Erckmann-Chatrian MADAME THÉRÈSE OU LES VOLONTAIRES DE 92 suivi de POURQUOI HUNEBOURG NE FUT PAS RENDU ( 1863 ) MADAME THÉRÈSE -- ou -- LES VOLONTAIRES DE 92 Nous vivions dans une paix profonde au village d' Anstatt , au milieu des Vosges allemandes , mon oncle le Dr Jacob Wagner , sa vieille servante Lisbeth et moi . Depuis la mort de sa sœur Christine , l' oncle Jacob m' avait recueilli chez lui . J' approchais de mes dix ans ; j' étais blond , rose et frais comme un chérubin . J' avais un bonnet de coton , une petite veste de velours brun , provenant d' une ancienne culotte de mon oncle , des pantalons de toile grise et des sabots garnis au-dessus d' un flocon de laine . On m' appelait le petit Fritzel au village , et chaque soir , en rentrant de ses courses , l' oncle Jacob me faisait asseoir sur ses genoux pour m' apprendre à lire en français dans l ' Histoire naturelle de M . de Buffon . Il me semble encore être dans notre chambre basse , le plafond rayé de poutres enfumées . Je vois , à gauche , la petite porte de l' allée et l' armoire de chêne ; à droite , l' alcôve fermée d' un rideau de serge verte ; au fond , l' entrée de la cuisine , près du poêle de fonte aux grosses moulures représentant les douze mois de l' année , -- le Cerf , les Poissons , le Capricorne , le Verseau , la Gerbe , etc . , -- et , du côté de la rue , les deux petites fenêtres qui regardent à travers les feuilles de vigne sur la place de la Fontaine . Je vois aussi l' oncle Jacob , élancé , le front haut , surmonté de sa belle chevelure blonde dessinant ses larges tempes avec grâce , le nez légèrement aquilin , les yeux bleus , le menton arrondi , les lèvres tendres et bonnes . Il est en culotte de ratine noire , habit bleu de ciel à boutons de cuivre , et bottes molles à retroussis jaune clair , devant lesquelles pend un gland de soie . Assis dans son fauteuil de cuir , les bras sur la table , il lit , et le soleil fait trembloter l' ombre des feuilles de vigne sur sa figure un peu longue et hâlée par le grand air . C' était un homme sentimental , amateur de la paix ; il approchait de la quarantaine et passait pour être le meilleur médecin du pays . J' ai su depuis qu' il se plaisait à faire des théories sur la fraternité universelle , et que les paquets de livres que lui apportait de temps en temps le messager Fritz concernaient cet objet important . Tout cela je le vois , sans oublier notre Lisbeth , une bonne vieille , souriante et ridée , en casaquin et jupe de toile bleue , qui file dans un coin ; ni le chat Roller , qui rêve , assis sur sa queue , derrière le fourneau , ses gros yeux dorés ouverts dans l' ombre comme un hibou . Il me semble que je n' ai qu' à traverser l' allée pour me glisser dans le fruitier aux bonnes odeurs , que je n' ai qu' à grimper l' escalier de bois de la cuisine pour monter dans ma chambre , où je lâchais les mésanges que le petit Hans Aden , le fils du sabotier , et moi , nous allions prendre à la pipée . Il y en avait de bleues et de vertes . La petite Elisa Meyer , la fille du bourgmestre , venait souvent les voir et m' en demander ; et quand Hans Aden , Ludwig , Franz Sépel , Karl Stenger et moi nous conduisions ensemble les vaches et les chèvres à la pâture , sur la côte du Birkenwald , elle s' accrochait toujours à ma veste en me disant : — Fritzel , laisse -moi conduire votre vache ... ne me chasse pas ! Et je lui donnais mon fouet : nous allions faire du feu dans le gazon et cuire des pommes de terre sous la cendre . Oh ! le bon temps ! comme tout était calme , paisible autour de nous ! Comme tout se faisait régulièrement ! Jamais le moindre trouble : le lundi , le mardi , le mercredi , tous les jours de la semaine se suivaient exactement pareils . Chaque jour on se levait à la même heure , on s' habillait , on s' asseyait devant la bonne soupe à la farine apprêtée par Lisbeth . L' oncle partait à cheval ; moi , j' allais faire des trébuchets et des lacets pour les grives , les moineaux ou les verdiers , selon la saison . À midi nous étions de retour . On mangeait du lard aux choux , des noudels ou des knœpfels . Puis j' allais pâturer , ou visiter mes lacets , ou bien me baigner dans la Queich quand il faisait chaud . Le soir , j' avais bon appétit , l' oncle et Lisbeth aussi , et nous louions à table le Seigneur de ses grâces . Tous les jours , vers la fin du souper , au moment où la nuit grisâtre commençait à s' étendre dans la salle , un pas lourd traversait l' allée , la porte s' ouvrait , et sur le seuil apparaissait un homme trapu , carré , large des épaules , coiffé d' un grand feutre , et qui disait : — Bonsoir , monsieur le docteur . — Asseyez -vous , mauser [ 1 ] , répondait l' oncle . Lisbeth , ouvre la cuisine . Lisbeth poussait la porte , et la flamme rouge , dansant sur l' âtre , nous montrait le taupier en face de notre table , regardant de ses petits yeux gris ce que nous mangions . C' était une véritable mine de rat des champs : le nez long , la bouche petite , le menton rentrant , les oreilles droites , quatre poils de moustache jaunes ébouriffés . Sa souquenille de toile grise lui descendait à peine au bas de l' échine ; son grand gilet rouge , aux poches profondes , ballottait sur ses cuisses , et ses énormes souliers , tout jaunes de glèbe , avaient de gros clous qui luisaient sur le devant , en forme de griffes , jusqu' au haut des épaisses semelles . Le mauser pouvait avoir cinquante ans ; ses cheveux grisonnaient , de grosses rides sillonnaient son front rougeâtre , et des sourcils blancs à reflets d' or lui tombaient jusque sur le globe de l' œil . On le voyait toujours aux champs en train de poser ses attrapes , ou bien à la porte de son rucher à mi-côte , dans les bruyères du Birkenwald , avec son masque de fil de fer , ses grosses moufles de toile et sa grande cuiller tranchante pour dénicher le miel des ruches . À la fin de l' automne , durant un mois , il quittait le village , son bissac en travers du dos , d' un côté le grand pot à miel , de l' autre la cire jaune en briques , qu' il allait vendre aux curés des environs pour faire des cierges . Tel était le mauser . Après avoir bien regardé sur la table , il disait : — Ça , c' est du fromage ... ça , ce sont des noisettes . — Oui , répondait l' oncle ; à votre service . — Merci ; j' aime mieux fumer une pipe maintenant . Alors il tirait de sa poche une pipe noire , garnie d' un couvercle de cuivre à petite chaînette . Il la bourrait avec soin , continuant de regarder , puis il entrait dans la cuisine , prenait une braise dans le creux de sa main calleuse et la plaçait sur le tabac . Je crois encore le voir , avec sa mine de rat , le nez en l' air , tirer de grosses bouffées en face de l' âtre pourpre , puis rentrer et s' asseoir dans l' ombre , au coin du fourneau , les jambes repliées . En dehors des taupes et des abeilles , du miel et de la cire , le mauser avait encore une autre occupation grave : il prédisait l' avenir moyennant le passage des oiseaux , l' abondance des sauterelles et des chenilles , et certaines traditions inscrites dans un gros livre à couvercle de bois , qu' il avait hérité d' une vieille tante de Héming , et qui l' éclairait sur les choses futures . Mais pour entamer le chapitre de ses prédictions , il lui fallait la présence de son ami Koffel , le menuisier , le tourneur , l' horloger , le tondeur de chiens , le guérisseur de bêtes , bref , le plus beau génie d' Anstatt et des environs . Koffel faisait de tout : il rafistolait la vaisselle fêlée avec du fil de fer , il étamait les casseroles , il réparait les vieux meubles détraqués , il remettait l' orgue en bon état quand les flûtes ou les soufflets étaient dérangés ; l' oncle Jacob avait même dû lui défendre de redresser les jambes et les bras cassés , car il se sentait aussi du talent pour la médecine . Le mauser l' admirait beaucoup et disait quelquefois : — Quel dommage que Koffel n' ait pas étudié ! ... quel dommage ! Et toutes les commères du pays le regardaient comme un être universel . Mais tout cela ne faisait pas bouillir sa marmite , et le plus clair de ses ressources était encore d' aller couper de la choucroute en automne , son tiroir à rabots sur le dos en forme de hotte , criant de porte en porte : — Pas de choux ? pas de choux ? Voilà pourtant comment les grands esprits sont récompensés . Koffel , petit , maigre , noir de barbe et de cheveux , le nez effilé , descendant tout droit en pointe comme le bec d' une sarcelle , ne tardait pas à paraître , les poings dans les poches de sa petite veste ronde , le bonnet de coton sur la nuque , la pointe entre les épaules , sa culotte et ses gros bas bleus , tachés de colle-forte , flottant sur ses jambes minces comme des fils d' archal , et ses savates découpées en plusieurs endroits pour faire place à ses oignons . Il entrait quelques instants après le mauser et , s' avançant à petits pas , il disait d' un air grave : — Bon appétit , monsieur le docteur . — Si le cœur vous en dit ? répondait l' oncle . — Bien des remerciements ; nous avons mangé ce soir de la salade ; c' est ce que j' aime le mieux . Après ces paroles , Koffel allait s' asseoir derrière le fourneau et ne bougeait pas jusqu' au moment où l' oncle disait : — Allons , Lisbeth , allume la chandelle et lève la nappe . Alors , à son tour , l' oncle bourrait sa pipe et se rapprochait du fourneau . On se mettait à causer de la pluie et du beau temps , des récoltes , etc . ; le taupier avait posé tant d' attrapes pendant la journée , il avait détourné l' eau de tel pré durant l' orage ; ou bien il venait de retirer tant de miel de ses ruches ; ses abeilles devaient bientôt essaimer , elles formaient barbe , et d' avance le mauser préparait des paniers pour recevoir les jeunes . Koffel , lui , ruminait toujours quelque invention ; il parlait de son horloge sans poids où les douze apôtres devaient paraître au coup de midi , pendant que le coq chanterait et que la mort faucherait ; ou bien de sa charrue , qui devait marcher toute seule , en la remontant comme une pendule , ou de telle autre découverte merveilleuse . L' oncle écoutait gravement ; il approuvait d' un signe de tête , en rêvant à ses malades . En été , les voisines , assises sur le banc de pierre , devant nos fenêtres ouvertes , s' entretenaient avec Lisbeth des choses de leurs ménages : l' une avait filé tant d' aunes de toile l' hiver dernier ; les poules d' une autre avaient pondu tant d' œufs dans la journée . Moi , je profitais d' un bon moment pour courir à la forge de Klipfel , dont la flamme brillait de loin , dans la nuit , au bout du village . Hans Aden , Frantz Sépel et plusieurs autres s' y trouvaient déjà réunis . Nous regardions les étincelles partir comme des éclairs sous les coups de marteau ; nous sifflions au bruit de l' enclume . Se présentait-il une vieille rosse à ferrer , nous aidions à lui lever la jambe . Les plus vieux d' entre nous essayaient de fumer des feuilles de noyer , ce qui leur retournait l' estomac ; quelques autres se glorifiaient d' aller déjà tous les dimanches à la danse , c' étaient ceux de quinze à seize ans . Ils se plantaient le chapeau sur l' oreille et fumaient d' un air d' importance , les mains dans les poches . Enfin , à dix heures , toute la bande se dispersait ; chacun rentrait chez soi . Ainsi se passaient les jours ordinaires de la semaine ; mais les lundis et les vendredis l' oncle recevait la Gazette de Francfort , et ces jours -là les réunions étaient plus nombreuses à la maison . Outre le mauser et Koffel , nous voyions arriver notre bourgmestre Christian Meyer et M . Karolus Richter , le petit-fils d' un ancien valet du comte de Salm-Salm . Ni l' un ni l' autre ne voulait s' abonner à la gazette , mais ils aimaient d' en entendre la lecture pour rien . Que de fois je me suis rappelé depuis notre gros bourgmestre aux oreilles écarlates , avec sa camisole de laine et son bonnet de coton blanc , assis dans le fauteuil , à la place ordinaire de l' oncle ! Il semblait songer à des choses profondes ; mais sa grande préoccupation était de retenir les nouvelles pour en faire part à sa femme , la vertueuse Barbara , qui gouvernait la commune sous son nom . Et le grand Karolus donc , cette espèce de lévrier en habit de chasse et casquette de cuir bouilli , le plus grand usurier du pays , qui regardait les paysans du haut de sa grandeur , parce que son grand-père avait été laquais de Salm-Salm , qui s' imaginait vous faire des grâces en fumant votre tabac , et qui parlait sans cesse de parcs , de faisanderies , de grandes chasses à courre , des droits et des privilèges de monseigneur de Salm-Salm . Combien de fois je l' ai revu en rêve , allant , venant dans notre chambre basse , écoutant , fronçant le sourcil , plongeant tout à coup la main dans la grande poche de l' habit de l' oncle , pour lui prendre son paquet de tabac , bourrant sa pipe et l' allumant à la chandelle en disant : — Permettez ! Oui , toutes ces choses , je les revois . Pauvre oncle Jacob , qu' il était bonhomme de se laisser fumer son tabac , mais il n' y prenait pas même garde ; il lisait avec tant d' attention les nouvelles du jour . Les Républicains envahissaient le Palatinat , ils descendaient le Rhin , ils osaient regarder en face les trois électeurs , le roi Wilhelm de Prusse et l' empereur Joseph . Tous les assistants s' étonnaient de leur audace . M . Richter disait que cela ne pouvait durer , et que tous ces mauvais gueux seraient exterminés jusqu' au dernier . L' oncle finissait toujours sa lecture par quelque réflexion judicieuse ; tout en repliant la gazette , il disait : — Louons le Seigneur de vivre au milieu des bois , plutôt que dans les vignobles , dans la montagne aride , plutôt que dans la plaine féconde . Ces Républicains n' espèrent rien pouvoir happer ici ; voilà ce qui fait notre sécurité , nous pouvons dormir en paix sur les deux oreilles . Mais que d' autres sont exposés à leurs rapines ! Ces gens -là veulent tout par la force ; or , la force n' a jamais rien produit de bon . Ils nous parlent d' amour , d' égalité , de liberté , mais ils n' appliquent point ces principes ; ils se fient à leur bras et non à la justice de leur cause . Avant eux , et bien longtemps , d' autres sont venus pour délivrer le monde ; ceux -là ne frappaient point , ils n' immolaient point , ils périssaient par milliers et furent représentés dans la suite des siècles par l' agneau que les loups dévorent . On aurait cru que de ces hommes il ne devait plus même rester un souvenir ; eh bien ! ils ont conquis le monde ; ils n' ont pas conquis la chair , mais ils ont conquis l' âme du genre humain , et l' âme , c' est tout ! -- Pourquoi ceux -ci ne suivent -ils pas le même exemple ? Aussitôt Karolus Richter s' écriait d' un air dédaigneux : — Pourquoi ? C' est parce qu' ils se moquent bien des âmes , et qu' ils envient les puissants de la terre . Et d' abord tous ces Républicains sont des athées , depuis le premier jusqu' au dernier ; ils ne respectent ni le trône ni l' autel ; ils ont renversé des choses établies depuis l' origine des temps ; ils ne veulent plus de noblesse , comme si la noblesse n' était pas l' essence des choses sur la terre et dans le ciel , comme s' il n' était pas reconnu que , parmi les hommes , les uns naissent pour l' esclavage et les autres pour la domination , comme si l' on ne voyait pas cet ordre établi même dans la nature : les mousses sont sous l' herbe , l' herbe sous les buissons , les buissons sous les arbres , et les arbres sous la voûte céleste . De même , les paysans sont sous la bourgeoisie , la bourgeoisie sous la noblesse de robe , la noblesse de robe sous la noblesse d' épée , la noblesse d' épée sous le roi , et le roi sous le pape , représenté par ses cardinaux , ses archevêques et ses évêques . Voilà l' ordre naturel des choses . « On aura beau faire , jamais un chardon ne pourra s' élever à la hauteur d' un chêne , et jamais un paysan ne pourra tenir le glaive , comme un descendant de l' illustre race des guerriers . « Ces Républicains ont obtenu quelques succès éphémères , à cause de la surprise qu' ils ont causée à l' univers par leur audace vraiment incroyable et leur absence de sens commun . En niant toutes les doctrines et tous les principes établis , ils ont frappé les gens raisonnables de stupéfaction ; c' est là l' unique cause de ces bouleversements . De même qu' il arrive quelquefois de voir un bœuf et même un taureau s' arrêter tout à coup et s' enfuir à la vue d' un rat qui sort subitement de dessous terre et se dresse devant lui , de même nous voyons nos soldats étonnés et même déroutés par une semblable audace . Mais tout cela ne peut durer longtemps , et la première surprise une fois passée , je suis bien sûr que nos vieux généraux de la guerre de Sept ans battront ce ramassis de va-nu-pieds à plate couture , et qu' il n' en rentrera pas un seul dans leur malheureux pays ! » Ayant dit cela , M . Karolus rallumait sa pipe et continuait à se promener de long en large , les mains derrière le dos , d' un air satisfait de lui -même . Tous les autres réfléchissaient à ce qu' ils venaient d' entendre , et le mauser prenait enfin la parole à son tour . — Tout ce qui doit arriver arrive , faisait-il . Puisque ces Républicains ont chassé leurs seigneurs et leurs religieux , c' était écrit dans le ciel depuis le commencement des temps : Dieu l' a voulu ! Maintenant , de savoir s' ils reviendront , cela dépend de ce que le Seigneur Dieu voudra ; s' il veut ressusciter les morts , cela dépend de Lui . Mais l' année dernière , comme je regardais travailler mes abeilles , je vis que tout à coup ces petits êtres , doux et même jolis , se mettaient à tomber sur les frelons , à les piquer et à les traîner hors de la ruche . Cela revient tous les ans . Ces frelons font les jeunes et les abeilles les entretiennent tant que la ruche a besoin d' eux ; mais ensuite elles les tuent : c' est quelque chose d' abominable , et pourtant c' est écrit ! -- En voyant cela , je pensais à ces Républicains : ils sont en train de tuer leurs frelons ; mais , soyez tranquilles , on ne peut jamais se passer d' eux ; il en reviendra d' autres ; il faudra les remplumer et les nourrir ; après cela les abeilles se fâcheront encore et les tueront par centaines . On croira que tout est fini , mais il en reviendra d' autres ... ainsi de suite ; il en faut ... il en faut ! ... Le mauser alors hochait la tête , et M . Karolus , s' arrêtant au milieu de la chambre , s' écriait : — Qu' est -ce que vous appelez frelons ? Les vrais frelons sont les orgueilleux vermisseaux qui se croient capables de tout , et non les seigneurs et les religieux . — Sauf votre respect , monsieur Richter , faisait le mauser , les frelons sont ceux qui ne veulent rien faire et jouir de tout ; ceux qui , sans rendre aucun service que de bourdonner autour de la reine , veulent qu' on les entretienne grassement . On les entretient , mais finalement , il est écrit qu' on les jette dehors . C' est arrivé mille et mille fois , et cela ne peut manquer d' arriver toujours . Les abeilles travailleuses , pleines d' ordre et d' économie , ne peuvent nourrir des êtres propres à rien . C' est malheureux , c' est triste , mais voilà : quand on fait du miel , on aime à le garder pour soi . — Vous êtes un jacobin ! s' écriait Karolus indigné . — Non , au contraire , je suis un bourgeois d' Anstatt , taupier et éleveur d' abeilles ; j' aime mon pays autant que vous ; je me sacrifierais pour lui , peut-être plutôt que vous . Mais je suis bien forcé de dire que les vrais frelons sont ceux qui ne font rien , et que les abeilles sont celles qui travaillent , puisque je l' ai vu cent fois . — Ah ! s' écriait Karolus Richter , je parierais que Koffel a les mêmes idées que vous ! Alors le petit menuisier , qui n' avait rien dit , répondait en clignant de l' œil : — Monsieur Karolus , si j' avais le bonheur d' être le petit-fils d' un domestique de Yéri-Péter ou de Salm-Salm , et si j' en avais hérité de grands biens , qui m' entretiendraient dans l' abondance et la paresse , alors je dirais que les frelons sont les travailleurs et les abeilles les fainéants . Mais de la façon dont je suis , j' ai besoin de tout le monde pour vivre , et je ne dis rien . Je me tais . Seulement je pense que chacun devrait obtenir ce qu' il mérite par son travail . — Mes chers amis , reprenait alors l' oncle gravement , ne parlons pas de ces choses , car nous ne pourrions nous entendre . La paix ! la paix ! voilà ce qu' il nous faut . C' est la paix qui fait prospérer les hommes et qui remet tous les êtres à leur place véritable . Par la guerre , on voit les mauvais instincts prévaloir : le meurtre , la rapine et le reste . Aussi tous les hommes de mauvaise vie aiment la guerre ; c' est le seul moyen pour eux de paraître quelque chose . En temps de paix , ils ne seraient rien ; on verrait trop facilement que leurs pensées , leurs inventions et leurs désirs se rapportent à de pauvres génies . L' homme a été créé par Dieu pour la paix , pour le travail , l' amour de sa famille et de ses semblables . Or , puisque la guerre va contre tout cela , c' est un véritable fléau . Maintenant , voici dix heures qui sonnent , nous pourrions nous disputer jusqu' à demain sans nous entendre davantage . Je propose donc d' aller nous coucher . Tout le monde se levait alors , et le bourgmestre , appuyant ses deux gros poings aux bras de son fauteuil , s' écriait : — Fasse le ciel que ni les Républicains , ni les Prussiens ni les Impériaux ne passent par ici , car tous ces gens ont faim et soif ! Et comme il est plus agréable de boire son vin soi -même que de le voir avaler par les autres , j' aime beaucoup mieux apprendre ces choses par la gazette que d' en jouir par mes propres yeux . Voilà ce que je pense . Sur cette réflexion , il s' acheminait vers la porte ; les autres le suivaient . — Bonne nuit ! criait l' oncle . — Bonsoir ! répondait le mauser en s' éloignant dans la rue sombre . La porte se refermait , et l' oncle soucieux me disait : — Allons , Fritzel , tâche de bien dormir . — Pareillement , mon oncle , lui répondais -je . Lisbeth et moi nous montions l' escalier . Un quart d' heure après , le plus profond silence régnait dans la maison . Or , un vendredi soir du mois de novembre 1793 , Lisbeth , après le souper , pétrissait la pâte pour cuire le pain du ménage , selon son habitude . Comme il devait en résulter aussi de la galette et de la tarte aux pommes , je me tenais près d' elle dans la cuisine , et je la contemplais en me livrant aux réflexions les plus agréables . La pâte faite , on y mit la levure de bière , on gratta le pétrin tout autour , et l' on étendit dessus une grosse couverture en plumes pour laisser fermenter . Après quoi , Lisbeth répandit les braises de l' âtre à l' intérieur du four , et poussa dans le fond , avec la perche , trois gros fagots secs qui se mirent à flamboyer sous la voûte sombre . Enfin , le feu bien allumé , elle plaça la plaque de tôle devant la bouche du four , et me dit : — Maintenant , Fritzel , allons nous coucher ; demain , quand tu te lèveras , il y aura de la tarte . Nous montâmes donc dans nos chambres . L' oncle Jacob ronflait depuis une heure au fond de son alcôve . Je me couchai , rêvant de bonnes choses , et ne tardai point à m' endormir comme un bienheureux . Cela durait depuis assez longtemps , mais il faisait encore nuit , et la lune brillait en face de ma petite fenêtre , lorsque je fus éveillé par un tumulte étrange . On aurait dit que tout le village était en l' air : les portes s' ouvraient et se refermaient au loin , une foule de pas traversaient les mares boueuses de la rue . En même temps j' entendais aller et venir dans notre maison , et des reflets pourpres miroitaient sur mes vitres . Qu' on se figure mon épouvante . Après avoir écouté , je me levai doucement et j' ouvris une fenêtre . Toute la rue était pleine de monde , et non seulement la rue , mais encore les petits jardins et les ruelles aux environs : rien que de grands gaillards , coiffés d' immenses chapeaux à cornes , revêtus de longs habits bleus à parements rouges , -- de larges baudriers blancs en