LE MASQUE D' AMOUR Le Marquis de Valcor ŒUVRES DE DANIEL LESUEUR ÉDITION ELZÉVIRIENNE Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays , y compris la Suède et la Norvège . PARIS ALPHONSE LEMERRE , ÉDITEUR 23-31 , PASSAGE CHOISEUL , 23-31 M DCCCCIV LA FÊTE DE NUIT REGARDEZ-LE . Ce n' est pas la chance , mais bien lui -même , qui a fait sa destinée . De n' importe quelle obscure condition , cet homme -là aurait surgi au premier rang . Il n' y a pas à dire : c' est quelqu'un . — Quelqu'un ... Oui , quelqu'un ... Mais qui ? ... » prononça l' interlocuteur avec un accent singulier . — « Comment qui ? Le marquis Renaud de Valcor , l' explorateur célèbre , le conquistador moderne , qui aurait doté notre pays d' une colonie nouvelle , si le Gouvernement n' avait craint des conflits dans l' Amérique du Sud , et qui demeure comme le roi des territoires les plus étendus possédés par un particulier — cette Valcorie , cédée par le Brésil , la Bolivie et le Pérou , fort en peine de délimiter leurs États dans cette région jusque -là inexplorée . Je n' ai pourtant rien à vous apprendre , monsieur Escaldas , sur la personne ou la carrière de mon cousin , puisque vous avez été directeur d' une de ses caoutchouteries du Haut-Amazone , et que vous le seriez encore , si votre santé ... » Un étrange sourire , plutôt deviné que réellement vu dans la pénombre , figea soudain cette éloquence . Marc de Plesguen , — qu' on appelait parfois , pour le flatter , M . de Valcor-Plesguen , bien qu' il fût cousin du marquis seulement au second degré , et par les femmes , sans avoir aucun droit au nom , — venait d' éprouver le frisson d' inquiète antipathie qui , depuis quelque temps , le secouait devant certaines expressions et certaines attitudes de José Escaldas . Tous deux s' étaient installés , pour savourer les fins cigares de leur hôte , sur des sièges de jardin , au bord de la pelouse fleurie de corolles électriques . C' était une des surprises de la fête de nuit , cet épanouissement d' une floraison versicolore et lumineuse parmi les massifs , les corbeilles , les gazons , et même dans les feuillages des hauts arbres les plus voisins de l' admirable demeure . Au delà de cette zone féerique , le parc s' étendait , nocturne , immense et solitaire . D' un côté , il aboutissait à une terrasse monumentale , longue d' un demi-kilomètre , en face de laquelle s' ouvrait le vide énorme de l' Océan . Car ce domaine de Valcor , situé sur un promontoire du Finistère , dans le voisinage de Brest , s' enveloppe de toute la sauvage poésie qui fait de l' extrême Bretagne une région si farouchement pittoresque . Ici , la terre et les eaux tiennent un tête-à-tête formidable . Les lames qui battent ces côtes ont dans leur élan la poussée de tout l' Atlantique . Et le rivage ne leur résiste que par un hérissement de granit , monstrueux , tourmenté , indestructible , — force inerte , non moins imposante que la force furieuse et déchaînée de la mer . En ce moment , sur le château de Valcor , dont la magnificence architecturale et la situation merveilleuse font une des curiosités de cette côte déjà naturellement si grandiose , planait la douceur d' une splendide nuit d' été . Là-haut , contre le velours sombre du ciel , les constellations semblaient aussi les fleurs de feu d' une prairie fantastique . Le souffle ample et suave du large apportait une fraîcheur sans rudesse , imprégnée d' aromes salins . Par les larges croisées ouvertes de toutes parts dans la magnifique façade Renaissance , entre les tourelles , sous les grands toits Louis XIII , aux saillies des avant-corps , s' échappaient des flots de musique et des nappes de lumière , avec le frémissement de la danse . Sous les lustres aveuglants des salons , tournoyait l' envolement de couples . Toute la jeunesse aristocratique de Brest et des environs fêtait , dans la griserie du plaisir , le dix-huitième anniversaire de la jolie Micheline de Valcor . Cependant , les deux hommes qui s' étaient isolés , pour fumer , dans l' air délicieux du soir , réunis seulement par le hasard de cette fantaisie , semblaient n' avoir guère d' idées communes à échanger . Celui dont ils parlaient encore , et qui , pour la seconde fois , passait devant leurs yeux , était pourtant , comme l' exprimait avec chaleur son cousin , un personnage peu banal , et qui , à lui seul , pouvait fournir un sujet intéressant à leurs propos . Le marquis de Valcor marchait lentement , à côté d' une femme qui , à la distance où la voyaient les deux observateurs , et parmi les jeux variés de l' ombre et de l' éclairage électrique , paraissait presque jeune et assurément encore belle . C' était la comtesse Gaétane de Ferneuse . Veuve , elle habitait toute l' année dans ses terres , qui touchent à celles de Valcor . Depuis des siècles , une amitié traditionnelle unissait les deux maisons . On retrouve , à travers l' histoire , côte à côte , comme frères d' armes dans les plus célèbres combats , des Ferneuse et des Valcor . Sur le décolleté de sa robe en mousseline de soie crème incrustée de chantilly noir , la comtesse avait jeté une écharpe en duvet neigeux . Sa tête blonde , où tremblait le vol d' une libellule en diamants , émergeait hors de cette mousseuse écume , comme celle d' une sirène dans la brisure d' une vague . Son visage blanc et immobile , aux larges yeux fixes , prêtait à cette illusion . Son expression était celle de la tristesse et de la fierté . Cependant , elle inclinait légèrement le front du côté du marquis , avec un air d' attention profonde , comme si elle eût voulu saisir jusqu' aux moindres inflexions de sa voix . — « Voilà un flirt qui me paraît sérieux , » murmura José Escaldas . — « Un flirt ! » répéta M . de Plesguen , choqué du mot . « Pour le compte de leurs enfants , alors . Micheline et Hervé sont destinés l' un à l' autre . Leurs fiançailles vont être bientôt officielles . — Hé ! » riposta l' autre , « que les jeunes gens s' aiment , cela va sans dire . Mais pourquoi voulez -vous que les parents aient dit leur dernier mot ? Voyez ... Ne forment -ils pas un beau couple ? » Pour la troisième fois , le maître de la maison et sa compagne revenaient à proximité . Une gerbe électrique éclaira en plein le visage et la silhouette de Renaud . C' était vrai : à son aspect seul , on ne pouvait douter qu' il ne fût QUELQU'UN . Sa taille haute , élancée , aux épaules larges , se dessinait sous l' habit avec une vigueur élégante . Comme il était nu-tête , on constatait la richesse drue de ses cheveux foncés , à peine givrés de blanc aux temps . Une barbe brune , en pointe , achevait bien le dessin général du crâne vaste , des joues fines , et contribuait à l' énergie martiale de la physionomie . Les traits , pétris de volonté , eussent été trop marqués de sécheresse peut-être , sans la flamme séductrice du regard . Même ici , ce soir , dans l' artificielle et inégale clarté , on devinait quelle puissance de suggestion flottait dans ces prunelles qui , d' un bleu velouté au grand jour , restaient maintenant indistinctes et ténébreuses . Ce qui échappe à la description , c' était le charme hautain mais attirant , volontaire mais souple , dont cet homme se savait doué et savait user , l' ayant exercé sur bien des êtres , depuis les primitifs les plus rudes , jusqu' aux âmes féminines les plus délicates , les plus compliquées , de la civilisation . — « Il a pourtant ses cinquante ans sonnés , mon beau cousin , » observa Marc , impressionné par cette persistante jeunesse . — « Sans sa fille , » demanda l' autre , « ne seriez -vous pas son héritier ? — Mais oui , » dit le représentant de la branche cadette . Sa réponse tomba sans regret ni emphase . Pourtant il était pauvre , et , lui aussi , avait une fille , sa bien-aimée Françoise , pour laquelle il eût souhaité les splendeurs princières dont se rehaussait le prestige du chef de la maison . Mais Marc avait l' âme d' un gentilhomme . Au plus profond de sa pensée , aussi bien que sur ses lèvres , existait , à l' égard de la richesse , ce sentiment délicat qui n' est pas du dédain , ni même de l' indifférence , mais une sorte de neutralité fière . D' ailleurs , la brièveté dominait dans son entretien actuel . Évidemment , c' était par pure politesse qu' il échangeait quelques phrases avec son compagnon . Celui -ci , au contraire , semblait ne pas prononcer une parole sans une intention forte et secrète . En même temps , il examinait la physionomie distinguée , mais peu expressive , de M . de Valcor-Plesguen . Il lançait vers celui -ci des regards furtifs et aigus , comme si la connaissance de son caractère lui eût importé plus qu' il n' eût voulu le laisser voir . Ces deux hommes , que réunissait un hasard de la courtoisie mondaine , avaient eu , jusqu' à ce soir , peu de rapports l' un avec l' autre . Marc ne voyait en José Escaldas qu' un employé , presque une espèce de parasite , de son cousin . Depuis que le marquis avait ramené ce personnage en Europe , au retour d' une de ses premières explorations , Escaldas restait attaché à sa fortune , sans qu' on distinguât clairement à quel titre , ni quels services il pouvait rendre à son tolérant patron . Jamais M . de Plesguen n' avait sympathisé avec le métis espagnol . Toutefois , cette froideur avait dégénéré en méfiance depuis qu' Escaldas , après avoir occupé pendant deux années une place de directeur à la tête d' une des fabriques de caoutchouc établies par Renaud sur ses territoires américains , était revenu précipitamment en Europe . Ce retour , effectué en apparence pour des raisons de santé , marquait un changement dans les façons du Bolivien . Marc se demandait comment Renaud ne s' inquiétait pas de ce changement , et pouvait continuer à faire son commensal et presque son homme de confiance d' un si douteux individu . En ce moment même , la nuance de sarcasme que prenait la voix d' Escaldas pour parler de son bienfaiteur , et ce que l' ombre laissait apercevoir d' insistant et d' aigu dans ses yeux vifs comme deux perles de jais , éclairant sa maigre et olivâtre figure , produisaient sur M . de Plesguen une impression qui , se prolongeant , devenait presque intolérable . — « Excusez -moi , » dit-il tout à coup en jetant son cigare . « Je rentre dans les salons . Ma fille n' a plus de mère pour la suivre des yeux quand elle danse . Et la chère petite ne s' amuse jamais complètement lorsqu' elle ne voit pas dans quelque coin la vieille figure de son papa . » Escaldas ouvrait la bouche pour protester contre ce mot de « vieille figure » , d' une modestie réellement exagérée . Il n' en eut pas le temps , pas plus que Marc n' eut celui d' exécuter son projet de retraite . Une scène inouïe les cloua sur place — à cette place , abritée par un massif , où l' ombre , épaissie par le voisinage d' une nappe électrique éblouissante , rendait leur présence invisible . A cette minute précise , Renaud de Valcor et Mme de Ferneuse arrivaient dans cette région de clarté toute proche . Elégants et graves tous deux , ils poursuivaient à voix basse leur causerie , dont aucun geste , aucune exclamation , n' indiquait le caractère . Banalités mondaines ? sincère échange de préoccupations , de sentiments ? davantage encore ? qui l' eût pu dire ? ... Mais , brusquement , ils arrêtèrent leur lente promenade . Leurs visages , levés avec étonnement , se tournèrent dans une même direction . Des pas rapides foulaient le gravier . Quelqu'un venait vers eux , tout droit , comme pour une communication qui ne supportait pas de retard . Quelques secondes de plus , et la marquise de Valcor était là , elle aussi , dans la lumière , et avec une telle expression sur le visage que les deux témoins involontaires , immobilisés dans leur abri , retinrent leur souffle . Le couple qu' elle abordait ne s' y trompa pas non plus . Une catastrophe éclatait sur la demeure en fête , ou bien elle allait se produire dès que cette femme pâle et défaite parviendrait à formuler une parole , de ses lèvres qu' on voyait trembler . — « Laurence ! ... Qu' est -ce qui vous arrive ? ... » s' écria Renaud . La marquise ne lui répondit pas . Son regard , chargé d' une fureur sinistre , se fixait sur Mme de Ferneuse . Celle -ci , malgré sa fierté , perdit un instant contenance , eut un mouvement de recul , tandis que ses traits se décomposaient visiblement . Presque aussitôt , Laurence de Valcor trouva la parole . Des mots , rauques mais distincts , sortirent de sa gorge contractée . — « Allez -vous en à la minute ! » dit-elle à la