait fortement sur le front de Caffié , et d' un coup puissant , rapide comme l' éclair , il avait tranché le larynx au-dessous de la glotte , ainsi que les deux artères carotides avec les veines jugulaires ; de cette blessure terrible s' était échappé un gros jet de sang qui , traversant le cabinet , avait été s' écraser contre la porte d' entrée ; pas un cri n' avait pu être formé par la trachée , coupée net , et dans son fauteuil Caffié était agité de convulsions générales qui lui secouaient tout le corps , les jambes et les bras . Sortant de derrière le fauteuil , Saniel , qui avait jeté le couteau à terre , l' observait la montre à la main , comptant les battements de l' aiguille des secondes , et à mi-voix , il les notait : une , deux , trois ... À quatre-vingt-dix , les convulsions cessèrent . Il était cinq heures vingt-trois minutes : maintenant il importait de se presser et de ne pas perdre une seconde . Le sang , après avoir jailli en gros jet , avait coulé le long du corps et mouillé la poche du gilet dans laquelle devait se trouver la clef de la caisse ; mais le sang ne produit pas le même effet sur un médecin ou sur un boucher que sur ceux qui ne sont pas habitués à sa vue , à son odeur et à son toucher : malgré la mare tiède dans laquelle elle baignait , Saniel prit la clef , et après s' être essuyé la main à l' un des pans de la redingote de Caffié , il l' introduisit dans la serrure . Le pêne allait-il jouer librement , ou bien le mécanisme était-il fermé par une combinaison ? La question était poignante ... La clef tourna et la porte s' ouvrit . Sur une tablette et dans une sébile étaient les liasses de billets de banque et les rouleaux d' or qu' il avait vus le soir où le garçon de recette était venu toucher une traite : brusquement , sans compter , au hasard , il les fourra dans ses poches et , sans refermer la caisse , il courut à la porte d' entrée , ayant soin seulement de ne pas marcher dans les filets de sang qui , sur le carreau en pente , avaient coulé vers cette porte . L' heure pressait . C' était maintenant le moment du plus grand danger , celui d' une rencontre derrière cette porte ou dans l' escalier : il écouta , aucun bruit ; il sortit : personne . Sans courir , mais en se hâtant , il descendit l' escalier . Regarderait-il dans la loge ou détournerait-il la tête ? Il regarda et ne vit pas la concierge . Une seconde après , il se trouvait dans la rue , mêlé aux passants , et respirait . Il n' avait plus à s' observer , à écouter , à tendre ses nerfs , à retenir son cœur , il pouvait marcher librement et réfléchir . Sa première pensée fut de chercher à se rendre compte de ce qu' il éprouvait , et il trouva que c' était un immense soulagement , quelque chose d' analogue sans doute à l' état de l' asphyxié qui revient à la vie : physiquement , il avait repris son calme ; moralement , il ne sentait en lui aucun trouble , aucun remords : il ne s' était donc pas trompé dans sa théorie quand il avait expliqué à Philis que chez l' homme intelligent le remords précède l' action et ne la suit pas . Mais où il s' était trompé , c' était en s' imaginant qu' il apporterait dans son acte un sang-froid et une force qui en réalité lui avaient complètement manqué . Allant d' une idée à une autre , ballotté par l' irrésolution , il n' avait nullement été l' homme fort qu' à l' avance il croyait être : celui qui marche au but sans s' émouvoir , prêt à faire face à toute attaque d' où qu' elle vienne , maître de ses nerfs comme de sa volonté , en pleine possession de tous ses moyens . Au contraire , il avait été le jouet de l' agitation et de la faiblesse . Si un danger sérieux s' était dressé sur sa route , il n' aurait su de quel côté l' aborder , la peur l' eût paralysé et incontestablement il se serait perdu lui -même . À la vérité , sa main avait été ferme , mais sa tête avait été affolée . Il y avait là quelque chose d' humiliant qu' il fallait qu' il s' avouât et , ce qui était plus grave , d' inquiétant ; car , par cela que tout avait marché à souhait jusqu' à présent , tout n' était pas fini et même rien n' était commencé . Si les recherches que la justice allait entreprendre venaient jusqu' à lui , comment se défendrait-il ? Il se croyait bien certain de n' avoir pas été vu dans la maison de Caffié au moment où le crime avait été commis ; mais sait -on jamais si on a été vu ou si on ne l' a pas été ? De même il y avait la provenance de l' argent qu' il allait employer pour payer ses dettes qui pouvait devenir une accusation contre laquelle il lui serait difficile de se défendre . « Vous étiez sans ressources hier , aux abois ; comment , du jour au lendemain , vous êtes -vous procuré les sommes considérables pour vous , avec lesquelles vous avez désintéressé vos créanciers ? » -- Cette question , il l' entendait sans plus lui trouver de réponse maintenant qu' au moment où pour la première fois il l' avait examinée ; et ce n' était plus pour un jour indéterminé qu' il fallait la résoudre , c' était pour demain ; en tout cas , il devait se tenir prêt comme si certainement c' eût été pour le lendemain . Et ce qui pouvait la compliquer , c' était que Caffié , en homme de précaution qu' il était , eût pris soin de relever , sur un livre qu' on trouverait , les numéros de ses billets de banque . En quittant la rue Sainte-Anne il avait pris la rue Neuve-des-Petits-Champs pour rentrer chez lui déposer ses billets de banque , faire disparaître les taches de sang qui avaient dû l' éclabousser et laver ses mains , surtout la droite , encore rouge ; mais tout à coup l' idée lui passa par l' esprit qu' il pouvait être suivi et que ce serait folie de dire où il demeurait . Alors , pressant assez le pas pour forcer à courir celui qui le suivrait , il se lança devant lui , n' ayant d' autre souci que de prendre des rues mal éclairées , celles où il y avait peu de chances pour qu' on vît les taches , si elles se montraient sur ses vêtements , son linge ou ses chaussettes . Il marcha ainsi pendant une demi-heure environ , tournant et retournant sur sa piste , la brouillant , et après avoir traversé deux fois la place Vendôme où il avait pu voir loin derrière lui , il s' était décidé à rentrer , ne sachant trop s' il devait être satisfait d' avoir ainsi dérouté les recherches ou s' il ne devait pas plutôt être furieux d' avoir cédé à une sorte de panique . Comme il passait devant la loge sans s' arrêter , son concierge l' appela et , sortant aussitôt , lui remit une lettre avec un empressement peu ordinaire ; Saniel , qui voulait échapper à tout examen , la prit vivement et la fourra dans sa poche . — C' est une lettre importante , dit le concierge ; le domestique qui me l' a remise m' a dit qu' elle renfermait de l' argent . Il fallait cette recommandation pour qu' en un pareil moment Saniel eût la pensée de l' ouvrir , -- ce qu' il fit en entrant chez lui . « Je ne veux pas , mon cher docteur , quitter Paris pour Monaco , où je vais passer deux ou trois mois , sans vous adresser tous nos remerciements . « Votre bien reconnaissant « C . DUPHOT . » Ces remerciements étaient représentés par deux billets de cent francs , paiement plus que suffisant pour les soins que Saniel avait donnés , quelques mois auparavant , à la maîtresse de cet ancien camarade . Que lui importaient maintenant ces deux cents francs qui , quelques jours plus tôt , lui eussent été si utiles ; il les jeta sur son bureau ; et tout de suite , après avoir allumé deux bougies , il passa l' inspection de ses vêtements et de son linge . La précaution qu' il avait prise de se placer derrière le fauteuil lui avait réussi ; le sang , en jaillissant en avant et de chaque côté , ne l' avait pas atteint ; seules , la main qui tenait le couteau et la manchette de la chemise avaient été éclaboussées ; mais cela était sans conséquence : un médecin a bien le droit d' avoir du sang sur ses manches , et cette chemise allait rejoindre celle avec laquelle il avait , la nuit précédente , délivré la femme de la rue de la Corderie . Dégagé de ce souci , il ne l' était point de celui de l' argent qui chargeait encore ses poches ; il les vida sur son bureau , où il compta le tout : cinq rouleaux d' or de mille francs et trois liasses de dix mille francs chacune en billets de banque . Comment se débarrasser tout de suite de cette somme , pour lui considérable , et comment , plus tard , justifier de sa provenance quand le moment serait venu ... s' il venait ? La question était complexe , et , malheureusement pour lui , il n' était guère en état de l' examiner froidement . Pour l' or , il n' avait qu' à brûler tout de suite les papiers des rouleaux ; les louis n' ont ni numéros ni marques particulières ; mais les billets en ont : où les cacher en attendant qu' il sût par les journaux si Caffié avait ou n' avait pas noté ces numéros ? Tout en brûlant les papiers sur lesquels Caffié avait écrit de sa main « 1000 francs . » il cherchait la cachette qu' il lui fallait : derrière une glace , sous le chambranle de la cheminée qu' il soulèverait , sous une feuille de parquet , dans ses livres : mais tous ces moyens ne lui paraissaient pas assez sûrs pour que , dans une perquisition bien conduite , on ne découvrit pas cette cachette , ce qui le perdrait . Comme il promenait ses regards autour de lui , demandant aux choses une inspiration que son cerveau ne lui fournissait pas , ils tombèrent sur la lettre qu' il venait de recevoir , et ce fut elle qui lui en suggéra une moins banale : Duphot était à Monaco pour jouer ; pourquoi n' irait-il pas