Arnould Galopin Le Docteur Omega ( Aventures fantastiques de trois Français dans la Planète Mars ) Un texte du domaine public . Une édition libre . bibebook A mon ami Henry de la Vaulx . Comment je connus le docteur Oméga ? Ceci est toute une histoire ... une histoire étrange ... fantastique ... inconcevable , et peut-être serait-il à souhaiter que je n' eusse jamais rencontré cet homme ! ... Ainsi ma vie n' eût pas été bouleversée par des événements tellement extraordinaires que je me demande parfois si je n' ai pas rêvé la surprenante aventure qui m' advint et fit de moi un héros , bien que je fusse assurément le moins audacieux des mortels . Mais les coupures de journaux , de magazines et de revues qui traînent sur ma table sont là pour me rappeler à la réalité . Non ! ... je n' ai point rêvé ... je n' ai pas été le jouet de quelque hallucination morbide ... Pendant près de seize mois j' ai effectivement quitté ce monde . Quel être bizarre que l' homme ! ... C' est presque toujours au moment où il est le plus tranquille , où il jouit enfin d' un bonheur ardemment convoité qu' il recherche les plus sottes complications et se crée comme à plaisir des soucis parfaitement inutiles . Après avoir longtemps pourchassé la fortune sans parvenir à la saisir au vol , j' avais eu la chance inespérée d' hériter un million d' un vieil oncle que j' avais toujours cru pauvre comme Job parce qu' il vivait dans une affreuse bicoque et portait des vêtements sordides qui ne tenaient plus que par miracle . Après sa mort on avait cependant trouvé dans sa paillasse mille billets de mille francs . Ils étaient bien un peu fripés , mais je vous prie de croire que je ne fis aucune difficulté pour les accepter . Dès que je fus en possession de cet héritage , je me retirai aussitôt en province . J' acquis à Marbeuf , ma ville natale , un joli cottage entouré d' un parc de cinq hectares et j' abandonnai sans regret ce tourbillon parisien dans lequel s' émoussent parfois les énergies et sombrent si souvent les espoirs . Moi qui avais été un bûcheur ... un infatigable ouvrier de lettres , je renonçai subitement , dès que je fus riche , à tout travail de plume , voire même à toute lecture . Enfermé dans mon home , je vivais cependant sans ennui . Il paraît que certaines natures n' ont point besoin d' un monde d' incidents pour s' occuper ou s' amuser , et ce qui paraîtrait monotone aux uns abonde pour d' autres en excitations vives , en plaisirs ineffables . Tout ce qui était activité bruyante et désordonnée affligeait mon oreille par ses discordances et me procurait même une sensation douloureuse . J' aurais voulu qu' il n' y eût autour de moi d' autre bruit que celui de mon violon . Car , j' oubliais de le dire , une chose ... une seule , me rattachait encore au monde civilisé : la passion de la musique . J' avais acheté le Stradivarius d' un grand virtuose mort subitement en exécutant un concerto de Spohr et j' avais eu la chance d' obtenir cet instrument presque pour rien : quarante-cinq mille francs . Cela fera , je le sais , sourire tous ceux qui ont la musique en horreur . Mettre quarante-cinq mille francs à un violon , c' est de la folie ! Possible , mais chacun son goût . J' aime mieux exécuter sur un Stradivarius les œuvres de nos vieux maîtres que de brûler les routes à cent à l' heure . Je passais donc mon temps à promener sur les cordes de mon instrument un superbe archet en bois de Pernambouc dont la monture à elle seule était une petite merveille . Aussitôt levé je m' installais devant mon pupitre , et travaillais avec ardeur les plus arides concertos de Paganini , d' Alard et de Vieuxtemps . On ne pourra pas dire que je jouais dans le but d' émerveiller mes contemporains . J' étais tout simplement un violoniste solitaire , pénétré de son art , un exécutant passionné , infatigable et modeste . De temps à autre , je recevais la visite d' un vieil ami , membre de l' Académie des Inscriptions et Belles-Lettres , qui avait été autrefois mon collaborateur et avec lequel j' avais obtenu quelques succès de librairie . Eh bien ! l' avouerai -je ? ... quand cet ami sonnait à ma grille et que j' apercevais dans l' allée sa longue silhouette d' échassier , je ne pouvais réprimer un mouvement de mauvaise humeur . Je m' efforçais cependant de le bien recevoir ( on ne devient pas un sauvage du jour au lendemain ) mais , quand j' avais subi sa présence une journée entière , je commençais à manifester de l' impatience ... Le deuxième jour de son arrivée je ne l' écoutais déjà plus , et , pendant qu' il se lançait dans de longues dissertations sur la récente découverte d' un « palimpseste » du Moyen Âge , distraitement , je jouais en sourdine quelque adagio de Beethoven . Cet ami trouva sans doute que j' étais , avec mon violon , aussi ennuyeux que M . Ingres , car il ne revint plus . Cependant , à force de lire sans cesse des doubles croches et des triples croches , mes yeux se fatiguaient parfois ; mes doigts , par suite d' un surmenage excessif , devenaient raides et malhabiles . Alors , je serrais soigneusement mon violon dans un étui en palissandre , véritable chef-d'œuvre de la fin du dix-septième siècle , et j' allais m' asseoir sur une petite terrasse située à l' extrémité de mon parc , en bordure de la route . Là , tout en rêvant sonates , ariettes ou cantilènes , je laissais errer mon regard sur le paysage qui s' étendait devant moi . A perte de vue , c' étaient des bois touffus parmi lesquels pointaient ça et là les toits d' ardoise de clochers uniformes ... A mes pieds , c' est-à-dire au bas de la terrasse , quelques maisons s' alignaient le long d' une rue à peine carrossable , la plupart d' une architecture navrante ; leurs murs , faits de briques rouges et noires disposées avec symétrie , ressemblaient assez à de vastes échiquiers . A l' extrémité du village , dormait une grande plaine monotone au centre de laquelle s' élevaient deux affreux hangars en planches goudronnées que j' avais toujours pris pour des usines ou des remises aérostatiques . Ces lugubres bâtiments gâtaient bien un peu mon horizon , mais je ne m' en affligeais pas outre mesure ... J' étais d' ailleurs , en fait d' esthétique , d' une indifférence sans pareille . Un soir que je me trouvais sur ma terrasse , l' esprit perdu en quelque rêverie mélodique , je ne m' étais pas aperçu que la nuit était venue ... J' allais me lever pour regagner mon cottage , quand soudain , devant moi , une lueur sinistre bondit dans le ciel , se déployant comme un immense serpent de feu ... un grand étincellement illumina brusquement les champs assoupis , et un bruit formidable , un fracas tumultueux comme la voix de mille cataractes emplit les échos ... La terre fut secouée d' un frisson . Je me sentis projeté à bas de mon rocking-chair et les vitres de mon kiosque tombèrent en pluie sur ma tête ... Je poussai un cri . Mon jardinier et mon valet de chambre accoururent aussitôt et me relevèrent avec des airs éplorés . Peut-être craignaient -ils que je ne fusse dangereusement atteint ; peut-être envisageaient -ils aussi avec inquiétude l' éventualité d' une mort qui les eût privés d' un maître idéal , peu exigeant sur le service et d' une place tranquille qui était une véritable sinécure . Quand ils virent que je n' étais point blessé leur figure se rasséréna . — Qu' y a-t-il ? ... que s' est-il passé ? m' écriai -je ... Un homme qui longeait le mur du parc entendit mon interrogation et à la hâte me jeta ces mots : — C' est un des hangars du docteur Oméga qui vient de sauter ... Puis il se dirigea en courant vers le lieu du sinistre . — Le docteur Oméga ? ... le docteur Oméga ? ... murmurai -je en regardant mes domestiques ... Quel est cet individu ? ... vous le connaissez ? — C' est , me répondit le jardinier , un vieil original qui ne parle à personne ... Il est étonnant que monsieur ne l' ait pas encore remarqué , car il passe tous les matins sur cette route vers neuf heures . Le docteur Oméga est un petit homme habillé de noir ; il a une figure sinistre et l' on dit dans le pays qu' il jette des sorts ; les paysans le fuient comme la peste ... ils évitent même de le regarder ... car ses yeux , paraît-il , portent malheur ... — Ah ! fis -je distraitement . Et , après m' être épousseté avec mon mouchoir , je quittai la terrasse . Toute la soirée je demeurai songeur ... Il me fut même impossible de jouer du violon . Je mis cette nervosité sur le compte de la forte émotion que j' avais ressentie et je montai me coucher . En arrivant dans ma chambre , je constatai que la glace de mon armoire était fendue et que mon portrait – un pastel qui me représentait à l' âge de vingt ans – était tombé au pied de mon lit . — Pour une explosion , remarqua mon valet de chambre , on peut dire que c' en est une et une belle ... Elle a dû faire des victimes ... Quelle force ! ... Il est certain que ce docteur doit une indemnité à monsieur ... Il faudra lui faire remplacer la glace et le cadre du tableau ... — C' est bien , fis -je ... nous verrons cela ... tirez les rideaux . Le domestique obéit et , quand je n' eus plus besoin de lui il sortit ... Pendant un quart d' heure , je me promenai dans ma chambre en fumant une cigarette , puis je me couchai et éteignis ma lampe . Chose singulière , moi qui d' habitude m' endormais toujours comme un bienheureux , je ne pus fermer l' œil ce soir -là ... Je pensais sans cesse au hangar , à l' explosion , au docteur Oméga , et je cherchais , malgré moi , à me représenter la physionomie de cet homme qui inspirait une telle crainte à tout le village . Qui sait , pensais -je , s' il n' a pas été écrasé sous les décombres de sa bâtisse ? Et je me prenais à le plaindre . Cela devenait une obsession . Enfin je m' assoupis . Mais bientôt je fus réveillé subitement par un craquement léger ... une sorte de glissement . J' écoutai quelques secondes en retenant ma respiration , puis je m' assis doucement sur ma couche . Je n' entendis plus rien . — J' aurai rêvé , pensai -je . Cependant , comme j' avais la tête lourde , je me levai et ouvris la fenêtre . Une chauve-souris passa en voltigeant et plongea dans un taillis . Au loin , une brume bleutée flottait sur les arbres que la lune éclairait par instants . Une faible lueur semblable à celle d' un foyer qui couve brillait dans la plaine ... c' étaient les décombres du hangar qui achevaient de se consumer ... Je fis le tour de ma chambre , heurtant du pied les objets que l' obscurité me rendait suspects , puis , complètement rassuré , je fermai la croisée et regagnai mon lit . Combien de temps sommeillai -je ? je ne saurais le dire ... Tout à coup j' éprouvai une bizarre impression de malaise ... Il me semblait que j' étouffais , que j' avais un poids énorme sur la poitrine . Je fis un bond formidable et alors j' entendis très distinctement le bruit d' un corps tombant sur le parquet ... Un engourdissement subit , une sensation étrange pénétrèrent instantanément tout mon être . Mon cœur battit un tocsin désordonné ... mes membres frissonnèrent ... j' éprouvai un grand froid intérieur et des picotements à fleur de peau . Je ne pouvais plus douter maintenant ... Il y avait quelqu'un dans ma chambre ! ... j' en étais sûr ... Longtemps je demeurai immobile , enfoui sous mes couvertures ... Enfin , petit à petit , je me risquai à sortir la tête . Autour de moi tout était silencieux . Je commençais à reprendre confiance et me donnais déjà mille raisons pour apaiser mon effroi , quand une horrible vision me glaça le sang dans les veines . Au pied de mon lit ... dans l' obscurité ... deux yeux me fixaient ... deux yeux phosphorescents qui me parurent énormes . Une terreur folle m' envahit ... mes dents claquèrent . Je perdis complètement la tête ... mon imagination s' exalta et je vis des choses effrayantes . Les meubles de ma chambre parurent s' animer et bientôt une sorte de nuage lumineux éclaira une épouvantable figure . Un être diabolique , un monstre à l' air féroce , était à quelques pas de moi . Il ricanait en me fixant , et une houppe de cheveux blancs semblable à une aigrette se dressait et s' agitait sur son crâne luisant ... Ses yeux étranges , étincelants , roulaient dans leurs orbites , lentement découverts ou voilés par de grosses paupières rouges qui s' abaissaient et remontaient presque régulièrement . En même temps j' entendis un énorme bruit de mâchoires qui s' entrechoquaient et sur ma glace brisée je lus en lettres de feu ce mot fatidique : Oméga ! Je ne me rappelle plus ce qui se passa ensuite , car je m' évanouis . Quand je repris mes sens , mon valet de chambre baissait les stores pour me protéger du soleil qui donnait en plein sur mon lit . Je me frottai les yeux , jetai autour de moi un regard ahuri , puis j' examinai le plafond , les murs et les meubles ; à part la fêlure de la glace , je ne constatai rien d' anormal . Cependant je n' étais pas encore rassuré et , comme mon domestique allait sortir , je le retins sous un prétexte quelconque ... Je ne voulais pas rester seul ... Au moment où je m' apprêtais à me lever , je remarquai qu' un chat , un gros matou noir que je n' avais jamais vu chez moi , dormait au pied de mon lit . Effrayé probablement par le bruit de l' explosion , il s' était réfugié dans ma chambre ... et , s' y trouvant bien , il y était resté ... Alors la lumière se fit dans mon esprit ... Je compris tout ... Ce poids que j' avais senti sur la poitrine ... ce corps tombant sur le parquet ... ces yeux brillants ... oui ... tout s' expliquait maintenant . L' animal s' était couché sur moi ... De là cette oppression que j' avais éprouvée ... Il s' était ensuite placé au pied de mon lit et ces deux globes phosphorescents qui m' avaient tant effrayé ... c' étaient ses yeux . Tout cela s' était passé dans un demi-sommeil et mon pauvre cerveau , fortement ébranlé par les incidents de la journée , avait alors battu la campagne ... Je m' étais endormi en songeant au docteur Oméga et mon imagination s' était forgé des idées fantastiques , comme cela arrive souvent quand un fait vous a profondément frappé avec le sommeil . Je me levai , pris un bain et me sentis presque calmé . Cependant , au bout d' une heure ou deux , je redevins nerveux , irritable . Le souvenir du docteur me hantait de nouveau . J' essayai de jouer du violon ... Je manquai toutes mes harmoniques et mon archet , mal équilibré dans ma main , grinça lamentablement sur les cordes . C' était désespérant . Je frappai du pied avec colère et sortis . Je gagnai alors la terrasse et m' accoudai sur le mur qui surplombait la route . J' étais furieux ... furieux d' avoir mal dormi ... d' avoir eu ce maudit cauchemar ... furieux aussi de songer sans cesse à ce docteur Oméga qui aurait dû m' être tout à fait indifférent . Quelle fatalité me poussait donc à toujours m' occuper de cet homme ? Certains experts en sciences psychiques ne manqueraient pas d' expliquer cet état d' âme singulier par un phénomène de télépathie ou de transmission de pensée , mais rien entre le docteur Oméga et moi ne pouvait donner lieu à semblable supposition . Comment deux êtres qui ne se sont jamais vus , qui s' ignorent réciproquement , pourraient -ils se trouver en communion d' esprit ? ... J' en étais là de mes réflexions quand j' entendis au-dessous de moi , sur la route , une petite voix chevrotante , nasillarde , horripilante . Je me penchai en dehors du mur et ne pus retenir un cri de stupéfaction . Cette voix ! ... c' était celle du docteur Oméga ... oui ... c' était lui que j' avais devant les yeux ... C' était bien l' homme que m' avaient dépeint mes domestiques . Et il chantait ... ! il chantait ! ... quelques heures après l' affreuse catastrophe qui probablement avait dû faire des victimes . C' était inouï ... incompréhensible ! ... J' allais l' interpeller quand il fit un brusque crochet et prit à gauche un petit sentier qui serpentait entre des haies . J' eus alors l' idée de lui crier de s' arrêter ... J' allais même le faire , mais un sentiment de convenance me retint . Je ne pouvais décemment héler ainsi un homme que je ne connaissais pas . Il me fut enfin permis d' examiner à loisir cet extravagant personnage , car il se présentait de trois quarts dans le chemin qu' il suivait . C' était un tout petit homme qui ressemblait beaucoup à feu M . Renan . Il avait comme lui une grosse tête , de longs cheveux blancs , une face grasse et blême . Il était coiffé d' un chapeau de soie , malgré la chaleur – nous étions en plein été – et vêtu d' une redingote noire aux larges basques dans les poches desquelles on apercevait des rouleaux