travers , -- et la grande queue pendant sur le dos , sans parler des sabres et des gibernes qui leur ballottaient au bas des reins , et que je voyais pour la première fois . Ils avaient mis leurs fusils en faisceaux devant notre grange : deux sentinelles se promenaient autour ; les autres entraient dans les maisons comme chez eux . Au coin de l' écurie , trois chevaux piaffaient . Plus loin , devant la boucherie de Sépel , de l' autre côté de la place , aux crocs du mur où l' on écorchait les veaux , était pendu tout un bœuf , à la lueur d' un grand feu qui montait et descendait , illuminant la place ; sa tête et son dos traînaient à terre . Un de ces hommes , les manches de sa chemise retroussées autour de ses bras musculeux , le dépouillait ; il l' avait fendu du haut en bas ; les entrailles bleues coulaient sur la boue avec le sang . La figure de cet homme , avec son cou nu et sa tignasse , était terrible à voir . Je compris aussitôt que les Républicains avaient surpris le village , et tout en m' habillant , j' invoquai le secours de l' empereur Joseph , dont M . Karolus Richter parlait si souvent . Les Français étaient arrivés durant notre premier sommeil , et depuis deux heures au moins ; car , lorsque je me penchai pour descendre , j' en vis trois , également en manches de chemise comme le boucher , qui retiraient le pain de notre four avec notre pelle . Ils avaient épargné la peine de cuire à Lisbeth , comme l' autre avait épargné la peine de tuer à Sépel . Ces gens savaient tout faire , rien ne les embarrassait . Lisbeth , assise dans un coin , les mains croisées sur les genoux , les regardait d' un air assez paisible ; sa première frayeur était passée . Elle me vit au haut de la rampe , et s' écria : — Fritzel , descends ... ils ne te feront pas de mal ! Alors je descendis , et ces hommes continuèrent leur ouvrage sans s' inquiéter de moi . La porte de l' allée à gauche était ouverte , et je voyais dans le fruitier deux autres Républicains en train de brasser la pâte d' une seconde ou d' une troisième fournée . Enfin , à droite , par la porte de la salle entrebâillée , je voyais l' oncle Jacob assis près de la table , sur une chaise , tandis qu' un homme vigoureux , à gros favoris roux , le nez court et rond , les sourcils saillants , les oreilles écartées de la tête et la tignasse couleur de chanvre , grosse comme le bras , pendant entre les deux épaules , était installé dans le fauteuil et déchiquetait un de nos jambons avec appétit . On ne voyait que ses gros poings bruns aller et venir , la fourchette dans l' un , le couteau dans l' autre , et ses grosses joues musculeuses trembloter . De temps en temps , il prenait le verre , levait le coude , buvait un bon coup et poursuivait . Il avait des épaulettes couleur de plomb , un grand sabre à fourreau de cuir , dont la coquille remontait derrière son coude , et des bottes tellement couvertes de boue , qu' on ne voyait plus que la glèbe jaune qui commençait à sécher . Son chapeau posé sur le buffet , laissait pendre un bouquet de plumes rouges , qui s' agitaient au courant d' air , car , malgré le froid les fenêtres restaient ouvertes ; une sentinelle passait derrière , l' arme au bras , et s' arrêtait de temps en temps pour jeter un coup d' œil sur la table . Tout en déchiquetant , l' homme aux gros favoris parlait d' une voix brusque : — Ainsi , tu es médecin ? disait-il à l' oncle . — Oui , monsieur le commandant . — Appelle -moi « commandant » tout court , ou « citoyen commandant » , je te l' ai déjà dit ; les « monsieur » et « madame » sont passés de mode . Mais , pour en revenir à nos moutons , tu dois connaître le pays ; un médecin de campagne est toujours sur les quatre chemins . À combien sommes-nous de Kaiserslautern ? — À sept lieues , commandant . — Et de Pirmasens ? — À huit environ . — Et de Landau ? — Je crois à cinq bonnes lieues . — Je crois ... à peu près ... environ ... est -ce ainsi qu' un homme du pays doit parler ? Écoute , tu m' as l' air d' avoir peur ; tu crains que , si les habits blancs passent par ici , on ne te pende pour les renseignements que tu m' auras donnés . Ôte -toi cette idée de la tête : la République française te protège . Et regardant l' oncle en face , de ses yeux gris : — À la santé de la République une et indivisible ! fit-il en levant son verre . Ils trinquèrent ensemble , et l' oncle , tout pâle , but à la République . — Ah çà , reprit l' autre , est -ce qu' on n' a pas vu d' Autrichiens par ici ? — Non , commandant . — En es -tu bien sûr ? Voyons , regarde -moi donc en face . — Je n' en ai pas vu . — Est -ce que tu n' aurais pas fait un tour à Rhéethâl ces jours derniers . L' oncle avait été trois jours avant à Rhéethâl ; il crut le commandant informé par quelqu'un du village , et répondit : — Oui , commandant . — Ah ! -- Et il n' y avait pas d' Autrichiens ? — Non ! Le républicain vida son verre , en jetant un coup d' œil oblique sur l' oncle Jacob ; puis il étendit le bras et le prit au poignet d' un air étrange . — Tu dis que non ? — Oui , commandant . — Eh bien , tu mens ! Et , d' une voix lente , il ajouta : — Nous ne pendons pas , nous autres , mais nous fusillons quelquefois ceux qui nous trompent ! La figure de l' oncle devint encore plus pâle . Cependant , d' un ton assez ferme et la tête haute , il répéta : — Commandant , je vous affirme sur l' honneur qu' il n' y avait pas d' Impériaux à Rhéethâl il y a trois jours . — Et moi , s' écria le républicain , dont les petits yeux gris brillaient sous ses épais sourcils fauves , je te dis qu' il y en avait . Est -ce clair ? Il y eut un silence . Tous ceux de la cuisine s' étaient retournés ; la mine du commandant n' était pas rassurante . Moi , je me mis à pleurer , j' entrai même dans la chambre , comme pour secourir l' oncle Jacob , et je me plaçai derrière lui . Le républicain nous regardait tous deux , les sourcils froncés , ce qui ne l' empêchait pas d' avaler encore une bouchée de jambon , comme pour se donner le temps de réfléchir . Dehors , Lisbeth sanglotait tout haut . — Commandant , reprit l' oncle avec fermeté , vous ignorez peut-être qu' il y a deux Rhéethâl , l' un du côté de Kaiserslautern , et l' autre sur la Queich , à trois petites lieues de Landau . Les Autrichiens étaient peut-être là-bas ; mais de ce côté , mercredi soir , on n' en avait pas encore vu . — Ça , dit le commandant en mauvais allemand lorrain , avec un sourire goguenard , ce n' est pas trop bête . Mais nous autres , entre Bitche et Sarreguemines , nous sommes aussi fins que vous . À moins que tu ne me prouves qu' il y a deux Rhéethâl , je ne te cache pas que mon devoir est de te faire arrêter et juger par un conseil de guerre . — Commandant , s' écria l' oncle en étendant le bras , la preuve qu' il y a deux Rhéethâl , c' est qu' on les voit sur toutes les cartes du pays . Il montrait notre vieille carte accrochée au mur . Alors le républicain se retourna dans son fauteuil et regarda en disant : — Ah ! c' est une carte du pays ? Voyons un peu . L' oncle alla prendre la carte et l' étendit sur la table , en montrant les deux villages . — C' est juste , dit le commandant , à la bonne heure ; moi je ne demande pas mieux que de voir clair ! Il s' était posé les deux coudes sur la table , et , sa grosse tête entre les mains , il regardait . — Tiens , tiens , c' est fameux , cela ! disait-il . D' où vient cette carte ? — C' est mon père qui l' a faite ; il était géomètre . Le républicain souriait . — Oui , les bois , les rivières , les chemins , tout est marqué , disait-il ; je reconnais ça ... nous avons passé là ... c' est bon ... c' est très bon ! Et se redressant : — Tu ne te sers pas de cette carte , citoyen docteur , fit-il en allemand ; moi j' en ai besoin et je la mets en réquisition pour le service de la République . Allons , allons , réparation d' honneur ! Nous allons boire encore un coup pour cimenter les fêtes de la Concorde . On pense avec quel empressement Lisbeth descendit à la cave chercher une autre bouteille . L' oncle Jacob avait repris son assurance . Le commandant , qui me regardait alors , lui demanda : — C' est ton fils ? — Non , c' est mon neveu . — Un petit gaillard solidement bâti . Quand je l' ai vu tout à l' heure arriver à ton secours , cela m' a fait plaisir . Allons , approche , dit-il en m' attirant par le bras . Il me passa la main dans les cheveux , et dit d' une voix un peu rude , mais bonne tout de même : — Élève ce garçon -là dans l' amour des droits de l' homme . Au lieu de garder les vaches , il peut devenir commandant ou général comme un autre . Maintenant toutes les portes sont ouvertes , toutes les places sont à prendre ; il ne faut que du cœur et de la chance pour réussir . Moi , tel que tu me vois , je suis le fils d' un forgeron de Sarreguemines ; sans la République , je taperais encore sur l' enclume ; notre grand flandrin de comte , qui est avec les habits blancs , serait un aigle par la grâce de Dieu , et moi je serais un âne ; au lieu que c' est tout le contraire par la grâce de la Révolution . Il vida brusquement son verre , et fermant à demi les yeux avec finesse : — Ça fait une petite différence , dit-il . À côté du jambon se trouvait une de nos galettes , que les Républicains avaient cuites d' abord avec la première fournée ; le commandant m' en coupa un morceau . — Avale -moi ça hardiment , dit-il tout à fait de bonne humeur , et tâche de devenir un homme ! Puis se tournant vers la cuisine : — Sergent Laflèche ! s' écria-t-il de sa voix de tonnerre . Un vieux sergent à moustaches grises , sec comme un hareng saur , parut sur le seuil . — Combien de miches , sergent ? — Quarante . — Dans une heure il nous en faut cinquante ; avec nos dix fours , cinq cents : trois livres de pain par homme . Le sergent rentra dans la cuisine . L' oncle et moi , nous observions tout cela sans bouger . Le commandant s' accouda de nouveau sur la carte , la tête entre les mains . Le jour grisâtre commençait à poindre dehors ; on voyait l' ombre de la sentinelle se promener l' arme au bras devant nos fenêtres . Une sorte de silence s' était établi ; bon nombre de Républicains dormaient sans doute , la tête sur le sac , autour des grands feux qu' ils avaient allumés , d' autres dans les maisons . La pendule allait lentement , le feu pétillait toujours dans la cuisine . Cela durait depuis quelques instants , lorsqu' un grand bruit s' éleva dans la rue ; des vitres sautèrent , une porte s' ouvrit avec fracas , et notre voisin , Joseph Spick , le cabaretier , se mit à crier : — Au secours ! au feu ! Mais personne ne bougeait dans le village ; chacun était bien content de se tenir tranquille chez soi . Le commandant écoutait . — Sergent Laflèche ! dit-il . Le sergent était allé voir , il ne parut qu' au bout d' un instant . — Qu' est -ce qui se passe ? lui demanda le commandant . — C' est un aristocrate de cabaretier qui refuse d' obtempérer aux réquisitions de la citoyenne Thérèse , répondit le sergent d' un air grave . — Eh bien ! qu' on me l' amène . Le sergent sortit . Deux minutes après , notre allée se remplissait de monde ; la porte se rouvrit , et Joseph Spick , avec sa petite veste , son grand pantalon de toile et son bonnet de laine frisée , parut sur le seuil , entre quatre soldats de la République l' arme au bras , la figure jaune comme du pain d' épices , les chapeaux usés , les coudes troués , de larges pièces aux genoux , et les souliers en loques , recousus avec de la ficelle ; ce qui ne les empêchait pas de se redresser et d' être fiers comme des rois . Joseph , les mains dans les poches de sa veste , le dos rond , le front plat et les joues pendantes , ne se tenait plus sur ses longues jambes ; il regardait à terre comme effaré . Derrière , dans l' ombre , se voyait la tête d' une femme pâle et maigre , qui attira tout de suite mon attention ; elle avait le front haut , le nez droit , le menton allongé et les cheveux d' un noir bleuâtre . Ces cheveux lui descendaient en larges bandeaux sur les joues et se relevaient en tresses derrière les oreilles , de sorte que sa figure , dont on ne voyait que la face sans les côtés , semblait extrêmement longue . Ses yeux étaient grands et noirs . Elle portait un chapeau de feutre à cocarde tricolore , et lié sous le menton . Comme je n' avais vu jusqu' alors dans notre pays que des femmes blondes ou brunes , celle -ci me produisit un effet d' étonnement et d' admiration extraordinaire , tout jeune que j' étais ; je la regardais ébahi ; l' oncle ne me paraissait pas moins étonné que moi , et quand elle entra , suivie de cinq ou six autres Républicains habillés comme les premiers , durant tout le temps qu' elle fut là , nous ne la quittâmes pas des yeux . Une fois dans la chambre , nous vîmes qu' elle avait un grand manteau de drap bleu , à triple collet tombant jusqu' au-dessous des coudes , un petit tonneau , dont le cordon lui passait en sautoir sur l' épaule ; enfin , autour du cou , une grosse cravate de soie noire à longues franges , quelque butin de la guerre sans doute , et qui relevait encore la beauté de sa tête calme et fière . Le commandant attendait que tout le monde fût entré , regardant surtout Joseph Spick , qui semblait plus mort que vif . Puis , s' adressant à la femme qui , venait de relever son chapeau d' un mouvement de tête : — Eh bien , Thérèse , fit-il , qu' est -ce qui se passe ? — Vous savez , commandant , qu' à la dernière étape je n' avais plus une goutte d' eau-de-vie , dit-elle d' un ton ferme et net ; mon premier soin , en arrivant , fut de courir par tout le village pour en trouver , en la payant , bien entendu . Mais les gens cachent tout , et depuis une demi-heure seulement , j' ai découvert la branche de sapin à la porte de cet homme . Le caporal Merlot , le fusilier Cincinnatus et le tambour-maître Horatius Coclès me suivaient pour m' aider . Nous entrons , nous demandons du vin , de l' eau-de-vie , n' importe quoi ; mais le kaiserlick n' avait rien , il ne comprenait pas , il faisait le sourd . On se met donc à chercher , à regarder dans tous les coins , et finalement nous trouvons l' entrée de la cave au fond d' un bûcher , dans la cour , derrière un tas de fagots qu' il avait mis devant . « Nous aurions pu nous fâcher ; au lieu de cela , nous descendons et nous trouvons du vin , du lard , de la choucroute , de l' eau-de-vie ; nous remplissons nos tonneaux , nous prenons du lard , et puis nous remontons sans esclandre . Mais , en nous voyant revenir chargés , cet homme , qui se tenait tranquillement dans la chambre , se mit à crier comme un aveugle , et au lieu d' accepter mes assignats , il les déchira et me prit par le bras en me secouant de toutes ses forces . Cincinnatus ayant déposé sa charge sur la table , prit ce grand flandrin au collet et le jeta contre la fenêtre de sa baraque . C' est alors que le sergent Laflèche est arrivé . Voilà tout , commandant . » Quand cette femme eut parlé de la sorte , elle se retira derrière les autres , et tout aussitôt un petit homme sec , maigre et brusque , dont le chapeau penchait sur l' oreille , et qui tenait sous son bras une longue canne à pomme de cuivre en forme d' oignon , s' avança et dit : — Commandant , ce que la citoyenne Thérèse vient de vous communiquer , c' est l' indignation de la mauvaise foi , que tout chacun aurait eue de se trouver nez à nez avec un kaiserlick dépourvu de tout sentiment civique , et qui se propose ... — C' est bon , interrompit le commandant , la parole de la citoyenne Thérèse me suffit ! Et s' adressant en allemand à Joseph Spick , il lui dit en fronçant les sourcils : — Dis donc , toi , est -ce que tu veux être fusillé ? Cela ne coûtera que la peine de te conduire dans ton jardin ! Ne sais -tu pas que le papier de la République vaut mieux que l' or des tyrans ? Écoute , pour cette fois je veux bien te faire grâce , en considération de ton ignorance ; mais s' il t' arrive encore de cacher tes vivres et de refuser les assignats en payement , je te fais fusiller sur la place du village , pour servir d' exemple aux autres . Allons , marche , grand imbécile ! Il débita cette petite harangue très rondement ; puis , se tournant vers la cantinière : — C' est bien , Thérèse , dit-il , tu peux charger tes tonneaux , cet homme n' y mettra pas opposition . Et vous autres , qu' on le laisse aller . Tout le monde sortit , Thérèse en tête et Joseph le dernier . Le pauvre diable n' avait plus une goutte de sang dans les veines ; il venait d' en échapper d' une belle . Le jour , dans l' intervalle , était venu . Le commandant se leva , plia la carte et la mit dans sa poche . Puis il s' avança jusqu' à l' une des fenêtres et se mit à regarder le village . L' oncle et moi nous regardions à l' autre fenêtre . Il pouvait être alors cinq heures du matin . Toute ma vie je me rappellerai cette rue silencieuse encombrée de gens endormis , les uns étendus , les autres repliés , la tête sur le sac . Je vois encore ces pieds boueux , ces semelles usées , ces habits rapiécés , ces faces jeunes aux teintes brunes , ces vieilles joues rigides , les paupières closes ; ces grands chapeaux , ces épaulettes déteintes , ces pompons , ces couvertures de laine à bordure rouge filandreuse , pleines de trous , ces manteaux gris , cette paille dispersée dans la boue . Et le grand silence du sommeil après la marche forcée , ce repos absolu semblable à la mort ; et le petit jour bleuâtre enveloppant tout cela de sa lumière indécise , le soleil pâle montant dans la brume , les maisonnettes aux larges toitures de chaume , regardant de leurs petites fenêtres noires ; et tout au loin , des deux côtés du village , sur l' Altenberg et le Réepockel , au-dessus des vergers et des chènevières , les baïonnettes des sentinelles scintillant parmi les dernières étoiles , non , jamais je n' oublierai cet étrange spectacle ; j' étais bien jeune alors , mais de tels souvenirs sont éternels . À mesure que le jour grandissait , s' animait aussi le tableau : une tête se levait , s' appuyait sur le coude et regardait , puis bâillait et se couchait de nouveau . Ailleurs un vieux soldat se dressait tout à coup , secouait la paille de ses habits , se coiffait de son feutre et repliait son lambeau de couverture ; un autre aussi roulait son manteau et le bouclait sur son sac ; un autre tirait de sa poche un bout de pipe et battait le briquet . Les premiers levés se rapprochaient et causaient entre eux , d' autres venaient les rejoindre en frappant de la semelle , car il faisait froid à cette heure ; les feux allumés dans la rue et sur la place avaient fini par s' éteindre . En face de chez nous , sur la petite place , était la fontaine ; un certain nombre de Républicains , rangés autour des deux grandes auges moussues , se lavaient , riant et plaisantant malgré le froid ; d' autres venaient allonger la lèvre au goulot . Puis les maisons s' ouvraient une à une , et l' on voyait les soldats en sortir , inclinant leurs grands chapeaux et leurs sacs sous les petites portes . Ils avaient presque tous la pipe allumée . À droite de notre grange , devant l' auberge de Spick , stationnait la charrette de la cantinière couverte d' une grande toile ; elle était à deux roues , en forme de brouette , les bras posant à terre . Derrière , la mule , couverte d' une vieille housse de laine à carreaux rouges et bleus , attirait de notre échoppe une longue mèche de foin , qu' elle mâchait gravement , les yeux à demi fermés d' un air sentimental . La cantinière , à la fenêtre en face , raccommodait une petite culotte , et se penchait de temps en temps pour jeter un coup d' œil sous le hangar . Là , le tambour-maître Horatius Coclès , Cincinnatus , Merlot et un grand gaillard jovial , maigre , sec , à cheval sur des bottes de foin , se faisaient la queue l' un à l' autre ; ils se peignaient les tresses et les lissaient en se crachant dans la main ; Horatius Coclès , qui se trouvait en tête de la bande , fredonnait un air , et ses camarades répétaient le refrain à la sourdine . Près d' eux , contre deux vieilles futailles , dormait un petit tambour d' une douzaine d' années , tout blond comme moi , et qui m' intéressait particulièrement . C' est lui que surveillait la cantinière et dont elle raccommodait sans doute une culotte . Il avait son petit nez rouge en l' air , la bouche entrouverte , le dos contre les deux tonnes et un bras sur sa caisse ; ses baguettes étaient passées dans la buffleterie , et sur ses pieds , couverts de quelques brins de paille , était étendu un grand caniche tout crotté , qui le réchauffait . À chaque instant cet animal levait la tête et le regardait comme pour dire : « Je voudrais bien faire un tour dans les cuisines du village ! » Mais le petit ne bougeait pas ; il dormait si bien ! Et comme , dans le lointain , quelques chiens aboyaient , le caniche bâillait ; il aurait voulu se mettre de la partie . Bientôt deux officiers sortirent de la maison voisine ; deux hommes élancés , jeunes , la taille serrée dans leur habit . Comme ils passaient devant la maison , le commandant leur cria : — Duchêne ! Richer ! — Bonjour , commandant , dirent -ils en se retournant . — Les postes sont relevés ? — Oui , commandant . — Rien de nouveau ? — Rien , commandant . — Dans une demi-heure on se remet en marche . Fais battre le rappel , Richer . Entre , Duchêne . L' un des officiers entra , l' autre passa sous le hangar et dit quelques mots à Horatius Coclès . Moi , je regardais le nouveau venu . Le commandant avait fait apporter une bouteille d' eau-de-vie ; ils en buvaient ensemble , lorsqu' une sorte de bourdonnement s' entendit dehors : c' était le rappel . Je courus voir ce qui se passait . Horatius Coclès , devant cinq tambours , dont le petit tenait la gauche , la canne en l' air , ordonnait le roulement . Tant que la canne fut levée , il continua . Les Républicains arrivaient de toutes les ruelles du village ; ils se rangeaient sur deux lignes , devant la fontaine , et leurs sergents commençaient l' appel . L' oncle et moi , nous étions émerveillés de l' ordre qui régnait chez ces gens ; à mesure qu' on les appelait , ils répondaient si vite , que c' était comme un murmure de tous les côtés . Ils avaient repris leurs fusils et les tenaient à volonté , sur l' épaule ou la crosse à terre . Après l' appel , il se fit un grand silence , et plusieurs hommes , dans chaque compagnie , se détachèrent sous la conduite des caporaux , pour aller chercher le pain . La citoyenne Thérèse attelait alors sa mule à la charrette . Au bout de quelques instants , les escouades revinrent , apportant les miches dans des sacs et des paniers . La distribution commença . Comme les Républicains s' étaient fait la soupe en arrivant , ils se bouclaient l' un à l' autre leur miche sur le sac . — Allons ! s' écria le commandant d' un ton joyeux , en route ! Il prit son manteau , le jeta sur son épaule , et sortit sans nous dire ni bonjour , ni bonsoir . Nous pensions être débarrassés de ces gens pour toujours . Au moment où le commandant sortait , le bourgmestre vint prier l' oncle Jacob de se rendre bien vite chez lui , disant que la vue des Républicains avait rendu sa femme malade . Ils partirent ensemble aussitôt . Lisbeth arrangeait déjà les chaises et balayait la salle . On entendait dehors les officiers commander : -- En avant , marche ! Les tambours résonnaient ; la cantinière criait : « Hue » ! et le bataillon se mettait en route , quand une sorte de pétillement terrible retentit au bout du village . C' étaient des coups de fusil , qui se suivaient quelquefois plusieurs ensemble , quelquefois un à un . Les Républicains allaient entrer dans la rue . — Halte ! cria le commandant , qui regardait debout sur ses étriers , prêtant l' oreille . Je m' étais mis à la fenêtre , et je voyais tous ces hommes attentifs , et les officiers hors des rangs autour de leur chef , qui parlait avec vivacité . Tout à coup un soldat parut au détour de la rue ; il courait , son fusil sur l' épaule . — Commandant , dit-il de loin , tout essoufflé , les Croates ! L' avant-poste est enlevé ... ils arrivent ! ... À peine le commandant eut-il entendu cela qu' il se retourna , courant sur la ligne ventre à terre et criant : — Formez le carré ! Les officiers , les tambours , la cantinière se repliaient en même temps autour de la fontaine , tandis que les compagnies se croisaient comme un jeu de cartes ; en moins d' une minute , elles formèrent le carré sur trois rangs , les autres au milieu , et presque aussitôt il se fit dans la rue un bruit épouvantable , les Croates arrivaient ; la terre en tremblait . Je les vois encore déboucher au tournant de la rue , leurs grands manteaux rouges flottant derrière eux comme les plis de cinquante étendards , et courbés si bas sur leur selle , la latte en avant , qu' on apercevait à peine leurs faces osseuses et brunes aux longues moustaches jaunes . Il faut que les enfants soient possédés du diable , car , au lieu de me sauver , je restai là , les yeux écarquillés , pour voir la bataille . J' avais bien peur , c' est vrai , mais la curiosité l' emportait encore . Le temps de regarder et de frémir , les Croates étaient sur la place . J' entendis à la même seconde le commandant crier : « Feu ! » Puis un coup de tonnerre , puis rien que le bourdonnement de mes oreilles . Tout le côté du carré tourné vers la rue venait de faire feu à la fois ; les vitres de nos fenêtres tombaient en grelottant ; la fumée entrait dans la chambre avec des débris de cartouches , et l' odeur de la poudre remplissait l' air . Moi , les cheveux hérissés , je regardais , et je voyais les Croates sur leurs grands chevaux , debout dans la fumée grise , bondir , retomber et rebondir , comme pour grimper sur le carré et ceux de derrière arriver , arriver sans cesse , hurlant d' une voix sauvage : « Forvertz ! forvertz ! [ 2 ] » — Feu du second rang ! cria le commandant , au milieu des hennissements et des cris sans fin . Il avait l' air de parler dans notre chambre tant sa voix était calme . Un nouveau coup de tonnerre suivit ; et comme le crépi tombait , comme les tuiles roulaient des toits , comme le ciel et la terre semblaient se confondre , Lisbeth , derrière , dans la cuisine , poussait des cris si perçants que , même à travers ce tumulte , on les entendait comme un coup de sifflet . Après les feux de peloton commencèrent les feux de file . On ne voyait plus que les fusils du deuxième rang s' abaisser , faire feu et se relever , tandis que le premier rang , le genou à terre , croisait la baïonnette , et que le troisième chargeait les fusils et les passait au second . Les Croates tourbillonnaient autour du carré , frappant au loin de leurs grandes lattes ; de temps en temps un chapeau tombait , quelquefois l' homme . Un des ces Croates , repliant son cheval sur les jarrets , bondit si loin qu' il franchit les trois rangs et tomba dans le carré ; mais alors le commandant républicain se précipita sur lui , et d' un furieux coup de pointe le cloua pour ainsi dire sur la croupe de son cheval ; je vis le Républicain retirer son sabre rouge jusqu' à la garde ; cette vue me donna froid ; j' allais fuir ; mais j' étais à peine levé , que les Croates firent volte-face et partirent , laissant un grand nombre d' hommes et de chevaux sur la place . Les chevaux essayaient de se relever , puis retombaient . Cinq ou six cavaliers , pris sous leur monture , faisaient des efforts pour dégager leurs jambes ; d' autres tout sanglants se traînaient à quatre pattes , levant la main et criant d' une voix lamentable : Pardône , Françôse ! [ 3 ] dans la crainte d' être massacrés ; quelques-uns , ne pouvant endurer ce qu' ils souffraient , demandaient en grâce qu' on les achevât . Le plus grand nombre restaient immobiles . Pour la première fois je compris bien la mort : ces hommes que j' avais vus deux minutes avant , pleins de vie et de force , chargeant leurs ennemis avec fureur , et bondissant comme des loups , ils étaient là , couchés pêle-mêle , insensibles comme les pierres du chemin . Dans les rangs des Républicains il y avait aussi des places vides , des corps étendus sur la face , et quelques blessés , les joues et le front pleins de sang ; ils se bandaient la tête , le fusil au pied , sans quitter les rangs ; leurs camarades les aidaient à serrer le mouchoir et à remettre le chapeau dessus . Le commandant , à cheval près de la fontaine , la corne de son grand chapeau à plumes sur le dos et le sabre au poing , faisait serrer les rangs ; près de lui se tenaient les tambours en ligne , et un peu plus loin , tout près de l' auge , la cantinière avec sa charrette . On entendait les trompettes des Croates sonner la retraite . Au tournant de la rue , ils avaient fait halte ; une de leurs sentinelles attendait là , derrière l' angle de la maison commune : on ne voyait que la tête de son cheval . Quelques coups de fusil partaient encore . — Cessez le feu ! cria le commandant . Et tout se tut ; on n' entendit plus que la trompette au loin . La cantinière fit alors le tour des rangs à l' intérieur pour verser de l' eau-de-vie aux hommes , tandis que sept ou huit grands gaillards allaient puiser de l' eau à la fontaine , dans leurs gamelles , pour les blessés , qui tous demandaient à boire d' une voix pitoyable . Moi , penché hors de la fenêtre , je regardais au fond de la rue déserte , me demandant si les manteaux rouges oseraient revenir . Le commandant regardait aussi dans cette direction , et causait avec un capitaine appuyé sur la selle de son cheval . Tout à coup le capitaine traversa le carré , écarta les rangs et se précipita chez nous en criant : — Le maître de la maison ? — Il est sorti . — Eh bien ... toi ... conduis -moi dans votre grenier ... vite ! Je laissai là mes sabots , et me mis à grimper l' escalier au fond de l' allée comme un écureuil . Le capitaine me suivait . En haut , il vit du premier coup d' œil l' échelle du colombier et monta devant moi . Dans le colombier il se posa les deux coudes au bord de la lucarne un peu basse , se penchant pour voir . Je regardais par-dessus son épaule . Toute la route , à perte de vue , était couverte de monde : de la cavalerie , de l' infanterie , des canons , des caissons , des manteaux rouges , des pelisses vertes , des habits blancs , des casques , des cuirasses , des files de lances et des baïonnettes , des lignes de chevaux , et tout cela s' avançait vers le village . — C' est une armée ! murmurait le capitaine à voix basse . Il se retourna brusquement pour redescendre , mais s' arrêtant sur une idée , il me montra le long du village , à deux portées de fusil , une file de manteaux rouges qui s' enfonçaient dans un repli de terrain derrière les vergers . — Tu vois ces manteaux rouges ? dit-il . — Oui . — Est -ce qu' un chemin de voiture passe là ? — Non , c' est un sentier . — Et ce grand ravin qui le coupe au milieu , droit devant nous , est -ce qu' il est profond ? — Oh ! oui . — On n' y passe jamais avec les voitures et les charrues ? — Non , on ne peut pas . Alors , sans m' en demander davantage , il redescendit l' échelle à reculons , aussi vite que possible , et se jeta dans l' escalier . Je le suivais ; nous fûmes bientôt en bas , mais nous n' étions pas encore au bout de l' allée , que l' approche d' une masse de cavalerie faisait frémir les maisons . Malgré cela , le capitaine sortit , traversa la place , écarta deux hommes dans les rangs et disparut . Des milliers de cris brefs , étranges , semblables à ceux d' une nuée de corbeaux : « Hourrah ! hourrah ! » remplissaient alors la rue d' un bout à l' autre , et couvraient presque le roulement sourd du galop . Moi , tout fier d' avoir conduit le capitaine dans le colombier , j' eus l' imprudence de m' avancer sur la porte . Les uhlans , car cette fois c' étaient des uhlans , arrivaient comme le vent , la lance en arrêt , le dolman en peau de mouton flottant sur le dos , les oreilles enfoncées dans leurs gros bonnets à poils , les yeux écarquillés , le nez comme enfoui dans les moustaches , et le grand pistolet à crosse de cuivre dans la ceinture . Ce fut comme une vision , je n' eus que le temps de me jeter en arrière ; je n' avais plus une goutte de sang dans les veines , et ce n' est qu' au moment où la fusillade recommença que je me réveillai comme d' un rêve , au fond de notre chambre , en face des fenêtres brisées . L' air était obscurci , le carré tout blanc de fumée . Le commandant se voyait seul derrière , immobile sur son cheval , près de la fontaine ; on l' aurait pris pour une statue de bronze , à travers ce flot bleuâtre , d' où jaillissaient des centaines de flammes rouges . Les uhlans , comme d' immenses sauterelles , bondissaient tout autour , dardaient leurs lances et les retiraient ; d' autres lâchaient leurs grands pistolets dans les rangs , à quatre pas . Il me semblait que le carré pliait ; c' était vrai . — Serrez les rangs ! tenez ferme ! criait le commandant de sa voix calme . — Serrez les rangs ! serrez ! répétaient les officiers de distance en distance . Mais le carré pliait , il formait un demi-cercle au milieu ; le centre touchait presque la fontaine . À chaque coup de lance , arrivait la parade de la baïonnette comme l' éclair , mais quelquefois l' homme s' affaissait . Les Républicains n' avaient plus le temps de recharger ; ils ne tiraient plus , et les uhlans arrivaient toujours , plus nombreux , plus hardis , enveloppant le carré dans leur tourbillon , et poussant déjà des cris de triomphe , car ils se croyaient vainqueurs . Moi -même , je croyais les Républicains perdus lorsque , au plus fort de l' action , le commandant , levant son chapeau au bout de son sabre se mit à chanter une chanson qui vous donnait la chair de poule , et tout le bataillon , comme un seul homme , se mit à chanter avec lui . En un clin d' œil tout le devant du carré se redressa , refoulant dans la rue toute cette masse de cavaliers , pressés les uns contre les autres , avec leurs grandes lances , comme les épis dans les champs . On aurait dit que cette chanson rendait les Républicains furieux ; c' est tout ce que j' ai vu de plus terrible ! Et depuis j' ai pensé bien des fois que les hommes acharnés à la bataille sont plus féroces que les bêtes sauvages . Mais ce qu' il y avait encore de plus affreux , c' est que les derniers rangs de la colonne autrichienne , tout au bout de la rue , ne voyant pas ce qui se passait à l' entrée de la place , avançaient toujours criant ! « Hourrah ! hourrah ! » de sorte que ceux des premiers rangs poussés par les baïonnettes des Républicains , et ne pouvant plus reculer , s' agitaient dans une confusion inexprimable et jetaient des cris de détresse ; leurs grands chevaux , piqués aux naseaux , se dressaient , la crinière droite , les yeux hors de la tête , avec des hennissements grêles et des ruades épouvantables . Je voyais de loin ces malheureux uhlans , fous de terreur , se retourner , en frappant leurs camarades du manche de leurs lances pour se faire place , et détaler comme des lièvres le long des petites cassines . Deux minutes après , la rue était vide . Il restait bien encore vingt-cinq ou trente de ces pauvres diables , enfermés dans la place . Ils n' avaient pas vu la retraite et semblaient tout déconcertés , ne sachant par où fuir ; mais ce fut bientôt fini : une nouvelle décharge les coucha sur le dos , sauf deux ou trois qui s' enfoncèrent dans la ruelle des Tanneurs . On ne voyait plus que des tas de chevaux et d' hommes morts ; le sang coulait au-dessous et suivait notre rigole jusqu' au guévoir . — Cessez le feu ! cria le commandant pour la seconde fois : chargez ! Dans le même instant neuf heures sonnaient à l' église . Le village en ce moment n' est pas à dépeindre ; les maisons criblées de balles , les volets pendant à leurs gonds , les fenêtres défoncées , les cheminées chancelantes , la rue pleine de tuiles et de briques fracassées , les toits des hangars percés à jour , et ce tas de morts , ces chevaux bousculés , se débattant et saignant : on ne peut se le figurer . Les Républicains , diminués de moitié , leurs grands chapeaux penchés sur le dos , l' air dur et terrible , attendaient l' arme au bras . Derrière , à quelques pas de notre maison , le commandant délibérait avec ses officiers . Je l' entendais très bien : — Nous avons une armée autrichienne devant nous , disait-il brusquement ; il s' agit de tirer notre peau d' ici . Dans une heure , nous aurons vingt ou trente mille hommes sur les bras , ils tourneront le village avec leur infanterie , et nous serons tous perdus . Je vais faire battre la retraite . Quelqu'un a-t-il quelque chose à dire ? — Non , c' est bien vu , répondirent les autres . Alors ils s' éloignèrent , et deux minutes après , je vis un grand nombre de soldats entrer dans les maisons , jeter les chaises , les tables , les armoires dehors sur un même tas ; quelques-uns , du haut des greniers , jetaient de la paille et du foin ; d' autres amenaient les charrettes et les voitures du fond des hangars . Il ne leur fallut pas dix minutes pour avoir à l' entrée de la rue une barrière haute comme les maisons ; le foin et la paille étaient au-dessus et au-dessous . Le roulement du tambour rappela ceux qui faisaient cet ouvrage ; aussitôt le feu se mit à grimper de brindille en brindille jusqu' au haut de la barricade , balayant les toits à côté , de sa flamme rouge , et répandant sa fumée noire comme une voûte immense sur le village . De grands cris s' entendirent alors au loin ; des coups de fusil partirent de l' autre côté ; mais on ne voyait rien , et le commandant donna l' ordre de la retraite . Je vis ces Républicains défiler devant chez nous d' un pas lent et ferme , les yeux étincelants , les baïonnettes rouges , les mains noires , les joues creuses . Deux tambours marchaient derrière sans battre ; le petit que j' avais vu dormir sous notre hangar s' y trouvait ; il avait sa caisse sur l' épaule et le dos plié pour marcher ; de grosses larmes coulaient sur ses joues rondes , noircies par la fumée de la poudre ; son camarade lui disait : « Allons , petit Jean , du courage ! » Mais il n' avait pas l' air d' entendre . Horatius Coclès avait disparu et la cantinière aussi . Je suivis cette troupe des yeux jusqu' au détour de la rue . Depuis quelques instants le tocsin de la maison commune sonnait , et tout au loin on entendait des voix mélancoliques crier : « Au feu ! au feu ! » Je regardai vers la barricade des Républicains ; le feu avait gagné les maisons et montait jusque dans le ciel ; de l' autre côté , un frémissement d' armes remplissait la rue , et déjà , sur les maisons voisines , de longues piques noires sortaient des lucarnes pour renverser l' échafaudage de l' incendie . Après le départ des Républicains , il se passa bien encore un quart d' heure avant que personne ne se montrât de notre côté dans la rue . Toutes les maisons semblaient abandonnées . De l' autre côté de la barricade , le tumulte augmentait ; les cris des gens : « Au feu ! au feu ! » se prolongeaient d' une façon lugubre . J' étais sorti sous le hangar , épouvanté de l' incendie . Rien ne bougeait ; on n' entendait que le pétillement du feu et les soupirs d' un blessé assis contre le mur de notre étable ; il avait une balle dans les reins , et s' appuyait sur les deux mains pour se tenir droit : c' était un Croate ; il me regardait avec des yeux terribles et désespérés . Un peu plus loin , un cheval , couché sur le flanc , balançait sa tête au bout de son long cou , comme un pendule . Et comme j' étais là , pensant que ces Français devaient être de fameux brigands , pour nous brûler sans aucune raison , un faible bruit se fit entendre derrière moi ; je me retournai , et je vis dans l' ombre du hangar , sous les brindilles de paille tombant des poutres , la porte de la grange entrouverte , et derrière , la figure pâle de notre voisin Spick , les yeux écarquillés . Il avançait la tête doucement et prêtait l' oreille ; puis , s' étant convaincu que les Républicains venaient de battre en retraite , il s' élança dehors en brandissant sa hache comme un furieux , et criant : — Où sont -ils , ces gueux ? où sont -ils , que je les extermine tous ! — Ah ! lui dis -je , ils sont partis ; mais , en courant , vous pouvez encore les rattraper au bout du village . Alors il me regarda d' un œil louche , et , voyant que j' étais sans malice , il courut au feu . D' autres portes s' ouvraient au même instant ; des hommes et des femmes sortaient , regardaient , puis levaient les mains au ciel , en criant : « Qu' ils soient maudits ! qu' ils soient maudits ! » Et chacun se dépêchait d' aller prendre son baquet pour éteindre le feu . La fontaine fut bientôt encombrée de monde ; il n' y avait plus assez de place autour ; on formait la chaîne des deux côtés , jusque dans les allées des maisons menacées . Quelques soldats , debout sur les toits , versaient l' eau dans la flamme ; mais tout ce qu' on put faire , ce fut de préserver les maisons voisines . Vers onze heures , une gerbe de feu bleuâtre monta jusqu' au ciel : dans le nombre des voitures entassées , se trouvait la charrette de la cantinière ; ses deux tonnes d' eau-de-vie venaient d' éclater . L' oncle Jacob était aussi dans la chaîne , de l' autre côté , sous la garde des sentinelles autrichiennes ; il parvint cependant à s' échapper en traversant une cour et rentra chez nous par les jardins . — Seigneur Dieu ! s' écria-t-il , Fritzel est sauvé ! Je vis en cette circonstance qu' il m' aimait beaucoup , car il m' embrassa en me demandant : — Où donc étais -tu , pauvre enfant ? — À la fenêtre , lui dis -je . Alors il devint tout pâle et s' écria : — Lisbeth ! Lisbeth ! Mais elle ne répondit pas , et même il nous fut impossible de la trouver ; nous allions dans toutes les chambres , regardant jusque sous les lits , et nous pensions qu' elle s' était sauvée chez quelque voisine . Dans cet intervalle , on finit par se rendre maître du feu , et tout à coup nous entendîmes les Autrichiens crier dehors : « Place ... place ... En arrière ! » En même temps , un régiment de Croates passa devant chez nous comme la foudre . Ils s' élançaient à la poursuite des Républicains ; mais nous apprîmes le lendemain qu' ils étaient arrivés trop tard ; l' ennemi avait gagné les bois de Rothalps , qui s' étendent jusque derrière Pirmasens . C' est ainsi que nous comprîmes enfin pourquoi ces gens avaient barricadé la rue et mis le feu aux maisons : ils voulaient retarder la poursuite de la cavalerie , et cela montre bien leur grande expérience des choses de la guerre . Depuis ce moment jusqu' à cinq heures du soir , deux brigades autrichiennes défilèrent dans le village sous nos fenêtres : des uhlans , des dragons , des houzards ; puis des canons , des fourgons , des caissons ; puis vers trois heures , le général en chef , au milieu de ses officiers , un grand vieillard coiffé d' un tricorne et vêtu d' une longue polonaise blanche , tellement couverte de torsades et de broderies d' or , qu' à côté de lui le commandant républicain , avec son chapeau et son uniforme râpés , n' aurait eu l' air que d' un simple caporal . Le bourgmestre et les conseillers d' Anstatt , en habit de bure à larges manches , la tête découverte , l' attendaient sur la place . Il s' y arrêta deux minutes , regarda les morts entassés autour de la fontaine , et demanda : — Combien d' hommes les Français étaient -ils ? — Un bataillon , Excellence , répondit le bourgmestre courbé en demi-cercle . Le général ne dit rien . Il leva son tricorne et poursuivit sa route . Alors arriva la seconde brigade : des chasseurs tyroliens en tête , avec leurs habits verts , leurs chapeaux noirs à bord retroussés , et leurs petites carabines d' Insprück à balles forcées ; puis d' autre infanterie en habit blanc et culotte bleu de ciel , les grandes guêtres remontant jusqu' au genou ; puis de la grosse cavalerie , des hommes de six pieds enfermés dans leurs cuirasses , et dont on ne voyait que le menton et les longues moustaches rousses sous la visière du casque ; puis enfin les grandes voitures de l' ambulance , couvertes de toiles grises , tendues sur des cerceaux , et derrière , les éclopés , les traînards et les poltrons . Les chirurgiens de l' armée firent le tour de la place . Ils relevèrent les blessés , les placèrent dans leurs voitures , et l' un de leurs chefs , un petit vieillard à perruque blanche , dit au bourgmestre en montrant le reste : — Vous ferez enterrer tout cela le plus tôt possible . — Pour vous rendre mes devoirs , répondit le bourgmestre gravement . Enfin les dernières voitures partirent ; il était environ six heures du soir . La nuit était venue . L' oncle Jacob se tenait sur le seuil de la maison avec moi . Devant nous , à cinquante pas , contre la fontaine , tous les morts , rangés sur les marches , la face en l' air et les yeux écarquillés , étaient blancs comme de la cire , ayant perdu tout leur sang . Les femmes et les enfants du village se promenaient autour . Et comme le fossoyeur Jeffer avec ses deux garçons , Karl et Ludwig , arrivaient la pioche sur l' épaule , le bourgmestre leur dit : — Vous prendrez douze hommes avec vous , et vous ferez une grande fosse dans la prairie du Wolfthâl pour tout ce monde -là ; vous m' entendez ? Et tous ceux qui ont des charrettes et des tombereaux devront les prêter avec leur attelage , car c' est un service public . Jeffer inclina la tête et se rendit tout de suite à la prairie du Wolfthâl , avec ses deux garçons et les hommes qu' il avait choisis . — Il faut pourtant bien que nous retrouvions Lisbeth , me dit alors l' oncle . Nous recommençâmes nos recherches , du grenier à la cave , et seulement à la fin , comme nous allions remonter , nous vîmes derrière notre tonne de choucroute , entre les deux soupiraux , un paquet de linge dans l' ombre , que l' oncle se mit à secouer . Aussitôt Lisbeth , d' une voix plaintive , s' écria : — Ne me tuez pas ! Au nom du ciel , ayez pitié de moi ! — Lève -toi , dit l' oncle avec bonté ; tout est fini ! Mais Lisbeth était encore si troublée , qu' elle avait de la peine à mettre un pied devant l' autre , et qu' il me fallut la conduire en haut par la main , comme une enfant . Alors , revoyant le jour dans sa cuisine , elle s' assit au coin de l' âtre et fondit en larmes , priant et remerciant le Seigneur de l' avoir sauvée ; ce qui prouve bien que les vieilles gens tiennent à la vie autant que les jeunes . Les heures de désolation qui suivirent , et le mouvement que dut se donner l' oncle pour se rendre à l' appel de tous les malheureux qui réclamaient ses soins resteront toujours présents à ma mémoire . Il ne se passait pas d' instant qu' une femme ou bien un enfant n' entrât chez nous en s' écriant : — Monsieur le docteur ... bien vite ... qu' il vienne ! mon mari ... mon frère ... ma sœur sont malades ! L' un avait été blessé , l' autre était devenu comme fou de peur ; l' autre , étendu tout de son long , ne donnait plus signe de vie . L' oncle ne pouvait être partout . — Vous le trouverez dans telle maison , disais -je à ces malheureux ; dépêchez -vous . Et ils partaient . Ce n' est que bien tard , vers dix heures , qu' il revint enfin . Lisbeth s' était un peu remise ; elle avait fait du feu sur l' âtre et dressé la table comme à l' ordinaire ; mais le crépi du plafond , les éclats de vitres et de bois couvraient encore le plancher . C' est au milieu de tout cela que nous nous assîmes à table , et que nous mangeâmes en silence . De temps en temps , l' oncle relevait la tête , regardant sur la place les torches qui se promenaient autour des morts , les charrettes noires qui stationnaient devant la fontaine , avec leurs petits bidets du pays , les fossoyeurs , les curieux , tout cela dans les ténèbres . Il observait ces choses gravement , et tout à coup , vers la fin du repas , il se prit à me dire , la main étendue : — Voilà la guerre , Fritzel ! Regarde , et souviens -toi ! ... Oui , voilà la guerre : la mort et la destruction , la fureur et la haine , l' oubli de tous sentiments humains . Quand le Seigneur nous frappe de ses malédictions , quand il nous envoie la peste et la famine , au moins ce sont des fléaux inévitables décrétés par sa sagesse ; mais ici , c' est l' homme lui -même qui décrète la misère contre ses semblables , et c' est lui qui porte au loin ses ravages sans pitié . « Hier , nous étions en paix , nous ne demandions rien à personne , nous n' avions pas fait de mal , et tout à coup des hommes étrangers sont venus nous frapper , nous ruiner et nous détruire . Ah ! qu' ils soient maudits , ceux qui provoquent de tels malheurs par esprit d' ambition ; qu' ils soient l' exécration des siècles ! « Fritzel , souviens -toi de cela ; c' est tout ce qu' il y a de plus abominable sur la terre . Des hommes qui ne se connaissent pas , qui ne se sont jamais vus , et qui tout à coup se précipitent les uns sur les autres pour se déchirer ! Cela seul devrait nous faire croire en Dieu , car il faut un vengeur de telles iniquités . » Ainsi parla l' oncle gravement ; il était très ému ; et moi , la tête baissée , j' écoutais , retenant chacune de ses paroles et les gravant dans ma mémoire . Comme nous étions ainsi depuis une demi-heure , une sorte de dispute s' éleva dehors , sur la place ; nous entendîmes un chien gronder sourdement , et la voix de notre voisin Spick dire d' un air irrité : — Attends ... attends ... gueux de chien , je vais te donner un coup de pioche sur la nuque . Ça , c' est encore un animal de la même espèce que ses maîtres : ça vous paye avec des assignats et des coups de dents ; mais il tombe mal ! Le chien grondait plus fort . Et d' autres voix disaient au milieu du silence de la nuit : — C' est drôle tout de même ... Voyez ... il ne veut pas quitter cette femme ... Peut-être qu' elle n' est pas tout à fait morte . Alors l' oncle se leva brusquement et sortit . Je le suivis . Rien de plus terrible à voir que les morts sous le reflet rouge des torches . Il ne faisait pas de vent , mais la flamme se balançait tout de même , et tous ces êtres pâles , avec leurs yeux ouverts , semblaient remuer . — Pas morte ! criait Spick , est -ce que tu es fou , Jeffer ? Est -ce que tu crois en savoir plus que les chirurgiens de l' armée ? Non ... non ... elle a reçu son compte ... et c' est bien fait ! c' est cette femme qui m' a payé mon eau-de-vie avec du papier . Allons , ôtez -vous de là que j' assomme le chien et que ça finisse ! — Qu' est -ce qui se passe donc ? dit alors l' oncle d' une voix forte . Et tous ces gens se retournèrent comme effrayés . Le fossoyeur se découvrit , deux ou trois autres s' écartèrent , et nous vîmes sur les marches de la fontaine la cantinière étendue , blanche comme la neige , ses beaux cheveux noirs déroulés dans une mare de sang , sa petite tonne encore sur la hanche , et les mains pâles jetées à droite et à gauche sur la pierre humide où coulait l' eau . Plusieurs autres cadavres l' entouraient , et le chien caniche que j' avais vu le matin avec le petit tambour , les poils du dos hérissés , les yeux étincelants et les lèvres frémissantes , debout à ses pieds , grondait et frissonnait en regardant Spick . Malgré son grand courage et sa pioche , le cabaretier n' osait approcher , car il était facile de voir que s' il manquait son coup , cet animal lui sauterait à la gorge . — Qu' est -ce que c' est , répéta l' oncle . — Parce que ce chien reste là , fit Spick en ricanant , ils disent que la femme n' est pas morte . — Ils ont raison , dit l' oncle d' un ton brusque , certains animaux ont plus de cœur et d' esprit que certains hommes . Ôte -toi de là . Il l' écarta du coude et s' avança droit vers la femme en se courbant . Le chien , au lieu de sauter sur lui , parut s' apaiser et le laissa faire . Tout le monde s' était approché ; l' oncle s' agenouilla , découvrit le sein de la femme et lui mit la main sur le cœur . On se taisait ; le silence était profond . Cela durait depuis près d' une minute , lorsque Spick dit : — Hé ! hé ! hé ! qu' on l' enterre , n' est -ce pas , monsieur le docteur ? L' oncle se leva , les sourcils froncés , et regardant cet homme en face , du haut en bas : — Malheureux ! lui dit-il , pour quelques mesures d' eau-de-vie que cette pauvre femme t' a payées comme elle pouvait , tu voudrais maintenant la voir morte , et peut-être enterrée vive ! — Monsieur le docteur , s' écria le cabaretier en se redressant d' un air d' arrogance , savez -vous qu' il y a des lois , et que ... — Tais -toi , interrompit l' oncle , ton action est infâme ! Et , se tournant vers les autres : — Jeffer , dit-il , transporte cette femme dans ma maison ; elle vit encore . Il lança sur Spick un dernier regard d' indignation , tandis que le fossoyeur et ses fils plaçaient la cantinière sur le brancard . On se mit en marche ; le chien suivait l' oncle , serré contre sa jambe . Quant au cabaretier , nous l' entendions répéter derrière nous , près de la fontaine , d' un ton moqueur : — La femme est morte ; ce médecin en sait autant que ma pioche ! La femme est finie ... qu' on l' enterre aujourd'hui ou demain , cela ne fait rien à la chose ... On verra lequel de nous deux avait raison . Comme nous traversions la place , je vis le mauser et Koffel qui nous suivaient , ce qui me soulagea le cœur , car depuis la nuit , une sorte de frayeur s' était emparée de moi , surtout en face des morts , et j' étais content d' être avec beaucoup de monde . Le mauser marchait devant le brancard , une grosse torche à la main ; Koffel , près de l' oncle , semblait grave . — Voilà de terribles choses , monsieur le docteur , dit-il en marchant . — Ah ! c' est vous , Koffel ! fit l' oncle . Oui , oui , le génie du mal est dans l' air , les esprits des ténèbres sont déchaînés ! Nous entrions alors dans la petite allée remplie de plâtras ; le mauser , s' arrêtant sur le seuil , éclaira Jeffer et ses fils , qui s' avançaient d' un pas lourd . Nous les suivîmes tous dans sa chambre , et le taupier , levant sa torche , s' écria d' un ton solennel : — Où sont -ils , les jours de tranquillité , les instants de paix , de repos et de confiance après le travail ... où sont -ils , monsieur le docteur ? Ah ! ils se sont envolés par toutes ces ouvertures . Alors seulement je vis bien l' air désolé de notre vieille chambre , les vitres brisées , dont les éclats tranchants et les pointes étincelantes se découpaient sur le fond noir des ténèbres ; je compris les paroles du mauser , et je pensai que nous étions malheureux . — Jeffer , déposez cette femme sur mon lit , dit l' oncle avec tristesse ; il ne faut pas que nos propres misères nous fassent oublier que d' autres sont encore plus malheureux que nous . Et se tournant vers le taupier : — Vous resterez pour m' éclairer , dit-il , et Koffel m' aidera . Le fossoyeur et ses fils ayant posé leur brancard sur le plancher , placèrent la femme sur le lit au fond de l' alcôve . Le mauser , dont les joues couleur de brique prenaient aux reflets de la torche des teintes pourpres , les éclairait . L' oncle remit quelques kreutzers à Jeffer , qui sortit avec ses garçons . La vieille Lisbeth était venue voir ; son menton tremblotait , elle n' osait approcher , et je l' entendais qui récitait l' Ave Maria tout bas . Sa frayeur me gagnait lorsque l' oncle s' écria : — Lisbeth , à quoi penses -tu donc ? Au nom du ciel , es -tu folle ? Cette femme n' est-elle pas comme toutes les femmes , et ne m' as -tu pas aidé cent fois dans mes opérations ? Allons , allons ... maintenant la folie reprend le dessus . Va ... chauffe de l' eau ; c' est tout ce que je puis espérer de toi . Le chien s' était assis devant l' alcôve , et regardait , à travers ses poils frisés , la femme étendue sur le lit , immobile et pâle comme une morte . — Fritzel , me dit l' oncle , ferme les volets , nous aurons moins d' air . Et vous , Koffel , faites du feu dans le fourneau , car d' obtenir quelque chose maintenant de Lisbeth , il n' y faut pas penser . Ah ! si parmi tant de misères nous avions encore le bon esprit de rester un peu calmes ! Mais il faut que tout s' en mêle : quand le diable est en route , on ne sait plus où il s' arrêtera . Ainsi parla l' oncle d' un air désolé . Je courus fermer les volets , et j' entendis qu' il les accrochait à l' intérieur . En regardant vers la fontaine , je vis que deux nouvelles charrettes de morts partaient . Je rentrai tout grelottant . Koffel venait d' allumer le feu , qui pétillait dans le poêle ; l' oncle avait déployé sa trousse sur la table ; le mauser attendait , regardant ces mille petits couteaux reluire . L' oncle prit une sonde et s' approcha du lit , écartant les rideaux ; le mauser et Koffel le suivaient . Alors une grande curiosité me poussa et j' allai voir : la lumière de la chandelle remplissait toute l' alcôve ; la femme était nue jusqu' à la ceinture , l' oncle venait de lui découper ses vêtements ; Koffel , avec une grosse éponge , lui lavait la poitrine et les seins couverts d' un sang noir . Le chien regardait toujours , il ne bougeait pas . Lisbeth était aussi revenue dans la chambre ; elle me tenait par la main et marmottait je ne sais quelle prière . Dans l' alcôve , personne ne parlait , et l' oncle , entendant la vieille servante , lui cria vraiment fâché : — Veux -tu bien te taire , vieille folle ! Allons , mauser , allons , relevez le bras . — Une belle créature , dit le mauser , et bien jeune encore . — Comme elle est pâle ! fit Koffel . Je me rapprochai davantage , et je vis la femme blanche comme la neige , les seins droits , la tête rejetée en arrière , ses cheveux noirs déroulés . Le mauser lui tenait le bras en l' air , et au-dessous , entre le sein et l' aisselle , apparaissait une ouverture bleuâtre d' où coulaient quelques gouttes de sang . L' oncle Jacob , les lèvres serrées , sondait cette blessure ; la sonde ne pouvait entrer . En ce moment je devins tellement attentif , n' ayant jamais rien vu de pareil , que toute mon âme était au fond de cette alcôve , et j' entendis l' oncle murmurer : « C' est étrange ! » Au même instant la femme exhala un long soupir , et le chien , qui s' était tu jusqu' alors , se prit à pleurer d' une voix si lamentable et si douce , qu' on aurait dit un être humain ; les cheveux m' en dressaient sur la tête . Le mauser s' écria : — Tais -toi ! Le chien se tut , et l' oncle dit : — Relevez donc le bras , mauser ; Koffel , passez ici et soutenez le corps . Koffel passa derrière le lit et prit la femme par les épaules ; aussitôt la sonde entra bien loin . La femme fit entendre un gémissement , et le chien gronda . — Allons , s' écria l' oncle , elle est sauvée . Tenez , Koffel , voyez , la balle a glissé sur les côtes , elle est ici sous l' épaule ; la sentez -vous ? — Très bien . L' oncle sortit , et me voyant sous le rideau , il s' écria : — Que fais -tu là ? — Je regarde . — Bon , maintenant , il regarde ! Il est dit que tout doit aller de travers . Il prit un couteau sur la table et rentra . Le chien me regardait de ses yeux luisants , ce qui m' inquiétait . Tout à coup la femme jeta un cri , et l' oncle dit d' un ton joyeux : — La voici ! c' est une balle de pistolet . La malheureuse a perdu beaucoup de sang , mais elle en reviendra . — C' est pendant la grande charge des uhlans qu' elle aura reçu cela , dit Koffel ; j' étais chez le vieux Kraëmer , au premier ; je nettoyais son horloge , et j' ai vu qu' ils tiraient en arrivant . — C' est possible , répondit l' oncle , qui seulement alors eut l' idée de regarder la femme . Il prit le chandelier de la main du mauser , et , debout derrière le lit , il contempla quelques secondes cette malheureuse d' un air rêveur . — Oui , fit-il , c' est une belle femme et une noble tête ! Quel malheur que de pareilles créatures suivent les armées ! Ne serait-il pas bien mieux de les voir au sein d' une honnête famille , entourées de beaux enfants , auprès d' un brave homme , dont elles feraient le bonheur ! Quel dommage ! Enfin ... puisque c' est la volonté du Seigneur . Il sortit , appelant Lisbeth . — Tu vas chercher une de tes chemises pour cette femme , lui dit-il , et tu la lui mettras toi -même . -- Mauser , Koffel , venez ; nous allons prendre un verre de vin , car cette journée a été rude pour tous . Il descendit lui -même à la cave , et en revint au moment où la vieille servante arrivait avec sa chemise . Lisbeth , voyant que la cantinière n' était pas morte , avait repris courage ; elle entra dans l' alcôve et tira les rideaux , pendant que l' oncle débouchait la bouteille et ouvrait le buffet pour y prendre des verres . Le mauser et Koffel paraissaient contents . Je m' étais aussi rapproché de la table encore servie , et nous finîmes de souper . Le chien nous regardait de loin ; l' oncle lui jeta quelques bouchées de pain , qu' il ne voulut pas prendre . En ce moment , une heure sonnait à l' église . — C' est la demie , dit Koffel . — Non , c' est une heure ; je crois qu' il serait temps de nous coucher , répondit le mauser . Lisbeth sortait de l' alcôve ; tout le monde alla voir la femme vêtue de sa chemise ; elle semblait dormir . Le chien s' était posé sur les pattes de devant , au bord du lit , et regardait aussi . L' oncle lui passa la main sur la tête en disant : — Va , ne crains plus rien ; elle en reviendra ... je t' en réponds ! Et ce pauvre animal semblait comprendre ; il gémissait avec douceur . Enfin on ressortit . L' oncle , avec la chandelle , reconduisit Koffel et le mauser jusque dehors , puis il rentra et nous dit : — Allez vous coucher maintenant , il est temps . — Et vous , monsieur le docteur ? demanda la vieille servante . — Moi , je veille ... cette femme est en danger , et l' on peut aussi m' appeler dans le village . Il alla remettre une bûche au fourneau , et s' étendit derrière , dans le fauteuil , en roulant un bout de papier pour allumer sa pipe . Lisbeth et moi nous montâmes chacun dans notre chambre ; mais ce ne fut que bien tard qu' il me fut possible de dormir , malgré ma grande fatigue , car de demi-heure en demi-heure , le roulement d' une charrette et le reflet des torches sur les vitres m' avertissaient qu' il passait encore des morts . Enfin , au petit jour , tous ces bruits cessèrent et , je m' endormis profondément . C' est le lendemain qu' il aurait fallu voir le village , lorsque chacun voulut reconnaître ce qui lui restait et ce qui lui manquait , et qu' on s' aperçut qu' un grand nombre de Républicains , de uhlans et de Croates avaient passé par derrière dans les maisons , et qu' ils avaient tout vidé ! C' est alors que l' indignation fut universelle , et que je compris combien le mauser avait eu raison de dire : « Maintenant les jours de calme et de paix se sont envolés par ces trous ! » Toutes les portes et les fenêtres étaient ouvertes pour voir le dégât , toute la rue était encombrée de meubles , de voitures , de bétail , et de gens qui criaient : « Ah ! les gueux ... Ah ! les brigands ... ils ont tout pris ! » L' un cherchait ses canards , l' autre ses poules ; l' autre , en regardant sous son lit , trouvait une vieille paire de savates à la place de ses bottes ; l' autre , en regardant dans sa cheminée , où pendaient la veille au matin des andouilles et des bandes de lard , la voyait vide , et entrait dans une fureur terrible ; les femmes se désolaient en levant les mains au ciel , et les filles semblaient consternées . Et le beurre , et les œufs , et le tabac , et les pommes de terre , et jusqu' au linge , tout avait été pillé ; plus on regardait , plus il vous manquait de choses . La plus grande colère des gens se tournait contre les Croates ; car , après le passage du général , n' ayant plus rien à craindre des plaintes qu' on pourrait faire , ils s' étaient précipités dans les maisons , comme une bande de loups affamés et Dieu sait ce qu' il avait fallu leur donner pour les décider à partir , sans compter ce qu' ils avaient pris . C' est pourtant bien malheureux que la vieille Allemagne ait des soldats plus à craindre pour elle que les Français . Le Seigneur nous préserve d' avoir encore besoin de leur secours ! Nous autres enfants , Hans Aden , Frantz Sépel , Nikel Johann et moi , nous allions de porte en porte , regardant les tuiles cassées , les volets brisés , les hangars défoncés , et ramassant les guenilles , les papiers de cartouches , les balles aplaties le long des murs . Ces trouvailles nous réjouissaient tellement , que pas un n' eut l' idée de rentrer avant la nuit close . Vers deux heures , nous fîmes la rencontre de Zaphéri Schmouck , le fils du vannier , qui redressait sa tête rousse et semblait plus fier que d' habitude . Il tenait quelque chose caché sous sa blouse ; et comme nous lui demandions : « Qu' est -ce que tu as ? » il nous fit voir la crosse d' un grand pistolet de uhlan . Alors toute la bande le suivit . Il marchait au milieu de nous comme un général , et à chaque nouvelle rencontre , nous disions : « Il a un pistolet ! » Le nouveau venu se joignait à la troupe . Nous n' aurions pas quitté Schmouck pour un empire ; il nous semblait que la gloire de son pistolet rejaillissait sur nous . Voilà bien les enfants , et voilà bien les hommes ! Chacun de nous se vantait des dangers qu' il avait courus pendant la grande bataille : — J' ai entendu siffler les balles , disait Frantz Sépel , deux sont entrées dans notre cuisine . — Moi , j' ai vu galoper le général des uhlans avec son bonnet rouge , criait Hans Aden ; c' est bien plus terrible que d' entendre siffler les balles . Ce qui m' enorgueillissait le plus , c' était que le commandant républicain m' avait donné de la galette en disant : « Avale -moi ça hardiment ! » Je me trouvais digne d' avoir un pistolet comme Zaphéri : mais personne ne voulait me croire . Schmouck , en passant devant le perron de la maison commune , s' écria : — Venez voir ! Nous montâmes le grand escalier derrière lui , et devant la porte du conseil , percée d' une ouverture carrée , grande comme la main , il nous dit : — Regardez ... les habits des morts sont là ... Le père Jeffer et M . le bourgmestre les ont conduits là ce matin , dans une charrette . Et nous restâmes plus d' une heure à contempler ces habits , nous grimpant l' un à l' autre sur les épaules et soupirant : « Laisse -moi donc aussi regarder , Hans Aden ... c' est mon tour ! » Ces habits étaient entassés au milieu de la grande salle déserte , sous la lumière grise de deux hautes fenêtres grillées . Il y avait des chapeaux républicains et des bonnets de uhlans , des baudriers et des gibernes , des habits bleus et des manteaux rouges , des sabres et des pistolets . Les fusils étaient appuyés au mur à droite , et , plus loin , se trouvait une file de lances . Cela donnait froid à voir , et j' en ai gardé le souvenir . Au bout d' une heure , et comme la nuit venait , tout à coup l' un de nous eut peur , et se mit à descendre l' escalier en criant d' une voix terrible : « Les voici ! » Alors toute la bande se précipita sur les marches , galopant les mains en l' air et se bousculant dans l' ombre . Ce qui m' étonne , c' est que pas un de nous ne se soit cassé le cou , tant notre épouvante était grande . J' étais le dernier , et quoique mon cœur bondît d' une force incroyable , au bas du perron je me retournai pour regarder ; tout était gris au fond du vestibule , la petite lucarne , à droite , éclairait les marches noires d' un rayon oblique ; pas un soupir ne troublait le silence sous la voûte sombre . Au loin , dans la rue , les cris s' éloignaient . Je me pris à songer que l' oncle devait être inquiet de moi , et je partis seul , non sans me retourner encore , car il me semblait que des pas furtifs me suivaient , et je n' osais courir . Devant l' auberge des Deux-Clefs , dont les fenêtres brillaient au milieu de la nuit , je fis halte . Le tumulte des buveurs me rassurait ; je regardai , par le petit vasistas ouvert , dans la salle où bourdonnaient un grand nombre de voix , je vis Koffel , le mauser , M . Richter et bien d' autres , assis le long des tables de sapin , le dos courbé , le coude en avant , en face des cruches et des gobelets . La figure anguleuse de M . Richter , avec sa veste de chasse et sa casquette de cuir bouilli , gesticulait sous le quinquet , dans la fumée grisâtre : — Voilà ces fameux Républicains , disait-il , ces hommes terribles qui devaient bouleverser le monde , et que l' ombre glorieuse du feld-maréchal Wurmser suffit pour disperser . Vous les avez vus plier les reins , et allonger les jambes ! Combien de fois ne vous ai -je pas dit que toutes leurs grandes entreprises finiraient par une débâcle ? Mauser , Koffel , l' ai -je dit ? — Eh , oui , vous l' avez dit ! répondit le mauser , mais ce n' est pas une raison pour crier si fort . Voyons , monsieur Richter , asseyez -vous et faites venir une bouteille de vin ; Koffel et moi nous avons payé chacun la nôtre . Voilà le principal . M . Richter s' assit , et moi je m' en allai chez nous . Il pouvait être alors sept heures ; l' allée était balayée , les vitres remises . J' entrai d' abord dans la cuisine , et Lisbeth , en me voyant s' écria : — Ah ! le voici ! Elle ouvrit la porte de la chambre en disant plus bas : — Monsieur le docteur , l' enfant est là . — C' est bon , dit l' oncle assis à table , qu' il entre . Et comme j' allais parler haut : — Chut ! fit-il en me montrant l' alcôve ; assieds -toi , tu dois avoir bon appétit ? — Oui , mon oncle . — D' où viens -tu ? — J' ai été voir le village . — C' est bien , Fritzel ; tu m' as donné de l' inquiétude , mais je suis content que tu aies vu ces misères . Lisbeth vint alors m' apporter une bonne assiettée de soupe , et tandis que je mangeais , l' oncle ajouta : — Tu connais la guerre , maintenant . Souviens -toi de ces choses , Fritzel , pour les maudire . C' est une bonne instruction ; ce qu' on a vu jeune nous reste toute la vie . Il se faisait ces réflexions à lui -même ; moi , j' allais toujours mon train , le nez dans mon assiette . Après la soupe , Lisbeth me servit des légumes et de la viande ; mais au moment où je prenais ma fourchette , voilà que j' aperçois , assis près de moi sur le plancher , un être immobile qui me regardait . Cela me saisit . — Ne crains rien , Fritzel , me dit mon oncle en souriant . Alors je regardai , et je reconnus que c' était le chien de la cantinière . Il se tenait là gravement , le nez en l' air , les oreilles pendantes , m' observant d' un œil attentif à travers ses poils frisés . — Donne -lui de tes légumes , et vous serez bientôt bons amis , dit l' oncle . Il lui fit signe d' approcher ; le chien vint s' asseoir près de sa chaise , et parut bien content des petites tapes que l' oncle lui donnait sur la tête . Il lapa le fond de mon assiette , puis se remit à me regarder d' un air grave . Vers la fin du souper , j' allais me lever , quand des paroles confuses s' entendirent dans l' alcôve . L' oncle prêtait l' oreille ; la femme parlait extrêmement vite et bas . Ces paroles confuses , mystérieuses , au milieu du silence , m' émurent plus que tout le reste ; je me sentis pâlir . L' oncle , le front penché , me regardait , mais sa pensée était ailleurs : il écoutait . Le chien venait aussi de se retourner . Dans la foule des paroles que disait cette femme , quelques-unes étaient plus fortes . — Mon père ... Jean ... tués ... tous ... tous ... la patrie ! ... En regardant l' oncle , je voyais qu' il avait les yeux troubles et que ses joues tremblaient . Il prit la lampe sur la table et s' approcha du lit . Lisbeth entrait pour desservir ; il se retourna et lui dit : — Voici que la fièvre commence . Puis il écarta les rideaux ; Lisbeth le suivit . Moi je ne bougeais pas de ma chaise ; je n' avais plus faim . La femme se tut un instant . Je voyais l' ombre de l' oncle et celle de Lisbeth sur les rideaux ; l' oncle tenait le bras de la femme . Le chien était avec eux dans l' alcôve . Moi , seul dans la salle noire , j' avais peur . La femme se mit à parler plus haut ; alors il me sembla que la salle devenait plus noire , et je me rapprochai de la lumière . Mais au même instant , quelque chose parut se débattre ; Lisbeth , qui tenait la lampe , recula , et la femme toute pâle , les yeux ouverts , se dressa en criant : — Jean ... Jean ... défends -toi ... j' arrive ! Puis elle ouvrit la bouche , jeta un grand cri : « Vive la République ! » et retomba . L' oncle ressortit , bouleversé , en disant : — Lisbeth , vite , vite , monte là-haut ... dans l' armoire ... la fiole grise à bouchon de verre ... Dépêche -toi ! Et il rentra . Lisbeth courait ; moi je me