aussi et ne jouerait-il pas ? N' ayant ni parents ni amis auprès desquels il pût se procurer une certaine somme , sa seule ressource était de la demander au jeu , et , dans la position désespérée qui était la sienne au vu et au su de tout le monde , rien de plus naturel que cette tentative : il venait de recevoir deux cents francs qui ne pouvaient pas le sauver de ses créanciers ; il les risquait à la roulette de Monaco . Qu' il gagnât ou qu' il perdît , peu importait ; il aurait joué . Cela suffisait . On l' aurait vu au jeu . Qui saurait s' il y avait perdu ou gagné ? Il raconterait qu' il avait gagné ; personne pour le contredire . De Monaco , il ferait payer Jardine par un mandat télégraphique , sur les cinq mille francs en or , qui seraient plus que suffisants pour cela ; et , quand il rentrerait à Paris , il se débarrasserait de ses autres créanciers avec ce qui lui resterait . L' affaire de la provenance tranchée , et il lui sembla qu' elle l' était intelligemment , ne résolvait pas celle des billets de banque qui , étalés devant ses yeux , le gênaient . Qu' en faire ? Il eût été vraiment plus sage à lui de ne pas les prendre dans la caisse . Si légères que fussent en réalité ces trois liasses , elles l' écrasaient , et sous leur poids , il se sentait paralysé . Un moment , il pensa à allumer du feu et à les jeter dedans . Mais la réflexion le retint : ne serait -ce pas folie d' anéantir cette fortune ; en tout cas , ne serait -ce pas la marque d' un esprit borné , peu fertile en ressources ? Il fallait chercher ; il fallait trouver ; et en cherchant bien , un moyen se présenterait assurément . Il chercha donc ; mais , si profondément absorbé qu' il voulût être , il ne parvenait pas à chasser une pensée qui s' imposait à son esprit : Que se passait-il maintenant , rue Sainte-Anne ? La mort était-elle découverte ? C' était là qu' il aurait dû être pour voir , au lieu de se tenir poltronnement enfermé dans ce cabinet où il se dévorait . Pendant quelques instants , il essaya de résister à cette obsession ; mais elle était plus forte que sa volonté et que son raisonnement : tant qu' il serait sous son influence , il ne trouverait rien . Bon gré , mal gré , que ce fût fou ou censé , il fallait qu' il y allât . Il se lava les mains , changea de chemise et , après avoir jeté les billets et l' or dans un tiroir , il partit . Il se rendait très bien compte qu' il y avait un certain danger à laisser chez lui ces preuves du crime , qui , trouvées dans une perquisition , l' accablaient sans qu' il pût se défendre ; mais il se disait que cette perquisition immédiate était invraisemblable et que , s' il ne faisait pas entrer la vraisemblance dans ses calculs , le probable et l' improbable , mieux valait pour lui ne pas raisonner : c' était une chance qu' il courait , mais combien de bonnes n' avait-il pas de son côté ! Il avait parcouru la rue Neuve-des-Petits-Champs à pas pressés ; mais , en approchant de la rue Sainte-Anne , il ralentit sa marche , regardant devant lui , autour de lui , écoutant : rien d' insolite ne le frappa ; de même quand il tourna dans la rue Sainte-Anne , il lui trouva son aspect ordinaire : peu de passants , pas de curieux , pas de groupes sur les trottoirs , pas de boutiquiers sur le pas de leurs portes ; rien que ce qui se voyait tous les jours . Sans aucun doute , on n' avait rien découvert encore . Alors il s' arrêta , jugeant inutile d' aller plus loin ; déjà il n' avait passé que trop de fois devant la porte de Caffié , et quand on était bâti comme lui , d' une taille au-dessus de la moyenne , avec une physionomie et une tournure qui n' étaient pas celles de tout le monde , on devait éviter de provoquer l' attention . Pendant quelques minutes , il se promena à petits pas , allant , revenant de la rue Neuve-des-Petits-Champs à la rue du Hasard ; de là il voyait jusqu' à la maison de Caffié , et il en était cependant assez éloigné pour qu' on n' imaginât pas qu' il montait la garde devant . Mais cette promenade , toute naturelle cependant et que dans des circonstances ordinaires il eût continuée , pendant une heure sans penser qu' on pouvait s' en étonner , ne tarda pas à l' inquiéter : il lui sembla qu' on le regardait , et , deux passants s' étant arrêtés pour causer , il se demanda si ce n' était pas de lui : pourquoi ne continuaient -ils pas leur chemin ? Pourquoi de temps en temps tournaient -ils la tête de son côté ? Des commis qui rentraient un étalage dans leur magasin l' inquiétèrent plus encore : ils ne se pressaient point d' achever leur besogne et , chaque fois qu' ils revenaient sur le trottoir , ils le poursuivaient de leurs regards curieux ; plus tard , ils pourraient être de dangereux témoins . Il abandonna la place et , comme il ne voulait pas , comme