comtesse . « Emmenez votre fils ... Partez ! ... Que je ne vous revoie jamais , ni vous ... ni ce misérable enfant ! ... » — « Laurence ... Perdez -vous la tête ? ... » demanda le marquis , du ton d' un homme véritablement stupéfié . Un intervalle d' angoisse et de silence suspendit ce drame foudroyant . Les deux femmes , les yeux dans les yeux , paraissaient comme hypnotisées l' une par l' autre . Dans le bouleversement de leurs impressions réciproques , elles croyaient se voir face à face pour la première fois . L' avantage , en apparence , n' était pas du côté de celle qui insultait de façon si odieuse une amie de toujours . Laurence de Valcor n' avait ni la beauté , ni la hautaine tournure , de Gaétane de Ferneuse . Celle -ci , après le saisissement de la première seconde , s' était reprise . Elle redressait sa taille altière et toisait la marquise avec moins d' orgueil et de défi que de véritable dignité . — « Ne m' avez -vous pas entendue ? ... Je vous chasse , madame ! ... Je vous chasse ! ... » prononça Laurence . Malgré l' égarement où elle était , Mme de Valcor n' élevait pas la voix , ne faisait pas un geste , et gardait , dans une pareille tempête de passion haineuse , la tenue de son rang , cette maîtrise extérieuse de soi , dont une éducation séculaire a fait le signe de la race . Petite et brune , avec une certaine pauvreté de traits , rachetée par sa distinction et la splendeur de ses yeux sombres , elle avait quelque chose de mince et de menu dans toute sa personne , ce qui lui gardait un air juvénile , bien qu' elle touchât à la quarantaine . Son mari lui prit les mains , la força de se tourner vers lui , la regarda de cet air affectueusement dominateur auquel il savait qu' elle ne résistait pas . Puis il parla de sa voix chaudement caressante , s' adressant à elle comme à une enfant : — « Voyons , ma petite Laurence ... Calmez -vous , ma chérie ... Si vous avez quelque chose sur le cœur , vous vous en expliquerez demain . Mais c' est une erreur , un malentendu ... Laissez -moi vous en excuser auprès de la comtesse ... — M' excuser ! ... » Elle bondit en arrière , arrachant ses deux frêles mains d' une étreinte pourtant volontaire et forte , — plus forte de tout le prestige qu' avait sur son cœur ce mari qu' elle adorait . Renaud insista , d' un ton cette fois impératif : — « Vous n' allez pas gâter cette fête , la fête de notre Micheline ... — Notre Micheline ! ... Ah ! ma fille , ma pauvre petite fille ! ... — Elle divague ... C' est une crise de somnambulisme , » prononça dédaigneusement Mme de Ferneuse . Vous savez , Valcor , on ne doit pas discuter avec les fous . Je me retire . » Le marquis protesta , mais pour la forme , jugeant à peu près de même , et craignant un scandale pire si l' on résistait à la volonté extravagante de Laurence . Cet homme , tellement autoritaire et sûr de lui , paraissait — pour la première fois peut-être de son existence — réellement embarrassé . Il eut , entre les deux femmes , un mouvement d' hésitation . Que devait-il faire ? Allait-il offrir le bras à la comtesse , pour la mettre — ce qu' il trouvait monstrueux — hors de chez lui ? Elle vint à son secours avec une aisance et une ironie où elle gardait le beau rôle . — « Ramenez Laurence , mon ami . Elle a plus besoin de votre appui que moi . Et envoyez -moi mon fils , en lui disant que je suis un peu souffrante , que je l' attends ici pour qu' il me reconduise à la maison . » M . de Valcor , la tête vide de pensées dans une situation si déconcertante , obéit machinalement . Il plaça sur son bras la main de sa femme , qui ne résista plus , mais qui se cramponna , pour marcher , à ce soutien , comme prête à défaillir . Mme de Ferneuse les regarda s' éloigner sans changer d' attitude . Et les deux spectateurs cachés de cet inexplicable éclat furent déçus s' ils espéraient que , une fois seule , la femme si indignement traitée aurait une exclamation de révolte , de douleur ou de crainte , qui leur donnerait la clef du mystère . Elle resta debout , à la place où ses hôtes l' avaient laissée dans une attitude pensive . Seulement elle ramena autour d' elle , d' un geste frileux , son écharpe de plumes , comme traversée d' un frisson . Personne ne vint à elle , bien que dans les avenues voisines , sous les arbres illuminés , passât plus d' un couple qui cherchait au dehors la fraîcheur , l' isolement ou la poésie de ce beau soir . Mais qui se fût douté que pour les plus enviés et les plus brillants acteurs de cette parade mondaine , l' heure de plaisir devenait une heure de désastre et de lutte ? ... Les fleurs électriques s' épanouissaient sous les étoiles . On entendait des chuchotements et des rires sous les calmes feuillages . L' énorme château étincelait par toutes ses fenêtres et frémissait du rythme de l' orchestre , qui jouait des valses lentes . Dans l' ombre , Marc de Plesguen chercha des yeux les yeux de José Escaldas . A l' inquiétude désolée de ce regard , un coup d' œil de férocité triomphante répondit . Le cousin de Renaud en eut froid entre les épaules . Ses prunelles questionnèrent anxieusement le Bolivien . Mais l' autre hocha la tête , et d' un coup de menton , indiqua la comtesse toute proche . Cependant , un jeune homme accourait en bonds rapides et légers , abordait la femme solitaire : — « Mère chérie ! ... Que me dit -on ? ... Vous êtes lasse ? ... Vous vous sentez mal ? ... Mais pourquoi rester ainsi à l' écart ? ... » C' était un charmant et svelte garçon , aux traits d' une délicatesse presque féminine , malgré la virilité de la moustache blonde . Sous la lumière , un reflet d' or brillait sur la grosse mèche ondée qui rehaussait son front gracieux . Sa voix , tout imprégnée en ce moment de tendresse et de respect , se modulait en inflexions pénétrantes . — « C' est vrai , mère , que vous souhaitez partir ? ... » Il ne pouvait le croire . Ne savait-elle pas quel bonheur il goûtait auprès de Micheline ? Et il la connaissait , cette mère adorable . Que ne supporterait-elle pas avant de lui causer un chagrin ! ... — « J' ai fait donner l' ordre d' atteler , mère chérie . Je vais vous ramener . Mais , à moins que vous n' ayez besoin de moi , il faudra bien que je revienne . Je dois conduire le cotillon avec mademoiselle de Valcor . — Non , mon pauvre Hervé , tu ne reviendras pas . — Pourquoi ? Ferneuse n' est qu' à deux lieues . Nous avons les irlandais , ce soir . Avec ces chevaux -là , je puis être de retour dans une heure . » Gaétane secoua doucement la tête . La voix d' Hervé s' altéra tandis qu' il s' écriait : — « Oh ! mais alors ... vous êtes donc véritablement malade ? — Non , mon enfant . C' est bien pire . — Pire ? ... — Toi et moi , Hervé , nous sommes chassés de Valcor . » Il la regarda sans même s' émouvoir , tant les mots lui parurent incompréhensibles . — « Fuyons cette maison , mon fils . Nous n' y remettrons jamais les pieds . — Que me dites -vous , ma mère ? — Allons ... viens ... As -tu fait dire qu' on portât nos manteaux dans notre voiture ? Sinon , envoie le valet de pied les prendre . Nous ne rentrerons pas dans les appartements . — Mère ! ... vous me rendez fou ! — Je te dis qu' on nous chasse . Attendras -tu qu' on nous pousse dehors , toi , un Ferneuse ? » Hervé passa la main sur son front . — « On nous chasse ... Qui nous chasse ? — La marquise . — Pourquoi ? — Elle ne l' a pas dit . — Vous le savez ? ... — Peut-être . — Est-elle dans son droit ? » En posant cette question , le malheureux jeune homme attachait sur sa mère des yeux pleins d' une horreur et d' une douleur qui semblaient implorer leur pardon d' éclater indomptablement . Il y avait une appréhension indicible sur son visage , et en même temps une ferveur filiale qui s' humiliait de cette appréhension , se maudissait de n' y pouvoir résister . La comtesse de Ferneuse regarda longuement son fils , puis , d' une voix calme : — « Si elle en a le droit ? ... Mais je donnerais ma vie pour le savoir . » Un inconnu redoutable s' évoqua dans la profondeur de l' accent , d' une indéniable sincérité . Une sensation d' énigme étreignit le jeune de Ferneuse , mais , du même coup , les vils soupçons cessèrent de violenter son cœur de fils . Il fit le mouvement de s' agenouiller . — « Oh ! pardon ... pardon ... mère ... — Y penses -tu ! ... On peut nous voir . — Ma mère , j' aurai raison de ceci . Il y a un homme qui m' en rendra compte . » Elle ne répondit rien et prit son bras . Tous deux s' éloignèrent . Couple d' une grâce touchante et haute , cette mère , ce fils , beaux tous deux , lui d' une jeunesse si fraîchement virile , elle d' une si noble féminité , intacts quand même sous l' outrage , et d' une telle confiance l' un dans l' autre . Leurs deux silhouettes s' effacèrent , à quelque distance , dans les ténèbres . — « Mon Dieu ! ... C' est atroce ! ... » murmura M . de Plesguen , en se levant . Parlait-il de l' injurieuse expulsion , du supplice de cette femme , à qui , malgré tout , son fils demanderait d' étranges comptes ? du brutal écrasement de l' amour au cœur de deux enfants irresponsables ? ou de l' oppressant mystère qui enveloppait tout cela ? Lui -même ne démêlait pas ses sentiments , secoué jusqu' au fond de sa nature timide , bienveillante , affectueuse , par le souffle équivoque et violent de ce conflit passionné . — « Monsieur de Valcor-Plesguen , » dit une voix pleine de signification secrète . Marc se retourna , glacial . — « Non , monsieur Escaldas , épargnez -moi vos commentaires . C' est bien assez qu' un étranger à notre famille ait assisté à ce triste incident de son histoire intime . Elle n' en saurait , je le crains , tirer beaucoup d' honneur . Il me serait pénible d' en parler . — Comment ! » ricana l' autre , « c' est ainsi que vous le prenez avec moi ? ... A votre aise , monsieur . Je ne vous en garderai pas rancune . Je sais si bien qu' avec un mot je pourrais vous faire dresser l' oreille . Vous auriez tant de raisons pour me supplier de parler , que cela me semble tout à fait plaisant de vous obéir quand vous m' enjoignez de me taire . — Je n' essaie pas de comprendre les rébus , monsieur , » dit Marc . Et , de sa démarche élastique , mesurée , d' homme de race et d' homme du monde , il se dirigea vers la maison . Comme il en approchait , il hâta le pas . Un désir subit le prenait de voir tout de suite sa fille , sa petite Françoise , de constater qu' elle s' amusait d' un cœur insouciant , que rien du sombre nuage n' avait flotté sur elle . « Malgré notre pauvreté , » pensa-t-il , « elle s' endormira ce soir plus paisiblement que sa cousine , la riche héritière . » Ce fut comme un sentiment de revanche contre cette fortune de la branche aînée , qui mettait un tel contraste entre les destinées des deux jeunes filles . Lorsque Marc entra dans les salons , il les aperçut tout de suite l' une et l' autre qui , au milieu d' un cercle de robes vaporeuses et d' habits noirs , exécutaient un menuet . Un grand nombre de couples s' étaient arrêtés pour regarder les pas et les figures de cette danse , que rythmait en sourdine un seul violon , tandis que , dans la grande galerie , l' orchestre continuait à jouer des valses . Micheline de Valcor et Françoise de Plesguen étaient toutes deux d' une grâce délicieuse . Mais , à cet instant , la première , quoique généralement plus admirée que sa cousine , ne soulevait pas , comme celle -ci , à chaque évolution , des murmures charmés . C' est que Micheline , à l' étonnement de tous , glissait en mesure avec raideur et distraction , sans les mines et les sourires que réclame cette danse coquette , où Françoise faisait merveille . La fille du marquis était très pâle . On la crut même soudainement souffrante . Seul , Marc de Plesguen devinait l' angoisse de ce jeune cœur . Elle avait vu Hervé de Ferneuse quitter le bal sur un mot murmuré par un valet , tandis qu' elle -même , valsant avec un autre cavalier , ne pouvait recevoir de lui une explication ou un adieu . Aussitôt après , s' échappant dans un vestibule pour tâcher de savoir ce qui se passait , elle avait entendu près du seuil les voix de ses parents , qui rentraient ensemble du parc . Micheline s' était avancée , juste à temps pour saisir cette phrase , prononcée par sa mère : — « Demain , monsieur , vous saurez de moi ce que je n' ai , du reste , point à vous apprendre . Ce soir , je n' oublierai pas que je suis maîtresse de maison et que je me dois à nos invités . » Puis , comme elle apercevait leur fille : — « Micheline , » avait murmuré