Avez -vous connu , lecteur , les embarras de la rue du Bac , la grande artère du faubourg Saint-Germain avant l' existence du boulevard ? Tous les jours d' hiver , à quatre heures , on eût dit que Boileau , par une vue prophétique , avait fait poser devant lui les charrettes , les voitures , les cavaliers et les piétons qui s' y disputaient le passage . Quand il pleuvait , les obstacles s' augmentaient de tous les parapluies , doublés de la mauvaise humeur de ceux qui les portaient . On se choquait , on s' accrochait , on se fâchait . Cela durait jusqu' à sept heures , moment fortuné où chacun oubliait son voisin dans les douceurs d' un excellent potage . Un jour donc , par un temps pluvieux et détestable , une jeune femme , d' un gracieux aspect , entra vers cinq heures chez un grand papetier de la rue du Bac , c' était une marquise . Elle apparut sans bruit , sans grands airs , sans flux de paroles , avec une assurance modeste , et demanda tout simplement un paquet d' enveloppes . Elle avait un costume de fort bonne compagnie , n' attirant les yeux ni par la couleur , ni par la forme , et portant ce qu' on appelle le cachet du faubourg Saint-Germain ; rien de prétentieux , rien de trop hardi , ni de trop nouveau . Le gris de lin se mariait au noir et au blanc ; de fines dentelles se jouaient également sur une espèce de je ne sais quoi , chef-d'œuvre de goût destiné , paraît-il , à couvrir la tête et qui ne la couvrait pas . Elle avait le pied mince , la main étroite , les doigts longs , les attaches fines , un visage régulier où se peignait la bonté , une bonté de grande dame qui a trop d' esprit pour être fière . On s' empressa de la faire asseoir , et l' on mit à la servir beaucoup de politesse . Un commis présenta plusieurs paquets d' enveloppes , longues , carrées , de toute forme et de toute grandeur . La marquise les regarda sans plaisir et les toucha du bout des doigts d' un air indifférent , bien que le commis affirmât d' un ton sérieux que ces enveloppes étaient jolies et bien faites . Peine perdue ! La dame ne se laissait pas prendre aux habiles discours , ce que voyant le maître du magasin , il s' approcha tenant à la main le paquet dont nous osons écrire l' histoire et dit simplement : « Madame , voilà ce qui se fait de mieux . » Les yeux de la jeune femme s' arrêtèrent sur ces enveloppes ; ses doigts délicats , sortis pour un moment de leur joli étui de peau de chevreau , les touchèrent avec satisfaction , et elle s' informa du prix , selon l' usage , mais toute décidée d' avance à en faire l' acquisition . Le commis les entoura , sans beaucoup de précaution , d' un papier gris , et la marquise les ayant mises dans son manchon déposa à la caisse une pièce d' argent , salua poliment la maîtresse du magasin et sortit . Elle n' avait pas fait cent pas sous la pluie , en remontant la rue du Bac , que l' omnibus allant à Vaugirard rencontra celui qui en revenait , tandis qu' un lourd tombereau occupait le côté droit de la rue , et qu' un coupé embarrassait le côté gauche ; ajoutez une voiture à deux chevaux sortant d' un hôtel , plus une douzaine de personnes , portant parapluie , et se trouvant nez à nez sur le trottoir , vous comprendrez comment la marquise , légèrement effrayée , fit un mouvement rétrograde et peu raisonné ; ce mouvement imprima à son parapluie un autre mouvement , encore moins raisonné , qui ébranla par contrecoup le manchon et le contenu . L' embarras étant fort compliqué , le charretier jura , ce qui n' arrangea rien ; les cochers se dirent quelques gros mots ; la roue d' un des omnibus s' engagea dans celle du coupé , dont le cheval se cabra ; le parapluie incivil d' un monsieur fort poli accrocha la dentelle du prétendu chapeau de la marquise ; celle -ci porta instinctivement la main à la tête , et cette main étant précisément celle qui tenait le manchon , le paquet d' enveloppes s' échappa du papier gris mal assujetti , et , la bande constellée d' or qui l' entourait comme une ceinture s' étant rompue , il fut jeté dans le vide et livré aux horreurs du hasard . La plupart furent , hélas ! précipitées dans une boue noire et liquide ; mais , par le sentiment instinctif de la propriété , la plus jolie main du monde s' étendit vers les victimes , et put en sauver quelques-unes avant qu' elles fussent tombées pour toujours dans la honte et l' oubli , ou broyées impitoyablement sous les énormes roues du tombereau . Cependant , trois de ces enveloppes fines et satinées eurent la bonne fortune de rencontrer des obstacles qui retardèrent leur chute . Une petite main , maigre et nue , les saisit avec adresse , c' était la main d' une enfant pâle qui sortait d' une école voisine . Elle les réunit avec de grandes précautions et dit tout bas , en les présentant à la marquise : « Voilà , madame . » La belle dame , qui ne savait plus que devenir au milieu de tous ces contretemps , prit le parti d' entrer sous une porte cochère pour laisser le charretier jurer tout à son aise . Mettant sans cérémonie dans sa poche les enveloppes préservées du désastre , elle oublia instantanément la scène populaire , qui d' ailleurs n' avait rien de joli , pour ne plus voir que le pâle et sérieux visage de l' enfant . Une expression toute particulière adoucissait le regard franc de cette petite fille . Elle devait appartenir à quelque famille pauvre , mais estimable . On sentait des traditions de respect et de bonne éducation dans ses mouvements , dans ses poses . La jeune dame était bonne et bienveillante . L' étrangeté de la situation ne l' empêcha pas de plonger son regard jusqu' au fond de ce petit être , que la Providence rapprochait d' elle par un de ces hasards divins dont se détournent les âmes légères . « Vous avez donc arrêté au passage trois de mes enveloppes ? dit-elle à l' enfant qui les lui présentait . — Oui , madame . — Eh bien , gardez -les . Vous savez écrire ? — Oui , madame , mais elles sont trop belles pour moi ; je n' oserais jamais m' en servir . — Quel âge avez -vous , ma petite ? — Madame , j' ai neuf ans . — Comment vous nommez -vous ? — Marie Dubreuil . — Vous demeurez dans ce quartier ? — Oui , madame , sur Saint-Thomas d' Aquin . Voilà notre maison , cette petite porte verte . » Pendant que l' enfant répondait d' un ton modeste , la marquise remarquait le costume significatif qu' elle portait . Comme elle avait , par précaution , relevé son tablier pour mettre à couvert ses trois enveloppes , on voyait tout le devant de sa robe , parfaitement propre , mais raccommodée si souvent que , à cet endroit ordinairement caché par le tablier , les morceaux étaient de diverses nuances . Marie portait un petit bonnet de tulle noir , et ses gros souliers tout usés avaient encore été cirés le matin . C' était la pauvreté honorable et combattue , et non la hideuse misère , doublée du désordre , plus hideux encore . Comme tout finit en ce monde , même les embarras de la rue du Bac , à quatre heures , la jeune femme aurait pu continuer son chemin ; cependant la petite fille l' intéressait trop pour qu' elle ne désirât point savoir d' elle quelque chose de plus . « Ma bonne petite , êtes -vous souffrante ? Je vous trouve bien pâle . — Oh ! nous sommes toujours pâles , nous autres . — Combien êtes -vous à la maison ? — Papa , maman , et moi ; mon petit frère est mort . — Qu' est -ce qu' il avait donc votre petit frère ! — Il était trop pâle . — Marie , écoutez -moi bien : quand le bon Dieu fait rencontrer à une dame une petite fille sage et polie , ce n' est pas pour rien . Je veux que vous gardiez ces enveloppes , et que vous m' écriviez trois fois . — Oh ! madame , j' écris trop mal ! — Cela ne fait rien . Demain , vous m' écrirez pour la première fois , et vous me direz pourquoi vous êtes tous pâles ; je veux le savoir . Ce n' est pas par curiosité , c' est parce que je veux vous rendre des couleurs ; entendez -vous , Marie ? » L' enfant pâle leva sur la jeune dame ses grands yeux calmes , et le plus pur sourire vint illuminer son visage souffrant . Elle accepta , tout étonnée , une belle carte de visite , sur laquelle étaient écrits le nom et l' adresse de sa protectrice , puis on se sépara . L' enfant rentra dans sa maison , par la petite porte verte , et la marquise prenant sur la droite la rue de Varenne , regagna son hôtel . On sentait le bien-être d' une existence facile rien qu' en entrant dans la cour de cette antique et splendide demeure . Le péristyle à colonnes , l' escalier de pierre à la rampe sévère , au tapis moelleux ; la vestale voilée , soutenant de son bras de bronze une torche , tout accusait la gravité des pères et le confort moderne . Peut-être la marquise habituée à cette largeur ne la remarquait-elle pas ; cependant elle soupira en montant l' escalier ; ce soupir pouvait se traduire ainsi : Comme elle est pâle ! Et combien elle et ses parents se trouveraient heureux à ma place ! C' était le premier étage que la jeune femme occupait . Antichambre vaste et bien éclairée , salle à manger , le salon , la chambre à coucher principale , dont les rideaux et les fauteuils étaient couleur havane et bleu de ciel ; et , tout à côté , le plus délicieux boudoir . Chaque objet y était élégant , choisi . La Chine et le Japon avaient fait presque tous les frais ; la grâce parisienne , le reste . On voyait dans l' embrasure de la fenêtre un bureau . Sur ce bureau un buvard fermé portant , écrit en lettres d' or , ce nom sympathique : Espérance . Les enveloppes sortirent alors de la poche qui leur avait servi de retraite ; leur résidence devait être désormais celle que la jeune femme aimait de préférence , c' est-à-dire le boudoir havane . Hors de là , la marquise se prêtait seulement , et c' était avec une entière nonchalance qu' elle parcourait le reste de son appartement , complété par quelques pièces sur les jardins . Tout cela n' avait plus le même charme que huit ans plus tôt , époque joyeuse où Espérance acceptait de son père le nom du jeune marquis . Il l' avait rendue heureuse , et la mort les avait séparés , sans les désunir . Elle était bien résolue à ne former jamais de nouveaux liens . Toutefois , son malheur n' était point de ceux que nulle affection ne console . Son père , homme excellent , habitait le rez-de-chaussée de l' hôtel , et une petite fille de sept ans habitait l' hôtel tout entier , tenant de la nature une rapidité de mouvements qui lui permettait d' être à peu près partout en même temps . La marquise , après avoir ôté sa jolie toque fantaisiste , jouant le chapeau , prit ses enveloppes , les regarda complaisamment , et les compta ; elles étaient en petit nombre : cinq seulement . À ce moment , le général entra , suivi de sa petite-fille , suivie elle aussi de son joli épagneul . Ayant appris d' Espérance les bruyantes aventures de la rue du Bac , il s' intéressa aux enveloppes sauvées du naufrage , en prit deux et dit gaiement à sa fille : « Je t' écrirai deux lettres et je te dirai dans ces lettres le fond de ma pensée . » La petite Alice s' intéressa elle -même aux naufragées et sollicita la faveur d' en posséder une , bien qu' elle ne sût pas encore écrire ; son désir fut satisfait . Réunissant celles qui restaient , Espérance dès qu' elle fut seule les enferma dans un tiroir de son bureau , son meuble favori . Ce bureau était un ensemble charmant de bois de rose , de velours bleu , d' ornementations fines et capricieuses . Du tiroir en question s' échappait un parfum que l' on aurait cru apporté sur les brises de l' Orient et qui pénétrait toute chose . Dans ce petit sanctuaire étaient les secrets , l' intime ; des lettres d' amitié reçues par la marquise à différentes époques ; quelques-unes dataient de l' enfance et jamais la jeune veuve n' ouvrait ce tiroir sans plaisir . Espérance n' était pas une femme forte , c' était une femme bonne et droite ; mais l' imagination la dominait au point de se rendre absolument maîtresse du logis , ce qui ne devrait jamais arriver dans le logis de personne puisque l' imagination n' est , après tout qu' une pauvre folle , dangereuse même , si elle n' est dominée par le bon sens . Or , il y a folie et folie . Ici , l' imagination ne se permettait , au dehors , aucune extravagance . Espérance était grave d' aspect et d' allures , sobre de paroles , sage toujours autant que digne ; vrai type de l' ancienne éducation , modifiée par l' aisance et le brillant de nos jours . Mais , dans le tête-à-tête , quand elle se retrouvait devant son bureau , dans son cher boudoir , en face de son imagination , il n' y avait sortes d' absurdités que la folle ne lui contât ; et l' adresse qu' elle y mettait donnait si bien le change à la raisonnable marquise , qu' elle se croyait parfois la plus malheureuse des femmes . Pourquoi ? Parce qu' elle avait passé une heure à rêver , à écouter la pauvre folle qui , n' étant pas méchante , ne lui causait nulle frayeur et lui plaisait plus que toute autre société . Le père de la veuve était un loyal gentilhomme , plein d' une bonhomie toute gauloise , et porté à se méfier des chimères . Il aimait tendrement sa fille ; mais il l' aimait à sa manière , en riant , en plaisantant . Il croyait bien faire en se moquant des illusions , et s' efforçait de jeter dans la vie de la marquise toutes les compensations possibles ; lui conseillant de jouir avec reconnaissance de ce qui lui restait : son enfant , son père , une famille , de vieux amis qui l' aimaient sans intérêt . Il y avait un point sur lequel le général et sa fille ne s' entendaient pas . Il avait bravé le fer et le feu dans les camps , mais ses belliqueux souvenirs ne l' empêchaient pas de mourir de peur quand il se trouvait seulement cinq minutes en présence d' une puissance sans forme , sans âge , sans contours arrêtés : l' imagination . Cette folle lui causait de l' effroi quand il la rencontrait chez sa fille . Alors , pour n' avoir pas l' air de la craindre , il parlait haut et d' un ton brusque ou ironique . Espérance prenait parti pour l' insensée , et finissait par verser d' inutiles larmes , se figurant que son excellent père ne la comprenait pas . C' était , il est vrai , l' homme le plus positif qui se trouvât sur la rive gauche de la Seine à cette époque . La jeune veuve avait laissé envahir son existence par le vague des pensées , et par une sensibilité nerveuse qui la portait à fuir tout contact pénible , de peur de souffrir ; à s' exagérer ses propres ennuis , et à se préoccuper beaucoup trop d' elle -même . C' est pourquoi elle aimait tant son boudoir où , loin de toute sujétion , de tout travail utile , elle retrouvait l' imagination qui la plaignait si haut , non seulement de ses peines , mais de ses moindres contrariétés . Souvent la petite Alice entrait , sa poupée entre les bras , s' approchait du bureau ; mais bientôt elle entendait une voix , toujours il est vrai douce et gracieuse , dire : « Va , ma chérie , tu es bien gentille , mais je suis si occupée ! Va jouer , va là-bas , dans la salle à manger , ou dans la chambre de ta bonne ; j' ai besoin d' être seule . » « Toujours seule ! » disait l' enfant avec tristesse , et elle s' en allait là-bas , comme on le lui avait dit ; et là-bas elle apprenait à moins aimer sa mère , qui se mettait si peu en rapport avec sa petite fille . Un matin , trois jours après la scène de la rue du Bac , un jeune domestique apporta sur un plat d' argent une lettre dont l' enveloppe était fine , satinée , coquette . C' était une de celles qu' avait sauvées l' enfant pâle ; mais les brises de l' Asie ne l' avaient point imprégnée d' un parfum exquis . Cette seule nuance lui donnait un cachet de simplicité bourgeoise que les autres n' avaient point . Elle ne portait aucun timbre et avait évité les formalités et les lenteurs de la poste . L' adresse était écrite en caractères peu formés , qui pourtant accusaient une forte application . Quoi qu' il en fût , la main qui avait tenu la plume semblait n' avoir aucune idée de la ligne horizontale . La marquise sourit en lisant son nom tracé à grand-peine , et se souvint de la pauvre petite à qui elle avait dit : « Vous m' écrirez trois fois . » À la vérité , Espérance avait déjà oublié ce qui s' était passé . L' imagination était en elle trop envahissante pour laisser longtemps place à la réalité ; et pourtant , la réalité , c' était en ce moment une petite fille de neuf ans , toute malheureuse , et qu' on pouvait consoler . Qu' y avait-il sous cette enveloppe ? Ah ! bien des secrets se cachent sous ces discrètes messagères . Les caractères de l' alphabet , tracés dans un certain ordre , au moyen d' une liqueur noire , sur une feuille de papier blanc , ce peu suffit pour envoyer joie ou douleur , haine ou amour , au-delà de l' Océan . Et c' est sous une enveloppe que l' on cache cette feuille , reflet d' une âme . Ne dirait -on pas que ces voyageuses , amies du mystère , sentent la hauteur de leur mission ? Elles ne livrent jamais leur secret sans qu' il y ait eu brisement , déchirure . Elles semblent redouter l' œil de l' étranger , du mercenaire , du traître ; et c' est après avoir résisté , jusqu' à l' immolation , qu' elles nous laissent arracher par la force cette parole écrite , destinée à passer d' un cœur dans un autre . Un peu de gomme , qui de l' Arabie vient toucher leurs lèvres , c' est ordinairement leur défense contre l' attaque ; et pour assurer leur discrétion il n' est besoin ni de cire bouillante , ni de fastueux emblèmes . La marquise avait des mouvements très doux . Sans empressement , sans brusquerie , elle avisa un charmant couteau d' ivoire et s' y prit si adroitement que , sans défigurer la belle enveloppe qu' avait aimée Marie , elle lui fit livrer passage à une feuille de papier , dont l' origine plébéienne contrastait avec la physionomie toute patricienne de la blanche messagère . Espérance fut saisie d' une aimable curiosité à la vue de ce papier , sur lequel deux de ces énormes taches , si improprement appelées pâtés , figuraient très honteuses . Appuyant légèrement son coude sur le bureau , elle lut , non sans hésiter , car l' écriture et l' orthographe laissaient beaucoup à désirer . « Madame , « Je n' osais pas vous obéir parce que j' écris trop mal , et parce que j' avais peur de faire de la peine à papa et à maman qui ne disent jamais à personne pourquoi nous sommes pâles . Mais quand je suis allée à l' école , rue Saint-Guillaume , j' ai raconté à ma sœur Euphrasie ce qui m' est arrivé et elle a dit que c' était la Providence qui avait fait un embarras d' omnibus exprès , et qu' il fallait vous écrire tout de suite et vous dire la vérité . La Sœur m' a permis de faire ma lettre pendant la classe , à la place de ma page . « Voilà : papa n' est pas un pauvre , mais il est bien pauvre tout de même . C' est un ouvrier menuisier ; il ne travaille que quand il n' a pas mal dans le dos , et il a presque toujours mal dans le dos : alors maman , qui coud pour un magasin , ne peut pas faire assez pour que nous mangions toujours à notre appétit . Et puis elle est si fatiguée ! Moi , je suis trop petite ! je leur coûte beaucoup , et je ne leur gagne rien . Quand je serai grande , ils ne seront plus pauvres ; mais je n' ai que neuf ans , et ma sœur Euphrasie dit que si je continue à être trop mal nourrie , je ne ferai pas une bonne ouvrière . Elle m' aime bien et je l' aime bien aussi . « J' ai fini mon papier , adieu , madame , je suis bien fâchée des pâtés . « MARIE DUBREUIL . » La marquise posa sur le bureau la lettre de l' enfant pâle et , cachant son visage dans ses mains , elle se demanda comment il pouvait y avoir si près d' elle une famille aussi affligée , tandis qu' elle -même osait se plaindre de son sort ? C' étaient donc ce qu' on appelle des pauvres honteux , de ceux qui se dérobent aux regards , parce que le passé de leur famille ne leur montre que d' honorables labeurs , et non une main tendue à l' étranger . Il y avait là quelque chose à faire . Espérance le sentait . Elle relut la lettre de l' enfant pâle , et loin de la laisser errer à l' aventure comme un papier insignifiant , elle entrouvrit le tiroir intime , et y glissa la lettre de Marie , toujours dans son enveloppe . Revenons un moment sur nos pas pour faire connaissance avec Marie Dubreuil , et savoir en même temps par quelles circonstances avait passé l' enveloppe avant de tomber dans le mystérieux tiroir . Nous avons déjà vu l' enfant pâle entrer par une porte basse dans une maison d' assez pauvre apparence . Elle traversa la cour et pénétra dans un local assez laid , qu' elle appelait l' atelier de son père , et où se trouvait un établi et des outils de menuisier . C' était là , dans cette espèce de remise , que Dubreuil travaillait , quand il en avait la force . La chère petite se hâta de raconter à ses parents une partie de ce qu' elle venait de voir et d' entendre , et à la fin de son discours , elle étala pompeusement ses trois jolies enveloppes , presque sans les toucher , de peur de nuire à leur fraîcheur . Marie paraissait être le seul bien , la seule richesse , de ce logement sans soleil , composé de l' atelier , d' une grande chambre et d' un petit cabinet où tenait bien juste le lit de l' enfant , le tout entretenu d' ailleurs avec une remarquable propreté . Le menuisier , jeune encore , était fort malade . Ce jour -là , il regardait par instant son établi comme découragé par sa propre faiblesse . Depuis longtemps il ne pouvait plus aller chez le patron . Celui -ci par estime , autant que par compassion , lui donnait à faire des boîtes d' un travail peu fatigant , de petites caisses à chapeau , tous articles de magasin que l' ouvrier n' était pas obligé de livrer à jour fixe . C' était un secours , mais bien insuffisant . Ce gain inégal ne permettait aucune dépense régulière . On mangeait tantôt mal , tantôt mieux , presque jamais assez . Marguerite , la femme du menuisier , était de faible constitution . Un bon régime eût été nécessaire pour lutter contre sa lenteur maladive . Elle se sentait tous les soirs épuisée , parce qu' elle avait été au bout de ses forces . Et cependant , ayant peu de temps à consacrer à la couture payée , il n' en résultait que quelques sous pour acheter du pain . Marie était l' ange de ce foyer respectable où le blasphème était inconnu , où même on ne murmurait pas . On se plaignait le moins possible , toujours entre soi , et encore à voix basse . Les Dubreuil avaient une seule faiblesse , un peu trop de fierté . Ils voulaient qu' aucun étranger ne soupçonnât leur détresse . Tout était calculé pour sauver du moins les apparences . Cette unique faiblesse , née d' un fond de dignité , était d' autant plus excusable , de la part de l' ouvrier que , atteint d' une maladie de poitrine , il vivait d' illusions , et disait souvent à son enfant : « Laisse faire , quand le père sera guéri , il travaillera dur ! Tu seras mieux nourrie , la mère aussi , et je verrai revenir les belles couleurs roses . Et puis je vous achèterai à toutes deux une belle robe pour vos dimanches , et l' on ira se promener aux Champs-Élysées ! » Quand il parlait ainsi , Marie regardait sa mère d' un œil plein de tristesse . Ces deux cœurs se comprenaient déjà . Comme l' enfant avait toujours eu de la peine , elle était plus sensée que les petites filles ne le sont généralement à neuf ans . Quand Marie eut fini de raconter les embarras et la rencontre , elle se garda de répéter ce mot bienveillant de la belle dame : « Vous m' écrirez trois fois . » Son tact naturel lui faisait pressentir qu' il y avait là une ressource ménagée par Celui qui veille sur le pauvre , et qu' il fallait craindre de tout entraver par une indiscrétion . Pour la même raison , elle ne montra point la carte de la marquise . Cet innocent secret était le premier qu' elle eût pour ses parents ; son excuse était dans les conditions exceptionnelles où l' on se trouvait . La prudente Marie ouvrit une petite caisse à compartiments , que son père lui avait faite pour ses étrennes , et y déposa ses trois enveloppes . Puis on se disposa à prendre en famille le repas du soir . Marguerite était abattue par l' état de son mari , par sa propre faiblesse et par la pâleur de sa fille . Elle parlait peu , toujours avec douceur , et semblait ce jour -là s' excuser de l' exiguïté du souper . « Je n' ai presque pas faim , disait-elle en s' efforçant de sourire , cela se trouve bien , vous aurez ma part . — Moi non plus , maman , je crois que je n' ai pas bien faim , répondait l' ange du foyer , tâche donc de manger un peu . » À ces paroles délicates , Dubreuil joignait ses perpétuelles illusions : « Allons , disait-il , en se déridant tout à coup , encore un souper manqué ; ce n' est pas le premier ! Bah ! une fois l' hiver derrière nous , je reprends mon travail chez le patron . Ma femme , tu nous régaleras tous les jours ? — Oui , mon bon ami . » Quand fut arrivé , après ce triste et insuffisant repas , le moment du coucher , Marie , retirée dans sa chambrette de deux mètres carrés , rouvrit sa boîte pour revoir ses trois enveloppes . Sentir avant l' oubli du sommeil le besoin de l' adieu , c' est bien le propre d' une tendre affection . Elle veillait sur ce petit trésor , s' inquiétait sans raison , se donnait beaucoup plus de peine qu' il n' était nécessaire , c' est tout cela qu' on appelle aimer . Une fois couchée , la gentille Marie ne pouvait s' endormir , tant lui paraissait grand le projet qu' elle roulait dans sa petite tête . La belle dame avait dit : « Écrivez -moi tout de suite . » Mais comment faire ? point de papier ; ni plume , ni encre . Et puis si ses parents la surprenaient ? Pourtant , la détresse ne pouvait être plus grande ; on s' était couché ayant faim ! Sa résolution fut bientôt prise . Elle se décida à tout confier , dès le lendemain , à sœur Euphrasie et à suivre son conseil . De grand matin , s' étant éveillée , elle ouvrit sa boîte pour dire bonjour à ses jolies enveloppes , en prit une et la plaça entre les feuillets d' une vieille et vilaine grammaire qu' elle emportait tous les jours à l' école . À huit heures elle se rendit rue Saint-Guillaume , et suivit la classe avec toute l' attention désirable , sans parler , sans remuer et sans rire , ainsi que l' exigeait le règlement . Sœur Euphrasie avait un aspect froid et sévère . Elle parlait peu , et faisait souvent claquer une sorte de livre en bois , dont chaque coup signifiait quelque chose : se lever , s' asseoir , etc . Elle perdait dans le sourire toute sévérité , sa physionomie prenait alors une expression douce et presque maternelle . Marie , toujours sage et studieuse , attendit que la classe fût terminée , puis saisissant une occasion favorable , elle raconta en quelques mots à sa bonne maîtresse ce qu' on sait , et pour preuve montra la carte et sa belle enveloppe , ayant soin de faire remarquer sa blancheur et d' ajouter qu' elle en avait encore deux autres tout aussi jolies . Après avoir prêté une oreille attentive , sœur Euphrasie dit positivement à Marie qu' il fallait écrire dès le lendemain ; qu' elle lui donnerait une feuille de papier , une plume neuve et du temps . L' enfant pâle retourna chez ses parents , et , le croirait -on ? quand vint le soir , elle mit son enveloppe sous son traversin , toujours dans sa vieille grammaire , et lui raconta tout bas , comme à une amie , ce qu' elle voulait dire à la marquise . Le lendemain , elle partit pour l' école avec empressement . On lui donna une feuille de papier à lettre , et elle s' installa pour écrire avec une application sans pareille . Quand tout fut fait , lettre et pâtés , Marie ouvrit la vieille grammaire , prit l' enveloppe du bout des doigts , avec un respect qui ressemblait à de la vénération , y enferma soigneusement son secret , et , la classe terminée , elle porta sa lettre chez un homme haut et large , tout galonné , qui lui fit l' effet d' un grand personnage . Elle s' étonnait de ce qu' il fût là pour ouvrir et fermer du matin au soir , comme un ressort habillé , la porte de l' hôtel habité par la marquise . Le personnage ne parut faire aucune attention à cette petite fille en tablier bleu . D' un air distrait , il prit la lettre , comme il aurait pris autre chose . Cependant , il ne put s' empêcher de remarquer la tournure aristocratique de l' enveloppe contrastant avec les caractères indécis qui indiquaient le nom et la demeure de sa maîtresse . Lorsqu' il eut porté la lettre au premier étage , un jeune valet de pied la mit sur un plat d' argent , et l' apporta à la marquise dans son boudoir , ainsi que nous l' avons vu précédemment . Espérance , après avoir lu la supplique de sa petite protégée , se trouva beaucoup moins malheureuse et se prit à considérer tous les biens dont elle jouissait encore : la présence de son père , celle d' Alice , riche nature dont on pouvait faire une perle fine . Elle songea aussi , dans l' ordre matériel , à cet hôtel de famille qu' elle habitait avec indifférence , tandis que beaucoup d' autres vivaient dans un espace étroit , presque sans air , et presque sans lumière . Elle reconnut qu' elle était servie ponctuellement ; ses gens lui évitaient toute fatigue à l' intérieur , ses chevaux la transportaient , au moindre signe , aux extrémités de Paris ; sa table était fournie de mets recherchés ; enfin une société d' élite la conviait à ses cercles aimables ; et pourtant elle se plaignait de tout ! Espérance se reconnut coupable d' ingratitude ; car son malheur , réel et irréparable , était adouci par le sentiment maternel , le sentiment filial , et tout le bien-être désirable . À Paris , on l' aimait ; et quand elle partait pour sa terre de Bretagne , les bonnes gens qui l' avaient connue toute petite venaient à sa rencontre et lui faisaient fête . Enfin le pain quotidien , qui pour le riche se compose de tant de superfluités , ce pain quotidien assuré d' âge en âge , et ne laissant à la mère nulle inquiétude pour l' enfant , n' était -ce pas assez pour faire d' un murmure