tenais à la basque de l' oncle . Le chien grondait , la femme était étendue comme morte . La vieille servante revint avec la fiole ; l' oncle regarda et dit d' une voix brève : — C' est cela , une cuiller . Je courus chercher ma cuiller ; il l' essuya , versa quelques gouttes dedans , puis , relevant la tête de la femme , il lui fit prendre ce qu' il y avait mis , en disant avec une douceur extrême : — Allons , allons , du courage , mon enfant ... du courage ... Je ne l' avais jamais entendu parler d' une voix si douce , si tendre ; mon cœur en était serré . La femme soupira doucement , et l' oncle l' étendit sur le lit en relevant l' oreiller . Après quoi , il ressortit tout pâle et nous dit : — Allez dormir , laissez -moi seul ... je veillerai . — Mais , monsieur le docteur , fit Lisbeth , déjà la nuit dernière ... — Allez vous coucher , répéta l' oncle d' un ton fâché ; je n' ai pas le temps d' écouter votre bavardage . Au nom du ciel , laissez -moi tranquille ... ceci peut devenir sérieux . Il nous fallut bien obéir . En montant l' escalier , Lisbeth , toute tremblante , me dit : — As -tu vu cette malheureuse , Fritzel ? Elle va peut-être mourir ... eh bien ! la voilà qui pense encore à sa République du diable . Ces gens -là sont de véritables sauvages . Tout ce que nous pouvons faire , c' est de prier que Dieu leur pardonne . Elle se mit donc à prier . Je ne savais que penser de tout cela . Mais après avoir tant couru et m' être crotté jusqu' à l' échine , une fois au lit , je m' endormis si profondément , que le retour des Républicains eux -mêmes , leurs feux de peloton et de bataillon n' auraient pu m' éveiller avant dix heures du matin . Le lendemain du départ des Républicains , tout le village savait déjà qu' une Française était chez l' oncle Jacob , qu' elle avait reçu un coup de pistolet et qu' elle en reviendrait difficilement . Mais comme il fallait réparer les toits des maisons , les portes et les fenêtres , chacun avait bien assez de ses propres affaires sans s' inquiéter de celles des autres , et ce n' est que le troisième jour , quand tout fut à peu près remis en bon état , que l' idée de la femme revint aux gens . Alors aussi Joseph Spick répandit le bruit que la Française devenait furieuse , et qu' elle criait : « Vive la République ! » d' une façon terrible . Le gueux se tenait sur le seuil de son cabaret , les bras croisés , l' épaule au mur , ayant l' air de fumer sa pipe , en disant aux passants : — Hé ! Nickel ... Yokel ... écoute ... écoute , comme elle crie ! N' est -ce pas abominable ? Est -ce qu' on devrait souffrir cela dans le pays ? L' oncle Jacob , le meilleur homme du monde , en vint à ce point d' indignation contre Spick , que je l' entendis répéter plusieurs fois qu' il méritait d' être pendu . Malheureusement on ne pouvait nier que la femme ne parlât de la France , de la République et d' autres choses contraires au bon ordre ; toujours ces idées lui revenaient à l' esprit , et cela nous mettait dans un embarras d' autant plus grand , que toutes les commères , toutes les vieilles Salomé du village arrivaient à la file chez nous , l' une le balai sous le bras , la jupe retroussée ; l' autre ses aiguilles à tricoter dans les cheveux , le bonnet de travers ; l' autre apportant son rouet d' un air sentimental , comme pour filer au coin de l' âtre . Celle -ci venait emprunter un gril , celle -là acheter un pot de lait caillé , ou demander un peu de levure , pour faire le pain . Quelle misère ! notre allée avait deux pouces de boue amassés par leurs sabots . Et pendant que Lisbeth lavait ses assiettes ou regardait dans ses marmites , il fallait les entendre jacasser , il fallait les voir arriver , se faire la révérence et se donner des tours de reins agréables . — Hé ! bonjour donc , mademoiselle Lisbeth . Qu' il y a de temps qu' on ne vous a vue ! — Ah ! c' est mademoiselle Oursoula , Dieu du ciel ! que vous me faites plaisir ! Asseyez -vous donc , mademoiselle Oursoula . — Oh ! vous êtes trop bonne , trop bonne , mademoiselle Lisbeth ... Un beau temps , ce matin ? — Oui , mademoiselle Oursoula , un très beau temps ... c' est un temps délicieux pour les rhumatismes . — Délicieux , et pour les rhumes aussi . — Ah ! oui , et pour toutes sortes de maladies . Comment va le rhumatisme de M . le curé , mademoiselle Oursoula ? — Eh ! Seigneur Dieu ! comment peut-il aller ? Tantôt d' un côté , tantôt de l' autre . Hier c' était dans l' épaule , aujourd'hui c' est dans les reins . Ça voyage . Toujours souffrant , toujours souffrant ! — Ah ! j' en suis désolée ... désolée ! — Mais à propos , mademoiselle Lisbeth , vous allez dire que je suis bien curieuse , mais on en parle dans tout le village : votre dame française est toujours malade ? — Ah ! mademoiselle Oursoula , ne m' en parlez pas ; nous avons eu une nuit ... une nuit ! ... — Est -ce possible ? Comment ! cette pauvre dame ne va pas mieux ? Que me dites -vous là ? Et l' on joignait les mains , et l' on se penchait d' un air de commisération , et l' on roulait les yeux en balançant la tête . Les deux premiers jours , l' oncle , pensant que cela finirait lorsque la curiosité de ces gens serait satisfaite , ne dit rien . Mais voyant que cela se prolongeait , un beau matin que la femme avait beaucoup de fièvre , il entra brusquement dans la cuisine , et dit à ces vieilles , d' un ton de mauvaise humeur : — Que venez -vous faire ici ? Pourquoi ne restez -vous pas chez vous ? N' avez -vous pas d' ouvrage à la maison ? Vous devriez rougir de passer ainsi votre existence à bavarder , comme de vieilles pies , à vous donner des airs de grandes dames , quand vous n' êtes que des servantes ! C' est ridicule , et cela m' ennuie beaucoup . — Mais , dit l' une d' elles , je viens acheter un pot de lait . — Faut-il deux heures pour acheter un pot de lait ? répondit l' oncle vraiment fâché . Lisbeth , donne -lui son pot de lait , et qu' elle s' en aille avec les autres . Je suis las de tout cela . Je ne souffrirai pas qu' on vienne m' épier , et prendre de fausses nouvelles chez moi , pour les répandre dans tout le pays . Allez , et ne revenez plus . Les commères s' en allèrent toutes honteuses . Ce jour -là , l' oncle eut encore une grande discussion . M . Richter s' étant permis de lui dire qu' il avait tort de s' intéresser à des étrangers , venus dans le pays pour piller , et surtout à cette femme , qui ne devait pas être grand-chose , puisqu'elle avait suivi des soldats ; il l' écouta froidement , et finit par lui répondre : — Monsieur Richter , quand j' accomplis un devoir d' humanité , je ne demande pas aux gens : « De quel pays êtes -vous ? Avez -vous les mêmes croyances que moi ? Êtes -vous riches ou pauvres ? Pouvez -vous me rendre ce que je vous donne ? » Je suis les mouvements de mon cœur , et le reste m' importe peu . Que cette femme soit française ou allemande , qu' elle ait des idées républicaines ou non , qu' elle ait suivi des soldats par sa propre volonté , ou qu' elle ait été réduite à le faire par besoin , cela ne m' inquiète pas . J' ai vu qu' elle allait mourir , mon devoir était de lui sauver la vie ; et maintenant mon devoir est de continuer , avec la grâce de Dieu , ce que j' ai bien fait d' entreprendre . Quant à vous , monsieur Richter , je sais que vous êtes un égoïste , vous n' aimez pas vos semblables ; au lieu de leur rendre service , vous cherchez à tirer d' eux des avantages personnels . C' est le fond de votre opinion sur toutes choses . Et comme de telles opinions m' indignent , je vous prie de ne plus mettre les pieds chez moi . Il ouvrit la porte , et M . Richter ayant voulu répliquer , sans l' entendre il le prit poliment par le bras et le mit dehors . Le mauser , Koffel et moi nous étions présents , et la fermeté de l' oncle Jacob en cette circonstance nous étonna , car jamais nous ne l' avions vu plus calme et plus résolu . Il ne conserva que le mauser et Koffel pour amis ; chacun à son tour veillait près de la femme , ce qui ne les empêchait pas d' aller à leurs affaires pendant la journée . Dès lors la tranquillité fut rétablie chez nous . Or , un matin , en m' éveillant , je vis que l' hiver était venu ; sa blanche lumière remplissait ma petite chambre ; de gros flocons de neige descendaient du ciel par myriades , et tourbillonnaient contre mes vitres . Dehors régnait le silence , pas une âme ne courait dans la rue , tout le monde avait tiré sa porte , les poules se taisaient , les chiens regardaient du fond de leurs niches , et dans les buissons voisins , les pauvres verdiers , grelottant sous leurs plumes ébouriffées , jetaient ce cri plaintif de la misère , qui ne finit qu' au printemps . Moi , le coude sur l' oreiller , les yeux éblouis , regardant la neige s' amonceler au bord des petites fenêtres , je me figurais tout cela , et je revoyais aussi les hivers passés : la lueur de notre grand fourneau s' avançant et reculant le soir sur le plancher , le mauser , Koffel et l' oncle Jacob autour , le dos courbé , fumant leur pipe et causant de choses indifférentes . J' entendais le rouet de Lisbeth bourdonner dans le silence , comme les ailes cotonneuses d' un papillon de nuit , et son pied marquer la mesure de la complainte que chante la bûche verte au milieu du foyer . Puis dehors , je me représentais les glissades sur la rivière , les parties de traîneau , la bataille à pelotes de neige , les éclats de rire , la vitre cassée qui tombe , la vieille grand-mère qui crie du fond de l' allée , tandis que la bande se disperse , les talons aux épaules . Tout cela , dans une seconde , me revint à l' esprit , et , moitié triste , moitié content , je me dis : « C' est l' hiver ! » Puis , songeant qu' il devait faire bon être assis en face de l' âtre , devant une soupe à la farine , comme les apprêtait Lisbeth , je sautai de mon lit et je m' habillai bien vite , tout frileux . Après quoi , sans prendre le temps de mettre la seconde manche de ma veste , je descendis l' escalier , roulant comme une boule . Lisbeth balayait l' allée . La porte de la cuisine était ouverte ; aussi malgré le beau feu qui dansait autour de la crémaillère , je me dépêchai d' entrer dans la chambre . L' oncle Jacob venait de rentrer d' une visite ; sa grosse houppelande fourrée de renard et son bonnet de loutre étaient pendus au mur , et ses grosses bottes debout près du fourneau ; il prenait un petit verre de kirschenwasser avec le mauser , qui avait veillé cette nuit -là . Tous deux semblaient de bonne humeur . — Ainsi , mauser , disait l' oncle , la nuit s' est bien passée ? — Très bien , monsieur le docteur , nous avons tous dormi : la femme dans son lit , moi dans le fauteuil , et le chien sous le rideau . Personne n' a remué . Ce matin , en ouvrant la fenêtre , j' ai vu le pays aussi blanc que Hans Wurst , lorsqu' il sort de son sac de farine ; tout cela s' était fait sans bruit . Et comme j' ouvrais la fenêtre , vous remontiez déjà la rue ; j' avais envie de vous crier « bonjour ! » mais la femme dormait encore , je n' ai pas voulu l' éveiller . — Bon , bon , vous avez bien fait . À votre santé , mauser ! — À la vôtre , monsieur le docteur ! Ils humèrent d' un trait leurs petits verres , et les remirent sur la table en souriant . — Tout va bien , reprit l' oncle , la blessure se ferme , la fièvre diminue , mais les forces manquent encore , le pauvre être a perdu trop de sang . Enfin , enfin , tout cela reviendra . Je m' étais assis près du fourneau . Le chien sortit alors de l' alcôve et vint caresser l' oncle , qui , le regardant , se prit à dire : — Quelle bonne bête ! Tenez , mauser , est -ce qu' on ne dirait pas qu' il nous comprend ? Est -ce qu' il ne paraît pas plus joyeux ce matin ? On ne m' ôtera jamais de l' esprit que ces animaux comprennent bien des choses : s' ils ont moins de jugement que nous , ils ont souvent plus de cœur . — C' est clair , fit le mauser . Moi , tout le temps de la fièvre , je ne regardais que le chien et je pensais : « Il est triste , ça va mal ! -- Il est gai , ça va bien ! » Ma foi , je suis comme vous , monsieur le docteur , j' ai beaucoup de confiance dans l' esprit des animaux . — Allons , mauser , reprit l' oncle , encore un petit verre , il fait froid dehors , et le vieux kirschenwasser vous réchauffe comme un rayon de soleil . Il ouvrit le buffet , apporta la miche et deux couteaux , et dit : — Cassons une croûte . Le mauser inclina la tête , et l' oncle me voyant , dit en souriant : — Eh bien , Fritzel , les pelotes de neige et les glissades vont recommencer ! Est -ce que cela ne te réjouit pas ? — Si , mon oncle . — Oui ... oui ... amuse -toi , on n' est jamais plus heureux qu' à ton âge , garçon ; mais surtout ne fais pas tes pelotes trop dures . Ceux qui serrent trop leurs pelotes ne veulent pas s' amuser , ils veulent faire du mal : ce sont de méchants drôles . — Hé ! dit le mauser en riant , moi , monsieur le docteur , je serrais toujours mes pelotes . — Et voilà le tort que vous aviez , mauser , répondit l' oncle ; cela prouve que , dans votre nature , il se trouvait un fond de malice . Heureusement vous avez vaincu cela par la raison . Je suis sûr que vous vous repentez d' avoir trop serré vos pelotes . — Oh oui ! fit le mauser , ne sachant que répondre , quoique les autres les aient aussi serrées . — On ne doit jamais s' inquiéter des autres ; il faut faire ce que le bon cœur nous commande , dit l' oncle . Tous les hommes sont naturellement bons et justes , mais le mauvais exemple les entraîne . Comme nous causions ainsi , quelques paroles s' entendirent dans l' alcôve ; tout le monde se tut , prêtant l' oreille . — Ceci , mauser , murmura l' oncle , n' est plus la voix du délire , c' est une voix faible , mais naturelle . Et se levant , il écarta les rideaux . Le mauser et moi nous étions derrière lui , le cou tendu . La femme , bien pâle et bien maigre , semblait dormir ; on l' entendait à peine respirer . Mais au bout d' un instant elle ouvrit les yeux , et nous regarda l' un après l' autre , comme étonnée , puis le fond de l' alcôve , puis les fenêtres blanches de neige , l' armoire , la vieille horloge , puis le chien qui s' était dressé , la patte au bord du lit . Cela dura bien une minute ; enfin elle referma les yeux , et l' oncle dit tout bas : — Elle est revenue à elle . — Oui , fit le mauser du même ton , elle nous a vus , elle ne nous connaît pas , et maintenant elle songe à ce qu' elle vient de voir . Nous allions nous retirer , quand la femme rouvrit les yeux , et , faisant un effort , voulut parler . Mais alors l' oncle élevant la voix , lui dit avec bonté : — Ne vous agitez pas , madame , soyez calme , n' ayez aucune inquiétude ... Vous êtes chez des gens qui ne vous laisseront manquer de rien ... Vous avez été malade ... maintenant vous allez mieux ... Mais , je vous en prie , ayez confiance ... vous êtes chez des amis ... chez de véritables amis . Pendant qu' il parlait , la femme le regardait de ses grands yeux noirs ; on voyait qu' elle le comprenait . Mais malgré sa recommandation , après un instant de silence , elle essaya de parler encore et dit tout bas : — Le tambour ... le petit tambour ... Alors l' oncle , regardant le mauser , lui demanda : — Comprenez -vous ? Et le mauser , portant la main à sa tête , dit : — Un restant de fièvre , docteur , un petit restant ; cela passera . Mais la femme , d' un accent plus fort , répéta : — Jean ... le petit tambour ! Je me tenais sur la pointe des pieds , fort attentif ; et l' idée me vint tout à coup qu' elle parlait du petit tambour que j' avais vu couché sous notre hangar , le jour de la grande bataille . Je me rappelai qu' elle le regardait aussi de la fenêtre en face , en raccommodant sa petite culotte , et je dis : — Oncle , elle parle peut-être du petit tambour qui était avec les Républicains . Aussitôt la pauvre femme voulut se retourner : — Oui ... oui ... fit-elle , Jean ... mon frère ! — Restez tranquille , madame , dit l' oncle , ne faites pas de mouvement ; votre blessure pourrait se rouvrir . Mauser , approchez la chaise . Et me prenant sous les bras , il m' éleva devant elle en me disant : — Raconte à madame ce que tu sais , Fritzel . Tu te rappelles le petit tambour ? — Oh ! oui ; le matin de la bataille , il était couché sous notre hangar , le chien sur ses pieds ; il dormait , je me le rappelle bien ! lui répondis -je tout troublé , car la femme me regardait alors jusqu' au fond de l' âme , comme elle avait regardé l' oncle . — Et ensuite , Fritzel ? — Ensuite , il était avec les autres tambours , au milieu du bataillon , quand les Croates sont arrivés . Et tout à la fin , quand on a mis le feu dans la rue , et que les Républicains sont partis , je l' ai revu derrière . — Blessé ? fit la femme d' une voix si faible , qu' on pouvait à peine l' entendre . — Oh ! non ; il avait son tambour sur l' épaule et pleurait en marchant , et un autre plus grand lui disait : « Allons , courage , petit Jean , courage ! » Mais il n' avait pas l' air d' entendre ... il avait les joues toutes mouillées . — Tu es bien sûr de l' avoir vu s' en aller , Fritzel ? demanda l' oncle . — Oui , mon oncle : il me faisait de la peine ; je l' ai regardé jusqu' au bout du village . Alors la femme referma les yeux , et nous entendîmes qu' elle sanglotait intérieurement . Des larmes lui coulaient le long des joues , l' une après l' autre , sans bruit . C' était bien triste , et l' oncle me dit tout bas : — Descends , Fritzel , il faut la laisser pleurer sans gêne . Mais comme j' allais descendre , elle étendit la main et me retint en murmurant quelques paroles . L' oncle Jacob la comprit et lui demanda : — Vous voulez embrasser l' enfant ? — Oui , fit-elle . Il me pencha sur sa figure ; elle m' embrassa en sanglotant toujours . Moi , je m' étais mis aussi à pleurer . — C' est bon , fit l' oncle , c' est bon . Il vous faut maintenant du calme , madame ; il faut tâcher de dormir , la santé vous reviendra ... Vous reverrez votre jeune frère ... Du courage ! Il m' emmena dehors et referma les rideaux . Le mauser se promenait de long en large dans la salle ; il avait la figure rouge et dit : — Ça , monsieur le docteur , c' est une brave femme , une honnête femme ... qu' elle soit républicaine ou tout ce qu' on voudra ... celui qui penserait le contraire ne serait qu' un gueux . — Oui , répondit l' oncle , c' est une nature généreuse , je l' ai reconnu tout de suite à sa figure . Il est heureux que Fritzel se soit rappelé l' enfant . La pauvre femme avait une grande inquiétude . Je comprends maintenant pourquoi ce nom de Jean revenait toujours dans son délire . Tout ira mieux , mauser , tout ira mieux , les larmes soulagent . Ils sortirent ensemble dans l' allée ; je les entendis encore causer de ces choses sur le seuil de la maison . Et comme je m' étais assis derrière le fourneau , et que je m' essuyais les joues du revers de la manche , tout à coup je vis le chien près de moi , qui me regardait avec douceur . Il me posa la patte sur le genou et se mit à me caresser ; pour la première fois je pris sa grosse tête frisée entre mes bras , sans crainte . Il me semblait que nous étions amis depuis longtemps et que je n' avais jamais eu peur de lui . En levant les yeux au bout d' une minute , j' aperçus l' oncle qui venait d' entrer et qui m' observait en souriant . — Tu vois , Fritzel , comme le pauvre animal t' aime , dit-il ; maintenant il te suivra , car il a reconnu ton bon cœur . Et c' était vrai , depuis ce jour le caniche ne refusa plus de m' accompagner ; au contraire , il me suivait gravement dans tout le village , ce qui me rendait encore plus fier que Zaphéri Schmouck avec son pistolet de uhlan ; il s' asseyait près de ma chaise pour lécher mes assiettes , et faisait tout ce que je voulais . La neige ne cessa point de tomber ce jour -là ni la nuit suivante ; chacun pensait que les chemins de la montagne en seraient encombrés , et qu' on ne reverrait plus ni les uhlans ni les Républicains : mais un petit événement vint encore montrer aux gens les tristes suites de la guerre , et les faire réfléchir sur les malheurs de ce bas monde . C' était le lendemain du jour où la femme avait repris connaissance , entre huit et neuf heures du matin . La porte de la cuisine restait ouverte , pour laisser entrer la chaleur dans la salle . Je me tenais à côté de Lisbeth , qui battait le beurre auprès de l' âtre . En tournant un peu la tête , je voyais l' oncle assis près de la fenêtre blanche ; il lisait l' almanach , et souriait de temps en temps . Le chien Scipio était assis près de moi , fixe et grave , et comme je goûtais à chaque instant la crème qui sortait de la baratte , il bâillait d' un air mélancolique . — Mais , Fritzel , disait Lisbeth , à quoi penses -tu donc ? Si tu manges toute la crème , nous n' aurons plus de beurre . Dans la salle l' horloge marchait lentement ; dehors le silence était absolu . Cela durait depuis une demi-heure , et Lisbeth venait de mettre le beurre frais sur une assiette , lorsque des voix s' entendirent dans la rue ; puis la porte de l' allée s' ouvrit , des pieds chargés de neige battirent les dalles du vestibule . L' oncle raccrocha son almanach au mur ; il regardait vers la porte , quand le bourgmestre Meyer entra , son bonnet de laine frisée , à double gland , tiré sur les oreilles , le collet de sa casaque tout blanc de givre , et les mains fourrées dans ses moufles de peau de lièvre jusqu' aux coudes . — Salut , monsieur le docteur , salut ! dit le gros homme . J' arrive par un temps de neige ; mais que voulez -vous , il le faut , il le faut ! Alors secouant ses moufles , qui restèrent pendues à son cou par une ficelle , il releva son bonnet et reprit : — Un pauvre diable , monsieur le docteur , est étendu dans le bûcher de Réebock , derrière un tas de fagots . C' est un soldat , ou bien un caporal , ou bien un hauptmann [ 4 ] , je ne sais pas au juste . Il se sera retiré là , pour mourir sans trouble pendant le combat . À cette heure , il faudrait dresser l' acte mortuaire ; je ne peux pas vérifier de quoi cet homme est mort ; cela n' entre pas dans mes attributions . — C' est bien , bourgmestre , dit l' oncle en se levant , j' arrive . Mais il faudrait encore un témoin . — Michel Furst est dehors , dit le bourgmestre ; il m' attend sur la porte . Quelle neige ! quelle neige ! jusqu' aux genoux , monsieur le docteur . Ça fera du bien aux semailles , et aux armées de Sa Majesté , qui vont prendre leurs quartiers d' hiver . Que Dieu les bénisse ! J' aime mieux qu' elles les prennent du côté de Kaiserslautern qu' ici : on n' a jamais de meilleur ami que soi -même . Tandis que le bourgmestre se faisait ces réflexions , l' oncle mettait ses bottes , sa grosse houppelande et son bonnet de loutre . Après quoi il dit : — M' y voilà ! Ils sortirent , et , malgré les prières de Lisbeth , qui voulait me retenir , je n' eus rien de plus pressé que de m' échapper et de les suivre à la piste ; la curiosité du diable m' avait repris : je voulais voir le soldat . L' oncle Jacob , le bourgmestre et Furst marchaient seuls dans la rue déserte ; mais à mesure qu' ils avançaient , des figures se montraient aux vitres des maisons , et l' on entendait des portes s' ouvrir au loin . Les gens , voyant passer le bourgmestre , le médecin et le garde champêtre , pensaient qu' il devait y avoir quelque chose d' extraordinaire ; plusieurs même sortaient , mais , ne découvrant rien , ils rentraient aussitôt . En arrivant à la maison de Réebock , -- l' une des plus vieilles du village , avec grange , écuries et hangar derrière sur les champs , les étables de chaume tout moisi , à droite , -- en arrivant là , le bourgmestre , Furst et l' oncle entrèrent dans la petite allée sombre , aux dalles concassées . Je les suivais , ils ne me voyaient pas . Le vieux Réebock , qui les avait vus passer devant ses petites fenêtres , ouvrit la chambre , pleine de vapeur comme une étuve , où se tenaient la vieille grand-mère , ses deux fils et ses deux brus . Leur chien , au long poil gris et la queue traînante , sortit aussi , et flaira Scipio qui me suivait et qui se redressa fièrement , tandis que l' autre tournait autour de lui pour faire connaissance . — Je vais