cette femme , bouleversée par un étrange désespoir , « aie du courage , ma pauvre petite ... Danse ... Montre -toi gaie ... Souviens -toi que tu es une Valcor ... » C' est sur ce mot que la jeune fille venait de rentrer dans les salons . Malgré toute sa vaillance , — car elle ne manquait ni d' énergie ni de fierté , — Micheline ne pouvait plus montrer l' entrain radieux qui , au début de cette fête , faisait d' elle l' image même de la jeunesse heureuse . Et quelle séduisante image , avec sa taille élevée , souple et svelte , son visage aux traits purs , qui reproduisait , affiné , celui de son père , mais qu' illuminaient , d' une douceur ardente , les sombres yeux veloutés de sa mère , son merveilleux sourire , sa chevelure brune gonflée d' une sève impétueuse sur la délicate blancheur de la nuque et du front . Micheline de Valcor , d' une beauté célèbre parmi la vieille aristocratie bretonne , à laquelle appartenait sa famille , aussi bien que dans le grand monde parisien où elle commençait à paraître , fille unique d' un homme riche et dont la carrière , déjà si brillante , ne paraissait point atteindre son apogée , n' avait pas accompli ses dix-huit ans , qu' on célébrait ce soir , sans avoir vu se présenter des partis plus ou moins acceptables , et dont quelques-uns même semblaient dignes d' une si parfaite destinée . Elle les avait refusés tous . Ses parents , malgré d' assez vives insistances en faveur de quelques prétendants hors de pair , s' étaient gardés de pousser leurs prédilections jusqu' à la contrainte . Ils aimaient trop tendrement leur fille pour essayer de lui édifier un bonheur qu' elle n' eût pas choisi . Ce ne leur fut point chose difficile que de deviner ses sentiments envers son ami d' enfance , Hervé de Ferneuse . Ils n' y virent rien à reprendre , et se contentèrent de laisser un peu couler le temps pour s' assurer que ces sentiments étaient bien de ceux qui durent et qu' on ne saurait contrarier sans une cruelle inconséquence . Maintenant , ils étaient fixés . Le penchant réciproque des deux jeunes gens avait résisté à la séparation des trois années passées par Hervé dans un régiment de cavalerie . Le fils de Gaétane était un esprit singulier , d' une gravité rare , absolument dédaigneux du plaisir , et que la science attirait . De retour à Ferneuse , après son temps de service militaire , il y organisa un laboratoire , ou , désormais , il passa ses journées . En dehors des problèmes dont il poursuivait la solution , il n' avait de pensée que pour Mlle de Valcor . Élevé près de sa mère , par des précepteurs ecclésiastiques , Hervé était un chaste , avec une teinte de mysticité , un de ces êtres faits pour se donner entièrement à un amour unique , et pour mettre dans cet amour tout l' idéal de leur âme avec toute la chaleur de leur sang . Jamais il ne l' avait compris comme ce soir , où , presque officiellement , sa vie s' enchaînait enfin à celle de Micheline . Elle et lui ne craignaient plus de danser trop fréquemment ensemble . Tout le monde savait que les fiançailles seraient annoncées d' un jour à l' autre . Aussi , malgré le devoir mondain qui obligeait Mlle de Valcor à ne pas montrer de préférence parmi les invités de ses parents , elle pouvait garder des tours de faveur à son cher et charmant Hervé , grâce à la discrétion des autres cavaliers , qui se faisaient un scrupule de réclamer une valse à la ravissante amoureuse . C' est au milieu de cette idylle que tomba le coup de foudre . Mme de Valcor , plus soucieuse pourtant du bonheur de son enfant que cette enfant elle -même , venait , avec la plus irréparable violence , de briser ce bonheur . Sans comprendre encore de quelle tragique gravité était le drame où sombrerait demain sa félicité ingénue , le miracle divin de sa jeune destinée éblouissante , Micheline sentait sur ses fraîches épaules décolletées un appesantissement de catastrophe . Qu' elles étaient fragiles pour supporter ce qui tomberait bientôt sur elles , ces douces épaules à la chair si pure , ignorantes de tout frisson voluptueux ou brutal , ne connaissant encore que le contact candide et léger des petites perles réunies en rang nombreux afin d' engainer très haut le cou élancé , lilial . Quand le menuet — un supplice ! ... — fut terminé , Mlle de Valcor partit à la recherche de son père . Celui -ci lui donnerait une impression nette , un mot d' ordre décisif . Elle avait une confiance absolue dans ses résolutions d' homme au prompt coup d' œil , à la volonté sûre , qui se détermine dans la vie comme un capitaine sur un champ de bataille , toujours prêt aux surprises , et d' un sang-froid capable d' y faire face . Elle trouva le marquis près du buffet , où il conduisait une dame , avec une bonne grâce souriante et aisée , telle que sa fille elle -même se demanda si elle ne sortait pas d' un mauvais rêve . Elle y rentra bien vite , la pauvre enfant , — et pis que dans un rêve , dans une réalité accablante , — lorsque , un instant après , quand il put , sans affectation , s' approcher d' elle , qu' il voyait plus blanche que sa robe neigeuse , il lui dit d' une voix basse et expressive : — « Micheline , je compte sur toi pour que cette maison reste au-dessus de la malveillance et des jugements vulgaires . Hervé ne reparaîtra plus ici ce soir ... — Ce soir ? » répéta-t-elle avec une lèvre tremblante d' anxiété comme pour demander : « Seulement ce soir , n' est -ce pas ? » Elle n' eut pas de réponse . Et cependant elle ne put pas douter que son père n' eût compris . Il ajouta simplement : — « Pour tout le monde , une indisposition de Mme de Ferneuse a forcé son fils à la ramener chez elle . Tu m' entends bien , Micheline ? ... Je peux me fier à ton orgueil , mon enfant ? — Mon père , » balbutia-t-elle , « il y a donc autre chose ? — Pas ce soir . Pas plus pour toi que pour moi , » répondit-il . Il se détourna . Et ce qu' elle avait cru saisir de détresse personnelle dans son accent , ne fut pas pour lui enlever l' appréhension affreuse qui lui étreignait le cœur . Elle revint dans le bal , marchant comme une somnambule , mais la volonté tendue à jouer son rôle de jeune fille heureuse , tout au plus assombrie par le départ — ce contre-temps fâcheux , accidentel — d' une amie de la maison . — « Madame de Ferneuse s' est trouvée subitement malade , » dit-elle à Françoise de Plesguen . « Son fils a dû la reconduire . Veux -tu me céder ton cavalier pour le cotillon ? Le prince Gilbert devait être conducteur en second . Il connaît toutes les figures . Je ne puis demander à personne autre ... » La physionomie blonde et mignarde de Françoise , ce visage frais et chiffonné comme un pastel de La Tour , qui prenait dans le menuet , avec des grâces surannées , un petit air Louis XV tout à fait de circonstance , se troubla aussitôt de telle façon que Micheline s' en fût aperçue , sans le voile interposé entre son regard et les choses extérieures . Mais Mlle de Valcor ne voyait plus rien distinctement . Elle ne remarqua pas la flamme mauvaise dont brillèrent les claires prunelles de sa cousine . — « Non , » dit Françoise d' un ton sec . « Le prince Gilbert doit danser le cotillon avec moi ... — Le prince Gilbert , » répéta quelqu'un à côté des deux jeunes filles . « Quelle malice dites -vous sur le prince Gilbert , mesdemoiselles ? » Elles se tournèrent . Un jeune homme était là , petit , d' une taille bien prise , à la physionomie particulièrement séduisante avec son teint mat , sa jolie moustache brune , ses yeux d' or , qui , parfois , s' assombrissaient en s' alanguissant . Une expression très prenante , à la fois légère et voluptueuse , teintée d' une ombre mélancolique , donnait de la poésie et de la beauté à ce visage dont les traits , à les détailler , n' eussent rien offert de remarquable . C' était l' arrière-petit-fils d' un héros de l' Empire , le maréchal Gairlance , prince de Villingen . Lui -même venait d' hériter du titre , il y avait moins d' un an , après la fin tragique d' un oncle représentant la branche aînée , qui , presque octogénaire , s' était fait tuer en duel . Le prince Gégé — comme on l' appelait à cause de sa double initiale , dans le Paris où l' on s' amuse , et où il s' amusait plus absurdement que quiconque — achevait de dissiper dans le plaisir le patrimoine conquis , par les hauts faits de son bisaïeul , et qui lui arrivait , d' ailleurs fort entamé . Fin tireur et beau joueur , il usait de même les derniers restes de la hardiesse familiale dans les salles d' armes ou devant le tapis vert . De ce jeune viveur , Françoise de Plesguen était éprise avec tout l' aveuglement de son âge et dans son ignorance de la vie . Elle venait de tressaillir en entendant sa voix . Nerveusement , sans douter une minute qu' il ne revendiquât son droit de danser le cotillon avec elle , — car il lui faisait la cour , comme à toutes , et chacune se croyait seule , — elle lui expliqua : — « Nous ne disions pas de malices . Il s' agit » — elle sourit finement , avec ses petites mines à la Watteau , — « d' une affaire très grave . Micheline a perdu son conducteur de cotillon . — Monsieur de Ferneuse ? — Oui . » Le prince Gilbert regarda Mlle de Valcor . Qu' elle avait une figure étrange , avec ce tremblement au bord des lèvres ! — « Un accident ? ... » demanda-t-il . — « Oh ! à peine , » fit Micheline avec une vivacité superflue . « Sa mère un peu souffrante ... » Et Françoise reprenait , en l' imprudence de sa sécurité : — « Il vous aurait déjà fallu guider ce pauvre Hervé , qui n' arrivait pas encore à se débrouiller dans les figures après quinze jours de répétitions . Vos lumières , prince , seront encore plus indispensables . Et si je n' avais pas attesté la promesse que je vous ai faite de cette danse , ma cousine voulait vous prier ... — De suppléer monsieur de Ferneuse ? ... » interrompit Gilbert avec une joie si hâtive que sa voix s' en altérait . « Ce me serait un tel honneur ! ... Mademoiselle , » dit-il à Micheline , « je suis humblement à vos ordres . Votre cousine est trop aimable pour ne pas céder son cavalier à la raison d' État . Et , d' ailleurs , la charmante mademoiselle de Plesguen n' est pas en peine de me remplacer par un plus digne . » Françoise sentit son cœur s' arrêter . C' était sa première expérience de la vie , c' est-à-dire de la lutte , où , le plus souvent , la force l' emporte . Sa cousine représentait une force suprême : l' argent . Elle , Françoise , n' avait au monde que sa grâce fluette et souriante , qui la faisait croire sans caractère . Pourtant , sous ce petit masque puéril de bergère de Saxe , se voilait un sentiment tenace et terrible : la jalousie . Depuis l' enfance , elle enviait Micheline . Ce soir , ce ne fut plus seulement de l' envie , mais une meurtrière fureur qui éclata en elle , quand son regard suivit Mlle de Valcor partant au bras du prince Gilbert , pour organiser le cotillon . Quel espoir n' avait-elle pas mis dans cette heure escomptée entre toutes , où le caprice des figures tantôt l' entraînerait , légère et glissante , aux bras du jeune homme , tantôt la laisserait assise auprès de lui à échanger de doux chuchotements ! Elle avait cru qu' il l' attendait , cette heure , avec une impatience égale à la sienne . Il n' avait pas fallu à sa naïveté beaucoup des fadeurs que débitait si bien le beau Gilbert , pour le supposer amoureux d' elle . Pauvre petite ! à peine sortie du couvent où la maintenait la sollicitude timorée de son père , ayant perdu sa mère si tôt qu' elle ne se la rappelait même pas , elle offrait , dans son âme incertaine , un mélange de candeur , de chimère , d' instincts dangereux , d' enthousiasmes indomptables , qui la vouait aux actions extrêmes , dans le bien comme dans le mal , mais qui surtout la laissait sans défense contre les pièges du destin . — « Je vais t' envoyer un cavalier , » lui avait dit Micheline . Françoise était restée muette , comme pétrifiée . Aussi eut-elle un sursaut de saisissement quand elle entendit presque à son oreille : — « Il vous reviendra , le beau prince Gilbert , mademoiselle de Valcor ... Il vous reviendra quand je le voudrai . » Le premier mouvement de la jeune fille fut de fierté blessée . Mais , lorsqu' elle eut reconnu celui qui lui parlait , la surprise l' emporta . — « Vous , monsieur José ! ... Et pourquoi m' appelez -vous mademoiselle de Valcor ? Mieux que personne , vous savez qu' à peine avons-nous le droit de joindre ce nom à notre nom de Plesguen . — Mieux que personne je sais peut-être autre chose , » riposta José Escaldas . Il souriait , avec l' air mystérieux qu' il prenait , voici des années , quand il racontait aux deux cousines quelque histoire effrayante des pampas . Il avait été pour elles un grand camarade , et ni l' une ni l' autre n' eût songé à se méfier de lui ou à le tenir à distance , comme l' avait fait tout à l' heure le père de Françoise . Celle -ci , sans même s' offusquer de sa libre allusion au prince Gairlance , tout à coup distraite et intriguée , comme une enfant qu' elle était encore , questionnait de ses yeux élargis et scintillants , ce brun visage familier . Les traits maigres et arides de José Escaldas , ses cheveux poussés trop en arrière sur son front jaune , sa courte barbe , frisée et grisonnante , son corps étriqué , sans aisance dans l' habit noir , prenaient un certain air fatidique pour cette imagination de vingt ans , dont l' élasticité rebondissait vite à l' espérance . — « Qu' est -ce que vous me racontez , monsieur José ? » dit Françoise avec son prompt sourire , « Êtes -vous devenu sorcier ? — Peut-être . — Et vous exerceriez votre pouvoir en ma faveur ? » ajouta-t-elle , croyant suivre un badinage , mais soulevée au fond par ces désirs si puissants de la jeunesse qui ne trouvent invraisemblable aucune de leurs réalisations . — « Vous ne savez pas à quel point , » répliqua-t-il avec un air de gravité impressionnante . « Et , ce jour -là , vous trouveriez le prince Gairlance un trop piètre parti pour vous . » Françoise eut dans ses prunelles transparentes d' aigue-marine un éclat malicieux et ravi . On y lisait , comme si elle l' eût crié tout haut : « Un parti ? ... Mieux que cela ... Celui que j' aime , celui que je serai toujours trop heureuse de choisir . » — « Ah ! » soupira Escaldas , « si j' avais seulement un allié avec moi ! — Lequel ? — Votre père . — Mon père ! ... » s' exclama Françoise , étonnée . « Il n' a d' autre pensée que mon bonheur . Et d' ailleurs je lui fais faire tout ce que je veux . — Eh bien , décidez-le à m' entendre . — Mais , monsieur José , vous pouvez lui parler quand bon vous semble . — Pas , je le crains , sur un certain sujet . — Dieu , que vous êtes énigmatique ! Je suis dévorée de curiosité . Vous causerez avec papa dès demain . — Où cela ? — N' importe ! Ce n' est pas difficile , puisque , en ce moment , nous habitons le château et vous aussi . — A demain donc , mademoiselle Françoise , car voici , je crois , quelqu'un qui attend pour vous inviter à danser . » Un jeune homme , en effet , un cavalier tellement indifférent à Françoise , qu' elle l' accepta sans même le regarder , s' inclina dès qu' il vit s' écarter José Escaldas et sollicita l' honneur du cotillon avec Mlle de Plesguen . Celle -ci mit la main sur son bras , et se laissa emmener vers la grande galerie , où Micheline et le prince Gilbert entamaient la première figure . Malgré la griserie d' illusion donnée à Françoise par les étranges propos de José Escaldas , la jeune fille ne put surmonter sa souffrance en constatant l' air de triomphe et de fatuité , le galant empressement auprès de sa danseuse , qui éclataient dans toutes les façons , d' ailleurs parfaitement élégantes , du prince Gilbert . Mlle de Valcor et lui formaient un beau couple , en dépit de la taille médiocre de Gairlance , qui atteignait tout juste celle de Micheline . Mais il avait une grâce mâle et assurée , une séduction incontestable , et il était là sur son terrain d' homme du monde accompli , dirigeant avec un art aimable les fantaisistes figures du cotillon , et dansant à miracle , avec un rien de négligence , qui marquait son dédain complaisant pour l' exercice frivole où il excellait . Tant de conquérantes vertus , dont s' émerveillait la galerie féminine , restait sans effet sur sa ravissante partenaire , la seule entre toutes qu' il eût voulu toucher . Micheline de Valcor , les yeux noyés d' un rêve triste , un sourire voulu sur les lèvres , dansait sans lui parler , sans le voir pour ainsi dire , et , même dans la valse , quand Gilbert enlaçait son corps souple , il la sentait très loin de lui . « Ah ! ... » se dit-il , « elle ne serait pas si absorbée pour un malaise de sa future belle-mère . Une fille de tête comme celle -là ! ... Il y a autre chose . Est -ce que cela craquerait du côté de son petit séminariste de Ferneuse ? ... Ça m' éviterait la peine d' éliminer le freluquet , comme j' en ai si furieusement envie . Je voudrais voir ce gaillard -là sur le terrain ... Mais , le plus sûr , c' est une bonne brouille entre les amoureux . Cette belle créature aux yeux de braise et de velours se doute peut-être enfin qu' un blondin à figure de Carême n' est pas du tout son affaire ... » Cependant les salons de Valcor s' étaient peu à peu désemplis . Les invités venus de Brest ou de châteaux éloignés se retiraient les uns après les autres . Une vingtaine de couples , tout au plus , achevaient le cotillon . C' étaient , pour la plupart , des amis intimes qui recevaient l' hospitalité dans l' immense château . Déjà , sur les massifs , étoilés de fleurs électriques , la pâleur d' une aube d' été glissait , fanant les calices de lumière . Brusquement , ils s' éteignirent tous dans le parc , tandis que , sous les plafonds éblouissants , la jeunesse inlassable ne se doutait guère que cette nuit de plaisir cédait déjà la place au jour . A ce moment , Renaud de Valcor , laissant enfin ses traits se crisper d' inquiétude , se réfugia , pour se détendre de la pénible contrainte , dans un petit salon qu' il croyait désert . Tout de suite , il y aperçut sa femme . Laurence était abattue sur un divan , la tête renversée sur les coussins , les yeux mi-clos , pâle comme une morte . Une telle douleur dévastait son visage que son mari n' osa , cette fois , la traiter ni en malade ni en enfant . — « Montons , » lui dit-il . « La maison ne contient plus que nos hôtes , qui y sont chez eux . Vous pourrez enfin m' expliquer ... » La marquise tourna vers lui ses yeux sombres et doux , où il vit une expression pareille à celle d' une bête inoffensive sur laquelle se lèverait le couteau du chasseur . Jamais elle n' avait lutté contre lui , fût -ce une minute . Il comprit l' affreuse angoisse qu' elle éprouvait à l' accuser , et , quelle que fût cette accusation , il se dit qu' il en triompherait aisément dans ce cœur tendre . — « Chère Laurence , » murmura-t-il , « quel que soit le mal que vous soyez en train de vous faire à vous -même , je jure de vous en guérir . Venez ... Dites -moi ce qui vous tourmente ... Ayez confiance en moi . » Sans répondre un seul mot , elle se laissa prendre la main , se leva et le suivit . LA CACHETTE PAR les immenses escaliers de pierre , à marches basses , recouvertes de tapis somptueux , par les corridors larges comme des galeries , le marquis et la marquise de Valcor s' éloignèrent de la salle de gala où s' achevait le cotillon . Tout à coup , en arrivant sur un palier du second étage , dans l' aile où se trouvaient leurs appartements privés , Renaud et Laurence surgirent en la blême lumière de l' aube . Le jour naissant éclairait une vaste antichambre , tendue de tapisseries sombres entre les boiseries sculptées . Par les hautes fenêtres à petits carreaux , s' offrait une vue grandiose , d' une solitude infinie , que l' heure incertaine et mystérieuse emplissait de tristesse . L' esplanade entourant le château aboutit , de ce côté , à la terrasse qui surplombe la mer , car c' était ici l' aile extrême de l' édifice . Les cimes des arbres séculaires qui bordent cette terrasse , et une assez longue rangée de ses balustres blancs , se détachaient sur le glauque abîme . Vers la droite , la crête aiguë d' un promontoire rocheux hérissait , contre la lividité des eaux et du ciel , ses dentelures d' un noir d' encre , brodées d' un fil d' or rose par le soleil levant . Le couple troublé frissonna , malgré la familiarité d' un tel cadre , en passant soudain des clartés de la fête et de ses échos joyeux à cette pâleur et à ce silence de la Nature . En même temps , ils se virent l' un l' autre , avec des traits que la jeunesse enfuie ne défendait plus contre les meurtrissures d' une nuit blanche , dont le souci plus que le plaisir avait allongé les heures . — « Où me conduisez -vous donc , Laurence ? Dans le nouvel appartement de Micheline ? » De la tête , Mme de Valcor fit signe que oui . Elle mit la main sur le bouton d' une porte . Pour ses dix-huit ans accomplis , Renaud offrait à sa fille , au lieu de l' unique chambre d' enfant occupée jusqu' ici par elle , un ensemble de pièces , dont la décoration et l' ameublement représentaient un somptueux cadeau . « Quand , plus tard , elle reviendra nous voir avec son mari , » s' étaient dit les parents entre eux , « il faut qu' elle trouve ici une installation bien à elle , et qui lui plaise . » Malgré les efforts de l' architecte et du maître tapissier , qui devaient livrer tout en état pour le jour de l' anniversaire , les travaux restaient inachevés . Une pièce n' était pas faite . Laurence y conduisit son mari . Ce devait être un boudoir-bibliothèque . Micheline , qui adorait les livres , et en possédait de charmants , — éditions rares , reliures précieuses , mignons volumes presque illisibles dans leur finesse , — avait souhaité qu' on aménageât pour eux la chambre où elle se tiendrait le plus volontiers . En vue de cette destination , elle avait choisi la moins grande , mais la mieux située , dans la tourelle d' angle la plus rapprochée de la mer . C' était un cabinet de forme irrégulière . On y accédait par trois marches . Deux fenêtres , étroites et accouplées , s' ouvraient sur l' Océan , bordé à perte de vue par des rochers farouches . L' idée d' être chez elle dans cette retraite enchantait la rêveuse Micheline . Son désir de la rendre aussi originale que possible , et ses hésitations à ce sujet , n' avaient pas été pour peu de chose dans le retard apporté aux travaux . La veille seulement les ouvriers avaient attaqué un mur , où Mlle de Valcor voulait faire creuser une niche , que l' on garnirait de rayons pour certains de ses livres . — « Vous reconnaissez cette chambre ? » demanda Laurence à son mari . — « C' était mon cabinet de travail , quand j' étais jeune homme , » répondit Valcor . « Je vous l' ai dit cent fois . Micheline — la chérie ! — a trouvé là une raison de plus pour en faire son studio . — Alors , » reprit la marquise d' une voix tremblante , « vous n' avez pas oublié votre cachette ? — Ma cachette ! ... » L' expression atterrée de Valcor glaça Laurence . Elle n' était point préparée à voir sur les traits de son mari une pâleur si soudaine et si lugubre , une telle contraction d' effroi . Il ne fut pas long à se reprendre . Quelques secondes , et ce mâle visage , d' une souriante énergie , redevenait lui -même . Trop tard ! L' épouse qui , jusque -là , espérait encore on ne sait quelle invraisemblable justification , se sentit glisser jusqu' au fond du doute . Elle demeurait consternée de son succès , éperdue de ce renversement des rôles , elle , la timide , si heureuse à l' ordinaire de plier devant ce souverain esprit . — « Oui , Renaud , » répéta-t-elle , « votre cachette . Ce réduit si bien célé dans le mur qu' il a fallu la pioche des maçons pour le mettre à jour . Ce réduit contenant votre horrible secret . » Il fit peser sur elle un regard violent . — « Vous avez donc osé , » demanda-t-il , « toucher à quelque chose ici sans me prévenir , sans m' appeler ? ... — C' est aujourd'hui même , » reprit Laurence , « qu' en creusant la paroi , les ouvriers ont découvert une cavité contenant les lettres que vous aviez autrefois si bien cachées . Micheline était là , donnant ses indications . Elle m' apporta le mince paquet , en riant de l' aventure , et sans en briser le cachet , grâce au ciel ! Elle et moi , nous crûmes à quelque relique plus ancienne que nous tous . « C' est ton père qui l' ouvrira , » lui dis -je . Et je laissai là ces papiers . Distraites par les préparatifs de la soirée , nous n' y pensâmes plus , ni l' une ni l' autre . Mais , plus tard , en m' habillant pour le bal , sur un pli saillant , je crus reconnaître votre écriture ... — Et vous avez lu ? » demanda-t-il . Maintenant , Renaud avait reconquis son sang-froid , jusqu' à renoncer même à manifester de la colère . Ce fut avec une espèce d' ironie bienveillante qu' il posa la question . Le trouble de sa femme grandissait , au contraire . Elle se tordit les mains . — « J' ai lu ... J' ai lu ... la