une faute ? La jeune femme , ayant donc réfléchi un instant , se promit d' aller le lendemain , rue Saint-Guillaume , s' entendre avec sœur Euphrasie sur les meilleurs moyens à prendre pour soulager indirectement la famille affligée , car ces pauvres n' étaient pas des pauvres , comme l' avait dit naïvement Marie . Il fallait se garder de rien brusquer , de peur de blesser en faisant du bien . Espérance était trop fine , par nature et par éducation , pour ne pas saisir ces nuances . Comme elle était riche , elle pouvait se passer le plaisir de donner ; c' est un des plus délicats qu' il y ait en ce monde . Elle mit donc un billet de cent francs dans une de ses jolies enveloppes , et la replaça jusqu' à nouvel ordre dans le mystérieux tiroir . La jeune femme n' était pas méfiante , pas assez peut-être ; elle ne fermait jamais à clef son bureau ; l' idée d' une indiscrétion , de la part des serviteurs de l' hôtel , ne lui venait pas à l' esprit , et elle ne se défiait pas plus du jeune valet de pied qui appartenait à une famille des plus estimables . Ce garçon venait précisément lui apporter une lettre au moment où elle faisait si généreusement la part du pauvre . Presque au même instant , la jeune mère vit accourir sa petite Alice . L' enfant s' arrêta timidement à la porte du boudoir ; elle avait toujours peur d' entendre : « Va , ma chérie , va jouer là-bas ; je suis trop occupée . » Au contraire , sous l' influence de la charité , sa mère , faisant trêve aux rêveries de l' imagination , la laissa s' asseoir sur une chaise basse , à côté du bureau , l' embrassa et se mit à causer avec elle . Causer , c' était le suprême bonheur d' Alice . Il résulta de l' entretien toutes sortes d' heureuses conséquences pour la mère et pour l' enfant . Alice avait souvent fait cette question : « Maman , quand donc commencerez -vous ma petite éducation ? » Ce mot charmant restait sans réponse positive . Quelques minutes de solitude , tout à fait en dehors de l' imagination , avaient suffi pour faire trouver cette bonne parole : « Je la commencerai demain . » Alice sauta au cou de sa mère ; puis elle se redressa fièrement , il y avait de quoi . Jusqu' ici , elle avait eu , à peu de chose près , les mêmes attributions que son joli épagneul . On faisait sa toilette , on la promenait , elle mangeait , elle s' amusait , c' était assez ; le reste du temps elle dormait . Maintenant , on allait donc cesser de la traiter en bébé , uniquement chargé d' être gras , rouge , et de se bien porter . Alice triomphait ! Dans sa joie communicative , elle alla de son pas leste à la recherche de son grand-père , qu' elle aimait pour deux raisons , disait-elle ; d' abord parce qu' il était bon ; ensuite parce qu' il plaisantait toujours . La petite fille trouva le général dans son cabinet et cria en ouvrant la porte : « Bon papa , maman va commencer demain mon éducation ! » Le général se leva et salua très respectueusement sa petite fille , qui éclata de rire , la félicitant de l' honneur qu' on allait lui faire ; puis il la prit dans ses bras , et , pour clore dignement la cérémonie , lui donna quantité de pastilles de chocolat . C' était ainsi que tout finissait dans le cabinet de l' aïeul , et Alice avait toujours pensé que tout finissait bien . Elle aperçut sur la cheminée une lettre . Cette lettre lui fut confiée par son grand-père , et elle s' écria joyeusement : Oh ! c' est une des jolies enveloppes ! Le message intime était adressé à la jeune femme , et Alice reçut la mission de le lui porter dans son boudoir , en lui faisant remarquer qu' il était écrit avant la grande et heureuse décision qu' elle venait de prendre . L' enfant galopa plutôt qu' elle ne courut , pour arriver plus vite au boudoir . Espérance lut avec étonnement . « Très chère fille , « Je t' ai promis de te dire deux fois ma pensée , à la faveur des deux enveloppes que j' ai confisquées . Sache-le , cette lettre n' est pas autre chose qu' une déclaration de guerre , mais guerre à outrance ; non pas à toi , certes , mais à cette petite folle qu' on appelle ton imagination , qui a établi ses quartiers d' hiver dans ton boudoir , et dont tu as épousé la querelle . Il est temps de l' exterminer , ou du moins de la réduire . Jusqu' ici , on s' est borné aux escarmouches ; mais les puissances sont liguées et résolues à en finir . « Ma fille , qui te dira la vérité si ce n' est ton père ? Écoute bien ! La solitude n' est bonne que si l' esprit y trouve le travail , que si le cœur y met la charité . « Que fais -tu dans ton boudoir ? Rien ou des riens . Ta vie est-elle utile ou non ? Ton imagination te trompe : être seule , rêveuse , taciturne , inoccupée , c' est moins de la douleur que de l' égoïsme voilé . Je te voudrais plus de vigueur . Travaille , agis , fatigue -toi . Au dehors , il y a des malheureux ; au dedans , ta petite Alice qui sait à peine lire . « Donc , guerre à l' imagination ! Adieu , belle marquise , tu n' es pas moins , malgré tes intelligences avec l' ennemie , la plus aimée des filles . » Espérance fut frappée de la coïncidence de cette lettre avec l' ébranlement qu' avait causé en elle la rencontre de Marie . Elle était trop loyale , et au fond trop raisonnable , pour ne pas recevoir la vérité . À l' instant elle descendit chez son père et lui donna la joie de la voir quitter le camp de l' ennemie pour entrer dans celui où se trouvaient son père , son enfant , ses amies , et Marie , représentant la classe indigente que la classe aisée a mission de secourir . Le général fut enchanté d' avoir pour alliée l' aimable marquise , et il augura favorablement de l' expédition . La jeune mère était à peine remontée dans son appartement particulier qu' on y vit apparaître , non sans beaucoup de bruit et de petits embarras , une visiteuse d' un aspect singulier . C' était une femme mise à la dernière mode , et dans le goût le plus excentrique . Elle faisait la jeune et pourtant douze lustres et plus avaient passé sur sa tête , y pesant d' un bon poids . Les années , en s' accumulant , ne lui avaient pas fait grâce d' une ride : les cheveux étaient noirs , mais au prix de quels soins , de quels ingénieux procédés ! Elle portait un nom héraldique , mais dans l' intimité , elle s' intitulait volontiers Rosella tout simplement , afin de persuader , s' il se pouvait , aux générations suivantes qu' elle était leur contemporaine . On ne s' y trompait point . Ce jour -là , elle arrivait plus que jamais coquette et pimpante , frappant le parquet de ses hauts talons , au péril de ses jours . Dès qu' on l' eut introduite , d' après ses instances réitérées , dans le secret du boudoir , ce qui ne s' était pas encore vu , elle se jeta au cou de la jeune veuve , l' appela ma mie , lui dit les plus charmantes choses , dans les termes les plus chaleureux , et finit par avouer que rien ne la touchait autant que la lettre du général , lettre si bonne , si cordiale , et qui attestait une si absolue confiance ! Espérance se demandait ce que signifiait cette entrée en scène , car son père , la franchise même , était l' antagoniste impitoyable de toute prétention et ne parlait jamais de Rosella sans rire , la regardant comme un des plus excellents types du ridicule et de l' importunité . Son humeur gauloise trouvait un fin plaisir à déjouer les plans de la vieille coquette , en dépit de ses pompons roses , et à refaire après elle l' addition de ses années , sûr d' arriver à un total plus exact , sinon plus satisfaisant . Mme de V ... , qui se plaisait tant à se faire appeler Rosella , était une de ces personnes dont on voudrait se débarrasser , et dont on ne se débarrasse point ; qui font deux pas en avant quand vous en faites un en arrière ; une de ces personnes qu' on retrouve partout , qui , connaissant tout le monde , sont intimes avec toutes les sommités , et se mêlent de tout . Inutile de chercher à leur faire sentir qu' elles gênent , elles ne sentent rien , et leur eussiez -vous dit en bon français : Allez -vous en , elles reviendraient la semaine suivante avec le même regard , le même sourire , n' ayant pas du tout compris que vous les trouvez insupportables . Espérance avait toujours eu grand soin de se tenir à distance , et pour cela , la différence d' âge la servait merveilleusement . Elle affectait de saluer la vicomtesse avec un respect des plus profonds , ce qui contrariait manifestement Rosella . Aujourd'hui , celle -ci arrivait les bras ouverts , sur le pied d' une égalité parfaite ; le respect profond devenait impossible . De tout temps , la jeune veuve avait paru très froide à son égard ; mais que faire devant des sentiments si chaleureux ? La visiteuse avait forcé la consigne , s' était fait recevoir dans le boudoir de la solitaire et l' abordait de l' air triomphant d' une personne devenue indispensable . L' immobilité de la marquise et son sérieux glacial ne déconcertèrent nullement Rosella . S' étendant , avec plus de nonchalance que de grâce , dans un fauteuil , elle se mit en devoir de commencer sa mission supposée , et avant tout montra à la jeune femme , par une confiance qui n' était que de l' indiscrétion , la lettre qu' elle venait de recevoir du général . Encore une des jolies enveloppes satinées ! ... Le bon père , jaloux du repos et du bonheur de sa fille , avait déjà commencé la guerre à outrance contre la folle du logis . La première attaque sérieuse consistait , selon lui , à attirer plus intimement près de la veuve une femme solide , sensée , aimable , nommée Pauline , veuve aussi , et dont l' infortune , patiemment supportée , avait retrempé le caractère . . Cette amie avait été de tout temps un secours pour Espérance . Sa tête beaucoup plus froide lui permettait de voir les choses avec plus de justesse et la faisait marcher d' un pas égal entre les événements de la vie . Comme elle n' avait pas eu d' enfants , elle se consacrait particulièrement à sa mère et passait avec elle six mois à la campagne et six mois à Paris . Toutefois le sentiment filial , tenant la première place dans son existence , ne la remplissait pas au point de la fermer à l' amitié , aux convenances , encore moins à la charité . On trouvait en elle la juste mesure du devoir accompli sous ses formes diverses et d' un laisser-aller aimable qui donnait , pour ainsi dire , de la grâce à sa vertu . Son exemple devait être pour Espérance un enseignement précieux , et le vieillard , en termes tout affectueux , priait cette sage Pauline , qu' il avait vue enfant , de vouloir bien entrer secrètement dans le petit complot qu' il tramait pour retirer sa fille d' un isolement persistant , nuisible à sa santé , et qui donnait à l' imagination trop de prise , sur le jugement . « Venez la voir souvent , chère madame , disait-il , non pas seulement au salon , mais dans le tête-à-tête du boudoir , où elle se plaît uniquement . Faites -lui quelques avances , et ne vous rebutez pas de ses froideurs , je l' attends de votre bonté . Traitons ma pauvre enfant comme une malade qui a besoin de soins et qui craint d' en recevoir . À vous de la distraire utilement , de lui faire reprendre intérêt aux choses de la vie . Je compte sur vous , non seulement à Paris , mais à la campagne , où votre présence lui sera si précieuse , et en même temps si agréable au bon papa qui n' entend pas se mettre hors de cause . » Le plan de campagne était bon ; mais , hélas ! le général , écrivant deux lettres en même temps , avait eu une forte distraction , il s' était trompé d' adresse , et prenant au hasard une enveloppe , précisément une des deux qu' il avait à l' avance conviées à un meilleur sort , il avait tracé le nom de la vicomtesse sur la lettre écrite à Pauline , et le nom de Mme Pauline de L ... sur un billet donnant à Rosella je ne sais quel renseignement demandé par elle sur une affaire bien ennuyeuse . Le quiproquo devait s' expliquer tôt ou tard entre les intéressés ; mais le plus simple savoir-vivre empêchait d' initier la vieille dame à une erreur qu' elle était loin de pressentir , et il demeura bien établi dans son esprit , étroit et superficiel , qu' on l' avait jugée nécessaire au bonheur d' Espérance . Très fière de sa mission , elle résolut de la pousser à l' extrême comme font les importuns . En conséquence , elle s' annonça modestement comme une rosée bienfaisante qui allait détremper le désert où la jeune veuve était ensevelie . Ceci fut dit au milieu de quantité de minauderies d' un goût douteux , car le naturel et la simplicité étaient inconnus à Rosella . Se servant dans sa vieillesse des mêmes sourires grimaçants dont elle se servait déjà en pure perte quarante ans plus tôt , la chose prenait un tour divertissant . On se figure l' étonnement de la solitaire marquise ; elle ne pouvait imaginer comment il se faisait que la guerre à outrance , déclarée par son père , commençât par cette bombe . En tout cas , elle se promit de se soustraire , par une stratégie habile , aux attaques d' un aussi redoutable adversaire . Il faut savoir que la vieille dame , même en miniature ou en photographie , eût été pour Espérance d' un commerce lassant . Comment donc avait pu s' y prendre la vicomtesse pour devenir la fable de tout son entourage et servir d' épouvantail aux cercles intimes ? Elle avait , dès son jeune âge , laissé toute liberté à son imagination , privant son esprit de tout travail assidu , de tout aliment solide ; et elle était ainsi arrivée à ce degré surprenant de surexcitation qui , chez une nature forte et riche , eût été peut-être enthousiasme , exaltation ; mais qui avait tourné chez elle en puérilité . La première visite de l' importune Rosella , si bien pomponnée et coloriée , fut pour la marquise un ennui profond , présageant beaucoup d' autres ennuis encore plus profonds . Pour mieux entendre ce qui suit , il est nécessaire de se transporter en esprit aux environs de Paimbœuf , et d' y faire connaissance avec des Bretons , fort estimables . C' est dans ces campagnes que chaque année revient la jeune veuve avec son père et son enfant . C' est là que s' élève , adossé à une colline élégamment boisée , le château d' assez riant aspect , tout environné de chaumières . Parmi ces chaumières , il en est une que le malheur a touchée , c' est celle de la veuve Benoît . La Benoît , comme on dit en ce pays , est une femme de quarante ans à peine ; mais la pauvreté , le chagrin , l' ont faite vieille avant le temps . Ses forces trahissent sa bonne volonté . La maladie lutte en elle contre le courage et , pour l' aider à vivre en élevant de son mieux ses trois filles , elle n' a plus que Laurent , son fils , Laurent qui ressemble à son père , le laborieux et honnête Corentin Benoît . Le jeune paysan a dix-sept ans , une figure heureuse , un bon cœur ; mais sa faiblesse de caractère effraye quelquefois la veuve . Elle se dit tout bas : Non , non , ce n' est pas là mon pauvre Corentin , qu' on aurait roué plutôt que de le faire manquer à son devoir . Laurent a la bonne humeur et la bonté de son père , mais il tournera au moindre vent . Sur ces entrefaites un bruit courut dans le village ; on disait qu' on avait besoin au château d' un jeune domestique . Assurément le fils de la Benoît n' entendait rien au service des villes ; mais il avait bonne façon , bonne volonté , de l' adresse , et le désir d' être utile à sa mère . Or il pouvait gagner plus au château qu' en restant , comme garçon de ferme , chez le vieux Mathurin , qui ne payait guère . On avait donc tenté la chose , et l' on avait réussi . Laurent était entré chez le général avec le titre de valet de pied , titre qui avait à ses yeux quelque chose de fastueux , à cause de la livrée qu' il comportait . Se voir tout de vert habillé , depuis les pieds jusqu' à la tête , le tout sillonné de galons et de boutons , c' était de quoi être un peu fier . Le jeune garçon savait bien qu' il faisait des jaloux ; plus d' un camarade aurait voulu entrer au château , aller à Paris surtout . Paris , c' était le point de mire pour beaucoup de ces jeunes têtes . Laurent , après avoir pendant quelques semaines appris les éléments du service , devait suivre ses maîtres et s' en aller pour tout l' hiver . Ne plus voir sa pauvre mère qu' il n' avait jamais quittée , ni ses sœurs Yvonne et Corentine , ni la petite Joséphine , si drôlette avec son franc rire et la joie de ses quatre ans , cela lui semblait dur . Et puis il était encore si gauche , qu' il redoutait les moqueries des Parisiens . On lui disait qu' à leur contact il se façonnerait plus tôt qu' il ne croyait ; et la Benoît ne manquait jamais d' ajouter : « Ne va pas façonner tes idées sur les leurs , mon garçon ; tu vas être joliment mal entouré ! On dit que , là bas , ils n' ont ni foi ni loi . Pendant qu' ils te referaient au dehors , ils t' abîmeraient en dedans , si tu n' y prenais pas garde ! — Soyez tranquille , disait Laurent , du meilleur de son cœur , car il croyait bien réellement que des étrangers , si séduisants qu' ils fussent , ne pourraient avoir aucune mauvaise influence sur lui . Vint le jour du départ . La famille du général emmena Laurent , pendant que sa mère , le cœur bien gros , était debout sur le pas de sa porte avec ses trois petites filles en larmes . Elle regarda bien longtemps la voiture , et même , quand on ne la voyait plus , elle regardait la poussière que les roues avaient soulevée . La petite Joséphine criait : « Pourquoi s' en va-t-il , mon grand frère ? Je lui ai dit de rester ; il est parti tout de même . Il est donc devenu méchant ? — Faut pas lui en vouloir , Fifine ; il s' en va à Paris pour nous acheter du pain . — Nous n' en avons donc plus ? — Non , presque plus , depuis que le père n' est plus là pour en gagner . » On apercevait encore au loin un peu de poussière sur la route , et Laurent n' éprouvait déjà plus les mêmes émotions que sa mère . Des cœurs qui se séparent , le plus à plaindre est toujours celui qui reste ; il retrouve , en lui et hors de lui , toute chose à la même place . Le jeune paysan n' avait jamais voyagé , sinon à trois lieues à la ronde ; tous les objets extérieurs devaient nécessairement produire sur lui une forte impression . Il allait monter en chemin de fer pour la première fois , voir des bourgs , des villes , connaître d' autres coutumes . Sa tête bretonne travaillait , et tout en vouant au pays , à la famille , à la maison , un profond attachement , il se sentait grandir devant lui -même à la seule pensée de voir et d' entendre ce qu' aucun de ses camarades d' enfance n' avait vu ni entendu . Laurent fut donc promptement distrait par les beautés de la route ; et les compagnons de voyage , qui occupaient avec lui un wagon de troisième classe , n' ayant pas laissé languir la conversation , il se trouva qu' en débarquant à Paris , il savait bien plus de choses qu' au village . On avait traité toutes sortes de sujets , entre autres l' inégalité des conditions . C' était , avait -on dit , un abus fort ancien qu' il fallait faire cesser ; on y tendait , on y parviendrait prochainement , dès qu' aurait été détruit , puis réédifié , cet ensemble qu' on appelle la société moderne . On avait dit encore que prendre au riche , ce n' est pas voler . D' abord , parce que le tort qu' on lui fait est insignifiant ; ensuite , parce que c' est , au contraire , lui qui vole en s' attribuant une portion quelconque de terrain ou de richesses . Cette morale nouvelle , fort opposée à celle qu' il avait entendu prêcher dans son village , étonna beaucoup Laurent . Cependant il ne se défiait pas assez de ces discours séduisants , et comme la situation de sa mère était navrante , bien qu' elle la cachât le plus possible , son amour filial lui rendait plus saisissante encore la peinture qu' on faisait des amertumes de la pauvreté , en regard des jouissances de la classe riche , classe qu' on avait grand soin de représenter comme exempte de tout souci , et saturée de bonheur . C' est dans ce trouble de son esprit que le jeune valet de pied reçut le choc inévitable de l' arrivée d' un paysan dans la grande ville . Les splendeurs de Paris l' étourdirent ; il admira ; il s' extasia devant les monuments , les promenades ; il se sentit facilement incliné à croire que des gens pour qui ces grandeurs étaient des objets familiers devaient nécessairement être plus éclairés que les braves Bretons , d' ailleurs assez ignorants , des environs de Paimbœuf . Laurent fit connaissance avec de jeunes palefreniers de la rue de Varenne ; il se trouva journellement en rapport avec les employés des fournisseurs ; et , de ces relations , émanèrent comme des exhalaisons malsaines , dont il ne soupçonnait même pas l' influence maligne . Puis , faut-il le dire ? il apprenait du maître d' hôtel le service de la table , et souvent il entendait des conversations propres à faire naître dans son esprit inculte des doutes étranges . Les amis du général traitaient , à table , les questions les plus délicates , et les traitaient fort légèrement , plaisantant , par mauvaise habitude plutôt que par malice , sur des sujets qu' on ne devrait jamais aborder en présence des inférieurs . Qu' importe ! dit -on souvent , ils sont trop occupés des assiettes pour faire attention à ce qui se dit à table ; et d' ailleurs ils n' en comprennent pas la moitié . Cinq mois passés à Paris firent de Laurent un garçon tout autre . Il avait perdu sa gaucherie , mais il avait aussi perdu cette candeur qui , au pays , lui faisait accepter si facilement la vérité . Non , à présent , il ne pensait plus ce que pensait sa mère . Elle ne le savait pas heureusement , car il n' y a pas de plus grande douleur ! Laurent voulait juger des choses par lui -même , et comme il était incapable d' un raisonnement suivi , il adoptait volontiers les sophismes grossiers de l' antichambre , et les sophismes , voilés et plus dangereux de la salle à manger . C' était le jeune valet de pied qui frottait la chambre de la marquise , et tout en s' acquittant prestement de cette besogne , il se demandait pourquoi c' était toujours lui qui frottait ? Laurent trouvait cela irritant , depuis qu' on lui avait appris qu' il devait être irrité . C' est dans cette fâcheuse disposition d' esprit qu' il était , au moment où Marie Dubreuil avait déposé bien humblement sa lettre chez le concierge de l' hôtel . Il avait même aperçu , d' une fenêtre , l' enfant pâle dont la tenue modeste et la figure intéressante l' avaient frappé . Hélas ! il était arrivé la veille au soir une autre lettre . Celle -ci , à l' adresse de Laurent , lui donnait les plus fâcheuses nouvelles . Sa pauvre mère , que la mort du brave Corentin avait laissée dans l' embarras , ne pouvait satisfaire les exigences de certains créanciers , hommes durs et insolents , qui la rendaient bien malheureuse et lui réclamaient , avec menaces , des sommes qu' elle ne pouvait payer . Elle proposait des arrangements , on les refusait ; les plus impitoyables parlaient même de faire vendre par la justice sa pauvre chaumière . Cela était encore tenu secret ; mais , dans peu de temps , tout le monde au village en serait informé . La mère terminait en disant que , pour calmer les créanciers et faire cesser leurs menaces , elle leur avait donné , en à-compte , l' argent des gages de son fils qu' il lui avait envoyé ; mais c' était insuffisant ; il faudrait encore cent francs pour qu' ils consentissent à attendre le reste . Laurent conçut un profond chagrin de la position de sa mère ; il se représenta la demeure de la famille , laissée à son père par son grand-père , et honteusement vendue pour payer des dettes ! Son cœur se serra ; mais non pas avec le même sentiment de peine qu' il aurait éprouvé au village . C' était une douleur haineuse , qui le portait à maudire son sort , à détester toute supériorité , à envier avec aigreur le bien d' autrui . Dire que nos maîtres ne trouvent rien d' assez beau pour eux , qu' ils se passent toutes leurs fantaisies , et que ma pauvre mère , faute d' un billet de cent francs , va être mise hors de chez nous ! C' est affreux ! On a bien raison de dire que ces choses -là ne peuvent pas durer , et qu' il faut tout renverser . Du moins chacun aura son terrain , sa maison , et l' on vivra heureux . Ainsi raisonnait le pauvre campagnard , tout imbus des idées neuves et séduisantes qu' il avait reçues . La nuit , puis la journée , se passèrent dans ce triste malaise de cœur et d' esprit . Sa tête se montait . Laurent ne trouvait plus qu' il y avait eu avantage pour lui à entrer chez le général , à apprendre à servir dans une bonne maison , tout en étant logé , habillé et bien nourri . Non , il ne voyait plus que sa misère et surtout celle de sa mère et de ses petites sœurs . Il pensait aussi que ses maîtres abusaient de ses dix-sept ans , en ne lui donnant que vingt-cinq francs par mois , pour commencer , avec promesse d' augmentation quand il serait en état de bien faire son service . Les théories du wagon de troisième classe lui revenaient plus que jamais en mémoire . Le trouble qu' il éprouvait le rendait distrait , brusque et maladroit . Dans la matinée , il cassa un compotier faisant partie d' un service de prix , et loin d' en ressentir aucune peine , il se dit : « Tant pis pour les maîtres ! » Sur ce , il assembla soigneusement les morceaux , rétablit assez ingénieusement le compotier , et le cacha tout au fond d' une armoire dans un angle , derrière une pile d' assiettes , afin qu' on l' oubliât et qu' il fût possible de dire à l' occasion : -- Oh ! il y a bien longtemps qu' il ne sert pas ; il aura été cassé l' année dernière , probablement . Ainsi les sentiments nobles et délicats qu' il tenait de ses parents s' émoussaient dans ce jeune villageois , d' un caractère trop indécis , d' une nature trop molle pour ne pas subir les influences dangereuses dont il était entouré . Ce jour était un jour de désordre et d' embarras dans l' hôtel . On songeait à la Bretagne ; il était question de quitter Paris dans quelques semaines , et l' on commençait les préparatifs par l' œuvre des tapissiers qui venaient lever les tapis . C' était un va-et-vient continuel . La marquise se sauvait devant l' avalanche , et son refuge était comme toujours son boudoir . Laurent , quand il était mal disposé , combinait mal ses mouvements , ou plutôt ne les combinait pas du tout ; donc , en balayant le boudoir après la levée du tapis , et pendant le déjeuner des maîtres , il donna un bon coup de balai dans une vitre , et la vitre s' en alla tomber en mille pièces dans la cour , avec un bruit qui s' opposait au mystère . Pas moyen de recourir au procédé si finement employé pour enfouir le compotier dans l' oubli . Laurent toutefois crut amoindrir le mécontentement de sa maîtresse en faisant réparer sur l' heure le désastre . Un vitrier passait , s' annonçant par un cri strident . Laurent le fit monter en hâte . C' était un pauvre hère , vêtu presque de haillons ; mal peigné , à peine chaussé , have de misère et de faim . Il fut introduit dans le secret du boudoir , fit son travail , et , au moment où il se retirait , rencontra la maîtresse de maison , toute surprise . Il salua d' un « bonjour madame » , d' un air embarrassé , descendit par l' escalier de service , entra à l' office , où il fut payé , et s' en alla crier de nouveau : « V'là le vitrier ! » tout le long de la rue de Varenne . La marquise , mécontente , sonna le jeune domestique . « Pourquoi avez -vous fait monter cet homme ? — C' est parce qu' il y avait un carreau qui s' était cassé dans le boudoir de Madame la marquise . — C' est vous qui avez cassé ce carreau ? — Faut croire qu' il était fêlé , car on ne l' avait pas encore touché qu' il était déjà tombé en morceaux . — Ah ! ... Écoutez , Laurent , nous n' avons pas l' habitude de nous servir de ces gens de passage . Une autre fois , quand il vous arrivera de casser une vitre , vous avertirez , et l' on vous enverra chercher un des ouvriers qui travaillent pour la maison . — Bien , madame la marquise . — C' est un homme de mauvaise mine que vous avez introduit et laissé seul chez moi ; c' est fort imprudent . Je le connais de vue , je le rencontre quelquefois dans le quartier , et je le reconnaîtrais partout , tant son aspect est peu rassurant . Faites bien attention à ce que je vous dis . On ne laisse jamais seul un homme qu' on ne connaît pas . — Bien , madame la marquise . » Elle renvoya Laurent et se hâta d' oublier la vitre et le vitrier . Laurent n' oubliait rien , lui ; mais ce qui revenait le plus souvent à sa pensée , c' était l' affreuse inquiétude de sa mère , le danger qu' elle courait , et , d' autre part , ce billet de cent francs qu' il avait vu le matin , par hasard , en apportant une lettre de part , mettre sous enveloppe et glisser dans le mystérieux tiroir du bureau . Ce dernier souvenir l' obsédait , se présentant à son esprit sous la forme d' une tentation qui allait toujours grandissant , à mesure qu' il osait s' y arrêter . Loin de se détourner brusquement de cet ordre d' idées , il discutait en lui -même , se demandant ce qu' était un billet de cent francs pour sa maîtresse qui l' avait envoyé , tout dernièrement , payer une note de trois cents francs , chez sa couturière , pour une robe de soie noire à volants . Pour elle , pensait-il , cent francs c' est comme vingt sous pour moi ! Si elle avait cent francs de moins , elle ne vendrait pas pour cela ses deux beaux chevaux noirs , qui ont coûté si cher et qui mangent tant ! Notre pauvre maison ! Dire qu' on la fera vendre ! c' est ça qui s' appelle du malheur ! Eux autres , les riches , ils ont de la chance ; tout leur réussit . L' eau va toujours à la rivière . Nos maîtres sont bien heureux ! c' est nous qui avons toute la peine . Oh ! si j' avais seulement un billet de cent francs à envoyer chez nous ! Laurent ne put dîner . Il avait la tête en feu , pensant toujours à sa chaumière et à l' enveloppe satinée dans laquelle était le billet . Or , quand on a le malheur de s' arrêter à