de papier blanc . Il marchait en sautillant et ses bottines qui craquaient faisaient un petit bruit assez semblable au chant du cri-cri . A la main , il tenait une badine avec laquelle il traçait de temps à autre des figures sur le sol , sans pour cela interrompre son agaçante mélopée . Au fur et à mesure qu' il s' éloignait , peu à peu sa voix s' atténuait ... Ce ne fut bientôt plus qu' un faible murmure à peine perceptible ... un petit roucoulement ridicule . Cette brusque apparition , loin de calmer ma curiosité , ne fit au contraire que l' aviver . Ce bonhomme , qui en toute autre circonstance n' eût même pas retenu mon attention , me fit l' effet d' un être étrange ... diabolique ... Il m' apparut comme un de ces damnés , dont parle Dante , qui chantent au milieu du feu ... comme un mauvais esprit , un gnome malfaisant plein d' une infernale malice . Est -ce que l' on chante quand on a failli semer la mort autour de soi ? Toute la journée je fus d' une humeur de dogue et mes domestiques , qui étaient habitués à ne jamais recevoir de reproches , ne furent pas peu surpris en m' entendant les invectiver à tout propos . Je ne songeais même plus à mon pauvre Stradivarius . Seul le docteur faisait l' objet de toutes mes réflexions . Sa figure , que je connaissais maintenant , prenait tour à tour dans mon esprit des expressions bizarres . J' en arrivai même à faire cette remarque : le monstre que j' avais vu dans mon cauchemar et le docteur Oméga se ressemblaient étrangement . C' était à croire qu' il y avait dans mon rêve un semblant de vérité et que mon imagination affolée n' avait pas entièrement inventé la scène de la nuit . Une curiosité de plus en plus cuisante m' aiguillonnait . Je voulais à toute force connaître ce vieillard énigmatique ... je voulais lui parler , ne fût -ce qu' un instant ... l' interroger ... savoir enfin à quel mystérieux travail il se livrait . Mon parti fut vite pris . Le lendemain , à l' heure de la promenade du docteur , je me trouverais sur son chemin . Comme je craignais d' avoir encore un affreux cauchemar pendant mon sommeil , je ne me couchai pas ce soir -là . Je m' étendis dans un fauteuil et laissai ma lampe allumée . Que la nuit me parut longue ! Enfin , un petit filet blafard glissa entre les doubles rideaux de ma fenêtre . Je m' habillai sans l' aide de mon valet de chambre , et sortis du parc par une barrière qui donnait sur les champs . C' était folie de quitter si tôt ma demeure , puisque celui que je voulais voir ne passait habituellement qu' à neuf heures au pied de la terrasse . Mais une impatience fébrile me torturait ... Je n' aurais pu rester chez moi . Il me fallait du mouvement pour tromper mon attente . A peine eus -je dépassé les prés qui bordent mon cottage que je fus , comme malgré moi , poussé justement du côté où je ne voulais pas aller . J' avais beau m' arrêter , louvoyer , prendre des sentiers inconnus , une force invincible me ramenait toujours vers un chemin montant qui conduisait à la plaine habitée par le docteur . Enfin , j' arrivai à un endroit où la côte s' arrêtait brusquement . Devant moi s' étendait la vallée et , sous le soleil levant , les routes lointaines , que la perspective rendait plus escarpées , prenaient des tons d' or en fusion . Comme mes yeux s' étaient portés sur la plaine , je vis une masse compacte de débris fumants qui se composaient de grosses poutres , de planches et de ferrures bizarrement entremêlées . Une sorte de réverbération verdâtre produite sans doute par la décomposition d' acides et de substances chimiques flottait au-dessus de ces ruines . Il me sembla même apercevoir , au milieu des décombres , des corps carbonisés qui levaient vers le ciel leurs bras tordus et noircis . M' étant approché , je reconnus que ce que je prenais pour des corps , c' était tout simplement de petits réservoirs cylindriques auxquels adhéraient encore des supports de bois brûlé . Au milieu de cet enchevêtrement , un globe terrestre demeuré intact , mais noirci par la fumée , émergeait , telle une grosse tête de nègre , et cela avait quelque chose de grotesque et de lamentable . Plus loin des livres étaient éparpillés ... un vieux chapeau haut de forme et une robe de chambre rouge accrochés à une cloison branlante . Autour du lieu de l' explosion la terre était crevassée , labourée ... quelques arbres avaient été coupés à ras du sol . J' étais occupé à contempler ce triste spectacle quand une petite voix joyeuse s' éleva tout à coup . Je me retournai d' un bond et me trouvai en face du docteur Oméga ... Il me salua en souriant , mais il me parut qu' il y avait dans cette amabilité quelque chose d' ironique et de cruel . — Hein ? ... fit-il avec un ricanement aigu , cela a merveilleusement sauté ! — Oui ... en effet ... balbutiai -je ... et il est fort heureux qu' il n' y ait pas eu de victimes ... Le docteur parut ne pas entendre cette réflexion . Je m' enhardis . — Vous êtes sans doute inventeur , monsieur ? lui dis -je . Il fit un signe de tête affirmatif . J' allais lui demander en quoi consistaient ses inventions , mais je n' osai pas . Je ne pouvais cependant le laisser partir ainsi ; il fallait qu' il s' expliquât . Heureusement , j' eus un trait de génie . — Moi aussi , m' écriai -je , je suis ... inventeur ... Le vieillard me regarda quelques secondes avec attention , et il faut croire qu' il fut satisfait de cet examen , car un petit sourire plissa sa grosse face glabre . Me posant brusquement la main sur l' épaule , il me fit cette question inattendue : — Etes -vous un homme courageux ? — Pourquoi cela ? ... interrogeai -je , assez inquiet . — Vous le saurez plus tard ... je vous demande si vous êtes un homme courageux . — Certainement , répondis -je en cambrant la taille et en fronçant le sourcil . — Avez -vous quelquefois eu peur dans votre vie ? ... — Jamais ! ... mentis -je avec aplomb . — C' est bien , dit le docteur ... vous êtes celui que je cherchais ... Comment vous appelez -vous ? — Denis Borel ... — Venez me voir ce soir ... à neuf heures . — Là ? ... fis -je en désignant du doigt le hangar demeuré debout malgré la catastrophe . — Oui ... là ... Vous sonnerez à cette petite porte ... mais , je vous préviens , sonnez fort ... car je suis un peu sourd ... allons , au revoir ... à ce soir , mon ami ! ... Et le docteur me serra la main . Ce contact me fit un effet désagréable . J' eus comme la sensation d' avoir touché une peau de serpent ... Mon ami ! ... Il m' a appelé son ami ! ... pensais -je en m' en retournant ... Du diable si je me rends à son invitation ! cet homme est tout simplement un fou ... S' il voulait causer avec moi ... il pouvait le faire à l' instant . Ah ! s' il se figure par exemple que je vais venir dans sa baraque en pleine nuit ... il se trompe . Je ne me soucie guère de passer une soirée avec un dément ... Rentré chez moi , je déjeunai de fort bon appétit et , dans l' après-midi , je jouai du violon pendant deux heures . J' exécutai à ravir la Ronde des Lutins de Bazzini ... et il me sembla même que mes pizzicati pouvaient presque rivaliser avec ceux de Jan Kubelik . Cependant , quand vint le soir , mon obsession me reprit . La conversation de la matinée me revint à l' esprit , et , de déductions en déductions , j' en arrivai à me demander si le docteur était réellement un aliéné . Après tout , me disais -je , ses yeux n' ont rien d' inquiétant ... Ils sont un peu durs , c' est vrai , mais cela tient sans doute à ce qu' ils sont d' un bleu très clair . Ses gestes ne paraissent pas ceux d' un halluciné ... les fous ont des mouvements saccadés , brusques , nerveux , et , ma foi ! le docteur Oméga est plutôt sobre de gestes . C' est sûrement un original ... mais qui ne l' est pas ? Ceux qui passent leur existence à chercher sans cesse ont bien le droit , après tout , d' être un peu singuliers d' allures ... Rien ne vous détache des choses extérieures comme la fièvre de l' invention . Somme toute , les penseurs sont des êtres à part , au cerveau merveilleux , puissant , trop compliqué pour être compris des vagues individualités qui traitent d' utopie tout ce qui dépasse leur conception . Ai -je vraiment le droit de considérer le docteur Oméga comme un fou avant d' avoir jugé son œuvre ? Si cet homme était un génie ? L' heure du dîner arriva . Je ne touchai pas aux plats qu' on me servit ; je me contentai d' un bouillon dans lequel je cassai deux œufs et je bus un demi-verre de vin . Lorsque je me levai de table j' étais plus inquiet , plus perplexe que jamais . Je m' assis dans mon salon et réfléchis de nouveau . Si je n' allais pas au rendez -vous que le docteur m' avait fixé , je passerais à ses yeux pour un poltron et quand il me rencontrerait dans la suite , il me rirait au nez . D' un autre côté , je m' intéressais trop à cet homme pour ne point profiter de la circonstance qui m' était offerte de le connaître enfin . Une chose m' inquiétait toutefois : Pourquoi m' avait-il demandé si j' avais déjà eu peur dans ma vie ? ... Bah ! fis -je , nous verrons bien ! La demie de huit heures venait de sonner . Je m' étais levé et me disposais à partir quand une réflexion nouvelle m' arrêta . Si le docteur allait me soumettre à quelque terrible épreuve ? ... Si c' était vraiment un fou dangereux ? ... Ah ! ma foi , tant pis ! je me défendrai ... D' ailleurs je serai armé ... j' emporterai mon Smith et Wesson . Je verrai bien en arrivant quelle sera son attitude ... Si elle me semble équivoque , j' aurai vite fait de fausser compagnie à ce mystérieux inventeur . Dans le cas où il voudrait me retenir de force , je parviendrai bien à lui échapper ... que diable ! Je suis jeune , vigoureux ... lui , c' est un vieillard ... J' en aurai facilement raison ... Déjà j' étais dans le vestibule . Je demandai mon manteau de caoutchouc , car le temps était à l' orage , et je glissai mon Smith dans la poche de côté de mon veston . Mon domestique , qui vit ce geste , ne put réprimer un mouvement d' effroi . — Monsieur sort ? me demanda-t-il d' un air hébété . — Oui ... qu' y a-t-il là d' extraordinaire ? — C' est que depuis que je suis à son service , monsieur n' est jamais sorti de la maison . — J' ai un rendez -vous , répondis -je . Et j' ajoutai par pure forfanterie , en appuyant bien sur les mots : — Un rendez -vous avec le docteur Oméga ... Le valet roula des yeux épouvantés . — Vous allez chez ce ... vieux sorcier ? ... Oh ! ... prenez garde , monsieur ... cet homme est capable de tout ... cet après-midi on m' a encore raconté sur son compte des choses effrayantes ... si vous saviez ... Je haussai les épaules et m' en allai d' un air calme , bien que je fusse intérieurement fort troublé . Dès que je me trouvai sur la route , je me mis à marcher très vite en faisant sonner les talons ... De gros nuages roulaient dans le ciel leurs volutes sombres ... Je n' y voyais pas à dix pas devant moi . Cependant , quand j' eus dépassé les premières maisons du village , la lune se montra un instant . Mon ombre alors se dessina sur le sol ... une ombre démesurée , gigantesque , qui formait devant moi une énorme tache vacillante . Comme je passais devant une ferme , située à l' entrée de la plaine , un chien se mit à hurler et je fus pris d' un tremblement nerveux . Mon courage allait-il m' abandonner ? Mais je me redressai , assujettis ma casquette et me dirigeai résolument vers le hangar , dont une seule fenêtre était éclairée . Arrivé devant le noir bâtiment , j' hésitai quelques secondes ; enfin , saisissant une chaînette qui pendait à droite de la porte , je la tirai brusquement . Il m' est impossible d' exprimer l' effet que produisit sur moi le son de la petite cloche que je venais d' agiter ; un trépassé auquel la Providence aurait laissé la cruelle faculté d' entendre sonner son glas , ne serait pas plus émotionné que je le fus en cet instant . Bientôt une lumière brilla au travers d' un judas grillé ; la porte s' ouvrit et je me trouvai en face du docteur Oméga . Il était nu-tête et sur son crâne d' ivoire je remarquai avec effroi une petite houppe de cheveux blancs qui se tenait droite comme une aigrette . Instantanément , je me souvins du rêve que j' avais fait et mes jambes flageolèrent sous moi . Je fis même un mouvement de recul pour m' enfuir , mais à ce moment , le docteur qui venait de fermer la porte disait avec un petit rire qui ressemblait à un gloussement de gallinacé : — Là ... comme cela ... elle ne s' ouvrira plus ... Voyez mon système de fermeture ... Est-il assez ingénieux ? et cependant il est fort simple . Il y eut un petit déclic , puis le bonhomme ajouta : — C' est un vrai verrou de sûreté ... un verrou comme il n' y en a pas ... Mais montez donc . Et le petit vieux me précéda , tenant à la main une lampe de cuivre qui projetait le long des murs une clarté tremblotante . Je m' assurai vivement que mon revolver était toujours dans ma poche ... J' en sentis la crosse et repris confiance . Le docteur montait les escaliers tellement vite que j' avais peine à le suivre ; cet homme avait des jarrets d' acier . Arrivé sur un palier très étroit , il ouvrit une porte et s' effaça en disant : — Entrez ... mon ami ... Je ne sais pourquoi ... quand il m' appelait son ami j' éprouvais une sorte de gêne ... de malaise . Je me figurais voir dans ce mot une cruelle moquerie ... comme une ironique menace . Je pénétrai dans une pièce de forme pentagonale et d' assez grande dimension . A droite , en entrant , on voyait une fenêtre unique , étroite et longue , qui ressemblait plutôt à une meurtrière . Tout au fond de la salle , dans une sorte de couloir formant cul-de-sac et blindé comme la soute d' un cuirassé , on apercevait un foyer incandescent que surmontait un cubilot cylindrique recouvert d' un capuchon de tôle . — Asseyez -vous ... mon ami , me dit le docteur en m' indiquant un siège de bois grossièrement façonné . Et comme , malgré son invitation , je restais debout , il insista : — Mais asseyez -vous donc ... je vous prie ... J' obéis machinalement . Le vieillard se plaça alors en face de moi . La moitié de son visage était noyée d' ombre et la partie éclairée me parut d' une blancheur de cire ... Je remarquai alors qu' un de ses yeux brillait d' un éclat singulier et chaque fois que cet œil lumineux me fixait ... involontairement je frissonnais . Au dehors le vent soufflait avec fureur . On entendait craquer les arbres et la girouette placée sur le toit du hangar tournait follement avec un bruit de crécelle . Enfin , le vieillard fit claquer ses doigts et rapprocha vivement son siège du mien . — Vous voudriez sans doute savoir , me dit-il , en ricanant , pourquoi je vous ai fait venir ici ? ... — Ma foi ... répondis -je , j' avoue que ... Le docteur se frotta les mains , puis après un regard en dessous , il reprit : — Je cherchais un homme courageux pour m' accompagner dans un voyage fantastique – c' est le mot – un voyage extraordinaire que je ne croyais jamais accomplir , mais qu' une récente découverte a rendu possible ... Je suis arrivé à trouver un corps qui est repoussé par la pesanteur ... et s' en sert comme d' un point d' appui pour s' élever dans les airs ... Je faisais de la tête des signes admiratifs , mais plus le docteur se lançait dans des explications touffues , plus cette opinion s' ancrait dans mon esprit : « cet homme est décidément fou ... cependant ... c' est une folie douce ... en ne le contrariant pas , je n' ai rien à craindre . » J' eusse même été complètement rassuré , si de temps à autre , le bonhomme ne se fût retourné brusquement sur son siège pour regarder derrière lui ... Plusieurs fois même il se leva et je le vis se diriger vers le cubilot qui chauffait dans le fond de la pièce . Ce manège m' intriguait et le vieillard lut sans doute dans mes yeux la question que je n' osais lui poser , car il me dit : — Vous vous demandez pourquoi je vais si souvent jeter un coup d' œil sur le récipient qui se trouve là-bas ... Je vais vous le dire ... « Il y bout une substance que je soumets à une forte pression et il suffirait d' un moment de négligence pour que ce hangar -ci sautât comme l' autre . Je sentis un petit froid me passer le long du corps . — Oui ... reprit le docteur ... c' est un récipient comme celui que vous voyez au fond de ce couloir qui a amené la catastrophe d' avant-hier ... « Un de mes ouvriers avait négligé , en sortant , de ralentir l' ardeur du foyer ... Et mon interlocuteur se leva de nouveau pour aller examiner son appareil . — Nous pouvons , dit-il , en revenant s' asseoir , atteindre 15 atmosphères ... c' est la limite extrême , mais à 