chose abominable ! Ah ! croyez-le bien , ce n' est pas la jalousie qui me déchire le plus . Si j' étais seule à souffrir ! ... » L' angoisse la suffoqua . Les mots moururent dans sa gorge , tandis qu' elle attachait sur son mari des yeux qui n' arrivaient pas à perdre leur infinie douceur , de larges prunelles d' ombre amoureuse , toutes noyées par une douleur sans nom . Il eut pitié d' elle , car il appréciait sa grâce inoffensive , sa dévotion à toute épreuve . D' ailleurs , il croyait voir se réduire le problème à un orage sentimental , et son épouvante première diminuait . — « Comme vous avez tort de vous tourmenter si follement , ma pauvre Laurence ! Y a-t-il rien en ce monde qui soit irréparable ? — Quelle réparation offrirez -vous à ces malheureux enfants ? » Renaud regarda sa femme sans répondre . — « Où alliez -vous donc ? » reprit celle -ci au bout d' un instant . « Pourquoi les laisser dans une illusion si dangereuse ? Quand comptiez -vous anéantir leur beau rêve ? Qu' attendiez -vous ? » Valcor continuait à se taire . Ses yeux ne quittaient pas les lèvres de Laurence , comme s' ils eussent tâché d' y surprendre des mots qu' elle ne disait pas . — « Vous n' aviez pourtant pas l' intention de les laisser tomber dans ce piège infernal ? ... Oh ! Renaud , parlez ! ... protestez ! ... Ma raison s' égare ... — Précisément , » dit-il , « vous n' êtes pas en possession de vous -même . Je ne puis vous répondre maintenant . » Elle gémit sous l' assaut d' une pensée plus atroce , ainsi que dans les tenailles d' une torture physique . — « O Dieu ! ... Si Micheline allait en mourir ! » Le marquis tressaillit , lui aussi , comme touché brusquement par un fer rouge . De nouveau , malgré sa maîtrise de lui -même , sa physionomie s' altéra . Pourquoi Micheline mourrait-elle ? Sa Micheline , sa fille adorée , son orgueil , sa joie ! ... — « Allons ! » fit-il d' un ton dur , « c' est assez de récriminations et d' équivoques . Où sont ces papiers ? Laissez -moi les lire . Je vous répondrai quand j' aurai pesé toutes les données de la situation . — Toutes les données ! ... Il n' y en a qu' une qui compte , et elle n' a pu sortir une heure de votre mémoire ! Croyez -vous donc que ma douleur soit celle de l' épouse bafouée ! ... Avez -vous besoin de vérifier vos anciennes lettres d' amour , afin de mesurer mon offense et de découvrir un moyen de la leurrer ? Peu m' importe que votre aventure se soit terminée avant notre mariage , ou que vous ayez trahi plus tard ma tendresse . Ce qui m' aurait tuée , si j' eusse été la seule victime , ne me touche qu' à peine auprès de la révélation affreuse ... . — Mais quelle révélation ? ... » s' écria Renaud , lui saisissant le bras presque brutalement . — « Hervé est votre fils . — Mon fils ! ... » Il recula . L' expression de son visage était bien la plus immense , la plus sincère stupeur . — « Quel homme êtes -vous donc pour jouer ainsi la comédie devant moi , qui ai vu ! ... » murmura Laurence . « J' avais une telle confiance en vous ! ... — Ce que vous avez vu ! ... » répéta son mari avec la promptitude d' un duelliste qui pare une botte mortelle , « Mais , imprudente que vous êtes , vous me faites l' effet de quelqu'un qui boirait le poison destiné à un autre . Vous avez lu ce qui devait tromper d' autres yeux . Le piège n' était pas tendu pour vous . Votre découverte est fausse . Hervé n' est pas mon fils . Il n' y a jamais rien eu entre madame de Ferneuse et moi . » Un éclair de délivrance , un faible sourire , détendirent cette physionomie de femme , en dévoilant d' autant mieux toute sa douleur . Ce fut touchant , puis cruel , par l' immédiate rechute . — « Ah ! Renaud , je donnerais mon sang pour vous croire . — Je vous dis la vérité , Laurence . Je vous le jure sur la tête de Micheline . » De nouveau , elle espéra . Le serment vibrait d' une telle fougue de vérité ! Valcor , esprit audacieux , n' avait qu' une superstition : sa fille . Il ne se parjurerait pas sur cette tête sacrée . Laurence , jusque -là debout , se laissa tomber sur un escabeau , seul siège de cette pièce , qu' encombraient des échelles et des outils de maçons . La force lui manquait pour croire à l' invraisemblable salut . Elle tremblait de ne pouvoir se laisser convaincre . Son mari la vit plus blanche que la proche muraille où séchait le plâtre frais . La malheureuse grelottait sans même s' en apercevoir , dans ce matin blafard , et avec cette robe décolletée , d' où sortaient ses grêles épaules . Une pitié , qui n' était pas feinte , imprégna les traits et l' accent de cet homme , qui , pourtant , n' avait jamais aimé d' amour celle qui souffrait si horriblement , là , devant lui . — « Venez dans votre chambre , ma pauvre Laurence . Il fait glacial ici . Vous mettrez un châle . Ne pouvons-nous pas nous expliquer ailleurs ? » Elle regarda vers l' angle où la pioche des ouvriers avait mis la cachette à jour . On y voyait encore une boîte de tôle ouverte , une simple caissette à biscuits , dans laquelle , sans doute , les papiers se trouvaient à l' abri de l' humidité . — « Oh ! » reprit-elle , comme si des paroles sur le chaud ou le froid ne parvenaient même pas à ses oreilles . « Il y a si longtemps ! ... Vous ne vous rappelez plus quelles preuves vous avez vous -même rassemblées là exprès . Quand vous les reverrez , vous serez confondu ! ... — Êtes -vous sûre que c' est moi qui les ai rassemblées ? Êtes -vous sûre qu' elles sont authentiques ? — Qui donc , sinon un amant , prêt à s' expatrier , comme vous l' étiez alors , scellerait dans un mur , sous une tapisserie soigneusement replacée ensuite , les témoignages d' un bonheur coupable , et d' une paternité illicite ? Si vous reveniez vivant , vous deviez retrouver ces souvenirs . Si vous périssiez au loin , vous pouviez en indiquer le secret à un ami , ou bien les laisser ensevelis à jamais . Il y avait tant de chances pour qu' on ne les retrouvât que dans des siècles , quand le château tomberait en ruines . — Alors , » demanda Renaud , « comment expliquez -vous que j' eusse donné cet appartement à ma fille , que je lui eusse permis de faire creuser cette muraille , où se trouvaient abrités des documents si dangereux ? » Elle se tut . Son regard vacilla , comme si sa raison même faiblissait . — « Comment avez -vous pu , Laurence , concevoir cette monstruosité , que j' eusse consenti à laisser ma fille épouser son propre frère , n' y eût-il qu' une probabilité sur mille qu' un lien si scandaleux existât entre elle et Hervé de Ferneuse ? » Maintenant , le ton du marquis exprimait la réprobation , l' honneur blessé . Le trouble , — tellement inaccoutumé chez lui , — dont il n' avait pas été maître au début de ce tragique entretien , disparaissait . Sa haute taille se haussait encore . Ses traits , finement busqués , reprenaient leur netteté énergique . Ses prunelles , impérieuses dans leur captivante douceur , étincelaient , d' un bleu transparent de gemme . Laurence posa sur lui un regard qui s' égarait de plus en plus . L' effroi de ne pouvoir jamais pénétrer l' âme de cet homme , qu' elle craignait trop et qu' elle aimait trop , et l' horrible conviction qu' elle avait acquise , l' oppressaient comme la sensation d' un cauchemar dont elle n' espérait aucun réveil . A la fin , se parlant à elle -même , la malheureuse balbutia : — « Mais Gaétane de Ferneuse ... elle sait , elle ... Dieu ! c' est peut-être sa vengeance ... Son fils n' aime peut-être pas réellement notre fille . » Frappé de cette idée , Renaud tressaillit légèrement , fronça les sourcils et garda le silence , évaluant l' hypothèse . Sa femme , alors , se tordit les mains et s' écria : — « C' est à elle que j' en appellerai ... Je m' humilierai , je me jetterai à ses genoux . Je lui demanderai pardon de l' avoir chassée ... Mais je veux savoir ... Je veux savoir ! ... » Les mots s' étranglèrent dans sa gorge . Le marquis lui saisissait les poignets , penchait vers elle un visage où la fureur effaçait tout vestige de pitié , et lui disait d' une voix rauque et terrible : — « Je te le défends , tu entends bien ... Je te défends d' avoir aucune explication avec Gaétane de Ferneuse ! » Les bras qu' il serrait avec une violence cruelle , s' amollirent dans son étreinte . Heureusement qu' il les tenait encore , car tout le poids d' un pauvre corps anéanti s' y suspendit brusquement , et Laurence , défaillante , serait tombée de l' escabeau si ce soutien lui eût manqué . Valcor se pencha , prit sous la taille sa femme évanouie , la souleva sans peine , car il était d' une force peu commune et elle ne pesait guère . Il l' emporta dans sa chambre à elle , située à proximité du nouvel appartement de leur fille . Ni sur le palier , ni dans cette pièce , il ne rencontra de serviteur . Tous les gens , retenus en bas pour le service de la fête , ignoraient que leurs maîtres fussent montés . Renaud allait poser le doigt sur une sonnerie pour appeler de l' aide , lorsqu' il se ravisa . Ayant étendu sur le lit — un lit d' angle avec des courtines à l' ancienne mode , mais fort somptueux , — Laurence inanimée , il parcourut des yeux la vaste chambre . Le jour entrait maintenant , presque dans tout son éclat , par les hautes croisées , dont l' une restait entr'ouverte depuis la veille . Dans la douceur de ton des tentures en velours bleu pastel , du tapis pâle , tranchaient en plus sombre de jolis bahuts anciens , une petite commode ventrue et ornée de bronze , un secrétaire à cylindre . Vers ces meubles , dont l' un certainement , — mais lequel ? — recélait les papiers trouvés dans la cachette , se porta successivement l' attention du marquis . Ce qu' il cherchait ne devait pas être difficile à découvrir . Mme de Valcor ayant pris une hâtive connaissance des mystérieuses lettres , au moment où son devoir de maîtresse de maison l' appelait dans les salles d' apparat , s' étant peut-être échappée du bal pour en achever la lecture , juste avant cet éclat qui aboutit au départ de Mme de Ferneuse , avait dû les rejeter dans quelque tiroir , sous un simple tour de clef , pour courir ensuite à cette exécution où l' emportaient le désespoir et la colère . C' était , en effet , exactement ce qui s' était passé . Et même , tel avait été l' affolement de cette infortunée , atteinte d' un coup si foudroyant , que l' angle d' un des feuillets passait hors du secrétaire , sous le cylindre rabattu avec trop de précipitation . Renaud aperçut la tache blanche que faisait ce menu fragment de papier . Ses yeux brillèrent , un rictus lui détendit les lèvres . Il s' approcha du meuble , réfléchit un instant , puis revint vers Laurence . Touchant la robe de bal , il entendit , dans le froissement de la sous-jupe de soie , un tintement de métal . Les clefs étaient là . Il trouva la poche , et les prit . Bientôt il ouvrait le secrétaire . Sur la tablette s' étalaient éparses des feuilles roussies au bord et piquées par le temps . Valcor les saisit toutes , les rassembla d' un geste rapide , les glissa dans une poche de son habit , puis referma la serrure et replaça les clefs . Seulement alors , il sonna . Une femme de chambre parut au bout d' un instant . — « Qu' est-il arrivé à madame la marquise ? » cria-t-elle , lorsqu' un mouvement de son maître lui eut indiqué la forme gisante sur le lit . — « Une syncope ... Peu de chose , j' espère , » dit-il . « Madame s' est beaucoup fatiguée pour cette fête . Déshabillez -la . Faites -lui respirer des sels . Mettez -lui aux pieds une boule d' eau brûlante . Je ne pense pas que cela dure . Mais , si la connaissance ne revenait pas promptement , appelez -moi , n' est -ce pas ? » Quittant la chambre de sa femme par une porte qui communiquait avec son appartement , il se trouva bientôt dans une pièce à peu près semblable , mais meublée plus sévèrement , où il se sentit chez lui , maître enfin de la situation , seul en face des papiers qui , peut-être , allaient transformer son sort , mais du moins prêt à la lutte , et délivré de l' incertitude . Il commença par aller de l' une à l' autre des trois portes , dont les boiseries foncées coupaient la tenture de damas rouge sombre , et , à chaque serrure , il donna un tour de clef . Il revint ensuite à la table du milieu , posa dessus le paquet , d' ailleurs assez mince , des lettres , s' assit , et , vérifiant les dates , prit le feuillet le moins ancien . Celui -ci avait dû être enroulé autour des autres . Il ne portait qu' une courte inscription , d' une écriture où , malgré plus de vingt années