une pensée mauvaise , au lieu de la chasser tout de suite , on est perdu . , Le soir vint , les maîtres étaient au salon du rez-de-chaussée , avec quelques amis ; la petite Alice dormait . Le silence régnait au premier étage et , seule , la bonne travaillait près de l' enfant . Laurent , de plus en plus fortement tenté , monta légèrement . Son cœur battait . Il n' avait jamais fait une mauvaise action avec une pleine volonté . Il entrouvrit doucement la porte de la chambre d' Alice . « Elvire , dit-il , vous n' avez donc pas entendu madame sonner ? — Non . C' est moi qu' elle sonne ? — Dame , je crois que oui . — C' est drôle ; elle ne m' appelle jamais à cette heure -ci ; elle sait bien que je suis là , à coudre pour moi , auprès de la petite . — Vous savez , Elvire , je vous dis ça pour vous ; moi , ça m' est égal . Je crois qu' elle vous a sonnée ; n' y allez pas si vous ne voulez pas . Au fait , je pourrais bien m' être trompé . — Tenez , Laurent , dans le doute , j' aime mieux y aller parce que , quand elle sonne et qu' on ne vient pas , ça la met de mauvaise humeur , et je veux lui demander une sortie ces jours -ci . » Elvire laissa son ouvrage et descendit lentement . C' était ce que voulait le jeune domestique . Se voyant seul au premier étage , puisque l' enfant dormait , il s' avança sur la pointe du pied vers la chambre à coucher qu' il traversa tout tremblant , car n' étant pas habitué à faire du mal , il s' effrayait même du bruit de ses pas . Après avoir donc traversé la chambre , il entra dans le boudoir , et se sentit frémir de tous ses membres . Ce lieu , dont l' air était embaumé d' un parfum délicat , était le lieu où vivait la marquise , et tout y reflétait sa présence ; un livre entrouvert , juste à la page qu' elle venait de lire , une lettre inachevée sur le bureau , un petit châle de laine blanche jeté sur le dossier du fauteuil . Laurent eut la pensée de s' en aller , mais comme il ne s' en alla pas aussitôt , le mal l' emporta sur le bien dans son cœur infidèle . S' efforçant , au contraire , de s' enhardir , il avança la main , ouvrit le tiroir et reconnut l' enveloppe satinée . Elvire remontait l' escalier . Laurent , horriblement troublé , saisit l' enveloppe et sortit , allant au devant de la jeune bonne , et criant d' un ton qu' il s' efforçait de rendre goguenard : « Eh bien , ce n' était pas vous qu' on sonnait ? — Ah çà , Laurent , nous ne sommes plus au premier avril , entendez -vous ? Tâchez de ne pas recommencer à m' attraper comme çà ! — Est -ce ma faute , voyons ? J' avais mal entendu , voilà tout . — Oui , mal entendu ! Laissez donc ! Vous m' avez fait descendre exprès . — Par exemple ! — Est -ce que je ne vois pas que vous avez l' air tout chose ? — Moi ? — Oui , vous . On dirait que vous venez de faire un mauvais coup . » Laurent voulut répondre et se fâcher à son tour ; mais il balbutia , ne sut que dire , et , pendant qu' il cherchait , Elvire rentra dans la chambre d' Alice et ferma la porte au nez du garçon . Il descendit très lentement , ne sachant plus où aller , car il lui semblait que s' il retournait à l' office , ses camarades trouveraient aussi qu' il avait l' air tout chose , comme disait Elvire . Il erra à droite et à gauche jusqu' à ce que fussent partis les amis du général , et son service étant terminé , il remonta à sa chambre dont il referma vivement la porte à clef , comme s' il eût été sous le coup d' une poursuite . Mais pour trouver la paix dans le silence et la solitude , il faut être innocent , et Laurent se sentait bien coupable ! Il était comme étourdi de l' abominable action qu' il venait de faire , et tous les faux raisonnements , sur lesquels s' était appuyée sa honteuse hardiesse , ne suffisaient pas à calmer son esprit . Il regardait autour de lui , comme pour s' assurer qu' il n' y avait aucun témoin , car maintenant Laurent craignait toute créature . Déjà il se demandait comment on pourrait s' y e prendre pour envoyer cet argent en Bretagne ? Sa mère ne manquerait pas de s' en étonner . Une si grosse somme à la fois ! On aurait recours au mensonge , c' est le moyen de tout arranger . Ce serait un camarade , bon et confiant , qui lui aurait prêté cent francs , acceptant comme garantie la promesse de lui abandonner quatre mois de gages . Ainsi le jeune garçon s' enfonçait dans le bourbier , sous prétexte d' aider sa mère , oubliant qu' il n' est pas permis de faire le plus petit mal pour procurer un bien . Cependant le coupable voulut contempler et toucher ce funeste trésor ; il fouilla dans sa poche et s' aperçut , alors seulement , que dans sa précipitation , au bruit des pas d' Elvire , il avait saisi à la fois deux enveloppes . Ces deux enveloppes étaient pareilles , également fines , satinées , parfumées . L' une ne portait aucune suscription ; c' était celle qui contenait le billet ; l' autre portait le nom et l' adresse de la marquise . Les caractères étaient à peine formés et tracés obliquement ; une main novice avait dû tenir cette plume . Laurent commença par retirer de la première enveloppe le billet , qu' il déplia et regarda avec une sorte de satisfaction sauvage , tenant beaucoup plus de la douleur que de la joie . En vain s' efforçait-il de rappeler à sa mémoire les sophismes qu' il avait entendu débiter en wagon et depuis . En vain se représentait-il sa pauvre mère , ses jeunes sœurs , demeurant bien tranquilles dans leur chaumière ; il semblait que ce billet brûlât ses doigts . Il le cacha bien vite , car cette vue lui était insupportable , et il se demanda ce que pouvait être cette lettre si mal écrite , qu' il avait prise sans s' en rendre compte . Lire une lettre adressée à la marquise lui paraissait tout simple , après ce qu' il venait de faire . Laurent ouvrit donc l' enveloppe , en retira une lettre , surchargée de deux pâtés , et se mit à lire . C' était la naïve supplique de Marie Dubreuil . Le villageois avait mal fait , très mal fait , et pourtant son cœur n' était pas encore corrompu . C' était plutôt séduction , entraînement , faux dévouement pour sa famille . La petite lettre de Marie tomba tout à coup dans son âme et la bouleversa . Cette lettre ressemblait à la flamme qui éclaire les parois d' un abîme et permet d' en mesurer la profondeur . À mesure que lui apparaissaient les simples pensées de l' enfant , il se sentait remué par une sensation forte et terrible , jusque -là inconnue : le remords . Il lisait lentement , s' arrêtant à certaines lignes . Il souffrait le martyre ; et quand son regard se fixa sur la signature de la pauvre petite , une larme brûlante coula de ses yeux sur le nom béni de l' ange du foyer . Il jeta la lettre sur la table , se couvrit de ses mains le visage et , sondant la voie ténébreuse où il s' engageait , le fils de l' honnête Corentin sentit la honte monter de son cœur à son front . La lettre contenue dans l' enveloppe était d' une enfant innocente et malheureuse ; ce devait être celle qu' il avait aperçue d' une fenêtre , au moment où elle parlait au concierge . Il se souvenait d' avoir remarqué son extrême pâleur , sa modestie , son air doux et poli . Elle aussi avait des parents pauvres , elle aspirait à les soulager par son travail ; elle ne se plaignait pas de ses maux , mais seulement craignait , en ne mangeant pas assez , de ne pas avoir un jour la force nécessaire pour se dévouer à eux . La pauvre enfant ne recourait pas au crime , elle ; mais , dans son angoisse , elle recourait à la charité des riches au lieu de les maudire . Il y avait en tout cela quelque chose qui condamnait Laurent sans trop l' humilier . Il avait remis soigneusement la lettre de Marie dans son enveloppe et gardait le tout dans sa main comme un talisman protecteur ; tandis que l' autre enveloppe lui semblait menaçante ; c' était la faute , le déshonneur ! C' était la mort de sa mère ! Oui , la Benoît en serait morte ! Mais elle ne pouvait soupçonner ce qui s' était passé . Laurent se la représentait , couchée dans sa pauvre maison ; ne dormant pas , tant elle était inquiète et malheureuse , mais se répétant à elle -même , comme suprême consolation : du moins , j' ai un bon fils ! Peu à peu le silence se faisait dans l' hôtel . Laurent s' effrayait de ce silence , car il entendait mieux encore les voix mystérieuses qui lui parlaient au dedans . Vainement il voulut s' endormir , ses yeux restaient ouverts , ses mains étaient chaudes , tout son corps brûlait . Comment faire ? se demandait-il sans cesse . Comment faire ? garder ce billet ? ... impossible ! Il repoussait avec horreur l' enveloppe qui le renfermait ; il était si malheureux ! Minuit sonnait . Ces douze coups , lents et sonores qui retentissaient tour à tour à chaque horloge du quartier , le firent penser à l' horloge qui avait compté les heures de son enfance ; cette horloge était fixée au vieux clocher du village . Alors le pauvre Laurent souffrit un mal d' un autre genre ; ce n' était plus ce sentiment ardent , plein d' effroi , qui tout à l' heure le laissait stupéfait devant lui -même ; c' était une peine attendrie , navrante : c' était le repentir . Pressant contre sa poitrine haletante la lettre de l' enfant pâle , il crut la voir , elle si pure ; il crut l' entendre . C' était en lui une expression confuse , car il ne pouvait rien analyser ; son esprit était trop peu cultivé , et surtout trop agité . Que disait-elle ? Peut-être : -- Va ! Tout n' est pas perdu , pauvre Laurent ! de ce vieux clocher , que tu revois en ta mémoire , des sons joyeux se sont envolés une fois en ton nom , c' était le jour de ton baptême . Pour les chrétiens , il n' est pas de faute sans espérance de rémission . Rends ce que tu as pris , répare , souffre , humilie -toi , et tu seras pardonné . Toute la nuit s' écoula dans ces pensées . C' était une continuelle alternative de désespoir et de retour à des idées plus douces . Par moment , cet état devenait insupportable . Sa mère ! sa pauvre mère ! La veille encore elle n' était que malheureuse et menacée ; mais on disait : Son fils est un honnête garçon . Et maintenant , si l' on savait ... on dirait : Son fils est ... Non , non , impossible de s' avouer à lui -même ce nom écrasant , infâme ! Lui , l' enfant de la Bretagne ! Le fils du loyal Corentin ! Mon Dieu ! qu' est -ce que j' ai fait là ? Il pleurait à chaudes larmes , étouffant ses sanglots , de peur qu' on ne les entendît . Parfois , perdant courage , il serrait dans ses mains l' enveloppe sur laquelle Marie avait tracé le nom de la marquise . Cette écriture jeune , incertaine , le touchait ; c' était celle d' une enfant du peuple comme lui . Lorsque le jour parut , il voulut songer au meilleur moyen de réparer sa faute , secrètement ; mais la fatigue l' ayant vaincu , Laurent s' endormit . Quand il s' éveilla , il eut cette douleur poignante d' un coupable qui a oublié , et qui tout à coup se souvient . Sa position lui apparut , telle qu' elle était réellement . Alors plus de larmes , plus de sanglots , mais une prostration complète , et la conscience de son malheur causé par sa propre faute : Je suis perdu , se dit-il , si madame s' aperçoit que ce billet lui manque avant que j' aie pu remettre ces deux enveloppes dans le tiroir de son bureau . Elle me chassera devant tout le monde ! Et l' on saura pourquoi , ici , là-bas au pays , partout ! je ne pourrai plus trouver une place . Mon Dieu ! mon Dieu ! qu' est -ce que j' ai fait là ? Cependant l' enfant pâle avait été pour Laurent l' intermédiaire entre le ciel et lui . Il s' agenouilla au pied de son lit , sur lequel il posa la lettre de la petite Marie , et , se tournant en esprit vers le clocher de son village , il pria comme il n' avait jamais prié . En se relevant , il était bien décidé à réparer le tort qu' il avait fait , sans plus s' inquiéter si la perte était considérable ou non pour la propriétaire . L' heure était venue de descendre pour commencer son service . Aurait-il la possibilité de frotter le boudoir avant que sa maîtresse eût ouvert le petit tiroir du bureau ? Là était toute la question . Il entra d' abord dans le large corridor sur lequel donnaient les chambres . Ordinairement , la marquise , amie du repos du matin , sommeillait encore et demandait du silence . Aujourd'hui , elle va et vient dans son appartement ; elle est agitée , empressée , comme fiévreuse . La voilà qui ouvre sa porte , juste au moment où le jeune valet de pied longe le corridor . Celui -ci ne l' avait jamais vue levée si tôt . Drapée dans son élégante robe de chambre , à carreaux gris et blancs , coiffée d' une fanchon de dentelle , négligemment jetée sur une masse de cheveux blonds , dans le plus beau désordre , elle dit : Laurent , venez ici un moment . Le malheureux crut tomber ; ses jambes fléchissaient ; il devint tellement blême que la maîtresse de maison lui dit avec bonté : « Qu' avez -vous ? Êtes -vous malade ? — Faites pas attention ; ce n' est rien , madame la marquise . — Laurent , vous avez quelque chose ? — Ce n' est rien . — Entrez , il faut que je vous parle . » Il entra dans la chambre et fut entraîné vivement , sur les pas de sa maîtresse , jusque dans le boudoir . Là , il ne savait où porter son regard ; il lui semblait que celui de la marquise voyait , à travers ses vêtements , les deux enveloppes qu' il avait soigneusement cachées . « Écoutez -moi , dit-elle très sérieusement , faites attention à l' ordre que je vous ai donné hier , à propos de la vitre cassée ; ne laissez jamais seul un ouvrier de passage . Il m' est arrivé une chose fort désagréable . J' avais mis là , dans ce petit tiroir , un billet de cent francs sous enveloppe ; il a disparu . Qui l' a volé ? ce ne peut être que ce misérable vitrier ? » L' âme du coupable fut remuée , par ce dernier mot , jusque dans ces profondeurs où reste en nous l' empreinte du bien , même quand nous avons fait le mal . Laurent baissa les yeux et balbutia quelques paroles vagues . C' était le dernier combat . Laisser soupçonner un malheureux ? Non , mille fois non ! Laurent tombe à genoux , ses yeux suppliants demandent grâce : mais de son cœur sort cet aveu : « Madame , c' est moi . — C' est vous , Laurent ? Vous ! » Elle n' en dit pas davantage , et Laurent se sentit terrassé . Pourtant la marquise s' était inclinée vers son pauvre serviteur ; son autorité semblait prendre quelque chose de maternel . Ce jeune paysan , le visage en feu , les mains jointes , le regard humide , lui faisait pitié . À quoi allait-elle se décider ? Le sauver ou le perdre ? ... Il attendait . Enfin sortit de sa poitrine cette prière : « Madame , je vous en supplie ! Renvoyez -moi sans me déshonorer . Voyez , j' étais venu pour vous rendre tout , car j' avais pris ensemble deux enveloppes , les voilà . » En même temps , il tendait à la marquise le billet et la lettre . Espérance prit l' un et l' autre sans parler . Elle reconnut la lettre de l' enfant pâle , la déplia , et vit que la signature était à peine lisible , parce qu' une larme l' avait presque effacée . Enfin elle dit très bas : « C' est vous qui avez versé cette larme ? — Oui , répondit le malheureux . — Vous avez donc lu cette lettre ? — Oui , madame ... et alors , en la lisant ... alors j' ai compris ... — Alors l' innocence de cette enfant vous a obtenu la grâce du repentir ? Un sanglot fut la réponse . La marquise baissa la voix encore davantage . « Laurent je puis vous perdre et j' en ai le droit . Un seul mot à mon père et tout est fini . Ce mot , je ne le dirai pas . Vous êtes le fils d' un honnête homme . Vous serez vous -même honnête homme . Cette faute ne sera connue que de moi . Je vous pardonne à cause de la petite Marie , qui est un ange sur la terre et qui vous a sauvé . — Ah ! madame , que vous êtes bonne ! — Laurent , si votre mère savait ... — Ah ! ma mère ! — Pleurez , pauvre enfant ! Mais ne vous découragez pas . — Ah ! madame n' aura jamais de confiance en moi , à présent ; c' est fini ! » Il osa regarder en face sa bonne et généreuse maîtresse . Elle était tout émue . L' expression de son visage prit une douceur angélique quand elle dit , toujours à voix basse : « Non , ce n' est pas fini , Laurent ; votre mère vous a donné sa foi ; vous savez où les chrétiens repentants trouvent le pardon de Dieu . Moi , j' aurai encore confiance en vous , si vous le méritez . Parce qu' on a mal fait une fois , on n' est pas perdu pour toujours ; j' en suis sûre , vous serez honnête homme . » Elle se faisait simple et petite , la grande dame qui voulait empêcher une âme de tomber tout à fait . Bientôt son œil intelligent essaya de lire au fond de cette âme et y chercha la cause d' un aussi grave entraînement . Elle parla au jeune paysan de sa mère avec une grande bonté , lui demandant s' il avait reçu d' elle quelque lettre , si les affaires du ménage allaient bien ? Il fit comme font tous les malheureux devant une puissance qui leur est supérieure et les prend en pitié : il répondit d' abord d' une façon évasive , et finit par tout dire . Ce fut pour Espérance le sujet de nouvelles émotions . Elle se sentit portée plus encore à la clémence et se promit de veiller à l' avenir sur son jeune serviteur , dont elle ne s' était guère occupée que pour le gronder de ses maladresses . Elle prit la résolution de lui laisser peu de liberté au dehors , afin de le tenir éloigné des mauvais camarades , et de lui rendre , à l' intérieur , la vie assez douce pour l' attacher à la famille . La marquise congédia Laurent du regard en disant : -- Aujourd'hui même je vais écrire à l' Intendant et lui donner ordre de faire cesser les menaces des créanciers , en leur offrant des garanties pour les sommes dues , que vous paierez peu à peu avec vos gages . Laurent était bien touché ! Le villageois aurait voulu exprimer convenablement sa reconnaissance ; mais il ne put trouver qu' un mot , toujours le même : « Ah ! madame , que vous êtes bonne ! » Le jeune garçon , déjà si ému , perdit toute contenance lorsqu' il entendit la marquise ajouter : -- Nous comptions porter prochainement vos gages à trente francs ; ce sera dès ce mois -ci , à cause de votre bonne mère si affligée . Il la regarda avec le sentiment confus d' une humble affection . C' était pour la vie qu' elle venait d' attacher à sa maison , à son enfant , un serviteur tout prêt à devenir un ennemi . Comme il se retirait , sa maîtresse , par une de ces inspirations spontanées que le ciel donne et qu' il bénit , rendit à Laurent la lettre de Marie , dans son enveloppe . « Cachez -la bien , dit-elle , et gardez -la toute la vie , c' est un moyen de vous défier de la tentation et de ne plus jamais faire de mal . » Il saisit l' enveloppe et , dans sa surprise et son attendrissement , il la baisa avec transport . Demeurée seule dans le boudoir , Espérance sentit le besoin de se recueillir , car cette scène étrange l' avait troublée . Elle avait promis le secret ; tout devait donc se renfermer en elle -même . La jeune veuve ne regrettait rien de ce qu' elle avait fait . Aurait-il donc fallu repousser cet homme presque enfant , alors qu' il cherchait à réparer sa faute , alors que l' humiliation la plus entière était acceptée par lui , plutôt que de laisser planer un soupçon sur un étranger ? Que de bien avait déjà produit la lettre de l' enfant pâle ! À cette lettre , Espérance était redevable d' un trait de lumière , qui l' avait éclairée sur l' inutilité de sa vie . Elle commençait à s' oublier en pratiquant la charité , et d' abord en s' acquittant des sérieux et multiples devoirs qu' imposent une grande fortune et une position élevée . Jusque -là , pourvu que le service fût exact , elle paraissait trouver que tout était bien . Maintenant , d' après les ravages faits en si peu de temps dans l' esprit d' un campagnard , attiré par elle à Paris , elle comprenait qu' elle avait à prendre , s' il était possible , une influence délicate sur ceux des serviteurs dont la jeunesse demandait une direction , un secours . Sans presque s' en douter , Espérance venait d' entrer dans la vie positive , secouant le joug de l' imagination , et concevant l' idée du dévouement continuel et inaperçu . Tout cela , c' était l' œuvre de la pauvre et innocente Marie . La marquise , après avoir revêtu à la hâte un joli négligé du matin , sortit dans l' intention d' aller demander rue Saint-Guillaume quelques renseignements sur la famille Dubreuil . Elle entendit avec grand intérêt tout le bien qui lui fut dit sur cet intérieur , puis elle remit à la supérieure le billet restitué par le jeune valet de pied , et il fut convenu qu' on aiderait les Dubreuil , en fournissant peu à peu aux dépenses les plus nécessaires , et en leur disant simplement que la Providence les assistait par un don particulier qu' avait fait une bonne dame entre les mains de sœur Nathalie , alors l' image de cette secourable Providence . Cette sage et compatissante supérieure qui s' était faite par choix la servante des pauvres , elle était grande Dame , elle aussi , de la noble famille des Nariskin , elle passait inconnue , comme la plus humble des Filles de Saint-Vincent de Paul . Depuis , elle a reçu sa récompense de Celui qui seul pouvait la faire assez grande . Lorsque la marquise rentra à l' hôtel , la petite Alice était déjà installée dans le boudoir . Assise devant une petite table , entourée de cahiers , de plumes , de livres , on eût dit , à son air sérieux et affairé , qu' elle allait se livrer à de profondes études . Sa mère lui sourit en entrant , et la chère enfant prit sa première leçon avec une docilité charmante . Rien de plus négligé que la mémoire d' Alice , rien d' inculte comme son intelligence ; et cependant une extrême lucidité , un grand désir de s' instruire et de plaire à ses parents , tout cela présageait de bien doux succès à la mère-institutrice . Le grand-père avait déclaré se réserver le droit de récompense . Quant aux punitions , il avait été établi que , l' étude étant un des meilleurs moyens de grandir l' intelligence , tout acte d' insoumission ou de négligence entraînerait un retour passager à la vie uniquement matérielle du petit épagneul , de si joyeuse mine . On ne prendrait de leçons que si l' on se montrait digne de progresser . Alice était parfaitement en état de sentir toute l' humiliation d' une semblable pénitence . Le soir de ce même jour , Laurent , brisé des graves émotions de la matinée , reposa son cœur converti en remettant sous ses yeux la chère enveloppe qui renfermait les secrets de Marie Dubreuil . C' était un véritable trésor , puisque toutes les bonnes et saintes pensées étaient revenues par ce moyen . Il se demandait comment on pourrait sauver ce trésor des regards indiscrets , et en même temps le préserver de tout accident ? Alors il avisa un vieux portefeuille , que le général avait jeté , et dont lui , Laurent , avait fait son profit , le destinant à conserver les lettres qu' on lui enverrait du pays ; il y en avait déjà trois , toutes trois de sa mère . Dans la poche la plus secrète de ce vieux portefeuille , il cacha la lettre de la petite Marie , mit le tout dans sa malle , qui avait une bonne serrure , et il lui sembla avoir enfoui là toute une fortune . Voyez -vous cette petite dame , serrée dans sa ceinture , gênée dans ses entournures , et pincée dans ses bottines , qui se promène sous les arbres de ce beau parc , parlant toilette , racontant les plaisirs de l' hiver et ses petits succès de salon ? C' est Rosella . La malheureuse enveloppe si blanche , si fine , avait eu la déplorable destinée d' attirer en Bretagne cette beauté passée qui posait encore , qui minaudait , qui grimaçait , et dont chacun plaisantait . La vicomtesse était tombée un beau matin à Kerniou , comme fût tombée la grêle , sans prévenir , et s' appuyant sur la lettre du général lui -même pour se dire : « Je suis toujours attendue . » Bien résolue à remplir sa prétendue mission , elle avait dit tout bas : Me voici ; vous voyez , général , que je ne perds pas de vue notre petite marquise ; j' ai entrepris , d' après vos désirs , de la distraire , et j' y parviendrai . Que peut faire dans un pareil cas un maître de maison ? Saluer , puis saluer encore , et attendre patiemment le départ . C' est ce que faisait le bon père , et sa gaieté naturelle lui suffisait à peine pour endurer le fléau qu' avait attiré sa fâcheuse distraction . Elle était fort drôle à voir , cette petite vieille qui ne voulait pas du respect , et préférait les joies et les allures d' un autre âge , quand elle prenait des attitudes affectées , des poses prétentieuses , il fallait toute la politesse de la marquise pour ne pas rire . Le général se sauvait dans ces cas là , n' ayant pas assez de confiance en lui -même . Les voisins de campagne , qui venaient , parlaient pendant trois jours de ce type amusant rencontré à Kerniou , et la petite Alice demandait naïvement à sa mère : pourquoi donc cette jeune dame a-t-elle une vieille figure ? Se croyant de bonne foi invitée , Rosella qui n' avait jamais su rester seule un quart d' heure sans s' ennuyer , avait pour principe de tenir compagnie le plus souvent possible à la jeune châtelaine . Point de relâche , sinon les heures consacrées aux changements de toilette . Espérance ne pouvait ni lire , ni écrire , ni penser ; plus un instant de solitude . « Ma toute belle , disait Rosella souriante , du plus loin qu' elle l' apercevait , chassons les idées noires ; allons , déridons-nous ! » Elle venait à sa rencontre , lui prenait le bras et promettait de l' accompagner partout . Cette menace avait pour effet subit de faire asseoir la marquise . Elle demeurait interdite , silencieuse , et pourtant la conversation ne languissait pas ; Rosella y pouvait suffire seule pendant une heure et plus . Espérance , à demi-pétrifiée , subissait le joug jusqu' à ce quelle eût découvert ou inventé un prétexte qui mit quelque distance entre elle et cette Méduse . Ce n' était pas toujours possible ; alors elle prenait son parti , laissait discourir sa verbeuse compagne , en pensant à autre chose , et opinait simplement du bonnet . Son père , vivement contrarié des dures conséquences de sa méprise , avait avoué à sa fille que la lettre en question était réellement écrite , sinon adressée , à son amie Pauline , femme d' un mérite incontesté , admirablement faite pour rasséréner un esprit malade , et pour dilater un cœur trop longtemps resserré par le sentiment de ses propres souffrances . Pendant ces beaux mois d' été , l' amitié avait fait un signe , et Pauline était venue sans bruit , s' attacher à la jeune femme comme une ombre protectrice , mais avec toute la discrétion imaginable . Pauline était une de ces âmes de devoir , en qui le côté principal et positif de la vie n' a pas étouffé cette étincelle de poésie nécessaire à certaines natures . Espérance reconnaissait en elle le plus beau type du bon sens pratique , et cependant retrouvait en son amie ces côtés féminins et charmants qui lui plaisaient , par une apparente analogie avec ses propres penchants . Rapprochée de Mme de Y ... par son père , elle eut promptement subi sa douce influence . Souvent , au milieu d' un intime et utile entretien , sous les ombrages du parc , Rosella se dirigeait vers les deux amies . Celles -ci éprouvaient ce que nous éprouvons à la vue d' un gros nuage noir qui s' avance . L' importune , loin de soupçonner ces terreurs , arrivait d' un air dégagé , et demandait , avec cette espèce de bonne foi qui caractérise ce genre de personnages , que l' on continuât l' entretien , assurant qu' elle y prendrait le plus vif intérêt . Dès lors , Espérance et Pauline ne savaient plus que dire . On parlait sans mettre au jour une seule des pensées qui se traduisaient si facilement avant l' arrivée de la vicomtesse . Ni les banalités , ni les froideurs n' éclairaient l' importune sur l' insuccès de sa mission . Elle redoublait d' entrain ; et quand les jeunes femmes lui adressaient la parole en termes réservés , et l' appelant madame , elle se fâchait agréablement , disant d' un air câlin , absolument hors de saison : « Pas tant de cérémonies entre nous ; appelez -moi donc tout simplement Rosella ! Une chose étonnait la vicomtesse au dernier point , c' était que la petite Alice fût devenue , et pour de longues années , l' élève bien-aimée de sa mère . « Vraiment je vous admire , disait-elle . Faire vous -même l' éducation de votre fille ! Mais vous n' y pensez pas , ma très chère ; c' est un assujettissement des plus ennuyeux ! Quoi , vous allez faire repasser par votre mémoire les éléments de la grammaire française ? — Oui , madame , les éléments de toute chose . Et je pense y gagner autant que mon enfant . — C' est héroïque en vérité , marquise ! À votre âge , et jolie comme vous l' êtes , vous soumettre à pareille épreuve ? chère Espérance , je voudrais vous voir jouir de tous les avantages de la jeunesse et de la fortune . Pourquoi donc sacrifier à d' obscurs devoirs les succès , les distractions ? Le bonheur est devant vous , et vous n' en voulez pas . Il faut absolument que je vous présente , l' hiver prochain , à une famille anglaise dont je suis l' amie intime ; c' est une maison délicieuse ; on y reçoit le soir tous les lundis ; j' y suis absolument comme chez moi . On y fait beaucoup de toilette . Il y a des concerts superbes , des bals ravissants ; nous nous amusons énormément ! À ces paroles , Pauline ne pouvait s' empêcher de sourire , s' étonnant que l' on pût entreprendre de distraire une femme affligée en lui offrant des moyens aussi insuffisants . Ainsi le trio féminin passait le temps sans plaisir , car il n' en n' est pas dans le voisinage des importuns . Alice n' aimait pas du tout la vicomtesse . On dit que la sympathie est toujours réciproque ; c' était une preuve à l' appui de cette assertion , car la vieille dame ne supportait l' enfant que par politesse . Comme à tout attrait et à toute répulsion il y a un point de départ , chacun se rappelait une circonstance qui avait été