Le 2 février 1873 , le brick-goélette Pilgrim se trouvait par 43 ° 57 ' de latitude sud , et par 165 ° 19 ' de longitude ouest du méridien de Greenwich . Ce bâtiment , de quatre cents tonneaux , armé à San Francisco pour la grande pêche des mers australes , appartenait à James W . Weldon , riche armateur californien , qui en avait confié , depuis plusieurs années , le commandement au capitaine Hull . Le Pilgrim était l' un des plus petits , mais l' un des meilleurs navires de cette flottille , que James W . Weldon envoyait , chaque saison , aussi bien au-delà du détroit de Behring , jusqu' aux mers boréales , que sur les parages de la Tasmanie ou du cap Horn , jusqu' à l' océan Antarctique . Il marchait supérieurement . Son gréement , très maniable , lui permettait de s' aventurer , avec peu d' hommes , en vue des impénétrables banquises de l' hémisphère austral . Le capitaine Hull savait se « débrouiller » , comme disent les matelots , au milieu de ces glaces qui , pendant l' été , dérivent par le travers de la Nouvelle-Zélande ou du cap de Bonne-Espérance , sous une latitude beaucoup plus basse que celle qu' elles atteignent dans les mers septentrionales du globe . Il est vrai qu' il ne s' agissait là que d' icebergs de faible dimension , déjà usés par les chocs , rongés par les eaux chaudes , et dont le plus grand nombre va fondre dans le Pacifique ou l' Atlantique . Sous les ordres du capitaine Hull , bon marin , et aussi l' un des plus habiles harponneurs de la flottille , se trouvait un équipage composé de cinq matelots et d' un novice . C' était peu pour cette pêche de la baleine , qui exige un personnel assez nombreux . Il faut du monde , aussi bien pour la manœuvre des embarcations d' attaque que pour le dépeçage des animaux capturés . Mais , à l' exemple de certains armateurs , James W . Weldon trouvait beaucoup plus économique de n' embarquer à San Francisco que le nombre de matelots nécessaires à la conduite du bâtiment . La Nouvelle-Zélande ne manquait point de harponneurs , marins de toutes nationalités , déserteurs ou autres , qui cherchaient à se louer pour la saison et faisaient habilement le métier de pêcheurs . La période utile une fois achevée , on les payait , on les débarquait , et ils attendaient que les baleiniers de l' année suivante vinssent réclamer leurs services . Il y avait , à cette méthode , meilleur emploi des marins disponibles , et plus grand profit à retirer de leur coopération . Ainsi avait -on agi à bord du Pilgrim . Le brick-goélette venait de faire sa saison sur la limite du cercle polaire antarctique . Mais il n' avait pas son plein de barils d' huile , de fanons bruts et de fanons coupés . À cette époque déjà , la pêche devenait difficile . Les cétacés , pourchassés à l' excès , se faisaient rares . La baleine franche , qui porte le nom de « Nord-caper » dans l' océan Boréal , et celui de « Sulpher-boltone » dans les mers du Sud , tendait à disparaître . Les pêcheurs avaient dû se rejeter sur le « fin-back » ou jubarte , gigantesque mammifère , dont les attaques ne sont pas sans danger . C' est ce qu' avait fait le capitaine Hull pendant cette campagne , mais , à son prochain voyage , il comptait bien s' élever plus haut en latitude , et , s' il le fallait , aller jusqu' en vue de ces terres Clarie et Adélie , dont la découverte , contestée par l' Américain Wilkes , appartient définitivement à l' illustre commandant de l' Astrolabe et de la Zélée , au Français Dumont d' Urville . En somme , la saison n' avait pas été heureuse pour le Pilgrim . Au commencement de janvier , c' est-à-dire vers le milieu de l' été austral , et bien que l' époque du retour ne fût pas encore venue pour les baleiniers , le capitaine Hull avait été contraint d' abandonner les lieux de pêche . Son équipage de renfort , -- un ramassis d' assez tristes sujets , -- lui « chercha des raisons » , comme on dit , et il dut songer à s' en séparer . Le Pilgrim mit donc le cap au nord-ouest , sur les terres de la Nouvelle-Zélande , dont il eut connaissance le 15 janvier . Il arriva à Waitemata , port d' Auckland , situé au fond du golfe de Chouraki , sur la côte est de l' île septentrionale , et il débarqua les pêcheurs qui avaient été engagés pour la saison . L' équipage n' était pas content . Il manquait au moins deux cents barils d' huile au chargement du Pilgrim . Jamais on n' avait fait plus mauvaise pêche . Le capitaine Hull rentrait donc avec le désappointement d' un chasseur émérite , qui , pour la première fois , revient bredouille , -- ou à peu près . Son amour-propre , très surexcité , était en jeu , et il ne pardonnait pas à ces gueux dont l' insubordination avait compromis les résultats de sa campagne . Ce fut en vain qu' on essaya de recruter à Auckland un nouvel équipage de pêche . Tous les marins disponibles étaient embarqués sur les autres navires baleiniers . Il fallut donc renoncer à l' espoir de compléter le chargement du Pilgrim , et le capitaine Hull se disposait à quitter définitivement Auckland , lorsqu' une demande de passage lui fut faite , à laquelle il ne pouvait refuser d' acquiescer . Mrs . Weldon , femme de l' armateur du Pilgrim , son jeune fils Jack , âgé de cinq ans , et l' un de ses parents , qu' on appelait le cousin Bénédict , se trouvaient alors à Auckland . James W . Weldon , que ses opérations de commerce obligeaient quelquefois à visiter la Nouvelle-Zélande , les y avait amenés tous trois , et comptait bien les reconduire à San Francisco . Mais , au moment où toute la famille allait partir , le petit Jack tomba assez grièvement malade , et son père , impérieusement réclamé par ses affaires , dut quitter Auckland , en y laissant sa femme , son fils et le cousin Bénédict . Trois mois s' étaient écoulés , -- trois longs mois de séparation , qui furent extrêmement pénibles pour Mrs . Weldon . Cependant , son jeune enfant se rétablit , et elle était en mesure de pouvoir partir , lorsqu' on lui signala l' arrivée du Pilgrim . Or , à cette époque , pour retourner à San Francisco , Mrs . Weldon se trouvait dans la nécessité d' aller chercher en Australie l' un des bâtiments de la Compagnie transocéanique du « Golden Age » , qui font le service de Melbourne à l' isthme de Panama par Papéiti . Puis , une fois rendue à Panama , il lui faudrait attendre le départ du steamer américain , qui établit une communication régulière entre l' isthme et la Californie . De là , des retards , des transbordements , toujours désagréables pour une femme et un enfant . Ce fut à ce moment que le Pilgrim vint en relâche à Auckland . Elle n' hésita pas et demanda au capitaine Hull de la prendre à son bord pour la reconduire à San Francisco , elle , son fils , le cousin Bénédict et Nan , une vieille négresse qui la servait depuis son enfance . Trois milles lieues marines à faire sur un navire à voiles ! mais le bâtiment du capitaine Hull était si proprement tenu , et la saison si belle encore des deux côtés de l' Équateur ! Le capitaine Hull accepta , et mit aussitôt sa propre chambre à la disposition de sa passagère . Il voulait que , pendant une traversée qui pouvait durer de quarante à cinquante jours , Mrs . Weldon fût installée aussi bien que possible à bord du baleinier . Il y avait donc certains avantages pour Mrs . Weldon à faire la traversée dans ces conditions . Le seul désavantage , c' était que cette traversée serait nécessairement allongée par suite de cette circonstance que le Pilgrim devait aller opérer son déchargement à Valparaiso , au Chili . Cela fait , il n' aurait plus qu' à remonter la côte américaine , avec des vents de terre qui rendent ces parages fort agréables . Mrs . Weldon était , d' ailleurs , une femme courageuse , que la mer n' effrayait pas . gée de trente ans alors , d' une santé robuste , ayant l' habitude des voyages de long-cours , pour avoir partagé avec son mari les fatigues de plusieurs traversées , elle ne redoutait pas les chances plus ou moins aléatoires d' un embarquement à bord d' un navire de médiocre tonnage . Elle connaissait le capitaine Hull pour un excellent marin , en qui James W . Weldon avait toute confiance . Le Pilgrim était un bâtiment solide , bon marcheur , bien coté dans la flottille des baleiniers américains . L' occasion se présentait . Il fallait en profiter . Mrs . Weldon en profita . Le cousin Bénédict , -- cela va sans dire , -- devait l' accompagner . Ce cousin était un brave homme , âgé de cinquante ans environ . Mais , malgré sa cinquantaine , il n' eût pas été prudent de le laisser sortir seul . Long plutôt que grand , étroit plutôt que maigre , la figure osseuse , le crâne énorme et très chevelu , on reconnaissait dans toute son interminable personne un de ces dignes savants à lunettes d' or , êtres inoffensifs et bons , destinés à rester toute leur vie de grands enfants et à finir très vieux , comme des centenaires qui mourraient en nourrice . « Cousin Bénédict » , -- c' est ainsi qu' on l' appelait invariablement , même en dehors de la famille , et , en vérité , il était bien de ces bonnes gens qui ont l' air d' être les cousins nés de tout le monde , -- cousin Bénédict , toujours gêné de ses longs bras et de ses longues jambes , eût été absolument incapable de se tirer seul d' affaire , même dans les circonstances les plus ordinaires de la vie . Il n' était pas gênant , oh ! non , mais plutôt embarrassant pour les autres et embarrassé pour lui -même . Facile à vivre , d' ailleurs , s' accommodant de tout , oubliant de boire ou de manger , si on ne lui apportait pas à manger ou à boire , insensible au froid comme au chaud , il semblait moins appartenir au règne animal qu' au règne végétal . Qu' on se figure un arbre bien inutile , sans fruits et presque sans feuilles , incapable de nourrir ou d' abriter , mais qui aurait un bon cœur . Tel était cousin Bénédict . Il eût bien volontiers rendu service aux gens , si , dirait M . Prudhomme , il eût été capable d' en rendre ! Enfin , on l' aimait pour sa faiblesse même . Mrs . Weldon le regardait comme son enfant , -- un grand frère aîné de son petit Jack . Il convient d' ajouter ici que cousin Bénédict n' était , cependant , ni désœuvré ni inoccupé . C' était , au contraire , un travailleur . Son unique passion , l' histoire naturelle , l' absorbait tout entier . Dire « l' histoire naturelle » , c' est beaucoup dire . On sait que les diverses parties dont se compose cette science sont la zoologie , la botanique , la minéralogie et la géologie . Or , cousin Bénédict n' était , à aucun degré , ni botaniste , ni minéralogiste , ni géologue . Était-il donc un zoologiste dans l' entière acception du mot , quelque chose comme une sorte de Cuvier du Nouveau Monde , décomposant l' animal par l' analyse ou le recomposant par la synthèse , un de ces profonds connaisseurs , versés dans l' étude des quatre types auxquels la science moderne rapporte toute l' animalité , vertébrés , mollusques , articulés et rayonnés ? De ces quatre divisions , le naïf mais studieux savant avait-il observé les diverses classes et fouillé les ordres , les familles , les tribus , les genres , les espèces , les variétés qui les distinguent ? Non . Cousin Bénédict s' était-il livré à l' étude des vertébrés , mammifères , oiseaux , reptiles et poissons ? Point . Étaient -ce les mollusques , depuis les céphalopodes jusqu' aux bryozoaires , qui avaient eu sa préférence , et la malacologie n' avait-elle plus de secrets pour lui ? Pas davantage . C' étaient donc les rayonnés , échinodermes , acalèphes , polypes , entozoaires , spongiaires et infusoires , sur lesquels il avait si longtemps brûlé l' huile de sa lampe de travail ? Il faut bien avouer que ce n' étaient pas les rayonnés . Or , comme il ne reste plus à citer en zoologie que la division des articulés , il va de soi que c' est sur cette division que s' était exercée l' unique passion du cousin Bénédict . Oui , et encore convient-il de préciser . L' embranchement des articulés compte six classes : les insectes , les myriapodes , les arachnides , les crustacés , les cirrhopodes , les annélides . Or , cousin Bénédict , scientifiquement parlant , n' eût pas su distinguer un ver de terre d' une sangsue médicinale , un perce-pied d' un gland de mer , une araignée domestique d' un faux scorpion , une crevette d' une ranine , un iule d' un scolopendre . Mais alors qu' était cousin Bénédict ? Un simple entomologiste , rien de plus . À cela , on répondra sans doute que , dans son acception étymologique , l' entomologie est la partie des sciences naturelles qui comprend tous les articulés . C' est vrai , d' une façon générale ; mais la coutume s' est établie de ne donner à ce mot qu' un sens plus restreint . On ne l' applique donc qu' à l' étude proprement dite des insectes , c' est-à-dire « tous les animaux articulés dont le corps , composé d' anneaux placés bout à bout , forme trois segments distincts , qui possèdent trois paires de pattes , ce qui leur a valu le nom d' hexapodes . » Or , comme cousin Bénédict s' était restreint à l' étude des articulés de cette classe , il n' était qu' un simple entomologiste . Mais , qu' on ne s' y trompe pas ! Dans cette classe des insectes , on ne compte pas moins de dix ordres : les orthoptères [ 1 ] , les névroptères [ 2 ] , les hyménoptères [ 3 ] , les lépidoptères [ 4 ] , les hémiptères [ 5 ] , les coléoptères [ 6 ] , les diptères [ 7 ] , les rhipiptères [ 8 ] , les parasites [ 9 ] et les thysanoures [ 10 ] . Or , dans certains de ces ordres , les coléoptères , par exemple , on a reconnu trente mille espèces et soixante mille dans les diptères , les sujets d' étude ne manquent donc pas , et on conviendra qu' il y a là de quoi occuper un homme seul . Ainsi , la vie du cousin Bénédict était entièrement et uniquement consacrée à l' entomologie . À cette science , il donnait toutes ses heures , -- toutes sans exception , même les heures du sommeil , puisqu'il rêvait invariablement « hexapodes » . Ce qu' il portait d' épingles piquées aux manches et au collet de son habit , au fond de son chapeau et aux parements de son gilet , ne saurait se compter . Lorsque le cousin Bénédict revenait de quelque scientifique promenade , son précieux couvre-chef , particulièrement , n' était plus qu' une boîte d' histoire naturelle , étant hérissé intérieurement et extérieurement d' insectes transpercés . Et maintenant , tout aura été dit sur cet original , lorsqu' on saura que c' était par passion entomologique qu' il avait accompagné Mr . et Mrs . Weldon à la Nouvelle-Zélande . Là , sa collection s' était enrichie de quelques sujets rares , et on comprendra qu' il eût hâte de revenir les classer dans les casiers de son cabinet de San Francisco . Donc , puisque Mrs . Weldon et son enfant retournaient en Amérique par le Pilgrim , rien de plus naturel que cousin Bénédict les accompagnât pendant cette traversée . Mais ce n' était pas sur lui que Mrs . Weldon devrait compter si elle se trouvait jamais dans quelque situation critique . Très heureusement , il ne s' agissait que d' un voyage facile à exécuter pendant la belle saison , et à bord d' un bâtiment dont le capitaine méritait toute sa confiance . Pendant les trois jours de relâche du Pilgrim à Waitemata , Mrs . Weldon fit ses préparatifs , en grande hâte , car elle ne voulait pas retarder le départ du brick-goélette . Les domestiques indigènes qui la servaient à son habitation d' Auckland furent congédiés , et , le 22 janvier , elle s' embarqua à bord du Pilgrim , n' emmenant que son fils Jack , le cousin Bénédict et Nan , sa vieille négresse . Le cousin Bénédict emportait dans une boîte spéciale toute sa collection d' insectes . Dans cette collection figuraient , entre autres , quelques échantillons de ces nouveaux staphylins , sortes de coléoptères carnassiers , dont les yeux sont placés au-dessus de la tête , et qui jusqu' alors semblaient être particuliers à la Nouvelle-Calédonie . On lui avait bien recommandé une certaine araignée venimeuse , le « katipo » des Maoris , dont la morsure est souvent mortelle pour les indigènes . Mais une araignée n' appartient pas à l' ordre des insectes proprement dits , elle a sa place dans celui des arachnides , et , par suite , était sans prix aux yeux du cousin Bénédict . Aussi l' avait-il dédaignée , et le plus beau joyau de sa collection était-il un remarquable staphylin néo-zélandais . Il va sans dire que cousin Bénédict , en payant une forte prime , avait fait assurer sa cargaison , qui lui semblait bien autrement précieuse que tout le chargement d' huile et de fanons arrimé dans la cale du Pilgrim . Au moment de l' appareillage , lorsque Mrs . Weldon et ses compagnons de voyage se trouvèrent sur le pont du brick-goélette , le capitaine Hull s' approcha de sa passagère . « Il est bien entendu , mistress Weldon , lui dit-il , que si vous prenez passage à bord du Pilgrim , c' est sous votre propre responsabilité . — Pourquoi me faites -vous cette observation , monsieur Hull ? demanda Mrs . Weldon . — Parce que je n' ai pas reçu d' ordre de votre mari à cet égard , et qu' à tout prendre un brick-goélette ne peut vous offrir les garanties de bonne traversée d' un paquebot spécialement destiné au transport des voyageurs . — Si mon mari était ici , répondit Mrs . Weldon , pensez -vous , monsieur Hull , qu' il hésiterait à s' embarquer sur le Pilgrim , en compagnie de sa femme et de son enfant ? — Non , mistress Weldon , il n' hésiterait pas , dit le capitaine Hull , non , certes ! pas plus que je n' hésiterais moi -même ! Le Pilgrim est un bon navire , après tout , bien qu' il n' ait fait qu' une triste campagne de pêche , et j' en suis sûr , autant qu' un marin peut l' être du bâtiment qu' il commande depuis plusieurs années . Ce que j' en dis , mistress Weldon , c' est pour mettre ma responsabilité à couvert , et pour vous répéter que vous ne trouverez pas à bord le confort auquel vous êtes habituée . — Puisque ce n' est qu' une question de confort , monsieur Hull , répondit Mrs . Weldon , cela ne saurait m' arrêter . Je ne suis pas de ces passagères difficiles , qui se plaignent incessamment de l' étroitesse des cabines ou de l' insuffisance de la table . » Puis , Mrs . Weldon , après avoir regardé pendant quelques instants son petit Jack , dont elle tenait la main : « Partons , monsieur Hull ! » dit-elle . Les ordres furent donnés d' appareiller aussitôt , les voiles s' orientèrent , et le Pilgrim , manœuvrant de manière à dégolfer par le plus court , mit le cap sur la côte américaine . Mais , trois jours après son départ , le brick-goélette , contrarié par de fortes brises de l' est , fut obligé de prendre bâbord amures pour s' élever dans le vent . Aussi , à la date du 2 février , le capitaine Hull se trouvait-il encore par une latitude plus haute qu' il n' aurait voulu , et dans la situation d' un marin qui chercherait plutôt à doubler le cap Horn qu' à rallier par le plus court le nouveau continent . Cependant , la mer était belle , et , sauf les retards , la navigation s' opérait dans des conditions très supportables . Mrs . Weldon avait été installée à bord du Pilgrim aussi confortablement que possible . Ni dunette , ni roufle n' occupaient l' arrière du pont . Aucune cabine de poupe n' avait donc pu recevoir la passagère . Elle dut se contenter de la chambre du capitaine Hull , située sur l' arrière , et qui constituait son modeste logement de marin . Et encore avait-il fallu que le capitaine insistât pour la lui faire accepter . Là , dans cet étroit logement , s' était installée Mrs . Weldon , avec son enfant et la vieille Nan . C' est là qu' elle prenait ses repas , en compagnie du capitaine et du cousin Bénédict , pour lequel on avait établi une sorte de chambre en abord . Quant au commandant du Pilgrim , il s' était casé dans une cabine du poste de l' équipage , cabine qui eût été occupée par le second , s' il y avait eu un second à bord . Mais le brick-goélette naviguait , on le sait , dans des conditions qui avaient permis d' économiser les services d' un second officier . Les hommes du Pilgrim , bons et solides marins , se montraient très unis par la communauté d' idées et d' habitudes . Cette saison de pêche était la quatrième qu' ils faisaient ensemble . Tous Américains de l' Ouest , ils se connaissaient de longue date , et appartenaient au même littoral de l' État de Californie . Ces braves gens se montraient fort prévenants envers Mrs . Weldon , la femme de leur armateur , pour lequel ils professaient un dévouement sans bornes . Il faut dire que , largement intéressés dans les bénéfices du navire , ils avaient navigué jusqu' alors avec grand profit . Si , en raison de leur petit nombre , ils ne s' épargnaient pas à la peine , c' est que tout travail accroissait leurs avantages dans le règlement des comptes qui terminait chaque saison . Cette fois , il est vrai , le profit serait presque nul , et cela les faisait justement maugréer contre ces coquins de la Nouvelle-Zélande . Un homme à bord , seul , entre tous , n' était pas d' origine américaine . Portugais de naissance , mais parlant l' anglais couramment , il se nommait Negoro , et remplissait les modestes fonctions de cuisinier du brick-goélette . Le cuisinier du Pilgrim ayant déserté à Auckland , ce Negoro , alors sans emploi , s' était offert pour le remplacer . C' était un homme taciturne , très peu communicatif , qui se tenait à l' écart , mais faisait convenablement son métier . En l' engageant , le capitaine Hull semblait avoir eu la main assez heureuse , et , depuis son embarquement , le maître coq n' avait mérité aucun reproche . Cependant , le capitaine Hull regrettait de ne pas avoir eu le temps de se renseigner suffisamment sur son passé . Sa figure , ou plutôt son regard , ne lui allait qu' à moitié , et quand il s' agit de faire entrer un inconnu dans la vie du bord , si restreinte , si intime , on ne devrait rien négliger pour s' assurer de ses antécédents . Negoro pouvait avoir quarante ans . Maigre , nerveux , de taille moyenne , très brun de poil , un peu basané de peau , il devait être robuste . Avait-il reçu quelque instruction ? Oui , cela se voyait à certaines observations qui lui échappaient quelquefois . D' ailleurs , il ne parlait jamais de son passé , il ne disait mot de sa famille . D' où il venait , où il avait vécu , on ne pouvait le deviner . Quel serait son avenir ? on ne le savait pas davantage . Il annonçait seulement l' intention de débarquer à Valparaiso . C' était certainement un homme singulier . En tout cas , il ne paraissait pas qu' il fût marin . Il semblait même être plus étranger aux choses de la marine que ne l' est un maître coq , dont une partie de l' existence s' est passée sur mer . Cependant , quant à être incommodé par le roulis ou le tangage du navire , comme des gens qui n' ont jamais navigué , il ne l' était aucunement , et c' est quelque chose pour un cuisinier de bord . En somme , on le voyait peu . Pendant le jour , il demeurait le plus ordinairement confiné dans son étroite cuisine , devant le fourneau de fonte qui en occupait la plus grande place . La nuit venue , le fourneau éteint , Negoro regagnait la « cabane » qui lui était réservée au fond du poste de l' équipage . Puis , il se couchait aussitôt et s' endormait . Il a été dit ci-dessus que l' équipage du Pilgrim se composait de cinq matelots et d' un novice . Ce jeune novice , âgé de quinze ans , était enfant de père et mère inconnus . Ce pauvre être , abandonné dès sa naissance , avait été recueilli par la charité publique et élevé par elle . Dick Sand , -- ainsi se nommait-il , -- devait être originaire de l' État de New York , et sans doute de la capitale de cet État . Si le nom de Dick , -- abréviatif de celui de Richard , -- avait été donné au petit orphelin , c' est que ce nom était celui du charitable passant qui l' avait recueilli , deux ou trois heures après sa naissance . Quant au nom de Sand , il lui fut attribué en souvenir de l' endroit où il avait été trouvé , c' est-à-dire sur cette pointe de Sandy-Hook [ 11 ] , qui forme l' entrée du port de New York , à l' embouchure de l' Hudson . Dick Sand , lorsqu' il aurait atteint toute sa croissance , ne devait pas dépasser la taille moyenne , mais il était fortement constitué . On ne pouvait douter qu' il ne fût d' origine anglo-saxonne . Il était brun , cependant , avec des yeux bleus dont le cristallin brillait d' un feu ardent . Son métier de marin l' avait déjà convenablement préparé aux luttes de la vie . Sa physionomie intelligente respirait l' énergie . Ce n' était pas celle d' un audacieux , c' était celle d' un « oseur » . Souvent on cite ces trois mots d' un vers inachevé de Virgile : Audaces fortuna juvat ... mais on les cite incorrectement . Le poète a dit : Audentes fortuna juvat ... C' est aux oseurs , non aux audacieux , que sourit presque toujours la fortune . L' audacieux peut être irréfléchi . L' oseur pense d' abord , agit ensuite . Là est la nuance . Dick Sand était audens . À quinze ans , il savait déjà prendre un parti , et exécuter jusqu' au bout ce qu' avait décidé son esprit résolu . Son air , à la fois vif et sérieux , attirait l' attention . Il ne se dissipait pas en paroles ou en gestes , comme le font ordinairement les garçons de son âge . De bonne heure , à une époque de la vie où on ne discute guère les problèmes de l' existence , il avait