il ne pouvait pas se décider à s' éloigner de « la maison » , il trouva ingénieux d' aller s' attabler dans le petit café qui lui faisait vis-à-vis . En entrant , il s' assit près de la porte , à une table appuyée contre la devanture et qui lui parut un excellent observatoire , d' où il surveillerait facilement la rue . — Il faut servir à monsieur ? demanda le garçon . — Du café . Ce fut machinalement qu' il fit cette réponse , sans savoir ce qu' il disait , et il n' y pensa qu' après l' avoir lâchée , se demandant s' il était naturel de prendre du café à cette heure : les gens attablés dans la salle buvaient des apéritifs ou de la bière ; n' était -ce pas une maladresse ? Mais tout lui semblait une maladresse , comme tout lui semblait dangereux ; ne pourrait-il donc reprendre son sang-froid et sa raison ? Il but son café lentement , à petits coups ; puis il se fit donner un journal , pour prendre une contenance . La rue était toujours calme , et les gens sortaient du café les uns après les autres ; sur une table du fond , on servit le dîner pour le personnel du café . Et lui , derrière son journal , réfléchissait : c' était sa fièvre de curiosité qui lui avait fait admettre que la mort de Caffié devait être découverte dans la soirée ; en réalité , elle pouvait très bien ne l' être que le lendemain : autant de raisons se présentaient pour une hypothèse que pour l' autre , et il ne pouvait pas rester dans ce café jusqu' au lendemain , ni même jusqu' à minuit ; peut-être n' y était-il déjà resté que trop longtemps . Cependant il ne voulut pas encore partir et , comme il ne pouvait pas , croyait-il , lire indéfiniment , il demanda ce qu' il fallait pour écrire et paya le garçon , de façon à sortir au plus vite si quelque incident se produisait . Quoi écrire ? Barbouiller simplement du papier . Il voulut se forcer à mettre en ordre un travail prêt , pour lequel le temps lui avait manqué : ce serait une épreuve qui lui dirait de quoi il était capable . Chose curieuse , il put en écrivant suivre ses idées et trouver le mot propre , mais , quand il se relisait , sa volonté lui échappait : il était dans la rue . Le temps cependant s' écoulait ; tout à coup , il se fit un mouvement sous la porte cochère de « la maison » , et un homme traversa la rue en courant ; trois ou quatre personnes s' arrêtèrent et se groupèrent . — Il sortit sans trop se presser et , d' une voix qu' il affermit , il demanda ce qui se passait . — Un agent d' affaires a été assassiné chez lui : on est parti chercher la police au bureau de la rue du Hasard . Saniel était venu là pour voir et savoir , sans avoir arrêté , pendant sa longue attente , ce qu' il devrait faire . Instantanément , avec un esprit de décision qui lui avait si souvent manqué depuis la veille , il résolut de monter chez Caffié avec la police : n' était-il pas médecin , et , de plus , médecin de la victime ? — Un homme d' affaires ! dit-il ; est -ce M . Caffié ? — Précisément . — Mais je suis son médecin ! — Un médecin ! voici un médecin ! crièrent quelques voix . On s' écarta et Saniel entra sous la porte cochère , où la concierge , à demi défaillante , était assise sur une chaise , entourée de toutes les bonnes de la maison et de quelques voisins à qui elle racontait l' aventure . En jouant des coudes , il parvint à s' approcher d' elle . — Qui a dit que M . Caffié était mort ? demanda-t-il avec autorité . — Personne n' a dit qu' il était mort ; pas moi au moins . — Alors ? — Alors , il y a une tache de sang qui , de son cabinet , a coulé sur le palier , même que ça ressemble aux ordures d' un chat , sans y ressembler , et comme il est chez lui , puisque de la cour on voit faiblement la lumière de sa lampe , qu' il ne laisse jamais brûler quand il va dîner ... on croit qu' il y a du malheur ; et puis pourquoi que ses rideaux sont fermés ? Lui , les laissait toujours ouverts . À ce moment , deux sergents de ville entrèrent sous la porte , précédant un serrurier armé d' un trousseau de crochets , et un petit homme à lunettes , à la mine fine et futée , coiffé d' un chapeau mécanique sous lequel tombaient des cheveux blonds frisants -- le commissaire de police , probablement . — À quel étage ? demanda-t-il à la concierge . — Au premier . — Venez avec nous . Il commençait à monter l' escalier , accompagné de la concierge , du serrurier et d' un agent ; Saniel voulut les suivre ; le second agent lui barra le passage . — Pardon , monsieur le commissaire , dit Saniel . — Que voulez -vous , monsieur ? — Je suis le médecin de M . Caffié . — Monsieur ? — Le docteur Saniel . — Laissez passer monsieur le docteur , dit le commissaire , mais seul ; faites sortir tout le monde et qu' on ferme la porte cochère ! En arrivant sur le palier , le commissaire s' arrêta pour