décisive entre les antagonistes . Un jour , la vicomtesse , parée de toutes les couleurs de l' arc-en-ciel , en dépit des injures des ans , avait demandé à la petite fille de lui chanter une chanson ; ceci se passait dans un cercle d' amis . Alice , alors âgée de six ans tout au plus , fort naïve , et incapable , comme le sont les enfants , d' apprécier les âges , avait cherché dans sa jeune mémoire quelques refrains heureux , et avait précisément rencontré celui qui finissait ainsi : Requinquez -vous , vieille , requinquez -vous donc ! Il était question de rubans roses , de blanc jasmin , de frais lilas ; puis on retombait sur le terrible refrain : Requinquez -vous , vieille , requinquez -vous donc ! En frappant sans le savoir un coup mortel , Alice avait eu , bien entendu , les rieurs de son côté , car on savait qu' il y avait eu en elle , non pas malice , mais ignorance . Néanmoins , la principale intéressée ne lui pardonnait pas la chansonnette , et en toute occasion se dressait une pointe d' inimitié puérile contre la pauvre petite . Celle -ci sentait vaguement cette répulsion et disait à sa mère : « Je voudrais savoir pourquoi je n' aime pas du tout cette dame . — Il faut aimer tout le monde » , répondait la douce jeune femme ; et tout en restait là . C' est pendant ce séjour à la campagne qu' il arriva à la petite Alice un grave accident . Elle était fort gentille ; aimable , prévenante ; mais la faiblesse humaine est grande ! Or , il y avait dans le parc de Kerniou un bras de rivière , dont l' eau coulait entre les saules , reflétant leur feuillage . Une étroite baie , ménagée par la nature , mais qu' on avait bordée de roses , permettait de descendre par une pente très douce jusqu' au bord de l' eau , et l' on trouvait en cet endroit une délicieuse barque , blanche , coquette , élégante ! Hélas ! qui ne le comprendrait ? blanche barque et blonde fille avaient l' une pour l' autre un attrait puissant ; mais comme on le pense , tout rapport leur était interdit , sinon en présence d' un témoin d' âge mûr . C' était pour Alice une de ces tentations permanentes qu' il faudrait fuir , la fuite étant moins difficile encore que la lutte . Quand elle passait près de la baie aux roses , comme on disait à Kerniou , elle ne pouvait s' empêcher de s' arrêter pour faire voir à son épagneul ou à sa poupée , ses deux intimes , la jolie embarcation qui se balançait gracieuse au moindre souffle . L' épagneul détournait ordinairement sa tête mignonne , sans donner aucun signe d' émotion , la poupée demeurait plus impassible encore . Un jour , il y avait en quatrième la petite fille du jardinier , une enfant de huit ans , forte et entreprenante . Parfois les deux petites filles se rencontraient , et , par cet attrait singulier que sentent les contemporains , elles se rapprochaient et s' amusaient un moment . Ce jour -là , Jeannette passa juste à temps pour entendre Alice dire à l' épagneul : « Vois -tu comme elle est jolie , mon chien , cette barque blanche ? Comme ce serait amusant d' y entrer ! mais c' est défendu . Quel dommage ! — Oua ! Oua ! » répondit simplement l' épagneul , sur un ton qui n' avait rien de compromettant . La petite fille adressa de même une allocution bien sentie à la poupée , dont la bouche resta muette et dont les yeux demeurèrent fixés sottement sur un point , toujours le même . Ce peu de correspondance chagrinait Alice , et elle était au moment de sentir l' insuffisance de toute créature , lorsque , un panier à la main , la grosse Jeannette lui apparut avec son visage rieur . Elle était en recherche d' un gros chou . Sa mère lui avait dit : « Tu prendras le plus beau , mais dépêche -toi ; faut que je le mette tout de suite dans la marmite ; c' est pour nous manger , ce soir . » Jeannette était dès longtemps habituée à entendre dire « dépêche -toi » , et ne se préoccupait point de cette injonction familière . Les paroles n' étaient pour elle que des signes sans valeur , et elle ne comprenait réellement les recommandations et les reproches que quand on les assaisonnait d' une grêle de coups . Ah ! alors , Jeannette se pénétrait de la question , et jugeait de l' importance par le plus ou le moins de vigueur dans la correction . Cette éducation brutale avait eu pour effet de la rendre , non pas obéissante , mais dissimulée . Dès que ses parents ne la voyaient pas , elle s' empressait de faire tout ce qui lui paraissait agréable , sans jamais se mettre en peine des défenses ou des menaces du gouvernement . Ainsi faite , Jeannette se dressa devant Alice comme un type achevé de la bonne humeur . Son sourire laissait voir ses dents blanches , elle avait les yeux brillants ; tout dans sa petite personne disait : Amusons-nous ! « Bonjour , Jeannette . — Bonjour , Mam'selle Alice . — Où vas -tu donc ? — Chercher un chou . — N' est -ce pas qu' elle est jolie , la barque ? — Je crois bien ! On doit être joliment à son aise , dedans ! — Oui , mais je ne peux pas y entrer sans mes parents . — Pourquoi donc ? — Maman a peur que je ne me noie . — Ah ben oui ! n' y a pas de danger ! L' on irait là tout près ; seulement un petit brin , pour l' histoire de rire . — Tu crois , Jeannette ? — Ah ! ça serait ben facile . — Nous ne saurions pas détacher la corde . — Belle affaire ! ce n' est pas difficile . Tenez , voilà comme on fait , vous allez voir . — Tu vas essayer , Jeannette ? — Mais oui , c' est très amusant . — Voyons ? — On tire comme ça , comme ça et puis comme ça . Voilà qui est fait . — Déjà ? — Sautez donc dedans , pour voir ? — Je n' oserai jamais . — De quoi donc que vous avez peur ? » Nous avons dit que la faiblesse humaine est grande , bien grande ! C' est pourquoi , une minute plus tard , Jeannette , le chien , la poupée , tout ce monde était embarqué ! Alice seule restait sur le rivage ; mais son cœur mal amarré sautait lui -même dans la barque ; ses petits pieds l' y suivirent , et tout fut dit . Jeannette triomphait ; plus fière que n' était fier au vieux temps le chef des Argonautes . Le but de l' expédition ? On n' en savait rien . Point de toison d' or , cette fois . Quitter le bord un instant , pour le seul plaisir de faire une chose ... faut-il le dire ? ... une chose défendue . Il y a bientôt sept mille ans qu' on y trouve du charme , et que ce charme est toujours suivi d' un mal quelconque . Le premier moment fut délicieux . La poupée , les bras ouverts , étalait ses grâces raides et sa robe rose d' un air béat , souriant indéfiniment à la belle nature . Le chien s' était assis , le nez en l' air , flairant le vent comme un petit marin , et annonçant du goût pour la navigation et les découvertes . Jeannette ne se sentait pas d' aise . Plus du tout question de ce fameux chou qui devait être si gros . Elle ramait tout gentiment et ne se mettait en peine d' aucun danger , car elle pensait qu' il n' y en avait point . Mais quel navigateur a jamais eu le secret des sinistres qui le menacent ? Il n' y eut , sur cette onde verte , ni bourrasque , ni tempête ; son lit paisible ne renfermait ni rochers , ni récifs ; et pourtant , la vie d' un être bien cher se trouva tout à coup exposée . La blonde fille d' Alice , la fraîche et inoffensive Lili , se pencha , bien involontairement , sur l' eau limpide . Jeannette , toute à ses importantes fonctions de pilote , ne s' en aperçut pas ; Alice , toute à son plaisir , manqua de surveillance ; l' épagneul vit le danger et n' en prit nul souci ; il fut le coupable et Lili la victime ! Ô effroi ! Ô douleur ! ... La mère de Lili se lève en jetant un cri , elle a entendu le bruit d' un corps léger qui tombe dans l' abîme . Elle appelle sa fille , sa chère fille , qui , la bouche souriante , s' en va sans émotion je ne sais où , peut-être aux Indes ? Dans son élan maternel , Alice veut-saisir la malheureuse Lili par sa robe ; elle étend les bras , se penche et tombe dans la rivière ! Jeannette épouvantée perd la tête , et le bon petit chien , qui comprend qu' un grand malheur est arrivé , s' agite dans la barque , aboyant sans relâche , tandis que la frêle embarcation , dont le pilote pleure , s' en va à la dérive . Pendant cette triste scène , il y avait dans les communs du château un bon cœur qui n' oubliait pas . Il se souvenait de la générosité de la marquise , il sentait ce qu' il lui devait , et souhaitait de lui rendre toute sa vie , de quelque manière que ce fût , le bien qu' elle lui avait fait . Ce bon cœur , c' était celui de Laurent , ramené si heureusement du mal au bien , et demeuré fidèle . Tout en travaillant , il entendit les jappements désespérés de l' épagneul et se dit : « Ce n' est pas pour rien qu' il aboie si longtemps ; un accident est arrivé bien sûr . » Sans jeter l' alarme , et obéissant à une forte impulsion , Laurent s' élance dans le parc , il va droit à la rivière , guidé par les cris de Jeannette et les jappements du chien ; et là , il aperçoit , déjà loin , la barque blanche . Plus près , arrêtée par une branche de saule penchée sur l' eau , la pauvre Alice pâle , inanimée , attendait le secours . « N' ayez pas peur , mam'selle Alice , ça ne sera rien que ça ! » Se jetant à l' eau , il nage jusqu' à l' enfant qui était près de l' autre bord , la prend dans ses bras , s' aide de la branche de saule pour remonter et longe la rivière jusqu' à la passerelle . De là au château , il franchit promptement la distance ; et porte Alice évanouie jusqu' aux pieds de la marquise . Les soins les plus intelligents lui sont donnés ; la voilà qui rouvre les yeux et retrouve , sous les ardents baisers de sa mère , le sentiment de la vie , de la chaleur et du bien-être . Pendant qu' on s' empresse autour d' elle , Laurent appelle le jardinier ; il est absent ; sa femme apparaît . « Eh ben , qu' est -ce qu' il y a donc ? Vous voilà trempé comme une soupe , mon pauvre Laurent ; vous avez donc pris un bain tout habillé ? — Mathurine , venez vite , votre petite est tout là-bas , venez ! — Où donc qu' elle est ? — Dans la barque qui s' en va à la dérive . — Mais non , mais non , Laurent , vous ne savez ce que vous dites . Je l' ai envoyée dans le potager me chercher un chou , pour mettre dans ma marmite . — Venez vite , Mathurine . — Avec un morceau de lard . — Je vous dis qu' elle est dans la barque . — Et puis de la petite carotte . — Je vous dis que je l' ai vue ; elle est déjà loin , elle pleure , elle crie , elle ne sait plus ce qu' elle fait . — Mais non , mais non . Je lui avais dit d' en prendre un gros ; elle met du temps à le choisir ! Aussi je l' attends . Quand elle va revenir , elle sera bien reçue ! Ah ! elle en aura ! — Vous ne voulez pas me croire ? Eh bien je vais la chercher tout seul . » Laurent s' élança de nouveau dans le parc . Il avait l' air si sûr de son affaire que la jardinière finit par le suivre , tout en s' étonnant qu' il se fût baigné sans avoir eu la précaution d' ôter ses habits ; elle en revenait toujours là . Cependant , Mathurine commençait à concevoir de l' inquiétude , ce qui lui arrivait rarement , et comme , au fond , elle aimait sa Jeannette de tout son cœur , elle frémissait du danger auquel l' enfant pouvait s' être exposée ; et , moitié amour , moitié colère , se promettait de lui donner en tous les cas de fameuses claques ! C' était la conclusion inévitable de toute difficulté entre la mère et l' enfant . Oui , hélas ! c' était bien Jeannette ; le jeune paysan le ramenait , en lui disant de bonnes paroles , car elle était tout en larmes devant les terribles conséquences de ce qu' elle avait fait . Dire la joie de Mathurine en revoyant sa grosse Jeannette , dire son épouvante en pensant qu' elle aurait pu se noyer , cela ne se peut pas . En apprenant du jeune valet de pied la sinistre aventure d' Alice , il se joignit aux sentiments de Mathurine un mélange de compassion , de terreur , de regret ; bref , ne sachant trop comment traduire l' ensemble , elle tomba sur la coupable : Piff ! paff ! Pan ! En veux -tu ? en voilà ! Laurent demandait grâce et parait les coups . Il fallut que la bourrasque passât . Après avoir ainsi exhalé le trop-plein de son cœur , la pauvre femme , bonne au fond malgré sa brutalité , se mit à pleurer à son tour , se lamentant à haute voix , d' un ton où se peignait plus de tendresse que de mécontentement . -- Dire qu' on n' a que cette petite , et qu' elle vous fait endêver du matin au soir ! Son père qui n' a des yeux que pour la regarder ! Avise -toi de te noyer ! Tu auras affaire à moi , va ! Jeannette savait qu' il ne fallait pas irriter sa mère par une réponse hardie ; elle marchait en silence , s' étant mise avec intention du côté de Laurent , son défenseur . Celui -ci lançait de temps à autre quelques paroles de conciliation , et l' on arriva ainsi à la maison du jardinier . La colère de Mathurine étant tout à fait passée , elle prit grand soin de sa Jeannette , et lui promit , comme une merveille , de ne pas la faire corriger par son père . Elle finit par lui donner une beurrée pour se remettre en équilibre , et un doigt de vin pur , ce qui passait pour un cordial de première force , vu qu' on ne buvait que du cidre . Au salon , tous s' étaient réunis autour d' Alice . On n' avait songé qu' au bonheur de voir ses yeux chercher sa mère en se rouvrant . Nul n' avait trouvé un reproche à lui adresser en présence du danger qu' elle avait couru . Mais quand tout fut calme , l' enfant sentit d' elle -même où l' avait entraînée sa lourde désobéissance , elle se reconnut fautive , et demanda bien tendrement pardon à sa mère et à son aïeul . On lui répondit par des larmes et des caresses . Après cette scène attendrissante , et pendant que l' épagneul , tranquille enfin sur le sort de sa jeune maîtresse , lui léchait les mains , elle s' informa tout maternellement de sa chère Lili . « Ma petite enfant , dit la marquise , nous t' avons jugée bien assez punie de ta faute , et nous n' avons rien voulu ajouter à ce que tu as souffert ; mais une peine suit toujours une désobéissance , je ne puis te faire échapper à cette loi ; il ne faut plus penser à la pauvre Lili ; tu ne la reverras plus . — Comment ? Est -ce qu' elle s' est noyée ? — Oui , et il ne s' est pas trouvé de Laurent pour la rendre à sa mère . Alice pleura à chaudes larmes , car Lili était , paraît-il , une petite personne accomplie . Enfin , il fallut bien se résigner . « Quand nous retournerons à Paris , dit la marquise , je te donnerai une autre poupée . D' ici là cette privation te fera comprendre , ma pauvre petite , qu' un enfant doit toujours obéir à sa mère , qu' il soit sous ses yeux , ou qu' il ait eu l' imprudence de s' éloigner . » On devine les témoignages d' affectueuse gratitude donnés à Laurent par toute la famille . Le jeune serviteur avait été le moyen dont s' était servie la Providence pour conserver Alice à l' amour des siens . Ce n' est pas par de l' argent que le dévouement se récompense , c' est par la délicatesse . Le général voulut aller , le jour même , voir la Benoît pour lui dire : « Votre fils est un brave garçon qui nous a sauvé notre enfant . » La pauvre femme en fut bien heureuse . Les trois petites filles étaient là ; les deux aînées , fort intimidées de la présence du général ; la petite Joséphine causante et souriante . Ce fut à elle qu' il s' adressa pour tirer de son bavardage des renseignements sur la situation . Elle dit beaucoup en peu de mots , et sans s' en douter . L' heureux grand-père se fit avouer le reste par la Benoit qui , tranquillisée sur le sort de sa chaumière depuis qu' on avait donné des garanties aux créanciers , n' en était pas moins bien inquiète de l' avenir . Le général , pour faire de son jeune serviteur un homme d' ordre , voulait que la position de la mère fût améliorée surtout par le travail du fils ; il y avait là un mobile puissant pour soutenir son courage , et l' empêcher de tomber dans les désordres trop fréquents parmi les garçons qui s' en vont servir à Paris . Il dit donc à la Benoît que les gages de Laurent , récemment portés à trente francs , le seraient à quarante , et que , de plus , il voulait avoir le plaisir de faire un cadeau aux petites filles . Toutes trois ouvrirent de grands yeux , et leur mère pleura de joie quand elle vit le général donner à chacune une pièce de vingt francs . Soixante francs tombés tout à coup dans la pauvre chaumière , c' était une petite fortune . Et puis , les gages augmentant , on satisferait peu à peu les créanciers , et l' on se tirerait d' embarras , la chose était certaine . Quel apaisement dans le cœur de la pauvre veuve ! Elle allait donc dormir tranquille , sous ce toit de famille ; on ne la verrait pas s' en aller , triste , humiliée , porter ailleurs sa misère . Au contraire , tout progresserait autour d' elle , une espérance fondée donne tant de courage ! Le bon général se leva , et Joséphine lui demanda si , avec sa pièce d' or , elle ne pourrait pas acheter un grand bonhomme en pain d' épice qu' elle voyait depuis longtemps à la vitrine de l' épicier , et qui était bien beau . « Tu auras ton bonhomme , répondit-il , charmé de la confiance expansive de l' enfant , et tu l' auras par-dessus le marché , sans diminuer de valeur ta pièce d' or . » Joséphine fit un véritable saut de cabri . Le général eut la bonté de l' emmener chez l' épicier et de mettre dans les bras de la petite fille ce grand bonhomme , à l' air niais , qui lui plaisait par-dessus tout . Laurent ne tarda pas à apprendre ce qui s' était passé et en fut bien content . Le soir , son service l' ayant conduit chez la marquise pour fermer les persiennes , il la vit entrer dans sa chambre , brisée des émotions du jour . Elle lui avait adressé devant tous les plus chaleureux remerciements , au sujet d' Alice ; mais , à cause de la faute et du pardon qui constituaient un secret , et par conséquent un point de rapprochement entre elle et le jeune paysan , la mère sentit le besoin de lui exprimer de nouveau , et seule à seul , ce qu' elle éprouvait . « Laurent , dit-elle d' une voix très douce , sans vous je n' aurais plus d' enfant . — Ah madame ! Et moi , sans vous , que serais -je devenu ! Ah ! je n' ai pas oublié , allez ! il n' y a pas de danger ! — Moi non plus je n' oublierai jamais l' immense service que vous m' avez rendu . — Faut pas dire ça , madame ; je n' ai pas risqué ma vie pour rattraper mam'selle Alice ; mais , de vrai , je l' aurais bien risquée tout de même , s' il avait fallu . — Bon Laurent ! — Je vous dois plus que la vie , moi ! ... ma pauvre mère ! . . Elle en serait morte . Au lieu de ça , voilà que tout va s' arranger chez nous . » Le pauvre garçon était bien ému ; sa voix tremblait . Il n' en fallait pas tant pour toucher une mère à qui son enfant venait d' être rendu . Elle tendit la main à son serviteur et lui dit du fond de l' âme : « Merci ! » Il remonta dans sa chambre , le cœur tout remué , et au lieu de se coucher , il ouvrit sa malle , en tira le vieux portefeuille et y prit la lettre de Marie , dont il baisa avec respect l' enveloppe . La seule vue de cette précieuse enveloppe faisait naître en lui de fortes émotions , en le reportant à l' heure fatale où il avait glissé , des deux pieds à la fois , sur la pente maudite . C' était la petite Marie qui l' avait arrêté dans sa chute , c' était sa parfaite innocence qui lui avait servi de bouclier , et la généreuse bonté de la marquise avait fait le reste . Laurent remarqua avec regret que la précieuse enveloppe , blanche et satinée , perdait de sa fraîcheur . Le contact du portefeuille , précédemment mis au rebut pour cause de vétusté , lui était défavorable ; et pourtant , il voulait la conserver toute la vie . Il se proposa donc de la préserver en l' enveloppant elle -même d' un morceau de papier fin . Auparavant , il voulut relire la lettre de l' enfant , devenue son ange gardien sans le savoir , puis il la renferma avec un soin touchant , et se mit à repasser en son esprit ce triste et secret épisode de son existence . Humblement agenouillé , le paysan breton remercia Dieu d' avoir choisi pour lui l' indulgence et l' encouragement , au lieu de la justice et de la punition . Le lendemain de ce jour fut une véritable fête de famille . On voulait effacer une sorte de frayeur demeurée dans l' esprit de l' enfant , même au sein de la plus douce quiétude . Chacun s' efforçait de la distraire et chacun y parvenait ; mais la petite fille redevenait promptement sérieuse et tranquille , ce qui était en elle un signe de mauvaise disposition physique . Quelqu'un parvint cependant à chasser complètement le nuage ; ce fut Rosella et voici de quelle manière . La vieille dame , type original de la coquetterie ridicule et surannée , éprouvait , disait-elle , depuis quelque temps , une ombre de spleen , état purement maladif , se hâtait-elle d' ajouter poliment , car dans une aussi aimable société que celle de Kerniou , la tristesse ne pouvait être que maladie . La vérité était probablement que la vicomtesse , dans ce milieu raisonnable , respirait le bon sens à trop forte dose , cela lui faisait mal , à cause du manque d' habitude . Quoi qu' il en fût , les hôtes voulaient combattre de leur mieux ce malaise . On proposa de longues promenades en voiture , qui furent acceptées et effectuées ; on alla faire des visites à deux ou trois lieues à la ronde , ce qui devait avoir pour résultat immédiat d' attirer au château les voisins ; on donna des dîners . La pauvre vicomtesse , très élégante , très remuante , très causante , n' en ressentait pas moins , les étrangers partis , cette langueur vague qui , effectivement , contrastait autant que possible avec sa nature légère . « Je suis dans mes noirs , dit-elle enfin , d' un air découragé . Il faut que j' aie recours à un remède énergique qui m' a toujours réussi dans ces malaises dont je suis quelquefois atteinte . » Les châtelains et leur amie se montrèrent empressés à tout entreprendre pour soulager la vicomtesse ; il fallait bien exercer noblement les devoirs de l' hospitalité , puisque la malheureuse enveloppe , en se trompant , avait fait de l' importune une commensale , une amie , un secours . Le général ne se pardonnait point sa distraction . « Que je m' en veux ! disait-il , c' est moi qui suis la cause d' un si profond ennui ! » Il s' empressait néanmoins auprès de la prétendue malade . « Je vais vous envoyer chercher un médecin . — Point de médecin ; j' ai mon ordonnance toute faite . — Ah ! c' est fort commode . En ce cas , on va atteler tout de suite pour aller chez le pharmacien . — Point de pharmacien . J' emporte partout les substances qui ont le pouvoir de me guérir . — Heureuse femme ! Que ne puis -je en dire autant au sujet de ma goutte ! Mais quelles sont donc ces fameuses substances , si ce n' est pas une indiscrétion ? Voyons ? quinine ? thériaque ? laudanum ? perles d' éther ? lactucarium ? aconit ? ... — À d' autres ! grand merci , général . En deux mots , je vais vous dire ce que j' ai coutume de faire quand je me sens dominée par les idées chagrines , les souvenirs néfastes ; car enfin , chacun a ses peines dans cette vie et , on a beau faire , on ne parvient presque jamais à les oublier entièrement . » Un très gros soupir servit de point final ; ce soupir avait pour objet , moins les peines , que la difficulté de les oublier entièrement . La marquise s' étonnait toujours devant cette nature d' enfant au déclin de l' âge . Elle comprenait qu' on pût , avec beaucoup de force de caractère , ne point fatiguer les autres du récit ou du spectacle de ses peines ; mais faire exprès d' oublier ! Oh ! elle ne comprenait pas cela ! Cependant , on se demandait où allait en venir la vicomtesse ? Elle fit la déclaration suivante d' un air fort grave , et sans même remarquer que l' envie de rire du général menaçait de prendre un tour contagieux . « Quand l' âme se sent pour ainsi dire enveloppée d' une atmosphère nébuleuse , elle doit , mes chers amis , s' efforcer de se surmonter elle -même , et elle y parvient en quittant l' ornière , en s' élevant à des régions supérieures . — Mais ce que vous nous dites -là , c' est de l' ascétisme pur ! — Ne riez point , général . — Je m' en garde ! Vous me voyez tout confit d' admiration . Je crains seulement de ne pas comprendre la fin , tant les débuts me semblent au-dessus de moi . Poursuivons , je vous en prie . — Vous n' avez pas l' air de prendre la chose au sérieux , et pourtant je ne plaisante pas . — Ni moi , certes ! Comment donc ? La médecine d' expérience est la meilleure ; c' était celle des anciens , qui se portaient mieux que nous . -- Eh bien , voici en quoi consiste mon traitement dans ces états de crises nerveuses . Distraire le fond même de l' être , ce qu' il y a en nous de plus intime , c' est une nécessité absolue en certains cas . — Je n' en doute point ; mais trouver ce qui distrait le fond même de l' être , ce qu' il y a en nous de plus intime , c' est précisément là le hic , reprit le général , qui s' amusait volontiers à taquiner la vicomtesse par des citations latines , ce qu' elle avait en horreur . — Ayez la bonté de me parler français . — Pardon ; je voulais dire la difficulté . — La difficulté ? ... je l' ai cherchée , je l' ai combattue , je l' ai vaincue ! -- Cela revient au Veni , vidi , vici , de César . — Point de César le moins du monde . Pour une femme , un des plus grands intérêts de ce monde , c' est la toilette ; vous en convenez avec moi ? — Vous m' avez fait l' honneur de me le dire souvent . — Oui , c' est par la toilette que l' esprit se détend , que l' équilibre se rétablit . Vous avez l' air de ne pas le croire ? — Moi ? je n' ai pas d' air du tout . La conclusion , s' il vous plaît ? car jusqu' à présent vous vous tenez dans les hauteurs des principes et des théories . Je voudrais vous voir descendre aux conséquences pratiques . Par exemple , dans l' état pénible où vous voilà réduite , qu' allez -vous employer comme moyen curatif ? — Je vais tout simplement , ne vous en déplaise , consacrer tout un jour à essayer mes robes , mes chapeaux , mes coiffures ; à chiffonner , à perfectionner , à inventer au besoin , car vraiment , la variété dans les modes , c' est un plaisir toujours renaissant . — De sorte que vous allez , si j' ai bien saisi , essayer vos robes pour rétablir l' équilibre rompu ? — Oui , sans doute . Cela vous étonne ? — Je ne m' étonne plus de rien . Ce traitement me paraît fort simple . — Simple , mais infaillible . — Supérieur en ce cas à bien d' autres , qui sont pourtant compliqués . — Ma femme de chambre est au courant . Elle sait que c' est ma manière de me soigner . Elle est fort adroite , Francine , et entre assez dans mes idées pour créer des modes qui m' avantagent ; seulement , elle a un grand défaut ; la pauvre fille n' a que deux mains , et il m' en faudrait six qui chiffonneraient sous mes ordres . La marquise et son amie eurent la politesse de ne pas rire , bien qu' elles se rappelassent le terrible refrain d' Alice : « Requinquez -vous , vieille , requinquez -vous donc ! » Par une condescendance , pleine de grâce et d' urbanité , elles proposèrent chacune l' aide de leur femme de chambre . « Voilà vos six mains trouvées ! Quand commencera la cure ? — Demain matin , général , puisqu'on s' y prête avec tant d' amabilité . Dans mon état , plus tôt on se soigne et mieux l' on fait . — C' est mon avis . — Si ces dames veulent bien ajouter à leur gracieuseté celle de venir me donner leur goût et leur approbation , je leur en serai fort reconnaissante . — Comment ? les dames seulement seront admises à faire galerie ? Cela , c' est une injustice ? » La vieille coquette prit un air digne , tout à fait amusant , et finit par accorder au vieux général la faveur insigne qu' il briguait . « Allons , dit-elle avec un laisser-aller charmant , quand on aura composé la plus jolie toilette , on vous fera prévenir . » Ce fut dès lors une espèce de charade en action jouée dans le château : tout le monde savait le mot d' avance , et ce mot était : Ridicule . Le lendemain , dès l' aube , les trois jeunes femmes de chambre , Francine , Elvire et Léontine , se réunirent dans l' appartement de la vicomtesse et , tandis que celle -ci sommeillait encore , elles se mirent en devoir , fort gaiement , d' étaler sur les fauteuils du salon , sur les tables et sur les chaises , tout ce qui avait été apporté de Paris à Kerniou . C' était le contenu de huit caisses ! Les trois filles rirent de bon cœur , entre elles , de l' étrangeté de la cure , et ce fut récréation complète . Qui s' amusait plus que toute autre ? Alice . Ses parents étaient enchantés de cette forte diversion qui mettait en son esprit le comique à la place des effrayants souvenirs d' une navigation malheureuse . En d' autres circonstances , on eût sauvegardé la vieillesse du rire de l' enfant ; mais il était avéré que Rosella voulait être jeune à ses propres yeux et aux yeux de tous , et qu' elle refusait le respect ; elle était donc , par là même , abandonnée à la plaisanterie , et sa vue suffisait pour guérir de la vanité les jeunes et les vieux . Alice s' était assise sur une chaise basse , devant la cheminée , dès que la vicomtesse l' avait fait appeler dans sa chambre . Elle n' aimait guère la petite fille ; mais c' étaient pourtant deux yeux qui regardaient . De la place qu' occupait Alice , on voyait , non seulement la dame campée devant une armoire à glace , mais encore son image ; double plaisir . Rosella , agréablement agitée , appelait , l' une après l' autre , ou toutes à la fois , les trois chambrières . Francine se trouvait , de droit , préposée au soin des coiffures . Or , ce que Rosella appelait pompeusement ses coiffures , c' était tout bonnement trois perruques . La première d' un négligé heureux , jouait les rôles d' intérieur . La seconde offrait un vaste ensemble de boucles , de coques , de nattes , capricieusement contournées . Cela était fort naturel et pourtant ne trompait personne , à cause des rides du visage accusant une date de