envisagé en face sa condition misérable , et il s' était promis de « se faire » lui -même . Et il s' était fait , -- étant déjà presque un homme à l' âge où d' autres ne sont encore que des enfants . En même temps , très leste , très habile à tous les exercices physiques , Dick Sand était de ces êtres privilégiés , dont on peut dire qu' ils sont nés avec deux pieds gauches et deux mains droites . De cette façon , ils font tout de la bonne main et partent toujours du bon pied . La charité publique , on l' a dit , avait élevé le petit orphelin . Il avait été mis d' abord dans une de ces maisons d' enfants , où il y a toujours , en Amérique , une place pour les petits abandonnés . Puis , à quatre ans , Dick apprenait à lire , à écrire , à compter dans une de ces écoles de l' État de New York , que les souscriptions charitables entretiennent si généreusement . À huit ans , le goût de la mer , que Dick avait de naissance , le faisait embarquer comme mousse sur un long-courrier des mers du Sud . Là , il apprenait le métier de marin , et comme on doit l' apprendre , dès le plus bas âge . Peu à peu , il s' instruisit sous la direction d' officiers qui s' intéressaient à ce petit bonhomme . Aussi , le mousse ne devait-il pas tarder à devenir novice , en attendant mieux , sans doute . L' enfant qui comprend , dès le début , que le travail est la loi de la vie , celui qui sait , de bonne heure , que son pain ne se gagnera qu' à la sueur de son front , -- précepte de la Bible qui est la règle de l' humanité , -- celui -là est probablement prédestiné aux grandes choses , car il aura un jour , avec la volonté , la force de les accomplir . Ce fut lorsqu' il était mousse à bord d' un navire de commerce , que Dick Sand fut remarqué par le capitaine Hull . Ce brave marin prit aussitôt en amitié ce brave et jeune garçon , et il le fit connaître plus tard à son armateur James W . Weldon . Celui -ci ressentit un vif intérêt pour cet orphelin , dont il compléta l' éducation à San Francisco , et il le fit élever dans la religion catholique , à laquelle sa famille appartenait . Pendant le cours de ses études , Dick Sand se passionna plus particulièrement pour la géographie , pour les voyages , en attendant qu' il eût l' âge d' apprendre la partie des mathématiques qui se rapporte à la navigation . Puis , à cette portion théorique de son instruction , il ne négligea point de joindre la pratique . Ce fut comme novice qu' il put s' embarquer pour la première fois sur le Pilgrim . Un bon marin doit connaître la grande pêche aussi bien que la grande navigation . C' est une bonne préparation à toutes les éventualités que comporte la carrière maritime . D' ailleurs , Dick Sand partait sur un navire de James W . Weldon , son bienfaiteur , commandé par son protecteur , le capitaine Hull . Il se trouvait donc dans les conditions les plus favorables . Dire jusqu' où son dévouement aurait été pour la famille Weldon , à laquelle il devait tout , cela est superflu . Mieux vaut laisser parler les faits . Mais on comprendra combien le jeune novice fut heureux , lorsqu' il apprit que Mrs . Weldon allait prendre passage à bord du Pilgrim . Mrs . Weldon , pendant quelques années , avait été une mère pour lui , et , en Jack , il voyait un petit frère , tout en tenant compte de sa situation vis-à-vis du fils du riche armateur . Mais , -- ses protecteurs le savaient bien , -- ce bon grain qu' ils avaient semé était tombé dans une terre généreuse . Sous la sève de son sang , le cœur de l' orphelin se gonflait de reconnaissance , et , s' il fallait donner un jour sa vie pour ceux qui lui avaient appris à s' instruire et à aimer Dieu , le jeune novice n' hésiterait pas à le faire . En somme , n' avoir que quinze ans , mais agir et penser comme à trente , c' était tout Dick Sand . Mrs . Weldon savait ce que valait son protégé . Elle pouvait sans aucune inquiétude lui confier le petit Jack . Dick Sand chérissait cet enfant , qui , se sentant aimé de ce « grand frère » , le recherchait . Pendant ces longues heures de loisir qui sont fréquentes dans une traversée , lorsque la mer est belle , quand les voiles bien établies n' exigent aucune manœuvre , Dick et Jack étaient presque toujours ensemble . Le jeune novice montrait au petit garçon tout ce qui , dans son métier , pouvait lui paraître amusant . C' était sans crainte que Mrs . Weldon voyait Jack , en compagnie de Dick Sand , s' élancer sur les haubans , grimper à la hune du mât de misaine ou aux barres du mât de perroquet , et redescendre comme une flèche le long des galhaubans . Dick Sand le précédait ou le suivait toujours , prêt à le soutenir et à le retenir , si ses bras de cinq ans faiblissaient pendant ces exercices . Tout cela profitait au petit Jack , que la maladie avait pâli quelque peu ; mais les couleurs lui revenaient vite à bord du Pilgrim , grâce à cette gymnastique quotidienne et aux fortifiantes brises de la mer . Les choses allaient donc ainsi . La traversée s' accomplissait dans ces conditions , et , n' eût été le temps peu favorable , ni les passagers , ni l' équipage du Pilgrim n' auraient eu à se plaindre . Cependant , cette persistance des vents d' est ne laissait pas de préoccuper le capitaine Hull . Il ne parvenait pas à mettre le navire en bonne route . Plus tard , près du tropique du Capricorne , il craignait de trouver des calmes qui le contrarieraient encore , sans parler du courant équatorial , qui le rejetterait irrésistiblement dans l' ouest . Il s' inquiétait donc , pour Mrs . Weldon surtout , de retards dont il n' était cependant pas responsable . Aussi , s' il rencontrait sur sa route quelque transatlantique faisant route vers l' Amérique , pensait-il déjà à conseiller à sa passagère de s' y embarquer . Malheureusement , il était retenu dans des latitudes trop élevées pour croiser un steamer courant vers Panama , et , à cette époque , d' ailleurs , les communications à travers le Pacifique entre l' Australie et le Nouveau Monde n' étaient pas aussi fréquentes qu' elles le sont devenues depuis . Il fallait donc laisser aller les choses à la grâce de Dieu , et il semblait que rien ne dût troubler cette traversée monotone , lorsqu' un premier incident se produisit , précisément dans cette journée du 2 février , sur la latitude et la longitude indiquées au commencement de cette histoire . Dick Sand et Jack , vers neuf heures du matin , par un temps très clair , s' étaient installés sur les barres du mât de perroquet . De là , ils dominaient tout le navire et une portion de l' Océan dans un large rayon . En arrière , le périmètre de l' horizon n' était coupé à leurs yeux que par le grand mât , portant brigantine et flèche . Ce phare leur cachait une partie de la mer et du ciel . En avant , ils voyaient s' allonger sur les flots le beaupré , avec ses trois focs , qui , bordés au plus près , se tendaient comme trois grandes ailes inégales . Au-dessous s' arrondissait la misaine , et au-dessus , le petit hunier et le petit perroquet , dont la ralingue tremblotait sous l' échappée de la brise . Le brick-goélette courait donc bâbord amures et serrait le vent le plus possible . Dick Sand expliquait à Jack comment le Pilgrim , bien lesté , bien équilibré dans toutes ses parties , ne pouvait pas chavirer , bien qu' il donnât une bande assez forte sur tribord , lorsque le petit garçon l' interrompit . « Qu' ai -je donc vu là ? dit-il . — Vous voyez quelque chose , Jack ? demanda Dick Sand , qui se dressa tout debout sur les barres . — Oui , là ! » répondit le petit Jack , en montrant un point de la mer , dans cet intervalle que les étais de grand foc et de clin-foc laissaient libre . Dick Sand regarda attentivement le point indiqué , et aussitôt , d' une voix forte , il cria : « Une épave , au vent à nous , par tribord devant ! » Au cri poussé par Dick Sand , tout l' équipage fut sur pied . Les hommes qui n' étaient pas de quart montèrent sur le pont . Le capitaine Hull , quittant sa cabine , se dirigea vers l' avant . Mrs . Weldon , Nan , l' indifférent cousin Bénédict lui -même , vinrent s' accouder sur la lisse de tribord , de manière à bien voir l' épave signalée par le jeune novice . Seul , Negoro n' abandonna pas la cabane qui lui servait de cuisine , et de tout l' équipage , comme toujours , il fut le seul que la rencontre d' une épave ne parut pas intéresser . Tous regardaient alors avec attention l' objet flottant , que les lames berçaient à trois milles du Pilgrim . « Eh ! qu' est -ce que cela pourrait bien être ? disait un matelot . — Quelque radeau abandonné ! répondait un autre . — Peut-être se trouve-t-il sur ce radeau de malheureux naufragés ? dit Mrs . Weldon . — Nous le saurons , répondit le capitaine Hull . Mais cette épave n' est pas un radeau . C' est une coque renversée sur le flanc ... — Eh ! ne serait -ce pas plutôt quelque animal marin , quelque mammifère de grande taille ? fit observer cousin Bénédict . — Je ne le pense pas , répondit le novice . — À ton idée , qu' est -ce donc , Dick ? demanda Mrs . Weldon . — Une coque renversée , ainsi que l' a dit le capitaine , mistress Weldon . Il semble même que je vois sa carène de cuivre briller au soleil . — Oui ... en effet ... » répondit le capitaine Hull . Puis , s' adressant au timonier : « La barre au vent , Bolton . Laisse porter d' un quart , de manière à accoster l' épave . — Oui , monsieur , répondit le timonier . — Mais , reprit cousin Bénédict , j' en suis pour ce que j' ai dit . C' est positivement un animal ! — Alors ce serait un cétacé en cuivre , répondit le capitaine Hull , car , positivement aussi , je le vois reluire au soleil ! — En tout cas , cousin Bénédict , ajouta Mrs . Weldon , vous nous accorderez bien que ce cétacé serait mort , car , il est certain qu' il ne fait pas le moindre mouvement ! — Eh ! cousine Weldon , répondit cousin Bénédict , qui s' entêtait , ce ne serait pas la première fois que l' on rencontrerait une baleine dormant à la surface des flots ! — En effet , répondit le capitaine Hull , mais aujourd'hui il ne s' agit pas d' une baleine , mais d' un bâtiment . — Nous verrons bien , répondit cousin Bénédict , qui eût d' ailleurs donné tous les mammifères des mers arctiques ou antarctiques pour un insecte d' espèce rare . — Gouverne , Bolton , gouverne ! cria de nouveau le capitaine Hull , et n' aborde pas l' épave . Passe à une encablure . Si nous ne pouvons faire grand mal à cette coque , elle pourrait nous causer quelque avarie , et je ne me soucie pas d' y heurter les flancs du Pilgrim . -- Lofe un peu , Bolton , lofe ! » Le cap du Pilgrim , qui avait été mis sur l' épave , fut modifié par un léger coup de barre . Le brick-goélette se trouvait encore à un mille de la coque chavirée . Les matelots la considéraient avidement . Peut-être renfermait-elle une cargaison de prix qu' il serait possible de transborder sur le Pilgrim ? On sait que , dans ces sauvetages , le tiers de la valeur appartient aux sauveteurs , et , dans ce cas , si la cargaison n' était pas avariée , les gens de l' équipage , comme on dit , auraient fait « une bonne marée » ! Ce serait une fiche de consolation pour leur pêche incomplète . Un quart d' heure plus tard , l' épave se trouvait à moins d' un demi-mille du Pilgrim . C' était bien un navire , qui se présentait par le flanc de tribord . Chaviré jusqu' aux bastingages , il donnait une telle bande , qu' il eût été presque impossible de se tenir sur son pont . De sa mâture , on ne voyait plus rien . Aux porte-haubans pendaient seulement quelques bouts de filin brisé , et les chaînes rompues des capes de mouton . Sur la joue de tribord s' ouvrait un large trou entre la membrure et les bordages enfoncés . « Ce navire a été abordé , s' écria Dick Sand . — Ce n' est pas douteux , répondit le capitaine Hull , et c' est un miracle qu' il n' ait pas immédiatement coulé . — S' il y a eu abordage , fit observer Mrs . Weldon , il faut espérer que l' équipage de ce bâtiment aura été recueilli par ceux qui l' ont abordé . — Il faut l' espérer , mistress Weldon , répondit le capitaine Hull , à moins que cet équipage n' ait cherché refuge sur ses propres chaloupes , après la collision , au cas où le bâtiment abordeur aurait continué sa route , -- ce qui se voit , hélas ! quelquefois ! — Est-il possible ! Ce serait faire preuve d' une bien grande inhumanité , monsieur Hull ! — Oui , mistress Weldon ... oui ! ... et les exemples ne manquent pas ! Quant à l' équipage de ce navire , ce qui me ferait croire qu' il l' a plutôt abandonné , c' est que je n' aperçois plus un seul canot , et , à moins que les gens du bord n' aient été recueillis , je penserais plus volontiers qu' ils ont tenté de gagner la terre ! Mais , à cette distance du continent américain ou des îles de l' Océanie , il est à craindre qu' ils n' aient pu réussir ! — Peut-être , dit Mrs . Weldon , ne connaîtra-t -on jamais le secret de cette catastrophe ! Cependant , il serait possible que quelque homme de l' équipage fût encore à bord ! — Ce n' est pas probable , mistress Weldon , répondit le capitaine Hull . Notre approche serait déjà reconnue , et on nous ferait quelque signal . Mais nous nous en assurerons . -- Lofe un peu , Bolton , lofe ! » cria le capitaine Hull , en indiquant de la main la route à suivre . Le Pilgrim n' était plus qu' à trois encablures de l' épave , et on ne pouvait plus douter que cette coque n' eût été complètement abandonnée de tout son équipage . Mais , en ce moment , Dick Sand fit un geste qui commandait impérieusement le silence . « Écoutez ! écoutez ! » dit-il . Chacun prêta l' oreille . « J' entends comme un aboiement ! » s' écria Dick Sand . En effet , un aboiement éloigné retentissait à l' intérieur de la coque . Il y avait certainement là un chien vivant , emprisonné peut-être , car il était possible que les panneaux fussent hermétiquement fermés . Mais on ne pouvait le voir , le pont du bâtiment chaviré n' étant pas encore visible . « N' y eût-il là qu' un chien , monsieur Hull , dit Mrs . Weldon , nous le sauverons ! — Oui ... oui ! ... s' écria le petit Jack ... nous le sauverons ! ... Je lui donnerai à manger ! ... Il nous aimera bien ... Maman , je vais aller lui chercher un morceau de sucre ! ... — Reste , mon enfant , répondit Mrs . Weldon en souriant . Je crois que le pauvre animal doit mourir de faim et qu' il préférera une bonne pâtée à ton morceau de sucre ! — Eh bien , qu' on lui donne ma soupe ! s' écria le petit Jack . Je peux bien m' en passer ! » À ce moment , les aboiements se faisaient plus distinctement entendre . Trois cents pieds au plus séparaient les deux navires . Presque aussitôt , un chien de grande taille apparut sur les bastingages de tribord et s' y cramponna , en aboyant plus désespérément que jamais . « Howik , dit le capitaine Hull en se retournant vers le maître d' équipage du Pilgrim , mettez en panne , et qu' on amène le petit canot à la mer . — Tiens bon , mon chien , tiens bon ! » cria le petit Jack à l' animal , qui sembla lui répondre par un aboiement à demi étouffé . La voilure du Pilgrim fut rapidement orientée de manière que le navire demeurât à peu près immobile , à moins d' une demi-encablure de l' épave . Le canot fut amené , et le capitaine Hull , Dick Sand , deux matelots s' y embarquèrent aussitôt . Le chien aboyait toujours . Il essayait de se retenir au bastingage , mais , à chaque instant , il retombait sur le pont . On eût dit que ses aboiements ne s' adressaient plus alors à ceux qui venaient à lui . S' adressaient -ils donc à des matelots ou passagers emprisonnés dans ce navire ? « Y aurait-il donc à bord quelque naufragé qui ait survécu ? » se demanda Mrs . Weldon . Le canot du Pilgrim allait en quelques coups d' avirons atteindre la coque chavirée . Mais , tout à coup , les allures du chien se modifièrent . À ces premiers aboiements qui invitaient les sauveteurs à venir , succédèrent des aboiements furieux . La plus violente colère excitait le singulier animal . « Que peut-il donc avoir , ce chien ? » dit le capitaine Hull , pendant que le canot tournait l' arrière du bâtiment , afin d' accoster la partie du pont engagée sous l' eau . Ce que ne pouvait alors observer le capitaine Hull , ce qui ne put pas même être remarqué à bord du Pilgrim , c' est que la fureur du chien se manifesta précisément au moment où Negoro , quittant sa cuisine , venait de se diriger vers le gaillard d' avant . Le chien connaissait-il et reconnaissait-il donc le maître coq ? C' était bien invraisemblable . Quoi qu' il en fût , après avoir regardé le chien , sans manifester aucune surprise , Negoro , dont les sourcils s' étaient toutefois froncés un instant , rentra dans le poste de l' équipage . Cependant , le canot avait tourné l' arrière du bâtiment . Son tableau portait ce seul nom : Waldeck . Waldeck , et pas de désignation de port d' attache . Mais aux formes de la coque , à certains détails qu' un marin saisit du premier coup d' œil , le capitaine Hull avait bien reconnu que ce bâtiment était de construction américaine . Son nom le confirmait d' ailleurs . Et , maintenant , cette coque , c' était tout ce qui restait d' un grand brick de cinq cents tonneaux . À l' avant du Waldeck , une large ouverture indiquait la place où le choc s' était produit . Par suite du renversement de la coque , cette ouverture se trouvait alors à cinq ou six pieds au-dessus de l' eau , -- ce qui expliquait pourquoi le brick n' avait pas encore sombré . Sur le pont , que le capitaine Hull voyait dans toute son étendue , il n' y avait personne . Le chien , ayant quitté le bastingage , venait de se laisser glisser jusqu' au panneau central qui était ouvert , et il aboyait tantôt à l' intérieur , tantôt à l' extérieur . « Cet animal n' est très certainement pas seul à bord ! fit observer Dick Sand . — Non , en vérité ! » répondit le capitaine Hull . Le canot longea alors le bastingage de bâbord , qui était à demi engagé . Avec une houle un peu forte , le Waldeck eût été certainement submergé en quelques instants . Le pont du brick avait été balayé d' un bout à l' autre . Il ne restait plus que les tronçons du grand mât et du mât de misaine , tous deux brisés à deux pieds au-dessus de l' étambrai , et qui avaient dû tomber au choc , entraînant haubans , galhaubans et manœuvres . Cependant , aussi loin que la vue pouvait s' étendre , aucune épave ne se montrait autour du Waldeck , -- ce qui semblait indiquer que la catastrophe remontait déjà à plusieurs jours . « Si quelques malheureux ont survécu à la collision , dit le capitaine Hull , il est probable que la faim ou la soif les auront achevés , car l' eau a dû gagner la cambuse . Il ne doit plus y avoir à bord que des cadavres ! — Non , s' écria Dick Sand , non ! Le chien n' aboierait pas ainsi ! Il y a là des êtres vivants ! » En ce moment , l' animal , répondant à l' appel du novice , se laissa glisser à la mer et nagea péniblement vers le canot , car il semblait être épuisé . On le recueillit , et il se précipita ardemment , non sur un morceau de pain que Dick Sand lui présenta d' abord , mais vers une baille qui contenait un peu d' eau douce . « Ce pauvre animal meurt de soif ! » s' écria Dick Sand . Le canot chercha alors une place favorable pour accoster plus aisément le Waldeck , et , dans ce but , il s' éloigna de quelques brasses . Le chien dut évidemment croire que ses sauveurs ne voulaient pas monter à bord , car il saisit Dick Sand par sa jaquette , et ses lamentables aboiements recommencèrent avec une nouvelle force . On le comprit . Sa pantomime , son langage étaient aussi clairs qu' eût pu l' être le langage d' un homme . Le canot s' avança aussitôt jusqu' au bossoir de bâbord . Là , les deux matelots l' amarrèrent solidement , pendant que le capitaine Hull et Dick Sand , prenant pied sur le pont en même temps que le chien , se hissaient , non sans peine , jusqu' au panneau qui s' ouvrait entre les tronçons des deux mâts . Par ce panneau , tous deux s' introduisirent dans la cale . La cale du Waldeck , à demi pleine d' eau , ne renfermait aucune marchandise . Le brick naviguait sur lest , -- un lest de sable qui avait glissé à bâbord et qui contribuait à maintenir le navire sur le côté . De ce chef , il n' y avait donc aucun sauvetage à opérer . « Personne ici ! dit le capitaine Hull . — Personne » , répondit le novice , après s' être avancé jusqu' à la partie antérieure de la cale . Mais le chien , qui était sur le pont , aboyait toujours et semblait appeler plus impérieusement l' attention du capitaine . « Remontons » , dit le capitaine Hull au novice . Tous deux reparurent sur le pont . Le chien , courant à eux , chercha à les entraîner vers la dunette . Ils le suivirent . Là , dans le carré , cinq corps , -- cinq cadavres sans doute , -- étaient couchés sur le plancher . À la lumière du jour qui pénétrait à flots par la claire-voie , le capitaine Hull reconnut les corps de cinq nègres . Dick Sand , allant de l' un à l' autre , crut sentir que les infortunés respiraient encore . « À bord ! à bord ! » s' écria le capitaine Hull . Les deux matelots qui gardaient l' embarcation furent appelés et aidèrent à transporter les naufragés hors de la dunette . Ce ne fut pas sans peine ; mais , deux minutes après , les cinq noirs étaient couchés dans le canot , sans qu' aucun d' eux eût seulement conscience de ce que l' on tentait pour les sauver . Quelques gouttes de cordial , puis un peu d' eau fraîche prudemment administrée , pouvaient peut-être les rappeler à la vie . Le Pilgrim se maintenait à une demi-encablure de l' épave , et le canot l' eut bientôt accosté . Un cartahut fut envoyé de la grande vergue , et chacun des noirs , enlevé séparément , reposa enfin sur le pont du Pilgrim . Le chien les avait accompagnés . « Les malheureux ! s' écria Mrs . Weldon , en apercevant ces pauvres gens , qui n' étaient plus que des corps inertes . — Ils vivent , mistress Weldon ! Nous les sauverons ! Oui ! nous les sauverons ! s' écria Dick Sand . — Que leur est-il donc arrivé ? demanda cousin Bénédict . — Attendez qu' ils puissent parler , répondit le capitaine Hull , et ils nous raconteront leur histoire . Mais , avant tout , faisons -leur boire un peu d' eau , à laquelle nous mêlerons quelques gouttes de rhum . » Puis , se retournant : « Negoro ! » cria-t-il . À ce nom , le chien se dressa comme s' il eût été en arrêt , le poil hérissé , la gueule ouverte . Cependant , le cuisinier ne paraissait pas . « Negoro ! » répéta le capitaine Hull . Le chien donna de nouveau des signes d' une extrême fureur . Negoro quitta la cuisine . À peine se fut-il montré sur le pont , que le chien se précipita sur lui et voulut lui sauter à la gorge . D' un coup du poker dont il s' était armé , le cuisinier repoussa l' animal , que quelques matelots parvinrent à contenir . « Est -ce que vous connaissez ce chien ? demanda le capitaine Hull au maître coq . — Moi ! répondit Negoro . Je ne l' ai jamais vu ! — Voilà qui est singulier ! » murmura Dick Sand . La traite se fait encore sur une grande échelle dans toute l' Afrique équinoxiale . Malgré les croisières anglaises et françaises , des navires , chargés d' esclaves , quittent chaque année les côtes d' Angola ou de Mozambique pour transporter des nègres en divers points du monde , et , il faut même le dire , du monde civilisé . Le capitaine Hull ne l' ignorait pas . Bien que ces parages ne fussent pas fréquentés d' ordinaire par les négriers , il se demanda si les noirs dont il venait d' opérer le sauvetage n' étaient pas les survivants d' une cargaison d' esclaves , que le Waldeck allait vendre à quelque colonie du Pacifique . En tout cas , si cela était , ces noirs redevenaient libres , par le seul fait d' avoir mis le pied à son bord , et il lui tardait de le leur apprendre . En attendant , les soins les plus empressés avaient été prodigués aux naufragés du Waldeck . Mrs . Weldon , aidée de Nan et de Dick Sand , leur avait administré un peu de cette bonne eau fraîche , dont ils devaient être privés depuis plusieurs jours , et cela , avec quelque nourriture , suffit pour les rappeler à la vie . Le plus vieux de ces noirs , -- il pouvait être âgé de soixante ans , -- fut bientôt en état de parler , et il put répondre en anglais aux questions qui lui furent adressées . « Le navire qui vous transportait a été abordé ? demanda tout d' abord le capitaine Hull . — Oui , répondit le vieux noir . Il y a dix jours , notre navire a été abordé pendant une nuit très sombre . Nous dormions ... — Mais les gens du Waldeck , que sont -ils devenus ? — Ils n' étaient déjà plus là , monsieur , lorsque mes compagnons et moi nous sommes montés sur le pont . — L' équipage a-t-il donc pu sauter à bord du navire qui a rencontré le Waldeck ? demanda le capitaine Hull . — Peut-être , et même il faut l' espérer pour lui ! — Et ce navire , après le choc , n' est pas revenu pour vous recueillir ? — Non . — A-t-il donc sombré lui -même ? — Il n' a pas sombré , répondit le vieux noir en secouant la tête , car nous avons pu le voir fuir dans la nuit . » Ce fait , qui fut attesté par tous les survivants du Waldeck , peut paraître incroyable . Il n' est que trop vrai , cependant , que des capitaines , après quelque terrible collision , due à leur imprudence , ont souvent pris la fuite sans s' inquiéter des infortunés qu' ils avaient mis en perdition , sans essayer de leur