regarder la tache brune qui , en coulant sous la porte , s' était étalée sur le carreau , Caffié n' ayant jamais eu de paillasson . — C' est bien une tache de sang , dit Saniel , qui s' était baissé pour l' examiner et avait trempé son doigt dedans . — Ouvrez la porte , commanda le commissaire au serrurier ; elle doit n' être fermée qu' au demi-tour . Le serrurier examina l' entrée , chercha dans ses crochets , en choisit un et au premier essai la porte s' ouvrit . — Que personne n' entre ! dit le commissaire . Monsieur le docteur , veuillez me suivre . Et , passant le premier , il pénétra dans le premier cabinet , celui du clerc , suivi de Saniel . Deux petits ruisseaux de sang déjà épaissi , partant du fauteuil de Caffié et courant sur la pente du carreau qui s' inclinait du côté de l' escalier , s' étaient réunis en cette tache qui avait fait découvrir le crime ; le commissaire et Saniel eurent soin de ne pas marcher dedans . — Le malheureux a eu le cou coupé , dit Saniel . La mort remonte à deux ou trois heures ; rien à faire . — Pour vous , monsieur le docteur , mais pas pour moi . Et , se baissant , il ramassa le couteau auprès du fauteuil . — N' est -ce pas un couteau de boucher ? demanda Saniel , qui n' était venu là que pour jeter ce mot . — Cela en a tout l' air . Il avait relevé la tête de Caffié et il examinait la blessure : — Vous voyez , dit-il , que la victime a été égorgée ; le coup a été porté de gauche à droite par une main ferme qui devait être habituée à manier ce couteau ; mais ce n' est pas seulement une main forte et exercée qui a tué , c' est aussi une intelligence qui savait comment elle devait procéder pour que la mort fût rapide , presque foudroyante et en même temps silencieuse . — Vous croyez à un boucher ? — À un tueur de profession : le larynx a été tranché au-dessous de la glotte , et du même coup les deux artères carotides avec les veines jugulaires . Comme l' assassin avait dû relever la tête , la victime n' a pu pousser aucun cri ; il y a eu un jet de sang considérable , et la mort a dû arriver en une ou deux minutes . — La scène me paraît très bien reconstituée , dit le commissaire . — Le sang a dû jaillir dans cette direction , continua Saniel en montrant l' entrée ; mais , comme la porte de cette entrée était ouverte , on ne vit rien . Pendant , que Saniel parlait , le commissaire jetait autour de lui un regard circulaire , ce regard du policier qui voit tout et ramasse tout . — La caisse est ouverte , dit-il ; l' affaire se caractérise : assassinat suivi de vol . Une porte faisait vis-à-vis à celle de l' entrée , le commissaire l' ouvrit : c' était celle de la chambre à coucher de Caffié . — Je vais vous donner un homme pour vous aider à transporter le cadavre dans cette chambre , où vous pourrez continuer votre examen plus à l' aise , tandis que , moi , je pourrai plus facilement aussi me livrer à mes investigations dans ce cabinet . Saniel aurait voulu rester dans le cabinet pour assister à ces investigations ; mais soulever une objection était impossible . Le fauteuil fut roulé dans la chambre , où les bougies de la cheminée avaient été allumées , et , quand le cadavre eut été étendu sur le lit , le commissaire retourna dans le cabinet . Saniel fit durer son examen aussi longtemps qu' il put , afin de ne pas quitter la maison , mais cependant il ne pouvait pas le prolonger au delà de certaines limites ; lorsqu' elles furent atteintes , il revint dans le cabinet du clerc , où le commissaire s' était installé , et recevait la déposition de la concierge . — Ainsi , disait-il , de cinq à sept heures , personne ne vous a demandé M . Caffié ? — Personne ; mais je suis sortie de ma loge à cinq heures un quart pour allumer le gaz de mes escaliers ; ça m' a bien pris vingt minutes , parce que je ne suis plus souple , et pendant ce temps -là on a pu monter et descendre l' escalier sans que je voie ceux qui passent devant la loge . — Eh bien , demanda le commissaire à Saniel , avez -vous trouvé quelque chose de caractéristique ? — Non ; il n' y a pas d' autre blessure que celle du cou . — Voulez -vous rédiger votre rapport médico-légal pendant que je continue mon enquête ? — Volontiers . Et , sans attendre , il s' assit au bureau du clerc , faisant vis-à-vis au secrétaire du commissaire , arrivé depuis quelques instants . — Je vais vous faire prêter serment , dit le commissaire . Quand cette formalité fut accomplie , Saniel commença son rapport : « Nous soussigné , Victor Saniel , docteur en médecine de la Faculté de Paris , demeurant à Paris , rue Louis-le-Grand , après avoir prêté serment de remplir en honneur et conscience la mission qui nous est confiée ... » Tout en écrivant , il était attentif à ce qui se disait autour de lui et ne perdait pas un mot de la