14 atmosphères 3 / 4 ... il faut ouvrir l' œil . — A combien êtes -vous en ce moment ? demandai -je avec inquiétude ... — Oh ! ... à 14 à peine ... nous pouvons être tranquilles ... Je vous disais donc tout à l' heure que j' avais trouvé un corps qui supprimait l' action ordinaire de la pesanteur ... Cela semble impossible et cependant , c' est la vérité ... Le docteur , ayant remarqué sur mon visage une lueur d' incrédulité , ajouta , en élevant un peu la voix : — Vous ne me croyez pas ? ... — Mais si ... — Non ... vous doutez , je vois cela ... Eh bien ! vous allez être convaincu ... « Tenez ... ouvrez ce coffre que vous voyez là et prenez -y le premier objet qui vous tombera sous la main . Je me serais bien gardé de contrarier le vieux savant . Je soulevai donc le couvercle du grand bahut qu' il m' indiquait et y saisis une épaisse plaque de métal . — Jamais je ne pourrai soulever cela , m' exclamai -je . — Essayez ... fit le docteur avec un petit rire . Je réunis toutes mes forces et empoignai l' énorme bloc . O prodige ! ... ô miracle ! ... Je l' enlevai sans difficulté ... il pesait moins qu' une plume ... Bien plus ... je remarquai qu' il s' élevait malgré moi et j' avais même toutes les peines du monde à le retenir ... — Eh bien , que pensez -vous de cela ? ... me demanda le docteur , en m' enlevant des mains le bloc métallique qu' il replaça dans son coffre . — C' est merveilleux ! ... inouï ! ... phénoménal ! ... prodigieux ! ... m' exclamai -je avec chaleur . Ma subite transition du doute à l' enthousiasme amena un sourire de satisfaction sur la figure du docteur . Je regardais cet homme avec émerveillement . Il me semblait maintenant qu' il se dégageait de sa personne quelque chose de surhumain , et je crus voir une auréole illuminer son front . Ce petit vieillard , qui m' avait paru odieux et ridicule , se métamorphosait pour moi en demi-dieu . — Vous voyez , me dit-il , que j' ai résolu réellement le plus merveilleux des problèmes scientifiques ... Consentez -vous maintenant à m' accompagner dans le grand voyage que je vais tenter ? Comment hésiter , après ce que je venais de voir ... j' étais fasciné ... émerveillé ... littéralement ébloui ... — Oh ! docteur ... répondis -je , je suis prêt à vous suivre partout ... où que vous alliez ... fût -ce au bout du monde . — Nous irons plus loin que cela , prononça le vieillard d' un ton grave . Mais soudain , malgré moi , je tressaillis ... Je venais d' entendre un ronron bizarre ... un roûû ... roûû ... singulier ... de plus en plus sonore ... Instinctivement ... je tournai les yeux vers le cubilot . — Oh ! ne craignez rien , fit le docteur en souriant ... c' est le métal qui commence à subir sa dernière cuisson ... Nous sommes à 14 atmosphères 1 / 4 ... Dans quelques minutes je ralentirai la combustion ... — Alors ? ... il n' y a aucun danger ? — Pour le moment ... non ... Et le savant continua , très calme : — J' aurais pu emmener avec moi pour m' accompagner quelqu'un de mes ouvriers ... mais il ne me faut pas seulement un homme hardi ... courageux ... j' ai surtout besoin d' un compagnon intelligent qui puisse me seconder utilement ... prendre des notes ... écrire mes impressions ... — Un secrétaire ... — C' est cela même ... — Oui , oui ... je comprends , fis -je distraitement , en regardant de nouveau le récipient dont les roûû ... devenaient menaçants ... Il me sembla même entendre de petits craquements comme si les parois de la sphère de fonte se fussent tendues sous l' effort du métal en fusion ... Néanmoins je m' efforçai de ne rien laisser paraître de mon effroi ... Les battements de mon cœur soulevaient mes vêtements ... mais mon visage demeurait assez calme , bien qu' une petite sueur froide coulât le long de mes tempes . — Je crois qu' il serait grand temps , dis -je enfin d' une voix timide , de faire tomber la pression ... Le savant eut un petit mouvement d' épaules et ne répondit pas . Tout à coup un fracas épouvantable se fit entendre au rez-de-chaussée . Une porte battit avec violence . — Qu' est cela ? fit le vieillard en se dressant subitement ... Mes verrous de sûreté auraient -ils glissé dans leur gâche ... non ... cela est impossible ... attendez -moi une seconde ... je vais voir ... Le temps de descendre et de remonter ... — Je vous suis ... je vous suis ... m' écriai -je . Mais le docteur était déjà sorti et la porte par laquelle il venait de disparaître s' était refermée instantanément , grâce à un système invisible qui était encore une invention de cet homme étonnant . Je l' entendis descendre quatre à quatre les escaliers ... puis il y eut un bruit de planches qui se heurtent et la petite voix du savant s' éleva glapissante ... furieuse . Que s' était-il passé ? Je demeurai cloué sur place , angoissé , tremblant . Les grognements du cubilot s' accentuaient ... C' était maintenant un rugissement semblable à celui d' un monstre en furie ... Me ruant sur la porte ... j' essayai de l' ouvrir ... le verrou de sûreté la maintenait solidement ... Je tentai de l' enfoncer ... elle résista à mes secousses désespérées . En bas , le savant criait toujours ... je collai mon oreille contre le parquet et j' entendis distinctement ces mots : — Le cubilot ! ... Le cubilot ! ... C' en était fait de moi ! ... Ce que je redoutais était arrivé ... le docteur ne pouvait plus remonter . Rassemblant toute mon énergie , je m' approchai du récipient , et sans hésiter , tournai brusquement une manette de cuivre fixée dans le capuchon de tôle . C' était peut-être le salut ! ... Malédiction ! J' avais hâté ma perte ! ... Aussitôt la substance en fusion se mit à bourdonner avec plus de force ... l' aiguille du manomètre fit un petit bond et tremblota sur le cadran ... Un flamboiement aveuglant emplit la pièce ... une chaleur étouffante me suffoqua . Je voulus crier . Mais le sang afflua à ma gorge ... ma langue demeura collée à mon palais ... Alors je compris que c' était la fin ... Je reculai à l' extrémité de la pièce , fixant d' un œil égaré la lueur sinistre qui rayonnait de plus en plus et , me cachant le visage dans les mains , je me laissai tomber comme une masse ... L' angoisse m' étrangla , anéantissant dans mon cerveau en délire les derniers vestiges de la raison . Quand je revins à moi , j' aperçus à la lueur d' une lampe un homme énorme qui se tenait à mes côtés et me regardait en souriant . Je le fixai d' un air étonné et je m' apprêtais à l' interroger , quand il me dit : — Hein ? Monsieur , il était temps que j' arrive , sans quoi nous sautions tous , et vous le premier . Mais où est donc le docteur ? — Il est en bas ... répondis -je émerveillé malgré moi par le sang-froid de cet inconnu . — Comment ? ... Il vous avait laissé seul ici sans vous indiquer comment se règle le cubilot ? — Il croyait pouvoir revenir immédiatement ... mais il est à présumer qu' il a été victime d' un accident . — Il faut aller voir ce qui s' est passé , dit l' homme , qui parut en proie à une subite inquiétude . Je me levai péniblement , car j' avais les membres rompus , et je le suivis ... Arrivés au bas de l' escalier , nous trouvâmes fermée la porte de communication qui donnait sur le couloir . — Ah ! ... je comprends ... fit mon compagnon , il se sera enfermé ... cela devait lui arriver un jour ou l' autre avec son système de verrous à secret ... Mais comment se fait-il que nous ne l' entendions point ? ... — Il a crié longtemps , répondis -je ... Peut-être à la fin l' émotion l' a-t-elle terrassé ... Cela n' a rien d' étonnant , car il s' attendait , lui aussi , à sauter ... L' inconnu ne répondit pas . Collant sa bouche contre le bois de la porte , il appela d' une voix de stentor : — Docteur ! ... docteur ! ... Nous entendîmes une sorte de grognement . L' homme appuya alors son épaule contre la porte et , sans effort apparent , la fit sauter de ses gonds . Nous trouvâmes le docteur accroupi dans le vestibule ... Il paraissait furieux ... Ses mains étaient ensanglantées ... ses habits maculés de plâtre ... Il avait dû faire des efforts surhumains pour sortir de sa prison . Je voulus lui parler ... Il me repoussa brutalement . Alors le géant qui m' accompagnait risqua une timide question . — Assez ... Fred ... cria le docteur ... assez ... je ne veux rien entendre . Cependant il se calma un peu . — Et le cubilot ? ... demanda-t-il . — Rassurez -vous , docteur ... il n' y a plus de danger ... je suis arrivé à temps , répondit Fred . Le savant eut un petit rire . Puis se tournant vers moi , il me dit : — Ah ! ... mon cher monsieur Borel ... vous avez dû éprouver une terrible émotion . Tenant à justifier auprès du vieillard le brevet de courage que je m' étais si facilement décerné , je répondis d' un ton très calme : — Moi ? ... Oh ! non ... J' ai essayé de conjurer le péril , mais quand j' ai compris que je n' y parviendrais pas je me suis étendu sur le sol et , ma foi ... j' ai attendu la mort ... Le docteur me crut sur parole . Mais je surpris sur le visage de Fred un malicieux sourire . Il savait mieux que personne à quoi s' en tenir sur mon héroïque attitude ... Maintenant le bonhomme examinait attentivement ses verrous . — Voyez ... me dit-il , quand je suis descendu pour fermer cette maudite porte qui s' était ouverte sous l' effet de la rafale , un coup de vent encore plus violent que les précédents a poussé cette autre et je me suis trouvé prisonnier ... Mes verrous ne glissaient plus dans leur gâche et cette tige de fer qui les relie entre eux s' était subitement faussée ... Il faudra que je remédie à cela . Le jour s' était levé . — Je crois , ajouta le docteur , qu' après une telle nuit , nous avons l' un et l' autre besoin de repos ... Voulez -vous que je vous offre l' hospitalité ? La perspective de faire trois kilomètres à pied pour regagner mon cottage ne me souriait guère ... J' acceptai donc avec empressement la proposition du savant . Il me conduisit dans une pièce sommairement meublée où se trouvait un petit lit de sangle recouvert d' andrinople . — Reposez -vous bien , me dit-il ... on vous réveillera vers midi ; il est maintenant quatre heures du matin , cela vous fera huit heures de sommeil ... ce n' est pas trop ... Vos nerfs comme les miens ont besoin de se détendre . Les émotions par lesquelles j' étais passé m' avaient anéanti ... brisé ... Je me jetai tout habillé sur ma couche et m' assoupis presque aussitôt . Je dormais profondément et depuis assez longtemps sans doute quand je fus soudain réveillé par de grands cris venant du dehors . Je cherchai à saisir quelques mots au milieu de ces clameurs confuses , mais je ne distinguai rien que des hurlements sauvages et le sifflement de voix menaçantes . La porte s' ouvrit soudain et le docteur apparut , suivi de Fred qui tenait à la main un énorme bâton ... — Entendez -vous ... entendez -vous ... s' écria le vieillard ... Ils parlent d' enfoncer la porte ... Ils profèrent des menaces de mort ... et les gendarmes qui les laissent faire ... car il y a des gendarmes parmi eux ... Mon Dieu ! ... Mon Dieu ! ... que signifie tout cela ? Très inquiet , moi aussi , j' ouvris cependant une fenêtre qui donnait sur la plaine . A ma vue des cris s' élevèrent : — Ah ! le voilà ! ... le voilà ! ... Et , au premier rang de la foule , j' aperçus mon valet de chambre et mon jardinier . Je partis alors d' un bruyant éclat de rire et , me tournant vers le docteur : — Vous avez , lui dis -je , une mauvaise réputation dans le pays ... On vous prend pour un sorcier ... Mes domestiques savaient que j' étais chez vous ... en ne me voyant pas revenir , ils ont supposé que vous m' aviez tué . Du haut de la fenêtre je haranguai la foule . D' une voix forte j' expliquai que le docteur Oméga n' était pas ce qu' un vain peuple pensait ... — C' est un grand homme , m' écriai -je , un homme merveilleux ... Bientôt vous entendrez parler de ses stupéfiantes découvertes ... Saluez-le ... mes amis ... Acclamez-le ! ... car il honore ce pays ... que dis -je ? ... il honore la France ... le monde entier ! Les applaudissements éclatèrent frénétiques . On eût dit une pluie d' orage tombant sur un toit de zinc . Le docteur , très ému , s' approcha de la fenêtre et salua gauchement . Les acclamations redoublèrent . C' était la première fois de sa vie que ce modeste jouissait des honneurs du triomphe . Il voulut prononcer quelques paroles , mais sa petite voix , paralysée par l' émotion , émit des sons étranges ... tour à tour graves et doux , aigres et nasillards . On eût pu croire qu' il chantait une tyrolienne . La foule , qui n' entendit pas un mot de son allocution , n' en manifesta pas moins son enthousiasme . Il avait suffi de quelques minutes pour rendre sympathique un homme que , le matin encore , on traitait en ennemi ... C' est là un des défauts et aussi une des qualités de la foule de changer très vite d' opinion . Quand les vivats eurent cessé , j' appelai mon valet de chambre , qui se trouvait toujours devant le hangar , et je lui donnai quelques rapides instructions . Me tournant alors vers le docteur dont le visage rayonnait de joie , je lui dis : — Venez chez moi , mon cher savant , je vous offre à déjeuner ... Au bout de quelques instants , accompagné du docteur et de Fred , je me dirigeais vers ma demeure . La foule s' ouvrit respectueusement pour nous laisser passer et nous suivit jusqu' à mon cottage . Là , je fis monter de ma cave quatre barriques d' excellent vin et donnai à boire à toute la population de Marbeuf . Cette généreuse attention accrut encore la popularité du docteur et me valut beaucoup de considération de la part des paysans . Au dessert , le savant , mis en gaieté par quelques verres de vin d' Espagne , devint très communicatif . — J' ai dû , me dit-il , vous faire l' effet d' un bien drôle d' individu la première fois que vous m' avez aperçu ? — Ma foi ... — Oui ... oui ... dites-le ... vous m' avez pris pour un fou ... mais je savais parfaitement que personne n' avait été blessé ... Je ne suis ni un Cafre ni un Patagon ... Si quelqu'un de mes collaborateurs avait été victime de l' explosion , vous ne m' auriez pas vu aussi joyeux ... — En effet ... vous chantiez ... — Je chantais ? ... c' est bien possible , mais j' étais tellement heureux ! — Et pourrait -on connaître la cause de cette joie subite ? ... — Je vais à l' instant , cher ami , satisfaire votre curiosité . « Je vous ai déjà dit que , depuis longtemps , je me livrais à des recherches incessantes sur divers métaux , mais ces recherches portaient particulièrement sur le radium , ce corps nouveau qui a révolutionné la science moderne . Vous n' ignorez pas que , jusqu' en ces dernières années , les savants posaient comme axiome que la matière attirait la matière et que cette attraction était proportionnelle aux masses et inversement proportionnelle au carré de leur distance . « Or , le radium semble vouloir échapper à cette attraction universelle ; ses molécules , loin de s' attirer , se repoussent au contraire avec une telle énergie qu' elles s' enfuient et s' irradient en tous sens avec une vitesse évaluée à trois cent mille kilomètres par seconde , exactement la vitesse d' un rayon lumineux . — Oui ... oui ... répondis -je d' un air entendu , bien que ces explications fussent absolument nouvelles pour moi ... — Or donc , comme tout bon chimiste , j' avais dans mon laboratoire une balance de précision et chaque fois que j' opérais un mélange de plusieurs corps j' avais soin de doser exactement le poids de chacun ... « Depuis Lavoisier il était bien évident – ou du moins , il semblait évident – que le poids du corps composé devait être égal à la somme des poids des corps composants . C' était une vérité tellement indiscutable qu' aucun savant n' aurait songé à la contester ... « Jugez donc de ma stupéfaction quand , un jour , après avoir minutieusement pesé les différents minéraux qui devaient se combiner dans mon cubilot , je m' aperçus , en dosant un résultat , que la balance indiquait un poids sensiblement inférieur à celui que logiquement ... indubitablement ... elle aurait dû marquer . « Je crus à une erreur de ma part ... J' avais dû mal effectuer mes pesées initiales . « Je recommençai l' expérience ... le même phénomène se produisit . « Certainement , me dis -je , ma balance est faussée ... « Je la vérifiai en y plaçant deux poids semblables ; les plateaux s' équilibrèrent . « Je pratiquai alors l' opération bien connue de la double pesée : ma balance était d' une justesse irréprochable . « Pour la troisième fois , en surveillant bien le mouvement de mes doigts , je renouvelai le pesage des mêmes