porter secours ! Que des cochers en fassent autant et laissent à d' autres , sur la voie publique , le soin de réparer le malheur qu' ils ont causé , cela est déjà condamnable . Encore est-il que leurs victimes sont assurées de trouver des secours immédiats . Mais , que d' hommes à hommes on s' abandonne ainsi sur mer , c' est à ne pas croire , c' est une honte ! Cependant , le capitaine Hull connaissait plusieurs exemples de pareille inhumanité , et il dut répéter à Mrs . Weldon que de tels faits , si monstrueux qu' ils fussent , n' étaient malheureusement pas rares . Puis , reprenant : « D' où venait le Waldeck ? demanda-t-il . — De Melbourne . — Vous n' êtes donc pas des esclaves ? ... — Non , monsieur ! répondit vivement le vieux noir , qui se redressa de toute sa taille . Nous sommes des sujets de l' État de Pennsylvanie , et citoyens de la libre Amérique ! — Mes amis , répondit le capitaine Hull , croyez que vous n' avez pas compromis votre liberté en passant à bord du brick américain le Pilgrim . » En effet , les cinq noirs que transportait le Waldeck appartenaient à l' État de Pennsylvanie . Le plus vieux , vendu en Afrique comme esclave à l' âge de six ans , puis transporté aux États-Unis , avait été affranchi depuis bien des années déjà par l' acte d' émancipation . Quant à ses compagnons , beaucoup plus jeunes que lui , fils d' esclaves libérés avant leur naissance , ils étaient nés libres , et aucun blanc n' avait jamais eu sur eux un droit de propriété . Ils ne parlaient même pas ce langage « nègre » , qui n' emploie pas l' article et ne connaît que l' infinitif des verbes , -- langage qui a disparu peu à peu , d' ailleurs , depuis la guerre anti-esclavagiste . Ces noirs avaient donc librement quitté les États-Unis , et ils y retournaient librement . Ainsi qu' ils l' apprirent au capitaine Hull , ils s' étaient engagés en qualité de travailleurs chez un Anglais , qui possédait une vaste exploitation près de Melbourne , dans l' Australie méridionale . Là , ils avaient passé trois ans , avec grand profit pour eux , et , leur engagement terminé , ils avaient voulu retourner en Amérique . Ils s' étaient donc embarqués sur le Waldeck , payant leur passage comme des passagers ordinaires . Le 5 décembre , ils quittaient Melbourne , et dix-sept jours après , pendant une nuit très noire , le Waldeck avait été abordé par un grand steamer . Les noirs étaient couchés . Quelques secondes après la collision , qui fut terrible , ils se précipitèrent sur le pont . Déjà , la mâture du navire était venue en bas , et le Waldeck s' était couché sur le flanc ; mais il ne devait pas couler , l' eau n' ayant envahi la cale que dans une proportion insuffisante . Quant au capitaine et à l' équipage du Waldeck , tous avaient disparu , soit que les uns eussent été précipités dans la mer , soit que les autres se fussent accrochés aux agrès du navire abordeur , qui , après le choc , avait fui pour ne plus revenir . Les cinq noirs étaient restés seuls à bord , sur une coque à demi chavirée , à douze cents milles de toutes terres . Le plus vieux de ces nègres se nommait Tom . Son âge , aussi bien que son caractère énergique et son expérience souvent mise à l' épreuve pendant une longue vie de travail , en faisaient le chef naturel des compagnons qui s' étaient engagés avec lui . Les autres noirs étaient des jeunes gens de vingt-cinq à trente ans , qui avaient noms Bat [ 12 ] , fils du vieux Tom , Austin , Actéon et Hercule , tous quatre bien constitués , vigoureux , et qui auraient valu cher sur les marchés de l' Afrique centrale . Bien qu' ils eussent terriblement souffert , on pouvait aisément reconnaître en eux de magnifiques échantillons de cette forte race , auxquels une éducation libérale , puisée aux nombreuses écoles du Nord-Amérique , avait déjà imprimé son cachet . Tom et ses compagnons s' étaient donc trouvés seuls sur le Waldeck , après la collision , n' ayant aucun moyen de relever cette coque inerte , sans même pouvoir la quitter , puisque les deux embarcations du bord avaient été fracassées dans l' abordage . Ils en étaient réduits à attendre le passage d' un navire , tandis que l' épave dérivait peu à peu sous l' action des courants . Cette action expliquait pourquoi on l' avait rencontrée si en dehors de sa route , car le Waldeck , parti de Melbourne , aurait dû se trouver beaucoup plus bas en latitude . Pendant les dix jours qui s' écoulèrent entre la collision et le moment où le Pilgrim arriva en vue du bâtiment naufragé , les cinq noirs s' étaient nourris des quelques aliments qu' ils avaient trouvés dans l' office du carré . Mais , n' ayant pu pénétrer dans la cambuse , que l' eau noyait entièrement , ils n' avaient eu aucun spiritueux pour étancher leur soif , et ils avaient cruellement souffert , les pièces à eau , amarrées sur le pont , ayant été défoncées par le choc . Depuis la veille , Tom et ses compagnons , torturés par la soif , avaient perdu connaissance , et il était temps que le Pilgrim arrivât . Tel fut le récit que Tom fit en peu de mots au capitaine Hull . Il n' y avait pas lieu de mettre en doute la véracité du vieux noir . Ses compagnons confirmèrent tout ce qu' il avait dit , et , d' ailleurs , les faits plaidaient pour ces pauvres gens . Un autre être vivant , sauvé sur l' épave , aurait sans doute parlé avec la même franchise , -- s' il eût été doué de la parole . C' était ce chien , que la vue de Negoro semblait affecter d' une si désagréable façon . Il y avait là quelque antipathie véritablement inexplicable . Dingo , -- tel était le nom de ce chien , -- appartenait à cette race de mâtins qui est particulière à la Nouvelle-Hollande . Ce n' était pas en Australie , cependant , que l' avait trouvé le capitaine du Waldeck . Deux ans auparavant , Dingo , errant , à demi mort de faim , avait été rencontré sur le littoral ouest de la côte d' Afrique , aux environs de l' embouchure du Congo . Le capitaine du Waldeck avait recueilli ce bel animal , qui , resté peu sociable , semblait toujours regretter quelque ancien maître dont il aurait été violemment séparé et qu' il eût été impossible de retrouver dans cette contrée déserte . -- S . V . -- ces deux lettres , gravées sur son collier , c' était tout ce qui rattachait cet animal à un passé dont on eût vainement cherché le mystère . Dingo , bête magnifique et robuste , plus grand que les chiens des Pyrénées , était donc un spécimen superbe de cette variété des mâtins de la Nouvelle-Hollande . Lorsqu' il se redressait , rejetant sa tête en arrière , il égalait la taille d' un homme . Son agilité , sa force musculaire avaient dû en faire un de ces animaux qui attaquent sans hésiter jaguars ou panthères , et ne craignent pas de faire face à un ours . De pelage épais , sa longue queue bien fournie et raide comme une queue de lion , fauve foncé dans sa couleur générale , Dingo n' était nuancé qu' au museau de quelques reflets blanchâtres . Cet animal , sous l' influence de la colère , pouvait devenir redoutable , et on comprendra que Negoro ne fût pas satisfait de l' accueil que lui avait fait ce vigoureux échantillon de la race canine . Cependant , Dingo , s' il n' était pas sociable , n' était pas méchant . Il semblait plutôt être triste . Une observation qui avait été faite par le vieux Tom à bord du Waldeck , c' est que ce chien ne semblait pas affectionner les noirs . Il ne cherchait point à leur faire du mal , mais certainement il les fuyait . Peut-être sur cette côte africaine où il errait , avait-il subi quelques mauvais traitements de la part des indigènes . Aussi , bien que Tom et ses compagnons fussent de braves gens , Dingo ne s' était-il jamais porté vers eux . Pendant les dix jours que les naufragés avaient passés sur le Waldeck , il s' était tenu à l' écart , se nourrissant on ne sait comment , mais ayant , lui aussi , cruellement souffert de la soif . Tels étaient donc les survivants de cette épave , que le premier coup de mer allait submerger . Elle n' eût sans doute entraîné que des cadavres dans les profondeurs de l' Océan , si l' arrivée inespérée du Pilgrim , retardé lui -même par les calmes et les vents contraires , n' eût permis au capitaine Hull de faire œuvre d' humanité . Cette œuvre , il n' y avait plus qu' à la compléter en rapatriant les naufragés du Waldeck , qui , dans ce naufrage , avaient perdu leurs économies de trois années de travail . C' est ce qui allait être fait . Le Pilgrim , après avoir opéré son déchargement à Valparaiso , devait remonter la côte américaine jusqu' à la hauteur du littoral californien . Là , Tom et ses compagnons seraient bien accueillis par James W . Weldon , -- sa généreuse femme leur en donna l' assurance , -- et ils seraient pourvus de tout ce qui leur serait nécessaire pour regagner l' État de Pennsylvanie . Ces braves gens , rassurés sur l' avenir , n' eurent donc qu' à remercier Mrs . Weldon et le capitaine Hull . Certainement , ils leur devaient beaucoup , et , quoiqu'ils ne fussent que de pauvres nègres , peut-être ne désespéraient -ils pas de payer un jour cette dette de reconnaissance . Cependant , le Pilgrim avait repris sa route , en tâchant de gagner le plus possible dans l' est . Cette regrettable persistance des calmes ne laissait pas de préoccuper le capitaine Hull , -- non qu' il s' inquiétât d' une ou deux semaines de retard dans une traversée de la Nouvelle-Zélande à Valparaiso , mais à cause du surcroît de fatigue que ce retard pouvait apporter à sa passagère . Cependant , Mrs . Weldon ne se plaignait pas et prenait philosophiquement son mal en patience . Ce jour même , 2 février , vers le soir , l' épave fut perdue de vue . Le capitaine Hull se préoccupa , en premier lieu , d' installer aussi convenablement que possible Tom et ses compagnons . Le poste d' équipage du Pilgrim , disposé sur le pont en forme de roufle , eût été trop petit pour les contenir . On s' arrangea donc de manière à les loger sous le gaillard d' avant . D' ailleurs , ces braves gens , accoutumés aux rudes travaux , ne pouvaient être difficiles , et , par un beau temps , chaud et salubre , ce logement devait leur suffire pendant toute la traversée . La vie du bord , secouée un instant de sa monotonie par cet incident , reprit donc son cours . Tom , Austin , Bat , Actéon , Hercule , auraient bien voulu se rendre utiles . Mais , avec ces vents constants , la voilure une fois installée , il n' y avait plus rien à faire . Cependant , lorsqu' il s' agissait d' un virement de bord , le vieux noir et ses compagnons s' empressaient de donner la main à l' équipage , et il faut avouer que lorsque le colossal Hercule pesait sur quelque manœuvre , on s' en apercevait . Ce vigoureux nègre , haut de six pieds , valait un palan à lui tout seul ! C' était une joie pour le petit Jack de regarder ce géant . Il n' en avait point peur , et quand Hercule le faisait sauter dans ses bras , comme s' il n' eût été qu' un bébé de liège , c' étaient des cris de joie à n' en plus finir . « Lève -moi bien haut , disait le petit Jack . — Voilà , monsieur Jack , répondait Hercule . — Est -ce que je suis bien lourd ? — Je ne vous sens même pas . — Eh bien , plus haut encore ! Au bout de ton bras ! » Et Hercule , tenant les deux petits pieds de l' enfant dans sa large main , le promenait comme fait un gymnaste dans un cirque . Jack se voyait grand , grand , ce qui l' amusait beaucoup . Il essayait même de « faire le lourd » , -- ce dont le colosse ne s' apercevait même pas . Dick Sand et Hercule , cela faisait donc deux amis au petit Jack . Il ne tarda pas à s' en faire un troisième . Ce fut Dingo . Il a été dit que Dingo était un chien peu sociable . Cela tenait , sans doute , à ce que la société du Waldeck ne lui convenait pas . À bord du Pilgrim , ce fut tout autre chose . Jack , probablement , sut toucher le cœur du bel animal . Celui -ci prit bientôt plaisir à jouer avec le petit garçon , à qui ce jeu plaisait . On reconnut bientôt que Dingo était de ces chiens qui ont un goût particulier pour les enfants . Jack , d' ailleurs , ne lui faisait aucun mal . Son plus grand plaisir était de transformer Dingo en un coursier rapide , et il est permis d' affirmer qu' un cheval de cette espèce est bien supérieur à un quadrupède en carton , même quand celui -ci a des roulettes aux pattes . Jack galopait donc à poil sur le chien , qui se laissait faire volontiers , et , en vérité , Jack ne lui pesait pas plus que la moitié d' un jockey à un cheval de course . Mais aussi quelle brèche faite chaque jour à la provision de sucre de la cambuse ! Dingo devint bientôt le favori de tout l' équipage . Seul , Negoro continua d' éviter toute rencontre avec l' animal , dont l' antipathie pour lui était toujours aussi vive qu' inexplicable . Cependant , le petit Jack n' avait point négligé pour Dingo Dick Sand , son ami de vieille date . Tout le temps que ne réclamait pas le service du bord , le novice le passait avec le petit garçon . Mrs . Weldon , cela va sans dire , voyait toujours cette intimité avec la plus complète satisfaction . Un jour , le 6 février , elle parlait de Dick Sand au capitaine Hull , et le capitaine faisait le plus grand éloge du jeune novice . « Ce garçon -là , disait-il à Mrs . Weldon , sera un jour un bon marin , je m' en porte garant ! Il a véritablement l' instinct de la mer , et , par cet instinct , il supplée à ce qu' il ignore encore forcément des choses théoriques du métier . Ce qu' il sait déjà est étonnant , lorsqu' on songe au peu de temps qu' il a eu pour l' apprendre . — Il faut ajouter , répondit Mrs . Weldon , que c' est aussi un excellent sujet , un garçon sûr , très supérieur à son âge , et qui n' a jamais mérité un blâme depuis que nous le connaissons . — Oui , c' est un bon sujet , reprit le capitaine Hull , justement aimé et apprécié de tous ! — Cette campagne terminée , dit Mrs . Weldon , je sais que l' intention de mon mari est de lui faire suivre des cours d' hydrographie , de manière qu' il puisse obtenir plus tard un brevet de capitaine . — Et monsieur Weldon a raison , répondit le capitaine Hull . Dick Sand fera un jour honneur à la marine américaine . — Ce pauvre orphelin a commencé douloureusement la vie ! fit observer Mrs . Weldon . Il a été à dure école ! — Sans doute , mistress Weldon , mais les leçons n' ont pas été perdues pour lui . Il a compris qu' il fallait qu' il se tirât d' affaire en ce monde , et il est en bon chemin . — Oui , le chemin du devoir ! — Regardez-le maintenant , mistress Weldon , reprit le capitaine Hull . Il est à la barre , l' œil fixé sur le point de la misaine . Pas de distraction de la part de ce jeune novice , aussi pas d' embardée au navire ! Dick Sand a déjà la sûreté d' un vieux timonier ! Bon début pour un marin ! Notre métier , mistress Weldon , est de ceux qu' il faut commencer tout enfant . Qui n' a pas été mousse n' arrivera jamais à faire un marin complet , au moins dans la marine marchande . Il faut que tout devienne leçon , et , par suite , que tout soit en même temps instinctif et raisonné chez l' homme de mer , -- la résolution à prendre aussi bien que la manœuvre à exécuter . — Cependant , capitaine Hull , répondit Mrs . Weldon , les bons officiers ne manquent pas dans la marine de guerre . — Non , répondit le capitaine Hull , mais , suivant moi , les meilleurs ont presque tous débuté enfants dans la carrière , et , sans parler de Nelson et de quelques autres , les plus mauvais ne sont pas ceux qui ont commencé par être mousses . » En ce moment , on vit surgir par le capot d' arrière cousin Bénédict , toujours absorbé et aussi peu de ce monde que le sera le prophète Élie , lorsqu' il reviendra sur la terre . Cousin Bénédict se mit à aller et venir sur le pont , comme une âme en peine , fouillant du regard les interstices des bastingages , furetant sous les cages à poules , promenant sa main entre les coutures du pont , là où le brai s' était écaillé . « Eh ! cousin Bénédict , demanda Mrs . Weldon , vous continuez à vous bien porter ? — Oui ... cousine Weldon ... je me porte bien , sans doute ... mais il me tarde d' être à terre . — Que cherchez -vous donc ainsi sous ce banc , monsieur Bénédict ? demanda le capitaine Hull . — Des insectes , monsieur ! riposta cousin Bénédict . Que voulez -vous que je cherche , sinon des insectes ? — Des insectes ! Ma foi , il faut en prendre votre parti , mais ce n' est pas en mer que vous enrichirez votre collection ! — Et pourquoi pas , monsieur ? Il n' est pas impossible de trouver à bord quelque échantillon de ... — Cousin Bénédict , dit Mrs . Weldon , maudissez donc alors le capitaine Hull ! Son navire est si proprement tenu , que vous reviendriez bredouille de votre chasse ! » Le capitaine Hull se mit à rire . « Mistress Weldon exagère , répondit-il . Cependant , monsieur Bénédict , je crois que vous perdriez votre temps à fureter dans nos cabines . — Eh , je le sais bien ! s' écria cousin Bénédict en haussant les épaules . J' ai eu beau faire ! ... — Mais dans la cale du Pilgrim , reprit le capitaine Hull , peut-être trouveriez -vous quelques blattes , sujets peu intéressants d' ailleurs . — Peu intéressants , ces orthoptères nocturnes qui ont encouru les malédictions de Virgile et d' Horace ! riposta cousin Bénédict en se redressant de toute sa taille . Peu intéressants , ces proches parents du « periplaneta orientalis » et du kakerlac américain , qui habitent ... — Qui infestent ... dit le capitaine Hull . — Qui règnent à bord ... répliqua fièrement cousin Bénédict . — Aimable royauté ! ... — Eh ! vous n' êtes pas entomologiste , monsieur ? — Jamais à mes dépens . — Allons , cousin Bénédict , dit Mrs . Weldon en souriant , ne nous souhaitez pas d' être dévorés par amour de la science ! — Je ne souhaite rien , cousine Weldon , répondit le fougueux entomologiste , si ce n' est de pouvoir ajouter à ma collection quelque rare sujet qui lui fasse honneur ! — N' êtes -vous donc pas satisfait des conquêtes que vous avez faites à la Nouvelle-Zélande ? — Si vraiment , cousine Weldon . J' ai été assez heureux pour conquérir un de ces nouveaux staphylins qui n' avaient été trouvés jusqu' ici que quelques centaines de milles plus loin , en Nouvelle-Calédonie . » À ce moment , Dingo , qui jouait avec Jack , s' approcha en gambadant du cousin Bénédict . « Va-t'en ! va-t'en ! fit celui -ci en repoussant l' animal . — Aimer les blattes et détester les chiens ! s' écria le capitaine Hull . Oh ! monsieur Bénédict ! — Un bon chien pourtant ! dit le petit Jack , qui prit dans ses petites mains la grosse tête de Dingo . — Oui ... je ne dis pas non ! ... répondit cousin Bénédict . Mais que voulez -vous ! Ce diable d' animal n' a pas réalisé les espérances que sa rencontre m' avait fait concevoir ! — Eh , grand Dieu ! s' écria Mrs . Weldon , espériez -vous donc pouvoir le ranger dans l' ordre des diptères ou des hyménoptères ? — Non , répondit gravement cousin Bénédict . Mais n' est-il pas vrai que ce Dingo , bien qu' il fût de race néo-zélandaise , a été recueilli sur la côte occidentale de l' Afrique ? — Rien n' est plus vrai , répondit Mrs . Weldon , et Tom l' a souvent entendu dire au capitaine du Waldeck . — Eh bien ! j' avais pensé ... j' avais espéré ... que ce chien aurait rapporté quelques spécimens d' hémiptères spéciaux à la faune africaine ... — Bonté du ciel ! s' écria Mrs . Weldon . — Et que peut-être ... ajouta cousin Bénédict , quelque puce pénétrante ou irritante ... d' espèce nouvelle ... — Entends -tu , Dingo ? dit le capitaine Hull . Entends -tu , mon chien ? Tu as manqué à tous tes devoirs ! — Mais j' ai eu beau l' épucer ... ajouta l' entomologiste avec un accent de vif regret , je n' ai pu trouver un seul insecte ... — Que vous auriez immédiatement et impitoyablement mis à mort , j' espère ! s' écria le capitaine Hull . — Monsieur , répondit sèchement cousin Bénédict , apprenez que sir John Franklin se faisait un scrupule de tuer le moindre insecte , fût -ce un maringouin , dont les attaques sont autrement redoutables que celles d' une puce , et , cependant , vous n' hésiterez pas à en convenir , sir John Franklin était un homme de mer qui en valait bien un autre ! — Certes ! dit le capitaine Hull en s' inclinant . — Et un jour , après avoir été affreusement dévoré par un diptère , il souffla dessus et le renvoya , en lui disant , sans même le tutoyer : « Allez ! Le monde est assez grand pour vous et pour moi ! » — Ah ! fit le capitaine Hull . — Oui , monsieur ! — Eh bien , monsieur Bénédict , riposta le capitaine Hull , un autre avait dit cela bien avant sir John Franklin ! — Un autre ! — Oui , et cet autre , c' est l' oncle Tobie . — Un entomologiste ? demanda vivement cousin Bénédict . — Non ! L' oncle Tobie de Sterne , et ce digne oncle a précisément prononcé les mêmes paroles en donnant la volée à un moustique qui l' importunait , mais qu' il crut pouvoir tutoyer : « Va , pauvre diable , lui dit-il , le monde est assez grand pour nous contenir toi et moi ! » — Un brave homme , cet oncle Tobie ! répondit cousin Bénédict . Est-il mort ? — Je le crois bien , riposta gravement le capitaine Hull , puisqu'il n' a jamais existé ! » Et chacun de rire , en regardant cousin Bénédict . Ainsi donc , dans ces conversations et bien d' autres , qui portaient invariablement sur quelque point de la science entomologique dès que cousin Bénédict y prenait part , s' écoulaient les longues heures de cette navigation contrariée . Mer toujours belle , mais vents qui obligeaient le brick-goélette à tenir le plus près . Le Pilgrim ne gagnait que fort peu dans l' est , tant la brise était faible , et il lui tardait d' avoir atteint ces parages où les vents régnants lui seraient plus favorables . Il faut dire ici que cousin Bénédict avait tenté d' initier le jeune novice aux mystères de l' entomologie . Mais Dick Sand s' était montré assez réfractaire à ces avances . Faute de mieux , le savant s' était rabattu sur les nègres , qui n' y comprenaient rien . Tom , Actéon , Bat et Austin avaient même fini par déserter la classe , et le professeur s' était trouvé réduit au seul Hercule , qui lui semblait avoir quelques dispositions naturelles à distinguer un parasite d' un thysanoure . Le gigantesque noir vivait donc dans le monde des coléoptères , carnassiers , chasseurs , canonniers , fossoyeurs , cicindelles , carabes , sylphes , taupins , hannetons , cerfs-volants , ténébrions , charançons , coccinelles , étudiant toute la collection du cousin Bénédict , non sans que celui -ci frémît à voir ses frêles échantillons entre les gros doigts d' Hercule , qui avaient la dureté et la force d' un étau . Mais le colossal élève écoutait si docilement les leçons du professeur , que cela valait bien que l' on risquât quelque chose . Tandis que cousin Bénédict travaillait ainsi , Mrs . Weldon ne laissait pas le petit Jack absolument inoccupé . Elle lui apprenait à lire et à écrire . Quant au calcul , c' était son ami Dick Sand qui lui en inculquait les premiers éléments . À l' âge de cinq ans , on n' est qu' un petit enfant encore , et l' on s' instruit mieux peut-être par des jeux pratiques que par des leçons théoriques , nécessairement un peu ardues . Jack apprenait à lire , non dans un abécédaire , mais au moyen de lettres mobiles , imprimées en rouge sur des cubes de bois , qu' il s' amusait à ranger , de manière à former des mots . Quelquefois , Mrs . Weldon prenait ces cubes , composait un mot ; puis , elle les brouillait , et c' était à Jack de les replacer dans l' ordre voulu . Le petit garçon aimait beaucoup cette manière d' apprendre à lire . Chaque jour , il passait quelques heures , tantôt dans la cabine , tantôt sur le pont , à ranger et à déranger les lettres de son alphabet . Or , ceci provoqua un jour un incident si extraordinaire , si inattendu , qu' il faut le rapporter avec quelque détail . C' était dans la matinée du 9 février . Jack , à demi couché sur le pont , s' amusait à former un mot que le vieux Tom devait reconstituer , après que les lettres auraient été brouillées . Tom , la main sur les yeux , pour ne pas tricher , comme il convient , ne devait rien voir et ne voyait rien du travail du petit garçon . De ces diverses lettres , au nombre d' une cinquantaine , les unes étaient majuscules , les autres minuscules . De plus , quelques-uns de ces cubes portaient un chiffre , ce qui permettait d' apprendre à former les nombres aussi bien qu' à former les mots . Ces cubes étaient rangés sur le pont , et le petit Jack prenait tantôt l' un , tantôt l' autre , pour composer son mot , -- une grosse besogne en vérité . Or , depuis quelques instants , Dingo tournait autour du jeune enfant , quand , soudain , il s' arrêta . Ses yeux devinrent fixes , sa patte droite se leva , sa queue s' agita convulsivement . Puis , tout à coup , se jetant sur un des cubes de bois , il le saisit dans sa gueule , et il vint le déposer sur le pont à quelques pas de Jack . Ce cube portait une lettre majuscule , -- la lettre S . « Dingo ! eh bien , Dingo ! » s' écria le petit garçon , qui avait craint tout d' abord que son S ne fût avalée par le chien . Mais Dingo était revenu , et , recommençant le même manège , il saisit un autre cube , et il alla le poser près du premier . Ce second cube était un V majuscule . Jack , cette fois , poussa un cri . À ce cri , Mrs . Weldon , le capitaine Hull et le jeune novice , qui