déposition de la concierge . — Je suis certaine , disait-elle , que de cinq heures et demie à maintenant il n' a passé par l' escalier que des gens de la maison . — Mais avant cinq heures et demie ? — Je vous ai dit que , de cinq heures un quart à cinq heures et demie , je n' étais pas dans ma loge . — Et avant cinq heures un quart ? — Il a passé bien des personnes que je ne connais pas . — Parmi ces personnes s' est-il trouvé quelqu'un qui vous ait demandé M . Caffié ? — Non ; c' est-à-dire , si . Il y a quelqu'un qui m' a demandé si M . Caffié était chez lui ; mais , celui -là , je le connais bien ; c' est pour cela que je répondais non . — Et quel est ce quelqu'un ? — Un ancien clerc de M . Caffié . — Il s' appelle ? — M . Florentin ... M . Florentin Cormier . La main de Saniel s' arrêta , mais il eut la force de ne pas lever la tête . — À quelle heure est-il venu ? demanda le commissaire . — Vers les trois heures , plutôt avant qu' après . — L' avez -vous vu repartir ? — Bien sûr ; même qu' il m' a parlé . — Quelle heure était-il ? — Trois heures et demie . — Croyez -vous que la mort puisse remonter à ce moment ? demanda le commissaire en s' adressant à Saniel . — Non ; je crois qu' elle peut être fixée entre cinq et six heures . — Il ne faut pas que M . le commissaire puisse soupçonner M . Florentin , s' écria la concierge ; c' est un bon jeune homme , incapable de faire du mal à une puce . Et puis , il y a une bonne raison pour que la mort ne remonte pas à trois heures ou trois heures et demie : c' est que la lampe de M . Caffié était allumée , et vous savez , le pauvre monsieur , c' était pas un homme à allumer sa lampe en plein jour ; regardant qu' il était ... comme il convient . Brusquement , elle s' interrompit en se donnant un coup de poing au front . — V'là que ça me revient et vous allez voir que M . Florentin n' est pour rien dans l' affaire . Comme je montais l' escalier à cinq heures un quart pour allumer mon gaz , quelqu'un est monté derrière moi et a sonné à la porte de M . Caffié en frappant trois ou quatre coups espacés , ce qui était le signal pour se faire ouvrir . De nouveau , la plume de Saniel s' arrêta , et il fut obligé d' appuyer sa main sur la table pour l' empêcher de trembler . — Qui était ce quelqu'un ? Saniel n' eut pas la force de ne pas regarder la concierge . — Ah ! ça , je ne sais pas , répondit-elle ; je ne l' ai pas vu , mais je l' ai entendu , un pas d' homme . C' est le coquin qui a fait le coup , vous pouvez en être sûr . Cela était en effet vraisemblable . — Il sera sorti pendant que j' étais dans l' autre escalier ; il connaissait bien les habitudes de la maison . Saniel avait repris la rédaction de son rapport . Après avoir tourné et retourné la concierge sans pouvoir lui en faire dire davantage , le commissaire la renvoya , et laissant Saniel à sa besogne , il passa dans le cabinet de Caffié , où il resta assez longtemps . Quand il revint , il apportait un petit carnet qu' il consulta : sans doute , c' était le livre de caisse de Caffié , simple et primitif comme tout ce qui touchait aux habitudes du vieil homme d' affaires , réglées par la plus étroite économie , aussi bien dans les dépenses que dans le travail . — De ce carnet , dit le commissaire à son secrétaire , il semble résulter qu' on aurait pris dans la caisse 35 ou 36 000 francs ; mais on y a laissé des titres et des valeurs pour une somme qui paraît considérable . Saniel , qui avait terminé son rapport , ne quittait pas des yeux le carnet , et ce qu' il pouvait voir était pour le rassurer . Évidemment , cette comptabilité était réduite au minimum : une date , un nom , une somme , et après cette somme un P majuscule qui , sans doute , voulait dire payé , ou un autre signe hiéroglyphique , et c' était tout ; il paraissait donc peu vraisemblable qu' avec un pareil système , Caffié eût jamais pris la peine d' inscrire le numéro des billets qui lui passaient par les mains ; en tout cas , s' il le faisait , ce n' était point sur ce carnet . En trouverait -on un autre ? — Mon rapport est terminé , dit-il , le voici . — Puisque je vous ai , pouvez -vous me donner quelques renseignements sur les habitudes de la victime et sur les personnes qu' il recevait . — Pas du tout , je ne le connaissais que depuis peu , et il n' était mon client que comme j' étais le sien , par hasard : il s' occupait d' une affaire pour moi , et je lui avais donné simplement quelques conseils ; il était diabétique au dernier degré ; l' assassin n' a avancé sa mort que de très peu de temps , de peu de jours . — C' est égal , il l' a avancée . — Oh ! parfaitement . D' ailleurs , s' il est habile pour couper le cou des gens , peut-être l' est-il moins pour diagnostiquer leurs maladies . — C' est probable , répondit le