vous montrer , dit le vieux Réebock , c' est là-bas , au fond ... derrière la grange . — Non , restez , père Réebock , répondit l' oncle ; il fait froid , vous êtes vieux ; votre fils nous montrera cela . Mais le fils , après avoir découvert le soldat , s' était sauvé . Le vieux marcha devant . Nous suivions à la file . Il faisait extrêmement noir dans l' allée . En passant nous vîmes l' étable éclairée par une vitre dans le toit , cinq chèvres aux mamelles gonflées , qui nous regardèrent de leurs yeux d' or , et deux biquets , qui se mirent à chevroter d' une voix plaintive et grêle ; puis l' écurie , les deux bœufs et la vache , avec leur râtelier vermoulu et leur litière de feuilles mortes . Les animaux se retournèrent en silence . Nous filions le long du mur ; quelque chose déboula sous mes pieds , c' était un lapin qui disparut sous la crèche ; Scipio ne bougea point . Plus loin nous arrivâmes à la grange , basse , encombrée de paille et de foin jusqu' au toit . Tout au fond nous vîmes une lucarne bleuâtre , donnant sur le jardin ; un grand tas de bûches et quelques fagots rangés contre le mur recevaient sa lumière ; plus bas tout était sombre . Chose bizarre , dans la lucarne se tenaient un coq et deux ou trois poules , la tête sous l' aile se détachant en noir sur cette lumière . D' abord je ne vis pas grand-chose , à cause de l' obscurité . Tout le monde s' était arrêté . On entendait les poules caqueter tout bas . — J' aurais peut-être bien fait d' allumer la lanterne , dit le vieux Réebock ; on ne voit pas bien clair . Comme il parlait , j' aperçus à droite de la lucarne , étendu contre le mur , entre deux fagots , un grand manteau rouge , puis , en regardant mieux , une tête noire avec de longues moustaches jaunâtres : le coq venait de sauter de la lucarne et avait donné du jour . Alors la peur s' empara de moi ; si je n' avais pas senti Scipio contre ma jambe , je me serais enfui . — Je vois , fit l' oncle , je vois ! Et il s' approcha en disant : — C' est un Croate . Voyons , Furst , il faudrait le tirer un peu sur le devant . Mais Furst ne bougeait pas , ni le bourgmestre . L' oncle alors tira l' homme par une jambe et le fit glisser en pleine lumière ; il avait la tête couleur de brique , les yeux enfoncés , le nez mince , les lèvres serrées , une touffe roussâtre au menton . L' oncle ouvrit la boucle du manteau , en rejetant les plis sur les bûches , et nous vîmes que le Croate tenait son sabre à longue lame bleue recourbée . Au côté gauche de sa veste , une large plaque noire indiquait qu' il avait saigné là . L' oncle défit les boutons et dit : — Il est mort d' un coup de baïonnette , sans doute pendant la dernière rencontre . Il se sera retiré de la bagarre . Ce qui m' étonne , père Réebock , c' est qu' il n' ait pas frappé à votre porte et qu' il soit venu mourir si loin . — Nous étions tous cachés dans la cave , dit le vieux ; la porte de la chambre était fermée . Nous avons entendu courir dans l' allée , mais il y avait tant de bruit dehors ! Je crois plutôt que ce pauvre homme aura voulu se sauver à travers la maison ; malheureusement il n' y avait pas de porte derrière . Un Républicain l' aura suivi comme une bête sauvage , jusqu' au fond de la grange . Nous n' avons pas vu de sang dans l' allée . C' est ici , dans l' ombre , qu' ils auront livré bataille ; et l' autre , après lui avoir donné ce mauvais coup , sera ressorti tranquillement . Voilà ce que je pense . Sans cela nous aurions trouvé du sang quelque part ; mais personne n' a rien vu , ni dans l' étable , ni dans l' écurie . Ce n' est que ce matin , quand nous avons eu besoin de gros bois pour le fourneau , que Sépel , en entrant au bûcher , a découvert le malheureux . En écoutant ces explications , chacun se représentait le Républicain , avec sa grande tignasse en boudin et son grand chapeau à cornes , poursuivant le Croate dans l' obscurité et cela faisait frémir . — Oui , dit l' oncle en se redressant et regardant le bourgmestre d' un air triste , c' est ainsi que doivent s' être passées les choses . Tout le monde devenait rêveur ; le silence , auprès de ce mort , vous donnait froid . — Enfin voilà le décès constaté , fit l' oncle au bout d' un instant , nous pouvons partir . Puis se ravisant : — Peut-être y aurait-il moyen de savoir quel est cet homme ! Il s' agenouilla de nouveau , mit la main dans une poche de la veste et trouva des papiers . En même temps il tira une chaînette de cuivre en travers de la poitrine , et une grosse montre d' argent sortit du gousset du pantalon . — Tenez , voici la montre , dit-il au bourgmestre ; je garde les papiers pour dresser l' acte . — Gardez tout , monsieur le docteur , répondit le bourgmestre ; je n' aimerais pas emporter dans ma demeure une montre qui a déjà marqué la mort d' une créature de Dieu ... , non , gardez tout . Plus tard nous recauserons de cela . Maintenant nous pouvons partir . — Oui ; et vous pouvez aussi envoyer Jeffer . L' oncle m' apercevant alors , dit : — Te voilà Fritzel ? Il faut donc que tu voies tout ? Il ne me fit pas d' autres reproches , et nous rentrâmes ensemble à la maison . Le bourgmestre et Furst s' en étaient allés chez eux . Tout en marchant , l' oncle parcourait les papiers du Croate . En ouvrant la porte de notre chambre , nous vîmes que la femme venait de prendre un bouillon , les rideaux étaient encore ouverts et l' assiette sur la table de nuit . — Eh bien , madame , dit l' oncle Jacob en souriant , vous allez mieux ? Alors , elle , qui s' était retournée et qui le regardait avec douceur de ses grands yeux noirs , répondit : — Oui , monsieur le docteur , vous m' avez sauvée , je me sens revivre . Puis , au bout d' une seconde , elle ajouta d' un ton plein de compassion : — Vous venez encore de reconnaître une malheureuse victime de la guerre ! L' oncle comprit qu' elle avait tout entendu , lorsque le bourgmestre était venu le prendre une demi-heure avant . — C' est vrai , dit-il , c' est vrai , madame ; encore un malheureux qui ne reverra plus le toit de sa maison , encore une pauvre mère qui n' embrassera plus son fils . La femme semblait émue et demanda tout bas : — C' est un des nôtres ? — Non , madame , c' est un Croate . Je viens de lire en marchant une lettre que sa mère lui écrivait il y a trois semaines . La pauvre femme lui recommande de ne pas oublier ses prières du matin et du soir et de bien se conduire . Elle lui parle avec tendresse , comme à un enfant . C' était pourtant un vieux soldat , mais elle le voyait sans doute encore tout rose et tout blond , comme le jour où pour la dernière fois , elle l' avait embrassé en sanglotant . La voix de l' oncle en parlant de ces choses , s' attendrissait ; il regardait la femme qui , de son côté , semblait aussi touchée . — Oui , vous avez raison , dit-elle , ce doit être affreux d' apprendre qu' on ne verra plus son enfant . Moi , du moins , j' ai la consolation de ne pouvoir plus causer d' aussi grandes douleurs à ceux qui m' aimaient . Alors elle détourna la tête , et l' oncle , devenu très grave , lui demanda : — Vous n' êtes pourtant pas seule au monde ? — Je n' ai plus ni père ni mère , fit-elle d' une voix basse ; mon père était chef du bataillon que vous avez vu ; j' avais trois frères , nous étions tous partis ensemble en 92 , de Fénétrange en Lorraine . Maintenant trois sont morts , le père et les deux aînés ; il ne reste plus que moi et Jean , le petit tambour . La femme , en disant cela , semblait prête à fondre en larmes . L' oncle , le front penché , les mains croisées sur le dos , se promenait de long en large dans la chambre . Le silence revenait . Tout à coup la Française reprit : — J' aurais quelque chose à vous demander , monsieur le docteur ? — Quoi , madame ? — Ce serait d' écrire à la mère du malheureux Croate . C' est terrible , sans doute , d' apprendre la mort de son fils , mais de l' attendre toujours , d' espérer pendant des années qu' il reviendra , et de voir qu' il n' arrive pas , même à la dernière heure , ce doit être plus cruel encore . Elle se tut , et l' oncle tout rêveur répondit : — Oui ... oui , c' est une bonne pensée ! Fritzel , apporte l' encre et le papier . Quelle misère , mon Dieu ! dire qu' on annonce des choses pareilles et que ce sont encore de bonnes actions ! Ah ! la guerre ... la guerre . Il s' assit et se mit à écrire . Lisbeth entrait alors pour mettre la nappe ; elle déposa les assiettes et la miche sur le buffet . Midi sonnait ; la femme semblait s' être assoupie . Enfin l' oncle finit sa lettre ; il la plia , la cacheta , écrivit l' adresse et me dit : — Va , Fritzel , jette cette lettre à la boîte , et dépêche -toi . Tu demanderas aussi le journal à la mère Eberhardt ; c' est samedi , nous aurons des nouvelles de la guerre . Je sortis en courant et je mis la lettre à la boîte du village . Mais le journal n' était pas arrivé ; Clémentz avait été retenu par les neiges , ce qui n' étonna pas l' oncle , pareille chose arrivant presque tous les hivers . En revenant de la poste , j' avais aperçu tout au loin , dans la grande prairie communale , derrière l' église , Hans Aden , Frantz Sépel et bien d' autres de mes camarades qui glissaient sur le guévoir . On les voyait prendre leur élan à la file , et partir comme des flèches , les reins pliés et les bras en l' air pour tenir l' équilibre ; on entendait le bruit prolongé de leurs sabots sur la glace et leurs cris de joie . Comme mon cœur galopait en les voyant ! comme j' aurais voulu pouvoir les rejoindre ! Malheureusement l' oncle Jacob m' attendait alors , et je rentrai la tête pleine de ce joyeux spectacle . Pendant tout le dîner , l' idée de courir là-bas ne me quitta pas une seconde ; mais je me gardai bien d' en parler à l' oncle , car il me défendait toujours de glisser sur le guévoir à cause des accidents . Enfin il sortit pour aller faire une visite à M . le curé , qui souffrait de ses rhumatismes . J' attendis qu' il fût entré dans la grande rue , puis je sifflai Scipio , et je me mis à courir jusqu' à la ruelle des Houx , comme un lièvre . Le caniche bondissait derrière moi , et ce n' est que dans la petite allée pleine de neige que nous reprîmes haleine . Je croyais retrouver tous mes camarades sur le guévoir , mais ils étaient allés dîner ; je ne vis , au tournant de l' église , que les grandes glissades désertes . Il me fallut donc glisser seul , et , comme il faisait froid , au bout d' une demi-heure j' en eus bien assez . Je reprenais le chemin du village , quand Hans Aden , Frantz Sépel et deux ou trois autres , les joues rouges , le bonnet de coton tiré sur les oreilles et les mains dans les poches , débouchèrent d' entre les haies couvertes de givre . — Tiens ! c' est toi , Fritzel ! me dit Hans Aden ; tu t' en vas ? — Oui , je viens de glisser , et l' oncle Jacob ne veut pas que je glisse ; j' aime mieux m' en aller . — Moi , dit Frantz Sépel , j' ai fendu mon sabot sur la glace ce matin , et mon père l' a raccommodé . Voyez un peu . Il défit son sabot et nous le montra . Le père Frantz Sépel avait mis une bande de tôle en travers avec quatre gros clous à tête pointue . Cela nous fit rire , et Frantz Sépel s' écria : — Ça , ce n' est pas commode pour glisser ! Écoutez , allons plutôt en traîneau ; nous monterons sur l' Altenberg , et nous descendrons comme le vent . L' idée d' aller en traîneau me parut alors si magnifique , que je me voyais déjà dessus , descendant la côte en trépignant des talons et criant d' une voix qui montait jusqu' aux nuages : « Himmelsfarth ! Himmelsfarth ! » J' en avais des éblouissements . — Oui , dit Hans Aden ; mais comment avoir un traîneau ? — Laissez -moi faire , répondit Frantz Sépel , le plus malin de nous tous . Mon père en avait un l' année dernière , mais il était tout vermoulu , la grand-mère en a fait du feu . C' est égal , arrivez toujours . Nous le suivîmes pleins de doute et d' espérance . Tout en descendant la grande rue , devant chaque hangar nous faisions halte , le nez en l' air , et nous regardions d' un œil d' envie les schlittes [ 5 ] pendues aux poutres . — Ça , disait l' un , c' est une belle schlitte , nous pourrions tous y tenir sans gêne . — Oui , répondait un autre , mais elle serait trop lourde à traîner sur la côte : elle est en bois vert . — Eh ! faisait Hans Aden , nous la prendrions tout de même , si le père Gitzig voulait nous la prêter ; mais c' est un avare : il garde sa schlitte pour lui seul , comme si les schlittes pouvaient s' user . — Arrivez donc ! s' écriait Frantz Sépel qui marchait en avant . Et toute la troupe se remettait en route . De temps en temps on regardait Scipio , qui marchait près de moi . — Vous avez un beau chien , faisait Hans Aden , c' est un chien français ; ils ont de la laine comme les moutons et se laissent tondre sans rien dire . Frantz Sépel soutenait qu' il avait vu l' année précédente , à la foire de Kaiserslautern , un chien français avec des lunettes et qui comptait sur un tambour jusqu' à cent . Il devinait aussi toutes sortes de choses , et la grand-mère Anne pensait que ce devait être un sorcier . Scipio , pendant ces discours , s' arrêtait et nous regardait . J' étais tout fier de lui . Le petit Karl , le fils du tisserand , disait que si c' était un sorcier , il pourrait nous faire avoir une schlitte , mais qu' il faudrait lui donner son âme en échange , et pas un de nous ne voulait lui donner son âme . Nous allions donc ainsi , de maison en maison , et deux heures sonnaient à l' église , lorsque M . Richter passa sur son traîneau , en criant à sa grande bique décharnée : — Allez , Charlotte , allez ! La pauvre bête allongeait ses hanches , et M . Richter contre son ordinaire , paraissait tout joyeux . En passant devant la maison du boucher Sépel , il cria : — Bonne nouvelle , Sépel , bonne nouvelle ! Il faisait claquer son fouet , et Hans Aden dit : — M . Richter est un peu gris ; il aura trouvé quelque part du vin qui ne lui coûtait rien . Alors toute la bande rit de bon cœur , car tout le village savait que Richter était un avare . Nous étions arrivés au bout de la grand-rue , devant la maison du père Adam Schmitt , un vieux soldat de Frédéric II , qui recevait une petite pension pour acheter son pain et son tabac , et de temps en temps du schnaps [ 6 ] . Adam Schmitt avait fait la guerre de Sept ans et toutes les campagnes de Silésie et de Poméranie . Maintenant il était tout vieux , et depuis la mort de sa sœur Roesel , il vivait seul dans la dernière maison du village , une petite maison couverte de chaume , n' ayant qu' une seule pièce en bas , une au-dessus et le toit avec ses deux lucarnes . Elle avait aussi son hangar sur le côté , derrière un réduit à porcs , et vers le village , un petit jardin entouré de haies vives , que le père Schmitt cultivait avec soin . L' oncle Jacob aimait ce vieux soldat ; quelquefois , en le voyant passer , il frappait à la vitre et lui criait : « Adam , entrez donc ! » Aussitôt l' autre entrait , sachant que l' oncle avait du véritable cognac de France dans une armoire , et qu' il l' appelait pour lui en offrir un petit verre . Nous fîmes donc halte devant sa maison , et Franz Sépel , se penchant sur la haie , nous dit : — Regardez -moi ce traîneau . Je parie que le père Schmitt nous le prêtera , pourvu que Fritzel entre hardiment , qu' il mette la main à côté de l' oreille du vieux , et qu' il dise : « Père Adam , prêtez-nous votre schlitte ! » Oui je parie qu' il nous le prêtera , j' en suis sûr ; seulement il faut du courage . J' étais devenu tout rouge ; d' un œil je regardais le traîneau , et de l' autre la petite fenêtre à ras de terre . Tous les camarades , au coin de la maison , me poussaient par l' épaule en disant : — Entre , il te le prêtera ! — Je n' ose pas , leur disais -je tout bas . — Tu n' as pas de courage , répondait Hans Aden ; à ta place , moi , j' entrerais tout de suite . — Laissez -moi seulement regarder un peu s' il est de bonne humeur . Alors je me penchai vers la petite fenêtre , et , regardant du coin de l' œil , je vis le père Schmitt assis sur un escabeau devant la pierre de l' âtre , où brillaient quelques braises au milieu d' un tas de cendres . Il nous tournait le dos ; on ne voyait que sa longue échine , ses épaules voûtées , sa petite veste de toile bleue , qui ne rejoignait pas sa culotte de grosse toile grise , tant elle était courte , sa touffe de cheveux blancs tombant sur la nuque , son bonnet de coton bleu , la houppe sur le front , ses larges oreilles rouges écartées de la tête , et ses gros sabots appuyés sur la pierre de l' âtre . Il fumait sa pipe de terre , qui dépassait un peu de côté sa joue creuse . Voilà tout ce que je vis , avec les dalles cassées de la masure , et dans le fond , à gauche , une sorte de crèche hérissée de paille . Cela ne m' inspirait pas beaucoup de confiance , et je voulais me sauver , lorsque tous les autres me poussèrent dans l' allée en disant tout bas : — Fritzel ... Fritzel ... il te le prêtera , bien sûr ! — Non ! — Si ! — Je ne veux pas . Mais Hans Aden avait ouvert la porte , et j' étais déjà dans la chambre avec Scipio , les autres , derrière moi , penchés , les yeux écarquillés , regardant et prêtant l' oreille . Oh ! comme j' aurais voulu m' échapper ! Malheureusement Frantz Sépel , du dehors , retenait la porte à demi fermée ; il n' y avait de place que pour sa tête et celle de Hans Aden , debout sur la pointe des pieds derrière lui . Le vieux Schmitt s' était retourné : — Tiens ! c' est Fritzel ! dit-il en se levant . Qu' est -ce qui se passe donc ? Il ouvrit la porte , et toute la bande s' enfuit comme une volée d' étourneaux . Je restai seul . Le vieux soldat me regardait tout étonné . — Qu' est -ce que vous voulez donc , Fritzel ? fit-il en prenant une braise sur l' âtre pour rallumer sa pipe éteinte . Puis , voyant Scipio , il le contempla gravement en tirant de grosses bouffées de tabac . Moi , j' avais repris un peu d' assurance . — Père Schmitt , lui dis -je , les autres veulent que je vous demande votre traîneau pour descendre de l' Altenberg . Le vieux soldat , en face du caniche , clignait de l' œil et souriait . Au lieu de répondre , il se gratta l' oreille en relevant son bonnet , et me demanda : — C' est à vous , ce chien , Fritzel ? — Oui , père Adam , c' est le chien de la femme que nous avons chez nous . — Ah bon ! ça doit être un chien de soldat ; il doit connaître l' exercice . Scipio nous regardait le nez en l' air , et le père Schmitt , retirant la pipe de ses lèvres , dit : — C' est un chien de régiment ; il ressemble au vieux Michel , que nous avions en Silésie . Alors , élevant la pipe , il s' écria : « Portez armes ! » d' une voix si forte , que toute la baraque en retentit . Mais quelle ne fut pas ma surprise , de voir Scipio s' asseoir sur son derrière , les pattes de devant pendantes , et se tenir comme un véritable soldat ! — Ha ! ha ! ha ! s' écria le vieux Schmitt , je le savais bien ! Tous les camarades étaient revenus ; les uns regardaient par la porte entrouverte , les autres par la fenêtre . Scipio ne bougeait pas , et le père Schmitt , aussi joyeux qu' il avait paru grave auparavant , lui dit : — Attention au commandement de marche ! Puis , imitant le bruit du tambour , et marchant en arrière sur ses gros sabots , il se mit à crier : — Arche ! Pan ... pan ... rantanplan ... Une ... deusse ... Une ... deusse ! Et Scipio marchait avec une mine grave étonnante , ses longues oreilles sur les épaules et la queue en trompette . C' était merveilleux ; mon cœur sautait . Tous les autres , dehors , paraissaient confondus d' admiration . — Halte ! s' écria Schmitt , et Scipio s' arrêta . Alors je ne pensais plus à la schlitte ; j' étais tellement fier des talents de Scipio , que j' aurais voulu courir à la maison , et crier à l' oncle : « Nous avons un chien qui fait l' exercice ! » Mais Hans Aden , Frantz Sépel et tous les autres , encouragés par la bonne humeur du vieux soldat , étaient entrés , et se tenaient en extase , le dos à la porte et le bonnet sous le bras . — En place , repos ! dit le père Schmitt , et Scipio retomba sur ses quatre pattes , en secouant la tête et se grattant la nuque avec une patte de derrière , comme pour dire : « Depuis deux minutes une puce me démange ; mais on n' ose pas se gratter sous les armes ! » J' étais devenu muet de joie en voyant ces choses , et je n' osais appeler Scipio , de peur de lui faire honte ; mais il vint se ranger de lui -même près de moi , modestement , ce qui me combla de satisfaction ; je me considérais en quelque sorte comme un feld-maréchal à la tête de ses armées ; tous les autres me portaient envie . Le père Schmitt regardait Scipio d' un air attendri ; on voyait qu' il lui rappelait le bon temps de son régiment . — Oui , fit-il au bout de quelques instants , c' est un vrai chien de soldat . Mais reste à savoir s' il connaît la politique , car beaucoup de chiens ne savent pas la politique . En même temps , il prit un bâton derrière la porte et le mit en travers , en criant : — Attention au mot d' ordre ! Scipio se tenait déjà prêt . — Saute pour la République ! cria le vieux soldat . Et Scipio sauta par-dessus le bâton , comme un cerf . — Saute pour le général Hoche ! Scipio sauta . — Saute pour le roi de Prusse ! Mais alors Scipio s' assit sur sa queue d' un air très ferme , et le vieux bonhomme se mit à sourire tout bas , les yeux plissés , en disant : — Oui , il connaît la politique ... hé ! hé ! hé ! Allons ... arrive ! Il lui passa la main sur la tête , et Scipio parut très content . — Fritzel , me dit alors le père Schmitt , vous avez un chien qui vaut son pesant d' or ; c' est un vrai chien de soldat . Et , nous regardant tous , il ajouta : — Puisque vous avez un si bon chien , je vais vous prêter ma schlitte ; mais vous me la ramènerez à cinq heures , et prenez garde de vous casser le cou . Il sortit avec nous et décrocha son traîneau du hangar . Mon esprit se partageait alors entre le désir d' aller annoncer à l' oncle les talents extraordinaires de Scipio , ou de descendre l' Altenberg sur notre schlitte . Mais quand je vis Hans Aden , Frantz Sépel , tous les camarades , les uns devant , les autres derrière , pousser et tirer en galopant comme des bienheureux , je ne pus résister au plaisir de me joindre à la bande . Schmitt nous regardait de sa porte . — Prenez garde de rouler ! nous dit-il encore . Puis il rentra , pendant que nous filions dans la neige . Scipio sautait à côté de nous . Je vous laisse à penser notre joie , nos cris et nos éclats de rire jusqu' au sommet de la côte . Et quand nous fûmes en haut , Hans Aden devant , les deux mains cramponnées aux patins recourbés , nous autres derrière , assis trois à trois , Scipio au milieu , et que tout à coup la schlitte partit , ondulant dans les ornières et filant par-dessus les rampes : quel enthousiasme ! Ah ! l' on n' est jeune qu' une fois ! Scipio , à peine le traîneau parti , avait passé d' un bond par-dessus nos têtes . Il aimait mieux courir , sauter , aboyer , se rouler dans la neige comme un véritable enfant , que d' aller en schlitte . Mais tout cela ne nous empêchait pas de conserver un grand respect pour ses talents ; chaque fois que nous remontions et qu' il marchait près de nous plein de dignité , l' un ou l' autre se retournait , et , tout en poussant , disait : — Vous êtes bien heureux , Fritzel , d' avoir un chien pareil ; Schmitt Adam dit qu' il vaut son pesant d' or . — Oui , mais il n' est pas à eux , criait un autre , il est à la femme . Cette idée que le chien était à la femme me rendait tout inquiet , et je pensais : « Pourvu qu' ils restent tous les deux à la maison ! » Nous continuâmes à monter et à descendre ainsi jusque vers quatre heures . Alors la nuit commençait à se faire , et chacun se rappela notre promesse au père Schmitt . Nous reprîmes donc le chemin du village . En approchant de la demeure du vieux soldat , nous le vîmes debout sur sa porte . Il nous avait entendus rire et causer de loin . — Vous voilà ! s' écria-t-il ; personne ne s' est fait de mal ? — Non , père Schmitt . — À la bonne heure . Il remit sa schlitte sous le hangar , et moi , sans dire ni bonjour ni bonsoir , je partis