se promenaient sur le pont , accoururent . Le petit Jack leur raconta alors ce qui venait de se passer . Dingo connaissait ses lettres ! Dingo savait lire ! C' était bien sûr , ça ! Jack l' avait vu ! Dick Sand voulut aller reprendre les deux cubes , afin de les rendre à son ami Jack , mais Dingo lui montra les dents . Cependant , le novice parvint à rentrer en possession des deux cubes , et il les replaça dans le jeu . Dingo s' élança de nouveau , saisit encore les deux mêmes lettres et les reporta à l' écart . Cette fois , les deux pattes posées dessus , il paraissait décidé à les garder quand même . Quant aux autres lettres de l' alphabet , il ne semblait pas qu' elles existassent pour lui . « Voilà une chose curieuse ! dit Mrs . Weldon . — C' est très singulier , en effet , répondit le capitaine Hull , qui regardait attentivement les deux lettres . — S . V . , -- dit Mrs . Weldon . — S . V . , -- répéta le capitaine Hull . Mais ce sont précisément les lettres que porte le collier de Dingo ! » Puis , tout à coup , se retournant vers le vieux noir : « Tom , demanda-t-il , ne m' avez -vous pas dit que ce chien n' appartenait que depuis peu au capitaine du Waldeck ? — En effet , monsieur , répondit Tom . Dingo n' était à bord que depuis deux ans au plus . — Et n' avez -vous pas ajouté que le capitaine du Waldeck avait recueilli ce chien sur la côte occidentale de l' Afrique ? — Oui , monsieur , aux environs de l' embouchure du Congo . Je l' ai entendu souvent dire au capitaine . — Ainsi , demanda le capitaine Hull , on n' a jamais su à qui avait appartenu ce chien , ni d' où il venait ? — Jamais , monsieur . Un chien trouvé , c' est pis qu' un enfant ! Ça n' a pas de papiers , et , de plus , ça ne peut pas s' expliquer . » Le capitaine Hull s' était tu et réfléchissait . « Ces deux lettres éveillent -elles donc en vous un souvenir ? demanda Mrs . Weldon au capitaine Hull , après l' avoir laissé quelques instants à ses réflexions . — Oui , mistress Weldon , un souvenir , ou plutôt un rapprochement au moins singulier . — Lequel ? — Ces deux lettres pourraient bien avoir un sens et nous fixer sur le sort d' un intrépide voyageur ... — Que voulez -vous dire ? demanda Mrs . Weldon . — Voici , mistress Weldon . En 1871 , -- il y a deux ans par conséquent , -- un voyageur français partit , sous l' inspiration de la Société de géographie de Paris , avec l' intention d' opérer la traversée de l' Afrique de l' ouest à l' est . Son point de départ était précisément l' embouchure du Congo . Son point d' arrivée devait être autant que possible le cap Delgado , aux bouches de la Rovouma , dont il devait descendre le cours . Or , ce voyageur français se nommait Samuel Vernon . — Samuel Vernon ! répéta Mrs . Weldon . — Oui , mistress Weldon , et ses deux noms commencent précisément par ces deux lettres que Dingo a choisies entre toutes , et qui sont gravées sur son collier . — En effet , répondit Mrs . Weldon . Et ce voyageur ? ... — Ce voyageur partit , répondit le capitaine Hull , et l' on n' a plus eu de ses nouvelles depuis son départ . — Jamais ? dit le novice . — Jamais , répéta le capitaine Hull . — Qu' en concluez -vous ? demanda Mrs . Weldon . — Que Samuel Vernon n' a évidemment pu atteindre la côte orientale de l' Afrique , soit qu' il ait été fait prisonnier par les indigènes , soit que la mort l' ait frappé en route ! — Et alors ce chien ? ... — Ce chien lui aurait appartenu , et plus heureux que son maître , si mon hypothèse est juste , il aurait pu revenir au littoral du Congo , puisque c' est là , à l' époque où ces faits ont dû se passer , qu' il a été recueilli par le capitaine du Waldeck . — Mais , fit observer Mrs . Weldon , savez -vous si ce voyageur français était accompagné d' un chien à son départ ? N' est -ce pas une simple supposition de votre part ? — Ce n' est qu' une simple supposition , en effet , mistress Weldon , répondit le capitaine Hull . Mais ce qui est certain , c' est que Dingo connaît ces deux lettres S et V , qui sont précisément les initiales des deux noms du voyageur français . Maintenant , dans quelles circonstances cet animal aurait-il appris à les distinguer , c' est ce que je ne puis expliquer , mais , je le répète , il les connaît très certainement , et tenez , il les pousse de sa patte et semble nous inviter à les lire avec lui . » En effet , on ne pouvait se méprendre à l' intention de Dingo . « Samuel Vernon était-il donc seul , lorsqu' il a quitté le littoral du Congo ? demanda Dick Sand . — Cela , je l' ignore , répondit le capitaine Hull . Cependant , il est probable qu' il avait dû emmener une escorte d' indigènes . » En ce moment , Negoro , quittant le poste , se montra sur le pont . Personne ne remarqua d' abord sa présence et ne put observer le singulier regard qu' il lança au chien , lorsqu' il aperçut les deux lettres devant lesquelles celui -ci semblait être en arrêt . Mais Dingo , ayant aperçu le maître coq , se mit à donner les signes de la plus extrême fureur . Negoro rentra aussitôt dans le poste de l' équipage , non sans qu' un geste de menace à l' adresse du chien lui eût échappé . « Il y a là quelque mystère ! murmura le capitaine Hull , qui n' avait rien perdu de cette petite scène . — Mais , monsieur , dit le novice , n' est-il pas très étonnant qu' un chien puisse reconnaître des lettres de l' alphabet ? — Eh non ! s' écria le petit Jack . Maman m' a souvent raconté l' histoire d' un chien qui savait lire et écrire et même jouer aux dominos , comme un vrai maître d' école ! — Mon cher enfant , répondit Mrs . Weldon en souriant , ce chien , qui s' appelait Munito , n' était point un savant comme tu le penses . Si j' en crois ce qui m' a été raconté , il n' aurait pu distinguer l' une de l' autre les lettres qui lui servaient à composer ses mots . Mais son maître , un adroit Américain , ayant remarqué combien Munito avait l' ouïe fine , s' était appliqué à exercer ce sens et à en tirer des effets fort curieux . — Comment s' y prenait-il , mistress Weldon ? demanda Dick Sand , que l' histoire intéressait presque autant que le petit Jack . — Voici , mon ami . Lorsque Munito devait « travailler » devant le public , des lettres semblables à celles -ci étaient étalées sur une table . Sur cette table , le caniche allait et venait , attendant qu' un mot fût proposé , soit à voix haute , soit à voix basse . Seulement , une condition essentielle , c' était que son maître connût le mot . — Ainsi , en l' absence de son maître ? ... dit le novice . — Le chien n' aurait rien pu faire , répondit Mrs . Weldon , et voici pourquoi . Les lettres étalées sur la table , Munito se promenait à travers cet alphabet . Arrivait-il devant celle des lettres qu' il devait choisir pour former le mot demandé , il s' arrêtait ; mais , s' il s' arrêtait , c' est parce qu' il entendait le bruit , imperceptible à tout autre , d' un cure-dent que l' Américain faisait claquer dans sa poche . Ce bruit , c' était pour Munito le signal de prendre la lettre et de venir la ranger dans l' ordre convenu . — Et voilà tout le secret ! s' écria Dick Sand . — Voilà tout le secret , répondit Mrs . Weldon . C' est très simple , comme tout ce qui se fait en matière de prestidigitation . En l' absence de l' Américain , Munito n' aurait plus été Munito . Je suis donc étonnée , son maître n' étant pas là , -- si toutefois le voyageur Samuel Vernon a jamais été son maître , -- que Dingo ait pu reconnaître ces deux lettres . — En effet , répondit le capitaine Hull , c' est fort étonnant . Mais , remarquez-le bien , il ne s' agit ici que de deux lettres , deux lettres spéciales , et non d' un mot choisi au hasard . Après tout , ce chien qui sonnait à la porte d' un couvent pour s' emparer du plat destiné aux pauvres passants , cet autre qui , chargé , en même temps que l' un de ses semblables , de faire tourner la broche de deux jours l' un , et qui refusait de remplir cet office quand son tour n' était pas venu , ces deux chiens , dis -je , allaient plus loin que Dingo dans ce domaine de l' intelligence , qui est réservé à l' homme . D' ailleurs , nous sommes en présence d' un fait indiscutable . De toutes les lettres de cet alphabet , Dingo n' a choisi que ces deux -ci : S et V . Les autres , il ne semble même pas les connaître . Il faut donc en conclure que , pour une raison qui nous échappe , son attention a été spécialement attirée sur ces deux lettres . — Ah ! capitaine Hull , répondit le jeune novice , si Dingo pouvait parler ! ... Peut-être nous dirait-il ce que signifient ces deux lettres , et pourquoi il a conservé une dent contre notre maître coq ! — Et quelle dent ! » répondit le capitaine Hull , au moment où Dingo , ouvrant la bouche , montrait ses formidables crocs . On le pense bien , ce singulier incident fit plus d' une fois le sujet des conversations qui se tenaient à l' arrière du Pilgrim entre Mrs . Weldon , le capitaine Hull et le jeune novice . Celui -ci , plus particulièrement , ressentit une défiance instinctive à l' égard de Negoro , dont la conduite , cependant , ne méritait aucun reproche . À l' avant , on en causait aussi , mais on n' en tirait pas les mêmes conséquences . Là , dans le poste de l' équipage , Dingo passait tout simplement pour un chien qui savait lire , et peut-être même écrire mieux que plus d' un matelot du bord . Quant à parler , s' il ne le faisait pas , c' est qu' il avait probablement de bonnes raisons pour se taire . « Mais , un beau jour , dit le timonier Bolton , un beau jour , ce chien -là viendra nous demander où nous avons le cap , si le vent est à l' ouest-nord-ouest-demi-nord , et il faudra bien lui répondre ! — Il y a des animaux qui parlent ! répliqua un autre matelot , des pies , des perroquets ! Eh bien , pourquoi un chien n' en ferait-il pas autant , s' il lui en prenait l' envie ? Il est plus difficile de parler avec un bec qu' avec une bouche ! — Sans doute , répondit le contremaître Howik . Seulement cela ne s' est jamais vu . » On aurait bien étonné ces braves gens , en leur disant que cela s' était vu , au contraire , et qu' un certain savant danois possédait un chien qui prononçait distinctement une vingtaine de mots . Mais de là à ce que cet animal comprît ce qu' il disait , il y avait un abîme . Très évidemment , ce chien , dont la glotte était organisée de manière à pouvoir émettre des sons réguliers , n' attachait pas plus de sens à ses paroles que les perroquets , les geais ou les pies aux leurs . La phrase , chez ces animaux , n' est pas autre chose qu' une sorte de chant ou de cris parlés , empruntés à une langue étrangère dont on n' aurait pas le sens . Quoi qu' il en soit , Dingo était devenu le héros du bord , -- ce dont il ne prenait point acte pour être fier . Plusieurs fois , le capitaine Hull recommença l' expérience . Les cubes de bois de l' alphabet furent replacés devant Dingo , et , invariablement , sans une erreur , sans une hésitation , les deux lettres S et V furent choisies entre toutes par le singulier animal , tandis que les autres n' attirèrent jamais son attention . Quant au cousin Bénédict , cette expérience fut souvent renouvelée devant lui , sans qu' elle parût l' intéresser . « Cependant , daigna-t-il dire un jour , il ne faudrait pas croire que les chiens aient seuls le privilège d' être intelligents de cette manière ! D' autres animaux les égalent , rien qu' en suivant leur instinct . Tels les rats , qui abandonnent le navire destiné à sombrer en mer , les castors , qui savent prévoir la crue des eaux et surélèvent leurs digues en conséquence , ces chevaux de Nicomède , de Scanderberg et d' Oppien , dont la douleur fut telle qu' ils moururent à la mort de leurs maîtres , ces ânes , si remarquables par leur mémoire , et tant d' autres bêtes enfin qui ont été l' honneur de l' animalité ! N' a-t -on pas vu de ces oiseaux , merveilleusement dressés , qui écrivent sans faute des mots sous la dictée de leurs professeurs , des cacatois qui comptent aussi bien qu' un calculateur du Bureau des longitudes le nombre de personnes présentes dans un salon ? N' a-t-il pas existé un perroquet , payé cent écus d' or , qui récitait , sans se tromper d' un mot , au cardinal son maître , tout le Symbole des apôtres ? Enfin , le légitime orgueil d' un entomologiste ne doit-il pas s' élever au comble , lorsqu' il voit de simples insectes donner des preuves d' une intelligence supérieure et affirmer éloquemment l' axiome : In minimis maximus Deus , ces fourmis qui en remontreraient aux édiles des plus grandes cités , ces argyronètes aquatiques qui fabriquent des cloches à plongeurs , sans avoir jamais appris la mécanique , ces puces qui traînent des carrosses comme de véritables carrossiers , qui font l' exercice aussi bien que des riflemen , qui tirent le canon mieux que les artilleurs brevetés de West-Point [ 13 ] ? Non ! ce Dingo ne mérite pas tant d' éloges , et s' il est si fort sur l' alphabet , c' est sans doute qu' il appartient à une espèce de mâtins , non encore classée dans la science zoologique , le « canis alphabeticus » de la Nouvelle-Zélande ! » Malgré ces discours et autres de l' envieux entomologiste , Dingo ne perdit rien de l' estime publique , et continua d' être traité comme un phénomène dans les entretiens du gaillard d' avant . Toutefois , il est probable que Negoro ne partageait pas l' enthousiasme du bord à l' égard de l' animal . Peut-être le trouvait-il trop intelligent . Quoi qu' il en soit , le chien témoignait toujours la même animosité contre le maître coq , et , sans doute , il se fût attiré quelque mauvais parti , s' il n' avait été , d' une part , « chien à se défendre » , et , de l' autre , protégé par la sympathie de tout l' équipage . Negoro évitait donc plus que jamais de se trouver en présence de Dingo . Mais Dick Sand n' avait pas été sans observer que , depuis l' incident des deux lettres , l' antipathie réciproque de l' homme et du chien s' était accrue . Cela était vraiment inexplicable . Le 10 février , le vent du nord-est , qui jusqu' alors avait toujours succédé à ces longues et accablantes accalmies pendant lesquelles s' immobilisait le Pilgrim , vint à mollir sensiblement . Le capitaine Hull put donc espérer qu' un changement dans la direction des courants atmosphériques allait se produire . Peut-être le brick-goélette marcherait-il enfin vent sous vergues . Son départ du port d' Auckland ne datait encore que de dix-neuf jours . Le retard n' était pas très considérable , et , avec un vent de travers , le Pilgrim , bien servi par sa voilure , devait facilement regagner le temps perdu . Mais il fallait attendre quelques jours avant que les brises se fussent franchement établies dans l' ouest . Cette partie du Pacifique était toujours déserte . Aucun bâtiment ne se montrait dans ces parages . C' était une latitude véritablement abandonnée des navigateurs . Les baleiniers des mers australes ne se disposaient pas encore à franchir le tropique . Sur le Pilgrim , que des circonstances particulières avaient obligé à quitter les lieux de pêche avant la fin de la saison , on ne devait donc pas s' attendre à croiser quelque navire de même destination . Quant aux paquebots transpacifiques , il a été déjà dit qu' ils ne suivaient pas un parallèle aussi élevé dans leurs traversées entre l' Australie et le continent américain . Cependant , par cela même que la mer est déserte , il ne faut pas renoncer à l' observer jusqu' aux dernières limites de l' horizon . Si monotone qu' elle puisse paraître aux esprits inattentifs , elle n' en est pas moins infiniment variée pour qui sait la comprendre . Ses plus insaisissables changements charment les imaginations qui ont le sens des poésies de l' Océan . Une herbe marine qui flotte en ondulant , une branche de sargasses dont le léger sillage zèbre la surface des flots , un bout de planche dont on voudrait deviner l' histoire , il n' en faut pas davantage . Devant cet infini , l' esprit n' est plus arrêté par rien . L' imagination se donne libre carrière . Chacune de ces molécules d' eau , que l' évaporation échange continuellement entre la mer et le ciel , renferme , peut-être , le secret de quelque catastrophe ! Aussi faut-il envier ceux dont la pensée intime sait interroger les mystères de l' Océan , ces esprits qui s' élèvent de sa mouvante surface jusque dans les hauteurs du ciel . La vie , d' ailleurs , se manifeste toujours au-dessus comme au-dessous des mers . Les passagers du Pilgrim pouvaient voir s' acharner à la poursuite des plus petits poissons des bandes d' oiseaux , de ceux qui fuient avant l' hiver le dur climat des pôles . Et plus d' une fois , Dick Sand , élève sur ce point comme sur d' autres de James W . Weldon , donna des preuves de sa merveilleuse adresse au fusil ou au pistolet , en abattant quelques-uns de ces rapides volatiles . C' étaient , ici , des pétrels blancs , là , d' autres pétrels dont les ailes étaient bordées d' un liseré brun . Quelquefois , aussi , passaient des troupes de damiers ou quelques-uns de ces pingouins dont la démarche à terre est à la fois si pesante et si ridicule . Cependant , ainsi que le faisait remarquer le capitaine Hull , ces pingouins , se servant de leurs moignons comme de véritables nageoires , peuvent défier à la nage les poissons les plus rapides , à tel point même que des marins les ont quelquefois confondus avec les bonites . Plus haut , de gigantesques albatros frappaient l' air à grands coups d' ailes , en déployant une envergure de dix pieds , et venaient ensuite se poser à la surface des eaux , qu' ils fouillaient à coups de bec pour y chercher leur nourriture . Toutes ces scènes constituaient un spectacle varié , que , seuls , des esprits fermés au charme de la nature eussent trouvé monotone . Ce jour -là , Mrs . Weldon se promenait à l' arrière du Pilgrim , lorsqu' un phénomène assez curieux provoqua son attention . Les eaux de la mer étaient devenues rougeâtres presque subitement . On eût pu croire qu' elles venaient de se teindre de sang , et cette teinte inexplicable s' étendait aussi loin que pouvait se porter le regard . Dick Sand se trouvait alors avec le petit Jack près de Mrs . Weldon . « Vois -tu , Dick , dit-elle au jeune novice , cette singulière couleur des eaux du Pacifique ? Est -ce qu' elle est due à la présence d' une herbe marine ? — Non , mistress Weldon , répondit Dick Sand , cette teinte est produite par des myriades de myriades de petits crustacés , qui servent habituellement à nourrir les grands mammifères . Les pêcheurs appellent cela , non sans raison , du « manger de baleine » . — Des crustacés ! dit Mrs . Weldon . Mais ils sont si petits qu' on pourrait presque les appeler des insectes de mer . Cousin Bénédict serait peut-être fort enchanté d' en faire collection ! » Et appelant : « Cousin Bénédict ? » cria-t-elle . Cousin Bénédict apparut hors du capot , presque en même temps que le capitaine Hull . « Cousin Bénédict , dit Mrs . Weldon , voyez donc cet immense banc rougeâtre qui s' étend à perte de vue . — Tiens ! dit le capitaine Hull , voilà du manger de baleine ! Monsieur Bénédict , une belle occasion pour étudier cette curieuse espèce de crustacés ! — Peuh ! fit l' entomologiste . — Comment ! peuh ! s' écria le capitaine . Mais vous n' avez pas le droit de professer une telle indifférence ! Ces crustacés forment une des six classes des articulés , si je ne me trompe , et comme tels ... — Peuh ! fit encore cousin Bénédict en secouant la tête . — Par exemple ! Je vous trouve passablement dédaigneux pour un entomologiste ! — Entomologiste , soit , répondit cousin Bénédict , mais plus spécialement hexapodiste , capitaine Hull , veuillez ne pas l' oublier ! — En tout cas , répondit le capitaine Hull , que ces crustacés ne vous intéressent pas , soit , mais il en serait autrement , si vous possédiez un estomac de baleine ! Quel régal , alors ! -- Voyez -vous , mistress Weldon , lorsque , nous autres baleiniers , pendant la saison de pêche , nous arrivons en vue d' un banc de ces crustacés , il n' est que temps de préparer nos harpons et nos lignes ! Nous sommes certains que le gibier n' est pas loin ! — Est-il possible que d' aussi petites bêtes puissent en nourrir de si grosses ? s' écria Jack . — Eh ! mon garçon , répondit le capitaine Hull , des petits grains de semoule , de la farine , de la poussière de fécule , ne font -ils pas de très bons potages ? Oui , et la nature a voulu qu' il en fût ainsi . Lorsqu' une baleine flotte au milieu de ces eaux rouges , sa soupe est servie , elle n' a plus qu' à ouvrir son immense bouche . Des myriades de crustacés y pénètrent , les nombreuses barbes de ces fanons dont le palais de l' animal est garni se tendent comme les filets d' un parc de pêcheurs , rien n' en peut plus sortir , et la masse des crustacés va s' engouffrer dans le vaste estomac de la baleine , tout comme le potage de ton dîner dans le tien . — Vous pensez bien , Jack , fit observer Dick Sand , que dame baleine ne perd pas son temps à éplucher un à un ces crustacés , comme vous épluchez des crevettes ! — J' ajoute , dit le capitaine Hull , que c' est précisément lorsque l' énorme gourmande est occupée de la sorte , qu' il est plus facile de l' approcher sans exciter sa défiance . C' est donc le moment favorable pour la harponner avec quelque succès . » À cet instant , et comme pour donner raison au capitaine Hull , la voix d' un matelot se fit entendre à l' avant du navire : « Une baleine par bâbord devant ! » Le capitaine Hull s' était redressé . « Une baleine ! » s' écria-t-il . Et son instinct de pêcheur le poussant , il se précipita sur le gaillard du Pilgrim . Mrs . Weldon , Jack , Dick Sand , cousin Bénédict lui -même , le suivirent aussitôt . En effet , à quatre milles dans le vent , certain bouillonnement indiquait qu' un gros mammifère marin se mouvait au milieu des eaux rouges . Des baleiniers ne pouvaient s' y méprendre . Mais la distance était trop considérable encore pour qu' il fût possible de reconnaître l' espèce à laquelle ce mammifère appartenait . Ces espèces , en effet , sont assez distinctes . Était -ce là une de ces baleines franches que recherchent plus particulièrement les pêcheurs des mers du Nord ? Ces cétacés , auxquels manque la nageoire dorsale , mais dont la peau recouvre une épaisse couche de lard , peuvent atteindre une longueur de quatre-vingts pieds , bien que la moyenne n' en dépasse pas soixante , et alors un seul de ces monstres fournit jusqu' à cent barils d' huile . Était -ce , au contraire , un « hump-back » , appartenant à l' espèce des baleinoptères , -- désignation dont le terminatif aurait au moins dû lui valoir l' estime de l' entomologiste ? Ceux -là possèdent des nageoires dorsales , blanches de couleur et longues de la demi-longueur du corps , qui ressemblent à une paire d' ailes , -- quelque chose comme une baleine volante . N' avait -on pas en vue , plus vraisemblablement , un « fin-back » , mammifère également connu sous le nom de « jubarte » , qui est pourvu d' une nageoire dorsale , et dont la longueur peut égaler celle de la baleine franche ? Le capitaine Hull et son équipage ne pouvaient encore se prononcer , mais ils regardaient l' animal avec plus d' envie encore que d' admiration . S' il est vrai qu' un horloger ne puisse se trouver dans un salon en présence d' une pendule sans éprouver l' irrésistible besoin de la remonter , combien plus encore le baleinier devant une baleine doit-il être pris de l' impérieux désir de s' en emparer ! Les chasseurs de gros gibier sont plus ardents , dit -on , que les chasseurs de petit gibier . Donc , plus l' animal est gros , plus il excite la convoitise ! Que doivent ressentir alors des chasseurs d' éléphants et des pêcheurs de baleines ? Et puis , il y avait aussi ce désappointement qu' éprouvait tout l' équipage du Pilgrim de revenir avec un chargement incomplet ! ... Cependant , le capitaine Hull cherchait à reconnaître l' animal qui avait été signalé au large . Il n' était pas très visible de cette distance . Toutefois , l' œil exercé d' un baleinier ne pouvait se tromper à certains détails plus faciles à relever de loin . En effet , le jet , c' est-à-dire cette colonne de vapeur et d' eau que la baleine rejette par ses évents , devait attirer l' attention du capitaine Hull et le fixer sur l' espèce à laquelle appartenait ce cétacé . « Ce n' est point là une baleine franche , s' écria-t-il . Son jet serait à la fois plus élevé et d' un volume moins considérable . D' autre part , si le bruit que fait ce jet en s' échappant pouvait être comparé au bruit éloigné d' une bouche à feu , je serais porté à croire que cette baleine appartient à l' espèce des « hump-backs » ; mais il n' en est rien , et , en prêtant l' oreille , on peut s' assurer que ce bruit est d' une nature toute différente . -- Quelle est ton opinion à ce sujet , Dick ? demanda le capitaine Hull en se retournant vers le novice . — Je croirais volontiers , capitaine , répondit Dick Sand , que nous avons affaire à une jubarte . Voyez comme ses évents rejettent violemment dans l' air cette colonne de liquide . Ne vous semble-t-il pas aussi , -- ce qui me donnerait raison , -- que ce jet contient plus d' eau que de vapeur condensée ? Et , si je ne me trompe , c' est une particularité spéciale à la jubarte . — En effet , Dick , répondit le capitaine Hull . Il n' y