métaux et j' obtins un résultat en tous points semblable au premier ... « Je commençais à croire que j' avais complètement perdu la tête ... « Cependant ... petit à petit ... une idée se fit jour dans mon esprit ... Ce fut d' abord une supposition vague ... quelque chose d' obscur ... de confus , qui peu à peu s' éclaira ... se précisa . Il devait s' être produit dans mon mélange un corps nouveau jouissant de propriétés phénoménales , inimaginables , stupéfiantes . « Après de longues réflexions , je finis par avoir l' intuition que le hasard m' avait mis sur le chemin d' une découverte . « Ce corps mystérieux dont je devinais l' existence devait être , si extraordinaire que cela pût paraître , réfractaire à la gravitation ! Il existait ... cela n' était pas douteux ... sa masse était évidente ... et cependant il ne pesait pas ! ... « Dès lors je n' eus plus qu' une idée , isoler ce corps , le dégager de ses alliages ... « Ah ! que de nuits j' ai passées à combiner mes cuissons ! ... A combien d' expériences inutiles me suis -je livré ! « D' autres se fussent découragés à ma place , mais moi je persistai ... quelque chose me disait que je devais réussir ... « Il y a quatre jours , j' avais ajouté deux corps nouveaux dans mon cubilot et je comptais beaucoup sur leur efficacité pour débarrasser le métal mystérieux de ses molécules parasites ... le tout était de déterminer au juste le temps de cuisson de cet amalgame ... « Une vieille formule retrouvée dans un ouvrage d' alchimie du XVI e siècle m' avait incité à tenter cette expérience . On ne peut s' imaginer les idées neuves que l' on puise parfois dans les vieux livres . « Mon nouveau mélange bouillait dans un cubilot semblable à celui que vous connaissez quand , par bonheur , ce cubilot fit explosion grâce à la négligence d' un de mes ouvriers ... négligence que je bénis aujourd'hui , vous allez savoir pourquoi . « Tout d' abord cette catastrophe me désola ... J' entrai dans une rage folle ... Je faillis tout briser ici . « Le lendemain dès l' aube , je sortis pour prendre l' air , car j' avais la tête en feu ... et machinalement je me dirigeai vers les décombres de mon hangar . Un plafond de bois supporté par quatre poutres s' élevait au milieu de ces ruines ... « Sans songer au danger auquel je m' exposais , – je n' avais plus conscience de rien – je pénétrai sous ce dais vacillant qui pouvait s' écrouler d' une minute à l' autre . « Tout à coup , en levant la tête , j' aperçus trois petites sphères de métal qui adhéraient à ce plafond ... Je n' attachai pas tout d' abord beaucoup d' importance à cela ... Ces blocs minuscules avaient sans doute été projetés avec le métal en fusion et s' étaient soudés aux planches qu' ils avaient rencontrées sur leur route ... Rien n' était plus naturel . « Cependant je crus remarquer que ces sphères n' étaient pas immobiles et qu' elles sautillaient légèrement . Je me frottai les yeux et regardai avec plus d' attention . « Effectivement , elles remuaient ... « Une table à moitié brisée se trouvait près de moi , je la consolidai à l' aide de pierres et montai comme je pus sur cet échafaudage improvisé . « En étendant le bras , je parvins à saisir une des sphères ; elle se détacha sans difficulté , mais je sentis cependant , en l' attirant à moi , une petite résistance comparable à celle d' un aimant amorcé sur une lamelle de fer . « Soudain mon échafaudage s' écroula et je roulai sur le sol . En tombant , j' avais lâché la sphère que je tenais dans ma main ! Immédiatement je la cherchai dans les décombres , remuant planches et plâtras , mais je ne pus la retrouver ... j' étais cependant certain qu' elle n' avait pas dû tomber bien loin . « Je résolus alors d' en aller prendre une autre ... Je recommençai mon exercice de gymnastique , mais au moment où je levais le bras pour saisir un des petits blocs de métal , je demeurai stupéfait ... « Il y avait toujours trois sphères au plafond et cependant j' étais bien sûr d' en avoir enlevé une que j' avais laissée tomber à terre ! ... « Je m' emparai à la hâte de celle qui était la plus rapprochée et sautai à bas de mon échafaudage . J' examinai alors particulièrement la petite boule ... Elle n' offrait rien de particulier ... « Pour mieux l' observer , je la plaçai dans le creux de ma main ... mais à ce moment ... – ce que je vais vous dire vous paraîtra inouï ... prodigieux ! – elle s' éleva doucement et alla se coller au plafond ... « Je poussai un cri de triomphe ... que Fred entendit du hangar voisin et je me mis à danser ... à gambader comme un fou ... « Quand Fred arriva , je lui dis aussitôt : « – Vite ! vite ! ... prends -moi ces boules que tu aperçois au-dessus de ta tête ... et surtout ne me les jette pas ... ne les jette pas , tu entends , passe -les moi ... si tu les lâchais , elles remonteraient en l' air ... « Fred me regarda d' un air ahuri ; néanmoins il obéit sans mot dire , et me passa les unes après les autres les trois petites sphères . « J' en mis deux dans ma poche , en conservai une dans ma main , puis j' allai me placer sur la route . « Me baissant alors , je posai la boule à terre , et , après l' avoir lâchée , je me redressai d' un bond . Elle s' éleva aussitôt et quand elle fut à la hauteur de ma poitrine je la rattrapai vivement . « Alors , je la reposai de nouveau sur le sol , et la laissai libre de nouveau ... mais cette fois je ne l' arrêtai plus . Elle monta jusqu' à ma figure , dépassa ma tête , puis s' éleva de plus en plus vite ... « Bientôt je la perdis de vue ... « Elle avait disparu dans l' espace ! ... « O bonheur ! ... ô miracle ! ... J' avais trouvé non seulement un corps réfractaire à la gravitation , mais encore un métal qui , bouleversant toutes les lois de la nature , semblait être repoussé par la force qui attire les corps vers la terre ... « J' étais arrivé à supprimer la pesanteur ... vous m' entendez bien ... la pesanteur ... Je pouvais maintenant imprimer à un corps quelconque revêtu de cette substance merveilleuse une force d' impulsion rectiligne ... uniforme ... infinie ... c' est-à-dire une vitesse constante que rien dans l' éther ne devait plus contrarier ! ... — Vous êtes bien certain , hasardai -je , de pouvoir reconstituer ce corps quand vous le voudrez ? — Non seulement j' en suis certain , mais j' ai déjà chez moi plusieurs blocs de ce métal que j' ai fondus sans difficulté ... Vous en avez même touché un ... — Ah ! oui ... le fameux bloc qui pèse moins qu' une plume . — C' est cela même ... Vous pensez bien que j' ai analysé minutieusement les petites sphères qui me restaient ... et j' ai maintenant la formule de ce corps nouveau que j' ai nommé « répulsite » parce qu' au lieu d' être attiré par la pesanteur il en est repoussé et s' en sert , pour s' élever , comme d' un point d' appui . « Oh ! il m' en faut beaucoup , de cette répulsite ! ... pour tenter le voyage que je rêve d' accomplir , car cette découverte m' a donné l' idée d' une grande traversée aérienne qui vous semblera certainement fantastique : – Je veux aller dans la planète Mars ... — C' est une excursion peu banale , en effet , répondis -je , mais je ne vois pas trop comment , avec votre répulsite , vous pourrez accomplir cette longue course dans l' espace . — Tout est prévu , cher ami , et si vous voulez venir jusqu' à mon laboratoire , je vous montrerai des plans fort curieux auxquels j' ai déjà travaillé . Vous devez les connaître puisque vous serez de ce voyage ... Vous êtes toujours décidé à m' accompagner , n' est -ce pas ? — Mais comment donc ! plus que jamais ! ... — Eh bien ! allons ... Une demi-heure après , je me trouvais de nouveau dans le laboratoire du docteur Oméga . — Nous sommes aujourd'hui le 24 août ... me dit le docteur , il faut que le 18 avril nous ayons quitté la Terre . — Pourquoi le 18 avril ? demandai -je étonné . — Parce que j' ai calculé qu' en partant à cette date nous atteindrions la planète Mars au moment précis où elle ne sera qu' à 56 millions de kilomètres de la Terre . — C' est déjà une jolie distance ! ... — Oui ... mais elle est relativement minime si l' on songe que , lorsque cette planète est à son aphélie , elle est distante de notre globe de 400 millions de kilomètres . Il nous faudra juste dix-sept jours et deux heures pour arriver jusqu' à Mars . — Et comment êtes -vous parvenu à déterminer si exactement ce temps ? — Rien de plus simple ... Vous connaissez la loi de la chute des corps , n' est -ce pas ? Vous savez que tout corps abandonné à lui -même est sollicité par une force constante qu' on appelle pesanteur et tombe vers le sol en prenant un mouvement uniformément accéléré . — Parfaitement ... — Pendant la première seconde de sa chute , ce corps fera 4 m . 90 ; il aura parcouru 19 m . 60 pendant les deux premières secondes ; 44 m . 10 pendant les trois premières ; 78 m . 40 pendant les quatre premières et ainsi de suite . « La répulsite , comme son nom l' indique , est , non pas attirée vers le sol , mais repoussée par une force tout aussi constante que la pesanteur . « Elle prend donc un mouvement uniformément accéléré , mais en sens contraire . « Elle monte au lieu de tomber et la vitesse de son ascension est exactement celle que prendrait un corps soumis aux lois de l' attraction . « Elle s' élèvera donc de 4 m . 90 pendant la première seconde ; de 19 m . 60 pendant la deuxième ; de 44 m . 10 pendant la troisième ; de 78 m . 40 et ainsi de suite , selon la formule bien connue : jusqu' au moment où nous pénétrerons dans la zone d' attraction de la planète Mars , après huit jours et treize heures de voyage environ . « A ce moment nous marcherons à raison de 800 kilomètres à la seconde . — Mais , objectai -je , avant d' arriver à cette zone d' attraction , comme notre vitesse augmentera dans des proportions fantastiques , ne risquons-nous pas d' être brûlés , volatilisés ? — Non ... car lorsque nous prendrons réellement une allure dangereuse à ce point de vue , nous aurons depuis longtemps franchi les extrêmes limites de l' atmosphère qui ne dépassent guère une centaine de kilomètres ... — Ah ! très bien , fis -je ... Mais vous ne m' avez pas dit quel genre de véhicule vous emploierez pour faire ce voyage . — J' y arrive , répondit le docteur ... Nous partirons dans un obus ... — Comme les héros de Jules Verne ? Le docteur Oméga haussa les épaules . — Je vous parle sérieusement , dit-il ... Vous n' allez pas comparer au nôtre un voyage imaginaire ? ... La conception de Jules Verne était purement hypothétique , tandis que la mienne ... — Continuez , docteur , je vous en prie . — Je disais donc que nous partirions dans un obus ... C' est la vérité , et vous pouvez croire que ce projectile sera merveilleusement construit . « Voici les quelques plans que j' ai ébauchés , et si vous le voulez bien , nous allons y jeter un coup d' œil . Le docteur Oméga me mit alors sous les yeux de petites feuilles de papier sur lesquelles était représenté en différentes coupes un obus très allongé muni d' accessoires compliqués . — Voyez , me dit le savant ... voici notre véhicule ... il aura 13 mètres de long sur 3 de diamètre ... mais il ne sera pas seulement obus-projectile , il sera tour à tour sous-marin et automobile . J' ouvris des yeux larges comme des soucoupes . — Oui ... je dis bien ... automobile et sous-marin ... Avant d' atteindre les rochers de Mars il nous faudra traverser les mers immenses qui entourent cette planète ; ensuite nous devrons parcourir rapidement ce monde inconnu afin de nous transporter vers les centres habités ... — Vous croyez qu' il y a des habitants dans Mars ? — Nous le saurons bientôt ... Mais je reprends ma description ... Le projectile sera entouré d' une couche de répulsite de cinq centimètres d' épaisseur , sous laquelle se trouvera en quelque sorte un second obus en acier léger , absolument indépendant , quand nous le désirerons , de l' enveloppe extérieure , dont nous pourrons nous débarrasser progressivement ... mais je vous expliquerai cela plus tard . — Quatre chambres , continua le docteur , seront ménagées dans l' intérieur de notre véhicule ... et nous nous éclairerons au moyen de lampes électriques actionnées par une dynamo et un moteur à huit cylindres de 200 chevaux . Les planchers de chacune de ces chambres reposeront sur une suspension à la cardan ... Vous savez qu' un corps maintenu par ce système reste toujours dans sa position normale , quelle que soit l' inclinaison que l' on donne à l' appareil , grâce à un jeu de cercles concentriques qui oscillent les uns dans les autres autour de pivots perpendiculaires entre eux . « Nos hublots , nos fenêtres , si vous aimez mieux , au lieu d' être garnis de vitres qui annihileraient la force ascensionnelle , seront en répulsite transparente ... Voyez maintenant cette hélice double ... — Oui ... — Il suffira d' appuyer sur un levier pour la faire sortir instantanément du projectile ; elle est reliée au moteur par un arbre de couche en acier ... — Et ces roues que j' aperçois là ? ... demandai -je . — Ce sont les roues de l' automobile ... Quand nous voudrons faire de notre obus un véhicule terrestre , il suffira d' un simple déclenchement pour qu' aussitôt ce châssis que vous voyez teinté en rouge s' abaisse d' un mètre et vienne s' adapter dans des coulisses et des rainures ménagées au fond de l' obus . « Ce mouvement de descente fera jouer en même temps quatre ouvertures pratiquées dans les flancs du projectile et les roues prendront ainsi contact avec le sol . Alors au lieu de diriger le véhicule à l' aide d' un gouvernail , comme lorsqu' il sera sous-marin , nous le conduirons au moyen de ce volant . Enfin deux freins puissants donneront à notre obus planétaire toutes les qualités d' une automobile . — Tout cela est merveilleusement conçu ! m' écriai -je ... Ah ! docteur , vous êtes un génie ! un novateur que l' on regardera dans quelques mois comme une de nos gloires nationales ! Le savant ne répondit pas , mais je vis dans ses petits yeux briller une lueur d' orgueil . — Soyez convaincu , continua-t-il , que chaque chose aura sa place dans notre wagon métallique ... Rien n' y manquera . — Mais comment respirerons-nous ? Il sera impossible d' ouvrir les hublots pour renouveler notre provision d' air ? — Vous supposez bien que je n' ai pas oublié le principal ... Nous emporterons avec nous des tubes d' oxygène suffisants pour effectuer l' aller et ... le retour . Mais le savant hésita quelques secondes avant de prononcer ce dernier mot . Peut-être , malgré toute la confiance qu' il semblait avoir dans l' issue de ce voyage , n' envisageait-il pas l' avenir sans une certaine inquiétude . Enfin il sortit d' un tiroir une immense feuille sur laquelle se trouvait dessiné notre futur véhicule . Je n' avais vu jusqu' alors que des parties séparées du grand tout qui devait composer le projectile aérien ... Cette fois , au lieu d' être représenté horizontalement il était légèrement incliné ... c' est-à-dire en la position qu' il devait occuper dans l' espace . Je remarquai alors qu' il était séparé dans sa longueur , au-dessous de sa partie ogivale jusqu' au culot , par une sorte de cloison métallique sur laquelle s' étageaient trois pièces d' égale dimension communiquant entre elles par des portes très étroites . Figurez -vous un édifice ayant un peu la forme d' une mosquée sur la gauche duquel serpenterait un escalier de fer . La cabine du bas était réservée aux approvisionnements , car le docteur , qui pensait à tout , n' avait pas oublié les vivres . Nous emporterions avec nous quantité de jambons , de viandes salées , de conserves et de biscuits , des bouteilles de pale-ale , de champagne , de vin et d' eau minérale . La chambre du premier étage , entourée de petites armoires carrées , contenait deux lits et une table mobile posée sur un pivot translateur . La pièce du troisième , c' est-à-dire , celle d' avant , devait être le poste-vigie . Ce serait là que se tiendrait le docteur pour surveiller la marche de son projectile . L' autre compartiment – j' ai dit que l' obus était partagé en deux dans le sens de la longueur – contenait aussi trois pièces , mais , je ne sais par quel système , il suffisait d' appuyer sur un levier pour qu' immédiatement échelle et planchers se rabattissent contre la paroi du véhicule . Pendant que je regardais ce plan avec attention , le docteur Oméga m' observait par-dessus ses lunettes . Enfin je m' écriai : — Tout cela est féerique ! ... Pourvu que vous puissiez mettre à exécution ce projet grandiose ! ... — Rien ne m' en empêche , répondit le savant ... J' ai fait le sacrifice de