écoulées , Renaud ne put pas ne point reconnaître la sienne telle qu' elle était aujourd'hui . Ces mêmes lignes , sans doute , avaient éveillé l' attention de Laurence . Elles avaient dû rester presque entièrement cachées par un ruban , dont on distinguait la trace pâle , revenue en plusieurs tours sur le papier jauni . Et Mme de Valcor avait dénoué ce ruban , que Micheline , heureusement , lui rapportait intact . Ainsi la jeune fille devait ignorer ces mots terribles dont sa mère avait été déchirée comme par un poignard : Moi , Renaud Yves Alexis , marquis de Valcor , au moment de m' expatrier pour arracher de mon cœur un amour qui sera le seul de ma vie , m' éloignant par la volonté expresse de celle que j' adore et qu' un devoir terrible sépare de moi , j' enferme ici , ne pouvant me résoudre à les détruire , ces lettres qui gardent le secret de notre sublime et déchirante aventure . O mon enfant ! ... enfant de ma noble Gaétane ! ... enfant de notre chair et de notre âme ! ... mes yeux te verront -ils jamais ? ... Sois sa consolation ! Je te bénis . « Renaud . « 20 février 1877. » Le marquis lut à mi-voix cette date , réfléchit , puis murmura : — « Hervé a , cette année , vingt-quatre ans . Nous sommes en 1901. Son anniversaire tombe le 12 mai . Il est donc né trois mois après que ces mots furent écrits . Laurence a dû faire aisément ce calcul . Elle était fixée même avant de parcourir ces lettres . » La main de Valcor se posa sur les papiers jaunis , où s' apercevait une autre écriture que la sienne , des caractères très fins et très hauts , biens féminins , mais d' une fermeté singulière . Soit que Renaud eût ces lignes présentes à la pensée au point de n' avoir rien à y apprendre , soit qu' il eût besoin de ressaisir immédiatement quelque fil d' une machination qui se compliquait jusqu' à déconcerter son génie , il ne se hâta point de feuilleter ces pages où dormait un passé mystérieux , mais s' enfonça dans une méditation profonde . Posant les coudes sur la table , il joignit les mains et y appuya son menton . Qui l' eût vu , dans la solitude et le silence de cette chambre , le regard fixe et droit , les sourcils rapprochés , les lèvres durement closes , avec on ne sait quelle flamme intérieure transparaissant sur ses traits énergiques , eût pressenti ce que la volonté d' un homme peut opposer de résistance au Destin . Ce visage si beau eût fait peur , jusqu' au moment où une détente soudaine en adoucit l' expression farouche . Quelque chose de douloureux et de passionné trembla autour de la bouche qui s' entr'ouvrit et dans les yeux qui se voilèrent . La face glissa contre les mains où elle s' ensevelit . Un gémissement s' échappa , étouffé : — « Gaétane ... Gaétane ! ... » CE QUE LA MER ENTENDIT CE lendemain de fête fut pour Micheline de Valcor la date la plus lugubre de son existence , le jour qui l' initiait à la douleur . Sa jeune vie , jusque -là , s' était écoulée dans une douceur merveilleuse . Et elle n' aurait pas su qu' il y avait des larmes sur la terre , si elle n' avait pas essayé de faire la charité . Elle était un peu comme ce prince d' Orient à qui ses courtisans avaient si soigneusement caché toute laideur et toute peine , qu' il dut s' échapper de son palais pour découvrir la maladie , la vieillesse et la mort . Il est vrai qu' il ne rêva plus ensuite qu' à consoler l' humanité , et qu' il devint , sous le nom de Bouddha , le dieu le plus adoré de l' univers . Micheline n' eût voulu consoler qu' un être au monde , celui qu' elle aimait , et qu' elle devinait aussi malheureux qu' elle -même . Quant à ses parents , enfermés depuis qu' ils avaient quitté le bal , et dont elle ne pouvait approcher , elle se refusait à les plaindre , malgré toute sa tendresse pour eux . Car leurs chagrins , s' ils en avaient , s' étaient manifestés par une attitude tellement incompréhensible et cruelle , que c' est tout au plus si leur fille arrivait à ne pas les juger dans un esprit de blâme et de révolte . « D' ailleurs , » pensait-elle , « ils ne devraient pas m' écarter ainsi de leurs préoccupations . Puisqu'ils ont cru devoir agir si atrocement contre mon fiancé et contre sa mère , ils ont à m' en rendre compte . Ce sont mes sentiments qu' ils déchirent . C' est mon bonheur qui est en jeu . » Micheline ne savait rien , hors les quelques mots surpris entre son père et sa mère , et ceux , moins explicites encore , qu' ils lui avaient adressés . Mais , avec la retraite brusque de Mme de Ferneuse et de son fils , dans l' intuition de son jeune cœur amoureux , délicatement vibrant , c' était assez pour lui suggérer les pires craintes . Ne s' étant pas couchée après le bal , elle attendait impatiemment le déjeuner , qui se servait à une heure . Elle espérait y rencontrer ses parents . Ni l' un ni l' autre n' y parut . Pas plus , d' ailleurs , qu' aucun des hôtes du château . Tous reposaient encore après la nuit de fête . Mlle de Valcor , par l' intermédiaire d' un domestique , fit alors passer à son père un mot , sous enveloppe cachetée , le suppliant de la recevoir . Le valet revint avec une réponse , également écrite et close . Mon enfant des affaires très graves m' absorbent , et ta mère , un peu souffrante , ne doit pas être dérangée Aie confiance en moi . Ne sais -tu pas , Micheline , que tu es ma seule raison de vivre , et que le bonheur n' a de sens pour moi qu' en ce qui te concerne ? Je suis de force à te l' obtenir , comme tu le souhaites , quoi qu' il arrive . Sois seulement patiente , calme et silencieuse , comme une Valcor doit l' être . Ton père qui t' aime par-dessus tout . Ces lignes , au lieu de rassurer la jeune fille , lui firent passer sur le cœur un frisson de danger , de mystère . Pour hâter le cours des lentes heures , dont l' angoisse à venir l' effarait , Micheline résolut de sortir dans le parc . Elle irait sur la terrasse , dans un coin qu' elle connaissait bien , où le spectacle de la mer était plus sauvage qu' ailleurs . Là , même par les temps calmes , les vagues se brisaient et se plaignaient toujours . Leur voix triste et infinie l' aiderait à engourdir sa peine . Cette terrasse de Valcor s' étend sur une longueur d' un demi-kilomètre à cent pieds au-dessus de la grève . Elle a , comme mur de soutènement , la falaise rocheuse même , si abrupte à certains endroits , que la balustrade de pierre se trouve presque en surplomb et domine verticalement les flots . A ses deux extrémités , la terrasse s' appuie à des promontoires naturels , dont les arêtes la limitent comme des bornes gigantesques . Celui du nord est d' un dessin particulièrement tourmenté . Si l' on s' accoude à son ombre , au-dessus du dernier balustre , on suit de l' œil sa crête déchiquetée , qui va , s' abaissant rapidement , jusqu' à ce qu' elle s' enfonce dans les flots , ou bien on plonge le regard immédiatement au-dessous de soi , le long de sa muraille , qui descend à pic , offrant des aspérités où seuls les oiseaux de mer semblent pouvoir trouver un point d' appui . A cet endroit , la basse grève n' est qu' un chaos de rochers , dont les masses , vues d' en haut , surgissent toutes noires dans la blancheur d' une perpétuelle écume . Et toujours , de cet abîme , monte la rumeur des eaux puissantes , tantôt apaisée et monotone comme une chanson de nourrice , tantôt avec des éclats de foudre et de surnaturels hurlements . Jamais elle n' avait été plus caressante qu' en cet après-midi de juin , où Micheline vint l' écouter . Le soleil brillait . La mer bretonne était bleue et soyeuse . Des voiles de pêcheurs la semaient de fins triangles ocrés . Toutefois , malgré la beauté de l' heure , la tristesse des espaces immenses , qui rend si graves les yeux des marins , flottait sous le ciel , jusque vers l' horizon , où rien ne s' achevait . Micheline s' approcha de la balustrade . Elle tenait une ombrelle blanche ouverte au-dessus de sa tête , que protégeait en outre une grande capeline de paille légère . Sa robe aussi était blanche . On aurait pu la voir , apparition charmante , contre le rocher sombre , s' il eût été possible à un être humain d' errer sur la redoutable falaise . Mais , du côté du parc , elle se trouvait cachée par un dernier hérissement de granit . A peine avait-elle eu le temps d' explorer d' un regard la perspective grandiose et familière , que Micheline fit un mouvement de recul , et jeta une sourde exclamation . A quelques mètres au-dessous d' elle , une forme humaine venait de remuer contre la vertigineuse muraille . La frayeur de la jeune fille n' avait été que le saisissement nerveux causé par cette agitation vivante sur le roc éternellement désert . Mais un fait si étrange n' impliquait rien de dangereux pour elle . D' ailleurs , sa nature était calme et brave . Son second mouvement la ramena donc vers le rebord de pierre , au-dessus duquel son buste s' inclina dans une attitude de vive curiosité . Un homme se hissait dans sa direction , s' agrippant des mains et des pieds aux parties saillantes du granit , montant avec circonspection et lenteur , mais avec une sûreté singulière . On eût dit que la rude falaise avançait à mesure , pour lui , des degrés secourables , tant il avait d' adresse à se saisir de la moindre aspérité . Cependant sa position était effrayante , car , au-dessous de lui , c' était le vide , et la moindre maladresse pouvait le précipiter . Micheline regardait en haletant cette silhouette mince et agile . Devenait-elle folle ? ... Elle croyait reconnaître ... Mais le fantaisiste promeneur put s' arrêter sur une surface relativement large . Il leva la tête , comme pour mesurer l' effort qui lui restait à faire . Mlle de Valcor jeta un cri : — « Hervé ! ... — Oui , moi , » dit-il , « n' ayez pas peur . » Quel son doux et voilé prirent ces mots dans l' énormité de l' air ! Jamais Micheline ne devait oublier leur sonorité d' exception , qui accentua l' émoi dont elle était bouleversée . — « Hervé , » supplia-t-elle , tremblante , « laissez -moi chercher du secours . On vous jettera une corde d' ici . — Non , non , n' en faites rien . — O Hervé ! ... Si j' allais vous voir tomber , là ! ... » Elle avait posé son ombrelle . Ses mains se joignaient , convulsives . Son beau visage était plus blanc que sa robe . Il la rassura . — « Si vous saviez comme je suis d' aplomb ! ... Et tranquille ! Je n' ai pas l' ombre de vertige . » Il changea de ton . Sa voix ne fut plus qu' un souffle , le plus faible , le plus suave parmi les souffles de l' espace . — « Micheline ... Vous m' aimez donc ? ... — Ah ! vous le savez bien . » Tous deux se turent et se contemplèrent . Déjà ils oubliaient la situation périlleuse , le décor écrasant , et même les circonstances menaçantes qui amenaient le jeune homme à une si extraordinaire entreprise . Les yeux noirs de Mlle de Valcor et les yeux bleus de M . de Ferneuse se pénétraient plus attirants et plus profonds que toute la mer et que tout le ciel , plus remplis de présages que le Destin . Ils ne pouvaient plus se déprendre . Ce fut elle , moins chimérique et moins rêveuse , qui parla ensuite la première . — « Pourquoi cette folie , Hervé ? — Parce qu' il faut que je vous parle , et que cependant j' ai juré à ma mère de ne pas remettre les pieds à Valcor . — Nous en sommes là , vraiment ? ... » s' écria la jeune fille avec désespoir . Il ne répondit pas tout de suite , cherchant du regard , au-dessus de lui , s' il ne pouvait gagner un mètre ou deux , et s' élever plus près d' elle . L' ayant cru possible , il se mit en mouvement . Et elle , alors , demeura muette , immobile , la respiration suspendue , toute son âme rivée à chaque geste du jeune corps souple , qui rampait en hauteur , collé au roc ainsi qu' une liane vivante . Elle soupira , délivrée de l' affreuse oppression , lorsque , enfin , Hervé se trouva dans une espèce de niche assez vaste , à une distance d' elle si insignifiante , que leurs mains s' atteindraient peut-être s' ils essayaient de les joindre , non sans une extrême imprudence . — « Le plus difficile a été fait sous vos yeux , » dit M . de Ferneuse . « J' ai franchi la falaise par un véritable sentier . Les touristes le suivent sans peine , pour goûter l' émotion de voir la mer se briser à la pointe du promontoire . Mais les guides n' ont pas prévu ma visite d' aujourd'hui , et les degrés manquaient pour remonter sur ce versant . — Vous saviez donc me trouver ici , Hervé ? — J' en courais la chance . N' est -ce pas votre place favorite ? Je serais revenu tous les jours , quitte à