beaucoup antérieure à celle de la moderne chevelure . Quant à la troisième , c' était une perruque à sensation . Elle frappait pour toujours les heureux témoins de ses charmes . La brune Rosella avait passé sa longue vie à désirer d' être blonde . Impossible . Mais depuis que ses rares cheveux étaient devenus , bien malgré eux , d' un gris compromettant , elle avait décidé , avec son coiffeur et Francine , deux familiers complaisants , qu' on pouvait parfaitement varier la nuance de son couvre-chef . Devenir blonde , c' eût été pour le coup manquer de couleur locale ; on devenait de temps en temps châtain clair . Alice n' avait encore rien vu d' aussi singulier que cette petite vieille en face d' un grand miroir , revêtant pour s' amuser robes de velours , robes de soie , robes de tulle , peignoirs brodés , corsage décolletés ou montants , trois ou quatre colliers l' un après l' autre , des douzaines de bracelets , des fleurs , des rubans , des pompons , des perruques ! La vieille dame avisa tout à coup une robe de bal fort jolie , mais dont les garnitures n' étaient pas , disait-elle , disposées selon son goût et à son avantage . Saisie aussitôt de la fièvre du perfectionnement , elle se tourna vers ses trois ouvrières et , prenant d' un air capable la haute direction de cette vigoureuse entreprise , elles les fit tailler , rogner , coudre et découdre sans désemparer , indiquant du regard , du geste et de la voix , les suaves conceptions de son hardi cerveau . C' était , fort heureusement , non le temps des étuis , mais celui des larges et bouffantes jupes ; on pouvait jeter à profusion fleurs , rubans et dentelles ; on ne s' en fit pas faute : ce fut ravissant , admirable , inimitable ! Après chaque manœuvre , habilement exécutée , Rosella s' écriait : « Essayons ! Essayons ! » Alice ouvrait les yeux plus grands encore , et contemplait le double personnage qui se dressait de chaque côté de l' armoire à glace . De temps en temps , Espérance et Pauline montaient à l' appartement où se passait l' étrange scène ; mais elles évitaient de s' y trouver ensemble , de peur de rire devant les femmes de chambre , car , bien que le mot de la charade ne fût un secret pour personne , il était convenu qu' on ne le prononcerait pas devant les inférieurs . Rien ne pouvait être plus agréable à Rosella que l' apparition des jeunes femmes . Elle leur disait avec une bonhomie sans pareille : « Ce que c' est que la toilette ! Combien elle ajoute à nos charmes ! » Le bon général n' avait jamais tant ri . D' heure en heure , il venait gratter discrètement à la porte , disant tout bas : « Est -ce le moment ? Puis -je entrer ? » Tout effrayée , Rosella faisait un petit saut en arrière , qui manquait toujours de souplesse , et criait d' une voix de fausset : « Pas encore , général , pas encore ! Un peu de patience , on vous appellera . » Cela devenait bouffon , et la grande enfant était la seule qui ne s' en aperçût pas . Enfin , un peu avant sept heures , le jour baissant , car la saison s' avançait , on fit prévenir le général . Il entra , les femmes de service avaient été congédiées ; les candélabres jetaient leurs feux sur la scène , et la figurante , en présence des deux dames et d' Alice , attendait , dignement assise sur un canapé , qu' elle couvrait entièrement de sa jupe , chef-d'œuvre de cinq mètres de pourtour , avec flots de dentelles et pluie de fleurs ! Le général , au lieu de rire comme il en avait si bonne envie , prit la charade où elle en était et joua son rôle . S' avançant , courtoisement incliné , il fit trois saluts , baisa la main gantée qu' on lui tendait , et dit avec un sérieux surprenant quelques paroles renouvelées de l' ancienne galanterie française . Il fut payé d' un sourire , et comme on sonnait le dîner , il s' enhardit au point de demander qu' on voulût bien accepter son bras , et se rendre , ainsi parée , à la salle à manger . « Allons , dit Rosella , je ne sais rien vous refuser . » On descendit , on dîna fort bien , et le soir , quand vint le moment de se séparer , le vieux général dit gaiement : « Vicomtesse , vous êtes guérie ? — C' est vrai . La toilette , voyez -vous , c' est le remède le plus approprié aux maux du corps et de l' esprit . Je me sens alerte et fraîche , comme à vingt ans ! ... » Un petit éclat de rire échappa à la pauvre Alice ; sa mère la regarda sérieusement . « Ne vous fâchez pas maman , dit-elle ; ce n' est pas ma faute . Vous m' aviez bien défendu de rire , et je me suis retenue toute la journée . » Rosella lança un regard perçant à Alice , et le général dit à demi-voix , prévoyant l' effet : Inde iræ ! Est-il un être plus intéressant que l' enfant du pauvre , qui souffre déjà de la vie , qui se résigne , ne se plaint pas , et essaye , selon ses forces , de diminuer la somme des privations et des douleurs que supportent ses parents ? Telle était Marie Dubreuil . Nous l' avons vue , à l' âge de neuf ans , charmer et consoler son père , entretenir doucement les illusions du cher malade , afin de le rendre moins malheureux . Dubreuil était , à juste titre , très fier de sa fille , et souvent il disait à Marguerite ? « Tiens , ma femme , sans la petite , je ne sais pas ce que nous deviendrions ! » Il avait raison ; s' il restait un rayon de bonheur au logis du menuisier , on le devait à Marie . C' était elle qui , comme un oiseau aimant sa cage , gazouillait avec enjouement , faisant sourire le malade et la mère inquiète et fatiguée . « Je me passerais plutôt du soleil que de ma fillette , disait Dubreuil . Il a des caprices ; elle n' en a jamais . » Non , la fillette ne laissait pas se dérober la gaieté , l' entrain de son âge , sous les nuages qui passaient à son triste horizon . Quand son aimable nature se lassait de cette existence étroite , elle appelait à son secours la belle doctrine que lui enseignait sœur Euphrasie , sur les consolations que Dieu garde à la pauvreté acceptée , supportée sans envie , et combattue par la constance du travail . Elle était encore bien jeune , Marie , et pourtant sa présence était d' une grande utilité dans la maison . Aussitôt habillée , elle faisait sa prière du matin ; puis , sa boîte de fer-blanc à la main , disait gaiement : « Allons , je m' en vais chercher mon pain et mon lait ; tu vas prendre ton café , mon petit père , cela te fera du bien . » Elle partait lestement , et la gentille messagère était connue dans le quartier pour sa tenue décente , son air posé , modeste et de bon ton . Le café du matin était devenu une nécessité pour le père de Marie ; il ne prenait plus avec plaisir que cela ; et sa femme s' entendait avec sa fille pour lui cacher les petites difficultés qui naissaient parfois à ce sujet . Dans un moment d' embarras , Marie avait dit en secret à sa mère : « Maman , tu me diras quand nous n' aurons plus assez d' argent pour le café de papa , et je mangerai un peu moins pendant deux ou trois jours , pour qu' on puisse lui refaire sa provision . » La bonne mère avait répondu : « Mais il faut manger pour grandir , ma fille . — Le plaisir fait grandir aussi , ma petite maman , j' en suis sûre ! Quand je vois papa tremper son pain grillé dans son grand bol de café au lait , et manger de bon appétit , je suis si contente , vois -tu , que je dois grandir . — Tu crois ? — Oui , oui , sois tranquille ; je suis très forte , moi , sans que cela paraisse . » Hélas ! non , cela ne paraissait pas ; la pauvre petite était maigre et pâle , plus courageuse et plus dévouée que robuste . Mais un cœur chaud , un cœur délicat , c' est un trésor ; et ce trésor , Dubreuil le possédait dans sa misère . Marie savait se priver pour son père , et surtout lui cacher adroitement ces privations . La vie de l' enfant était déjà une vie utile . Après l' école du matin , elle trouvait moyen de rendre quelques services pour l' entretien du ménage ; et après l' école du soir Marie cousait afin d' avancer le travail de sa mère , ou de faire durer plus longtemps le linge qu' on ne pouvait pas remplacer . Enfin , à toute heure sa présence était un secours , une distraction , plutôt une bénédiction . « Ah ! la bonne fille que j' ai là ! disait un jour Dubreuil à sa femme , en se frottant les mains . Va ! je ne la donnerai pas au premier venu ! — Nous n' en sommes pas là , mon bon ami ; ne t' en tourmente pas . — Moi , je pense toujours à l' avenir . Je vois Marie , dans quelques années , grande , bien faite , jolie , bonne ouvrière . On me la demandera de tous les côtés , rien que pour sa bonne conduite et sa charmante figure ; mais je ne la laisserai pas quitter mon toit , à moins que ce ne soit pour être beaucoup plus heureuse que chez nous . Ma femme , qu' en penses -tu ? Si nous la donnions de préférence à un homme établi , payant patente ? Elle serait là , bien tranquille dans son petit commerce , assise au comptoir , tenant sa caisse , répondant à la clientèle , donnant des ordres aux commis . — Elle aurait des commis ? — Pourquoi pas ? — Mon pauvre Dubreuil , tu parles de notre petite comme si nous avions une dot à lui donner ? — Une dot ? Mais j' espère bien lui en donner une ! je ne serai pas toujours malade . D' abord , je vais mieux , je ne souffre presque plus . Je tousse encore ; mais avec le temps qu' il fait , cela n' a rien d' étonnant . Le patron me disait hier qu' aussitôt mon retour à l' atelier , il me trouvera autant d' ouvrage que j' en voudrai . Et tu sais que je suis bon ouvrier , certes ! Quand on gagne beaucoup , on met de l' argent à la caisse d' épargne , et la dot s' amasse . Et puis , tu oublies toujours qu' il ne faut qu' un moment pour gagner cent mille francs et plus ! On n' a qu' à prendre un billet de loterie et à tomber sur un bon numéro . — Oui , mais il y a de la place à côté ! — À côté ! à côté ! Pourquoi ne veux -tu pas me laisser l' espérance ? — Tu as raison , il faut toujours penser que tout ira bien » , se hâta de répondre la pauvre femme , car elle avait jeté un regard sur son mari , et la fièvre qui le minait donnait à son visage ce caractère d' animation ardente , que la prostration suit de si près ! Dubreuil descendait rapidement la pente que nul homme n' a remontée . Il ne fallait pas lui ôter le dernier bien , le seul qui lui restât . Caressant donc l' avenir en sa pensée , en ses discours , il échappait au présent , dont sa femme et sa fille portaient tout le poids . Marguerite , inquiète devant la réalité , se bornait à ne pas se plaindre . Marie composait encore du bonheur pour les derniers jours de son père . Ainsi s' écoulèrent quelques lourdes et pénibles années . On vivait petitement , avec la plus stricte économie ; cependant , le père recevait tous les soins indispensables et , par suite de cet égoïsme maladif qui nous atteint , lorsque nous souffrons , il ne s' inquiétait plus de la provenance des adoucissements qu' on apportait à sa situation . Marie lui disait de temps à autre , et toujours en riant : « Mon petit papa , sœur Euphrasie me fait des cadeaux parce qu' elle est contente de moi . » Il souriait et acceptait ces cadeaux , avec l' impétueux désir du malade qui croit hâter sa guérison . La marquise , dont le cœur véritablement bon n' oubliait pas , n' avait jamais perdu de vue la famille du menuisier ; et c' était par elle que venait le secours dans les moments de crise . Cette douce et tutélaire puissance qui , à l' heure dite , agissait sans paraître , n' était plus une force mystérieuse pour la bonne Marguerite . Elle était descendue par degrés , la pauvre femme , jusqu' à celui où toute honnête fierté doit plier à son tour devant le malheur et la nécessité , où l' âme éprouvée doit consentir à être , en toute circonstance , redevable aux autres . Marie lui avait dit un soir , pendant que son père sommeillait : « Maman , ne sois pas fâchée si je t' ai caché quelque chose . » En même temps , elle avait jeté avec tendresse ses bras autour du cou de sa mère , et il y avait eu , de part et d' autre , un affectueux attendrissement . Le nom de la marquise avait été prononcé , l' histoire des trois enveloppes racontée sans en passer ; et pour finir , la chère enfant avait ouvert sa petite caisse et cherché tout au fond les deux enveloppes qui restaient . « La belle dame m' a dit : Vous m' écrirez trois fois . -- Chère maman , si j' ai écrit pour la première fois sans te le dire , il y a quelques années , c' est parce que nous étions trop pâles , tu sais ? Depuis ce temps , nous avons toujours été aidés soit par un peu d' ouvrage , souvent payé d' avance , soit par un peu d' argent que me donnait sœur Euphrasie . Tout cela venait de la marquise . Elle s' appelle , de son petit nom : Espérance . Oh ! comme cela lui va bien ! — Que ce nom soit béni ! avait répondu la mère de Marie ; et , depuis ce jour -là , il y avait eu , entre elle et son enfant , de fréquents entretiens à voix basse , sur la marquise et sur la délicatesse de ses bienfaits . — Maman , disait Marie , elle est bien bonne , bien aimable , bien généreuse . Pourquoi donc y a-t-il tant de personnes qui voudraient rendre les riches pauvres ? — Parce que ces personnes -là ne comprennent pas que l' égalité des fortunes est impossible . Ce sont les riches qui font travailler les pauvres , et les aident à vivre . — Mais on dit qu' il y a beaucoup de mauvais riches ; est -ce vrai ? — Il y en a , oui . Ceux -là sont fiers , méprisants , avares ; le bon Dieu ne les aime pas . — Chère maman , si j' étais riche , je voudrais être comme la marquise , pas fière du tout et bien bonne . — Ma petite fille , tu es pauvre . Nous autres , nous avons pour devoir de travailler selon nos forces , de nous contenter de peu , de ne pas en vouloir aux riches , et d' accepter d' eux le secours , avec reconnaissance , quand notre travail est insuffisant . » Ainsi Marguerite éclairait le cœur de sa fille ; et le logis du pauvre menuisier demeurait fermé à tout murmure contre Dieu et contre les hommes . Marie grandissait au milieu de ce bon sens pratique qui , de bonne heure , apparaît à l' enfant pauvre , et le rend raisonnable avant l' âge , s' il est bien dirigé . Elle roulait dans sa jeune tête des projets courageux , mêlés d' enfantillage , tous tendant à améliorer la situation de ses chers parents . Une seule chose lui manquait , pensait-elle , c' était la force . « Oh ! si j' étais grande ! que je voudrais être grande ! » Ces exclamations lui étaient familières . La force vint peu à peu , bien lentement , comme elle vient à l' enfant de Paris qui a juste assez d' air , d' espace et de nourriture . Marie atteignit quatorze ans . Elle savait coudre et se montrait déjà assez habile . Non seulement elle avait profité des leçons de l' école , mais son cœur aimant lui avait enseigné la science rare et précieuse de tirer tout le parti possible de ses facultés , de les doubler même pour le bien-être de la famille . Dubreuil était content quand il regardait sa fille et comme , devant lui , elle était toujours souriante , il ajoutait à ses illusions celle de la croire heureuse . Et cependant , Marie partageait toutes les inquiétudes de sa mère et voyait s' avancer ce jour où leurs communs efforts deviendraient impuissants à prolonger une existence bien chère . Un soir d' hiver , il y eut une place vide à table et au foyer , et les deux femmes restèrent toute seules à lutter contre la vie . Le bon Dubreuil n' avait perdu ses illusions maladives qu' aux derniers instants , et en face de la divine espérance qui donne aux chrétiens une force contre l' adieu , et leur montre pour refuge un Être souverainement bon . Marie , ce jour -là , s' était sentie grandir moralement de toute la distance qui sépare une enfant d' une femme . Se vouer à sa mère , vivre pour elle , se fatiguer , s' user , pour qu' elle réparât ses forces épuisées , voilà ce qu' elle voulait ; mais le moyen ? Elle était encore si jeune ! Et le monde , lui avait -on dit , était si grand et si mauvais ! Une pensée la consolait , c' était l' espoir de ne pas quitter sa mère , de ne pas la laisser toute seule en face de ses regrets , de ses épreuves , ne revoyant son enfant que bien tard , et la reperdant chaque matin . C' était ce qui aurait lieu si on la mettait en apprentissage , ou si elle entrait , comme factrice , dans un magasin . « Maman , dit-elle un jour , décidément je ne pourrai jamais m' habituer à l' idée que tu es ici sans ta petite fille ! Non , c' est impossible ? Et puis , en apprentissage , je ne gagnerai rien et pendant bien longtemps . Vois , maman , je sais coudre , et bien coudre , la sœur l' a dit ; pourquoi donc ne pourrais -je pas gagner ma vie , comme tant d' autres , en cousant à la maison ? — Parce que le travail d' une fille qui coud est trop mal payé . On n' avance guère à tirer l' aiguille . Tu t' épuiserais pour rien , ma pauvre enfant . — Mais pourtant , il y a des ouvrières en chambre ? — Elles sont bien malheureuses , va ! — Oh oui ! si elles n' ont pas de mère ! Mais moi , je serais ici avec toi ; je ne m' ennuierais jamais . Tiens , il me semble que je saurais me tirer d' affaire ! Songe donc que j' ai quatorze ans et demi ? — À quatorze ans et demi , et même à dix-huit ans , on fait bien peu dans sa journée , à moins qu' on ne soit pas arrêté comme nous par la pauvreté , et qu' on n' achète une machine à coudre . — Une machine à coudre ? Oui , c' est là ce qu' il me faudrait pour ne jamais te quitter . — Il n' y a point à y penser , ma fille ; nous sommes pauvres pour toujours , moi du moins . Toi , tu as l' avenir ; qui sait ? Mais quant au présent , il ne faut parler que de ce qui est possible . Donc , ma bonne petite , je vais te mettre en apprentissage chez une couturière . Tu t' en iras tous les matins ... — Et toi ? — Je t' attendrai . — Non , non ; j' ai une idée ! Maman , ma chère maman , ne me défends pas de la suivre , je t' en supplie ! — Voyons ? quelle est ton idée ? — Voilà : Tu sais que j' ai toujours conservé mes deux belles enveloppes satinées ; je te les ai montrées , il n' y a pas bien longtemps . La marquise avait dit : « Vous m' écrirez trois fois . » Je lui ai écrit une première fois quand j' avais neuf ans , et depuis je l' ai seulement revue de loin en loin chez les sœurs . Quand elle y venait , elle demandait toujours si la petite fille du menuisier malade était sage . Maman , laisse -moi lui apprendre notre malheur , lui dire combien je désirerais ne pas te quitter , travailler sous tes yeux ; laisse -moi lui demander avec confiance une toute petite machine à coudre , une des plus simples ; ce serait toujours un trésor , puisque nous ne pourrions pas nous en procurer une . Dis , ma petite mère ? réponds -moi ? Dis oui . — Que Dieu te conduise , mon enfant ! C' est bien sûr Lui qui t' a mise en rapport avec cette bonne dame ; je n' ose pas trop me mêler de cela ; fais comme tu voudras . — Quel bonheur ! » Marie s' élança dans sa chambrette ; elle ouvrit sa caisse de bois blanc , précieux souvenir de son père , chercha tout au fond une petite boîte en carton bleu , en retira un papier bleu aussi , et dépliant ce papier , en fit sortir une de ses chères enveloppes , disant à l' autre avec un enfantillage candide : « Toi , ma petite , tu es la dernière ; je te garderai encore longtemps , va ! » Tout fut remis en place bien soigneusement , et Marie s' installa pour écrire de son mieux une humble et affectueuse supplique . Elle prit dans son cœur les plus purs sentiments , et les traduisit , comme elle put , par de très simples paroles ; puis elle confia le tout à sa chère enveloppe , en lui disant : « Va , petite , va chez la grande dame qui m' aime parce que je suis pauvre ; que le bon Dieu te bénisse , et qu' il la bénisse , elle aussi ! » Elle se leva toute contente d' avoir pu suivre son inspiration . Cependant , il lui en coûtait beaucoup de comparaître encore devant le personnage galonné qui , cinq ans plus tôt , avait reçu sa première lettre d' un air si hautain . Mais elle savait que la fille du pauvre doit toujours aller en avant , et ne pas se laisser arrêter par la souffrance . Elle se dit très raisonnablement que dépenser quinze centimes pour envoyer par la poste une lettre qu' on peut porter , ce serait jeter son argent par la fenêtre et donner à sa protectrice une triste idée de son économie . Donc , elle affronta le grand air du personnage , et quelques minutes plus tard , la seconde enveloppe blanche et fine , confiée à l' enfant pâle , faisait son entrée dans l' hôtel . Dans quelles circonstances arriva l' enveloppe ? C' est ce qu' il faut savoir , et pour cela , nous jetterons un coup d' œil rétrospectif sur la famille du général et sur son entourage , y compris l' illustre Rosella . Cinq ans écoulés changent bien des choses ; c' est pourquoi nous ne nous étonnerons pas de retrouver le général toujours d' aussi bonne humeur , mais beaucoup plus goutteux . Le vieillard prenait en bloc , sans les compter , tous les petits inconvénients de la vieillesse , se disant avec beaucoup de philosophie : C' est l' âge . Cet argument fort simple lui suffisait . Il consentait à se regarder vieillir ; et c' était , nous le croyons , une supériorité . On ne peut pas , disait-il , être et avoir été . Mes jambes valaient tout autant , sinon mieux , que celles de nos petits crevés ; mais elles ont fait leur temps , et je leur sais gré d' être encore dans mes bottes ; car enfin la plupart de leurs contemporaines sont restées en chemin . Si ma mémoire est moins fidèle , j' ai peut-être , par compensation , le jugement plus sûr à force d' expérience . Si mes yeux ne me servent plus que secondés par mes lunettes , je vois peut-être plus clair qu' autrefois quand je regarde les hommes et les choses tout au fond . Donc , tout est bien . Pourquoi se fâcher de ce que la dernière étape est plus rude que les autres ? Celui qui m' a donné ma feuille de route en sait plus long que moi . Oui , tout est bien . Je suis vieux , je le serai de plus en plus , c' est à merveille ; je ne le cache ni à moi , ni aux autres , et je rends grâce au ciel de tout ce qu' il m' a laissé . Le sage et aimable vieillard , malgré les affaiblissements , les déceptions , et les mécomptes qui accompagnent la sénilité , était néanmoins plus heureux que cinq ans auparavant . Sa fille , le point de l' univers en qui se résumait tout le reste , sa fille avait été transformée ; c' était une autre femme . Aidée par tous ceux qui lui voulaient du bien , elle avait renoncé à ce que son père appelait l' égoïsme voilé ; elle s' était prêtée à la vie commune . Son existence , brisée il est vrai , mais pleine et utile , s' était animée de cette activité calme qui est celle des femmes de devoir . Elle conduisait sa maison avec intelligence , veillait à ce que le fardeau ne fût trop lourd pour personne , à ce que nulle injustice ne fût commise en son nom . Elle veillait encore au paiement des salaires , car on lui avait appris que le retard d' une somme , trop longtemps attendue par l' ouvrier , lui porte préjudice . Tout le monde avait gagné au retour de la jeune veuve à des idées plus saines et plus chrétiennes ; mais Alice surtout . La jolie enfant était grande et souple comme un roseau ; son visage expressif reflétait la gaieté de l' aïeul , et son caractère s' était empreint de la maligne bonhomie du vieillard et du penchant sérieux de la marquise . Sa vie était tout à la fois studieuse et animée par les plaisirs de son âge ; mais le plaisir lui était donné comme récompense , et non comme une redevance obligatoire . Ceci sauvait l' enfant de cet amour très personnel qu' un fort grand nombre ont pour leurs parents , sans même s' en douter . Elle chérissait sa mère , comme une puissance d' où émanait pour elle joie ou tristesse , et non comme une aimante esclave sacrifiée aux caprices de l' idole . Quant au cher bon papa , il s' amusait à faire le bonheur de sa petite-fille . L' entendre rire et folâtrer avec quelques petites amies , répondre à ses interminables questions , lui raconter des histoires , faire patiemment avec elle une partie de jonchets , ou de dames , voire même de loto , c' était le programme des joies paternelles . Alice était heureuse et méritait de l' être , car on n' avait rien à lui reprocher , sinon ses fous rires quand la vicomtesse mettait plus de rouge d' un côté que de l' autre , ou se plaignait de sa couturière qui lui faisait des robes trop longues par devant , et s' allongeant de plus en plus , disait-elle . La guerre sourde et sans trêve continuait entre Rosella et Alice . Du côté de la petite fille , les hostilités consistaient simplement en envies de rire , assez mal réprimées quelquefois , malgré les gros yeux de tout le monde . Du côté de la vicomtesse , c' était une suite d' allusions piquantes , de remarques peu bienveillantes , d' éloges ironiques , tout un arsenal de projectiles , destinés à éclater , mais dont les éclats trop légers , ou lancés de trop près , n' avaient jamais pour effet que de déterminer ces malencontreux fous-rires qui désespéraient la rue de Varenne et Kerniou . Aussi comment résister ? Héraclite seul se fût tiré de ce mauvais pas . Rosella n' avait pas reçu de la nature une de ces fortes complexions qui laissent à la vieillesse la forme amoindrie de l' âge mur . Ayant droit par son âge à tous les respects , à tous les égards , et n' en voulant point elle s' armait bravement pour la conquête , et empruntait à la jeunesse ses riantes couleurs , les derniers caprices de ses modes , les légèretés de son langage , de ses allures . Or , tout cela n' étant pas de saison devenait ridicule ; et la pauvre Alice , si disposée pourtant par la hauteur de son éducation à vénérer la vieillesse , bornait tous ses soins à étouffer ses petits éclats de rire . Hélas ! Rosella avait gardé mémoire de celui qui , à Kerniou , avait suivi le fameux traitement destiné à combattre le spleen . De ce jour s' était accru l' éloignement de la vieille dame pour l' enfant ; et , en toute circonstance , elle en donnait des preuves , toujours à demi-voilées , par l' urbanité dont on ne se départait point dans ce cercle aux formes polies . Rosella n' en poursuivait pas moins , avec un zèle insupportable , sa prétendue mission et , par le plus risible quiproquo , elle attribuait à son adresse , à ses insinuations , à ses exemples surtout , le changement progressif que l' on constatait dans la marquise , son retour gradué aux joies intimes de la famille et de l' amitié . — Général , nous triomphons ! disait-elle avec un sérieux comique ; notre petite marquise n' a pu résister à nos attaques . Mon plan était bien arrêté . Je savais comment il fallait s' y prendre , et je ne doutais point de la victoire . Pourtant il y a encore des ombres sur ce front charmant ; je les vois à regret . À moi de les faire disparaître ; donnez -moi seulement du temps . Voyez -vous , je ne croirai pas avoir répondu complètement à votre confiance illimitée , tant que je n' aurai pas décidé Espérance à se laisser présenter par moi dans cette société étrangère où je trouve moi -même tant d' agrément ! Ce sont des gens charmants ! Elle verrait chez eux des toilettes véritablement ravissantes ! et comme elle a une taille d' ange , un cou de cygne , des yeux célestes et des cheveux splendides , elle y ferait tourner les têtes ! ... Vous voyez , ajoutait Rosella , avec un léger balancement de tête et une grimace des plus humbles , que je m' efface complètement et que je ne cherche qu' à faire briller notre marquise ? À ce dernier trait , le général perdait contenance ; et , la politesse lui défendant de dire le quart de ce qu' il pensait , il devenait nerveux , s' agitait sur place , et , tout en s' agitant , jetait in petto mille imprécations à l' heure fatale où , se trompant d' enveloppe et d' adresse , il avait dit à Rosella ce que devait seule entendre Pauline . Alors , de plus en plus irrité contre l' intimité forcée qu' il avait lui -même fait naître , il se vengeait à petit bruit , et sans coup férir , par quelques expressions latines qui mettaient la vicomtesse au désespoir . Pendant que celle -ci perdait ses dernières années en futilités , la sage et aimable Pauline jetait sur Espérance les trésors d' une amitié véritable . Les deux femmes se cherchaient partout , et se retrouvaient chaque jour à Paris ; déversant l' une dans l' autre ces riens d' une existence féminine , qu' une bonne et constante affection revêt d' un intérêt quotidien . De plus en plus , les nuances se fondaient . Pauline sérieuse sans tristesse , et gaie sans légèreté , avait sur son amie cette influence que donne la sagesse quand la sagesse a su rester aimable . Par le secours de Pauline se réformait ainsi , dans l' existence de la marquise , tout ce qui accusait le caprice , l' exaltation , la personnalité ; et le bon père disait : « Ah ! si nous n' avions pas la société de ton amie Pauline pour faire contrepoids à celle de cette vieille enfant , je crois que j' en perdrais mon latin ! — Je sais quelqu'un , mon père , qui ne s' en plaindrait pas , c' est la vicomtesse . — Mais moi , je m' en plaindrais , car j' ai remarqué que certains mots , lancés à propos , suffisent pour mettre un frein à l' effrayante loquacité de cette vieille importune . Ah ! quelle distraction ! M' être trompé d' enveloppe ! Avoir fait servir à ce guet-apens une des deux que je t' avais soustraites , avec l' intention de t' écrire , pour toi seule , un mot intime ! ... Tiens , il y a de quoi se pendre ! ... mais je ne me pendrai pas ; j' aime bien mieux parler latin à la vicomtesse . Un soir d' hiver , on s' était réunis dans le grand salon de la rue de Varenne : le père , la jeune veuve , Pauline et Alice . Beau feu , belle lumière , bonne humeur , ce sont trois éléments puissants de conversation . Le bien-être porté à une aimable expansion , et le quatuor s' égayait un moment , avec cette bonhomie sans égale qu' ont entre eux les cœurs amis . Mais les bons moments durent peu . On venait de servir le café après un fort