en courant , heureux d' annoncer à l' oncle quel chien nous avions l' honneur de posséder . Cette idée me rendait si content , que j' arrivai chez nous sans m' en apercevoir ; Scipio était sur mes talons . — Oncle Jacob , m' écriai -je en ouvrant la porte , Scipio connaît l' exercice ! le père Schmitt a vu tout de suite que c' était un véritable chien de soldat ; il l' a fait marcher sur les pattes de derrière comme un grenadier , rien qu' en disant : « Une ... deusse ! » L' oncle lisait derrière le fourneau ; en me voyant si enthousiaste , il déposa son livre au bord de la cheminée et me dit d' un air émerveillé : — Est -ce bien possible , Fritzel ? Comment ! ... comment ! ... — Oui ! m' écriai -je , et il sait aussi la politique : il saute pour la République , pour le général Hoche , mais il ne veut pas sauter pour le roi de Prusse . L' oncle alors se mit à rire , et , regardant la femme , qui souriait aussi dans l' alcôve , le coude sur l' oreiller : — Madame Thérèse , dit-il d' un ton grave , vous ne m' aviez pas encore parlé des beaux talents de votre chien . Est-il bien vrai que Scipio sache tant de belles choses ? — C' est vrai , monsieur le docteur , dit-elle en caressant le caniche qui s' était approché du lit et qui lui tendait la tête d' un air joyeux ; oui , il sait tout cela , c' était l' amusement du bataillon ; Petit-Jean lui montrait tous les jours quelque chose de nouveau . N' est -ce pas , mon pauvre Scipio , tu jouais à la drogue , tu remuais les dés pour la bonne chance , tu battais la diane ? Combien de fois notre père et les deux aînés , à la grande halte , ne se sont -ils pas réjouis de te voir monter la garde ? Tu faisais rire tout notre monde par ton air grave et tes talents ; on oubliait les fatigues de la route autour de toi , on riait de bon cœur ! Elle disait ces choses , tout attendrie , d' une voix douce , en souriant un peu tout de même . Scipio avait fini par se dresser , les pattes au bord du lit , pour entendre son éloge . Mais l' oncle Jacob , voyant que madame Thérèse s' attendrissait de plus en plus à ces souvenirs , ce qui pouvait lui faire du mal , me dit : — Je suis bien content , Fritzel , d' apprendre que Scipio sache faire l' exercice et qu' il connaisse la politique ; mais toi , qu' as -tu fait depuis midi ? — Nous avons été en traîneau sur l' Altenberg , oncle ; le père Adam nous a prêté sa schlitte . — C' est très bien . Mais tous ces événements nous ont fait oublier M . de Buffon et Klopstock ; si cela continue , Scipio en saura bientôt plus que toi . En même temps il se leva , prit dans l' armoire l' Histoire naturelle de M . de Buffon , et posant la chandelle sur la table : — Allons Fritzel , me dit-il , souriant en lui -même de ma mine longue , car je me repentais d' être revenu si tôt , allons ! Il s' assit et me fit asseoir sur ses genoux . Cela me parut bien amer , de me remettre à M . de Buffon après huit jours de bon temps ; mais l' oncle avait une patience qui me forçait d' en avoir aussi , et nous commençâmes la leçon de français . Cela dura bien une heure , jusqu' au moment où Lisbeth vint mettre la nappe . Alors , en nous retournant , nous vîmes que madame Thérèse s' était assoupie . L' oncle ferma le livre et tira les rideaux , pendant que Lisbeth plaçait les couverts . Ce même soir , après le souper , l' oncle Jacob fumait sa pipe en silence derrière le fourneau . Moi , je séchais le bas de mon pantalon , assis devant la petite porte de tôle , la tête de Scipio entre les genoux , et je regardais le reflet rouge de la flamme avancer et reculer sur le plancher . Lisbeth avait emporté la chandelle selon son habitude ; nous étions dans l' obscurité ; le feu bourdonnait comme au temps des grands froids , la pendule marchait lentement , et dehors , dans la cuisine , nous entendions la vieille servante laver les assiettes sur l' évier . Que d' idées me passaient alors par la tête ! Tantôt je songeais au soldat mort dans la grange de Réebock , au coq noir de la lucarne ; tantôt au père Schmitt faisant faire l' exercice à Scipio ; puis à l' Altenberg , à la descente de notre traîneau . Tout cela me revenait comme un rêve ; les sifflements plaintifs du feu me paraissaient être la musique de ces souvenirs , et je sentais tout doucement mes yeux se fermer . Cela durait depuis environ une demi-heure lorsque je fus réveillé par un bruit de sabots dans l' allée ; en même temps , la porte s' ouvrit , et la voix joyeuse du mauser dit dans la chambre : — De la neige , monsieur le docteur , de la neige ! Elle recommence à tomber , nous en avons encore pour toute la nuit . Il paraît que l' oncle avait fini par s' assoupir , car seulement au bout d' un instant , je l' entendis se remuer et répondre : — Que voulez -vous , mauser , c' est la saison ; il faut s' attendre à cela maintenant . Puis il se leva et alla dans la cuisine chercher de la lumière . Le mauser s' approchait dans l' ombre . — Tiens ! Fritzel est là ! dit-il . Tu n' as donc pas encore sommeil ? L' oncle rentrait . Je tournai la tête , et je vis que le mauser avait ses habits d' hiver : son vieux bonnet de martre , la queue râpée pendant sur le dos , sa veste en peau de chèvre , le poil en dedans , son gilet rouge , les poches ballottant sur les cuisses , et sa vieille culotte de velours brun , ornée de pièces aux genoux . Il souriait , en plissant ses petits yeux , et tenait quelque chose sous le bras . — Vous venez pour la gazette , mauser ? dit l' oncle . Elle n' est pas arrivée ce matin , le messager est en retard . — Non , monsieur le docteur , non ; je viens pour autre chose . Il déposa sur la table un vieux livre carré , à couvercle de bois d' au moins trois lignes d' épaisseur , et tout couvert de larges pattes en cuivre représentant des feuilles de vigne ; les tranches étaient toutes noires et graisseuses à force de vieillesse , et de chaque page sortaient des cordons et des ficelles pour marquer les bons endroits . — Voilà pourquoi j' arrive ! dit le mauser ; je n' ai pas besoin de nouvelles , moi ; quand je veux savoir ce qui se passe dans le monde , j' ouvre et je regarde . Alors il sourit , et ses longues dents jaunes apparurent sous les quatre poils de ses moustaches , effilées comme des aiguilles . L' oncle ne disait rien ; il approcha la table du fourneau et s' assit dans son coin . — Oui , reprit le mauser , tout est là-dedans ; mais il faut comprendre ... il faut comprendre , fit-il en se touchant la tête d' un air rêveur . Les lettres ne sont rien ; c' est l' esprit ... l' esprit qu' il faut comprendre . Puis il s' assit dans le fauteuil et prit le livre sur ses cuisses maigres avec une sorte de vénération ; il l' ouvrit , et , comme l' oncle le regardait : — Monsieur le docteur , dit-il , je vous ai parlé cent fois du livre de ma tante Roesel , de Héming ; eh bien , aujourd'hui je vous l' apporte pour vous montrer le passé , le présent , et l' avenir . Vous allez voir , vous allez voir ! Tout ce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit d' avance ; je le comprenais bien , seulement je ne voulais pas le dire , à cause de ce Richter , qui se serait moqué de moi , car il ne voit pas plus loin que le bout de son nez . Et l' avenir est aussi là-dedans ; mais je ne l' expliquerai qu' à vous , monsieur le docteur , qui êtes un homme sensé , raisonnable et clairvoyant . Voilà pourquoi j' arrive . — Écoutez , mauser , dit l' oncle , je sais bien que tout est mystère dans ce bas monde , et je ne suis pas assez vaniteux pour refuser de croire aux prédictions et aux miracles rapportés par des auteurs graves , tels que Moïse , Hérodote , Thucydide , Tite-Live et beaucoup d' autres . Malgré cela je respecte trop la volonté du Seigneur pour vouloir pénétrer les secrets réservés par sa sagesse infinie ; j' aime mieux voir dans votre livre l' accomplissement des choses déjà passées que l' avenir . D' abord ce sera beaucoup plus clair . — C' est bon , c' est bon , vous saurez tout , répondit le taupier , satisfait de l' air grave de l' oncle . Il poussa son fauteuil vers la table , posa le livre au bord ; puis , se mettant à fouiller dans sa poche , il en tira de vieilles besicles en cuivre et les enfourcha sur son nez , ce qui lui donnait une figure vraiment bizarre . On peut s' imaginer mon attention : je m' étais aussi rapproché de la table , les coudes au bord , le menton dans les mains , et je regardais , retenant mon haleine , les yeux écarquillés jusqu' aux tempes . Toujours cette scène sera présente à mon esprit ; le silence profond de la chambre , le tic-tac de l' horloge , le bruissement du feu , la chandelle comme une étoile au milieu de nous ; en face de moi , l' oncle dans son coin grisâtre , Scipio à mes pieds , puis le mauser , courbé sur le livre des prédictions , et derrière lui les petites vitres noires , où descendait la neige dans les ténèbres ; je revois tout cela , et même il me semble entendre encore la voix de ce pauvre vieux taupier , et celle de ce bon oncle Jacob , descendus tous deux depuis si longtemps dans la tombe . C' était une scène étrange . — Comment , mauser ! dit l' oncle , vous avez besoin de lunettes à votre âge ? moi qui vous croyais une vue excellente ? — Je n' en ai pas besoin pour lire des choses ordinaires , ni pour regarder dehors , répondit le taupier ; j' ai de bons yeux , et d' ici jusque sur la côte de l' Altenberg , au printemps , je vois un nid de chenilles sur les arbres ; mais vous saurez que ces lunettes sont celles de ma tante Roesel , de Héming , et qu' il faut les avoir pour comprendre ce livre . Quelquefois ça me trouble , mais je lis au-dessus ou au-dessous ; le principal est que je les aie sur le nez . — Ah ! c' est différent , bien différent , dit l' oncle d' un ton sérieux ; car il avait trop bon cœur pour laisser voir au taupier que cela l' étonnait . Aussitôt le mauser se mit à lire : « Anno 1793. -- L' herbe est séchée et la fleur est tombée , parce que le vent a soufflé dessus ! » Cela signifie que nous sommes en hiver : l' herbe est séchée , parce que le vent a soufflé dessus ! L' oncle inclina la tête , et le taupier poursuivit : « Les îles ont vu et ont été saisies de crainte ; les bouts de la terre ont été effrayés ; ils se sont approchés et sont venus . » Ça , monsieur le docteur , c' est pour faire entendre que l' Angleterre , et même les îles qui sont plus loin dans la mer , ont été effrayées à cause des Républicains . « Ils se sont approchés et sont venus ! » Tout le monde sait que les Anglais ont débarqué en Belgique pour faire la guerre aux Français . Mais écoutez bien le reste : « En ce temps -là , les conducteurs des peuples seront comme le feu d' un foyer parmi du bois , et comme un flambeau parmi des gerbes ; ils dévoreront à droite et à gauche tous les pays . » Le mauser alors leva le doigt d' un air grave et dit : — Ça , ce sont les rois et les empereurs qui s' avancent au milieu de leurs armées , et qui dévorent tout dans les pays qu' ils traversent . Nous connaissons malheureusement ces choses pour les avoir vues ; notre pauvre village s' en souviendra longtemps . Et comme l' oncle ne répondait pas , il reprit : « En ce temps -là , malheur au pasteur du néant qui abandonnera son troupeau ; l' épée tombera de son bras et son œil droit sera entièrement obscurci . » Nous voyons , par ces mots , l' évêque de Mayence , avec sa nourrice et ses cinq maîtresses , qui s' est sauvé l' année dernière , à l' arrivée du général Custine . C' était un vrai pasteur du néant , qui faisait le scandale de tout le pays : son bras s' est desséché et son œil droit s' est obscurci . — Mais , dit l' oncle , songez donc , mauser , que cet évêque n' était pas le seul , et qu' il y en avait beaucoup ayant la même conduite , en Allemagne , en France , en Italie et dans tout le monde . — Raison de plus , monsieur le docteur , répondit le taupier , le livre parle pour toute la terre , « car , -- fit-il , le doigt appuyé sur la page , -- car , en ce temps -là , dit l' Éternel , j' ôterai du monde les faux prophètes , les faiseurs de miracles et l' esprit d' impureté » . Qu' est -ce que cela peut signifier , docteur Jacob , sinon tous ces hommes qui parlent sans cesse d' amour du prochain , pour obtenir notre argent ; qui ne croient à rien , et nous menacent de l' enfer ; qui s' habillent de pourpre et d' or , et nous prêchent l' humilité ; qui disent : « Vendez tous vos biens pour suivre le Christ ! » et ne font qu' entasser richesses sur richesses dans leurs palais et leurs couvents ; qui nous recommandent la foi et rient entre eux des simples qui les écoutent ? ... -- N' est -ce pas l' esprit d' impureté ? — Oui , dit l' oncle , c' est abominable . — Eh bien , c' est pour eux , c' est pour tous les mauvais pasteurs , que ces choses sont écrites , dit le taupier . Puis il reprit : « En ce temps -là , il y aura aux montagnes le bruit d' une multitude , tel que celui d' un grand peuple qui se lève , un bruit de nation assemblée . C' est pourquoi les peuples d' alentour écouteront , et tout cœur d' homme se fondra . Et les orgueilleux seront éperdus ; le monde sera en travail comme celle qui enfante ; les bons se regarderont avec des visages enflammés ; ils entendront pour la première fois parler de grandes choses ; ils sauront que tous sont égaux à la face de l' Éternel , que tous sont nés pour la justice , comme les arbres des forêts pour la lumière ! — Est -ce bien écrit cela , mauser ? demanda l' oncle . — Voyez -vous même , répondit le taupier en lui remettant le livre . Alors l' oncle Jacob , les yeux troubles , regarda : — Oui , c' est écrit , fit-il à voix basse , c' est écrit ! Ah ! puisse l' Éternel accomplir de si grandes choses de notre temps ! puisse-t-il réjouir notre cœur d' un tel spectacle ! Et s' arrêtant tout à coup , comme étonné de son propre enthousiasme : — Est-il possible qu' à mon âge je me laisse encore émouvoir à ce point ? Je suis un véritable enfant . Il rendit le livre au mauser , qui dit en souriant : — Je vois bien , monsieur le docteur , que vous comprenez ce passage comme moi : ce bruit d' un grand peuple qui se lève , c' est la France qui proclame les droits de l' homme . — Comment ! vous croyez que cela se rapporte à la Révolution française ? demanda l' oncle . — Eh ! à quoi donc ? fit le mauser ; c' est clair comme le jour . Puis il remit ses besicles , qu' il avait ôtées , et lut : « Il y a soixante et dix semaines pour consommer le péché , pour expier l' iniquité et pour amener la justice des siècles . Après quoi , les hommes jetteront aux taupes et aux chauves-souris les idoles faites d' argent . Et plusieurs peuples diront : « Forgeons les épées en hoyaux et les hallebardes en serpes ! » En cet endroit , le mauser posa ses deux coudes sur le livre , et se grattant la barbe , le nez en l' air , il parut réfléchir profondément . Moi , je ne le quittais plus de l' œil ; il me semblait voir des choses étranges , un monde inconnu s' agiter dans l' ombre autour de nous ; le faible pétillement du feu et les soupirs de Scipio , endormi près de moi , me produisaient l' effet de voix lointaines , et même le silence m' inquiétait . L' oncle Jacob , lui , semblait avoir repris son calme . Il venait de bourrer sa grande pipe et l' allumait avec un bout de papier , en lançant deux ou trois grosses bouffées lentement , pour bien laisser prendre le tabac . Il referma le couvercle et s' étendit dans le fauteuil en exhalant un soupir . — « Les hommes jetteront leurs idoles d' argent » , fit le mauser , ça veut dire leurs écus , leurs florins et leur monnaie de toute espèce . « Ils les jetteront aux taupes » , c' est-à-dire aux aveugles , car vous savez , monsieur le docteur , que les taupes sont aveugles ; les malheureux aveugles , comme le père Harich , sont de véritables taupes ; ils marchent en plein jour dans les ténèbres , comme s' ils étaient sous terre . Les hommes , dans ce temps -là , donneront donc leur argent aux aveugles et aux chauves-souris . Par chauves-souris , il faut entendre les vieilles femmes qui ne peuvent plus travailler , qui sont chauves et qui se tiennent dans le creux des cheminées , à la manière de Christine Besme , que vous connaissez aussi bien que moi . Cette pauvre Christine est tellement maigre , et conserve si peu de cheveux , que chacun pense en la voyant : « C' est une chauve-souris . » — Oui , oui , oui , faisait l' oncle d' un ton particulier , en balançant la tête lentement , c' est clair , mauser , c' est très clair . Maintenant , je comprends votre livre ; c' est quelque chose d' admirable ! — Les hommes donneront donc leur argent aux aveugles et aux vieilles femmes par esprit de charité , reprit le mauser , et ce sera la fin de la misère en ce monde ; il n' y aura plus de pauvres « dans soixante et dix semaines » , qui ne sont pas des semaines de jours , mais des semaines de mois , et « ils aiguiseront leurs épées en hoyaux » pour cultiver la terre et vivre en paix ! Cette explication des taupes et des chauves-souris m' avait tellement frappé , que je restais les yeux tout grands ouverts , m' imaginant voir s' accomplir cette transformation bizarre dans le coin où se tenait l' oncle . Je n' écoutais plus , et la voix du mauser continuait sa lecture monotone , lorsque la porte s' ouvrit de nouveau . J' en eus la chair de poule ; le vieil aveugle Harich et la vieille Christine seraient entrés bras dessus bras dessous , avec leur nouvelle figure , que je n' en aurais pas été plus effrayé . Je tournai la tête , la bouche béante , et je respirai : c' était notre ami Koffel qui venait nous voir ; il me fallut regarder deux fois pour bien le reconnaître , tant les idées de chauves-souris et de taupes s étaient emparées de mon esprit . Koffel avait son vieux tricot gris de l' hiver , son bonnet de drap tiré sur la nuque et ses gros souliers éculés , dans lesquels il mettait de vieux chaussons pour sortir ; il se tenait les genoux pliés et les mains dans les poches , comme un être frileux ; des flocons de neige innombrables le couvraient . — Bonsoir , monsieur le docteur , fit-il en secouant son bonnet dans le vestibule ; j' arrive tard ; beaucoup de gens m' ont arrêté sur la route , au Bœuf-Rouge et au Cruchon-d'Or . — Entrez , Koffel , lui dit l' oncle . Vous avez bien fermé la porte de l' allée ? — Oui , docteur Jacob , ne craignez rien . Il entra , en souriant : — La gazette n' est pas arrivée ce matin ? dit-il . — Non , mais nous n' en avons pas besoin , répondit l' oncle d' un accent de bonne humeur un peu comique . Nous avons le livre du mauser , qui raconte le présent , le passé et l' avenir . — Est -ce qu' il raconte aussi notre victoire ? demanda Koffel en se rapprochant du fourneau . L' oncle et le mauser se regardèrent étonnés . — Quelle victoire ? fit le mauser . — Hé ! celle d' avant-hier , à Kaiserslautern . On ne parle que de cela dans tout le village ; c' est Richter , M . Richter qui est revenu de là-bas , vers deux heures , apporter la nouvelle . Au Cruchon-d'Or , on a déjà vidé plus de cinquante bouteilles en l' honneur des Prussiens ; les Républicains sont en pleine déroute ! À peine eut-il parlé des Républicains , que nous regardâmes du côté de l' alcôve , songeant que la Française était là et qu' elle nous entendait . Cela nous fit de la peine , car c' était une brave femme , et nous pensions que cette nouvelle pouvait lui causer beaucoup de mal . L' oncle leva la main , en hochant la tête d' un air désolé ; puis il se leva doucement et entrouvrit les rideaux pour voir si Mme Thérèse dormait . — C' est vous , monsieur le docteur , dit-elle aussitôt ; depuis une heure j' écoute les prédictions du mauser , j' ai tout entendu . — Ah ! madame Thérèse , dit l' oncle , ce sont de fausses nouvelles . — Je ne crois pas , monsieur le docteur . Du moment qu' une bataille s' est livrée avant-hier à Kaiserslautern , il faut que nous ayons eu le dessous , sans quoi les Français auraient marché tout de suite sur Landau , pour débloquer la place et couper la retraite aux Autrichiens : leur aile droite aurait traversé le village . Puis élevant la voix : — Monsieur Koffel , dit-elle , voulez -vous me dire les détails que vous savez ? De toutes les choses lointaines de ce temps , celle -ci surtout est restée dans ma mémoire , car cette nuit -là nous vîmes quelle femme nous avions sauvée , et nous comprîmes aussi quelle était cette race de Français qui se levait en foule pour convertir le monde . Le mauser avait pris la chandelle sur la table , et nous étions tous entrés dans l' alcôve . Moi au pied du lit , Scipio contre la jambe , je regardais en silence , et , pour la première fois , je voyais que Mme Thérèse était devenue si maigre , qu' elle ressemblait à un homme : sa longue figure osseuse , au nez droit , le tour des yeux et le menton dessinés en arêtes , était appuyée sur sa main ; son bras , sec et brun , sortait presque jusqu' au coude de la grosse chemise de Lisbeth ; un mouchoir de soie rouge , noué sur le front , retombait derrière , sur sa nuque décharnée ; on ne voyait pas ses magnifiques cheveux noirs , mais seulement quelques petits au-dessous des oreilles , où pendaient deux grands anneaux d' or . Et ce qui surtout fixa mon attention , c' est qu' au bas de son cou pendait une médaille de cuivre rouge , représentant une tête de jeune fille , coiffée d' un bonnet en forme de casque ; cette relique attira mes yeux ; j' ai su depuis que c' était l' image de la République , mais alors je pensai que c' était la sainte Vierge des Français . Comme le mauser levait la chandelle derrière nous , l' alcôve était pleine de lumière , et madame Thérèse me parut aussi beaucoup plus grande ; sa hanche , sa jambe , et son pied descendaient sous la couverture jusqu' au bas du lit . Je n' avais jamais remarqué ces choses , qui me frappèrent alors . Elle regardait Koffel , qui ne quittait pas des yeux l' oncle Jacob , comme pour lui demander ce qu' il fallait faire . — Ce sont des bruits qui courent au village , dit-il d' un air embarrassé ; ce Richter ne mérite pas pour deux liards de confiance . — C' est égal , monsieur Koffel , racontez -moi cela , dit-elle ; M . le docteur le permet . N' est -ce pas , monsieur le docteur vous le permettez ? — Sans doute , fit l' oncle d' un air de regret . Mais il ne faut pas croire tout ce qu' on rapporte . — Non ... , on exagère , je le sais bien ; mais il vaut mieux savoir les choses que de se figurer mille idées ; cela tourmente moins . Koffel se mit donc à raconter que deux jours avant les Français avaient attaqué Kaiserslautern , et que , depuis sept heures du matin jusqu' à la nuit , ils avaient livré de terribles combats pour entrer dans les retranchements ; que les Prussiens les avaient écrasés par milliers ; qu' on ne voyait que des morts dans les ravins , sur la côte , le long des routes et dans la Lauter ; que les Français avaient tout abandonné : leurs canons , leurs caissons , leurs fusils et leurs gibernes ; qu' on les massacrait partout , et que la cavalerie de Brunswick , envoyée à leur poursuite , faisait des prisonniers en masse . Mme Thérèse , le menton appuyé sur la main , les yeux fixés au fond de l' alcôve et les lèvres serrées , ne disait rien . Elle écoutait , et de temps en temps , lorsque Koffel voulait s' arrêter -- car de raconter ces choses devant cette pauvre femme , cela lui faisait beaucoup de peine -- elle lui lançait un regard très calme , et il poursuivait , disant : « On raconte encore ceci ou cela , mais je ne le crois pas . » Enfin il se tut , et Mme Thérèse , durant quelques instants , continua à réfléchir . Puis comme l' oncle disait : « Tout cela , ce ne sont que des bruits ... On ne sait rien de positif ... Vous auriez tort de vous désoler , madame Thérèse , » elle se releva légèrement , pour s' appuyer contre le bois de lit , et nous dit d' une voix très simple : — Écoutez , il est clair que nous avons été repoussés . Mais ne croyez pas , monsieur le docteur , que cela me désole ; non , cette affaire , qui vous paraît considérable , est peu de chose pour moi . J' ai vu ce même Brunswick arriver jusqu' en Champagne , à la tête de cent mille hommes de vieilles troupes , lancer des proclamations qui n' avaient pas le sens