attendre , comme je viens de le faire , deux ou trois heures à mon poste d' observation . — Mon ami , » dit la jeune fille avec une intonation profonde , « ceci nous unit pour toujours . Nous n' étions pas fiancés hier . Aujourd'hui nous le sommes . — Est -ce vrai , Micheline ? » s' écria le jeune homme , transporté . « Vous vous engagez à moi ? — De toute mon âme , devant Dieu qui nous entend , devant ce ciel et cette mer . Quels plus sublimes témoins pourrions-nous souhaiter ? » Elle étendait le bras , comme pour prêter serment . L' immensité se reflétait dans ses beaux yeux . Elle semblait , contre la pierre primitive , dressée derrière elle comme un menhir , une jeune prophétesse inspirée . — « Micheline , je sens que je braverai tout pour vous conquérir . Mais , s' il faut lutter , ne fléchirez -vous pas ? — Jamais ! — Votre père a tant d' influence sur vous ! — Mon père ne veut que mon bonheur . Il me l' a encore fait savoir il n' y a qu' un instant . — C' est comme ma mère , » dit Hervé . « Pourtant , elle m' interdit de songer à vous désormais . — Quel tableau d' obéissance filiale ! ... » s' écria Micheline , avec la prompte gaieté de son âge . Elle riait , traçant de la main , autour d' Hervé , un cadre imaginaire . — « Je n' ai pas promis l' obéissance , » répliqua-t-il . « Mais j' ai donné ma parole de ne pas franchir la grille de votre parc . Rien au monde , d' ailleurs , pas même mon amour pour vous , adorée Micheline , ne me ferait mettre aujourd'hui le pied sur les terres de Valcor , et ma mère pouvait se dispenser de mon serment . » Le sourire dont il avait accueilli la plaisanterie de sa fiancée mourut sur ses lèvres . Une expression qu' elle ne lui connaissait pas , un orgueil amer , se fixa sur le juvénile visage , qu' une moustache blonde parvenait à peine à viriliser , tant il y avait de finesse dans le teint blanc et de douceur dans les yeux limpides . Micheline resta silencieuse , le regardant avec plus que de la tristesse , avec une confusion navrée . Elle ne savait de quels mots se servir pour lui demander s' il était possible que , la nuit dernière , ses parents , à elle , eussent ignominieusement congédié sa mère , à lui . Que devint-elle , en entendant celui qu' elle aimait lui dire : — « Sans vous , Micheline , et malgré ma mère , le marquis de Valcor eût déjà reçu mes témoins . — Dieu ! » cria la jeune fille . « Un duel entre mon père et vous ! » Un peu d' ironie passa sur le visage nerveux de M . de Ferneuse . — « Oh ! » dit-il , « je suis redevenu plus maître de moi -même . Je ne vais pas vous réciter le monologue du Cid . Et pourtant , ma situation n' est pas moins tragique que la sienne . Mais j' espère ne pas déroger à la fierté de mon nom , en me retenant de jouer ici le héros cornélien . Si le malheur veut qu' après avoir tout essayé , j' aperçoive mon devoir dans une démarche qui me ferait vous perdre , eh bien ... » Il s' arrêta . — « Eh bien ? » répéta Micheline , dont le cœur sautait d' angoisse . — « N' importe , ma chère aimée , n' envisageons pas le pire . — Expliquez -vous , Hervé . Vous me devez le secret de toutes vos pensées . Qui me parlera , si ce n' est vous ? Je vis dans le mystère . Mes parents se cachent de moi . Cette entrevue que vous nous avez ménagée au péril de votre vie est peut-être la dernière , pour bien longtemps . Oh ! que tout cela est affreux ! » gémit-elle , comme si la cruauté de leur sort lui fût apparue tout à coup . — « Micheline , c' est vrai , il nous faudra beaucoup de courage et peut-être une longue patience . Entre nos deux familles , il y a certainement quelque secret terrible . Ma mère m' a dit d' espérer . Elle croit que ce secret ne mettra pas entre vous et moi un obstacle insurmontable . Cependant ... ô ma fiancée devant Dieu ! vous qui , seule , posséderez mon cœur jusqu' à la mort , écoutez . Si tout notre amour , toute notre énergie , toute notre fidélité ne venaient pas à bout d' un tel obstacle ... — Que feriez -vous ? » questionna vivement Mlle de Valcor . « Est -ce alors que vous demanderiez raison à mon père ? » Hervé secoua la tête . — « Je suis un croyant , » dit-il . « La science ne m' a pas éloigné de Dieu . C' est lui que je cherche à travers sa mystérieuse création . J' ai confiance qu' il me donnerait la force de renoncer à mes titres vains de gentilhomme et aux préjugés sanguinaires dont leurs traditions obscurcissent les âmes . Je quitterais le monde , où je ne pourrais devenir votre époux et où je serais trop tenté de me venger du marquis de Valcor . — Vous vous tueriez ? — Non , Micheline , car ce serait éviter un crime pour en commettre un pire . J' irais poursuivre , au fond d' un cloître , les études d' où j' essaie de tirer quelque bien pour mon pays . » Elle parut surprise et se tut . Une anxiété subite altéra la physionomie d' Hervé . Il se méprenait sur ce silence . — « Vous referiez votre bonheur ... » murmura-t-il . — « Vous pouvez le croire ! » s' exclama Micheline . « Oh ! non , Hervé , non ! ... Votre résolution m' étonnait , parce que , moi , il me semble que je préférerais mourir . » Cette fille charmante prononça ces mots avec une simplicité qui leur donnait une force merveilleuse . D' un caractère moins contemplatif , moins imprégné de traditions religieuses que celui d' Hervé , elle n' envisageait pourtant pas plus que lui leur amour comme un sentiment qui pouvait changer ou finir . Seulement , devant la résolution inattendue de l' homme dont elle ne connaissait pas encore toute l' âme , elle avait eu un instant d' hésitation , un retour sur elle -même . Quelle forme prendrait son renoncement à la vie si elle devait perdre l' amour qui lui représentait toute sa vie ? — « Micheline , » dit M . de Ferneuse avec un beau sourire , « vous savez que notre premier devoir est l' espérance . — Je ne cesserai d' espérer qu' après vous -même , » dit-elle . — « Alors , » reprit-il avec une espèce d' espièglerie , « nous en avons pour longtemps . » Ils rirent . Ils étaient jeunes . Et ils se sentaient si sûrs de s' aimer ! — « Maintenant , » dit Hervé , « il faut que nous nous quittions . » Micheline pâlit , autant de la douleur de lui dire un adieu qui pouvait être long — qui sait ? même éternel — que de frayeur pour lui , qui allait reprendre son périlleux chemin . — « Me permettrez -vous de revenir ? » demanda-t-il . — « Ici ? — Sans doute . — Non , non ! J' aurai toute la patience qu' il faudra . Je préfère ne pas vous voir que d' exposer votre vie . Jurez -moi que vous ne recommencerez pas cette entreprise insensée . » Sans répondre , il la suppliait des yeux de ne pas exiger un tel serment . Elle demeura inflexible . Hervé dut se soumettre . — « Alors , laissez -moi toucher votre main ... Essayez ... » implora-t-il . — Oh ! vous vous tuerez ! ... » soupira Micheline , dont le sang se glaçait à chaque mouvement du jeune homme . Cependant , leurs doigts étendus restaient séparés par un espace presque imperceptible . Mais cet espace , la mort seule eût permis à Hervé l' élan nécessaire pour le supprimer . Mlle de Valcor regarda autour d' elle . Du rocher tout proche , hors d' une anfractuosité , jaillissait , parmi quelques pauvres graminées , une petite fleur rosâtre et sans nom . Micheline la cueillit , la baisa , la tendit de toute la longueur de son bras . Son fiancé put saisir la corolle frêle . A son tour , il y posa les lèvres , la glissa contre son cœur . — « Au revoir , Micheline adorée . Je suis à vous pour toujours . — Au revoir , Hervé . Je vous aime . Je serai votre femme ou je mourrai . » M . de Ferneuse commença de redescendre . Il le fit avec la lente et sûre agilité déployée dans l' ascension . Pas une fois il ne leva la tête . La moindre distraction eût été fatale . Mais lorsque , enfin , il posa le pied sur l' espèce de lacet praticable , contournant la falaise et taillé pour les touristes amateurs d' émotions , il retira la casquette de toile qui le coiffait , et dirigea les yeux là-haut , vers l' aimée . Elle vit ses cheveux blonds lustrés , qui brillaient dans le soleil , et sa face claire où elle devina le reflet d' une âme incapable de découragement , d' inconstance , d' aucune fraude morale . Elle se sentait vaillante et sûre comme lui , résolue comme lui . Elle espéra . Aussi , avec plus de douceur que de mélancolie , suivit-elle la mâle silhouette élégante , qui disparut à l' angle du rocher . Alors , elle mesura l' horrible chemin parcouru par Hervé pour monter jusqu' à elle . La muraille , grise et sans ombre dans la pleine lumière , paraissait presque lisse . En bas , c' était l' abîme , avec le hérissement féroce des granits et l' irritation perpétuelle des lames contrariées . Micheline s' enivra d' horreur et d' orgueil , maintenant qu' elle ne craignait plus pour l' audacieux ami . « Ah ! je puis être fière d' être aimée à ce point ! » pensa-t-elle . Sa nature hautaine trouvait là une satisfaction exaltante , une force de constance indomptable . CE QUE LES ARBRES ENTENDIRENT VERS l' heure où Micheline s' entretenait avec Hervé , dans des circonstances tellement décisives pour leur amour , un autre tête-à-tête , d' une nature bien différente , avait lieu non loin du leur . M . de Plesguen — l' oncle Marc , ainsi que l' appelait Mlle de Valcor , — avait accueilli avec une certaine surprise la prière que lui adressa Françoise d' écouter très sérieusement ce que José Escaldas aurait à lui dire . — « Je n' aime pas beaucoup , fillette , les confidences d' Escaldas . Mais , s' il désire me parler , pourquoi ne pas me le demander lui -même , sans te prendre comme intermédiaire ? — Mais , père , j' imagine qu' il vous croit son ennemi . — Ce serait lui faire beaucoup d' honneur , » repartit le vieux gentilhomme . Ce Marc de Plesguen , grand , sec , au visage maigre , avec des traits accentués et une moustache grise , l' air de l' officier qu' il avait été , en effet , jusqu' à ce que la mort de sa femme et le désir de se consacrer à sa fille , avec un certain dégoût de la vie militaire moderne , lui eussent fait donner sa démission , offrait le type classique de l' aristocrate , sans morgue , mais d' une hauteur aisée , et , quand il voulait , de la plus impertinente politesse . — « Papa , » insista Françoise , « je vous prie d' aller retrouver José Escaldas , que je viens de rencontrer , et qui m' a prévenue qu' il vous attendrait au Chêne-Blanc . Écoutez-le . Ne le traitez pas avec votre désinvolture ordinaire . Je ne sais pourquoi , mais je me figure que c' est un individu très fort . Il y aurait peut-être profit à connaître ses idées . — Profit ! ... » répéta le père avec une souriante réprobation . « Quel vilain mot dans ta jolie bouche ! — Mais quelle chose opportune , par le temps qui court ! — Tu m' en veux de ne pas avoir su t' enrichir , Françoise ? — Je vous en voudrais si vous en manquiez l' occasion . » Elle riait . Mais Françoise de Plesguen riait toujours . Frimousse pétillante , avec une longue taille sur des jambes un peu courtes , on la rêvait en paniers , avec un œil de poudre sur ses cheveux blonds , et quelques mouches au bord de ses fossettes . Son père soupira tout bas , car il savait que le rire de sa Françoise manquait parfois d' insouciance . Mais il ne discernait pas toujours à quel moment . — « Et si c' est un secret pour l' exploitation du caoutchouc , que ton Bolivien veut me vendre au détriment de notre cousin , » plaisanta-t-il , « m' approuverais -tu de faire concurrence au roi de la Valcorie , et de partir , comme planteur , pour le Haut-Amazone ? » Elle secoua sa fine tête . — « Oh ! non ... Toutes les Valcories du monde ne m' empêcheraient pas de jalouser Valcor tout court , ce domaine héréditaire où nous sommes , un des plus beaux de France . Comment s' occuper d' autre chose quand on le possède ? A la place de notre cousin , je trouverais que c' est l' amoindrir , y ajouter les millions d' une industrie exotique . » Comme elle tenait de son père , au fond ! La fierté de race , l' orgueil de la terre qui donne le titre : voilà ce qu' elle enviait , cette petite bergère de Watteau . — « Ce n' est pas monsieur José Escaldas qui t' empêchera d' être la fille d' un cadet , ma jolie ambitieuse , » dit Marc avec un peu d' amertume . — « Qui sait ? — Enfin , je vais le retrouver . L' heure est chaude pour marcher jusqu' au Chêne-Blanc . » M . de Plesguen sonna pour se faire donner son plus large chapeau de paille et sa vaste ombrelle grise doublée de vert . Il quitta le château , traversa les jardins à