joli dîner ; c' était juste l' instant où le cher grand-père faisait semblant de se cacher pour donner à Alice un doigt de liqueur , ce qui la faisait rire comme à quatre ans . Un coup de cloche , sonné par le concierge , annonce une visite et fait monter , de l' office , le domestique qui doit introduire . « Déjà ? dit tout bas le grand-père . À peine sortis de table ? En vérité , cette femme nous bombarde ! » Il comptait en dire bien plus long , mais Laurent , ouvrant la porte à deux battants , donna entrée à la fâcheuse vicomtesse , et la fin du discours alla se perdre poliment dans un salut plus profond que courtois : Cinq années d' assiduité avaient complètement lassé la patience du bon papa . L' importune , à qui toute nuance échappait , répondit par une révérence sautillante et s' assit , d' un air enchanté , entre les deux jeunes femmes , sans paraître remarquer la présence d' Alice . C' était la continuation des hostilités . Soudain , la bonne humeur du maître de maison disparut , comme la flamme d' une bougie sous l' éteignoir . C' était l' effet que produisaient sur lui les sots , les bavards , et tout ce bataillon d' ennuyeux qu' eût si bien commandé Rosella . Celle -ci n' en fut ni moins causante , ni moins présomptueuse ; elle parla de tout , raconta mille détails insignifiants touchant différents membres de la société ; fit trois ou quatre indiscrétions , et entreprit de mettre au jour ses projets pour la fin de l' hiver , indiquant d' un trait ceux qu' elle rêvait pour la saison printanière , esquissant même ceux de l' été et de l' automne . Elle débitait ce programme avec volubilité , et comme on la laissait pérorer , sans lui répondre autrement que par des ah ! et des hum ! elle s' écria , pour réveiller son calme auditoire . « Mes amis , il faut s' amuser , s' amuser à tout prix ! L' ennui naquit un jour de l' uniformité . Chère marquise , je vous le dis depuis cinq ans , il faut absolument que je vous présente à mes amis , au dehors de ce faubourg Saint-Germain qui est endormant , par son étiquette et ses idées arriérées . — Je vous remercie , madame , je suis très reconnaissante de votre bonté , qui ne se lasse point ; mais je vous l' ai dit , je n' ai de goût que pour les cercles de famille ou de voisinage . — Vous vous plaisez , ma toute belle , à faire collection de bonnets de nuit . Il faut en finir pourtant avec les idées noires . — Je n' ai point d' idées noires , j' ai des regrets . — Que vous entretenez . Allons , marquise , je vous présenterai dans cette maison , où je suis comme chez moi . Vous verrez combien nous nous amusons ! On n' est ni guindés , ni cérémonieux . Votre froide étiquette n' est pas connue dans ces cercles brillants , où l' accueil est facile et devient promptement cordial : pourvu qu' on mette en commun ses talents , son esprit . L' un chante , l' autre joue , celui -ci est beau danseur , celle -là déclame à ravir . Les talents d' agrément , c' est tout ; le reste ne signifie absolument rien . — Ah ! — Je vous en réponds , et la preuve , c' est qu' on se passe à merveille de ce que vous appelez le fond , et qui , par parenthèse , m' a toujours paru assez ennuyeux . Non , ce qu' il faut , c' est briller . Quoi de plus facile pour vous , chère Espérance ? Allons , venez , donnez-nous ce charme que vous cachez beaucoup trop . Il faut payer de sa personne ; nous apportons tous quelque chose . — Et vous ? madame la vicomtesse , dit le général avec un accent légèrement ironique ; qu' apportez -vous ? ou plutôt , que n' apportez -vous pas ? » Rosella se contourna d' une façon tout aimable , comme une jeune beauté qu' on intimide . « Vous me flattez , général , ce n' est pas bien ; vous savez que je n' aime pas cela , vous mériteriez d' être grondé . Que vous dirai -je ? J' apporte ... j' apporte mes toilettes fraîches et mes agréments personnels . » Alice qui travaillait à l' aiguille , se piqua le doigt pour ne pas rire ; les deux jeunes femmes baissèrent la tête et le bon papa se remit tout à coup en joyeuse humeur , devant la naïve coquetterie de cette tête sans cervelle , qui n' acceptait pas la vieillesse . « Comment donc , demanda-t-il , avez -vous fait connaissance avec ce milieu ? Voyons ? contez-nous cela ? prenons les choses ab ovo . — Parlons français , général . -- Vous voulez que je dise de l' œuf ? — Je déteste votre latin . — Peste ! la langue de Cicéron ! — Et Cicéron aussi . -- Mais vous vous fâchez ? c' est bien sévère ; car enfin , avoir dit ab ovo , ce n' est pas un casus belli . — Encore ? -- Quoi donc ? Il faut bien que je réponde ad rem . — Assez , assez , général . -- Ah ! madame , quel regard ! En vérité , c' est trop m' écraser pour un lapsus linguæ ! — Pour un ? ... -- Lapsus linguæ . Je soutiens que je n' ai point voulu vous offenser , et je le soutiendrai mordicus ! — Encore une fois , j' ai en horreur votre latin . — Punissez -moi , belle dame , si je le mérite ; mais ne me condamnez pas sans m' entendre . — Je vous entends fort bien . — J' ai la malheureuse habitude d' honorer et d' aimer Cicéron . — Encore Cicéron qui revient ? -- Oui , madame ; permettez -moi de me justifier ? On me voit souvent en main un petit livre contenant ses admirables Catilinaires ! ce livre , c' est mon Vade mecum . — Votre ? ... -- Vade mecum . Il en résulte que certaines expressions , à l' usage des latins , reviennent facilement sur mes lèvres . C' est un tort , je le reconnais , puisque vous l' avez dit . Je suis prêt à vous accepter pour juge et par conséquent à baisser pavillon devant vous ; car , disait le grand orateur : Cedant arma togæ . » La pauvre Alice n' y tenait plus . Espérance et Pauline n' osaient regarder ni l' enfant , ni l' aïeul , encore moins Rosella qui avait été prise , de par Cicéron , d' un tic nerveux , un clignement de l' œil gauche , indiquant à n' en point douter , que son impatience n' était plus retenue que par un fil , et que ce fil pourrait bien se casser . La situation était tendue , et l' on avait les plus sérieuses raisons de craindre qu' Alice , à bout de moyens préservatifs , ne partît d' un éclat de rire , tout comme autrefois à Kerniou . La porte du salon s' ouvrit ; c' était Laurent qui apportait , toujours sur le même plat d' argent , une des jolies enveloppes , fines , blanches , satinées , contenant la lettre de Marie Dubreuil . Se voir souvent ne constitue pas toujours l' intimité , sinon les importuns seraient nos intimes amis . Aussi la marquise , ayant demandé poliment à Rosella la permission de décacheter la lettre qu' on lui apportait , l' avait-elle parcourue rapidement sans oser communiquer l' impression qu' elle en ressentait . La confiance est un sentiment très délicat , et la vicomtesse était loin de comprendre les rapports qui existaient entre la jeune veuve et Marie . Si l' on avait lu cette lettre devant elle , on l' aurait entendue s' écrier : « Voyez -vous cette petite effrontée ? Ces gens -là sont incroyables ! quelle indiscrétion ! J' espère que vous allez lui répondre comme elle le mérite , ou plutôt ne pas lui répondre du tout . C' est le parti que je prendrais . » Expliquer à la froide et futile Rosella ce qui touche deux âmes , et va de l' une à l' autre par ce courant divin qu' on appelle charité , c' eût été lui parler grec ; or , elle avait bien assez du latin de Cicéron . La missive avait donc eu pour effet unique d' interrompre un moment la conversation et d' en changer le cours . Le général , faisant le converti , s' était amendé au point de ne plus laisser échapper la moindre expression latine et la soirée avait passé , tant bien que mal , sans incident . Le lendemain , Pauline devait venir déjeuner , pour faire ensuite une promenade avec son amie et Alice . Elle arriva quelques minutes trop tard , et s' en excusa respectueusement près du général qui aimait l' exactitude militaire . On se mit à table et l' on causa librement . Laurent servait . Il manqua renverser une saucière en entendant son maître dire à haute voix : « Savez -vous , Pauline , de qui est la lettre que ma fille a reçue hier au soir ? de la pauvre petite qu' elle appelait autrefois l' enfant pâle , cette jolie et intéressante Marie ... comment donc ? ... j' oublie toujours son nom de famille . » Laurent ne l' avait pas oublié , ce nom . Depuis cinq ans il le gardait dans son cœur , avec une affectueuse reconnaissance , et souffrait de ne pouvoir le prononcer . « Marie Dubreuil , bon papa , dit Alice . — Dubreuil , c' est cela . C' est une charmante enfant , un bon petit sujet ; à l' école elle ne s' est jamais fait punir , et ses compagnes la prenaient pour modèle . N' est -ce pas , Espérance ? — Oui , mon père . — C' est la fille d' un pauvre menuisier , devenu poitrinaire par suite d' un accident . N' est -ce pas , Espérance ? — Oui , mon père . — De sorte qu' il n' y a heureusement aucune crainte à avoir pour la santé de l' enfant . La voilà seule avec une mère souffrante , épuisée par de longues années de fatigue . N' est -ce pas , Espérance ? — Oui , mon père . — Mais tu me réponds toujours : Oui , mon père , et tu en restes là . On dirait que tu as peur de parler de ta protégée ? » C' était vrai . Cette femme , très délicate et très discrète , avait peur de prononcer même le nom de Marie Dubreuil , et plus encore de détailler les circonstances de sa vie devant le jeune paysan breton qui servait . Le secret , qu' elle avait si religieusement gardé , lui était présent comme il était présent à son serviteur , et une sorte de pudeur craintive , qui est au fond des âmes d' élite , lui faisait éviter instinctivement toute parole propre à rappeler à Laurent cette poignante et honteuse douleur . Alice était heureusement instruite par sa mère de tout ce qui concernait la gentille Marie . Sur l' invitation de son grand-père , elle raconta avec chaleur à l' amie de la maison tout ce qu' elle savait de la fille du pauvre menuisier , commençant par l' histoire des trois enveloppes , tombées dans la rue du Bac , et rattrapées au vol . Laurent ne perdait pas un mot . Il avait des distractions et servait tout de travers , ce qui étonnait beaucoup le général , et point du tout la marquise . Alice ayant tout dit , son grand-père désira qu' on lût devant Pauline la lettre reçue la veille au soir ; mais Espérance l' avait laissée dans son boudoir havane et bleu . « Ma fille , ne pourrais -tu pas envoyer Laurent la chercher ? » La marquise fut légèrement troublée ; non certes par un sentiment de défiance . Elle était de ceux qui croient à la sincérité du repentir , mais par l' impression pénible qu' elle savait causer à Laurent . Cependant elle n' hésita point , car elle aurait pu , en n' acceptant pas l' idée de son père , faire naître en lui un doute , et couvrir son pauvre serviteur d' une humiliation profonde . « Montez , Laurent , dit-elle d' un air impassible , mais toujours poli , car la politesse envers les inférieurs était une tradition dans sa famille , montez , vous irez dans mon boudoir et vous prendrez dans un petit tiroir de mon bureau , à gauche , la lettre sans timbre que vous m' avez apportée hier au soir . » Laurent s' inclina et sortit de la salle à manger . « Une enveloppe satinée , lui cria le général . — Qu' on est heureux , dit Pauline , d' avoir des serviteurs fidèles ! — Oui . Avec ce garçon -là , il n' y a rien à craindre . C' est rangé , c' est honnête ; il n' a jamais bronché . À son arrivée à Paris , j' ai eu peur . Je regrettais presque de l' avoir tiré de sa vieille Bretagne ; il avait fait ici de mauvaises connaissances , et il aurait pu mal tourner ; mais tout cela n' a duré qu' un moment . Je ne sais pas comment s' y est prise Espérance . Le fait est qu' elle a su se l' attacher et l' attacher à nous tous ; il nous en a donné toutes les preuves possibles . » La marquise n' ajouta rien aux paroles de son père . Recueillie en elle -même , on eût dit qu' elle méditait . Sans doute elle se sentait heureuse d' avoir choisi , pour une première faute , la clémence au lieu de la justice . Pendant qu' on causait , Laurent très ému entrait dans le boudoir pour remplir la mission de confiance dont on l' avait chargé . Tout tremblant , il s' approcha du bureau . Ses mouvements étaient exactement les mêmes qu' à cette heure maudite , dont le souvenir devait le poursuivre toujours ! Quand il entrouvrit le tiroir , une grande tristesse le suivit . Oui , c' était bien ainsi qu' il avait fait autrefois , le cœur plein des plus mauvais instincts . Il aperçut du premier regard une enveloppe toute pareille à celle qu' il gardait si soigneusement dans son vieux portefeuille . C' était bien celle qu' il avait apportée la veille au soir à sa maîtresse . Il la prit avec une sorte de respect . Cette écriture était donc encore celle de la petite Marie ; mais formée , posée , bien ferme . Il lisait et relisait l' adresse , tout en redescendant à la salle à manger ; mille pensées lui étaient rendues par ces caractères . Ce ne fut pas sans prendre beaucoup sur lui qu' il retomba dans son flegme officiel pour présenter la lettre à la marquise . Celle -ci affecta de la recevoir d' un air distrait et la fit passer à Alice , qui la lut tout haut . Laurent allait se retirer par discrétion ; mais son maître lui fit signe de continuer son service sans bruit , pendant cette lecture . « Madame la marquise , « Vous avez été si bonne pour moi , depuis cinq ans , que j' ose vous écrire une seconde fois , en me servant de ma seconde enveloppe . Je viens vous apprendre la mort de mon bon père , qui languissait depuis si longtemps , et à qui vous avez fait tant de bien , en vous cachant toujours de peur de lui causer quelque chagrin . « Me voilà toute seule avec ma chère maman . J' ai le plus grand désir de gagner ma vie en ne la quittant pas , et de gagner aussi la sienne , car elle est bien fatiguée ; le médecin dit que ce n' est pas une maladie , que c' est de l' épuisement . Ah ! Madame , si j' avais une machine à coudre , même la plus simple de toutes , il me semble que je pourrais travailler à la maison . J' ai quatorze ans et demi , bientôt quinze ; je suis moins pâle à présent , grâce à vous , ma chère protectrice ; mais nous sommes trop pauvres pour acheter autre chose que ce qu' il nous faut tous les jours , car maman a fait tout ce qu' elle a pu pour papa , et il est allé avec le bon Dieu tout doucement et sans manquer de rien . « Ma chère dame , je ne sais pas bien écrire une lettre ; vous m' excuserez . Je vais vous dire tout simplement ce que je pense . Si vous vouliez bien me donner une petite machine à coudre , une toute simple , je crois que maman pourrait avoir toujours son nécessaire ; il faut si peu pour vivre et je travaillerais tant ! « C' est une bien grande indiscrétion que je fais là ; mais quand j' avais neuf ans vous m' avez dit : « Marie , vous m' écrirez trois fois . » Eh bien , je vous écris parce que je suis malheureuse et que vous aimez les malheureux . « Adieu , Madame la marquise , je suis avec le plus profond respect . Votre petite servante . MARIE DUBREUIL . « Pauvre petite fille , s' écria le Général . Oui , oui , elle l' aura , sa machine à coudre ! Espérance , nous ferons cela à nous deux , et tu lui achèteras une silencieuse afin que sa pauvre mère n' ait pas la tête cassée par ce bruit insupportable . — Je vous remercie , mon père . Je vais m' en occuper dès aujourd'hui . — Oui , oui , le plus tôt sera le mieux . — Ah çà , une machine à coudre , c' est fort bien , mais cela ne suffit pas ; il faut avoir quelque chose à coudre . Est -ce que nous ne pourrions pas trouver à cette enfant un peu d' ouvrage ? Elle est gentille , elle m' intéresse . — Elle m' intéresse vivement aussi , dit Pauline , et il me sera facile de lui donner du travail , puisqu'elle est habile et courageuse . — Voyez -vous ça ? Elle va devenir rentière , avec sa machine à coudre ! Ma fille , tu devrais lui dire de venir ici toutes les semaines , le lundi par exemple ; on lui donnerait à faire ... je ne sais quoi , ce qu' on aurait dans le moment , sans trop la presser , pauvre petite ; et le lundi suivant elle rapporterait l' ouvrage qu' on lui paierait séance tenante . Ce serait pour elle un petit fond , qui lui vaudrait toujours mieux que la lingerie des magasins . — J' y consens très volontiers , mon père ; aider la petite Marie , c' est ma joie , mon plaisir . — Quel bonheur ! dit Alice en battant des mains . Voilà déjà deux maisons qui la feront travailler tout l' hiver . » On se leva de table en parlant de Marie , avec un désir bien réel de lui être utile , et de seconder sa piété filiale . La marquise seule remarqua l' étrange expression du visage de Laurent . Il pensait certainement à l' humble enfant qu' il appelait son ange gardien , et se réjouissait à l' idée de la voir venir à l' hôtel tous les lundis pour rapporter l' ouvrage . Les cœurs charitables ont des tressaillements soudains , dont ne se doutent même pas ceux qui se détournent , de peur de voir souffrir . Espérance et Pauline trouvèrent , comme Alice , que la promenade projetée pouvait se remettre à un autre jour , et qu' il serait beaucoup plus agréable d' aller acheter une silencieuse , et de se rendre ensuite toutes les trois au logis de la jeune ouvrière pour lui dire : « Nous vous offrons un travail régulier qui vous sera payé chaque semaine . » C' était une si bonne nouvelle ! Et les bonnes nouvelles font tant de bien aux affligés ! Ainsi le sentait la marquise , depuis que son existence était remplie par l' éducation d' Alice , par les bonnes œuvres et par les relations de famille et d' amitié . Espérance était la première étonnée de la largeur de vie que lui laissait son imagination , désormais contenue et employée utilement . Tout avait changé de face . Sa tristesse , un peu sauvage , qui pesait sur les autres , avait fait place à cette gravité douce et habituelle qui sied à une veuve . Son penchant pour la solitude avait été réglé , combattu par la sagesse ; son père , son enfant , son entourage , tous s' en trouvaient bien , et la cause première de ces améliorations était la rencontre de la petite Marie . On monta en voiture et l' on alla s' amuser à faire du bien . La silencieuse ayant été achetée , on donna ordre de la porter aussitôt chez Mme Dubreuil , et l' on se dirigea vers la modeste demeure . Les deux femmes n' habitaient plus le rez-de-chaussée , attenant à la remise qui servait d' atelier à Dubreuil ; on s' était empressé de donner congé de ce logement , jugé trop grand et trop cher . On avait eu l' heureuse chance de trouver dans la même maison une chambre unique , mais spacieuse et bien éclairée , que l' on payait cent francs par an , et qui suffisait à tout . De la fenêtre en se penchant un peu , on apercevait l' atelier . C' était triste , mais on aimait cette tristesse , qui laissait plus présente la mémoire du pauvre menuisier . La marquise , précédant son amie et sa fille , monta cinq étages , et frappa doucement à la porte qui faisait face à l' escalier . Marie vint ouvrir , bien intimidée en voyant ces trois personnes . « Entrez , mesdames , dit-elle . Maman , c' est madame la marquise . » La mère se leva , salua ces dames et les fit asseoir , tout cela avec l' aisance respectueuse que donne toujours une certaine éducation , et avec cette assurance digne et calme que donne quelquefois le malheur . Ce logis était pauvre , mais non misérable . Or y voyait même trop de meubles , de sièges , de gravures encadrées . Dubreuil , au moment de son mariage , était à l' aise . La maladie seule avait usé ses ressources , tout en l' empêchant d' en créer de nouvelles . On n' aurait pu se défaire qu' à vil prix de ces objets , qui rappelaient un temps plus heureux , et c' était au milieu des souvenirs de ses premières joies que la veuve regrettait le passé et redoutait l' avenir . Espérance et Pauline étaient , comme doivent être les grandes dames , toujours simples et sans fierté . Elles savaient , quand elles le voulaient , ne point gêner les inférieurs . Deux minutes ne s' étaient pas écoulées que ces cinq personnes semblaient se connaître depuis longtemps . Tout en répondant aux questions pressées que lui adressait Alice , Marie regardait souvent la marquise , avec l' expression d' une confiance naïve et entière , fondée sur la bonté soutenue de sa protectrice . Espérance et la pauvre veuve parlaient ensemble du cher défunt . La femme du monde trouvait de bonnes paroles pour adoucir une plaie encore vive . Elle ne disait pas à cette infortunée qu' il valait bien mieux que son mari fût mort puisqu'il était toujours malade , qu' il ne pouvait plus travailler , et qu' il n' était pour elle qu' une charge . Non , elle savait trop que , dans toutes les conditions , le cœur a ses susceptibilités , et que le langage de la froide raison irrite ses blessures . Ses paroles étaient mesurées , et sa compassion ne l' était pas . Elle mêlait ses larmes à celles de la pauvre affligée ; c' est encore une manière de faire du bien . Pendant ce temps , Alice causait avec Marie . Rien de joli à voir comme Marie en deuil écoutant Alice , et recevant d' elle autant de joie que son cœur d' orpheline en pouvait recevoir . Pauline , qui aimait à observer , regardait la jeune ouvrière avec un intérêt marqué , et lui parlait de manière à l' encourager et à lui donner de l' espoir . On frappa à la porte . C' était la silencieuse qu' on apportait . Quelle surprise ! Mère et fille se regardèrent avec étonnement . « Ah ! madame la marquise , vous avez été bien au-delà des désirs de Marie ! Comment ! Une silencieuse ! Nous n' aurions jamais osé espérer un tel bienfait . C' est mon père qui a voulu vous assurer le repos , Mme Dubreuil , et vous laisser jouir pleinement de la présence de Marie . — Monsieur votre père est donc comme vous ? demanda naïvement Marie . — Oui , ma chère enfant ; mon père aime les bonnes ouvrières , et les filles toutes dévouées à leurs parents . Marie éclatait en exclamations et en remerciements . « Madame , que vous êtes bonne ! maman , nous n' allons pas nous quitter . Je travaillerai là , tout près de toi ; tu ne seras plus malheureuse . — Que Dieu bénisse monsieur votre père et tous ceux que vous aimez , dit la veuve , et , jetant un regard sur la photographie de son mari , elle ajouta : Pauvre Dubreuil ! s' il était encore là ! Pauline , l' heureux témoin de cette scène si douce à voir , se félicitait plus que jamais d' avoir entraîné son amie sur ses pas dans la voie de la charité . On demeura encore quelques instants ensemble , convenant des jours et des heures où la jeune ouvrière se présenterait rue de Varenne et rue de Grenelle , pour chercher de l' ouvrage . C' était tout un avenir qui se déroulait devant Marie . On allait se trouver tout d' abord à l' abri de cette pauvreté irritante qui use le physique et le moral . On s' occuperait premièrement de l' arriéré dont on ne parlait pas . On y mettrait du temps , plusieurs années peut-être ; mais enfin on verrait peu à peu se créer une situation meilleure . Ces dames auraient la bonté de parler à d' autres dames , et Marie Dubreuil deviendrait une ouvrière de confiance , connue dans un petit cercle du faubourg Saint-Germain . Ce serait assez pour assurer le bien-être . On se sépara , contents les uns des autres , et Marie dit à sa mère : « Maman , je trouve qu' on a tort de dire du mal des riches , et de vouloir les rendre pauvres . Vois comme ceux -là sont bons pour nous ? — Beaucoup de riches , mon enfant , n' ont jamais vu de près la misère ; ils n' y croient pas , ou du moins n' en prennent nul souci . D' autre part , beaucoup de pauvres passent leur temps à envier les riches , cherchant à les imiter de loin dans des habitudes qui pour nous sont ruineuses , et ils arrivent à souffrir de tout , à maudire l' existence , à regarder la révolte comme le seul moyen d' améliorer tout ce qui va mal en ce monde . — Est -ce que ce pourrait être un bon moyen ? il me semble que non . — Ma fille , notre vaisselle est en partie fêlée , écornée . Si nous cassions tout , en serions-nous plus avancées ? — Non certes ! — Eh bien , ce qui est vrai , dans notre petit ménage , est vrai aussi dans le grand ménage de tout le monde . — Maman , si chacun faisait son devoir , il me semble que cela arrangerait tout ? — Tu as raison , Marie ; mais c' est plus difficile à faire que le reste , à ce qu' il paraît . — Je veux tâcher de faire le mien toute ma vie , dit la gentille ouvrière . — Fais cela , ma fille , ce sera bien . » Marie , pleine de reconnaissance , installa sa belle machine à coudre dans l' embrasure de la fenêtre , et fit semblant de se mettre à l' ouvrage . « Vois donc , ma petite maman , comme je serai bien là ? Et comme j' irai vite ? — Oui , mais il te faudrait quelques leçons pour te familiariser avec cette nouvelle manière . — Je demanderai à Amanda de monter . » Amanda était aussi une ouvrière et habitait la même maison ; on se voyait sans intimité , parce que les idées étaient complètement opposées ; mais en cette circonstance , il fallait s' aider du voisinage , et Marie alla chez l' élégante et prétentieuse Amanda , pour lui demander de vouloir bien monter chez elle dans l' après-midi , si elle en avait le temps . Alice avait raconté de point en point à son grand-père tous les détails de la visite , et le bon général s' était réjoui du bonheur des deux femmes . Comme il avait entendu dire qu' on était convenu du lundi pour donner et rapporter l' ouvrage , il fit cette réflexion : « Mais nous ne sommes qu' à jeudi ; cette petite va perdre deux journées qu' elle pourrait employer utilement ? Envoyons -lui , par Laurent , un petit paquet , quelque chose de facile à coudre , parce qu' elle n' est pas habituée à sa machine . » Cela s' était fait ainsi , et Laurent avait reçu de son maître l' ordre d' aller rue du Bac , porter de l' ouvrage chez Mme Dubreuil . Comme on le pense , aucune commission ne pouvait lui causer plus de plaisir , et en même temps plus d' émotion . Il allait donc voir de près , et dans son véritable cadre , la chère enfant dont il conservait si religieusement la naïve supplique . C' était un événement dans sa vie intime . Il partit , monta les cinq étages , et frappa . Marie vint ouvrir , avec son regard candide , tout étonné de rencontrer Laurent qu' elle ne connaissait pas . Il portait une riche livrée ; son air aimable , sa taille haute et sa bonne tournure , lui donnaient un air sympathique . « Entrez , monsieur , dit-elle . » Laurent entra , salua poliment Mme Dubreuil , mais éprouva quelque difficulté à s' exprimer , tant ses souvenirs lui causaient d' émotion . Marie , qui était à cent lieues de se douter de cette émotion , lui dit tout simplement : « Vous êtes fatigué d' avoir monté si longtemps ? assoyez -vous donc un peu . » Laurent accepta une chaise et aperçut seulement alors une belle jeune fille assise devant une machine à coudre , dans l' embrasure de la fenêtre . Tout un édifice de cheveux , d' un noir d' ébène , couronnait son front hardi ; une robe à la dernière mode faisait valoir l' élégance de sa taille . À l' instant ses doigts cessèrent de travailler , et ses grands yeux jetèrent un regard assuré sur Laurent , à qui elle rendit à peine le salut qu' il lui adressa . « Je viens , dit-il enfin , de la part de Mme la marquise * * * apporter de l' ouvrage à Mlle Marie . » Dès qu' il eut prononcé le nom de sa bienfaitrice , Marie se sentit à l' aise avec Laurent . Il est de la maison , pensa-t-elle ; il doit être bon comme les maîtres , puisqu'on dit : tel maître , tel valet . Toute à sa reconnaissance , elle dit avec beaucoup de bonhomie : « Oh ! qu' elle est donc généreuse , votre maîtresse ! Voyez ? c' est elle qui m' a donné cette machine à coudre , et je vais gagner ma vie auprès de maman . — C' est vrai , mam'selle Marie , Mme la marquise est bien bonne . — Délicate et compatissante , ajouta Mme Dubreuil . — Qualités rares chez les riches ! s' écria d' un ton aigre la belle Amanda . Moi , je n' ai jamais vu parmi eux que des égoïstes , des gens sans cœur , de vrais tyrans , qui abusent de l' ouvrier . Vous verrez , Marie , à mesure que vous grandirez ! — Amanda , je sais que vous détestez les riches . — Oui , je les déteste ! — Il faut pourtant bien qu' il y en ait , dit modestement Laurent . On ne peut pas empêcher ça . — Que si ! on le peut . — Allons , allons , dit Mme Dubreuil , toujours paisible et conciliante , tâchons de prendre le monde comme il est , puisque nous ne pouvons réformer que nous -mêmes . « On souffre réellement moins quand on consent à souffrir , tout en cherchant du soulagement . — Moi , je n' y consens pas . Belle condition vraiment ! Confectionner des toilettes ravissantes , pour que d' autres femmes les portent , tandis que soi , on vit de privations , pouvant à peine suivre la mode ! C' est affreux ! — Patience ! Patience ! Amanda , il y a encore de bons riches , allez ! — J' en réponds , dit Laurent . Il n' y a qu' à voir nos maîtres , à Paris et en Bretagne ; ils font travailler tant qu' ils peuvent , et dame , ils paient bien et vite . » Tandis qu' on causait , le jeune garçon ne se lassait pas de regarder celle qu' il appelait toujours dans sa pensée la petite Marie . Par sa simplicité , encore un peu enfantine , elle faisait contraste avec la coquette et irritable Amanda . Son cœur , à elle , semblait fermé pour toujours à tout sentiment mauvais ou vulgaire . Elle croyait par expérience à la bonté , à la compassion , au secours généreux du riche , qui se regarde comme intermédiaire entre la Providence et le pauvre . Laurent se leva , disant : « Je m' oublie , et mon ouvrage ne se fait pas . — Allez , allez travailler , jeune homme ; c' est un honneur de servir des maîtres comme les vôtres . — Çà , c' est vrai . Adieu Mme Dubreuil . — Adieu , monsieur ... Comment donc vous appelez -vous ? — Laurent . — Eh bien , adieu M . Laurent . « Bien des remerciements à madame la marquise . Nous voilà gens