a plus de doute possible ! C' est une jubarte qui flotte à la surface de ces eaux rouges ! — Que c' est beau ! s' écria le petit Jack . — Oui , mon garçon ! Et quand on pense que la grosse bête est là , en train de déjeuner , et ne se doute guère que des baleiniers la regardent ! — J' oserais affirmer que c' est une jubarte de grande taille , fit observer Dick Sand . — Certes , répondit le capitaine Hull , qui se passionnait peu à peu . Je lui donne au moins soixante-dix pieds de longueur ! — Bon ! ajouta le maître d' équipage . Il suffirait d' une demi-douzaine de baleines de cette taille pour remplir un navire grand comme le nôtre ! — Oui , cela suffirait ! répliqua le capitaine Hull , qui monta sur le beaupré afin de mieux voir . — Et avec celle -ci , ajouta le maître d' équipage , nous embarquerions en quelques heures la moitié des deux cents barils d' huile qui nous manquent ! — Oui ! ... en effet ... oui ! ... murmurait le capitaine Hull . — Cela est vrai , reprit Dick Sand , mais c' est une rude affaire , quelquefois , de s' attaquer à ces énormes jubartes ! — Très rude , très rude ! répliqua le capitaine Hull . Ces baleinoptères ont des queues formidables , dont il ne faut pas s' approcher sans défiance ! La plus solide pirogue ne résisterait pas à un coup bien appliqué . Mais aussi le profit vaut la peine ! — Bah ! dit un des matelots , une belle jubarte est tout de même une belle capture ! — Et profitable ! répondit un autre . — Ce serait dommage de ne pas saluer celle -ci au passage ! » Il était évident que ces braves marins s' animaient en regardant la baleine . C' était toute une cargaison de barils d' huile qui flottait à portée de leur main . À les entendre , sans doute , il n' y avait plus qu' à arrimer ces barils dans la cale du Pilgrim pour en compléter le chargement ! Quelques-uns des matelots , montés dans les enfléchures des haubans de misaine , poussaient des cris de convoitise . Le capitaine Hull , qui ne parlait plus , se rongeait les ongles . Il y avait là comme un irrésistible aimant qui attirait le Pilgrim et tout son équipage . « Maman , maman ! s' écria alors le petit Jack , je voudrais bien avoir la baleine pour voir comment c' est fait ! — Ah ! tu veux avoir cette baleine , mon garçon ? Eh ! pourquoi pas , mes amis ? répondit le capitaine Hull , cédant enfin à son secret désir . Les pêcheurs de renfort nous manquent , c' est vrai ! mais à nous seuls ... — Oui ! oui ! crièrent les matelots d' une seule voix . — Ce ne sera pas la première fois que j' aurai fait le métier de harponneur , ajouta le capitaine Hull , et vous allez voir si je sais encore lancer le harpon ! — Hurrah ! hurrah ! hurrah ! » répondit l' équipage . On comprendra que la vue de ce prodigieux mammifère fût faite pour produire une telle surexcitation chez les hommes du Pilgrim . La baleine , qui flottait au milieu des eaux rouges , paraissait énorme . La capturer et compléter ainsi la cargaison , cela était bien tentant ! Des pêcheurs pouvaient -ils laisser échapper une occasion pareille ? Cependant , Mrs . Weldon crut devoir demander au capitaine Hull s' il n' y avait aucun danger pour ses hommes et pour lui à attaquer une baleine dans ces conditions . « Aucun , mistress Weldon , répondit le capitaine Hull . Plus d' une fois , il m' est arrivé de chasser la baleine avec une seule embarcation , et j' ai toujours fini par m' en emparer . Je vous le répète , il n' y a aucun danger pour nous , ni , par conséquent , pour vous -même . » Mrs . Weldon , rassurée , n' insista pas . Le capitaine Hull prit aussitôt ses dispositions pour capturer la jubarte . Il savait , par expérience , que la poursuite de ce baleinoptère n' est pas sans offrir quelques difficultés , et il voulait parer à toutes . Ce qui rendait cette capture moins aisée , c' est que l' équipage du brick-goélette ne pouvait opérer qu' au moyen d' une seule embarcation , bien que le Pilgrim possédât une chaloupe , placée sur son chantier entre le grand mât et le mât de misaine , plus trois baleinières , dont deux étaient suspendues sur les portemanteaux de bâbord et de tribord , et la troisième à l' arrière , en dehors du couronnement . Habituellement , ces trois baleinières étaient employées simultanément à la poursuite des cétacés . Mais , pendant la saison de pêche , on le sait , un équipage de renfort , pris aux stations de la Nouvelle-Zélande , venait en aide aux matelots du Pilgrim . Or , dans les circonstances actuelles , le Pilgrim ne pouvait fournir que les cinq matelots du bord , c' est-à-dire de quoi armer une seule des baleinières . Utiliser le concours de Tom et de ses compagnons , qui s' étaient tout d' abord offerts , était impossible . En effet , la manœuvre d' une pirogue de pêche exige des marins très particulièrement exercés . Un faux coup de barre ou un faux coup d' aviron suffiraient à compromettre le salut de la baleinière pendant l' attaque . D' autre part , le capitaine Hull ne voulait pas quitter son navire , sans y laisser au moins un homme de l' équipage en qui il eût confiance . Il fallait prévoir toutes les éventualités . Or , le capitaine Hull , obligé de choisir des marins solides pour armer la baleinière , devait forcément s' en remettre à Dick Sand du soin de garder le Pilgrim . « Dick , lui dit-il , c' est toi que je charge de rester à bord pendant mon absence , qui sera courte , je l' espère ! — Bien , monsieur » , répondit le jeune novice . Dick Sand aurait voulu prendre part à cette pêche , qui avait un très grand attrait pour lui ; mais il comprit que , d' une part , les bras d' un homme fait valaient mieux que les siens pour le service de la baleinière , et que , de l' autre , lui seul pouvait remplacer le capitaine Hull . Il se résigna donc . L' équipage de la baleinière devait se composer des cinq hommes , y compris le maître Howik , qui formaient tout l' équipage du Pilgrim . Ces quatre matelots allaient prendre place aux avirons , et Howik tiendrait l' aviron de queue , qui sert à gouverner une embarcation de ce genre . Un simple gouvernail , en effet , n' aurait pas une action assez prompte , et , dans le cas où les avirons de côté seraient mis hors de service , l' aviron de queue , bien manœuvré , peut mettre la baleinière hors de la portée des coups du monstre . Restait donc le capitaine Hull . Il s' était réservé le poste de harponneur , et , ainsi qu' il l' avait dit , ce ne serait pas son début . C' est lui qui devait d' abord lancer le harpon , puis surveiller le déroulement de la longue ligne fixée à son extrémité , puis enfin achever l' animal à coups de lance , lorsqu' il reviendrait à la surface de l' Océan . Les baleiniers emploient quelquefois des armes à feu pour ce genre de pêche . Au moyen d' un engin spécial , sorte de petit canon disposé soit à bord du navire , soit sur l' avant de l' embarcation , ils lancent ou un harpon qui entraîne avec lui la corde fixée à son extrémité , ou des balles explosives qui produisent de grands ravages dans le corps de l' animal . Mais le Pilgrim n' était point muni d' appareils de ce genre . Ce sont , d' ailleurs , des engins de haut prix , assez difficiles à manier , et les pêcheurs , peu amis des innovations , semblent préférer l' emploi des armes primitives , dont ils se servent habilement , c' est-à-dire harpon et lance . C' était donc par les moyens ordinaires , en attaquant la baleine à l' arme blanche , que le capitaine Hull allait tenter de capturer la jubarte , signalée à cinq milles de son navire . Du reste , le temps devait favoriser cette expédition . La mer , très calme , était propice aux manœuvres d' une baleinière . Le vent tendait à mollir , et le Pilgrim ne dériverait que d' une façon insensible , pendant que son équipage serait occupé au large . La baleinière de tribord fut donc aussitôt amenée , et les quatre matelots s' y embarquèrent . Howik leur fit passer deux de ces grands javelots qui servent de harpons , puis deux longues lances à pointes aiguës . À ces armes offensives il ajouta cinq paquets de ces cordes souples et résistantes , que les baleiniers appellent « lignes » , et qui mesurent six cents pieds de longueur . Il n' en faut pas moins , car il arrive souvent que ces cordes , attachées bout à bout , ne suffisent pas à la « demande » , tant la baleine s' enfonce profondément . Tels étaient les divers engins qui furent soigneusement disposés à l' avant de l' embarcation . Howik et les quatre matelots n' attendaient plus que l' ordre de larguer l' amarre . Une seule place était libre sur l' avant de la baleinière , -- celle que devait occuper le capitaine Hull . Il va de soi que l' équipage du Pilgrim , avant de quitter le bord , avait mis le navire en panne . Autrement dit , les vergues étaient brassées de manière que les voiles , contrariant leur action , maintenaient le brick-goélette à peu près stationnaire . Au moment d' embarquer , le capitaine Hull jeta un dernier coup d' œil sur son bâtiment . Il s' assura que tout était en ordre , les drisses bien tournées , les voiles convenablement orientées . Puisqu'il laissait le jeune novice à bord pendant une absence qui pouvait durer plusieurs heures , il voulait , avec raison , qu' à moins d' urgence , Dick Sand n' eût pas à exécuter une seule manœuvre . Au moment de partir , il lui fit ses dernières recommandations . « Dick , dit-il , je te laisse seul . Veille à tout . Si , par impossible , il devenait nécessaire de remettre le navire en marche , au cas où nous serions entraînés trop loin à la poursuite de cette jubarte , Tom et ses compagnons pourraient parfaitement te venir en aide . En leur indiquant bien ce qu' ils auraient à faire , je suis assuré qu' ils le feraient . — Oui , capitaine Hull , répondit le vieux Tom , et M . Dick peut compter sur nous . — Commandez ! commandez ! s' écria Bat . Nous avons si bonne envie de nous rendre utiles ! — Sur quoi faut-il tirer ? ... demanda Hercule , en retroussant les larges manches de sa veste . — Sur rien pour l' instant , répondit Dick Sand en souriant . — À votre service , reprit le colosse . — Dick , reprit le capitaine Hull , le temps est beau . Le vent est tombé . Nul indice qu' il se reprenne à fraîchir . Surtout , quoi qu' il arrive , ne mets d' embarcation à la mer et ne quitte pas le navire ! — C' est entendu . — S' il devenait nécessaire que le Pilgrim vînt nous rejoindre , je te ferais signal en hissant un pavillon au bout d' une gaffe . — Soyez tranquille , capitaine , je ne perdrai pas de vue la baleinière , répondit Dick Sand . — Bien , mon garçon , répondit le capitaine Hull . Du courage et du sang-froid . Te voilà capitaine en second . Fais honneur à ton grade . Personne n' en a occupé un pareil à ton âge ! » Dick Sand ne répondit pas , mais il rougit en souriant . Le capitaine Hull comprit cette rougeur et ce sourire . « Le brave garçon , se dit-il , modestie et bonne humeur , en vérité , c' est tout lui ! » Cependant , à ces instantes recommandations , il était visible que , bien qu' il n' y eût aucun danger à le faire , le capitaine Hull ne quittait pas volontiers son navire , même pour quelques heures . Mais un irrésistible instinct de pêcheur , surtout le furieux désir de compléter son chargement d' huile et de ne pas rester au-dessous des engagements pris par James W . Weldon à Valparaiso , tout cela lui disait de tenter l' aventure . D' ailleurs , cette mer si belle se prêtait merveilleusement à la poursuite d' un cétacé . Ni son équipage , ni lui , n' auraient pu résister à pareille tentation . La campagne de pêche serait enfin complète , et cette dernière considération tenait par-dessus tout au cœur du capitaine Hull . Le capitaine Hull se dirigea vers l' échelle . « Bonne chance ! lui dit Mrs . Weldon . — Merci , mistress Weldon ! — Je vous en prie , ne faites pas trop de mal à la pauvre baleine ! cria le petit Jack . — Non , mon garçon ! répondit le capitaine Hull . — Prenez -la tout doucement , monsieur . — Oui ... avec des gants , petit Jack ! — Quelquefois , fit observer cousin Bénédict , on trouve à récolter des insectes assez curieux sur le dos de ces grands mammifères ! — Eh bien , monsieur Bénédict , répondit en riant le capitaine Hull , vous aurez le droit d ' « entomologiser » quand notre jubarte sera le long du Pilgrim ! » Puis , se retournant vers Tom : « Tom , je compte sur vos compagnons et vous , dit-il , pour nous aider à dépecer la baleine , lorsqu' elle sera amarrée à la coque du navire , -- ce qui ne tardera pas . — À votre disposition , monsieur , répondit le vieux noir . — Bien ! répondit le capitaine Hull . -- Dick , ces braves gens t' aideront à préparer les barils vides . Pendant notre absence , ils les monteront sur le pont , et , de cette façon , la besogne ira vite au retour . — Cela sera fait , capitaine . » Pour ceux qui l' ignorent , il faut dire que la jubarte , une fois morte , devait être remorquée jusqu' au Pilgrim et solidement amarrée à son flanc de tribord . Alors les matelots , chaussés de bottes à crampons , s' installeraient sur le dos de l' énorme cétacé et le dépèceraient méthodiquement par bandes parallèles , dirigées de la tête à la queue . Ces bandes seraient ensuite découpées en tranches d' un pied et demi , puis divisées en morceaux , lesquels , après avoir été arrimés dans les barils , seraient envoyés à fond de cale . Le plus habituellement , le navire baleinier , lorsque la pêche est finie , manœuvre de manière à atterrir aussitôt que possible , afin de terminer ses manipulations . L' équipage descend à terre , et c' est là qu' il procède à la fusion du lard , qui , sous l' action de la chaleur , livre toute sa partie utilisable , c' est-à-dire l' huile [ 14 ] . Mais , dans les circonstances actuelles , le capitaine Hull ne pouvait songer à revenir en arrière , pour achever cette opération . Il ne comptait « fondre » ce complément de lard qu' à Valparaiso . D' ailleurs , avec ces vents qui ne pouvaient tarder à haler l' ouest , il espérait avoir connaissance de la côte américaine avant une vingtaine de jours , et ce laps de temps ne pouvait compromettre les résultats de sa pêche . Le moment était venu de partir . Avant que le Pilgrim eût été mis en panne , il s' était un peu rapproché de l' endroit où la jubarte continuait à signaler sa présence par des jets de vapeur et d' eau . La jubarte nageait toujours , au milieu du vaste champ rouge de crustacés , ouvrant automatiquement sa large bouche et absorbant à chaque gorgée des myriades d' animalcules . Au dire des connaisseurs du bord , il n' y avait nulle crainte qu' elle songeât à s' échapper . C' était , à n' en pas douter , ce que les pêcheurs appellent une baleine « de combat » . Le capitaine Hull enjamba les bastingages , et , descendant l' échelle de corde , il atteignit l' avant de la baleinière . Mrs . Weldon , Jack , cousin Bénédict , Tom et ses compagnons souhaitèrent une dernière fois bonne chance au capitaine . Dingo lui -même , se dressant sur ses pattes et passant la tête au-dessus de la lisse , sembla vouloir dire adieu à l' équipage . Puis , tous revinrent à l' avant , afin de ne rien perdre des péripéties si attachantes d' une pareille pêche . La baleinière déborda , et , sous l' impulsion de ses quatre avirons , vigoureusement maniés , elle commença à s' éloigner du Pilgrim . « Veille bien , Dick , veille bien ! cria une dernière fois le capitaine Hull au jeune novice . — Comptez sur moi , monsieur . — Un œil pour le bâtiment , un œil pour la baleinière , mon garçon ! Ne l' oublie pas ! — Cela sera fait , capitaine » , répondit Dick Sand , qui alla se placer près de la barre . Déjà , la légère embarcation se trouvait à plusieurs centaines de pieds du navire . Le capitaine Hull , debout à l' avant , ne pouvant plus se faire entendre , renouvelait ses recommandations par les gestes les plus expressifs . C' est alors que Dingo , les pattes toujours appuyées sur la lisse , poussa une sorte d' aboiement lamentable , qui eût défavorablement impressionné des gens quelque peu portés à la superstition . Cet aboiement fit même tressaillir Mrs . Weldon . « Dingo , dit-elle , Dingo ! C' est ainsi que tu encourages tes amis ! Allons , un bel aboiement bien clair , bien joyeux ! » Mais le chien n' aboya plus , et , se laissant retomber sur ses pattes , il vint lentement vers Mrs . Weldon , dont il lécha affectueusement la main . « Il ne remue pas la queue ! ... murmura Tom à mi-voix . Mauvais signe ! Mauvais signe ! » Mais , presque aussitôt , Dingo se redressa , et un hurlement de colère lui échappa . Mrs . Weldon se retourna . Negoro venait de quitter le poste et se dirigeait vers le gaillard d' avant , dans l' intention , sans doute , de suivre du regard , lui aussi , les manœuvres de la baleinière . Dingo s' élança vers le maître coq , en proie à la plus vive comme à la plus inexplicable fureur . Negoro saisit un anspect et se mit en défense . Le chien allait lui sauter à la gorge . « Ici , Dingo , ici ! » cria Dick Sand , qui , abandonnant un instant son poste d' observation , courut vers l' avant . Mrs . Weldon , de son côté , cherchait à calmer le chien . Dingo obéit , non sans répugnance , et revint en grondant sourdement vers le jeune novice . Negoro n' avait pas prononcé un seul mot , mais sa figure avait pâli un instant . Laissant alors retomber son anspect , il regagna sa cabane . « Hercule , dit alors Dick Sand , je vous charge spécialement de veiller sur cet homme ! — Je veillerai » , répondit simplement Hercule , dont les deux énormes poings se fermèrent en signe d' assentiment . Mrs . Weldon et Dick Sand reportèrent alors leurs regards sur la baleinière , qu' enlevaient rapidement ses quatre avirons . Ce n' était plus qu' un point sur la mer . Le capitaine Hull , baleinier expérimenté , ne devait rien laisser au hasard . La capture d' une jubarte est chose difficile . Nulle précaution ne doit être négligée . Nulle ne le fut en cette circonstance . Et tout d' abord , le capitaine Hull manœuvra de manière à accoster la baleine sous le vent , afin qu' aucun bruit ne pût lui déceler l' approche de l' embarcation . Howik dirigea donc la baleinière suivant la courbe assez allongée que dessinait ce banc rougeâtre au milieu duquel flottait la jubarte . On devait ainsi la tourner . Le maître d' équipage , préposé à cette manœuvre , était un marin de grand sang-froid , qui inspirait toute confiance au capitaine Hull . Il n' y avait à craindre de lui ni une hésitation , ni une distraction . « Attention à gouverner , Howik , dit le capitaine Hull . Nous allons essayer de surprendre la jubarte . Ne nous démasquons que lorsque nous serons à portée de la harponner . — C' est entendu , monsieur , répondit le maître d' équipage . Je vais suivre le contour de ces eaux rougeâtres , de manière à nous tenir toujours sous le vent . — Bien ! dit le capitaine Hull . -- Garçons , le moins de bruit possible en nageant . » Les avirons , soigneusement garnis de paillets , manœuvraient à la muette . L' embarcation , adroitement dirigée par le maître d' équipage , avait atteint le large banc des crustacés . Les avirons de tribord s' enfonçaient encore dans l' eau verte et limpide , pendant que ceux de bâbord , soulevant le liquide rougeâtre , semblaient ruisseler de gouttelettes de sang . « Le vin et l' eau ! dit l' un des matelots . — Oui , répondit le capitaine Hull , mais de l' eau qu' on ne peut boire et du vin qu' on ne peut avaler ! -- Allons , garçons , ne parlons plus , et souquons ferme ! » La baleinière , dirigée par le maître d' équipage , glissait sans bruit à la surface de ces eaux à demi graisseuses , comme si elle eût flotté sur une couche d' huile . La jubarte ne bougeait pas et ne semblait point avoir encore aperçu l' embarcation , qui décrivait un cercle autour d' elle . Le capitaine Hull , en faisant ce circuit , s' éloignait nécessairement du Pilgrim , que la distance rapetissait peu à peu . C' est toujours un effet bizarre que cette rapidité avec laquelle les objets diminuent en mer . Il semble qu' on les regarde bientôt par le gros bout d' une lunette . Cette illusion d' optique tient évidemment à ce que les points de comparaison manquent sur ces larges espaces . Il en était ainsi du Pilgrim , qui décroissait à vue d' œil et semblait beaucoup plus éloigné déjà qu' il ne l' était réellement . Une demi-heure après l' avoir quitté , le capitaine Hull et ses compagnons se trouvaient exactement sous le vent de la baleine , de telle sorte que celle -ci occupait un point intermédiaire entre le bâtiment et l' embarcation . Le moment était donc venu d' approcher en faisant le moins de bruit possible . Il n' était pas impossible qu' on pût accoster l' animal par le flanc et le harponner à bonne portée , avant que son attention eût été éveillée . « Nagez moins vite , garçons , dit le capitaine Hull à voix basse . — Il me semble , répondit Howik , que le goujon a senti quelque chose ! Il souffle moins violemment qu' il ne faisait tout à l' heure ! — Silence ! silence ! » répéta le capitaine Hull . Cinq minutes plus tard , la baleinière se tenait à une encablure de la jubarte [ 15 ] . Le maître d' équipage , debout à l' arrière , manœuvra de manière à se rapprocher du flanc gauche du mammifère , mais en évitant avec le plus grand soin de passer à portée de la formidable queue , dont un seul coup eût suffi à écraser l' embarcation . À l' avant , le capitaine Hull , les jambes un peu écartées pour mieux assurer son aplomb , tenait l' engin avec lequel il allait porter le premier coup . On pouvait compter sur son adresse pour que ce harpon se fixât dans la masse épaisse qui émergeait des eaux . Près du capitaine , dans une baille , était lovée la première des cinq lignes , solidement fixée au harpon , et à laquelle on rabouterait successivement les quatre autres , si la baleine plongeait à de grandes profondeurs . « Y sommes-nous , garçons ? murmura le capitaine Hull . — Oui , répondit Howik , en assurant solidement son aviron dans ses larges mains . — Accoste ! accoste ! » Le maître d' équipage obéit à l' ordre , et la baleinière vint ranger l' animal à moins de dix pieds . Celui -ci ne se déplaçait plus , et semblait dormir . Les baleines que l' on surprend ainsi pendant leur sommeil offrent une prise plus facile , et il arrive souvent que le premier coup qui leur est porté les frappe mortellement . « Cette immobilité est assez étonnante ! pensa le capitaine Hull . La coquine ne doit pas dormir , et pourtant ! ... Il y a là quelque chose ! » C' était aussi la pensée du maître d' équipage , qui cherchait à voir le flanc opposé de l' animal . Mais ce n' était plus l' instant de réfléchir , c' était celui d' attaquer . Le capitaine Hull , tenant son harpon par le milieu de la tige , le balança plusieurs fois , afin de mieux assurer la justesse de son coup , pendant qu' il visait le flanc de la jubarte . Puis , il le projeta de toute la vigueur de son bras . « Arrière , arrière ! » cria-t-il aussitôt . Et les matelots , sciant avec ensemble , firent rapidement reculer la baleinière , dans l' intention de la mettre prudemment à l' abri des coups de queue du cétacé . Mais , en ce moment , un cri du maître d' équipage fit comprendre pourquoi la baleine était depuis si longtemps et si extraordinairement immobile à la surface de la mer . « Un baleineau ! » dit-il . En effet , la jubarte , après avoir été frappée du harpon , s' était presque entièrement chavirée sur le flanc , découvrant ainsi un baleineau qu' elle était en train d' allaiter . Cette circonstance , le capitaine Hull le savait bien , devait rendre beaucoup plus difficile la capture de la jubarte . La mère allait évidemment se défendre avec plus de fureur , tant pour elle -même que pour protéger son « petit » , -- si toutefois on peut appliquer cette épithète à un animal qui ne mesurait pas moins de vingt pieds . Cependant , ainsi qu' on eût pu le craindre , la jubarte ne se précipita pas immédiatement sur l' embarcation , et il n' y eut pas lieu , afin de prendre la fuite , de couper brusquement la ligne qui la rattachait au harpon . Au contraire , et comme cela arrive la plupart du temps , la baleine , suivie du baleineau , plongea par une ligne très oblique d' abord ; puis , se relevant d' un bond énorme , elle commença à filer entre deux eaux avec une extrême rapidité . Mais , avant qu' elle eût fait son premier plongeon , le capitaine Hull et le maître d' équipage , debout tous les deux , avaient eu le temps de la voir , et , par conséquent , de l' estimer à sa juste valeur . Cette jubarte était , en réalité , un baleinoptère de la plus grande dimension . De la tête à la queue , elle mesurait au moins quatre-vingts pieds . Sa peau , d' un brun jaunâtre , était comme ocellée de nombreuses taches d' un brun plus foncé . C' eût été vraiment dommage , après une attaque heureuse à son début , d' être dans la nécessité d' abandonner une si riche proie . La poursuite , ou plutôt le remorquage , avait commencé . La baleinière , dont les avirons avaient été relevés , filait comme une flèche en roulant sur le dos des lames . Howik la maintenait imperturbablement , malgré ses rapides et effrayantes oscillations . Le capitaine Hull , l' œil sur sa proie , ne cessait de faire entendre son éternel refrain : « Veille bien , Howik , veille bien ! » Et l' on pouvait être assuré que la vigilance du maître d' équipage ne serait pas