ma fortune pour mener à bien cette entreprise . Je me suis déjà entendu télégraphiquement avec les établissements du Creusot ; prochainement je leur enverrai un double de ces plans et ils commenceront aussitôt les travaux . Pendant près de trois mois nous travaillâmes sans relâche . Le savant refit tous ses calculs , modifia une partie de ses plans et moi je recopiai les indications qu' il avait hâtivement griffonnées . Enfin , le 27 novembre , je partis pour le Creusot , en compagnie du docteur et de Fred . Quand nous arrivâmes aux usines , l' énorme projectile avait déjà été coulé dans les moules , mais comme , bien entendu , on n' avait pu le fondre d' un seul bloc , il était divisé en trois parties que l' on devait réunir entre elles à l' aide de boulons et de frettes . Le docteur examina attentivement ces premiers travaux et parut satisfait , puis il s' entretint longuement avec les ingénieurs de l' usine . Je crus remarquer que ceux -ci prenaient mon pauvre ami pour un fou . Néanmoins , comme il payait , on suivit à la lettre ses instructions . Pendant six mois , trente ouvriers furent attachés au service du docteur , et vers le milieu de mars notre véhicule était presque terminé . Il ne restait plus qu' à fondre l' enveloppe de répulsite . Là commencèrent réellement les difficultés . On dut transporter le projectile sous un hangar très bas dont le toit avait été fortement consolidé , car les morceaux de répulsite que l' on sortait des moules montaient aussitôt en l' air comme de simples feuilles de papier et se collaient aux poutres supérieures . Le 2 avril , le projectile était entièrement revêtu de sa cuirasse anti-gravitationnelle . Il ne faudrait pas croire cependant que l' enveloppe de répulsite était soudée à l' obus . Au contraire , elle était mobile et pouvait , grâce à une manœuvre des plus simples , glisser rapidement autour du véhicule . Ceci est important à retenir . Le 16 avril , le projectile fut transporté dans un énorme caisson fermé , au milieu d' une vaste plaine . A l' aide de treuils et de chevalets , on le mit debout , le culot reposant sur une grande plate-forme cimentée , et au moyen de chaînes et de cordages on le fixa au sol . La veille du départ , je m' aperçus que le docteur Oméga faisait continuellement des calculs sur son calepin . — Est -ce que vous auriez commis une erreur ? lui demandai -je . — Non , me répondit-il , seulement il importe que je détermine exactement le point où nous nous trouvons afin de régler l' inclinaison de mon projectile ... sans cela nous risquerions de passer à côté de Mars ... Vous savez comme moi que , pour viser cette planète , il faut tenir compte d' une chose essentielle : c' est que le projectile participe de deux mouvements différents : son mouvement propre et celui que la Terre lui imprime par sa rotation . « Son mouvement propre , vous le connaissez . Celui que lui imprime la Terre est le chemin parcouru par suite de la rotation du globe sur lui -même . « Partant du Creusot qui se trouve situé entre le 46 e et le 47 e degré de latitude nord , la vitesse de ce mouvement est égale à 24.000 kilomètres en vingt-quatre heures , soit 1.000 kilomètres à l' heure . ( C' est la vitesse que la ville du Creusot parcourt dans l' espace par suite du mouvement de rotation terrestre . ) « Or , cette impulsion , mon projectile la conservera indéfiniment , car vous n' ignorez pas que lorsqu' un corps est animé d' un mouvement , celui -ci ne peut cesser de lui -même . Arrêtez brusquement une automobile lancée à toute vitesse , que se produit-il ? Ceux qui la montent sont projetés en avant d' autant plus vigoureusement que la voiture marchait plus vite . « En résumé , le Creusot parcourant , par suite de la rotation , 1.000 kilomètres à l' heure , autant d' heures notre projectile mettra à atteindre Mars , autant de fois 1.000 kilomètres il sera dévié de sa route . « Comme il doit rester en l' air 17 jours et 2 heures , soit 410 heures , il déviera donc de 410.000 kilomètres . « Nous serons par conséquent obligés , pour qu' il touche le but , d' incliner notre projectile dans une position correspondant exactement à 410.000 kilomètres à l' ouest de Mars . « Mais ce n' est pas tout ... La Terre a encore un mouvement de translation autour du soleil ... j' ai aussi prévu ce cas dans mes calculs de dérive . « Si l' on ne tenait pas compte des mouvements dont je viens de vous parler , on imiterait l' exemple du pointeur de marine qui , visant l' objectif à atteindre , ne se soucierait ni du roulis ni du tangage . Tout ceci était pour moi de l' hébreu , mais j' approuvais cependant de la tête et murmurais de temps à autre des mots comme ceux -ci : Evidemment ... C' est clair ... Rien n' est plus limpide ... Cela tombe sous le sens ... Et le docteur continuait ses explications , persuadé que je le comprenais merveilleusement . Soudain il me dit : — Je ne crois pas m' être trompé dans mes calculs , car je les ai bien vérifiés ; cependant , pour plus de sûreté , je vous prierai de les refaire . Je garde mes opérations ... nous les comparerons tout à l' heure avec les vôtres . Ces mots produisirent sur moi l' effet d' une douche glacée et je regardai le savant d' un air effaré . J' allais lui avouer mon ignorance , quand , fort heureusement , l' arrivée de Fred vint faire diversion . Décidément , ce brave garçon venait toujours à propos . Il s' approcha du docteur et lui dit d' un ton embarrassé : — Docteur ... j' ai quelque chose à vous demander ... — Eh bien , parle ... fit le savant d' un ton bourru . — Je voudrais ... partir avec vous ... — Tu es fou , Fred ! ... d' ailleurs ... je n' ai pas besoin de toi ... nous sommes deux ... c' est suffisant . Fred sourit . — C' est possible ... répondit-il ... mais vous n' avez sans doute pas songé à une chose ... vous savez que je ne suis pas mauvais cuisinier ... même vous m' avez souvent complimenté sur les petits plats que je vous ai confectionnés ... Je pourrais être votre maître-coq à bord de l' obus ... je m' occuperais du « frichti » ... « Et puis ... on ne sait pas ... si vous alliez être attaqués dans la Lune ... j' ai entendu dire qu' elle était habitée par de vilains cocos ... des particuliers assez bizarres ... — Mon bon Fred , dit le docteur en souriant ... ce n' est pas dans la Lune que nous allons ... mais dans la planète Mars ... — La Lune ou la planète Mars , pour moi , c' est kif-kif ... c' est un pays pas ordinaire . Si les « Marsouins » ... je crois qu' on les appelle comme ça ... — Non , les Martiens ... rectifia le docteur . — Eh bien , si les Martiens allaient vous tomber dessus dès votre arrivée ... Croyez -vous qu' à vous deux vous pourriez leur tenir tête ? Avec moi ... la partie serait moins dangereuse ... je pourrais vous défendre ... Et Fred montra ses mains énormes . Le docteur considéra quelques instants son ouvrier , puis il lui dit : — Soit ... tu viendras avec nous , mais je vais être obligé d' ajouter à notre projectile une couche de répulsite correspondante à ton poids ... enfin ! ... — Oh ! merci ! s' écria Fred , vous verrez ... Je vous serai plus utile que vous ne le supposez ... je suis même sûr que vous ne regretterez pas de m' avoir emmené . Je ne fus pas fâché de voir Fred faire partie de l' expédition , car je me demandais déjà , moi qui n' étais habitué à aucun travail manuel , comment j' arriverais à pouvoir utilement seconder le savant . Le jour du départ , une foule nombreuse s' était rendue au Creusot . Dès la veille , la plaine où se trouvait le projectile était encombrée de curieux qui avaient campé en rase campagne . Je dois confesser que , le matin du 18 avril , j' avais cependant perdu beaucoup de mon assurance et je me demandais même si je devais oui ou non partir avec le docteur . Pendant plusieurs heures je délibérai ... Je fus sur le point d' aller trouver mon ami et de lui dire de ne plus compter sur moi ... mais je n' osai m' y décider . Le moment de quitter ce monde était venu . Déjà le docteur donnait ses dernières instructions . Son calepin à la main , un compas de l' autre , il faisait incliner l' obus dans la direction ouest vers un point imaginaire qu' il semblait voir réellement . On déplaça l' engin , on le fit volter à l' aide de treuils , on le pencha de plus en plus , puis enfin le docteur s' écria : — Nous y sommes ! ... Immédiatement l' obus fut glissé sur une trappe de métal mue par un gigantesque ressort , lequel en se détendant avec une force prodigieuse devait donner à l' engin l' inclinaison initiale qui l' entraînerait dans Mars en lui faisant décrire une immense parabole . — Parfait , dit le docteur Oméga après avoir une dernière fois vérifié la position du projectile . Et il se dirigea vers une petite estrade où il prit place au milieu d' une cinquantaine de personnes . Fred et moi nous nous assîmes à ses côtés . Une musique joua notre hymne national , puis plusieurs messieurs graves et solennels , grotesquement redingotés , prononcèrent des discours filandreux auxquels la majeure partie des assistants ne comprit absolument rien . Le docteur Oméga voulut répondre à son tour , mais on sait qu' il n' était pas orateur . Il rougit , bredouilla , s' embarrassa dans une période ... et finalement s' arrêta court ... Tout ce que l' on put saisir de son allocution , ce fut qu' il donnait à son véhicule planétaire le nom de Cosmos . — Vive le Cosmos ! Vive le Cosmos ! ... hurlèrent les assistants . Le docteur fit trois petites révérences automatiques et , se tournant vers Fred et moi , il nous dit : — Le moment est venu ... Alea jacta est ! ... Et sous les yeux de dix mille spectateurs , nous descendîmes gravement les degrés de l' estrade et nous dirigeâmes vers le Cosmos autour duquel se tenaient des soldats du génie et tous les ingénieurs du Creusot . A ce moment mon cœur battait à se rompre ... je devais être très pâle ... car je puis bien l' avouer ... j' avais peur ... Le docteur recommanda aux militaires d' enlever doucement les amarres afin de ne pas déranger la position du projectile , puis il fit jouer un ressort et une porte minuscule s' ouvrit au bas du véhicule . Fred entra le premier . — A vous ... monsieur Borel ... me dit alors le vieillard . Un assistant que je connaissais m' avait adressé la parole ... Je m' accrochai à lui comme un naufragé à une épave ... et prolongeai outre mesure la conversation ... afin de retarder le plus possible la fatale minute de l' embarquement ... Je ressemblais un peu à l' homme qui a juré de se faire sauter la cervelle à une heure déterminée et qui attend que toutes les horloges de la ville aient sonné avant de mettre son dessein à exécution . Le docteur répéta : — Voyons ... à vous ... monsieur Borel ... Je serrai avec effusion les mains de mon interlocuteur , contemplai une dernière fois la foule qui m' entourait , puis la campagne verdoyante , baignée de soleil , où bourdonnait une vie intense ... joyeuse ... enchanteresse ... Un moment , j' eus l' idée de m' enfuir , quitte à passer pour un couard ... un être pusillanime et lâche , mais je rencontrai l' œil du docteur ... cet œil singulier qui m' avait toujours donné le frisson ... Et fasciné ... hypnotisé par ce regard ... je pénétrai dans l' obus ... Presque aussitôt le savant m' y rejoignit . J' entendis une grande clameur , puis la porte se referma avec un petit bruit sec et je ne perçus plus au dehors qu' un vague murmure assez semblable à un bourdonnement d' abeilles . Les câbles glissèrent le long de la couche de répulsite , il y eut un choc , puis j' eus la sensation très nette que nous tombions dans un trou . Il me sembla ensuite que nous demeurions immobiles . — Nous sommes partis , dit le docteur . A la lueur d' une petite lampe électrique placée le long d' une cloison , je fixai mon vieil ami . Il était très calme , et s' efforçait de sourire . Quand à Fred , il semblait tout joyeux . Par un des hublots , nous regardâmes au-dessous de nous et je pus alors constater que nous marchions réellement . A chaque seconde , la vitesse augmentait sans à-coups , sans secousses et nous voyions le sol fuir vertigineusement . Seize minutes et quarante secondes après notre départ , nous étions à 5.000 kilomètres de la Terre . La convexité du globe nous apparaissait alors très nettement . Au-dessous de nous s' étendait la nappe des mers dont la teinte bleue s' assombrissait de plus en plus , tandis qu' au contraire s' éclairaient les continents . Au bout d' une heure , le docteur nous apprit que nous filions à raison de 35 kilomètres 640 à la seconde et que nous étions à 64.800 kilomètres d' altitude . Maintenant la Terre n' était plus qu' une boule diminuant à vue d' œil et qui finit par ressembler absolument à la Lune . Alors nous montâmes au troisième étage , dans la chambre-vigie , et nous jetâmes un coup d' œil par le grand hublot . Bien que notre véhicule fût très épais , nous commencions à nous sentir envahis par le froid et nous fûmes obligés d' endosser nos manteaux de fourrure . Cependant , depuis quelques minutes , le docteur demeurait la face collée à la vitre de répulsite . Ce qui attirait ainsi son attention , c' était une masse phosphorescente , qui semblait à chaque seconde s' enfler démesurément ... — Qu' est cela ? demandai -je . — Je n' en sais rien , répondit-il avec humeur . Et le docteur continua de regarder avec inquiétude . Placé derrière lui , j' observai aussi cette masse lumineuse qui se rapprochait avec une rapidité foudroyante . Tout à coup , le vieux savant se retourna vers moi , la figure bouleversée . — Qu' y a-t-il ? m' écriai -je angoissé . — Malédiction ! ... fatalité ! ... s' écria-t-il . Voyez cette lueur qui avance et dont l' étincellement s' accentue de seconde en seconde ... elle vient sur nous ... nous nous précipitons vers elle ! ... Nous ne pouvons plus l' éviter ... Il n' y a rien à faire ... rien ... absolument rien ! ... Et il ajouta en se frappant la tête : — C' est un bolide ! ... un bolide énorme ! et il est juste dans notre trajectoire ! ... Je ne sais si quelqu'un de mes lecteurs a déjà fait naufrage et s' il a entendu vibrer dans la nuit ce commandement sinistre ... terrifiant : « Les chaloupes à la mer ! ... » Ce cri lugubre , bien que tout d' abord il glace les cœurs d' effroi , ne tarde pas cependant à être accueilli avec joie par les passagers , quand ils ont compris que leur maison flottante va disparaître dans les flots écumants . Peut-être les chaloupes pourront -elles atteindre les rivages lointains ... arracher à la mer la proie qu' elle demande en hurlant ! ... Et un secret espoir emplit toutes les âmes ... On ne songe plus à la tempête qui fait rage ... on ne pense qu' à une chose , trouver place à tout prix dans les embarcations . Quelquefois les frêles esquifs , après avoir bondi sur les ondes tumultueuses , avoir rasé les grands rochers noirs pareils à des monstres fabuleux , abordent une île ou un continent ... souvent aussi ils sont roulés par les vagues et engloutis dans les insondables profondeurs ... Mais les malheureux qui ont péri ont eu au moins pendant quelques heures la pensée que tout n' était peut-être pas fini et que , la Providence aidant , ils échapperaient à la mort . L' espérance les a un moment soutenus et , après la chaloupe , ils ont encore eu l' épave à laquelle ils se sont cramponnés désespérément jusqu' à ce que les suprêmes convulsions raidissent pour toujours leurs pauvres membres glacés ! ... Nous à bord du Cosmos , nous n' avions aucune chance de salut ! La mort arrivait ... nous la voyions venir avec une rapidité foudroyante et il était impossible de l' éviter ! ... Je doute qu' il puisse y avoir dans la vie des situations plus affreuses ... plus horribles ... et , au moment où j' écris , je ne puis , sans un frisson , revivre ces minutes tragiques . Tandis que notre frayeur se traduisait par des gémissements et des prières , le docteur Oméga frappait avec rage les parois de notre véhicule en hurlant d' une voix rauque : — Fatalité ! ... Fatalité ! ... Un moment , il eut sans doute conscience de la grave responsabilité qu' il avait assumée en nous prenant avec lui Fred et moi , car il nous regarda avec tristesse et nous l' entendîmes murmurer : — Pauvres amis ! ... Déjà , nous percevions un grand bruit semblable à celui que ferait une sirène gigantesque . La lueur se rapprochait ... elle était maintenant flamboyante ... elle nous aveuglait ... Quelques secondes encore et nous allions être broyés ... volatilisés ... De nos corps maintenant pleins de vie , il ne resterait bientôt plus rien que des molécules sans nom ... des atomes invisibles qui