de revue , puisque ma fille va travailler pour l' hôtel . Ça fera des allées et venues de temps en temps . — Faut l' espérer » , dit Laurent à demi-voix , et saluant Marie et Amanda , il redescendit les cinq étages . Rentré chez ses maîtres , il se sentit plus d' ardeur que jamais au travail , tant la vue de l' ange du foyer avait fait sur lui une douce et salutaire impression . Au dîner , il entendit parler de la visite qu' on avait faite aux Dubreuil , de la physionomie respectable de la mère , du charme naïf de l' enfant . « À la bonne heure , répondait le général en se frottant les mains , voilà des enveloppes bien placées . Les deux premières t' ont procuré , ma fille , bien des jouissances ; nous verrons ce que t' apportera la troisième ? — La troisième se fera sans doute beaucoup attendre , mon père . Marie est si discrète ! Depuis cinq ans , elle ne m' a jamais rien demandé , et s' est montrée pleine de gratitude du peu que je remettais de temps à autre aux sœurs , pour son père malade . — Enfin , je veux croire que la troisième te donnera autant de bonheur que les deux autres . J' en connais une qui n' a pas fait si bien son chemin , hélas ! hélas ! » Alice regarda sa mère qui souriait finement . On était au dessert . Arrive tout-à-coup , fort empressée , fort essoufflée , la fameuse Rosella , de plus en plus agitée . Son activité nerveuse était devenue une fièvre , ou plutôt une manie . Il fallait absolument qu' elle se dépensât en paroles , en démarches , en invitations , en réceptions , en veilles incessantes . Le petit corps infatigable , qu' elle avait à son service , la secondait assez bien et participait lui -même à l' agitation de la tête , car il ne pouvait rester en place . Il était d' ailleurs si petit , si sec , si voûté , que les fraîches et séduisantes toilettes dont on le couvrait semblaient être à l' essai , sur un mannequin usé et disloqué . Laurent , pour ne pas s' exposer à manquer de respect à la vicomtesse , ce qui eût vivement mécontenté les maîtres , évitait de la regarder en face , et se permettait à peine le profil , mais il se dédommageait à l' office , car il faut avouer qu' on y riait de bon cœur quand on passait en revue les coiffures excentriques , et le teint frais et vermeil de cette femme qui , par une vanité puérile préférait le ridicule à la gravité . Ce soir -là , elle était d' un entrain sans précédent . Elle commença par jeter un regard de connivence au maître de la maison qui la saluait d' un air attrapé , car il ne pouvait s' accoutumer à subir les conséquences de l' enveloppe fourvoyée . Rosella , s' approchant , lui glissa dans l' oreille un mot pour lui seul : « Laissez -moi faire , je réponds du succès . » Le pauvre général demeura coi , s' attendant à quelque énormité , et but du vin de Malaga pour se donner des forces . « Belle marquise , il est inutile de lutter plus longtemps contre moi , c' est assez faire la philosophe ; il vous faut sacrifier aux grâces . — Quel préambule ! Je dois m' attendre à tout . Voyons , madame la vicomtesse , quelle est la nouvelle proposition que vous voulez me faire ? — Il ne s' agit point d' une proposition , mais d' un enlèvement . — Ah çà mais ... Et le papa ? dit le général . — Le papa est mon allié , de par un traité en forme , que j' ai entre les mains , depuis cinq ans ; c' est pour éviter tout conflit que j' en rappelle la date . — Diable d' enveloppe ! dit tout bas le général . — Voici en deux mots , ma chère Espérance , de quoi il s' agit : il faut , mais il faut absolument , que je vous présente aux amis étrangers dont je vous parle depuis si longtemps . Aucune visite préalable et solennelle n' est nécessaire . On donne , aujourd'hui même , un bal costumé ravissant ! et nous y allons ensemble . — Oh ! je vous en prie , madame , trêve de plaisanteries ! — Comment ? Mais je ne plaisante pas . Nous y allons ensemble . Allons ! voyons ? dites -moi tout simplement , avec votre plus joli sourire : Rosella , je suis des vôtres . — Je vous en prie , madame , n' insistez pas ; vous connaissez trop mes idées , mes intentions , la position que je me suis faite depuis mon veuvage . — C' est précisément cette position qu' il faut changer . Ma chère , ne me donnez pas d' excuses , je n' en accepterai pas . Je sais fort bien ce que vous pensez des costumes riches et dispendieux . Vous trouvez que c' est de l' argent perdu ? — Certainement . — Eh bien , rassurez -vous , belle dame ; j' ai , à moi , deux costumes délicieux qui n' ont encore paru dans aucun salon ; je vous prête le plus élégant des deux , trop heureuse , ma chère , de vous faire valoir , ainsi vous voyez ... » Le général fort en peine , et voulant pourtant tenir son sérieux , but un second verre de vin de Malaga ; mais comme la vicomtesse l' ennuyait plus que de coutume , il recourut à l' innocent moyen de défense qui lui réussissait quelquefois , et s' écria : Bonum vinum lœtificat cor hominis . Rosella se boucha les oreilles en faisant quelques minauderies . « Encore cet affreux latin ; je n' y comprends rien . -- C' est pourtant bien facile à traduire . Bonum bon , vinum vin , lœtificat ... — Ne me traduisez pas ! Il ne manquerait plus que cela ! Parlez français , je vous en prie . Je disais donc , ma très chère , que je vous prête un costume splendide ! Votre Elvire , qui ne manque ni de goût , ni d' adresse , a quatre heures devant elle pour corriger ce qui pourrait ne pas s' adapter parfaitement à votre taille ; et nous arrivons à minuit , vous en Napolitaine , et moi en Albanaise ! » Laurent , qui servait , laissa tomber du vin sur la nappe ; mais son maître excusa sa maladresse , car il comprenait qu' on se troublât . Lui -même ne savait plus trop ce qu' il faisait , depuis que la terrible vision de l' Albanaise s' était dressée levant lui , Quant à Alice , mise à une trop rude épreuve , elle disparut sous la table , cherchant une bague qui venait de tomber de son doigt , avec un remarquable à-propos . La marquise seule tenait tête à l' Albanaise . Elle exposa , avec la plus grande politesse , les motifs bien arrêtés de son refus et se montra très positive . « C' est donc vrai ? Vous voulez vivre en anachorète ? Général , mon allié , unissons nos efforts , nous partagerons les honneurs du triomphe . -- Je sais , Madame , que la société brillante où vous voulez , depuis longtemps , présenter ma fille est une société pleine de charmes ; vous m' en avez souvent chanté Mirabilia ! — Moi , je n' ai rien chanté du tout ! Et certes , je n' aurais pas commencé ma chanson par ce vilain mot -là ! Encore une fois , général , unissons nos efforts pour vaincre la résistance de cette petite femme . -- Madame , s' il faut vous l' avouer , ma fille étant en âge de se conduire elle -même , et de prendre ses distractions et ses plaisirs ad libitum , je ne me reconnais pas le droit de lui faire la guerre à ce propos . — Alors , c' est à moi que vous la faites ? Eh bien Monsieur ! nous nous battrons ! -- Alea jacta est ! — Qu' est -ce que c' est que cela encore ? — C' est le premier coup de canon . — Général , vous plaisantez , mais moi , je parle sérieusement . — Diable ! cela devient piquant ! — Je triompherai sans vous . Mais c' est fort mal ; vous poussez votre fille au marasme ; il vous plairait qu' elle fût toujours seule ? ... -- Loin de là . Je connais , tout comme vous , ce mot de l' Écriture : Vœ Soli ! — Je n' ai jamais trouvé ce mot -là dans l' Écriture ; et d' ailleurs , je l' aurais passé ; je n' aime pas le latin . Mais laissez -moi parler . Notre jolie marquise ne saurait être insensible à ce qui doit doubler ses charmes . Je vous dirai , ma belle , que , ne doutant pas du succès de ma démarche , je me suis fait suivre par les costumes en question , pensant , ma chère , que nous nous habillerions ensemble , ce qui nous amuserait beaucoup , et que nous donnerions au général , alors mon allié , la jouissance de regarder tout à son aise l' Albanaise et la Napolitaine . Eh bien , voilà encore Alice sous la table ? — Ma bague est retombée , madame ; et cette fois -ci , je ne la retrouve plus . » On passa enfin au salon , et la vicomtesse , toute frétillante , dit d' un ton dégagé : « Puisque nous sommes en famille , permettez -moi de vous montrer mon costume , et le vôtre , marquise ? » Elle s' agita d' abord sur place , puis au dehors , et rentra au salon , suivie de Laurent qui apportait , avec un sang-froid très méritoire , deux énormes cartons que la vicomtesse avait fait déposer par son domestique dans l' antichambre . Alors on exhiba les séduisantes parures des doux climats , les riches couleurs , les perles , les colliers , les bracelets ; le tout fut trouvé d' une admirable fraîcheur et d' un goût très fin . Mais alors commença vraiment la petite guerre entre tout ce monde . L' allié , ayant fait volte-face , on se battit deux heures entières . Espérance , toujours gracieuse , se servait d' armes courtoises . Le général se battait en latin . À chaque instant quelque nouvelle bombe tombait dans le camp ennemi , réduit aux dernières extrémités . Rosella pourtant , loin de sonner la retraite , se fâcha autant que le permettait la politesse , et continua l' attaque . D' abord elle éclata en véhéments discours , puis elle entreprit de gronder le général , et pour cela vint prendre place à côté de lui sur une causeuse , où il s' était retiré comme Achille sous sa tente . « Comment , dit-elle , vous soutenez la marquise dans ses goûts de retraite et d' occupations vulgaires ? Je ne vous comprends pas . Est -ce donc là , ajouta-t-elle en baissant la voix , est -ce donc là ce que me promettait la lettre si intime que vous m' avez écrite , il y a cinq ans ? » En entendant parler de cette lettre , le général crut voir s' approcher de lui une main traîtresse , armée d' un poignard . « Vous semblez avoir oublié ce qui s' est passé à cette époque ? moi , j' ai toujours présente à l' esprit cette lettre , par laquelle vous m' avez positivement confié Espérance . Je vous dirai même que , prévoyant de votre part la possibilité d' une résistance , je l' ai apportée , cette lettre qui me donne une mission honorable à tous égards ; mission que je crois avoir remplie de mon mieux , car votre fille est en bonne voie , grâce à mes conseils ; mais il faut que je la présente ! C' est la fréquentation de ce monde brillant , animé , qui lui rendra un peu de coquetterie , ce qui lui manque enfin pour être ... idéale . Tenez , la voilà , cette lettre ; reconnaissez -vous l' enveloppe ? » Le général crut sentir la pointe acérée du poignard . Il s' affaissa sur lui -même , les bras croisés , la tête basse ; toute l' apparence d' un coupable devant une pièce de conviction qui le charge d' un crime . L' Albanaise dit avec un geste superbe : « Lisez . » Il lut le malheureux ; et pendant qu' il lisait , l' enveloppe satinée tomba comme honteuse , et cherchant l' obscurité . Alice se hâta de la ramasser . Comme elle était depuis longtemps dans le secret , elle plaignait très sincèrement la blanche enveloppe , surtout en comparant son sort à celui de ses heureuses compagnes . Alice avait toujours l' intention d' être polie ; mais quand elle se trouvait assister à quelques scènes bouffonnes , il lui était difficile de réprimer un sourire . Cette fois encore , elle tomba dans ce péché capital , et l' Albanaise lui lança , de ses petits yeux , un regard perçant qui ne dissimulait nullement l' antipathie , déjà ancienne , qu' elle avait conçue pour la fille de la marquise . Cependant , il fallait cesser les hostilités , et songer à se parer pour le bal costumé dont on pensait faire l' ornement . Rosella , sans paraître se soucier de la pose découragée de son ex-allié , se leva tout à coup et , d' une allure presque juvénile , se dirigea vers la marquise . « Espérance , vous avez pour ce soir l' honneur du combat ; mais je prendrai ma revanche . Restez , belle dame , restez française et solitaire , puisque cela vous agrée ; mais permettez que je monte à votre appartement , et que j' y trouve l' aide de votre femme de chambre ? » On se prêta de la meilleure grâce du monde à cette petite comédie , faisant suite à tant d' autres . Elvire fut mise à la disposition de la dame , et celle -ci , quand fut achevée l' œuvre de sa parure , descendit avec empressement pour mettre sous les yeux de l' ennemi les charmes de l' Albanaise . « Me voici , dit-elle en minaudant , me voici , général ; je suis magnanime et veux bien oublier ma querelle . — Je vous suis reconnaissant , Madame , et mets aux pieds de l' Albanaise mes respectueux hommages . » Rosella se tournait et se retournait avec un contentement visible . « Quel bonheur ! dit-elle comme une enfant , je vais donc bien m' amuser ! Chère Espérance , vous ne savez pas ce que vous refusez . Il y aura quantité de costumes , presque aussi ravissants que le mien ! — Est -ce que tout le monde sera costumé ? demanda le général . — Oui , tout le monde . -- Ah ! c' est une condition sine qua non ? » La figure de l' Albanaise s' allongea d' un centimètre ; mais se laissant distraire par les grâces de sa personne , elle reprit : « La maîtresse de maison est une femme charmante , délicieuse ! Nous avons fait nos études ensemble . — Quelle ancienne amitié ! — Oui , cela commence à dater . Elle est encore fort jolie femme . Elle a beaucoup d' esprit et une santé de fer . -- C' est fort beau . Mens sana in corpore sano . — Encore votre ennuyeux Cicéron ? — Je vous demande pardon , ceci est tiré de la dixième satire de Juvénal . — Pour moi , c' est tout un . Cicéron , Virgile , Horace , Juvénal , c' est toujours ... -- Ejusdem farinœ . — Général , je vous en supplie ! Votre latin me porte sur les nerfs ! Je vous disais donc que mon amie est une femme délicieuse ! Des yeux bleus et des cheveux noirs , c' est une rareté . — Et une habileté ! — Je suis intimement liée avec elle . -- Enfin , c' est votre Alter Ego ? » Rosella finit par être déconcertée devant tant de latin à la fois . Elle trouva qu' il était tard , et comme on entendait ses chevaux piaffer dans la cour , elle prit congé de l' ennemi , jeta un regard de regret sur la marquise et fit exprès de ne pas dire bonsoir à Alice . On s' égaya un moment sur le comique de la situation et chacun se retira . Alors se fit le silence dans la vaste demeure . Laurent remonta dans sa chambre , où se détournant sans peine des scènes ridicules auxquelles il avait assisté , il retourna au cinquième étage de la rue du Bac , et revit en lui -même cette femme respectable et cette candide enfant qui allaient désormais occuper une place dans sa vie . La chambre unique , où se passaient tous les petits événements de ces deux existences , lui était présente ; il voyait la silencieuse , don généreux de ses maîtres ; il faisait disparaître la belle et coquette Amanda qui n' avait ni sur le front , ni dans le regard , cette pudeur de l' âme , très supérieure à la beauté . Il mettait à sa place celle qu' il appelait encore en sa pensée la petite Marie , bien qu' elle eût presque la taille d' une femme . Marie était pour lui le type de la vertu simple et gracieuse . Quelle honnêteté dans sa mise ! Et pourtant comme elle plaisait aux yeux par l' ordre , l' arrangement , le bon goût de sa toilette si simple ! Elle n' avait d' élégant que sa riche chevelure , et encore sa coiffure était modeste avant tout , et n' attirait pas les regards , comme celle d' Amanda , par une hauteur excentrique , et un désordre artistique d' un goût douteux . Laurent se rappelait l' entretien de ces femmes , l' extrême douceur de Mme Dubreuil , le bon jugement de Marie encore si jeune ; les amers murmures d' Amanda . Il se disait : La petite Marie ne sera jamais aussi belle que cette demoiselle -là ; mais je l' aimerai bien mieux , moi ! Ces pensées le ramenaient tout naturellement à la lettre de l' enfant pâle , ce talisman secret , qui laissait vivre en lui le souvenir d' une grande faute et d' un vrai repentir . Puis il retournait en Bretagne et revoyait sa mère , dont la santé s' était rétablie dès qu' elle n' avait plus eu d' inquiétudes pour ses filles . Il pensait que , à cette heure avancée , qui était le soir pour Paris et la nuit pour la campagne , toute sa famille dormait profondément , que dans quelques heures on se lèverait pour se mettre au travail , de bonne humeur , avec plaisir , car la situation n' avait plus rien de tendu . Au contraire , les gages de Laurent avaient depuis longtemps achevé de satisfaire les créanciers . De plus , on avait réparé la chaumière ; on s' y trouvait très bien installé , selon le mode assez primitif du pays . Les deux grandes filles commençaient à gagner un peu d' argent , ce qui amenait de l' aisance au foyer . Avec cet argent , et les dernières épargnes de Laurent , exempté du service miliaire comme unique soutien d' une veuve , on avait acheté au printemps une petite vache bretonne , que Joséphine menait tous les jours manger de l' herbe le long des chemins , et qu' elle embrassait sur le nez . Tout avait donc sensiblement progressé depuis cinq ans . Le travail et l' ordre avaient donné le nécessaire ; la générosité des maîtres avait ajouté au nécessaire un peu de ce bien-être , relatif , qui suffit aux paysans vraiment simples et étrangers au luxe des villes . Un cadeau de la marquise tombait parfois comme une bénédiction dans ce petit intérieur ; elle ne donnait que des choses utiles , et qui ne pouvaient créer sous le chaume des besoins nouveaux . Un soir , pendant son dernier séjour à Kerniou , elle avait eu la bonne pensée d' aller , en se promenant avec Alice , boire du lait de la vache bretonne . Joséphine , très flattée dans son amour-propre , s' était dit que , apparemment , le lait de Mignonne était meilleur que tout autre ; mais la mère avait compris la délicate bonté de la Châtelaine quand Joséphine s' était écriée , en lui apportant une pièce d' or : « Maman , Mme la marquise m' a dit qu' elle n' avait jamais bu de lait avec autant de plaisir que celui -là . Voilà ce que j' ai trouvé sous sa tasse ; faut-il que notre lait soit bon ! — Non , Fifine , avait répondu la Benoît , ceci n' est pas le payement de notre lait , qui n' est pas meilleur qu' un autre , c' est un beau cadeau de Madame . Quand les riches sont bons , vois -tu , ils se plaisent à nous faire du bien . » Dans ces douces pensées le sommeil trouva le paysan breton qui , à travers les dangers de la grande ville , et malgré son premier entraînement avait su rester vraiment chrétien , vraiment breton . La suprême consolation des vieillards , c' est de voir grandir les enfants . Le général se complaisait à voir grandir sa petite-fille , à surprendre sur son front cette nuance , à peine sensible , qui est le passage de l' enfance à l' adolescence . Tandis qu' Espérance avait gagné , par l' esprit de devoir et par la charité , un calme d' imagination dont sa nature rêveuse semblait incapable , Alice formée par la tendresse intelligente de sa mère était devenue une jeune fille , non seulement brillante , mais instruite ; ce qui est , de notre temps , beaucoup plus rare . Trop supérieure pour se laisser surprendre par la vanité que le talent inspire aux esprits vulgaires , elle cultivait soigneusement les dons de Dieu , et la richesse de son organisation n' empêchait pas l' épanouissement de cette fleur de jeunesse qui n' a qu' une saison : le printemps . En famille , point de compliments . Le général se bornait à se frotter les mains quand la jeune fille se mêlait aux réunions de parents ou d' amis , parée de sa fraîcheur , que rehaussait une élégance ennemie de toute excentricité . Dans ces occasions , l' aïeul souriait à l' enfant , avec une tendresse enjouée . « Il faut t' amuser , ma petite . À toi le jeune âge , à moi le grand âge ; je sais bien lequel des deux vaut le mieux , mais je ne veux pas le dire . » Ainsi passait le temps et , comme à l' ordinaire , chacun tout en disant qu' il passait vite , aurait voulu hâter sa course . La petite-fille avait autrefois désiré des robes longues ; la mère avait souhaité qu' Alice fût en âge de la comprendre ; le grand-père se surprenait , sautant à pieds joints , sur les mois et les ans , et mariant sa petite-fille . Mais le temps est sourd heureusement , il n' entend pas nos folles et contradictoires excitations , et il marche du même pas entre nos espérances et nos regrets . C' est pourquoi Alice n' avait que seize ans . Un matin , en longeant le corridor du premier étage , elle se trouva en face de Marie Dubreuil . C' était un lundi . Les deux jeunes filles étaient depuis trois ans habituées à ces rencontres . Elles suivaient chacune leur voie comme deux lignes parallèles qui se prolongent et ne se touchent pas . Il n' y avait point de familiarité entre elles ; la distance se maintenait tout naturellement sans que l' une y vît un motif d' injuste arrogance , ni l' autre une source d' humiliation . Marie devenue grande avait cette beauté timide de fleur de serre , qui s' est épanouie sans soleil . Demeurée pâle , mais non de cette pâleur maladive qui dans son enfance attestait les privations , elle avait simplement ce teint sans animation des filles de Paris qui travaillent avec plus d' énergie et d' activité que de force . Elle portait ordinairement le lundi , jour où elle s' habillait pour aller rendre son ouvrage et en chercher d' autre , une robe de laine brune , bien faite ; un col bien blanc , un petit manteau noir et un joli bonnet de mousseline . Ainsi parée , l' ouvrière marchant posément et modestement commandait le respect et l' obtenait de tous . Nul ne la confondait avec ces filles étourdies dont est pleine la grande ville . Elle était si calme et si digne que Laurent , qui lui ouvrait la porte tous les huit jours , n' avait pas encore osé prendre avec elle ces allures aisées que l' habitude de se voir aurait peut-être autorisées . Lui si fort , si grand , si hardi dans le danger , il se sentait timide devant cette fille , enfant d' ouvrier comme lui . Ce matin -là , Marie , toujours exacte , se présenta rapportant du linge de table , qu' elle avait ourlé , et marqué ! « Bonjour , Marie . — Bonjour mademoiselle Alice . — Comment va votre mère ? — Je vous remercie , Mademoiselle , maman ne va pas trop mal quand elle ne se fatigue pas mais dès qu' elle s' applique à n' importe quoi , elle n' en peut plus . — D' où cela vient-il donc , Marie ? — Ah ! c' est un mal ancien . Je pense que cela vient de ce qu' elle a eu trop de peine quand papa était malade et que moi j' étais petite . Elle a tant travaillé , tant passé de nuits ! Et puis , vous savez ? le chagrin , ça vous use ! — C' est vous qui travaillez pour elle , maintenant ? — Ah ! mademoiselle , il est bien temps qu' elle se repose . À quoi donc lui servirait d' avoir une fille ? — Qu' est -ce que vous avez , Marie ? Depuis quelques semaines , je vous trouve l' air triste . — Ce n' est rien , Mademoiselle . On ne voit pas le soleil aujourd'hui , ça ne m' égaye pas . — Allons , il faut espérer qu' on le verra demain . Tenez , c' est moi qui vais vous donner de l' ouvrage ; ma mère est sortie et la femme de chambre est allée faire une commission . » Alice remplit fort sérieusement son rôle improvisé de maîtresse de maison , et donna à Marie beaucoup d' ouvrage ; lui faisant remarquer ce qui était pressé et ce qui ne l' était pas ; car elle avait appris de la marquise qu' il ne faut jamais presser inutilement une pauvre ouvrière , que son capital est sa santé , et qu' en la portant à veiller pour ne pas perdre une pratique , on détruit peu à peu cette santé si précieuse , que rien au monde ne rétablira . Marie était partie toute contente , non seulement d' emporter du linge à confectionner , mais aussi des bons procédés dont on usait toujours envers elle . De la rue de Varenne , Marie se rendit rue de Grenelle , chez l' amie intime de la marquise . Pauline et sa mère lui parlaient de même sans hauteur , la faisaient souvent travailler et la payaient très exactement ; ne cherchant pas surtout à lui faire réduire les prix courants , sous prétexte qu' elle était pauvre . La jeune ouvrière rentra dans son unique chambre , le cœur plein de reconnaissance pour ses bienfaitrices . Cependant Alice dit le soir à sa mère : « J' ai encore trouvé aujourd'hui que Marie avait l' air triste . — Vraiment ? que peut-elle avoir , cette bonne petite ? Il faut tâcher de le savoir . Peut-être y aurait-il moyen de lui ôter sa tristesse , car c' est un des privilèges de notre position , ma fille . » Quand vint le lundi suivant , l' ouvrière , sur l' ordre de la marquise , fut introduite par Laurent dans le boudoir havane et bleu . Là , elle fut interrogée , et avec une bonté parfaite . Cependant , aucune réponse positive ne sortit de ses lèvres ; elle se tint dans les généralités , assurant qu' elle n' avait pas lieu de se plaindre et qu' elle ne se plaignait pas . « Marie , Marie , il y a quelque chose que vous ne voulez pas me dire . — Madame sait ? on a des choses qui vous font de la peine , on ne peut pas toujours faire ce qu' il faudrait ; ça vous donne des idées tristes , et puis ça s' en va . — Non , Marie , cela ne s' en va pas . Eh bien , puisque vous ne me parlez pas , vous m' écrirez . N' avez -vous pas une troisième enveloppe ? — Oh oui , Madame , je la garde bien précieusement . C' est un souvenir d' enfance . — Ne la gardez pas plus longtemps , envoyez -la -moi , et dites -moi votre pensée entière ; je le veux , mais je le veux absolument : sinon , je me fâcherai . — Oh Madame , c' est ça qui serait un malheur , répondit l' enfant en souriant , car elle ne croyait pas que cela pût arriver . — Allons , promettez -moi que vous m' écrirez ; je vous promets de vous répondre . » Marie hésita , et finit par s' engager à obéir . Elle retira de cette visite , d' abord la joie d' avoir vu sa protectrice dans l' intimité du boudoir havane , ensuite un petit présent : Alice lui avait donné , pour lire le Dimanche , un livre destiné à former de plus en plus son cœur et son jugement : ce joli livre était intitulé : Le pain quotidien . Rentrée au logis , Marie dit à sa mère : « Maman , Mme la marquise veut que je lui écrive une troisième fois , en me servant de ma dernière enveloppe , et que je lui dise ce qui me fait de la peine en ce moment . — Mon Dieu ! qu' elle est donc bonne , cette dame -la ! — Elle dit que si je ne le fais pas , elle se fâchera . — Elle se fâchera ? ... Allons donc ! Est -ce qu' on peut se fâcher contre toi ? C' est égal , il faut lui obéir . — J' ai peur que ce ne soit une indiscrétion après tout ce qu' elle a fait pour moi . Aller à présent lui parler d' une autre ? — Ma bonne amie , devant une grande dame si charitable , il n' y a plus d' indiscrétion . C' est encore le bon Dieu qui conduit tout ça , vois -tu ? — Ah ! si je pouvais continuer ... je n' en parlerais à personne . — Tu en as fait assez , ma pauvre enfant ! quand je pense que tu as sacrifié toutes tes épargnes ! — Tu me l' avais permis . — Oui certes ! quand on a été aidée soi -même , on doit aider les autres en se gênant dans l' occasion . Mais il n' en est pas moins vrai que te voir devenue si pauvre est un chagrin pour moi . Par ton travail , depuis trois ans et demi , tu étais venue à bout , mon enfant , de nous faire vivre toutes deux ... puisque je ne suis plus bonne à rien ... — Oh ! ne dis jamais ça ! — Et même de m' acheter de bon vin fortifiant qui coûte bien cher ! — Non , il ne coûte pas cher du tout . — Tu avais payé toutes les petites dettes que j' avais été obligée de faire , malgré moi , dans le quartier , quand ton père était si malade . Enfin , tu avais amassé , à grand-peine , une petite somme destinée à la parure blanche que tu désires pour entrer dans la confrérie de la Sainte-Vierge , à Saint Thomas-d'Aquin , et voilà que tu as sacrifié ton argent à cette misérable fille . — Ne l' appelle plus comme ça ; c' était bon quand elle faisait la dame ; mais aujourd'hui elle est si malheureuse ! Pauvre Amanda ! songe donc qu' elle est abandonnée ? — Elle a fait son malheur elle -même . — Je le sais bien ; mais à présent , il ne faut plus lui en vouloir ; elle n' a personne pour l' aimer ! — Elle avait son père . C' est de chagrin qu' il est mort , le malheureux ! Elle l' a quitté , elle l' a renié parce qu' il n' était qu' un pauvre manœuvre ! C' est pourtant du travail de ses mains calleuses qu' elle a été nourrie ! L' ingrate ! sa beauté , hardie , échevelée , l' a perdue ; l' orgueil lui a tourné la tête . Il lui a fallu des toilettes comme celles des dames , des bijoux , des dentelles ; l' aiguille ne donne à une honnête fille que du pain . Elle perdait son temps et son courage à lire des romans , des feuilletons ; elle avait pris en haine son travail ; elle maudissait les riches et la société . Hélas ! elle en a eu , des bijoux , des dentelles , des robes de soie , à traîne ! C' est alors , mon enfant , que je t' ai défendu de lui parler , même de la regarder dans la rue . C' était mon devoir . — Mais depuis , tu m' as permis de l' aimer , quand elle est devenue si malade , qu' elle était toute seule dans sa chambre , sans pain , sans feu , sans lumière , enfin , on l' a portée à l' hôpital , il fallait bien ! Tiens , chère maman , la dernière fois que j' ai été la voir dans cette triste salle , d' où elle ne sortira plus , je n' ai pas pu m' empêcher de pleurer ! Amanda n' est plus belle , je t' assure , on ne dirait jamais qu' elle l' a été . Elle a les joues creuses , les yeux morts ; elle tousse jour et nuit , sa poitrine est en feu . Personne ne va la voir , il n' y a absolument que moi qui m' occupe d' elle et qui lui apporte quelques adoucissements . — Tu t' es ruinée pour elle , ma pauvre petite ! — Il ne faut pas te faire du chagrin pour ça : si tu savais comme elle était contente quand je lui apportais quelque chose et quand je lui laissais un peu d' argent . Elle me disait avec des larmes dans la voix : -- « Marie , vous êtes la seule amie qui me reste en ce monde ! » Tu vois maman que j' ai bien fait de me rapprocher d' elle ? — Oui , tu as bien fait , continue jusqu' à la fin . Dis -lui que le bon Dieu ne fait pas semblant de nous aimer , Lui ! qu' il nous aime vraiment et nous pardonne toujours ? Elle te croira peut-être ? Oh ! oui , elle te croira . Qui donc pourrait douter de tes paroles ? — Mais , hélas ! c' est fini , maman ; je n' ai plus d' épargnes ; je ne puis plus rien lui donner . C' est là ce qui me rend triste . Ah ! si la marquise le savait ! elle irait la voir à l' hôpital , bien sûr , et elle adoucirait bien mieux que moi les derniers temps de sa vie . Pauvre Amanda ! Oui , j' écrirai . » L' heureuse mère de Marie regardait avec amour sa belle et innocente enfant , et remerciait le ciel de lui avoir gardé pour son veuvage un pareil trésor . Marie ouvrit sa petite caisse , et en tira le carton qui renfermait sa dernière enveloppe . « Vois , mère , comme elle est d' un beau blanc , grâce au linge passé au bleu dont elle est entourée ? Qu' elle est donc jolie , mon enveloppe ! Quand on pense que j' avais neuf ans lorsque la marquise me l' a donnée ! » La jeune ouvrière s' installa devant sa table et laissa courir sa plume . Quand elle eut terminé sa lettre elle dit : « Là ! voilà qui est fait ! Maman , veux -tu que je te lise ? ... — C' est bien , dit la mère , après avoir écouté la lecture , tu as parlé à cœur ouvert ; il ne peut en arriver que du bien . — Maman , je n' oserai jamais porter ma lettre au concierge de l' hôtel ; j' ai peur qu' il ne trouve cela drôle . — Donne -là -moi , je la porterai . » Lorsque la lettre de Marie Dubreuil parvint à destination , la marquise travaillait à l' aiguille entre son père et Alice , qui peignait à l' aquarelle . « Maman , s' écria la jeune fille , voilà votre troisième enveloppe . » La mère parcourut d' abord des yeux la missive , car elle n' aurait pas voulu trahir le secret de l' ouvrière , s' il eût eu un caractère personnel ; mais bientôt elle voulut lire à haute voix , afin de faire aimer Marie davantage . « Madame la marquise , « Vous m' avez dit que vous vous fâcheriez si je ne vous avouais pas tout ! Je vais donc vous obéir . Si je n' ai pas osé vous parler plus tôt de ma peine , c' est parce que je trouvais que c' était vraiment abuser de votre bonté . Voilà ce qui m' attriste et me tourmente . « Il y a une ouvrière que je connais depuis l' enfance , qui a trois ans de plus que moi , et qui est devenue bien malheureuse . Ma pauvre amie ne s' était pas bien conduite ; mais cela vient de ce qu' elle n' avait pas , comme moi , une bonne mère pour la préserver de tout ce qui est mal . Elle a fini par tomber malade , très malade . C' est la poitrine ; et les médecins disent qu' elle ne peut pas guérir . Oh ! Madame , elle est bien à plaindre ! Il n' y a que moi qui aille la voir à l' hôpital ; toutes les autres personnes , qui avaient tant l' air de l' aimer , l' ont abandonnée . C' est bien mal ! « Quand elle était dans sa chambre , toute seule et sans provisions , je lui portais ce que je pouvais . Depuis qu' elle était à l' hôpital , je lui donnais toutes les semaines deux oranges et je lui laissais quelques sous ; ça lui faisait bien plaisir . Elle avait la consolation de se dire : « On m' aime donc puisqu'on se gêne pour moi ! « Hélas ! c' est tout fini , je n' ai plus rien dans ma tirelire ; c' est là que je mets mes épargnes . « Et voilà ce qui me rend triste . J' irai tout de même la voir ; mais elle se dira : « Marie ne m' aime donc plus tant ? » « Tout cela me donne envie de pleurer , Madame ; comme elle va mourir , je ne voudrais pas lui faire de la peine , et je lui en ferai sans le vouloir . « Voilà que je vous ai tout dit . Si c' est une indiscrétion , ce n' est pas ma faute ; je n' ai fait qu' obéir . Excusez -moi . « J' ai l' honneur d' être avec respect , « Votre servante , « MARIE DUBREUIL . » « Voilà donc , dit Espérance , voilà où sont allées ses petites économies . Elle avait amassé , à force de temps et d' ordre , une somme destinée à s' acheter une robe blanche et un voile pour entrer dans la confrérie de la Sainte-Vierge , et elle n' y est pas entrée ; en voilà la raison . Et pourtant , je l' ai su par sa mère , c' était l' objet de tous ses vœux . Elle se tenait humblement dans un coin de l' église , regardant de loin l' autel tout en feux , suivant des yeux la procession dont elle ne pouvait faire partie , n' ayant point le costume d' usage ! Elle l' aura ; je veux le lui donner , tout en secourant son amie . — C' est une admirable enfant , dit le général . Combien , à son âge et dans sa situation , feraient juste assez pour leur mère , et consacreraient la plus grande partie de leur gain , non certes à un voile de vierge , mais à ces toilettes exagérées qui attirent le regard des passants ? Il n' y a pas beaucoup d' ouvrières plus jolies que Marie Dubreuil , et de plus sages il n' y en a point . La marquise , dans ses élans de bonté , aimait à ne pas faire attendre . « Mon enfant , dit-elle à Alice , je veux que Marie ait le temps de faire sa robe avant le 2 février , c' est-à-dire dans cinq jours . Je vais donc aller tout de suite au petit Saint-Thomas ; on doit y trouver tout ce qui composera la toilette blanche de cette bonne fille . — Maman , je voudrais aller avec vous ; c' est si amusant de faire plaisir . — Oui , c' est amusant , dit le grand-père , et c' est faute de le savoir que tant de gens riches s' ennuient . Moi , je veux aussi faire mon cadeau à notre ouvrière . Je veux lui donner un livre de cantiques comme le tien , Alice , plus simplement relié parce qu' il faut laisser toute chose à sa place , mais portant ses initiales . On fit exactement tout ce qu' on avait dit . Une heure après , on apportait à l' hôtel un grand carton blanc . Espérance , pendant que sa fille regardait avec intérêt les différents objets qui composaient la modeste parure , monta chez elle , s' assit devant son bureau , et se mit à écrire à sa protégée . Ayant retrouvé , par hasard , peu de jours auparavant , la dernière des enveloppes satinées qui avait été oubliée dans un coin d' un tiroir , elle s' en servit par délicatesse de cœur . Cette enveloppe était loin d' égaler en fraîcheur celles que Marie avait eues en sa possession ; le temps l' avait jaunie ; mais c' était par là même un souvenir de l' heure , déjà éloignée , où elle avait rencontré l' enfant pâle . Quand la marquise eut enfermé le billet dans l' enveloppe , elle y mit son cachet , sachant bien qu' elle ferait ainsi plus de plaisir encore à la jeune fille , qui garderait précieusement cette enveloppe jaunie . Elle redescendit ensuite au salon et sonna Laurent , pour l' envoyer faire cette commission qui assurément devait être de son goût . Le jeune valet de chambre ( car les années et sa bonne conduite l' avaient fait monter en grade ) prit le carton et fit aussitôt un énorme entrechat . Un petit tabouret en était cause , et plus encore le trouble aimable qui venait de s' emparer de son esprit . « À quoi donc pensez -vous , Laurent ? — À rien , madame la marquise . » La maîtresse de maison lui fit grâce de toute autre réponse : celle -là était si bonne ! Il partit , franchit en cinq minutes la distance , et monta au galop les cinq étages . Il frappa à la porte de la mansarde . Marie vint ouvrir , toujours bien modeste , mais bien contente aussi , c' était visible . « Bonjour , mam'selle Marie . — Bonjour , monsieur Laurent . — Ah ! voilà donc monsieur Laurent qui vient nous voir ? » s' écria la mère , d' un ton réjoui . Le garçon se rengorgea ; il était clair que sa présence faisait plaisir . La mère fit asseoir Laurent tout près d' elle , et lui mit finement le jour dans les yeux afin de le mieux voir , car elle s' intéressait à lui . Cet intérêt pour la jeunesse est naturel aux mères dont les filles grandissent . Laurent venait d' avoir vingt-six ans . Il était large d' épaules , haut de taille , et avait une excellente physionomie . Rien n' échappait à Mme Dubreuil . Ce qui la frappait surtout , c' était la gaucherie qui s' était emparée subitement du brave garçon . Il tenait d' une main sa casquette , de l' autre le carton , et semblait ne devoir jamais lâcher ni l' un , ni l' autre . Puis il répétait à tour de rôle : C' est Mme la marquise qui ... C' est un carton que ... La chose aurait pu tourner en longueur . Mme Dubreuil jouissait de l' embarras de Laurent . Voulant l' aider , cependant , elle lui demanda s' il était chargé de laisser ce carton , ou bien s' il allait le remporter ? « Mais non , Mme Dubreuil ; c' est Mme la marquise qui l' envoie à mam'selle Marie . » D' un bond gracieux la jeune fille s' élança vers Laurent , lui prit le carton qu' elle ouvrit , et s' écria : « Maman , une toilette blanche ! Et un joli livre de cantiques ! » Il y eut un moment de vive joie dans la mansarde ; mais le bon Laurent , qui n' avait pourtant plus en main que sa casquette , était encore plus gêné qu' auparavant , et regardait indéfiniment Marie . « Allons , dit gaiement la mère , voilà une jolie surprise , ma bonne petite . — Oui , maman , j' en suis bien contente ! — Deux doigts de vin , monsieur Laurent , ça ne se refuse pas ? — Trop honnête , madame Dubreuil . — Marie , donne la bouteille , trois verres , et une bouchée de pain pour nous autres . » Marie s' était éloignée pour lire des yeux le billet de sa protectrice ; elle en fut si touchée qu' elle baisa l' enveloppe , la reconnaissant pour la sœur de celles qu' elle -même avait si longtemps et si soigneusement conservées . « Maman , quelle bonté ! Voilà du secours pour la pauvre Amanda . On ira la voir , on la consolera . — Oh ! la bonne âme que votre dame , Monsieur Laurent , dit Mme Dubreuil en joignant les mains . — C' est vrai ; c' est tous du bien bon monde ! Mme la marquise , d' abord , il n' y a pas sa pareille ! » Marie toute joyeuse posa sur la table une bouteille , trois verres , le pain , un couteau et le sucrier , car elle voulait que sa mère fît ce qu' on appelle une trempette . Laurent accepta très volontiers un bon verre de vin , salua poliment les deux femmes et but à leur santé . Marie était souriante ; elle regardait alternativement la lettre , le carton , puis Laurent . Mais Laurent , qui suivait ses yeux , ne voyait plus ni la lettre , ni le carton , il ne voyait que Marie . On lui offrit encore une fois du vin , et il accepta pour gagner du temps , car il se trouvait bien là . Oui , il se trouvait bien , et pourtant il souffrait d' autre part , une peine croissante ; car chaque fois qu' il venait chez Mme Dubreuil , il arrivait heureux et se sentait peu à peu devenir triste . Une pensée amère , toujours la même , dominait toute autre pensée , et il s' en allait tout malheureux . Une horloge voisine le rappela à lui . « Mais je m' oublie , moi ; on est si bien ici » , dit-il d' un accent tout particulier . Il se leva , on le chargea de transmettre les plus respectueux remerciements , en attendant que Marie allât porter à la marquise l' hommage de sa gratitude . Madame Dubreuil lui dit avec une aimable bonhomie , qui laissait assez voir le fond de sa pensée : « Allons , adieu , monsieur Laurent ... Bah ! nous sommes trop près voisins pour dire monsieur ; je veux vous appeler Laurent tout court . » Laurent , interdit par cette parole cordiale , n' osa pas répondre . Il salua , se retira , et pendant qu' il descendait l' escalier , il jeta un profond et triste soupir . La mère qui l' entendit en fut tout étonnée . « Maman , dit Marie , avec un empressement bien naturel , je vais te lire la lettre de la marquise . — Ah ! voyons un peu ce qu' elle te dit , celle bonne dame ? « Vous avez eu confiance en moi , ma bonne Marie , je vous en remercie , et veux vous procurer la joie triste de consoler une amie dont le malheur vous a rapprochée . Vous ne serez plus seule à veiller sur cette pauvre malade ; vous viendrez me prendre dimanche prochain et nous irons ensemble à l' Hôtel-Dieu . « Vous avez sacrifié pour cette pauvre fille toutes vos économies , et la tirelire est vide ; je veux avoir le plaisir de vous donner un voile blanc et tout ce qu' il vous faut pour vous mêler à vos compagnes aux fêtes de Vierge . Quand vous ferez votre prière , sous votre parure blanche , vous penserez à nous . C' est mon père qui vous envoie le livre ; demandez à Dieu pour lui une longue et heureuse vieillesse . « Marie , je vous ai dit , il y a neuf ans : « Vous m' écrirez trois fois . » Maintenant je vous dis , au cas où quelque peine vous surviendrait : « Vous m' écrirez toujours . » « Adieu , ma chère enfant , continuez d' être , sous les yeux de votre bonne mère , bien travailleuse et bien modeste . « Mme de ... » — Eh bien , ma fille , vois ce que c' est que d' avoir de la conduite . Amanda aurait-elle jamais trouvé une pareille protection , quand elle se faisait gloire de n' avoir pas l' air d' une ouvrière ? — Maman , elle sera visitée , secourue , quel bonheur ! — Tu vois bien qu' elle mentait quand elle disait devant toi , qui n' avais alors que quatorze ans : « Les riches sont tous des égoïstes . » — Oh ! non certes , pas tous ! nous en avons la preuve . C' est l' amour du plaisir et de la toilette qui l' a perdue . — Maman , si jamais tu me voyais devenir paresseuse et coquette , tu n' auras qu' un mot à dire , un seul mot : « Amanda ! » La mère embrassa sa chère et vaillante fille Celle -ci reprit : « Je veux garder cette lettre dans son enveloppe jaunie ; je veux la garder toujours . » Elle rouvrit sa précieuse caisse de bois blanc et y cacha la lettre de sa bienfaitrice . Puis , s' armant de ses grands ciseaux , et s' entourant de ses patrons , elle commença sur l' heure à tailler le corsage de sa robe blanche , afin de profiter des dernières lueurs du jour . Le dimanche suivant , il y avait une fête de Vierge , coïncidant avec les dix-huit ans de Marie , et la procession comptait une fille de plus . Une foule recueillie remplissait l' Église , écoutant les voix de l' orgue et les refrains des cantiques . On eût pu voir , dans cette foule chrétienne , un jeune garçon en livrée , religieusement incliné . Lui aussi priait , mais avec une défiance de lui -même qui était de l' humilité . À peine s' il osait demander une grâce , dont il se jugeait trop indigne . Qu' était -ce donc ? ... que de cet essaim virginal , le vent du ciel laissât venir à lui une abeille laborieuse , et que , s' il se pouvait , cette abeille fût Marie ! Mais non , se disait-il , non jamais ! Elle si pure ! Et moi ? qui suis -je ? Ah ! si elle le savait ! Est -ce que je puis , moi , misérable , espérer une aussi grande faveur ? Mon Dieu , vous gardez Marie pour un autre , et c' est justice . Moi , je ne la mérite pas ! Alice avait à son tour dix-huit ans , et son éducation , aussi complète que possible à cet âge , lui laissait plus de temps à donner à la famille , à la lecture , aux arts d' agrément . Sa mère jouissait de son œuvre . Son amie Pauline avait eu raison de lui dire autrefois : « Ce qui abîme la vie , c' est moins la douleur que le vide . » Le joli boudoir était toujours un lieu de prédilection ; mais depuis longtemps la marquise n' y rêvait plus , elle y réfléchissait , ce qui est tout différent . Alice , heureusement douée , ne manquait ni de talents , ni d' adresse ; mais hélas ! elle manquait toujours de sérieux en présence de Rosella . Impossible d' entendre , avec le sang-froid obligé , les récits emphatiques qu' elle faisait de ses toilettes nouvelles et de ses succès . Rosella n' était déjà plus jeune quand Alice avait sept ans ; une surcharge de onze années n' avait pesé que sur son corps : « Mon esprit a toujours vingt ans ! » disait-elle , croyant faire beaucoup d' honneur à son esprit . La jeune fille , raisonnable par caractère , malgré la gaieté de son âge , ne concevait pas que l' on pût s' attarder à ce point dans la voie du bon sens . Le jugement d' Alice se formait ; celui de la vieille dame était à l' état d' enfance . Aussi disait-elle à Pauline , que par parenthèse elle n' aimait guère : « Il faut espérer que notre marquise va bientôt commencer à vivre un peu pour elle ? Il en est temps ! Elle a terminé la singulière tâche qu' elle s' était imposée , je ne sais pourquoi . Voilà l' éducation d' Alice achevée , et je trouve même qu' on l' a poussée trop loin ; car pourvu qu' une femme soit jolie , musicienne et se mette à son avantage , c' est tout ce qu' il faut pour réussir dans le monde . — Permettez -moi , madame , de n' être pas tout à fait de votre avis . La femme appartient surtout à la famille , à l' intérieur ; son esprit demande une certaine culture , puisque son mari doit trouver en elle une compagne . — Un mari est très flatté quand sa femme brille dans le monde ... J' ai mes souvenirs . — Son jugement doit être sûr , puisque c' est elle qui servira d' exemple à ses enfants . — Ma chère Pauline , je n' entends rien à cette métaphysique . Il faut amuser les jeunes personnes , et non point leur casser la tête avec toutes ces études qui ne signifient rien . Je n' en ai pour ainsi dire pas fait , moi ; je n' y avais aucun goût et ma mère n' y tenait point . Il me semble pourtant que j' ai assez bien mené ma barque . Sans me vanter , je crois avoir réussi ? Le succès ne dépend ni du jugement , ni de l' instruction , mais de la fortune , du physique et de la toilette ... ! puis de l' entrain , bien entendu . Il faut briller et voilà tout . — On le dit . — Et l' on a raison . Croyez -vous donc qu' Alice aura beaucoup de succès ? Elle n' en aura pas , parce qu' elle manquera d' entrain . Elle est trop raisonnable . On dira d' elle : -- Pas mal . -- Joli résultat pour une mère qui a sacrifié le plus beau temps de sa vie à des devoirs fort ennuyeux ! — Oh ! ne craignez pas que sa mère regrette jamais ce qu' elle a fait . — Espérance ne sera pas payée de ses peines . Alice n' a point ce qui plaît , ce qui enchante ... ce que j' avais . — Si la foule ne la remarque pas , les esprits sérieux la rechercheront . — Ne me parlez pas des esprits sérieux ; ce sont tous des éteignoirs . Ma mère ne s' est jamais occupée de me donner ce que vous appelez des qualités solides . Elle me disait : « Ma fille , il faut plaire . » Que de soins elle a pris de moi ! Elle me faisait coiffer jusqu' à trois fois par jour ! C' était elle qui combinait mes toilettes , afin que tous les regards se portassent sur moi . Oh ! c' était une femme bien adroite ! C' est à elle que je dois de n' avoir jamais passé inaperçue . Encore aujourd'hui , lorsque tant de mes contemporaines dorment sottement au coin du feu , moi je vais dans le monde , et j' y trouve ce dont j' ai besoin par dessus tout : de la distraction . Chacune de ces paroles prouvaient à Pauline que la marquise avait bien fait de former Alice autrement qu' on avait formé Rosella . Il y avait déjà plus de raison dans le petit doigt de la jeune fille que dans la vieille dame tout entière , tête comprise . Le grand-père , de plus en plus satisfait de sa petite-fille , félicitait la mère-institutrice . Un jour , il lui prit fantaisie de lui écrire une lettre . C' était l' anniversaire de sa naissance . Le vieillard n' avait pas oublié son émotion près du berceau de l' enfant , qu' on avait appelée Espérance , comme si toutes les joies de la famille se fussent concentrées en elle . En entrant dans son boudoir , la marquise trouva une lettre et reconnut l' écriture de son père . « Il ne sera pas dit , chère fille , que , faute d' une enveloppe , je ne t' écrirai pas une seconde fois pour faire la paix , après t' avoir écrit , il y a onze ans , pour déclarer la guerre . « Tu as été une alliée fidèle , et c' est à toi surtout que nous devons la victoire . Ton imagination , contre laquelle étaient dirigées toutes nos attaques , a consenti elle -même aux négociations . En d' autres termes , tu es la plus raisonnable femme de la terre . Ta vie est utile et pleine ; notre charmante Alice est ton ouvrage , et ton vieux père est le plus heureux des hommes . « Ce serait peut-être le moment pour lui de dire son Nunc dimittis , mais il n' en a pas le courage , et c' est tout au plus s' il en arrive au Fiat , tant la vie lui est devenue douce par toi chère fille . « Mon auxiliaire , la bonne Pauline , mérite assurément d' être mise à l' ordre du jour . Mais que dire de l' Albanaise ? et de mon insigne maladresse ? ... et de mon enveloppe sacrifiée ? ... Rien . » Espérance trouva la plus douce récompense dans la joie de son père . Elle regretta une fois de plus les années perdues à chercher la consolation dans la négligence des devoirs ordinaires , et dans l' occupation de soi -même . Le soir de ce jour , on ' vit arriver , toujours empressée , toujours coquette , la fameuse Rosella . Comme à l' ordinaire son entrée au salon jeta du sombre dans l' esprit du vieux général ; mais comme elle était encore un peu plus prétentieuse et plus ridicule que de coutume , cela le mit en joie et il finit par se dire : Au fait , puisqu'elle vient si souvent nous ennuyer , il faut du moins que je me venge . Sur ce , il sortit de son mutisme , pour dire à la visiteuse , qui semblait en veine de raconter ses pérégrinations et ses prétendus succès de Casino : « Voyons ? Nous écoutons . Donnez-nous votre Odyssée , in extenso . — Toujours ce malheureux latin ! Comment est-il possible , Mesdames , que vous , dont la puissance est connue , vous n' ayez pas fait perdre au général cette mauvaise habitude ? — Allons ! voilà qu' on va recommencer la petite guerre ! Je suis un homme perdu ! De grâce , Madame , un peu d' indulgence , je vous le demande en souvenir de l' Albanie ! » Rosella sourit à l' allusion . « Dites-nous quelque chose de vos excursions , parlez de visu . La jeunesse , comme la vieillesse , aime les récits , et je suis sûr qu' Alice s' intéresse autant que moi aux aventures lointaines . N' est -ce pas , Alice ? — Oui , bon papa . -- Voyez -vous ? Je le savais bien . Talis pater , talis filius . — Pourquoi ne pas dire cela en français ? — Excusez -moi . Vous avez fait un voyage magnifique ? — Délicieux ! -- Qu' avez -vous parcouru ? L' Angleterre ? l' Espagne ? l' Italie ? Rome intra muros et extra muros . — Rien de tout cela . — Alors la Chine ? puis le Japon ? — Non , j' ai passé mon temps fort agréablement aux eaux , où j' ai rencontré un monde fou ! -- Je comprends le charme . Vous avez l' esprit jeune ; vous aimez le changement d' entourage , le mouvement . Ce que vous craignez c' est le statu quo . — Du français ? -- Je veux dire qu' à la ville vous désirez la campagne et vice versa . Enfin , vous avez horreur de l' immobilité . — Pas tant que du latin . Je vous dirai que j' ai trouvé aux eaux un entrain , une gaieté ! ... — Quoi ! les malades étaient plaisants ? — Il s' agit bien de malades ! des gens charmants ! chantant , riant , dansant . -- Dansant ? voilà un moyen curatif ! du reste , les Romains faisaient grand cas des eaux thermales . Plus d' un riche patricien y trouvait , dans ses maux , un remède ad hoc . — Je ne sais ce que vos ennuyeux Romains y trouvaient ; je sais que je m' y suis fort amusée ! — Pour quelle affection envoie-t -on là ? Peut-être pour une espèce de spleen , dans le genre de celui dont vous avez failli être victime à Kerniou ? — C' est possible , car le meilleur antidote est la distraction . — Il m' en souvient ; nous en avons eu beaucoup . Vous voilà définitivement rentrée à Paris ? — Définitivement . — Vous deviez sentir le besoin de reprendre le flot ? — Oui , vraiment . Il se passe tant de choses dans ce Paris pendant qu' on n' y est pas ! -- Eh bien ? quid novi ? — Qu' est -ce que cela ? — Ah ! toujours cette mauvaise habitude ! je voulais dire quoi de nouveau ? — Les formes de nos chapeaux sont absolument changées . C' est désolant ! Il faudrait avoir douze chapeaux par an ! -- Au minimum . Madame , vous me permettrez de vous dire , avec tout le respect que je dois ... à votre chapeau , que c' est tout simplement de la folie , que c' en est le nec plus ultra . — Quoi ? voulez -vous que je mette mon chapeau de l' année dernière ? Impossible ! j' aurais l' air d' une vieille ! -- Je sais , Madame , de quelle importance est le chapeau dans la toilette d' une femme . C' est surtout du chapeau qu' on peut dire en tout temps : « Finis coronat opus . » — Je ne sais pas ce qu' on en a pu dire quand on parlait latin ; mais de nos jours , mon chapeau est un point capital . » Le tic nerveux si connu venait d' apparaître , le fameux clignement de l' œil gauche , indiquant que la mesure d' irritation était au comble ; ce que voyant Espérance , elle détourna sans effort la conversation , se mit en tiers , et rendit service à tout le monde . Au bout d' un instant , le tic nerveux disparut , et Rosella , revenant au sourire juvénile qu' elle avait parfois , dit en changeant absolument de ton : « Il faut vous avouer , mes amis , que je vous fais ce soir une visite intéressée . Je viens vous demander un service . — Que pouvons-nous faire , Madame , qui vous soit agréable ? Parlez ; vos désirs sont nos lois . — Général , en deux mots , voici ce dont il s' agit . Telle que vous me voyez , je viens de faire maison nette . — Vraiment ? — Oui , j' étais fort mal entourée . Ma femme de chambre se moquait de moi ; ma cuisinière , tout en me volant bien entendu , m' empoisonnait quand je dînais toute seule ; et mon valet de chambre semblait toujours prêt à me rire au nez . Je les ai mis tous à la porte le même jour , excepté mon cocher parce qu' il faut panser mes chevaux , mais il aura son tour prochainement . — Avez -vous déjà remonté votre maison ? — À peu près . Il me manque un valet de chambre , et c' est à ce sujet que je viens très humblement vous présenter ma requête Voulez -vous bien me prêter Laurent demain soir ? — Certainement Madame ; il sera chez vous à l' heure que vous fixerez . — Je vous remercie , général . Vous voyez que je ne doute pas de votre obligeance ? Il faut maintenant vous dire pourquoi j' ai besoin de Laurent . » Ici le visage ridé de l' Albanaise prit cette expression vive et joyeuse qui lui était familière quand elle allait raconter quelque nouvelle aventure . Alice la regardait , comme autrefois elle regardait les marionnettes . « Voici ce qui m' est arrivé : Je suis connue , c' est évident , très connue , surtout de l' autre côté de l' eau ; et particulièrement dans la société étrangère . Imaginez que ce matin , de bonne heure , je venais de me lever ; je n' avais eu que le temps de déjeuner , il était à peine une heure ! Ma nouvelle femme de chambre vient me prévenir qu' un monsieur très comme il faut demande s' il peut avoir l' honneur de me parler , s' excusant très poliment de l' heure inopportune . On me remet sa carte ... un nom étranger , suédois , je pense . Je fais prier ce monsieur de vouloir bien m' attendre au salon , et ma femme de chambre revient m' aider à passer une robe . J' étais coiffée fort heureusement . Un quart d' heure après , j' arrive au salon ; je trouve un monsieur d' une politesse exquise , cette politesse du nord , vous savez ? Oui , je pense que ce doit être un gentilhomme suédois . — Allons , Madame , une page de plus pour vos mémoires . — N' est -ce pas ? c' est fort amusant . Ce monsieur bien mis , bien ganté , de bonnes manières , enfin un homme du grand monde , me parle d' un fort beau bal de souscription que la société étrangère donne après-demain . — Ah ! voilà votre affaire ! Vous aimez les étrangers . — Oui , beaucoup . — Je le sais , et j' ai plus d' une fois pensé que nous aurions le droit d' être jaloux . — Allons , allons , pas de susceptibilité , j' aime tous les gens aimables , et vous aussi , quand vous ne parlez pas latin . Mais je vois avec plaisir que depuis quelques instants vous vous en abstenez . -- Je crois bien ! avec vos regards sévères , pauvre malheureux que je suis , vous m' avez réduit a quia ! — Quel quia ? Chut ! chut ! écoutez donc mon histoire . — Ah ! voyons le gentilhomme suédois ? Parlait-il bien français au moins , celui -là ? — Pas trop ; mais un étranger ! c' est tout simple . Il m' a dit de cette fête projetée des choses ravissantes ! Il y a , m' assure-t-il , un entrain qui ne se voit nulle part . Cela va m' amuser singulièrement . — Vous irez ? — Qu' en pensez -vous ? une société délicieuse et du meilleur genre , car c' est naturellement la première question que j' ai faite . « Ce monsieur m' a répondu : « Madame , si vous voulez bien nous faire l' honneur de votre présence , vous verrez des gens appartenant aux meilleures maisons de France et de l' étranger . Diplomatie , armée , magistrature , tout y est dignement représenté , et s' il n' en était pas ainsi , je ne me permettrais point de solliciter votre gracieux concours . » Ah ! il a été fort poli . Les hommes du Nord ont si bon genre ! — Est -on heureux dans le Nord ! Nous ne sommes plus rien , nous , pauvres diables des zones tempérées ! Mais comment ? vous irez là sans avoir la certitude d' y trouver une seule figure de connaissance ? — Bah ! tout Paris doit y être . — C' est drôle ; nous n' avons pas entendu parler de cela . — Sur votre ennuyeuse rive gauche , est -ce qu' on entend jamais parler de rien ? — D' ailleurs , mon père , nous vivons tellement en dehors des agitations de Paris , que beaucoup de nouvelles , de projets et de têtes passent pour nous inaperçus . — Nous n' y perdons guère . Comment , vraiment ? vous allez vous risquer ainsi ? — Ne vous inquiétez pas de ma petite personne , mon cher général , dit Rosella avec une sorte de trouble printanier , hors de saison , je me suis assuré un visage ami et un bras protecteur en cas de besoin . — À la bonne heure ; car je n' aimerais pas vous voir ainsi , toute seule , courir les aventures . » Rosella fit une petite grimace et dit , avec l' accent du doute demandant un conseil : « Il me semble , général , qu' à mon âge , on peut aller un peu partout ? ...