mise un instant en défaut . Cependant , comme la baleinière ne fuyait pas à beaucoup près aussi vite que la baleine , la ligne du harpon se déroulait avec une telle vitesse , qu' il était à craindre qu' elle ne prît feu , en se frottant au bordage de la baleinière . Aussi , le capitaine Hull avait-il soin de la tenir mouillée , en remplissant d' eau la baille au fond de laquelle elle était lovée . Toutefois , la jubarte ne semblait pas devoir s' arrêter dans sa fuite , ni vouloir la modérer . La seconde ligne fut donc amarrée au bout de la première , et elle ne tarda pas à être entraînée avec la même vitesse . Au bout de cinq minutes , il fallut rabouter la troisième ligne , qui s' engagea sous les eaux . La jubarte ne s' arrêtait pas . Le harpon n' avait évidemment pas pénétré dans quelque partie vitale de son corps . On pouvait même observer , à l' obliquité plus accusée de la ligne , que l' animal , au lieu de revenir à la surface , s' enfonçait dans des couches plus profondes . « Diable ! s' écria le capitaine Hull , mais cette coquine -là nous mangera nos cinq lignes ! — Et nous entraînera à bonne distance du Pilgrim ! répondit le maître d' équipage . — Il faudra bien , pourtant , qu' elle revienne respirer à la surface ! répondit le capitaine Hull . Ce n' est pas un poisson , et il lui faut sa provision d' air comme à un simple particulier ! — Elle aura retenu sa respiration pour mieux courir ! » dit en riant un des matelots . En effet , la ligne se déroulait toujours avec une égale vitesse . À la troisième ligne , il fut bientôt nécessaire de joindre la quatrième , et cela ne se fit pas sans inquiéter quelque peu les matelots touchant leur future part de prise . « Diable ! diable ! murmurait le capitaine Hull , je n' ai jamais vu cela ! Satanée jubarte ! » Enfin , la cinquième ligne dut être mise dehors , et déjà elle était à demi filée , lorsqu' elle sembla faiblir . « Bon ! bon ! s' écria le capitaine Hull . La ligne est moins tendue ! La jubarte se fatigue ! » En ce moment , le Pilgrim se trouvait à plus de cinq milles sous le vent de la baleinière . Le capitaine Hull , hissant un pavillon au bout d' une gaffe , lui fit le signal de se rapprocher . Et presque aussitôt , il put voir que Dick Sand , aidé de Tom et de ses compagnons , commençait à brasser les vergues , de manière à les orienter au plus près du vent . Mais la brise était faible et mal établie . Elle ne venait que par bouffées de peu de durée . Très certainement , le Pilgrim aurait quelque peine à rejoindre la baleinière , si même il pouvait l' atteindre . Cependant , ainsi qu' on l' avait prévu , la jubarte était revenue respirer à la surface de l' eau , avec le harpon toujours fixé dans son flanc . Elle restait à peu près immobile alors , semblant attendre son baleineau , que cette course furieuse avait dû distancer . Le capitaine Hull fit forcer de rames afin de la rejoindre , et bientôt il n' en fut plus qu' à une faible distance . Deux avirons furent relevés , et deux matelots s' armèrent , ainsi que l' avait fait le capitaine , de longues lances , destinées à frapper l' animal . Howik manœuvra habilement alors , et se tint prêt à faire évoluer rapidement l' embarcation , pour le cas où la baleine reviendrait brusquement sur elle . « Attention ! cria le capitaine Hull . Pas de coups perdus ! Visez bien , garçons ! Y sommes-nous , Howik ? — Je suis paré , monsieur , répondit le maître d' équipage , mais une chose me tracasse ! C' est que la bête , après avoir fui si rapidement , est bien tranquille à cette heure ! — En effet , Howik , cela me paraît suspect . — Défions-nous ! — Oui , mais allons de l' avant . » Le capitaine Hull s' animait de plus en plus . L' embarcation se rapprocha encore . La jubarte ne faisait que tourner sur place . Son baleineau n' était plus auprès d' elle , et peut-être cherchait-elle à le retrouver . Soudain , elle fit un mouvement de queue , qui l' éloigna d' une trentaine de pieds . Allait-elle donc fuir encore , et faudrait-il reprendre cette interminable poursuite à la surface des eaux ? « Attention ! cria le capitaine Hull . La bête va prendre son élan et se précipiter sur nous ! Gouverne , Howik , gouverne ! » La jubarte , en effet , avait évolué de manière à se présenter de front à la baleinière . Puis , battant violemment la mer de ses énormes nageoires , elle fondit en avant . Le maître d' équipage , qui s' attendait à ce coup direct , évolua de telle façon que la jubarte passa le long de l' embarcation , mais sans l' atteindre . Le capitaine Hull et les deux matelots lui portèrent trois vigoureux coups de lance au passage , en cherchant à frapper quelque organe essentiel . La jubarte s' arrêta , et , rejetant à une grande hauteur deux colonnes d' eau mêlée de sang , elle revint de nouveau sur l' embarcation , bondissant pour ainsi dire , effrayante à voir . Il fallait que ces marins fussent des pêcheurs déterminés pour ne pas perdre la tête en cette occasion . Howik évita encore adroitement l' attaque de la jubarte , en lançant l' embarcation de côté . Trois nouveaux coups , portés à propos , firent encore trois nouvelles blessures à l' animal . Mais , en passant , il frappa si rudement l' eau de sa formidable queue , qu' une lame énorme s' éleva , comme si la mer se fût démontée subitement . La baleinière faillit chavirer , et , l' eau embarquant par-dessus le bord , elle se remplit à demi . « Le seau , le seau ! » cria le capitaine Hull . Les deux matelots , abandonnant leurs avirons , se mirent à vider rapidement la baleinière , pendant que le capitaine coupait la ligne , devenue maintenant inutile . Non ! l' animal , rendu furieux par la douleur , ne songeait plus à fuir . À son tour , il attaquait , et son agonie menaçait d' être terrible . Une troisième fois , il se retourna « cap pour cap » , eût dit un marin , et il se précipita de nouveau sur l' embarcation . Mais la baleinière , à demi pleine d' eau , ne pouvait plus manœuvrer avec la même facilité . Dans ces conditions , comment éviterait-elle le choc qui la menaçait ? Si elle ne gouvernait plus , à plus forte raison ne pouvait-elle fuir . Et d' ailleurs , si vite qu' eût été poussée cette embarcation , la rapide jubarte l' aurait toujours rejointe en quelques bonds . Il n' y avait plus maintenant à attaquer , il y avait à se défendre . Le capitaine Hull ne s' y méprit point . La troisième attaque de l' animal ne put être entièrement parée . En passant , il frôla la baleinière de son énorme nageoire dorsale , mais avec tant de force , qu' Howik fut renversé de son banc . Les trois lances , malheureusement déviées par l' oscillation , manquèrent cette fois leur but . « Howik ! Howik ! cria le capitaine Hull , qui avait eu lui -même peine à se retenir . — Présent ! » répondit le maître d' équipage en se relevant . Mais il s' aperçut alors que , dans sa chute , son aviron de queue s' était cassé par le milieu . « Un autre aviron ! dit le capitaine Hull . — C' est fait » , répondit Howik . À ce moment , un bouillonnement se produisit sous les eaux , à quelques toises seulement de l' embarcation . Le baleineau venait de reparaître . La jubarte le vit , et elle se précipita vers lui . Cette circonstance ne pouvait que donner à la lutte un caractère plus terrible . La jubarte allait se battre pour deux . Le capitaine Hull regarda du côté du Pilgrim . Sa main agita frénétiquement la gaffe qui portait le pavillon . Que pouvait faire Dick Sand qui n' eût été déjà fait au premier signal du capitaine ? Les voiles du Pilgrim étaient orientées et le vent commençait à les enfler . Malheureusement , le brick-goélette ne possédait pas une hélice dont on pût accroître l' action pour marcher plus vite . Lancer une des embarcations à la mer et courir au secours du capitaine avec l' aide des noirs , c' eût été une perte de temps considérable , et , d' ailleurs , le novice avait ordre de ne pas quitter le bord , quoi qu' il arrivât . Cependant , il fit descendre de ses portemanteaux le canot d' arrière qu' il traîna à la remorque , afin que le capitaine et ses compagnons pussent s' y réfugier , si besoin était . En ce moment , la jubarte , couvrant le baleineau de son corps , était revenue à la charge . Cette fois , elle évolua de manière à atteindre directement l' embarcation . « Attention , Howik ! » cria une dernière fois le capitaine Hull . Mais le maître d' équipage était pour ainsi dire désarmé . Au lieu d' un levier dont la longueur faisait la force , il ne tenait plus à la main qu' un aviron relativement court . Il essaya de virer de bord . Ce fut impossible . Les matelots comprirent qu' ils étaient perdus . Tous se levèrent , poussant un cri terrible , qui fut peut-être entendu du Pilgrim ! Un terrible coup de queue du monstre venait de frapper la baleinière par-dessous . L' embarcation , projetée dans l' air avec une violence irrésistible , retomba brisée en trois morceaux au milieu des lames furieusement entrechoquées par les bonds de la baleine . Les infortunés matelots , quoique grièvement blessés , auraient peut-être eu la force de se maintenir encore , soit en nageant , soit en s' accrochant à quelque débris flottant . C' est même ce que fit le capitaine Hull , que l' on vit un instant hisser le maître d' équipage sur une épave ... Mais la jubarte , au dernier degré de la fureur , se retourna , bondit , peut-être , dans les derniers soubresauts d' une agonie terrible , et , de sa queue , elle battit formidablement les eaux troublées dans lesquelles ces malheureux nageaient encore ! Pendant quelques minutes , on ne vit plus qu' une trombe liquide s' éparpillant en gerbes de tous côtés . Un quart d' heure après , lorsque Dick Sand , qui , suivi des noirs , s' était précipité dans le canot , eut atteint le théâtre de la catastrophe , tout être vivant avait disparu . Il ne restait plus que quelques débris de la baleinière à la surface des eaux rouges de sang . La première impression que ressentirent les passagers du Pilgrim devant cette terrible catastrophe fut un mélange de pitié et d' horreur . Ils ne songèrent qu' à cette mort épouvantable du capitaine Hull et des cinq matelots du bord . Cette effroyable scène venait de s' accomplir presque sous leurs yeux , sans qu' ils eussent pu rien faire pour les sauver ! Ils n' avaient pu même arriver à temps pour recueillir l' équipage de la baleinière , leurs malheureux compagnons blessés , mais vivants encore , et pour opposer la coque du Pilgrim aux coups formidables de la jubarte ! Le capitaine Hull et ses hommes avaient à jamais disparu . Lorsque le brick-goélette fut arrivé sur le lieu du sinistre , Mrs . Weldon tomba à genoux , les mains levées vers le ciel . « Prions ! » dit la pieuse femme . À elle se joignit son petit Jack , qui s' agenouilla en pleurant près de sa mère . Le pauvre enfant avait tout compris . Dick Sand , Nan , Tom , les autres noirs se tinrent debout , la tête inclinée . Tous répétèrent la prière que Mrs . Weldon adressa à Dieu en recommandant à sa bonté infinie ceux qui venaient de paraître devant lui . Puis , Mrs . Weldon , se retournant vers ses compagnons : « Et maintenant , mes amis , dit-elle , demandons au Ciel force et courage pour nous -mêmes ! » Oui ! ils ne pouvaient trop implorer l' aide de Celui qui peut tout , car leur situation était des plus graves ! Ce navire qui les portait n' avait plus de capitaine pour le commander , plus d' équipage pour le manœuvrer . Il se trouvait au milieu de cet immense océan Pacifique , à des centaines de milles de toutes terres , à la merci des vents et des flots . Quelle fatalité avait donc amené cette baleine sur le passage du Pilgrim ? Quelle fatalité plus grande encore avait poussé le malheureux capitaine Hull , si sage d' ordinaire , à tout risquer pour compléter son chargement ? Et quelle catastrophe à compter parmi les plus rares des annales de la grande pêche , que celle -ci , qui n' avait pas permis de sauver un seul des matelots de la baleinière ! Oui ! c' était une terrible fatalité ! En effet , il n' y avait plus un marin à bord du Pilgrim ! Si ! Un seul ! Dick Sand , et ce n' était qu' un novice , un jeune homme de quinze ans ! Capitaine , maître , matelots , on peut dire que tout l' équipage se résumait maintenant en lui . À bord se trouvait une passagère , une mère et son fils , dont la présence devait rendre la situation plus difficile encore . Puis , il y avait aussi quelques noirs , braves gens , courageux et zélés , sans doute , prêts à obéir à qui serait en état de leur commander , mais dépourvus des plus simples notions du métier de marin ! Dick Sand restait immobile , les bras croisés , regardant la place où venait de s' engloutir le capitaine Hull , son protecteur , pour lequel il éprouvait une affection filiale . Puis , ses yeux parcouraient l' horizon , cherchant à découvrir quelque bâtiment auquel il eût demandé aide et assistance , auquel il aurait pu , tout au moins , confier Mrs . Weldon . Il n' eût pas abandonné pour cela le Pilgrim , non , certes ! sans avoir tout essayé pour le ramener au port . Mais Mrs . Weldon et son petit garçon eussent été en sûreté . Il n' aurait plus eu à craindre pour ces deux êtres , auxquels il s' était voué corps et âme . L' Océan était désert . Depuis la disparition de la jubarte , pas un point n' en venait altérer la surface . Tout était ciel et eau autour du Pilgrim . Le jeune novice ne savait que trop bien qu' il se trouvait en dehors des routes suivies par les navires de commerce , et que les autres baleiniers naviguaient encore au loin sur les lieux de pêche . Cependant , il s' agissait d' envisager la situation en face , de voir les choses telles qu' elles étaient . C' est ce que fit Dick Sand , demandant à Dieu , du plus profond de son cœur , aide et secours . Quelle résolution allait-il prendre ? En ce moment , Negoro parut sur le pont , qu' il avait quitté après la catastrophe . Ce qu' avait ressenti devant cet irréparable malheur un être aussi énigmatique , nul n' eût pu le dire . Il avait contemplé le désastre sans faire un geste , sans se départir de son mutisme . Son œil en avait avidement saisi tous les détails . Mais si , dans un moment pareil , on eût pu songer à l' observer , on se fût étonné tout au moins que pas un muscle n' eût bougé sur son visage impassible . En tout cas , et comme s' il ne l' eût pas entendu , il n' avait point répondu au pieux appel de Mrs . Weldon , priant pour l' équipage englouti . Negoro s' avançait vers l' arrière , là même où Dick Sand se tenait immobile . Il s' arrêta à trois pas du novice . « Vous avez à me parler ? demanda Dick Sand . — J' ai à parler au capitaine Hull , répondit froidement Negoro , ou , à son défaut , au maître Howik . — Vous savez bien que tous deux ont péri ! s' écria le novice . — Qui commande donc à bord maintenant ? demanda très insolemment Negoro . — Moi , répondit sans hésiter Dick Sand . — Vous ! fit Negoro , qui haussa les épaules . Un capitaine de quinze ans ! — Un capitaine de quinze ans ! » répondit le novice , en marchant sur le maître coq . Celui -ci recula . « Ne l' oubliez pas ! dit alors Mrs . Weldon . Il n' y a plus qu' un capitaine ici ... le capitaine Sand , et il est bon que chacun sache qu' il saura se faire obéir ! » Negoro s' inclina , murmurant d' un ton ironique quelques mots que l' on ne put entendre , et il retourna à son poste . On le voit , la résolution de Dick était prise . Cependant le brick-goélette , sous l' action de la brise qui commençait à fraîchir , avait déjà dépassé le vaste banc de crustacés . Dick Sand examina l' état de la voilure . Puis , ses yeux s' abaissèrent sur le pont . Il eut alors ce sentiment que si une effroyable responsabilité lui incombait dans l' avenir , il fallait qu' il fût de force à l' accepter . Il osa regarder ces survivants du Pilgrim , dont les yeux étaient fixés sur lui maintenant . Et , lisant dans leurs regards qu' il pouvait compter sur eux , il leur dit en deux mots qu' ils pouvaient à leur tour compter sur lui . Dick Sand avait fait en toute sincérité son examen de conscience . S' il était capable de modifier ou d' établir la voilure du brick-goélette , suivant les circonstances , en employant les bras de Tom et de ses compagnons , il ne possédait évidemment pas encore toutes les connaissances nécessaires pour déterminer son point par le calcul . Avec quatre ou cinq années de plus , Dick Sand eût connu à fond ce beau et difficile métier de marin ! Il aurait su se servir du sextant , cet instrument , que maniait chaque jour la main du capitaine Hull , et qui lui donnait la hauteur des astres ! Il aurait lu sur le chronomètre l' heure du méridien de Greenwich et en aurait déduit la longitude par l' angle horaire ! Le soleil se serait fait son conseiller de chaque jour ! La lune , les planètes lui auraient dit : Là , sur ce point de l' Océan , est ton navire ! Ce firmament sur lequel les étoiles se meuvent comme les aiguilles d' une horloge parfaite , que nulle secousse ne peut déranger et dont l' exactitude est absolue , ce firmament lui eût appris les heures et les distances ! Par les observations astronomiques , il aurait reconnu , comme le reconnaissait chaque jour son capitaine , l' endroit qu' occupait le Pilgrim à un mille près , et la route suivie aussi bien que la route à suivre ! Et maintenant , à l' estime , c' est-à-dire par la route mesurée au loch , relevée au compas et corrigée de la dérive , il devait uniquement demander son chemin . Cependant , il ne fléchit pas . Mrs . Weldon avait compris tout ce qui se passait dans le cœur si résolu du jeune novice . « Merci , Dick , lui dit-elle d' une voix qui ne tremblait pas . Le capitaine Hull n' est plus ! Tout son équipage a péri avec lui . Le sort du navire est entre tes mains ! Dick , tu sauveras le navire et ceux qu' il porte ! — Oui , mistress Weldon , répondit Dick Sand , oui ! je le tenterai , avec l' aide de Dieu ! — Tom et ses compagnons sont de braves gens sur lesquels tu peux absolument faire fond . — Je le sais , et j' en ferai des marins , et nous manœuvrerons ensemble . Avec beau temps , ce sera facile ! Avec mauvais temps ... eh bien , avec mauvais temps , nous lutterons et nous vous sauverons encore , mistress Weldon , vous et votre petit Jack , tous ! Oui , je sens que je le ferai ... » Et il répéta : « Avec l' aide de Dieu ! — Maintenant , Dick , peux -tu savoir quelle est la position du Pilgrim ? demanda Mrs . Weldon . — Facilement , répondit le novice . Je n' ai qu' à consulter la carte du bord , sur laquelle le point a été porté hier par le capitaine Hull . — Et pourras -tu mettre le navire en bonne direction ? — Oui , je pourrai mettre le cap à l' est , à peu près sur le point du littoral américain que nous devons accoster . — Mais , Dick , reprit Mrs . Weldon , tu comprends bien , n' est -ce pas , que cette catastrophe peut et même doit modifier nos premiers projets ? Il n' est plus question de conduire le Pilgrim à Valparaiso . Le port le plus rapproché de la côte d' Amérique est maintenant son port de destination . — Sans doute , mistress Weldon , répondit le novice . Aussi , ne craignez rien ! Cette côte américaine qui s' allonge profondément vers le sud , nous ne pouvons manquer de l' atteindre . — Où est-elle située ? demanda Mrs . Weldon . — Là , dans cette direction , répondit Dick Sand en montrant du doigt l' est , qu' il releva au moyen de la boussole . — Eh bien , Dick , que nous atteignions Valparaiso ou tout autre point du littoral , peu importe ! Ce qu' il faut , c' est atterrir . — Et nous le ferons , mistress Weldon , et je vous débarquerai en lieu sûr , répondit le jeune novice d' une voix ferme . D' ailleurs , en ralliant la terre , je ne renonce pas à l' espoir de rencontrer quelques-uns de ces bâtiments qui font le cabotage sur la côte . Ah ! mistress Weldon , le vent commence à s' établir dans le nord-ouest ! Dieu fasse qu' il tienne ainsi , nous ferons de la route , et bonne route ! Nous filerons grand largue , et toutes nos voiles porteront , depuis la brigantine jusqu' au clin-foc ! » Dick Sand avait parlé avec la confiance du marin , qui se sent un bon navire sous les pieds , un navire dont il est maître sous toutes les allures . Il allait prendre la barre et appeler ses compagnons pour orienter convenablement les voiles , lorsque Mrs . Weldon lui rappela qu' il devait , avant tout , connaître la position du Pilgrim . C' était , en effet , la première chose à faire . Dick Sand alla prendre , dans la chambre du capitaine , la carte où le point de la veille était indiqué . Il put donc montrer à Mrs . Weldon que le brick-goélette était par 43 ° 35 ' en latitude , et en longitude par 164 ° 13 ' , car , depuis vingt-quatre heures , il n' avait pour ainsi dire pas fait de route . Mrs . Weldon s' était penchée sur cette carte . Elle regardait la teinte brune qui figurait la terre , sur la droite de ce vaste Océan . C' était le littoral de l' Amérique du Sud , immense barrage jeté entre le Pacifique et l' Atlantique , depuis le cap Horn jusqu' aux rivages de la Colombie . À la considérer ainsi , cette carte , qui se développait alors sous ses yeux , sur laquelle tenait un océan tout entier , elle devait donner à penser qu' il serait facile de rapatrier les passagers du Pilgrim . C' est une illusion qui se reproduit invariablement pour qui n' est pas familiarisé avec les échelles auxquelles se rapportent les cartes marines . Et , en effet , il semblait à Mrs . Weldon que la terre devait être en vue , comme elle l' était sur ce morceau de papier ! Et cependant , au milieu de cette page blanche , le Pilgrim , figuré à l' échelle exacte , aurait été plus petit que le plus microscopique des infusoires ! Ce point mathématique , sans dimensions appréciables , eût paru perdu comme il l' était en réalité dans l' immensité du Pacifique ! Dick Sand , lui , n' avait pas éprouvé la même impression que Mrs . Weldon . Il savait combien la terre était éloignée , et que bien des centaines de milles ne suffisaient pas à en mesurer la distance . Mais son parti était pris : il était devenu un homme sous la responsabilité qui lui incombait . Le moment était venu d' agir . Il fallait profiter de cette brise de nord-ouest qui fraîchissait . Le vent contraire avait fait place au vent favorable , et quelques nuages , éparpillés au zénith sous la forme cirrus , indiquaient qu' il tiendrait au moins pendant un certain temps . Dick Sand appela Tom et ses compagnons . « Mes amis , leur dit-il , notre navire n' a plus d' autre équipage que vous . Je ne puis manœuvrer sans votre aide . Vous n' êtes pas marins , mais vous avez de bons bras . Mettez -les donc au service du Pilgrim , et nous pourrons le diriger . Il va de notre salut à tous que tout marche bien à bord . — Monsieur Dick , répondit Tom , mes compagnons et moi , nous sommes vos matelots . La bonne volonté ne nous manquera pas . Tout ce que des hommes peuvent faire , commandés par vous , nous le ferons . — Bien parlé , vieux Tom , dit Mrs . Weldon . — Oui , bien parlé , reprit Dick Sand , mais il faut être prudent , et je ne forcerai pas de toile , afin de ne rien compromettre . Un peu moins de vitesse , mais plus de sécurité , c' est ce que nous commandent les circonstances . Je vous indiquerai , mes amis , ce que chacun aura à faire dans la manœuvre . Quant à moi , je resterai au gouvernail tant que la fatigue ne m' obligera pas à l' abandonner . De temps en temps , quelques heures de sommeil suffiront à me remettre . Mais , pendant ces quelques heures , il faudra bien que l' un de vous me remplace . Tom , je vous indiquerai comment on gouverne au moyen de la boussole . Ce n' est pas difficile , et , avec un peu d' attention , vous apprendrez vite à maintenir le cap du navire en bonne direction . — Quand vous voudrez , monsieur Dick , répondit le vieux noir . — Eh bien , répondit le novice , restez près de moi , à la barre , jusqu' à la fin de la journée , et , si la fatigue m' accable , vous pourrez déjà me remplacer pour quelques heures . — Et moi , dit le petit Jack , est -ce que je ne pourrai pas aider un peu mon ami Dick ? — Oui , cher enfant , répondit Mrs . Weldon , en pressant Jack dans ses bras , on t' apprendra à gouverner , et je suis sûre que , tant que tu seras à la barre , nous aurons bon vent ! — Bien sûr ! bien sûr ! mère , je te le promets ! répondit le petit garçon en frappant des mains . — Oui , dit le jeune novice en souriant , les bons mousses savent conserver le bon vent ! C' est bien connu des vieux marins ! » Puis , s' adressant à Tom et aux autres noirs : « Mes amis , leur dit-il , nous allons brasser les vergues grand largue . Vous n' aurez qu' à faire ce que je vous dirai . — À vos ordres , répondit Tom , à vos ordres , capitaine Sand . » Dick Sand était donc le capitaine du Pilgrim , et sans perdre un instant il prit les mesures nécessaires afin de mettre le navire sous toutes voiles . Il était bien entendu que les passagers ne pouvaient avoir qu' une espérance : celle d' atteindre un port quelconque du littoral américain , sinon Valparaiso . Ce que Dick Sand comptait faire , c' était reconnaître la direction et la vitesse du Pilgrim , afin d' en tirer une moyenne . Pour cela , il suffisait de porter chaque jour sur la carte la route obtenue , comme il a été dit , par le loch et la boussole . Il y avait précisément à bord un de ces « patent-lochs » , à cadrans et à hélice , qui donnent fort exactement la vitesse pour un temps déterminé . Cet utile instrument , d' un emploi très facile , pouvait rendre les plus grands services , et les noirs étaient parfaitement aptes à le manœuvrer . Une seule cause d' erreur subsisterait , -- les courants . Pour la combattre , l' estime eût été insuffisante , et les observations astronomiques seules eussent permis de s' en rendre un compte exact . Or , ces observations , le jeune novice était encore hors d' état de les faire . Dick Sand avait eu un instant la pensée de ramener le Pilgrim à la Nouvelle-Zélande . La traversée eût été moins longue , et certainement il l' aurait fait , si le vent , qui avait été contraire jusqu' alors , ne fût devenu favorable . Mieux valait donc se diriger vers l' Amérique . En effet , le vent avait tourné presque cap pour cap , et maintenant il soufflait du nord-ouest avec une tendance à fraîchir . Il fallait donc en profiter et faire le plus de route possible . Dick Sand se disposa donc à mettre le Pilgrim grand largue . Dans un brick-goélette , le mât de misaine porte quatre voiles carrées : la misaine , sur le bas-mât ; au-dessus , le hunier , sur le mât de hune ; puis , sur le mât de perroquet , un perroquet et un cacatois . Le grand mât , au contraire , est moins chargé de voilure . Il ne porte au bas-mât qu' une brigantine , et au-dessus une voile de flèche . Entre ces deux mâts , sur les étais qui les soutiennent par l' avant , on peut encore établir un triple étage de voiles triangulaires . Enfin , à l' avant , sur le beaupré et son bout-dehors , s' amurent les trois focs . Les focs , la brigantine , le flèche , les voiles d' étais sont facilement maniables . Ils peuvent être hissés du pont , sans qu' il soit nécessaire de monter dans la mâture , puisqu'ils ne sont pas serrés sur les vergues au moyen de rabans qu' il faut préalablement larguer . Au contraire , la manœuvre des voiles du mât de misaine exige une plus grande habitude du métier de marin . Il est nécessaire , en effet , lorsqu' on veut les établir , de grimper par les haubans , soit dans la hune de misaine , soit sur les barres de perroquet , soit au capelage dudit mât , -- et cela aussi bien pour les larguer ou les serrer que pour diminuer leur surface en prenant des ris . De là , l' obligation de courir sur les marchepieds , -- cordes mobiles tendues au-dessous des vergues , -- de travailler d' une main en se tenant de l' autre , manœuvre périlleuse pour qui n' en a pas l' habitude . Les oscillations du roulis et du tangage , très accrues par la longueur du levier , le battement des voiles sous une brise un peu fraîche , ont vite fait d' envoyer un homme par-dessus le bord . C' était donc une opération véritablement dangereuse pour Tom et ses compagnons . Très heureusement , le vent soufflait modérément . La mer n' avait pas encore eu le temps de se faire . Les coups de roulis ou de tangage se maintenaient dans une amplitude modérée . Lorsque Dick Sand , au signal du capitaine Hull , s' était dirigé vers le théâtre de la catastrophe , le Pilgrim ne portait que ses focs , sa brigantine , sa misaine et son hunier . Pour passer de la panne au plus près , le novice n' avait eu qu' à faire servir , c' est-à-dire à contre-brasser le phare de misaine . Les noirs l' avaient facilement aidé dans cette manœuvre . Il s' agissait donc maintenant d' orienter grand largue , et , pour compléter la voilure , de hisser le perroquet , le cacatois , le flèche et les voiles d' étais . « Mes amis , dit le novice aux cinq noirs , faites ce que je vais vous commander , et tout ira bien . » Dick Sand était resté à la roue du gouvernail . « Allez ! cria-t-il . Tom , larguez vivement cette manœuvre ! — Larguez ? ... dit Tom , qui ne comprenait pas cette expression . — Oui ... défaites -la ! -- À vous , Bat ... la même chose ! ... Bon ! ... Halez ... raidissez ... Voyons , tirez dessus ! — Comme cela ? dit Bat . — Oui , comme cela . Très bien ! ... Allons , Hercule ... de la vigueur ! Un bon coup là . » Dire : de la vigueur ! à Hercule , c' était peut-être imprudent . Le géant , sans s' en douter , donna un coup à tout casser . « Eh ! pas si fort , mon brave ! cria Dick Sand en souriant . Vous allez amener la mâture en bas ! — J' ai à peine tiré , répondit Hercule . — Eh bien , faites semblant seulement ! Vous verrez que ça suffira ! ... Bien , mollissez ... larguez ... rendez la main ! ... Amarrez ... attachez ... comme cela ! ... Bon ! ... De l' ensemble ! Halez ... tirez sur les bras ... » Et tout le phare du mât de misaine , dont les bras de bâbord avaient été mollis , tourna lentement . Le vent , gonflant alors les voiles , imprima une certaine vitesse au navire . Dick Sand fit alors mollir les écoutes des focs . Puis , il rappela les noirs à l' arrière . « Voilà qui est fait , mes amis , et bien fait ! Occupons-nous maintenant du grand mât . Mais ne cassez rien , Hercule . — Je tâcherai » , répondit le colosse , sans vouloir s' engager davantage . Cette seconde manœuvre fut assez facile . L' écoute du gui ayant été larguée en douceur , la brigantine prit le vent plus normalement et ajouta sa puissante action à celle des voiles de l' avant . Le flèche fut alors établi au-dessus de la brigantine , et , comme il était simplement cargué , il n' y avait qu' à peser sur la drisse , à amurer , puis à border . Mais Hercule pesa si bien , de compte à demi avec son ami Actéon , sans compter le petit Jack qui s' était joint à eux , que la drisse cassa net . Tous trois tombèrent à la renverse , -- sans se faire aucun mal , heureusement . Jack était enchanté ! « Ce n' est rien , ce n' est rien ! cria le novice . Rajustez provisoirement les deux bouts , et hissez en douceur ! » C' est ce qui fut fait sous les yeux mêmes de Dick Sand , sans qu' il eût encore quitté la barre . Le Pilgrim marchait déjà rapidement , le cap à l' est , et il n' y avait plus qu' à le maintenir dans cette direction . Rien de plus facile , puisque le vent était maniable , et que les embardées n' étaient pas à craindre . « Bien , mes amis ! dit le novice . Vous serez de bons marins avant la fin de la traversée ! — Nous ferons de notre mieux , capitaine Sand » , répondit Tom . Mrs . Weldon complimenta aussi ces braves gens . Le petit Jack lui -même reçut sa part d' éloges , car il avait joliment travaillé . « Je crois même , monsieur Jack , dit Hercule en souriant , que c' est vous qui avez cassé la drisse ! Quelle bonne petite poigne vous avez ! Sans vous , nous n' aurions rien fait de bon ! » Et le petit Jack , très fier de lui , secoua vigoureusement la main de son ami Hercule . L' installation de la voilure du Pilgrim n' était pas complète encore . Il lui manquait ces voiles hautes , dont l' action n' est point à dédaigner sous cette allure du grand largue . Perroquet , cacatois , voiles d' étais , le brick-goélette devait sensiblement gagner à les porter , et Dick Sand résolut de les établir . Cette manœuvre devait être plus difficile que les autres , non pour les voiles d' étais , qui pouvaient se hisser , s' amurer et se border d' en bas , mais pour les voiles carrées du mât de misaine . Il fallait monter jusqu' aux barres pour les larguer , et Dick Sand , ne voulant exposer personne de son équipage improvisé , s' occupa de le faire lui -même . Il appela donc Tom , et il le mit à la roue du gouvernail , en lui montrant comment il fallait tenir le bâtiment . Puis , Hercule , Bat , Actéon , Austin étant placés , les uns aux drisses du cacatois , les autres à celles du perroquet , il s' élança dans la mâture . Grimper les enfléchures des haubans de misaine , les hampes de revers , les enfléchures des haubans du mât de hune , atteindre les barres , ce ne fut qu' un jeu pour le jeune novice . En une minute , il était sur le marchepied de la vergue de perroquet , et il larguait les rabans qui tenaient la voile serrée . Puis , il reprit pied sur les barres , et il grimpa sur la vergue de cacatois , dont il largua rapidement la voile . Dick Sand avait fini sa besogne , et , saisissant un des galhaubans de tribord , il se laissa glisser jusqu' au pont . Là , sur ses indications , les deux voiles furent vigoureusement amurées et bordées , puis les deux vergues hissées à bloc . Les voiles d' étais ayant été ensuite établies entre le grand mât et le mât de misaine , la manœuvre se trouva terminée . Hercule n' avait rien cassé cette fois . Le Pilgrim portait alors toutes les voiles qui composaient son gréement . Sans doute , Dick Sand aurait pu y joindre encore les bonnettes de misaine à bâbord ; mais c' était une manœuvre difficile , dans les circonstances actuelles , et , s' il avait fallu les rentrer en cas de grain , on n' aurait pu le faire avec assez de rapidité . Le novice s' en tint donc là . Tom fut alors relevé de son poste à la roue du gouvernail , que Dick Sand vint reprendre . La brise fraîchissait . Le Pilgrim , donnant une légère bande sur tribord , glissait rapidement à la surface de la mer , en laissant derrière lui un sillage bien plat , qui témoignait de la pureté de ses lignes d' eau . « Nous voici en bonne route , mistress Weldon , dit alors Dick Sand , et maintenant , que Dieu nous conserve ce vent favorable ! » Mrs . Weldon serra la main du jeune novice . Puis , fatiguée de toutes les émotions de cette dernière heure , elle regagna sa cabine et tomba dans une sorte d' assoupissement pénible qui n' était pas du sommeil . Le nouvel équipage resta sur le pont du brick-goélette , veillant sur le gaillard d' avant , et prêt à obéir aux ordres de Dick Sand , c' est-à-dire à modifier l' orientation des voiles , suivant les variations du vent ; mais , tant que la brise conserverait et cette force et cette direction , il n' y aurait absolument rien à faire . Pendant tout ce temps , que devenait donc cousin Bénédict ? Cousin Bénédict s' occupait d' étudier à la loupe un articulé qu' il avait enfin découvert à bord , un simple orthoptère , dont la tête disparaissait sous le prothorax , un insecte aux élytres plates , à l' abdomen arrondi , aux ailes assez longues , qui appartenait à la famille des blattiens et à l' espèce des blattes américaines . C' était précisément en furetant dans la cuisine de Negoro , qu' il avait fait cette précieuse trouvaille , et au moment où le maître coq allait impitoyablement écraser ledit insecte . De là , une colère , que Negoro laissa froidement passer , d' ailleurs . Mais , ce cousin Bénédict , savait-il quel changement s' était produit à bord depuis le moment où le capitaine Hull et ses compagnons avaient commencé cette funeste pêche de la jubarte ? Oui , sans doute . Il était même sur le pont , lorsque le Pilgrim arriva en vue des débris de la baleinière . L' équipage du brick-goélette avait donc péri sous ses yeux . Prétendre que cette catastrophe ne l' avait pas touché , ce serait accuser son cœur . Cette pitié pour autrui , que tout le monde ressent , il l' avait certainement éprouvée . Il s' était également ému de la situation faite à sa cousine . Il était venu serrer la main de Mrs . Weldon , comme pour lui dire : « N' ayez pas peur ! Je suis là ! Je vous reste ! » Puis , cousin Bénédict était retourné vers sa cabine , afin de réfléchir , sans doute , aux conséquences de ce désastreux événement , aux mesures énergiques qu' il convenait de prendre ! Mais , sur son chemin , il avait rencontré la blatte en question , et comme sa prétention , -- justifiée d' ailleurs contre certains entomologistes , -- était de prouver que les blattes du genre phoraspés , remarquables par leurs couleurs , ont des mœurs très différentes des blattes proprement dites , il s' était mis à l' étude , oubliant et qu' il y avait eu un capitaine Hull à commander le Pilgrim , et que cet infortuné venait de périr avec son équipage ! La blatte l' absorbait tout entier ! Il ne l' admirait pas moins et il en faisait autant de cas que si cet horrible insecte eût été un scarabée d' or . La vie , à bord , avait donc repris son cours habituel , bien que chacun dût rester longtemps encore sous le coup d' une si poignante et si imprévue catastrophe . Pendant cette journée , Dick Sand se multiplia , afin que tout fût en place et qu' il pût parer aux moindres éventualités . Les noirs lui obéissaient avec zèle . L' ordre le plus parfait régnait à bord du Pilgrim . On pouvait donc espérer que tout irait sans encombre . De son côté , Negoro ne fit plus aucune autre tentative pour se soustraire à l' autorité de Dick Sand . Il parut l' avoir tacitement reconnue . Occupé , comme toujours , dans son étroite cuisine , on ne le vit pas plus qu' auparavant . D' ailleurs , à la moindre infraction , au premier symptôme d' insoumission , Dick Sand était résolu à l' envoyer à fond de cale pour le reste de la traversée . Sur un signe de lui , Hercule eût empoigné le maître coq par la peau du cou . Cela n' aurait pas été long . Dans ce cas , Nan , qui savait faire la cuisine , eût remplacé le cuisinier dans ses fonctions . Negoro devait donc se dire qu' il n' était pas indispensable , et , comme on le surveillait de près , il sembla ne vouloir donner aucune prise contre lui . Le vent , tout en fraîchissant jusqu' au soir , ne nécessita aucun changement dans la voilure du Pilgrim . Sa solide mâture , son gréement de fer , qui était en bon état , lui eussent permis de supporter , sous cette allure , même une brise plus forte . Pendant la nuit , il est souvent d' usage de diminuer de toile , et , particulièrement , de serrer les voiles hautes , flèches , perroquets , cacatois , etc . Cela est prudent , pour le cas où quelque rafale tomberait à bord instantanément . Mais Dick Sand crut pouvoir se dispenser de prendre cette précaution . L' état de l' atmosphère ne laissait rien présager de fâcheux , et d' ailleurs le jeune novice , décidé à passer cette première nuit sur le pont , comptait bien avoir l' œil à tout . Puis , c' était une marche plus rapide , et il lui tardait de se trouver sur des parages moins déserts . Il a été dit que le loch et la boussole étaient les seuls instruments dont Dick Sand pût se servir , afin d' estimer approximativement le chemin parcouru par le Pilgrim . Pendant cette journée , le novice fit jeter le loch toutes les demi-heures , et il nota les indications fournies par l' instrument . Quant à la boussole , qui porte aussi le nom de compas , il y en avait deux à bord . L' une était placée dans l' habitacle , sous les yeux de l' homme de barre . Son cadran , éclairé le jour par la lumière diurne , la nuit par deux lampes latérales , indiquait à tout moment quel cap avait le navire , c' est-à-dire la direction qu' il suivait . L' autre compas était une boussole renversée , fixée aux barreaux de la cabine qu' occupait autrefois le capitaine Hull . De cette façon , sans quitter sa chambre , il pouvait toujours savoir si la route donnée était exactement suivie , si l' homme de barre , par inhabileté ou négligence , ne laissait pas le bâtiment faire de trop grandes embardées . D' ailleurs , il n' est pas de navire , employé aux voyages de long-cours , qui ne possède au moins deux boussoles , comme il a deux chronomètres . Il faut que l' on puisse comparer ces instruments entre eux , et , conséquemment , contrôler leurs indications . Le Pilgrim était donc suffisamment pourvu sous ce rapport , et Dick Sand recommanda à ses hommes de prendre le plus grand soin des deux compas , qui lui étaient si nécessaires . Or , malheureusement , pendant la nuit du 12 au 13 février , tandis que le novice était de quart et tenait la roue du gouvernail , un fâcheux accident se produisit . La boussole renversée , qui était fixée par une virole de cuivre au barrotin de la cabine , se détacha et tomba sur le plancher . On ne s' en aperçut que le lendemain . Comment cette virole vint-elle à manquer ? c' était assez inexplicable . Il était possible , cependant , qu' elle fût oxydée , et qu' un coup de tangage ou de roulis l' eût détachée du barrotin . Or , précisément , la mer avait été plus dure pendant la nuit . Quoi qu' il en soit , la boussole s' était cassée de manière à ne pouvoir être réparée . Dick Sand fut très contrarié . Il était réduit , désormais , à s' en rapporter uniquement au compas de l' habitacle . Ce bris de la seconde boussole , personne n' en était responsable , bien évidemment , mais il pouvait avoir des conséquences fâcheuses . Le novice prit donc toutes les mesures pour que le second compas fût à l' abri de tout accident . Jusqu' alors , sauf cela , tout allait bien à bord du Pilgrim . Mrs . Weldon , à voir le calme de Dick Sand , avait repris confiance . Ce n' était pas qu' elle se fût jamais abandonnée au désespoir . Avant tout , elle comptait sur la bonté de Dieu . Aussi , en sincère et pieuse catholique , elle se réconfortait par la prière . Dick Sand s' était arrangé de manière à rester à la barre pendant la nuit . Il dormait cinq ou six heures , le jour , et cela paraissait lui suffire , puisqu'il ne se sentait pas trop fatigué . Pendant ce temps , Tom ou son fils Bat le remplaçaient à la roue du gouvernail , et , grâce à ses conseils , ils devenaient peu à peu de passables timoniers . Souvent , Mrs . Weldon et le novice causaient ensemble . Dick Sand prenait volontiers conseil de cette femme intelligente et courageuse . Chaque jour , il lui montrait sur la carte du bord le chemin parcouru , qu' il relevait à l' estime , en tenant uniquement compte de la direction et de la vitesse du navire . « Voyez , mistress Weldon , lui répétait-il souvent , avec ces vents portants , nous ne pouvons manquer d' atteindre le littoral de l' Amérique méridionale . Je ne voudrais pas l' affirmer , mais je crois bien que , lorsque notre bâtiment arrivera en vue de terre , il ne sera pas loin de Valparaiso ! » Mrs . Weldon ne pouvait douter que la direction du bâtiment ne fût bonne , favorisée surtout par ces vents de nord-ouest . Mais combien le Pilgrim lui semblait être éloigné encore du littoral américain ! Que de dangers , entre lui et la franche terre , à ne compter que ceux qui pouvaient venir d' un changement dans l' état de la mer et du ciel ! Jack , insouciant comme le sont les enfants de son âge , avait repris ses jeux habituels , courant sur le pont , s' amusant avec Dingo . Il trouvait , sans doute , que son ami Dick était moins à lui qu' autrefois , mais sa mère lui avait fait comprendre qu' il fallait laisser le jeune novice tout entier à ses occupations . Le petit Jack s' était rendu à ces raisons et ne dérangeait plus le « capitaine Sand » . Ainsi se passaient les choses à bord . Les noirs faisaient intelligemment leur besogne et devenaient chaque jour plus pratiques du métier de marin . Tom fut naturellement le maître d' équipage , et c' était bien lui que ses compagnons eussent choisi pour cette fonction . Il commandait le quart , pendant que le novice se reposait , et il avait avec lui son fils Bat et Austin . Actéon et Hercule formaient l' autre quart sous la direction de Dick Sand . De cette façon , tandis que l' un gouvernait , les autres veillaient à l' avant . Bien que ces parages fussent déserts et qu' un abordage ne fût vraiment pas à craindre , le novice exigeait une surveillance rigoureuse pendant la nuit . Il ne naviguait jamais sans avoir ses feux de position , -- un feu vert à tribord , un feu rouge à bâbord , -- et , en cela , il agissait sagement . Toutefois , pendant ces nuits que Dick Sand passait tout entières à la barre , il sentait parfois un irrésistible accablement s' emparer de lui . Sa main gouvernait alors par pur instinct . C' était l' effet d' une fatigue dont il ne voulait pas tenir compte . Or , il arriva ceci pendant la nuit du 13 au 14 février , c' est que Dick Sand , très fatigué , dut aller prendre quelques heures de repos , et fut remplacé à la barre par le vieux Tom . Le ciel était couvert d' épais nuages , qui s' étaient abaissés avec le soir sous l' influence de l' air froid . Il faisait donc très sombre , et il eût été impossible de distinguer les hautes voiles , perdues dans les ténèbres . Hercule et Actéon étaient de quart sur le gaillard d' avant . À l' arrière , le feu de l' habitacle ne laissait filtrer qu' une vague lueur , que reflétait doucement la garniture métallique de la roue du gouvernail . Les fanaux , projetant leurs feux latéralement , laissaient le pont du navire dans une obscurité profonde . Vers trois heures du matin , une sorte de phénomène d' hypnotisme se produisit alors , dont le vieux Tom n' eut même pas conscience . Ses yeux , qui s' étaient trop longtemps fixés sur un point lumineux de l' habitacle , perdirent subitement le sentiment de la vision , et il tomba dans une véritable somnolence anesthésique . Non seulement il ne voyait plus , mais on l' eût touché ou pincé fortement , qu' il n' aurait probablement rien senti . Il ne vit donc pas une ombre qui se glissait sur le pont . C' était Negoro . Arrivé à l' arrière , le maître coq plaça sous l' habitacle un objet assez pesant qu' il tenait à la main . Puis , après avoir observé un instant le cadran lumineux de la boussole , il se retira sans avoir été vu . Si , le lendemain , Dick Sand eût aperçu cet objet placé par Negoro sous l' habitacle , il se fût empressé de le retirer . En effet , c' était un morceau de fer , dont l' influence venait d' altérer les indications du compas . L' aiguille aimantée avait été déviée , et au lieu de marquer le nord magnétique , qui diffère un peu du nord du monde , elle marquait le nord-est . C' était donc une déviation de quatre quarts , autrement dit d' un demi-angle droit . Tom , presque aussitôt , était revenu de son assoupissement . Ses yeux se portèrent sur le compas ... Il crut , il dut croire que le Pilgrim n' était pas en bonne direction . Il donna donc un coup de barre , afin de remettre le cap du navire à l' est ... Il le pensait , du moins . Mais , avec la déviation de l' aiguille , qu' il ne pouvait soupçonner , ce cap , modifié de quatre quarts , fut le sud-est . Et ainsi , pendant que , sous l' action d' un vent favorable , le Pilgrim était censé suivre la direction voulue , il marchait avec une erreur de quarante-cinq degrés dans sa route ! Pendant la semaine qui suivit cet événement , du 14 février au 21 , aucun incident ne se produisit à bord . Le vent de nord-ouest fraîchissait peu à peu , et le Pilgrim filait rapidement , à raison de cent soixante milles en moyenne par vingt-quatre heures . C' était à peu près tout ce qu' on pouvait demander à un bâtiment de cette dimension . Le brick-goélette , dans la pensée de Dick Sand , devait donc se rapprocher des parages plus fréquentés par les longs-courriers , qui cherchent à passer d' un hémisphère à l' autre . Le novice espérait toujours rencontrer un de ces bâtiments , et il avait la formelle intention , soit d' y transborder ses passagers , soit de lui emprunter quelques matelots de renfort et peut-être un officier . Mais , bien que la surveillance fût active , aucun navire ne put être signalé , et la mer était toujours déserte . Cela ne laissait pas d' étonner quelque peu Dick Sand . Il avait traversé plusieurs fois cette partie du Pacifique pendant ses trois campagnes de pêche aux mers australes . Or , par la latitude et la longitude où le mettait son estime , il était rare qu' il ne se montrât pas quelque bâtiment anglais ou américain , remontant du cap Horn vers l' équateur , ou redescendant vers l' extrême pointe de l' Amérique du Sud . Mais ce que Dick Sand ignorait , ce qu' il ne pouvait même reconnaître , c' est que le Pilgrim était déjà plus haut en latitude , c' est-à-dire plus au sud qu' il ne le supposait . Cela tenait à deux raisons : La première , c' est que les courants de ces parages , dont le novice ne pouvait qu' imparfaitement estimer la vitesse , avaient contribué , sans qu' il lui fût possible de s' en rendre compte , à rejeter le navire hors de sa route . La seconde , c' est que la boussole , faussée par la main coupable de Negoro , ne donnait plus que des relèvements inexacts , -- relèvements que , depuis la perte du second compas , Dick Sand ne pouvait contrôler . De telle sorte que , croyant et devant croire qu' il faisait l' est , en réalité il faisait le sud-est ! La boussole , elle était toujours sous ses yeux . Le loch , on le jetait régulièrement . Ses deux instruments lui permettaient , dans une certaine mesure , de diriger le Pilgrim et d' estimer le nombre de milles parcourus . Mais était -ce donc suffisant ? Cependant , le novice rassurait toujours , et de son mieux , Mrs . Weldon , que les incidents de cette traversée devaient parfois inquiéter . « Nous arriverons , nous arriverons ! répétait-il . Nous atteindrons la côte américaine , ici ou là , peu importe , en somme , mais nous ne pouvons manquer d' y atterrir ! — Je n' en doute pas , Dick . — Évidemment , mistress Weldon , j' aurais le cœur plus tranquille , si vous n' étiez pas à bord , si nous n' avions à répondre que de nous , mais ... — Mais si je n' étais pas à bord , répondit Mrs . Weldon , si cousin Bénédict , Jack , Nan et moi , n' avions pas pris passage sur le Pilgrim , et si , d' autre part , Tom et ses compagnons n' avaient pas été recueillis en mer , Dick , il n' y aurait plus que deux hommes ici , toi et Negoro ! ... Que serais -tu devenu , seul avec ce méchant homme , dans lequel tu ne peux avoir confiance ? Oui , mon enfant , que serais -tu devenu ? — J' aurais commencé , répondit résolument Dick Sand , par mettre Negoro hors d' état de nuire . — Et tu aurais manœuvré seul ? — Oui ... seul ... avec l' aide de Dieu ! » La fermeté de ces paroles était bien faite pour donner espoir à Mrs . Weldon . Et pourtant , en regardant son petit Jack , bien des fois elle se sentait inquiète ! Si la femme ne voulait rien laisser voir de ce qu' éprouvait la mère , elle ne parvenait pas toujours à empêcher quelque secrète angoisse de lui serrer le cœur ! Cependant , si le jeune novice n' était pas assez avancé dans ses études hydrographiques pour faire son point , il possédait un véritable flair de marin , lorsqu' il s' agissait de « sentir le temps » . L' apparence du ciel , d' une part , de l' autre , les indications du baromètre , lui permettaient de se mettre sur ses gardes . Le capitaine Hull , bon météorologiste , lui avait appris à consulter cet instrument , dont les pronostics sont remarquablement sûrs . Voici , en peu de mots , ce que contiennent les notices relatives à l' observation du baromètre [ 16 ] : 1 ° Lorsque , après une assez longue durée de beau temps , le baromètre commence à baisser d' une manière brusque et continue , la pluie surviendra certainement ; mais , si le beau temps a eu une longue durée , le mercure peut baisser deux ou trois jours dans le tube barométrique avant qu' on aperçoive aucun changement dans l' état de l' atmosphère . Alors , plus il s' écoule de temps entre la chute du mercure et l' arrivée de la pluie , plus longue sera la durée du temps pluvieux . 