commun , menacer toute la France et ensuite reculer , devant les paysans en sabots , la baïonnette dans les reins jusqu' en Prusse . Mon père , -- un pauvre maître d' école , devenu chef de bataillon , -- mes frères , -- de pauvres ouvriers , devenus capitaines par leur courage , -- et moi derrière , avec le petit Jean dans ma charrette , nous lui avons fait la conduite , après les défilés de l' Argonne et la bataille de Valmy . Ne croyez donc pas que de telles choses m' effrayent . Nous ne sommes pas cent mille hommes , ni deux cent mille : nous sommes six millions de paysans , qui voulons manger nous -mêmes le pain que nous avons gagné péniblement par notre travail . C' est juste et Dieu est avec nous . En parlant , elle s' animait , elle étendait son grand bras maigre ; le mauser , l' oncle et Koffel se regardaient stupéfaits . — Ce n' est pas une défaite , ni vingt , ni cent qui peuvent nous abattre , reprit-elle ; quand un de nous tombe , dix autres se lèvent . Ce n' est pas pour le roi de Prusse , ni pour l' empereur d' Allemagne que nous marchons , c' est pour l' abolition des privilèges de toute sorte , pour la liberté , pour la justice , pour les droits de l' homme ! -- Pour nous vaincre , il faudra nous exterminer jusqu' au dernier , fit-elle avec un sourire étrange , et ce n' est pas aussi facile qu' on le croit . Seulement il est bien malheureux que tant de milliers de braves gens de votre côté se fassent massacrer pour des rois et des nobles qui sont leurs plus grands ennemis , quand le simple bon sens devrait leur dire de se mettre avec nous , pour chasser tous ces oppresseurs du pauvre peuple ; oui , c' est bien malheureux , et voilà ce qui me fait plus de peine que tout le reste . Ayant parlé de la sorte , elle se recoucha , et l' oncle Jacob , étonné de la justesse de ses paroles , resta quelques instants silencieux . Le mauser et Koffel se regardaient sans rien dire , mais on voyait bien que les réflexions de la Française les avaient frappés et qu' ils pensaient : « Cette femme a raison . » Au bout d' une minute seulement , l' oncle dit : — Du calme , madame Thérèse , du calme , tout ira mieux ; sur bien des choses nous pensons de même , et si cela ne dépendait que de moi , nous ferions bientôt la paix ensemble . — Oui , monsieur le docteur , répondit-elle , je le sais , car vous êtes un homme juste , et nous ne voulons que la justice . — Tâchez d' oublier tout cela , dit encore l' oncle Jacob ; il ne vous faut plus maintenant que du repos pour être en bonne santé . — Je tâcherai , monsieur le docteur . Alors nous sortîmes de l' alcôve , et l' oncle , nous regardant tout rêveur , dit : — Voilà bientôt dix heures , allons nous coucher , il est temps . Il reconduisit Koffel et le mauser dehors , et poussa le verrou comme à l' ordinaire . Moi , je grimpais déjà l' escalier . Cette nuit -là , j' entendis l' oncle se promener longtemps dans sa chambre ; il allait et venait d' un pas lent et grave , comme un homme qui réfléchit . Enfin , tout bruit cessa , et je m' endormis à la grâce de Dieu . Le lendemain , lorsque je m' éveillai , la neige encombrait mes petites fenêtres ; il en tombait encore tellement qu' on ne voyait pas la maison en face . Dehors tintaient les clochettes du traîneau de l' oncle Jacob , son cheval Rappel hennissait ; mais aucun autre bruit ne s' entendait , tous les gens du village ayant eu soin de fermer leurs portes . Je pensai qu' il fallait quelque chose d' extraordinaire pour décider l' oncle à se mettre en route par un temps pareil , et , m' étant habillé , je descendis bien vite savoir ce que cela pouvait être . L' allée était ouverte ; l' oncle , enfoncé dans la neige jusqu' aux genoux , son gros bonnet de loutre tiré sur la nuque , et le col de sa houppelande relevé , arrangeait à la hâte une botte de paille dans le traîneau . — Tu pars , oncle ? lui criai -je en m' avançant sur le seuil . — Oui , Fritzel , oui , je pars , dit-il d' un ton joyeux ; est -ce que tu veux m' accompagner ? J' aimais bien d' aller en traîneau , mais voyant ces gros flocons tourbillonner jusqu' à la cime des airs , et , songeant qu' il ferait froid , je répondis : — Un autre jour , oncle ; aujourd'hui , j' aime mieux rester . Alors il rit tout haut , et , rentrant , il me pinça l' oreille , ce qu' il faisait toujours lorsqu' il était de bonne humeur . Nous entrâmes ensemble dans la cuisine , où le feu dansait sur l' âtre et répandait une bonne chaleur . Lisbeth lavait les écuelles devant la petite fenêtre à vitres rondes qui donnait sur la cour . Tout était calme dans la cuisine ; les grosses soupières semblaient briller plus que de coutume , et sur leur ventre rebondi dansaient cinquante petites flammes , semblables à celle du foyer . — Maintenant , tout est prêt , dit l' oncle en ouvrant le garde-manger et fourrant dans sa poche une croûte de pain . Il mit sous sa houppelande la gourde de kirschenwasser , qu' il emportait toujours en voyage ; puis , au moment d' entrer dans la salle , la main sur le loquet , il dit à la vieille servante de ne pas oublier ses recommandations : d' entretenir un bon feu partout , de laisser la porte ouverte , pour entendre madame Thérèse , et de lui donner tout ce qu' elle demanderait , à l' exception du manger ; car elle ne devait prendre qu' un bouillon le matin et un autre le soir , avec quelques légumes , et de ne la contrarier en rien . Enfin il entra , et je le suivis , songeant au plaisir que j' aurais lorsqu' il serait parti , de courir dans tout le village avec mon ami Scipio , et de me faire honneur de ses talents . — Eh bien , madame Thérèse , dit l' oncle d' un ton joyeux , me voilà sur mon départ . Quel bon temps pour aller en traîneau ! Mme Thérèse , appuyée sur son coude , au fond de l' alcôve , les rideaux écartés , regardait les fenêtres d' un air tout mélancolique . — Vous allez voir un malade , monsieur le docteur ? dit-elle . — Oui , un pauvre bûcheron de Dannbach , à trois lieues d' ici , qui s' est laissé prendre sous sa schlitte ; c' est une blessure grave et qui ne souffre aucun retard . — Quel rude métier vous faites ! dit Mme Thérèse d' une voix attendrie ; sortir par un temps pareil pour secourir un malheureux , qui ne pourra peut-être jamais reconnaître vos services ! — Eh ! sans doute , répondit l' oncle en bourrant sa grande pipe de porcelaine , cela m' est arrivé déjà bien souvent ; mais que voulez -vous ? parce qu' un homme est pauvre , ce n' est pas une raison pour le laisser mourir ; nous sommes tous frères , madame Thérèse , et les malheureux ont le droit de vivre comme les riches . — Oui , vous avez raison , et pourtant combien d' autres , à votre place , resteraient tranquillement près de leur feu , au lieu de risquer leur vie , pour le seul plaisir de faire le bien ! Et levant les yeux avec expression : — Monsieur le docteur , dit-elle , vous êtes un républicain . — Moi , madame Thérèse ! que me dites -vous là ? s' écria l' oncle en riant . — Oui , un vrai républicain , reprit-elle : un homme que rien n' arrête , qui méprise toutes les souffrances , toutes les misères pour accomplir son devoir . — Ah ! si vous l' entendez ainsi , je serais heureux de mériter ce nom , répondit l' oncle . Mais , dans tous les partis et dans tous les pays du monde , il se trouve des hommes pareils . — Alors , monsieur Jacob , ils sont républicains sans le savoir . L' oncle ne put s' empêcher de sourire : — Vous avez réponse à tout , dit-il en fourrant son paquet de tabac dans la grande poche de sa houppelande , on ne peut pas discuter avec vous . Quelques instants de silence suivirent ces paroles . L' oncle battait le briquet . Moi j' avais pris la tête de Scipio entre mes bras , et je pensais : « Je te tiens , tu vas me suivre ... Nous reviendrons dîner , et après ça nous recommencerons . » Le cheval continuait à hennir dehors , et Mme Thérèse s' était mise à regarder les gros flocons qui tourbillonnaient contre les vitres , lorsque l' oncle , ayant allumé sa pipe , dit : — Je vais rester absent jusqu' au soir ; mais Fritzel vous tiendra compagnie , le temps ne vous durera pas trop . Il me passait la main dans les cheveux , et je devenais rouge comme une écrevisse , ce qui fit sourire Mme Thérèse . — Non , non , monsieur le docteur , dit-elle avec bonté , je ne m' ennuie jamais seule ; il faut laisser courir Fritzel avec Scipio , cela leur fera du bien ; et puis ils aiment bien mieux respirer le grand air que de rester enfermés dans la chambre : n' est -ce pas , Fritzel ? — Oh ! oui , madame Thérèse , répondis -je en exhalant un gros soupir . — Comment ! tu n' as pas honte de dire cela de cette façon ? s' écria l' oncle . — Eh ? pourquoi , monsieur le docteur ? Fritzel est comme petit Jean , il dit tout ce qu' il pense , et il a raison . Va , Fritzel , cours , amuse -toi ; l' oncle te donne congé . Que je l' aimais alors et que son sourire me paraissait bon ! L' oncle Jacob s' était mis à rire , il reprit son fouet au coin de la porte , et revenant : — Allons , madame Thérèse , s' écria-t-il , au revoir et bon courage ! — Au revoir ! monsieur le docteur , fit-elle en lui tendant sa longue main d' un air d' attendrissement ; allez , et que le ciel vous conduise . Ils restèrent ainsi quelques instants tout rêveurs ; puis l' oncle dit : — Ce soir , entre six et sept heures , je serai de retour , madame Thérèse ; ayez bonne confiance , soyez sans inquiétude , tout ira mieux . Après quoi nous sortîmes ; il enjamba l' échelle du traîneau , s' enveloppa les genoux de sa houppelande , et toucha Rappel du bout de son fouet , en me disant : — Conduis -toi bien , Fritzel . Le traîneau fila sans bruit , remontant la rue . Quelques bonnes gens regardaient à leurs fenêtres et se disaient : « Monsieur le docteur Jacob est appelé bien sûr quelque part pour un malade en danger , sans cela il ne se mettrait pas en route par ce temps de neige . » Quand l' oncle eut disparu au coin de la rue , je tirai la porte de l' allée et je rentrai manger ma soupe sur le bord de l' âtre . Scipio me regardait , ses grosses moustaches en l' air , et se léchait de temps en temps le tour du museau en clignant de l' œil . Je lui laissai le fond de mon assiette à nettoyer , selon mon habitude ; ce qu' il faisait gravement , sans montrer l' avidité des autres chiens du village . Nous en étions là et j' allais sortir , lorsque Lisbeth , qui venait de finir son ouvrage et qui s' essuyait les bras à la serviette , derrière la porte , me demanda : — Dis donc , Fritzel , est -ce que tu restes ici ? — Non , je vais voir le petit Hans Aden . — Eh bien , écoute : puisque tu mets tes sabots , va donc chez le mauser me chercher du miel pour la Française ; monsieur le docteur veut qu' on lui fasse une boisson avec du miel . Prends ton écuelle et va là-bas . Tu diras au mauser que c' est pour l' oncle Jacob . Voici l' argent . Rien ne me plaisait tant que d' avoir à faire des commissions , surtout chez le mauser , qui me traitait comme un homme raisonnable . Je pris donc l' écuelle et je sortis avec Scipio pour me rendre chez le taupier , dans la ruelle des Orties , derrière l' église . Quelques commères commençaient à balayer le devant de leur porte . À l' auberge du Cruchon-d'Or , on entendait tinter les verres et les bouteilles ; on chantait , on riait , les gens montaient et descendaient l' escalier . Un vendredi , cela me parut extraordinaire ; je m' arrêtai pour voir si c' était une noce ou un baptême , et comme je me tenais de l' autre côté de la rue , sur la pointe des pieds , regardant dans la petite allée ouverte , je vis , au fond de la cuisine , la silhouette étrange du mauser se pencher devant la flamme , son bout de pipe noire au coin des lèvres , et sa main brune qui posait une braise sur le tabac . Plus loin , à droite , j' aperçus aussi la vieille Grédel avec sa cornette à rubans tremblotants ; elle arrangeait des assiettes sur un dressoir , et son chat gris se promenait au bord en faisant le gros dos et la queue en l' air . Un instant après , le mauser revint lentement dans l' allée sombre , lançant de grosses bouffées . Alors je lui criai : — Mauser ! mauser ! Il s' avança jusqu' au bord de l' escalier , et me dit en riant : — C' est toi , Fritzel ? — Oui , je vais chez vous chercher du miel . — Hé ! monte donc boire un coup ; nous irons ensemble tout à l' heure . Et se tournant vers la cuisine : — Grédel , cria-t-il , apportez un verre pour Fritzel . Je m' étais dépêché de monter , et nous entrâmes , Scipio sur nos talons . Dans la salle , à travers la fumée grisâtre , on ne voyait le long des tables , que des gens en blouse , en veste , en camisole , le bonnet ou le feutre sur l' oreille ; les uns assis à la file , les autres à cheval au bout des bancs , levant leurs verres pleins d' un air joyeux , et célébrant la grande victoire de Kaiserslautern . De tous les côtés on entendait chanter le Faterland . Quelques vieilles buvaient avec leurs fils et semblaient aussi joyeuses que les autres . Je suivais le mauser , qui s' avançait , le dos rond , vers les fenêtres de la rue . Là se trouvaient , dans le coin à droite , l' ami Koffel et le vieux Adam Schmitt , devant une bouteille de vin blanc . Dans l' autre coin , en face , l' aubergiste Joseph Spick , son bonnet de laine frisée sur l' oreille , comme un batailleur , et M . Richter , en veste de chasse et grandes guêtres de cuir , buvaient du gleiszeller au cachet vert . Ils étaient pourpres tous les deux jusqu' aux oreilles , et criaient : — À la santé de Brunswick ! à la santé de notre glorieuse armée ! — Hé ! fit le mauser en s' approchant de notre table , place pour un homme . Et Koffel , se retournant , me serra la main , tandis que le père Schmitt disait : — À la bonne heure , à la bonne heure , voici du renfort . Il me fit asseoir près de lui , contre le mur , et Scipio vint aussitôt lui lever la main du bout de son nez , d' un air de vieille connaissance . — Hé ! hé ! hé ! disait le vieux soldat , c' est toi , l' ancien ; tu me reconnais ! Grédel apporta un verre , et le mauser l' emplit . Au même instant , M . Richter se mit à crier à l' autre bout de la table , d' un ton moqueur : — Hé ! Fritzel , comment va M . le docteur Jacob ? Il ne vient donc pas célébrer la grande bataille ! C' est étonnant , étonnant , un si bon patriote ! Et moi , ne sachant que répondre , je dis tout bas à Koffel : — L' oncle est parti sur son traîneau pour soigner un pauvre bûcheron qui s' est laissé prendre sous sa schlitte . Alors Koffel , se retournant , s' écria d' une voix claire : — Pendant que le petit-fils d' un ancien domestique de Salm-Salm s' allonge les jambes sous la table près du poêle , et qu' il boit du gleiszeller en l' honneur des Prussiens , qui se moquent de lui , M . le docteur Jacob traverse les neiges pour aller voir un pauvre bûcheron de la montagne écrasé sous sa schlitte . Ça rapporte moins que de prêter à gros intérêts , mais ça prouve plus de cœur tout de même . Koffel avait un petit coup de trop , et tous les gens l' écoutaient en souriant . Richter , la figure longue et les lèvres serrées , ne répondit pas d' abord , mais au bout d' un instant il dit : — Eh ! que ne fait -on pas par amour des Droits de l' homme , de la déesse Raison et du Maximum , surtout quand une vraie citoyenne vous encourage ! — Monsieur Richter , taisez -vous ! s' écria le mauser d' une voix forte . M . le docteur est aussi bon Allemand que vous , et cette femme , dont vous parlez sans la connaître , est une brave femme . Le Dr Jacob n' a fait que son devoir en lui sauvant la vie ; vous devriez rougir d' exciter les gens du village contre un pauvre être malade qui ne peut pas se défendre : c' est abominable ! — Je me tairai si cela me convient , s' écria Richter à son tour . Vous criez bien haut ... Ne dirait -on pas que les Français ont remporté la victoire ! Alors le mauser , les tempes et les joues couleur de brique , frappa du poing sur la table , à faire tomber les verres ; il parut vouloir se lever , mais il se rassit et dit : — J' ai droit de me réjouir des victoires de la vieille Allemagne autant , pour le moins , que vous , monsieur Richter , car moi je suis un vieil Allemand comme mon père , comme mon grand-père , et tous les mausers connus depuis deux cents ans au village d' Anstatt pour l' élevage des abeilles et la manière de prendre les taupes ; au lieu que les cuisiniers des Salm-Salm , de père en fils , se promenaient en France avec leurs maîtres pour tourner la broche et lécher le fond des marmites . Toute la salle partit d' un éclat de rire à ce propos , et M . Richter , voyant que la plupart n' étaient pas pour lui , jugea prudent de se modérer ; il répondit donc d' un ton calme : — Je n' ai jamais rien dit contre vous ni contre le docteur Jacob ; au contraire , je sais que M . le docteur est un homme habile et un honnête homme . Mais cela n' empêche pas qu' en un jour comme celui -ci tout bon Allemand doit se réjouir . Car , écoutez bien , ceci n' est pas une victoire ordinaire , c' est la fin de cette fameuse République une et indivisible . — Comment ! comment ! s' écria le vieux Schmitt , la fin de la République ? Voilà du nouveau ! — Oui , elle ne durera plus six mois , fit Richter avec assurance ; car , de Kaiserslautern , les Français seront balayés jusqu' à Hornbach , de Hornbach à Sarrebruck , à Metz , et ainsi de suite jusqu' à Paris . Une fois en France , nous trouverons des amis en foule pour nous secourir : la noblesse , le clergé et les honnêtes gens sont tous pour nous ; ils n' attendent que notre armée pour se lever . Et quant à ce tas de gueux ramassés à droite et à gauche , sans officiers et sans discipline , qu' est -ce qu' ils peuvent faire contre de vieux soldats , fermes comme des rochers , avançant en bon ordre de bataille , sous la conduite de la vieille race guerrière ? Des tas de savetiers sans un seul général , sans même un vrai caporal schlague ! Des paysans , des mendiants , de vrais sans-culottes , comme ils s' appellent eux -mêmes , je vous le demande , qu' est -ce qu' ils peuvent faire contre des Brunswick , des Wurmser et des centaines d' autres vieux capitaines éprouvés par tous les périls de la guerre de Sept ans ? Ils seront dispersés et périront par milliers , comme les sauterelles en automne . Toute la salle était alors de l' avis de Richter , et plusieurs disaient : — À la bonne heure , voilà ce qui s' appelle parler ; depuis longtemps nous pensions les mêmes choses . Le mauser et Koffel se taisaient ; mais le vieux Adam Schmitt hochait la tête en souriant . Après un instant de silence , il déposa sa pipe sur la table et dit : — Monsieur Richter , vous parlez comme l' almanach ; vous prédisez l' avenir d' une façon admirable ; mais tout cela n' est pas aussi clair pour les autres que pour vous . Je veux bien croire que la vieille race est née pour faire les généraux , puisque les nobles arrivent tous au monde capitaines ; mais , de temps en temps , il peut aussi sortir des généraux de la race des paysans , et ceux -là ne sont pas les plus mauvais , car ils le sont devenus par leur propre valeur . Ces Républicains , qui vous paraissent si bêtes , ont quelquefois de bonnes idées tout de même ; par exemple , d' établir chez eux que le premier venu pourra devenir feld-maréchal , pourvu qu' il en ait le courage et la capacité ; de cette façon , tous les soldats se battent comme de véritables enragés ; ils tiennent dans leurs rangs comme des clous et marchent en avant comme des boulets , parce qu' ils ont la chance de monter en grade s' ils se distinguent , de devenir capitaine , colonel ou général . Les Allemands se battent maintenant pour avoir des maîtres , et les Français se battent pour s' en débarrasser , ce qui fait encore une grande différence . Je les ai regardés de la fenêtre du père Diemer , au premier étage , en face de la fontaine , pendant les deux charges des Croates et des uhlans , des charges magnifiques ; eh bien , cela m' a beaucoup étonné , monsieur Richter , de voir comme ces jacobins ont supporté ça ! Et leur commandant m' a fait un véritable plaisir , avec sa grosse figure de paysan lorrain et ses petits yeux de sanglier . Il n' était pas aussi bien habillé qu' un major prussien , mais il se tenait aussi tranquille sur son cheval que si on lui avait joué un air de clarinette . Finalement , ils se sont tous retirés , c' est vrai , mais ils avaient une division sur le dos , et n' ont laissé que les fusils et les gibernes des morts sur la place . Avec des soldats pareils , croyez -moi , monsieur Richter , il y a de la ressource . Les vieilles races guerrières sont bonnes , mais les jeunes poussent au-dessous , comme les petits chênes sous les grands , et quand les vieux pourrissent , ceux -là les remplacent . Je ne crois donc pas que les Républicains se sauvent comme vous le dites ; ce sont déjà de fameux soldats , et s' il leur vient un général ou deux , gare ! Et prenez bien garde que ce n' est pas impossible du tout , car , entre douze ou quinze cent mille paysans , il y a plus de choix qu' entre dix ou douze mille nobles ; la race n' est peut-être pas aussi fine , mais elle est plus solide . Le vieux Schmitt reprit alors haleine un instant , et comme tout le monde l' écoutait , il ajouta : — Tenez , moi , par exemple , si j' avais eu le bonheur de naître dans un pays pareil , est -ce que vous croyez que je me serais contenté d' être Adam Schmitt , sergent de grenadiers , avec cent florins de pension , six blessures et quinze campagnes ? Non , non , ôtez -vous cette idée de la tête ; je serais le commandant , le colonel ou le général Schmitt , avec une bonne retraite de deux mille thalers , ou bien mes os dormiraient depuis longtemps quelque part . Quand le courage mène à tout , on a du courage , et quand il ne sert qu' à devenir sergent et à faire avancer les nobles en grade , chacun garde sa peau . — Et l' instruction ! s' écria Richter , vous comptez donc l' instruction pour rien , vous ? Est -ce qu' un homme qui ne sait pas lire vaut un duc de Brunswick qui sait tout ? Alors Koffel , se retournant , dit d' un air calme : — C' est juste , monsieur Richter , l' instruction fait la moitié de l' homme , et peut-être les trois quarts . Voilà pourquoi ces Républicains se battent jusqu' à la mort ; ils veulent que leurs fils reçoivent de l' instruction aussi bien que les nobles . C' est le manque d' instruction qui fait la mauvaise conduite et la misère , la misère fait les mauvaises tentations , et les mauvaises tentations amènent tous les vices . Le plus grand crime de ceux qui gouvernent dans ce bas monde , c' est de refuser l' instruction aux misérables , afin que leurs races nobles soient toujours au-dessus ; c' est comme s' ils crevaient les yeux des hommes , lorsqu' ils viennent au monde , pour profiter de leur travail . Dieu vengera ces fautes , monsieur Richter , car il est juste . Et si les Républicains versent leur sang , comme ils le disent , pour que cela n' arrive plus sur la terre , tous les hommes religieux qui croient à la vie éternelle doivent les approuver . Ainsi parla Koffel , disant que si ses parents avaient pu le faire instruire , au lieu d' être un pauvre diable , il aurait peut-être fait honneur à Anstatt et serait devenu quelque chose d' utile . Chacun pensait comme lui , et plusieurs se disaient entre eux : « Que serions-nous si l' on nous avait instruits ? Est -ce que nous étions plus bêtes que les autres ? Non , le ciel donne à tous sa douce lumière et sa bonne rosée . Nous avions de bonnes intentions , nous voulions la justice ; mais on nous a laissés dans les ténèbres , par esprit de calcul et pour nous maintenir dans la bassesse . Ces gens -là pensent s' agrandir en empêchant les autres de croître , c' est abominable ! » Et moi , songeant alors combien l' oncle Jacob se donnait de peine pour m' apprendre à lire dans M . de Buffon , je me repentais de ne pas profiter davantage de ses leçons , et j' étais tout attendri . M . Richter , voyant tout le monde contre lui , et ne sachant que répondre aux paroles judicieuses de Koffel , haussa les épaules comme pour dire : « Ce sont des fous gonflés d' orgueil , des êtres qu' il faudrait mettre à la raison . »