voltigeraient , perdus dans la grande immensité , et nous retournerions en poussière , suivant la parole de la Genèse , sans subir les transformations communes à cette humanité de laquelle nous étions à jamais séparés ! ... Fred et moi n' avions plus conscience de rien . Nous nous étions agenouillés comme deux marins qui comprennent que tout est fini et nous murmurions de vagues paroles dans lesquelles s' exhalait toute la détresse de nos âmes . Soudain le docteur qui , en face de la mort , avait jusqu' à présent conservé toute sa raison , fit un brusque mouvement , étendit les bras et baissa la tête , tel un homme qui voit un édifice s' écrouler au-dessus de lui ... Je poussai un cri ... Fred tomba comme une masse . Un flamboiement énorme ... une lueur fulgurante pénétra par les hublots et nous sentîmes une chaleur intense comparable à celle qui doit régner dans l' intérieur d' un four . Soudain le Cosmos dévia de sa route comme chassé par un coup de vent furieux ... ses jointures grincèrent et j' eus l' impression très nette que notre véhicule s' aplatissait ... qu' il s' écrasait du sommet à la base . Heureusement , c' était une illusion ... car presque aussitôt la voix du docteur Oméga s' éleva , éclatante comme une fanfare : — Sauvés ! ... mes amis ... nous sommes sauvés ! ... J' avais peine à le croire ... je me frottai les yeux comme un homme qui sort d' un rêve et m' approchai d' un hublot . On voyait toujours la lueur , mais elle me parut moins éclatante ... et je ne tardai pas à me convaincre qu' elle perdait peu à peu de son intensité . Alors ... c' était donc vrai ... ce bolide qui devait nous écraser était passé à côté du Cosmos sans l' atteindre . — Mes amis , dit le savant , le ciel nous protège ... Après un péril comme celui que nous venons d' éviter , que pouvons-nous craindre maintenant ? Nous regardions le docteur d' un air ahuri . — Mais secouez -vous donc , morbleu ! s' écria-t-il ... a-t -on jamais vu des gens comme cela ? Vous devriez sauter , danser , hurler de joie ! — Ainsi ... balbutiai -je , c' est bien certain ... nous n' avons plus rien à redouter ? — Mais puisque je vous le dis . — Et ... l' obus ? — Eh bien ! l' obus ? — Il doit être dans un triste état . Le docteur haussa les épaules . — Il n' a subi aucune avarie , répondit-il . — Cependant ... j' ai bien senti qu' il se resserrait ... — Vous avez cru cela ... Les gaz qui entouraient ou pour mieux dire qui formaient le bolide ont terriblement pressé notre véhicule et , par un phénomène des plus naturels , la résistance qu' il a opposée à cette masse vous a fait supposer qu' il s' aplatissait . Mais , rassurez -vous ... il est en parfait état ... Peut-être son extérieur a-t-il été un peu bruni par le feu , mais qu' importe ? ... puisqu'il n' a rien perdu de ses qualités ascensionnelles ... Voyez , après avoir subi l' attraction du bolide dans un sens il a ensuite subi la même attraction en sens opposé et par suite a conservé absolument sa ligne droite . Dans un simple obus de fonte nous aurions été , non point carbonisés , mais consumés en un dixième de seconde à peine ... — Alors , s' écria Fred , qui avait repris sa belle humeur , le Cosmos est comme la salamandre ... il court au milieu des flammes sans se brûler ! L' aérolithe apparaissait maintenant comme une grosse étoile ... il était déjà à plusieurs milliers de lieues , car au contraire du Cosmos dont la vitesse s' accentuait en montée , la sienne augmentait à mesure qu' il descendait . — Pourvu , conclus -je assez maladroitement , que nous ne rencontrions pas d' autres bolides ! Le docteur fronça le sourcil et me lança un coup d' œil glacial . Mais je m' efforçai d' atténuer le mauvais effet des paroles que je venais de prononcer en m' extasiant avec Fred sur la beauté du voyage que nous avions entrepris . — Si un jour on m' avait dit , s' écria le colosse , que j' irais dans la Lune , je n' aurais pas voulu le croire . — Je te répète , Fred , prononça le docteur , que nous allons dans la planète Mars ... — Pour moi c' est la même chose ... Enfin ... comme je ne veux pas vous contrarier , docteur , je ne parlerai plus de la Lune . — C' est cela , Fred , dit le vieillard en souriant . Mais , occupe -toi de notre repas ; car je commence à avoir faim . Fred ne se le fit pas répéter . Il passa dans la chambre aux approvisionnements et nous l' entendîmes bientôt remuer des plats et déboucher des bouteilles . Le docteur avait pris un bloc-notes sur lequel il alignait d' interminables colonnes de chiffres . Parfois il me dictait quelque observation que je consignais sur un gros cahier cartonné en tête duquel j' avais écrit de ma plus belle main : Journal de bord . Nous avancions toujours sans secousse ... à peine si de temps à autre se produisait une légère oscillation . Nous avions depuis longtemps dépassé les dernières limites atmosphériques et nous filions maintenant dans l' éther comme des personnages mythologiques . Autour de nous , d' un côté c' était l' obscurité presque complète , de l' autre nous apercevions le soleil ... un soleil froid et triste , et l' on se fera sans peine une idée de la monotonie de ce voyage aérien . Je ne conseille pas aux touristes amateurs de sites pittoresques et de paysages enchanteurs de faire une excursion dans l' éther ... cela manque de charme . — Combien de temps , demandai -je au docteur , resterons-nous dans ces régions ? — Huit jours environ ... — Ah ! fis -je avec une grimace ... J' allais poser au savant quelques nouvelles questions quand Fred entra subitement , la face congestionnée , les yeux injectés de sang . — Qu' y a-t-il ? s' écria le docteur en regardant le colosse . — Il y a ... il y a ... que j' étouffe ... je ne puis plus respirer ... je ... et Fred s' affaissa à nos pieds . Le savant se dirigea rapidement vers la pièce aux approvisionnements , mais il reparut aussitôt , rouge de colère . — L' imbécile ... s' écria-t-il . Il a eu l' imprudence d' allumer le fourneau à alcool pour faire sa cuisine ... A-t -on idée de cela ... Allumer un réchaud dans une chambre de quelques pieds carrés où la quantité d' air respirable est juste suffisante ... Et le savant fit jouer un petit levier qui communiquait avec les tubes d' oxygène placés à l' avant du projectile . Fred commença peu à peu à revenir de son évanouissement ... Il ouvrit lentement les yeux , nous regarda d' un air ahuri , puis , se souvenant soudain : — Excusez -moi , docteur , balbutia-t-il ... j' ai eu tort , mais je voulais vous faire une surprise en vous servant de la viande grillée ... je ne pensais pas que ce maudit fourneau pût chauffer de la sorte . — C' est bon , dit le savant , mais une autre fois souviens -toi que lorsque je défends quelque chose , c' est que j' ai mes raisons pour cela ... Ainsi à cause de toi , il va falloir vider au moins deux tubes d' oxygène dans la pièce aux approvisionnements ... Et je lus sur le visage du docteur une grande inquiétude . Fred était navré et nous regardait d' une façon si comique qu' en tout autre moment nous n' aurions pu nous empêcher de rire . Ce ne fut pas la dernière maladresse que commit le bon colosse , car , s' il était fort comme un bœuf , pour l' étourderie il eût rendu des points à un linot . Je passe sur les détails de notre voyage ; d' ailleurs chaque jour se ressemblait . Comme il fallait nécessairement que nous nous occupions tous à bord , j' étais chargé de purifier journellement l' air de nos compartiments en faisant absorber au moyen de potasse caustique l' acide carbonique dégagé par la respiration et la combustion . Fred surveillait la cuisine et vaquait aux divers soins du ménage . Quant au docteur , il calculait sans cesse . Je suis sûr que , pendant notre voyage , il couvrit au moins cinq cents feuilles de papier . J' écrivais quelquefois sous sa dictée , mais comme il était plutôt sobre de paroles , je lui servais en réalité très peu de secrétaire . J' employais donc mes loisirs à transcrire sur un carnet mes impressions personnelles . J' ai consulté , depuis , ce cahier de notes et j' ai été étonné de la banalité des réflexions que j' y avais consignées . Cela était diffus ... incohérent ... et ressemblait assez au journal d' un fou . J' en ai conclu que la claustration influe singulièrement sur l' intelligence . J' oubliais de dire qu' aussitôt après l' incident occasionné par la maladresse de Fred , le docteur nous avait appris que , d' après ses calculs , l' oxygène nous manquerait presque au terme du voyage . — Dans seize jours exactement , avait-il dit , nous n' aurons plus d' air respirable , et cependant il nous faudra encore rester vingt-six heures dans ce véhicule avant d' atteindre la planète Mars . Nous nous regardâmes tous trois . — Alors , balbutiai -je d' une voix tremblante ... nous sommes perdus ! ... — Ecoutez donc ce que je vais vous dire , hurla furieusement le docteur en frappant du pied le parquet de tôle qui résonna comme un gong ... Oui ... nous serions perdus si nous continuions à respirer comme des marsouins , mais nous pouvons peut-être nous tirer de là ... à une condition ... — Oh ! ... laquelle ? docteur . — C' est que nous consommions moins d' oxygène . — Est -ce possible ? ... — Oui ... , au lieu de renouveler si souvent l' air , nous nous contenterons de ne le remplacer qu' à la dernière extrémité ... c' est-à-dire quand nous sentirons que nous commençons à étouffer ... Mais ce n' est pas tout ... au lieu d' aspirer l' oxygène à pleins poumons ... de parler sans cesse ... de nous agiter ... nous demeurerons presque immobiles et n' ouvrirons la bouche que le moins possible ... C' est une habitude à prendre . Fred nous écoutait en ouvrant de grands yeux . — C' est surtout à toi que je m' adresse , lui dit le savant ... tu as des poumons énormes et tu consommes une effroyable quantité d' air ... tu entends , à partir de maintenant plus de vaines paroles ... plus d' exclamations , plus de cris ... Et comme le colosse paraissait étonné , le docteur le secoua rudement en disant : — Mais tu ne comprends donc pas , insensé , que , si nous sommes obligés de réduire notre consommation d' air respirable , c' est à cause de toi ... de toi seul ... Avec ton fourneau à alcool , tu m' as obligé à dépenser deux tubes d' oxygène . Le colosse baissa la tête , se balança un instant , puis alla s' asseoir sur un siège métallique . Après avoir croisé les bras et fermé les yeux , il se mit à respirer si doucement que nous ne voyions même pas sa vaste poitrine se soulever . Je pris mon cahier de bord et le savant son bloc-notes , puis nous nous installâmes dans la pièce d' avant . Je ne vous cacherai pas que j' attendais plutôt avec impatience le moment où nous sortirions enfin de notre prison aérienne . L' obus était devenu une véritable chambre de torture . Enfin , un matin , le docteur qui tenait scrupuleusement , au jour le jour , un compte exact de l' oxygène consommé , s' écria en faisant claquer ses petits doigts : — Mes amis ... nous avons encore trois tubes d' air comprimé ... c' est plus qu' il ne nous en faut pour atteindre le but de notre voyage . A partir de maintenant , nous pouvons respirer normalement . « Dans douze heures , nous entrerons dans les mers de Mars et là nous aurons toujours la ressource , si l' air vient à nous manquer sous les eaux , de remonter de temps à autre à leur surface ... pour emmagasiner de l' oxygène . Immédiatement nos langues se délièrent et une foule de questions se pressèrent sur nos lèvres . Depuis longtemps déjà la lumière avait reparu , car nous étions dans la zone d' attraction de Mars et nous tombions dans cette planète avec un mouvement uniformément retardé , grâce au système de coulisses dont j' ai déjà parlé et qui permettait au docteur de diminuer ou d' augmenter à son gré la surface de « répulsite » ... Parfois il se servait aussi de la chaleur solaire , comme d' un frein , mais je n' ai jamais bien pu comprendre en quoi consistait cette manœuvre . Il se produisait maintenant un phénomène absolument contraire à celui qui avait suivi notre départ . Au fur et à mesure que le projectile approchait de Mars , il perdait sensiblement de sa vitesse acquise . Nous aurions pu nous croire encore très loin du globe martien si le docteur n' avait donné des signes d' une vive agitation . Il allait , venait , tirait des leviers , ouvrait des soupapes qui se refermaient instantanément . Un moment , j' entendis un bruit sec contre les parois de l' obus . — Qu' y a-t-il ? demandai -je . — C' est l' ancre que je détache , dit le savant . — Comment ... l' ancre ? ... — Oui ... elle était contenue dans cette cage placée au-dessous de nous ... maintenant elle flotte dans l' espace et il s' agit de la laisser filer le plus possible ... Et , en effet , je vis une sorte de cabestan tournant avec rapidité et autour duquel se déroulait un câble métallique . Le docteur , placé à l' avant du projectile , semblait fixer au loin quelque chose . Soudain , il poussa un cri de triomphe . — Voyez ... voyez ... apercevez -vous cette grande surface scintillante ? — Oui , fis -je . — Eh bien ! c' est la mer ... une des mers de Mars ... Dans seize minutes exactement nous allons y pénétrer ... Victoire ! ... Victoire ! ... mes amis ! Et nous contemplions tous la grande nappe lumineuse pareille à une glace sur laquelle se refléterait le soleil . — Pourvu que nous n' allions pas donner en plein sur un rocher , pensai -je . Mais cette idée était stupide ... En admettant que nous tombions sur un récif , notre chute ne serait pas dangereuse , puisque , grâce à la répulsite et à la manœuvre mystérieuse dont j' ai parlé , l' obus devait se poser doucement sur le sol , à la façon d' un gros oiseau qui , après avoir fourni une longue course , se laisse lentement tomber à terre . Tout à coup , le docteur nous cria : — Attention ! ... Fred et vous , monsieur Borel , portez -vous au cabestan ... Dès que nous sentirons que notre ancre a mordu , il faudra raccourcir le câble afin de nous enfoncer sous les eaux . Presque immédiatement je sentis un choc assez violent ... il y eut un long sifflement , puis , à travers les hublots , j' aperçus des bulles vertes et une multitude de petites vagues bouillonnantes . Cependant le Cosmos , au lieu de plonger profondément comme je m' y attendais , resta un moment immobile et je crus même qu' il remontait . — Pourvu que l' ancre morde ! s' écria le docteur . Mais fort heureusement la griffe de fer s' accrocha sans doute à un roc sous-marin , car notre véhicule , qui remontait déjà insensiblement , demeura immobile , se balançant sur son câble comme un vaisseau au mouillage . — Vite ! ... Vite ! ... commanda le docteur ... Au cabestan ! Fred et moi nous nous mîmes à tourner rapidement une roue de cuivre qui faisait mouvoir un treuil autour duquel était enroulée la corde de l' ancre . — Halez ! ... Halez ferme ! ... criait le docteur ... Nous déployâmes toute notre énergie . Le Cosmos commença à s' enfoncer peu à peu . Bientôt nous n' aperçûmes plus qu' un jour glauque qui rapidement s' épaissit ... devint d' un vert foncé , puis d' un noir d' encre . Le docteur nous commanda de fixer le treuil à son cran d' arrêt , puis il se mit à écouter . Enfin , au bout de quelques minutes , il nous dit : — Tout va bien ... ce que je redoutais ne s' est heureusement pas produit ... — Que craigniez -vous donc ? — Le conflit des températures ... parbleu ! — Comment cela ? — Oui ... j' avais peur que ces eaux , qui sont glaciales , agissant sur l' enveloppe brûlante de notre répulsite , ne la fendissent brusquement ... « Mais elle a résisté à l' élément liquide ... c' est décidément un corps merveilleux ... Maintenant , il s' agit de nous occuper du lestage de notre sous-marin qui cesse d' être un obus pour devenir un bateau . Le projectile venait , en effet , de perdre dans les grandes profondeurs sa position verticale ... et il se maintenait horizontalement . Nous abandonnâmes nos compartiments et descendîmes dans la partie qui formait à présent la cale . Sur l' ordre du docteur , Fred débarrassa rapidement les pièces supérieures des meubles et des provisions , puis , quand il se fut acquitté de cette tâche , il appuya sur un levier et les planchers basculèrent formant ainsi , au lieu d' une surface plane , trois demi-cercles qui s' adaptèrent exactement aux parois du projectile . De cette façon , celui -ci s' était transformé en une seule et vaste chambre autour de laquelle on pouvait évoluer facilement , grâce à des échelles roulantes . La dynamo fut actionnée et notre moteur électrique ne tarda pas à battre à coups d' abord saccadés , puis réguliers et puissants . Fred fit une manœuvre qui eut pour résultat de faire sortir l' hélice au dehors et cette dernière se mit à tourner avec rapidité . — Tout va bien ... dit le docteur ... Maintenant au ballast ! A l' aide d' une clé anglaise il ouvrit deux soupapes et nous entendîmes l' eau entrer en sifflant dans les réservoirs placés au-dessous de la cale . Le savant consultait un cadran sur lequel tremblotait une petite aiguille , et quand il jugea la quantité de liquide suffisante , il nous dit : — A présent , nous sommes équilibrés ... Nous ne remonterons pas . J' ai suffisamment chargé notre sous-marin pour que la répulsite ne nous entraîne pas à la surface . Maintenant , en augmentant ou en diminuant la quantité de liquide , nous pourrons à notre gré nous enfoncer ou remonter à la surface . Quand nous aurons épuisé notre oxygène , nous naviguerons à fleur d' eau . Et le savant s' installa devant un gouvernail après avoir recommandé à Fred de surveiller le moteur et l' hélice . Quant à moi , je fus chargé de couper le câble qui retenait l' ancre . Je me servis pour cela d' une forte tenaille dont les branches très longues formaient levier , mais j' étais d' une maladresse telle que Fred fut obligé de venir à mon secours . De sa poigne robuste il coupa net le gros filin de fer ... celui -ci glissa aussitôt comme un serpent et disparut par une petite trappe qui se referma instantanément . Nous étions libres ... Fred , avec toute la gravité d' un homme qui connaît parfaitement son métier , fit jouer deux ou trois manettes , abaissa deux leviers recourbés et le Cosmos commença à filer sous les eaux . Une forte lampe électrique placée au hublot d' avant qui , on se le rappelle , tenait presque toute l' ogive de l' obus , projetait devant nous une lueur indécise . Cependant , peu à peu , la mer s' éclaira autour de nous et nous pûmes facilement distinguer les objets qui nous environnaient . Parfois cette clarté s' atténuait , disparaissait , puis reparaissait plus éclatante . Par quel phénomène était-elle produite ? Je ne tardai pas à en avoir l' explication . Tout à coup , la mer s' illumina de nouveau et ce fut alors un spectacle féerique ... inoubliable ... Cà et là s' élevaient des arbres marins aux troncs énormes , aux fleurs rouges ou jaunes émaillées de perles étincelantes . De tous côtés s' apercevaient des coupoles d' un blanc aussi transparent , aussi pur que le cristal , cernées à leur sommet d' auréoles d' un rose vif qui descendaient en pâlissant peu à peu le long de grandes grottes formées d' éponges gigantesques et expiraient au loin dans le gouffre au milieu d' une brume flottante . Plus près de nous des plantes semblables à des aiguilles se recouvraient de cristallisations diamantées , de girandoles rutilantes ... On eût dit d' un lustre constellé , réfléchissant mille feux dans les facettes de ses prismes . Puis , tout cela s' estompait . A travers une voie lactée , une lointaine nébuleuse , mille points lumineux s' éteignaient et se reformaient , s' étendant à l' infini , puis se confondaient brusquement dans une pluie de lumière . — Ce n' est certainement pas le soleil qui illumine ainsi la mer , dis -je au docteur . — Regardez en haut , me répondit-il . Je levai les yeux et j' aperçus passant , avec rapidité , des poissons brillants , aux formes étranges , aux corps allongés , aux têtes triangulaires . Il semblait que le hublot fût un kaléidoscope dans lequel une fée mystérieuse se serait plu à faire défiler tous les habitants des mers . Je ne pus retenir un cri d' admiration . Le docteur m' expliqua alors que ces poissons étaient phosphorescents et que c' étaient eux qui répandaient ainsi autour de nous cette merveilleuse clarté . — C' est plus gai ici que sous les tunnels du Métropolitain , remarqua Fred , qui avait repris sa belle humeur depuis qu' il avait la permission de respirer . Bientôt le nombre des poissons lumineux augmenta . Il y en eut de tous côtés , à droite ... à gauche ... au-dessous de nous . Nous marchions au milieu d' un scintillement d' écailles , et nous entendions très distinctement le bruit que faisait avec ses nageoires cette escorte de vertébrés . De temps à autre un cri retentissait ... un cri guttural ... monotone ... semblable à une plainte lointaine . Cette mer devait être habitée par des monstres prodigieux ... des ichtyosaures gigantesques . A un moment , Fred me désigna de longs serpents bruns qui filaient au milieu de touffes d' algues marines avec des ondulations rapides ... Un de ces animaux passa même tout près de nous , et je constatai qu' il avait une infinité de pattes et était velu comme une chenille . Il flottait aussi çà et là de gros poissons arrondis , bursiformes , dont la tête volumineuse était surmontée d' énormes tentacules semblables à de longues trompes d' éléphant . Je ne pus réprimer un geste d' horreur en voyant un de ces poulpes raser le hublot auquel j' avais la face collée . Mais à ce moment nous ressentîmes une violente secousse ; le Cosmos s' arrêta net , et le docteur s' écria : — Nous sommes échoués ! En effet , l' ogive du sous-marin était engagée dans un obstacle que nous n' avions pas aperçu ... probablement dans une de ces grottes spongieuses comme nous en avions déjà rencontré . Tout d' abord nous ne distinguâmes qu' une masse rougeâtre et de grandes armatures blanches ayant la forme de cerceaux . Le docteur s' approcha de la vitre de répulsite , examina quelques instants cet obstacle , puis s' écria : — C' est un poisson ... — Un poisson ! balbutiai -je en frissonnant . — Oui ... un énorme cétacé ... quelque baleine martienne qui flottait devant nous ... A peine avait-il prononcé ces mots que nous nous sentîmes secoués avec violence et le Cosmos se mit à filer de biais avec une rapidité foudroyante . Nous étions entraînés par le monstre . Le docteur , toujours maître de lui , avait fait rentrer l' hélice et arrêter le moteur , espérant que la résistance opposée par le Cosmos le dégagerait de son enlisement . Mais , pour comble de malheur , le poisson gigantesque fuyait toujours horizontalement . Enfin il s' arrêta ... se secoua furieusement . L' ogive de l' obus parut se dégager . — Si nous pouvions remonter , dit le savant , nous serions sauvés . Mais le cétacé ne bougeait plus ... Peut-être était-il mort . Le docteur fit remettre l' hélice en place et commanda d' actionner le moteur . A la première trépidation , le monstre reprit sa course affolée . Je regardai alors le docteur Oméga . Il était très pâle , mais il ne quittait pas son poste d' observation . Quant à Fred et à moi , nous avions presque perdu la tête . Tout à coup , nous tourbillonnâmes avec rapidité ... les flancs du Cosmos furent heurtés de coups sourds et la mer s' éclaira comme par enchantement . Nous assistâmes alors à un spectacle effroyable ... à une véritable curée . Les poissons phosphorescents avaient reparu par milliers et s' étaient jetés avec férocité sur le monstre par lequel nous étions entraînés . C' était un animal gigantesque , ressemblant à un phoque , mais à un phoque deux fois plus gros qu' une baleine . Nous pûmes alors facilement nous dégager . Nous parvînmes à remonter vers les eaux supérieures et bientôt nous nous équilibrions à peu près à la même hauteur que précédemment . Nous étions encore une fois sortis d' un péril ... mais j' étais loin d' être rassuré . Fred était devenu d' une gaîté folle . Il plaisantait ... riait de tout ... des poissons qui passaient devant les hublots ou des plantes que nous rencontrions sur notre route . — Je reviendrai pêcher par ici , disait-il ... au moins ça mordra ... ce n' est pas comme dans la Seine où il faut attendre une demi-journée avant de sentir une touche ... Les eaux avaient changé de teinte . Elles étaient maintenant d' un rouge sombre et toujours éclairées , bien que les poissons lumineux eussent disparu depuis longtemps . Nous cherchâmes à découvrir ce qui pouvait ainsi les illuminer , et nous ne tardâmes pas à nous convaincre que cette réverbération était due à des rochers transparents comme du verre dans lesquels montaient des colonnes de feu . — Ah ! c' est curieux , par exemple ! s' écria Fred , on dirait des volcans sous globes ! — Ce sont en effet des volcans , dit le docteur ... au-dessous de nous il coule des fleuves de feu et ces monticules éclairés ont été peu à peu formés par la lave ... ils sont creux et la flamme qui y circule les brûle peu à peu jusqu' au jour où ils éclateront . — C' est égal ... on voit par ici de bien drôles de choses , conclut Fred d' un air sérieux ... Quand nous raconterons tout cela à notre retour , on ne voudra jamais nous croire ... Mais tenez ... regardez donc là-bas , derrière les rochers de feu ... ne dirait -on pas des maisons ? Nous éclatâmes de rire . — Tu es fou , Fred , dit le savant en haussant les épaules . Le colosse , un peu vexé , ne répondit point , et se remit à observer avec attention le paysage sous-marin , mais tout à coup il fit un bond en arrière et , désignant du doigt le hublot , bégaya d' une voix étranglée par l' effroi : — Docteur ! ... docteur ! ... il y a là un homme qui nous regarde ! ... En effet , un monstre grimaçant ... une sorte d' homme fabuleux nous fixait de ses yeux ronds sans paupières ... énormes et saillants . Il s' était cramponné aux écrous du projectile et résistait victorieusement au remous produit par le sillage de notre véhicule . A un moment , il rampa jusqu' à l' avant de l' obus en s' aidant de ses mains et de ses pieds qui étaient palmés comme ceux d' un cormoran . Nous pûmes alors examiner ce singulier visiteur . C' était bien un homme ... mais un homme horrible , d' un aspect repoussant , cent fois plus hideux que ces démons étranges sculptés sur les portiques de nos vieilles cathédrales ... Sa face , d' un bleu foncé tirant sur le violet , rappelait vaguement celle d' un hamadryas ... son front était lisse et fuyant , son nez large et aplati . A la place des oreilles il avait deux trous sanguinolents semblables à des ouïes de poisson ... Sa bouche largement fendue était armée d' une quadruple rangée de crocs pointus qui se resserraient ou s' écartaient suivant que le monstre ouvrait plus ou moins la mâchoire . Cependant la teinte de cet étrange vertébré n' était pas uniforme et la couleur de son corps contrastait singulièrement avec celle de sa tête . Sa poitrine et son ventre étaient recouverts d' écailles vertes ... Quant à ses mains et à ses pieds , ils étaient d' un rouge vif qui allait en s' assombrissant vers les extrémités ... Cet homme sous-marin paraissait en proie à une violente colère ... il poussait des cris rauques et l' on entendait sur les parois du Cosmos le grincement de ses griffes ... — Ce vilain bipède , dit le docteur , est bien capable de briser notre vitre de répulsite ... Voyez comme il se démène ... il est d' une force prodigieuse ... à tout prix il faut nous en débarrasser ... — Et comment ? murmura Fred ... On ne peut cependant pas sortir de l' obus pour lui administrer une correction ... — Si nous allégions le véhicule , observai -je , afin de remonter à la surface ... peut-être bien que ce curieux s' enfuirait dès qu' il apercevrait le jour ... Le docteur Oméga ne répondit pas . Il s' était dirigé vers la dynamo et paraissait très occupé à dérouler des fils recouverts de gutta-percha . Nous le vîmes alors relier ces fils entre eux et les fixer à un écrou qu' il se mit à dévisser soigneusement ... Puis il donna l' ordre à Fred d' actionner la dynamo . Soudain nous entendîmes un cri lugubre ... Le monstre venait d' être foudroyé . Grâce à une décharge électrique des plus puissantes , le savant s' était débarrassé d' un redoutable ennemi . Nous regardâmes alors par le hublot , et à la lueur de notre phare , nous aperçûmes l' homme sous-marin qui , les bras en croix , les yeux révulsés , s' enfonçait lentement dans l' abîme . — Il a été bien touché , s' écria Fred , en battant des mains . — Oui , fit le docteur ... la décharge électrique l' a atteint en pleine tête . — En voilà un qui ne s' attendait certes pas à être électrocuté , fis -je en riant . — Il est bien dommage , dit le docteur , que nous ayons été obligés de le tuer ! — Et pourquoi cela ? — J' étais en train de l' étudier à travers le hublot et j' avais déjà recueilli d' intéressantes observations ... Je songeais même au moyen de m' en emparer ... ou tout au moins de le retenir captif derrière notre véhicule ... mais il fallait en finir , car ce bipède ne cherchait qu' à casser les vitres . — Dame ! dit Fred après nous avoir bien regardés , il voulait sans doute nous toucher ... — C' est vraiment un homme sous-marin , ajouta le docteur , un de ces « Thalassites » dont parle Pline l' Ancien ... La description qu' il en a faite correspond absolument aux remarques que j' ai notées ... « Il est à présumer qu' à une certaine époque – il y a de cela des milliers d' années – les mers de notre planète étaient aussi peuplées de ces monstres qui ont disparu peu à peu ou se sont modifiés et , de transformations en transformations , sont devenus des phoques ou des morses ... « C' est égal , il faudra que je me procure un spécimen de cette espèce ... je réfléchirai à cela ... Songez donc ... quelle gloire si nous revenions sur la Terre avec un aussi curieux animal ! — En effet , dis -je , mais nous ne sommes pas encore au bout de notre voyage et il est fort possible que nous trouvions sur les terres de Mars des monstres aussi intéressants que celui dont nous venons de nous débarrasser . — Aussi intéressants , j' en doute , répondit le docteur ... Ce Thalassite était vraiment merveilleux dans sa laideur ... enfin , nous verrons ... Les roches transparentes dont j' ai parlé plus haut augmentaient à vue d' œil . Maintenant , il y en avait partout . Tour à tour elles prenaient des formes bizarres : on eût dit des géants lumineux tapis dans la profondeur des flots comme en quête d' une proie invisible . Ces montagnes sous-marines brillaient du plus bel éclat . Elles étaient tantôt d' un rose tendre , tantôt d' un rouge éclatant . Et , chose étrange , la mer éclairée par ces rocs lumineux renvoyait parfaitement les images ... L' ombre du Cosmos qui présentait son flanc à ces pierres spéculaires s' y reflétait comme une torpille démesurément grossie . Autour de nous l' eau bouillonnait en petites vagues courtes et scintillait en paillettes d' or . Jamais plus imposant spectacle ne s' était offert à mes yeux ... On se serait cru transporté tout à coup dans quelque pays idéal ... dans un royaume de rêve gouverné par des esprits invisibles . Bientôt les lueurs s' atténuèrent et nous commençâmes à voguer au milieu de ténèbres veloutées ; ce n' était pas , pour ainsi dire , l' obscurité complète , mais une sorte de crépuscule étrange . Nous étions comme environnés d' un brouillard translucide . Un bruit singulier , semblable au grondement d' une cataracte souterraine , se faisait entendre depuis quelques instants et les eaux , qui , jusqu' alors , étaient absolument tranquilles , commencèrent à s' agiter et à bourdonner avec fureur . Le docteur regarda par le hublot d' avant et parut subitement très inquiet , car le Cosmos , malgré son poids respectable , était ballotté comme une simple coquille de noix . La situation paraissait grave . — Il faut descendre , dit le savant ... nous ne pouvons demeurer dans ces régions troublées ... Fred , ouvrez vite les réservoirs de ballast . Fred obéit aussitôt . Il abaissa un levier , il y eut un petit clapotement , et l' eau entra en sifflant dans les flancs du Cosmos , qui commença à s' enfoncer . Quand le savant jugea la quantité de lest suffisante , il fit refermer la soupape , et le sous-marin , qui était descendu de plusieurs mètres , commença à s' équilibrer dans des eaux plus tranquilles . La lumière avait reparu et nous reconnûmes qu' elle était encore produite par des roches lumineuses , seulement ces roches , au lieu d' être droites et inégales comme celles que nous avions rencontrées précédemment , se continuaient à l' infini avec une régularité parfaite . Elles affectaient à présent la forme d' une immense digue construite par la main des hommes . Mais quels hommes avaient pu ainsi égaliser ces sommets de pierre ? Le paysage – si l' on peut s' exprimer ainsi – s' était entièrement modifié . De grands arbres spongieux , des algues gigantesques , s' élevaient de -ci de -là , mais , chose singulière , il régnait au milieu de ces forêts sous-marines une sorte de symétrie bien faite pour surprendre . Des routes ... des sentiers les traversaient en tous