2 ° Si , au contraire , pendant un temps pluvieux qui a déjà eu une longue durée , le baromètre commence à s' élever lentement et régulièrement , très certainement le beau temps viendra , et il durera d' autant plus qu' il se sera écoulé un plus long intervalle entre son arrivée et le commencement de la hausse du baromètre . 3 ° Dans les deux cas qui précèdent , si le changement de temps suit immédiatement le mouvement de la colonne barométrique , ce changement ne durera que très peu . 4 ° Si le baromètre monte avec lenteur et d' une façon continue pendant deux ou trois jours ou même davantage , il annonce le beau temps , quand bien même la pluie ne cesserait pas pendant ces trois jours , et vice versa ; mais , si le baromètre hausse deux jours ou plus pendant la pluie , puis , le beau temps étant survenu , qu' il recommence à baisser , le beau temps durera très peu , et vice versa . 5 ° Dans le printemps et dans l' automne , une chute brusque du baromètre présage du vent . Dans l' été , si le temps est très chaud , elle annonce un orage . Dans l' hiver , après une gelée de quelque durée , un rapide abaissement de la colonne barométrique annonce un changement de vent , accompagné de dégel et de pluie ; mais une hausse qui survient pendant une gelée ayant déjà duré un certain temps , pronostique de la neige . 6 ° Les oscillations rapides du baromètre ne doivent jamais être interprétées comme présageant un temps sec ou pluvieux de quelque durée . Ces indications sont données exclusivement par la hausse ou par la baisse , qui s' opère d' une manière lente et continue . 7 ° Vers la fin de l' automne , si , après un temps pluvieux et venteux prolongé , le baromètre vient à s' élever , cette hausse annonce le passage du vent au nord et l' approche de la gelée . Telles sont les conséquences générales à tirer des indications de ce précieux instrument . C' est là ce que savait parfaitement bien Dick Sand , ce qu' il avait constaté lui -même en diverses circonstances de sa vie de marin , ce qui le rendait très apte à se mettre en garde contre toute éventualité . Or , précisément , vers le 20 février , les oscillations de la colonne barométrique commencèrent à préoccuper le jeune novice , qui les relevait plusieurs fois par jour avec beaucoup de soin . En effet , le baromètre se mit à baisser d' une manière lente et continue , ce qui présageait de la pluie ; mais cette pluie ayant tardé à tomber , Dick Sand en conclut que le mauvais temps durerait . C' est ce qui devait arriver . Mais la pluie , c' était le vent , et en effet , à cette date , la brise fraîchit assez pour que l' air se déplaçât avec une vitesse de soixante pieds à la seconde , soit trente et un milles à l' heure [ 17 ] . Dick Sand dut prendre alors quelques précautions pour ne pas compromettre la mâture et la voilure du Pilgrim . Il avait déjà fait serrer le cacatois , le flèche et le clin-foc , et il résolut d' en faire autant du perroquet , puis de prendre deux ris dans le hunier . Cette dernière opération devait présenter certaines difficultés , avec un équipage peu expérimenté encore . Il n' y avait pas à hésiter , cependant , et personne n' hésita . Dick Sand , accompagné de Bat et d' Austin , monta dans le gréement du mât de misaine et parvint , non sans peine , à serrer le perroquet . Avec un temps moins menaçant , il aurait laissé les deux vergues sur le mât ; mais , prévoyant qu' il serait probablement obligé de caler ce mât , et peut-être même de le dépasser , il dégréa les deux vergues et les envoya sur le pont . On comprend , en effet , que lorsque le vent devient trop fort , il faut non seulement diminuer la voilure , mais aussi la mâture . C' est un grand soulagement pour le navire , qui , moins chargé dans le haut , n' est plus aussi fatigué par les coups de roulis et de tangage . Ce premier travail accompli , -- et il demanda deux heures , -- Dick Sand et ses compagnons s' occupèrent de réduire la surface du hunier en prenant deux ris . Le Pilgrim ne portait pas , comme la plupart des bâtiments modernes , un hunier double , ce qui facilite la manœuvre . Il fallut donc opérer comme autrefois , c' est-à-dire courir sur les marchepieds , ramener à soi une voile battue par le vent et l' amarrer solidement avec ses garcettes . Ce fut difficile , long , périlleux ; mais enfin , le hunier diminué donna moins de prise au vent , et le brick-goélette fut notablement soulagé . Dick Sand redescendit avec Bat et Austin . Le Pilgrim se trouva alors dans les conditions de navigabilité exigées par cet état de l' atmosphère , auquel on a donné la qualification de « grand frais » . Pendant les trois jours qui suivirent , 20 , 21 et 22 février , la force et la direction du vent ne se modifièrent pas sensiblement . Toutefois , le mercure continuait à baisser dans le tube barométrique , et , dans cette dernière journée , le novice nota qu' il se tenait continuellement au-dessous de vingt-huit pouces sept dixièmes [ 18 ] . Nulle apparence , d' ailleurs , que le baromètre se relevât avant quelque temps . L' aspect du ciel était mauvais et extrêmement venteux . En outre , des brumes épaisses le couvraient constamment . Leur couche était même si profonde qu' on n' apercevait plus le soleil , et qu' il eût été difficile de préciser l' endroit de son coucher et de son lever . Dick Sand commença à s' inquiéter . Il ne quittait plus le pont . Il dormait à peine . Cependant , son énergie morale lui permettait de refouler ses angoisses au plus profond de son cœur . Le lendemain , 23 février , la brise parut mollir un peu dans la matinée , mais Dick Sand ne s' y fia pas . Il eut raison , car dans l' après-midi le vent rafraîchit et la mer devint plus dure . Vers quatre heures , Negoro , qu' on voyait rarement , quitta le poste et monta sur le gaillard d' avant . Dingo dormait dans quelque coin , sans doute , car il n' aboya pas comme à l' ordinaire . Negoro , toujours silencieux , resta pendant une demi-heure à observer l' horizon . De longues lames se succédaient , sans encore s' entrechoquer . Toutefois , elles étaient plus hautes que la force du vent ne le comportait . On devait en conclure qu' il y avait de grands mauvais temps dans l' ouest , à une distance assez rapprochée peut-être , et qu' ils ne tarderaient pas à atteindre ces parages . Negoro regarda cette vaste étendue de mer , qui était profondément troublée autour du Pilgrim . Puis , ses yeux , toujours froids et secs , se dirigèrent vers le ciel . L' aspect du ciel était inquiétant . Les vapeurs se déplaçaient avec des vitesses très différentes . Les nuages de la zone supérieure couraient plus rapidement que ceux des basses couches de l' atmosphère . Il fallait donc prévoir le cas , assez prochain , où ces lourdes masses s' abaisseraient et pourraient changer en tempête , peut-être en ouragan , ce qui n' était encore qu' une brise à l' état de grand frais , c' est-à-dire un déplacement de l' air à raison de quarante-trois milles à l' heure . Soit que Negoro ne fût pas homme à s' effrayer , soit qu' il ne comprît rien aux menaces du temps , il ne parut pas être impressionné . Cependant , un mauvais sourire parut sur ses lèvres . On eût dit , en fin de compte , que cet état de choses était plutôt fait pour lui plaire que pour lui déplaire . Un instant , il monta sur le beaupré et rampa jusqu' aux liures , afin d' étendre la portée de son regard , comme s' il eût cherché quelque indice à l' horizon . Puis , il redescendit , et tranquillement , sans avoir prononcé un seul mot , sans avoir fait un geste , il regagna le poste de l' équipage . Cependant , au milieu de toutes ces redoutables conjonctures , il existait une circonstance heureuse , dont chacun devait tenir compte à bord : c' est que ce vent , si violent qu' il fût ou dût devenir , était favorable , et que le Pilgrim semblait rallier rapidement la côte américaine . Si même le temps ne tournait pas à la tempête , cette navigation continuerait à se faire sans grand danger , et les véritables périls ne surgiraient que lorsqu' il s' agirait d' atterrir sur un point mal déterminé du littoral . C' est bien ce que se demandait déjà Dick Sand . Une fois qu' il aurait connaissance de la terre , comment manœuvrerait-il , s' il ne rencontrait pas quelque pilote , quelque pratique de la côte ? Au cas où le mauvais temps l' obligerait à chercher un port de refuge , que ferait-il , puisque ce littoral lui était absolument inconnu ? Sans doute , il n' avait pas encore à se préoccuper de cette éventualité . Cependant , l' heure venue , il y aurait lieu de prendre une détermination . Eh bien , Dick Sand la prendrait . Pendant les treize jours qui s' écoulèrent du 24 février au 9 mars , l' état de l' atmosphère ne se modifia pas d' une façon sensible . Le ciel était toujours chargé de lourdes brumes . Durant quelques heures , le vent diminuait , puis il se reprenait à souffler avec la même force . Deux ou trois fois , le baromètre remonta , mais son oscillation , comprenant une douzaine de lignes , était trop brusque pour annoncer un changement de temps et un retour à des vents plus maniables . D' ailleurs , la colonne barométrique rebaissait presque aussitôt , et rien ne pouvait faire espérer la fin de ce mauvais temps dans un délai rapproché . De gros orages éclatèrent aussi , qui inquiétèrent très sérieusement Dick Sand . Deux ou trois fois la foudre frappa les lames à quelques encablures du navire seulement . Puis , la pluie tomba à torrents , et il se fit de ces tourbillons de vapeurs à demi condensées qui entourèrent le Pilgrim d' un épais brouillard . Pendant des heures entières , l' homme de vigie n' avait plus aucune vue , et l' on marchait à l' aventure . Bien que le bâtiment , quoique fortement appuyé sur les lames , fût horriblement secoué , Mrs . Weldon , heureusement , supportait ce roulis et ce tangage sans en être incommodée . Mais son petit garçon fut très éprouvé , et elle dut lui donner tous ses soins . Quant au cousin Bénédict , il n' était pas plus malade que les blattes américaines , dont il faisait sa société , et il passait son temps à étudier , comme s' il eût été tranquillement installé dans son cabinet de San Francisco . Très heureusement aussi , Tom et ses compagnons se trouvèrent peu sensibles au mal de mer , et ils purent continuer à venir en aide au jeune novice , -- absolument habitué , lui , à tous ces mouvements désordonnés d' un navire qui fuit devant le temps . Le Pilgrim courait rapidement sous cette voilure réduite , et déjà Dick Sand prévoyait qu' il faudrait la réduire encore . Mais il voulait tenir bon , tant qu' il serait possible de le faire sans danger . Suivant son estime , la côte ne devait plus être éloignée . On veillait donc avec soin . Toutefois , le novice ne pouvait guère se fier aux yeux de ses compagnons pour découvrir les premiers indices de la terre . En effet , quelque bonne vue qu' il ait , celui qui n' est pas habitué à interroger les horizons de mer est inhabile à démêler les premiers contours d' une côte , surtout au milieu des brumes . Aussi , Dick Sand dut-il veiller lui -même , et souvent montait-il jusque dans les barres , pour mieux voir . Mais rien n' apparaissait encore du littoral américain . Ceci l' étonnait , et Mrs . Weldon , à quelques mots qui lui échappèrent , comprit cet étonnement . C' était le 9 mars . Le novice se tenait à l' avant , tantôt observant la mer et le ciel , tantôt regardant la mâture du Pilgrim qui commençait à fatiguer sous la force du vent . « Tu ne vois rien encore , Dick ? lui demanda-t-elle , à un moment où il venait d' abandonner la longue-vue . — Rien , mistress Weldon , rien , répondit le novice , et , cependant , l' horizon semble se dégager un peu sous ce vent violent qui va fraîchir encore . — Et , suivant toi , Dick , la côte américaine ne doit pas être éloignée , maintenant ? — Elle ne peut l' être , mistress Weldon , et si quelque chose m' étonne , c' est de ne pas en avoir déjà connaissance ! — Cependant , reprit Mrs . Weldon , le navire a toujours fait bonne route . — Toujours , depuis que le vent s' est établi dans le nord-ouest , répondit Dick Sand , c' est-à-dire depuis le jour où nous avons perdu notre malheureux capitaine et son équipage ! C' était le 10 février . Nous sommes au 9 mars . Il y a donc de cela vingt-sept jours ! — Mais , à cette époque , à quelle distance étions-nous alors de la côte ? demanda Mrs . Weldon . — À quatre mille cinq cents milles environ , mistress Weldon . S' il est des choses sur lesquelles j' ai plus d' un doute , ce chiffre , du moins , je puis le garantir à vingt milles près . — Et quelle a été la vitesse du navire ? — En moyenne , cent quatre-vingts milles par jour , depuis que le vent a fraîchi , répondit le novice . Aussi , je suis surpris de ne pas être en vue de la terre ! Et ce qui est plus extraordinaire encore , c' est que nous ne rencontrons pas même un seul des bâtiments qui fréquentent ordinairement ces parages ! — N' as -tu pu te tromper , Dick , reprit Mrs . Weldon , en estimant la vitesse du Pilgrim ? — Non , mistress Weldon . Sur ce point -là , je n' ai pu me tromper . Le loch a été jeté toutes les demi-heures , et j' ai relevé très exactement ses indications . -- Tenez , je vais le faire jeter à nouveau , et vous verrez que nous marchons en ce moment à raison de dix milles à l' heure , ce qui nous donnerait plus de deux cents milles par jour ! » Dick Sand appela Tom et lui donna l' ordre de jeter le loch , -- opération à laquelle le vieux noir était maintenant fort habitué . Le loch , solidement amarré à l' extrémité de la ligne , fut apporté et envoyé dehors . Vingt-cinq brasses étaient à peine déroulées , lorsque la ligne mollit subitement entre les mains de Tom . « Ah ! monsieur Dick , s' écria-t-il . — Eh bien , Tom ? — La ligne a cassé ! — Cassé ! s' écria Dick Sand ! Et le loch est perdu ! » Le vieux Tom montra le bout de la ligne qui était resté dans sa main . Il n' était que trop vrai . Ce n' était point l' amarrage qui avait manqué . La ligne s' était rompue par son milieu . Et , cependant , cette ligne , c' était du filin de premier brin . Il fallait donc que les torons , au point de rupture , eussent été singulièrement usés ! Ils l' étaient , en effet , et c' est ce que put constater Dick Sand , lorsqu' il eut le bout de la ligne entre les mains ! Mais l' avaient -ils été par l' usage , c' est ce que le novice , devenu défiant , se demanda . Quoi qu' il en soit , le loch était maintenant perdu , et Dick Sand n' avait plus aucun moyen d' évaluer exactement la vitesse de son navire . Pour tout instrument , il ne possédait plus qu' une boussole , et il ne savait pas que ses indications étaient fausses ! Mrs . Weldon le vit si attristé de cet accident , qu' elle ne voulut pas insister , et , le cœur bien gros , elle se retira dans sa cabine . Mais si la vitesse du Pilgrim et , par suite , le chemin parcouru ne pouvaient plus être estimés , il fut facile de constater que le sillage du navire ne diminuait pas . En effet , le lendemain 10 mars , le baromètre tomba à vingt-huit pouces deux dixièmes [ 19 ] . C' était l' annonce d' un de ces coups de vent qui font jusqu' à soixante milles à l' heure . Il devint urgent de modifier encore une fois l' état de la voilure , afin de ne pas compromettre la sécurité du bâtiment . Dick Sand résolut d' amener son mât de perroquet et son mât de flèche , et de serrer ses basses voiles , afin de ne plus naviguer que sous son petit foc et son hunier au bas ris . Il appela Tom et ses compagnons pour l' aider dans cette opération difficile , qui , malheureusement , ne pouvait s' exécuter avec rapidité . Et cependant , le temps pressait , car la tempête se déchaînait déjà avec violence . Dick Sand , Austin , Actéon et Bat montèrent dans la mâture , pendant que Tom restait au gouvernail , et Hercule sur le pont , afin de mollir les drisses aussitôt qu' on le lui commanderait . Après de nombreux efforts , le mât de flèche et le mât de perroquet furent dépassés , non sans que ces braves gens eussent risqué cent fois d' être précipités à la mer , tant les coups de roulis secouaient la mâture . Puis , le hunier ayant été diminué et la misaine serrée , le brick-goélette ne porta plus que le petit foc et le hunier au bas ris . Bien que sa voilure fût alors extrêmement réduite , le Pilgrim n' en continua pas moins de marcher avec une vitesse excessive . Le 12 , le temps prit encore une plus mauvaise apparence . Ce jour -là , dès l' aube , Dick Sand ne vit pas sans effroi le baromètre tomber à vingt-sept pouces neuf dixièmes [ 20 ] . C' était une véritable tempête qui se déclarait , et telle que le Pilgrim ne pouvait porter même le peu de toile qui lui restait . Dick Sand , voyant que son hunier allait être déchiré , donna l' ordre de le serrer . Mais ce fut en vain . Une rafale plus violente s' abattit en ce moment sur le navire et arracha la voile . Austin , qui se trouvait sur la vergue du petit hunier , fut frappé par l' écoute de bâbord . Blessé , mais assez légèrement , il put redescendre sur le pont . Dick Sand , extrêmement inquiet , n' avait plus qu' une pensée : c' est que le navire , poussé avec une telle furie , allait se briser d' un instant à l' autre , car , suivant son estime , les écueils du littoral ne pouvaient être éloignés . Il retourna donc sur l' avant , mais il ne vit rien qui eût l' apparence d' une terre et revint au gouvernail . Un instant après , Negoro monta sur le pont . Là , soudain , comme malgré lui , son bras se tendit vers un point de l' horizon . On eût dit qu' il reconnaissait quelque haute terre dans les brumes ! ... Encore une fois , il sourit méchamment , et , sans rien dire de ce qu' il avait pu voir , il revint à son poste . À cette date , la tempête prit sa forme la plus terrible , celle de l' ouragan . Le vent avait halé le sud-ouest . L' air se déplaçait avec une vitesse de quatre-vingt-dix milles [ 21 ] à l' heure . C' était bien un ouragan , en effet , un de ces coups de vent terribles , qui jettent à la côte tous les navires d' une rade , et auxquels , même à terre , les constructions les plus solides ne peuvent résister . Tel fut celui qui , le 25 juillet 1825 , dévasta la Guadeloupe . Lorsque de lourds canons de vingt-quatre sont enlevés de leurs affûts , que l' on songe à ce que peut devenir un bâtiment qui n' a d' autre point d' appui qu' une mer démontée ! Et cependant , c' est à sa mobilité seule qu' il peut devoir son salut ! Il cède aux poussées du vent , et , pourvu qu' il soit solidement construit , il est en état de braver les plus violents coups de mer . C' était le cas du Pilgrim . Quelques minutes après que le hunier eut été mis en pièces , le petit foc fut emporté à son tour . Dick Sand dut alors renoncer à établir même un tourmentin , petite voile de forte toile , qui aurait rendu le navire plus facile à gouverner . Le Pilgrim courait donc à sec de toile , mais le vent avait prise sur sa coque , sa mâture , son gréement , et il n' en fallait pas plus pour lui imprimer encore une excessive rapidité . Quelquefois même , il semblait émerger des flots , et c' était à croire qu' il les effleurait à peine . Dans ces conditions , le roulis du navire , ballotté sur les énormes lames que soulevait la tempête , était effrayant . Il y avait à craindre de recevoir quelque monstrueux coup de mer par l' arrière . Ces montagnes d' eau couraient plus vite que le brick-goélette et menaçaient de le frapper en poupe , s' il ne s' élevait pas assez vite . C' est là un extrême danger pour tout navire qui fuit devant la tempête . Mais que faire pour parer à cette éventualité ? On ne pouvait imprimer au Pilgrim une vitesse plus considérable , puisqu'il n' aurait pas conservé le moindre morceau de toile . Il fallait donc essayer de le maintenir autant que possible au moyen du gouvernail , dont l' action était souvent impuissante . Dick Sand ne quittait plus la barre . Il s' était amarré au milieu du corps , afin de ne pas être emporté par quelque coup de mer . Tom et Bat , attachés aussi , se tenaient prêts à lui venir en aide . Hercule et Actéon , cramponnés aux bittes , veillaient à l' avant . Quant à Mrs . Weldon , au petit Jack , au cousin Bénédict , à Nan , ils restaient , par ordre du novice , dans les cabines de l' arrière . Mrs . Weldon aurait préféré demeurer sur le pont , mais Dick Sand s' y était opposé formellement , car c' eût été s' exposer sans nécessité . Tous les panneaux avaient été hermétiquement condamnés . On devait espérer qu' ils résisteraient , au cas où quelque formidable paquet de mer tomberait à bord . Si , par malheur , ils cédaient sous le poids de ces avalanches , le navire pouvait emplir et sombrer . Très heureusement aussi , l' arrimage avait été fait convenablement , de telle sorte que , malgré la bande effroyable que donnait le brick-goélette , son chargement ne se déplaçait pas . Dick Sand avait encore réduit le nombre d' heures qu' il donnait au sommeil . Aussi , Mrs . Weldon en vint-elle à craindre qu' il ne tombât malade . Elle obtint de lui qu' il consentît à prendre quelque repos . Or , ce fut encore pendant qu' il était couché , dans la nuit du 13 au 14 mars , qu' un nouvel incident se produisit . Tom et Bat se trouvaient à l' arrière , lorsque Negoro , qui paraissait rarement sur cette partie du pont , s' approcha et sembla même vouloir lier conversation avec eux ; mais Tom et son fils ne lui répondirent pas . Tout d' un coup , dans un violent coup de roulis , Negoro tomba , et il aurait été sans doute jeté à la mer , s' il ne se fût retenu à l' habitacle . Tom poussa un cri , craignant que la boussole n' eût été cassée . Dick Sand , dans un instant d' insomnie , entendit ce cri , et , se précipitant hors du poste , il accourut sur l' arrière . Negoro s' était déjà relevé , mais il tenait dans sa main le morceau de fer qu' il venait d' ôter de dessous l' habitacle , et il le fit disparaître avant que Dick Sand ne l' eût aperçu . Negoro avait-il donc intérêt à ce que l' aiguille aimantée reprît sa direction vraie ? Oui , car ces vents de sud-ouest le servaient maintenant ! ... « Qu' y a-t-il ? demanda le novice . — C' est ce cuisinier de malheur qui vient de tomber sur la boussole ! » répondit Tom . À ces mots , Dick Sand , inquiet au plus haut point , se pencha sur l' habitacle ... Il était en bon état , et le compas , éclairé par les lampes , reposait toujours sur ses deux cercles concentriques . Le cœur du jeune novice se desserra . Le bris de l' unique boussole du bord eût été un malheur irréparable . Mais ce que Dick Sand n' avait pu observer , c' est que , depuis l' enlèvement du morceau de fer , l' aiguille avait repris sa position normale et indiquait exactement le nord magnétique , tel qu' il devait être sous ce méridien . Toutefois , si l' on ne pouvait rendre Negoro responsable d' une chute qui semblait être involontaire , Dick Sand avait raison de s' étonner qu' il fût , à cette heure , à l' arrière du bâtiment . « Que faites -vous là ? lui demanda-t-il . — Ce qui me plaît , répondit Negoro . — Vous dites ! ... s' écria Dick Sand , qui ne put retenir un mouvement de colère . — Je dis , répondit le maître coq , qu' il n' y a pas de règlement qui défende de se promener sur l' arrière ! — Eh bien , ce règlement , je le fais , répondit Dick Sand , et je vous interdis , à vous , de venir à l' arrière ! — Vraiment ! » répondit Negoro . Cet homme , si maître de lui , fit alors un geste de menace . Le novice tira de sa poche un revolver , et le dirigeant sur le maître coq : « Negoro , dit-il , sachez bien que ce revolver ne me quitte pas , et qu' au premier acte d' insubordination , je vous casserai la tête ! » En ce moment , Negoro se sentit irrésistiblement courbé jusqu' au pont .