commissaire en souriant . — Vous croyez à un boucher ? — Il y a des présomptions . — Le couteau ? — Il peut avoir été volé ou trouvé . — Mais la façon d' opérer ? — C' est , il me semble , le point d' où nous devons partir . Saniel ne pouvait rester plus longtemps , il se leva pour se retirer . — Vous savez mon adresse , dit-il ; mais je dois vous prévenir que , si vous aviez besoin de moi , je pars demain pour Nice ; je ne serai d' ailleurs absent que le temps juste d' aller et de revenir . — Si nous avons besoin de vous , ce ne sera pas sans doute avant plusieurs jours ; nous n' allons pas marcher bien vite dans l' inconnu où nous nous trouvons . En suivant la rue des Petits-Champs pour rentrer chez lui , Saniel marchait allègrement . Si , plus d' une fois , son émotion avait été poignante pendant cette longue séance , en somme il ne pouvait être que satisfait de ses résultats : la concierge ne l' avait pas vu , cela était désormais acquis ; l' hypothèse du couteau de boucher était posée de façon à faire son chemin ; enfin , il semblait vraisemblable que Caffié n' avait pas pris les numéros de ses billets . Mais eussent -ils été notés et dût -on découvrir plus tard le carnet qui les contenait , que ce danger n' était pas immédiat . En effet , pendant qu' il rédigeait son rapport et qu' il écoutait la déposition de la concierge , son esprit , au lieu de se tendre sur ces deux choses , avait , par une anomalie bizarre , couru à une troisième : alors , comme par une sorte d' inspiration , il avait trouvé le moyen qui s' était toujours dérobé à lui lorsqu' il le cherchait de toutes les forces de son application , -- et qui consistait à se débarrasser le soir même des billets de banque , sans les détruire ; pour cela il n' avait qu' à les diviser en petits paquets , à les mettre sous enveloppe , et à les confier , sous diverses initiales , à la poste restante , qui les lui garderait fidèlement jusqu' au jour où il pourrait les lui redemander sans se compromettre . Dans la déposition de la concierge , dans la piste indiquée par le couteau , dans l' invention de la poste restante , il y avait donc de justes motifs de satisfaction qui pouvaient rendre sa respiration libre ; décidément la chance semblait être avec lui , et il aurait pu se dire que tout était pour le mieux , s' il n' avait point commis l' imprudence vraiment folle d' entrer dans ce café . Qu' avait-il besoin de s' établir là et d' y rester assez longtemps pour provoquer l' attention ? Pour éviter celle des passants , il avait été s' exposer à la curiosité du personnel de ce café ; la belle affaire en vérité , et bien digne d' un imbécile qui a perdu la tête ! On lui aurait raconté cela d' un homme à peu près intelligent , qu' il se serait refusé à le croire , et pour lui c' était vrai cependant . Quelles conséquences aurait cette maladresse ? C' était ce qu' on ne pouvait prévoir . Aucune , peut-être . Et peut-être de très graves . Dans ces conditions d' incertitude , le mieux était donc de faire comme s' il ne l' avait pas commise , et de tâcher de l' oublier ; ce qui pressait pour le moment , c' étaient les billets de banque , et il ne devait penser qu' à eux . Rentré chez lui et sa porte fermée , il mit tout de suite son idée à exécution : des trois liasses de billets il fit dix paquets , de façon à ne former qu' un petit volume , plia chacun d' eux dans une feuille de papier fort , le plaça sous enveloppe simplement gommée , et sur cette enveloppe il écrivit deux lettres de l' alphabet se suivant en commençant par A , et deux chiffres commençant par 1 et se suivant aussi : A . B . 12 , -- C . D . 34 , -- E . F . 56 ; -- puis il les adressa poste restante dans les dix premiers bureaux de Paris inscrits sur son almanach . Cet ordre logique et facile à retenir lui permettait de ne pas garder une note de cette combinaison , et de défier ainsi toute recherche si jamais on en faisait . Sans doute un ou plusieurs de ces paquets pouvaient être volés ou égarés , mais c' était là une considération peu importante pour lui : ce n' était pas pour trente mille francs qu' il avait tué Caffié , c' était simplement pour trois mille ; et puisqu'il avait eu la pensée de brûler ces billets , il pouvait maintenant , sans souci , s' exposer à en perdre quelques-uns . Quand cette idée de la poste restante lui était venue , il s' était dit qu' il jetterait ses enveloppes dans la boîte la plus voisine de chez lui , ce qui terminerait tout ; mais , au moment de partir , il réfléchit que ces dix lettres ayant une suscription à peu près pareille , trouvées en tas dans la même boîte , pourraient provoquer la curiosité , et il résolut de les diviser dans cinq ou six bureaux , où il allait les porter lui -même , à pied , sans prendre une voiture , bien qu' il eût