sens et nous crûmes même remarquer à certains endroits de vastes places circulaires vers lesquelles convergeaient toutes ces artères ... Il était impossible que le caprice des eaux eût ainsi façonné ces voies . Plus nous avancions et plus augmentait notre surprise . Tout à coup , nous aperçûmes une agglomération de huttes ayant toutes la forme de ruches d' abeilles ... — Oh ! s' écria Fred ... des maisons ! ... — Tu es fou , dit le savant . — Fou tant que vous voudrez , docteur , mais je maintiens ce que je dis ... Parfaitement , ce sont des maisons et la preuve ... c' est que j' aperçois des hommes qui en sortent ... Le docteur braqua sa jumelle et ne put réprimer un mouvement de surprise . — Mais oui ... s' écria-t-il ... Fred a raison ... ce sont bien des habitations que nous voyons ... des habitations d' hommes sous-marins ! ... A peine avait-il achevé ces mots que nous nous sentîmes attirés doucement vers les profondeurs ... puis peu à peu nos hublots s' obscurcirent comme si on les eût recouverts d' un voile ... — Qu' y a-t-il ? que signifie cela ? s' écria le docteur Oméga , en se précipitant au hublot d' avant . Bientôt il jeta un cri . — Ce sont eux ! ... ce sont eux ! rugit-il . — Eux ? ... m' exclamai -je . — Oui ... les hommes sous-marins ... Tenez ... on peut les distinguer ... ils nagent au-dessus de nous ... il doit même y en avoir sur la coque du Cosmos ... ils nous entourent d' algues et de lianes ... Ils essaient de nous attirer à eux ! ... Et à travers une luminosité pâle , je distinguai des centaines d' êtres repoussants , au ventre vert et aux mains rouges , qui se cramponnaient à notre véhicule , en faisant d' effroyables contorsions ... — Nous sommes perdus , pensai -je ... Fred s' était jeté à genoux et se frappait la tête de ses poings : — Oh ! ... mon Dieu ! ... mon Dieu ... c' est affreux ! murmurait-il d' une voix dolente ... Périr de la main de ces monstres ! ... Quant à moi , j' étais littéralement atterré et n' avais même plus la force de faire un mouvement . Par bonheur , le docteur Oméga était de ces hommes que leur sang-froid n' abandonne jamais , une de ces natures solidement trempées dont la raison ne connaît point de défaillances . En présence du péril , il semblait même avoir retrouvé des qualités nouvelles de décision et d' énergie . Se précipitant vers Fred qui se lamentait toujours , il le rudoya ... le secoua avec violence ... — Vite ! ... vite ! ... imbécile ! ... au lieu de geindre comme tu le fais , mais cours donc à la pompe de ballast ... Eh bien ! m' entends -tu ? Et comme le pauvre garçon le regardait avec des yeux épouvantés , le savant le saisit par les épaules et le poussa brutalement vers le fond du véhicule . Fred se mit à pomper avec une énergie farouche . — Eh bien ! et vous ? me dit le docteur , que faites -vous là ? ... Mais aidez-le donc ... Il faut que nous remontions à tout prix . Je me jetai sur un des leviers de la pompe et déployai une vigueur dont je ne me serais jamais cru capable . Peu à peu le Cosmos , que nous délestions de sa charge d' eau , s' éleva doucement , malgré les efforts désespérés que nos ennemis faisaient pour le retenir , et bientôt il ne tarda pas à acquérir une vélocité prodigieuse . Les algues et les lianes qui obscurcissaient les hublots se détachèrent enfin , chassées par un torrent de bulles écumantes , et nous pûmes alors regarder autour de nous . Les hommes sous-marins avaient disparu . Comme nous continuions à monter , je demandai au docteur s' il ne serait pas prudent d' enrayer cette ascension . — Non ... dit-il ... au contraire ... il est nécessaire que nous revenions à l' air libre car l' oxygène va nous manquer ... En effet , je m' aperçus que je commençais à respirer difficilement , et que Fred était tout cramoisi . Après des manœuvres assez compliquées , nous vîmes enfin une lumière d' un blanc jaunâtre ... la mer s' éclairait insensiblement , mais le jour qui nous enveloppait n' avait rien de commun avec la merveilleuse transparence que nous avions rencontrée dans les profondeurs . Le docteur Oméga avait équilibré le Cosmos avec une telle justesse que le véhicule vint effleurer la surface des eaux . Lorsque nous eûmes ouvert la soupape supérieure , une bouffée d' air pénétra dans le projectile mais cet air , bien que très frais , nous prit désagréablement à la gorge ; il semblait saturé de soufre , et nous fûmes pendant quelques secondes comme suffoqués . Le savant nous expliqua que cette odeur de soufre était produite par le contact de l' air nouveau avec l' oxyde de carbone contenu dans le Cosmos . Ce phénomène fut heureusement de courte durée et nous commençâmes bientôt à respirer normalement . Un jour d' un blanc laiteux éclairait l' intérieur du véhicule et nous aveuglait littéralement ... Nous clignions des yeux comme des hiboux surpris par l' aurore . Notre hublot d' avant était à moitié sorti de l' eau , de sorte que nous pouvions inspecter les nouvelles régions dans lesquelles nous nous trouvions . A perte de vue c' était une plaine liquide couverte de glaçons sur laquelle çà et là pointaient de grands icebergs étincelants . Une lorgnette à la main , le docteur regardait devant lui . Tout à coup , il se mit à sautiller sur place , en s' écriant : — La Terre ! ... la Terre ! ... Fred et moi nous nous précipitâmes au hublot , mais nous n' aperçûmes absolument rien . Ce ne fut qu' au bout de quelques minutes que nous pûmes enfin distinguer dans les lointains bleuâtres une ligne d' une blancheur éclatante qui barrait l' horizon . — Nous approchons ! ... nous approchons ! ... disait à chaque instant le docteur , en se frottant les mains . Et il frappait le parquet de tôle de ses deux pieds ... impatient d' aborder sur cette terre mystérieuse qu' aucun homme de notre planète n' avait encore foulée . Le brave savant s' était métamorphosé ... Sa figure était rayonnante ... ses yeux luisaient comme deux ampoules électriques et sa houppette de cheveux blancs se redressait joyeusement sur sa tête . J' étais loin , je l' avoue , de partager son enthousiasme . Une crainte secrète me torturait ... Quels êtres étranges allions-nous trouver sur les terres de Mars ? ... Seraient -ce des monstres hideux , sauvages et féroces ? ... Seraient -ce au contraire de bons humains inoffensifs et accueillants ? ... Maintenant , la ligne blanche qui terminait la mer se précisait à vue d' œil et je reconnus une montagne de glace entourée de récifs bleus . Nous approchions ... Le docteur , attentif à la manœuvre , demeurait immobile . Soudain , il s' écria : — Attention ! ... Fred ... au moteur ! ... Halte ! ... Les pistons cessèrent de battre et le Cosmos demeura sur place , la pointe légèrement inclinée en avant à un mètre à peine du rivage . — Maintenant , dit le docteur , il s' agit de ne pas reprendre notre vol vers la terre ... Fred , ouvre la soupape et sors du Cosmos ... Quand tu seras sur le sol , je te jetterai une amarre que tu enrouleras solidement autour d' un de ces rocs ... Le colosse se hissa par l' ouverture située à la partie supérieure du véhicule , puis il sauta sur la glace . Le docteur et moi nous nous apprêtions à lui jeter un câble , mais Fred avait disparu ! ... Où pouvait-il être ? Etait-il tombé dans quelque précipice ? Je poussai un grand cri : — Fred ! ... Le colosse reparut , mais chose curieuse , il nous fit l' effet d' un bonhomme en baudruche ballotté par le vent ... Il allait d' un glacier à l' autre , avec des bonds formidables . — Fais de tout petits pas , lui cria le docteur . Fred obéit et reparut enfin près du rivage . Je lui jetai un câble pesant qui fendit cependant l' espace avec une facilité surprenante ... Notre compagnon saisit cette amarre , l' attacha solidement à un énorme bloc de glace et s' écria : — Ca y est ... vous pouvez débarquer ... Venez ... venez vite ... vous allez voir ce que c' est drôle , on vole comme des oiseaux dans ce patelin -là ! Nous atteignîmes le rivage , mais nous dépassâmes cependant de quelques coudées l' endroit où se tenait Fred . Quand enfin nous fûmes tous trois réunis , nous attirâmes le Cosmos à nous en raccourcissant son amarre . Notre véhicule était maintenant presque sorti de l' eau , et son enveloppe de répulsite , quoique très diminuée et repliée sur l' arrière , tendait à l' attirer vers les régions supérieures . Pendant que nous jetions d' autres câbles autour du projectile , le docteur nous expliquait le curieux phénomène qui bouleversait ainsi sur la planète Mars toutes les lois de la locomotion . — Ici , nous dit-il , la densité n' étant pas la même que sur la terre , le poids des corps devient plus léger ... L' intensité de la pesanteur terrestre étant représentée par 100 n' est plus que de 37 exactement à la surface de cette planète ... Par suite , un kilogramme terrestre transporté ici ne pèse plus que 376 grammes ... Un homme de 70 kilos est donc réduit à 26 et , la pesanteur ne contrariant plus ses mouvements , au lieu d' une enjambée d' un mètre , il peut facilement en faire de trois ou quatre mètres . Fred n' en revenait pas . Le docteur retourna dans le Cosmos pour y prendre sa longue-vue . Je le suivis et me munis d' une tige de fer qui pouvait à la rigueur remplacer un alpenstock . Nous partîmes en exploration . Mais nous n' avions pas fait cent mètres que nous entendîmes un bruissement confus assez semblable à celui que ferait le vent en soufflant sur les roseaux . Et soudain des cris s' élevèrent ... des cris tristes et monotones , pareils à ceux des crapauds . Nous nous arrêtâmes surpris , et regardâmes autour de nous . Horreur ! ... nous étions environnés d' une foule de gnomes qui s' approchaient avec précaution , dans le but évident de nous cerner et de nous mettre à mal ... C' étaient les habitants de Mars ! ... — Oh ! ... comme ils ont de drôles de têtes ! s' écria Fred . Effectivement , les Martiens n' étaient pas précisément ce que l' on peut appeler de beaux spécimens de la race humaine . Ils étaient tout au plus hauts de cinquante centimètres et leur corps était supporté par de petites jambes graciles , conformées comme des pattes de sauterelles ... Leur tête énorme et ronde ressemblait à une boule ... Deux yeux verts convexes et cerclés de rouge éclairaient leur face blafarde ... A la place du nez ils avaient une petite trompe recourbée et leur bouche sans lèvres affectait la forme d' un losange . Au lieu de bras ils possédaient de longs tentacules qui se tortillaient affreusement avec de petits sifflements . Leur corps paraissait diaphane et luisait comme une vessie enduite de graisse . En marchant ils imitaient le bruit que font les coléoptères avec leurs élytres . Ces êtres immondes ne m' inspiraient point de frayeur , mais plutôt un profond sentiment de dégoût ... Je redoutais leur contact comme on craint celui d' une araignée ou d' un rat ... Le nombre des Martiens augmentait à vue d' œil ... il en sortait de partout ... On eût pu croire qu' à chaque seconde la terre en vomissait des centaines . Le docteur très calme les observait curieusement en naturaliste qui se trouve tout à coup en face d' animaux inconnus ... Quant à Fred il riait aux éclats et envoyait à l' armée martienne force quolibets . Il était visible que ce petit peuple était fort courageux et qu' il n' allait pas hésiter à nous livrer combat ... Le docteur Oméga , très humanitaire , essaya de parlementer ... Nous le vîmes faire des gestes rapides , étendre les mains , les ramener sur sa poitrine , s' incliner avec bienveillance , mais les gnomes devinrent plus agressifs . Trois d' entre eux se précipitèrent sur le savant et lui entourèrent les jambes de leurs tentacules en poussant des cris stridents . — Ma foi , tant pis , dit le docteur , il faut les exterminer . Allons ! ... du courage ! Fred n' avait pas besoin de cette recommandation . En un tourne-main il eut tordu le cou des trois Martiens qui se cramponnaient aux jambes du docteur . Puis , cette exécution accomplie , il fondit sur les plus rapprochés . Alors nous vîmes un spectacle lamentable . Ces nains étaient d' une structure si fragile que , d' un seul coup de pied , Fred en mit quatre hors de combat ... Sous sa botte , les têtes de ces petits monstres éclataient comme des calebasses desséchées . Cependant les ennemis nous harcelaient de plus belle . J' entrai alors en scène avec ma barre de fer et je fis un vrai carnage . Le docteur frappait de droite et de gauche avec son télescope et cet inoffensif instrument devenait entre ses mains plus meurtrier qu' une masse d' armes ... Bientôt des centaines de cadavres jonchèrent le sol et les Martiens en déroute disparurent derrière les glaciers . — Si tous les habitants de Mars , dit Fred , ne sont pas plus solides que ces cocos -là , nous pouvons être tranquilles ... Le docteur s' était baissé et examinait curieusement le corps pantelant d' un Martien , qu' il tournait et retournait en tous sens . — Voyez , dit-il , ces pauvres êtres ne sont vraiment pas armés pour la lutte ... leurs membres sont fragiles comme du verre . Et sans effort il brisa la jambe d' un cadavre ... Il y eut un petit bruit sec comparable à celui d' une baguette de bois mort que l' on casse entre les doigts . — Ils sont cependant conformés comme la plupart des vertébrés , reprit le savant ... Voyez leur tête ... elle est énorme ... leur cerveau est volumineux ... Comment se fait-il que ces êtres , qui sont certainement intelligents , n' aient pas trouvé le moyen de se créer des moyens de défense ... Après tout , ils n' en ont peut-être pas besoin ... Pouvaient -ils se douter qu' un jour de misérables terriens viendraient les massacrer ? Et je surpris sur le visage du docteur Oméga une lueur de compassion ... Quant à moi , j' étais troublé ... Le spectacle de ces nains étendus pêle-mêle les uns sur les autres avait quelque chose d' impressionnant et je ne pouvais regarder sans émotion toutes ces pauvres petites figures au masque horrible et douloureux ... Nous nous apprêtions à poursuivre notre route quand un hurlement effroyable retentit à quelques pas de nous . Instinctivement nous nous rapprochâmes les uns des autres , rivés au sol par l' épouvante ... Soudain , entre les glaciers qui dressaient autour de nous leurs pointes étincelantes , une bête apparut , repoussante , effroyable , d' une hideur fantastique . Elle pouvait mesurer vingt pieds aux épaules et ses grandes défenses plates et droites luisaient comme deux lames d' acier . Le corps de ce monstre rappelait un peu par sa structure celui du mastodonte trigonocéphale , appelé par certains paléontologistes l ' Elephas primigenius . Et de fait , l' ennemi terrible qui se montrait à nous avait un peu la forme d' un éléphant , mais son corps était beaucoup moins allongé que celui de ce pachyderme , et ses jambes , au lieu d' être massives et droites , étaient noueuses et légèrement arquées . Figurez -vous une bête étrange , apocalyptique , tenant tout à la fois du lion , de l' éléphant et du tapir , et vous aurez à peu près une idée de l' étrange animal dont la seule vue nous glaçait le sang dans les veines . Ses yeux , couleur de jade , avaient l' inquiétante fixité de ceux du boa constrictor lorsqu' il guette une proie . Après avoir poussé un nouveau hurlement plus formidable que le premier , le monstre nous regarda longuement , huma l' air en agitant sa queue puis s' accroupit à la façon des tigres en remuant les flancs ... prêt à sauter . Je compris que cette fois nous étions bien perdus ... Il ne nous restait qu' une chance de salut , regagner le Cosmos et nous enfoncer sous les eaux , mais il n' y fallait pas songer . Avant que nous ayons eu le temps de faire dix pas , le gigantesque animal serait sur nous . Le docteur , toujours très calme – cet homme était réellement d' un courage incroyable – brandissait nerveusement son télescope comme si , avec cette arme ridicule , il avait eu la prétention de terrasser le mammouth . Soudain , Fred s' écria en me prenant le bras : — Monsieur Borel ... donnez -moi votre canne ! ... Je lui abandonnai machinalement le levier qui devait me servir d' alpenstock . Alors le brave garçon , sans hésiter , marcha au-devant de l' ennemi en faisant tournoyer la tige de fer ... J' avoue que cette audace m' émerveilla . Bien que je considérasse comme de la témérité pure l' acte du pauvre Fred , je ne pus retenir un cri d' admiration et je vis alors notre compagnon sous un tout autre jour . Je m' étais habitué à le considérer comme un être insignifiant , une sorte de machine robuste aux rouages peu compliqués ... En ce moment tragique il me fit l' effet d' un héros ! ...