maintenant de quoi la payer , car le cocher qui l' aurait conduit pourrait devenir un jour un témoin redoutable . Après la course folle de la journée à travers les bois et les champs , après ses émotions de la soirée , il se sentait brisé et las d' une fatigue qu' il ne connaissait point , mais il comprenait qu' il n' avait pas la liberté d' écouter cette lassitude . Une nouvelle situation lui était faite qui avait cela de particulier qu' il cessait de s' appartenir pour être désormais , et pour rester jusqu' à la fin de sa vie , le prisonnier de son crime ; ce serait ce crime qui , à partir de cette soirée , commanderait , à lui qu' il faudrait obéir . De cela , il eut une perception très nette qui le frappa : comment n' avait-il pas prévu cette situation quand , pesant si longuement le pour et le contre , en homme intelligent qui peut scruter l' avenir sous toutes ses faces , il avait examiné ce qui devrait arriver ? Mais pour surprenante qu' elle fût , la découverte n' en avait pas moins une certitude incontestable , et la preuve qui s' en dégageait , fâcheuse et troublante , était que , si intelligent qu' on soit ou qu' on se croie , on a toujours à apprendre de l' expérience . Qu' apprendrait-il encore ? Il fallait qu' il s' avouât qu' il se trouvait en face de l' inconnu , et tout ce qu' il pouvait souhaiter , c' était que cette leçon qu' il recevait des faits fût la plus dure ; quant à s' imaginer qu' elle était la dernière , c' eût été folie : on verrait . Pour le moment , il ne s' agissait que des lettres qu' il avait préparées , et , qu' il fût ou ne fût pas fatigué , il devait au plus vite s' en débarrasser : il les prit et tout de suite il se mit en route , allant , par les rues qui commençaient à se faire désertes et sombres , du bureau de la rue Cambon à celle de la place Ventedour , de la rue de Choiseul à la place de la Bourse , et continuant ainsi jusqu' à ce qu' il eût fini . Quand il rentra , une heure du matin était sonnée depuis assez longtemps déjà ; il se coucha tout de suite , et dormit d' un lourd sommeil , sans réveils et sans rêves . Il faisait grand jour lorsqu' il ouvrit les yeux le lendemain ; surpris d' avoir dormi si tard , il sauta à bas du lit : sa montre marquait huit heures ; mais , comme il ne devait partir qu' à onze heures quinze minutes , il avait du temps devant lui . À quoi l' employer ? C' était la première fois , depuis des années , qu' il se posait une pareille question , lui qui , chaque matin , trouvait toujours qu' il lui manquerait trois ou quatre heures pour remplir son programme . Il s' habilla lentement , c' est-à-dire lentement pour lui qui , d' ordinaire mettait dix minutes à sa toilette , mais cela ne faisait encore que huit heures vingt . Alors il pensa à écrire à Philis pour la prévenir de son voyage ; puis tout de suite il changea d' idée en décidant d' aller le lui annoncer lui -même . L' année précédente , il avait soigné madame Cormier , atteinte d' une attaque de paralysie , et il pouvait , à condition de ne pas répéter trop souvent ses visites , se présenter chez elle sans paraître venir voir Philis : c' était en passant , pour prendre des nouvelles d' une malade à laquelle il s' intéressait par cela même qu' il l' avait guérie , et dont il voulait suivre la guérison . Au moment où il l' avait soignée , madame Cormier habitait aux Batignolles , rue des Moines , un petit rez-de-chaussée au fond d' un jardin , qu' il lui avait fait quitter parce qu' il était trop humide , pour la faire monter à un cinquième étage où elle trouvait de l' air et de la lumière . À neuf heures , il frappait à sa porte . — Entrez , répondit une voix d' homme . Il fut surpris , car , au temps où il venait presque tous les jours , il n' avait jamais rencontré d' homme . Qui était celui -là qui répondait comme s' il était chez lui ? Il tourna la clef dans la serrure et se trouva dans un vestibule noir d' où était partie évidemment cette voix et où cependant il ne vit personne , celui qui avait répondu étant sans doute caché par un rideau qui partageait le vestibule en deux . De plus en plus surpris , car il n' avait pas encore vu ce rideau , il frappa à la porte de la salle à manger ; cette fois , ce fut la voix claire de Philis qui répondit : — Entrez . Il ouvrit et , devant une grande table posée contre la fenêtre , il vit Philis , habillée d' une blouse grise , qui travaillait . Sur la table étaient étalés de petits cartons , et à portée de la main elle avait une boîte à aquarelle avec un verre dont l' eau était salie par le lavage des pinceaux . Au bruit des pas sur le parquet , elle retourna la tête , et instantanément elle fut debout ; mais elle retint le cri , le nom qui lui était monté aux lèvres : — Maman , dit-elle , c' est M . le docteur Saniel .