la française , puis par une avenue baignée d' ombre , sous les arceaux des ramures épaisses , il se dirigea vers le Chêne-Blanc . Le carrefour prenait son nom d' un arbre splendide . Plus droit qu' un hêtre , avec le même ton lisse et vaguement argenté , le chêne jaillissait au centre , colonne dont on oubliait l' énorme diamètre , tant elle était haute , et couronnée d' une coupole gigantesque de verdure . De côté , sur un banc de pierre , Escaldas était assis , tellement absorbé dans ses réflexions qu' il avait laissé éteindre sa cigarette . Avec sa canne , il traçait des hiéroglyphes sur le sol moussu . — « Vous avez donc , monsieur , des choses bien mystérieuses à me communiquer , pour m' avoir fait venir si loin ? » demanda Marc en le saluant à peine . — « Très mystérieuses , monsieur de Plesguen . » Le mot ne fit que refroidir davantage celui qui arrivait . Sa droite et simple nature répugnait à tout ce qui ne pouvait se dire tout haut ni se faire au grand jour . — « Allez , monsieur , je vous écoute , » fit-il en prenant une place aussi éloignée de José que la longueur du banc le permettait . Le métis glissa tout près de lui , escamotant la distance d' un mouvement cauteleux et félin , sans tenir compte d' un haut-le-corps chez son interlocuteur . — « Monsieur de Plesguen , ne vous écartez pas . Nous n' aurons point à nous repentir , croyez -moi , de parler à voix basse . » En effet , sa voix n' était qu' un susurrement . — « Quel serait votre état d' âme si je vous fournissais la preuve que c' est vous , et non votre cousin Renaud , qui êtes le chef de la famille de Valcor , le véritable titulaire du marquisat , le propriétaire légal du merveilleux domaine où nous sommes ? » L' état d' âme de M . de Plesguen , dont Escaldas se montrait si curieux , ne parut pas sensiblement modifié par une telle supposition . L' invraisemblable et l' absurde , dans la bouche d' un individu pour qui l' on manque déjà de confiance , ne peuvent que mettre davantage en garde contre lui . Marc leva seulement les sourcils et haussa les épaules . — « Ce que je vous dis est absolument sérieux , monsieur de Plesguen . — Il y a quelque chose de sérieux là-dedans , monsieur Escaldas : la course que vous m' avez fait faire en pleine chaleur , et que je regrette fort . Mais quant à vos sornettes ! ... — Si ce n' est pour vous , écoutez -moi pour votre fille , » cria le Bolivien en le voyant se dresser . — « Ma fille ! ... » murmura Plesguen . Il revoyait le rire de sa Françoise , avec le pétillement de ses yeux vifs . Il entendait encore le « Qui sait ? ... » plein de chimère . — « Vous n' avez pas débité ces folies à ma fille , je l' espère bien , monsieur ? — Non . Mais mademoiselle Françoise est vouée au malheur si vous ne vous faites pas restituer le patrimoine qui doit lui revenir . Elle aime le prince de Villingen , qui épouserait l' héritière de Valcor . Tandis que ... » Le vieux gentilhomme ne le laissa pas achever . — « Taisez -vous ! ... Quelle audace ! ... Présumer des sentiments de mademoiselle de Plesguen ! » Le maigre visage , à moustache militaire , se plaquait de rouge . La colère et l' émotion luisaient dans les yeux , ordinairement assez ternes . Mais le trouble qui agitait Marc n' était pas fait seulement d' indignation . Une anxiété l' étreignait . Comment deviner un cœur de jeune fille ? ... Serait-il possible que la sienne se préparât le chagrin d' une amourette insensée ? ... Escaldas vit fléchir légèrement la raideur du buste , et une nuance implorante atténuer l' irritation de la physionomie . M . de Plesguen ne faisait plus mine de vouloir s' en aller . — « C' est au père que je m' adresse , » reprit humblement le Bolivien . « J' ai vu votre Françoise tout enfant . Je lui suis dévoué . Je tiens son bonheur dans mes mains . J' en suis sûr . Et vous voulez que je ne vous en parle pas ! ... » M . de Plesguen se taisait . A peine percevait-il le sens de ces paroles . Des billevesées , écloses dans la cervelle sans pondération de ce natif des pays chauds ! Mais sa colère tombait , noyée de tristesse . Françoise , sa jolie ambitieuse , comme il l' appelait ... Ah ! cela ressemblait à cette folle tête , de rêver un mariage impossible . Que deviendrait-il , lui , si elle allait souffrir pour de bon ! — « Monsieur de Plesguen , qu' est -ce que cela peut vous faire , même si je déraisonne , de m' écouter cinq minutes ? » Une réflexion venait de frapper Marc . Il l' énonça brusquement : — « Vous prétendez me parler dans l' intérêt de ma fille . Vous invoquez votre dévouement pour elle . Vous rappelez son enfance . Mais sa cousine aussi , vous l' avez connue au berceau . Le père de Micheline a fait votre situation . Vous avez toutes les raisons du monde d' être plus attaché aux Valcor qu' à nous . — Attaché aux Valcor ! ... » ricana le métis . — « Pourquoi voudriez -vous leur ruine ? et à notre profit ? ... — Ceux que vous appelez « les Valcor » , reprit Escaldas , « ne seront jamais ruinés . Les caoutchoucs d' Amérique valent des mines de diamant . Ce que Renaud a conquis par son énergie restera à sa fille . Mais ce qu' il a conquis par un crime doit revenir à la vôtre . — Par un crime ! » s' exclama M . de Plesguen . — « Croyez -vous qu' il n' en ait qu' un sur la conscience ? » — « Haïriez -vous mon cousin ? » questionna Marc , étonné . — « De toute mon âme ! » répondit l' autre , avec une intonation qui ne laissait subsister aucun doute . Le calme , la hauteur , une grande dignité reparurent sur les traits de son interlocuteur . — « Cela suffit , » dit-il , « pour que je cesse de vous entendre . » M . de Plesguen était debout , déjà dans le mouvement de s' éloigner . — « Vous le haïrez bien plus que moi , » dit Escaldas , « vous si respectueux de votre sang , si fier de votre race , quand vous saurez quel crime il a commis contre votre race et contre votre sang . — Voilà deux fois que vous prononcez ce mot de « crime » , riposta , en s' arrêtant , mais sans reprendre sa place , le père de Françoise . « Eh bien ! soit , admettons que votre calomnie repose sur un fait réel . Ce crime , que vous imputeriez au marquis de Valcor , vous ne prétendez pas qu' il l' ait commis en Europe . Vos allusions se rapportent sans doute à cette période de sa jeunesse , où vous avez fait sa connaissance , au cours de ses explorations dans des pays sauvages . Là-bas , l' énergie prend parfois , et forcément peut-être , des formes sanguinaires . Ce fameux crime , quel qu' il fût , n' en serait sans doute pas un pour nos lois françaises , ou , après vingt années , leur échapperait par la prescription . — La prescription n' existe pas pour ce que je soupçonne . — Vous soupçonnez ! » répéta vivement de Plesguen . « Vous n' avez que des soupçons ! ... Et vous osez ! ... Mais , tout à l' heure , vous me parliez de preuves . — Je suis moralement sûr , » dit tranquillement Escaldas . « Quant aux preuves , nous aviserions ensemble au moyen de les établir . — Dans quel but ? ... — Faire de vous le maître de ... — Il ne s' agit pas de cette rengaine , » interrompit Marc avec impatience . « Je demande : dans quel but , pour vous ? — Un intérêt de vengeance et un intérêt d' argent . — Le second seul doit compter , je pense , » fit Plesguen dédaigneusement . — « Il prime l' autre , certes , » dit Escaldas , imperturbable . « Vous voyez , je suis net . Parce que je veux vous convaincre . — Vous me convainquez si peu que je vous défie de répondre à cet argument : mon cousin vous paierait sans doute plus pour vous taire , si vous êtes en mesure de le perdre , — que d' autres pour parler . Renaud ne possède pas seulement son patrimoine familial , mais les immenses revenus de ses caoutchouteries . Il peut mettre le prix à votre silence . Si vous ne lui offrez pas ce silence , c' est qu' il n' a rien à craindre de vous . — Il aurait trop à craindre , s' il savait ce que je sais . Aucun contrat ne lui offrirait une sécurité suffisante . Vous ne le connaissez pas . Il me ferait disparaître . » Marc frissonna . Le métis avait trouvé on ne sait quel accent de vérité sinistre . — « Enfin , » murmura Plesguen après quelques minutes de réflexion , et en se rapprochant , la voix étouffée , dans un geste involontaire d' entente , « de quoi donc pouvez -vous accuser le marquis de Valcor ? » Un éclair passa dans les petits yeux de jais du Bolivien . — « Serez -vous un allié , si je parle ? » demanda Escaldas . — « Un allié ! ... Quelle expression , monsieur ! Je ne crois pas que rien au monde me décide à faire alliance avec vous , surtout pour des menées ténébreuses . — Cependant , monsieur de Plesguen , je vous répète qu' avec un homme comme Valcor , c' est ma vie que je risque . Au moins me ferez -vous le serment de ne pas le mettre en garde contre moi , quoi que je puisse vous dire ? » L' ancien officier ne répondit pas tout de suite . Au bout d' un instant , il hocha sa tête grise sous son chapeau de paille à larges bords . — « Décidément , monsieur , ce sont là des histoires qui ne me reviennent point . Gardez vos secrets . Je ne puis vous promettre que ma conscience ne m' oblige pas à défendre coûte que coûte le chef de notre maison , si je juge qu' il est vilainement et injustement attaqué . — Le chef de votre maison ! ... » ricana le métis . — « Oui , monsieur , ma mère était une Valcor . — Et s' il n' en est pas un , lui ! » s' écria le Bolivien . « S' il est un étranger à votre race ... pis que cela , un usurpateur . S' il porte votre titre , à vous , s' il détient votre héritage , à vous , grâce à la plus audacieuse machination , à la plus atroce perfidie ! Vous considérerez -vous toujours comme tenu d' honneur à respecter en lui tout ce qu' il bafoue : votre lignée , votre sang , votre nom ... Dépouillerez -vous votre fille pour l' effroyable triomphe d' un bandit ? » Le Bolivien s' oubliait . Où était sa circonspection de tout à l' heure ? Mais il y gagna de capter enfin l' attention émue de celui qu' il voulait convaincre . Nul ne fût resté sans trouble en écoutant son étrange hypothèse , énoncée avec une indéniable conviction . Pourtant , après une courte stupeur , Marc se ressaisit . — « Vous oubliez , Escaldas , » dit-il , « que j' ai vu naître Renaud , étant plus âgé que lui , que je fus son compagnon de toujours ... — Même en Amérique ? » interrompit brusquement l' autre , « dans les forêts vierges du Haut-Amazone , pendant les cinq ou six années où l' on perdit sa trace , tandis qu' il parcourait de sauvages et fiévreuses solitudes ? — On n' a jamais perdu tout à fait sa trace . — Croyez -vous ? — Tout s' est expliqué à son retour . — Croyez -vous ? ... » répéta Escaldas . Ses yeux perçants pesaient sur les yeux indécis du gentilhomme , qui ne détournait plus son regard . — « Et , à son retour , » reprit le métis en appuyant sur chaque syllabe , « tout vous a-t-il paru si simple ? Lui -même , ne l' avez -vous pas trouvé changé plus que de raison ? — Il était parti presque un adolescent encore , » répondit Marc avec lenteur , interrogeant ses souvenirs . « Il revenait un homme . Plus qu' un homme , une espèce de héros . Il avait souffert toutes les privations , connu tous les dangers , puis éprouvé les rudes ivresses du civilisateur , du conquérant . Il s' était battu , il avait mal guéri de terribles blessures . Les fièvres l' avaient consumé . Et peut-être — on ne me l' ôtera pas de l' esprit — nul adversaire ne lui avait donné plus de mal à vaincre que son propre cœur . Comment n' aurait-il pas paru changé ? » José Escaldas se leva du banc , s' approcha de Marc , toujours debout , se haussa pour mettre son visage tout près du vieux visage loyal , qui pâlissait à cette approche expressive , puis , d' une voix basse , mais qui sembla , pour son interlocuteur , éclatante à faire vibrer tous les échos de l' antique domaine . — « Et s' il n' était jamais revenu ? ... Si Renaud de Valcor dormait depuis vingt ans sous la terre sauvage des solitudes ? ... Si celui qui est ici n' était pas Renaud , et si vous , Marc de Plesguen , aviez , seul au monde , le droit de vous appeler le marquis de Valcor ? ... — Taisez -vous ! ... Taisez -vous ! ... » murmura le père de Françoise , en jetant autour de lui un regard d' épouvante . Il y eut un silence . Les doux bruits de l' été frémissaient dans la profondeur des feuillages . Le chêne gigantesque se dressait dans sa séculaire majesté au-dessus des deux hommes . En prêtant l' oreille , on eût entendu vibrer , puis mourir incessamment , un rythme égal , qui était la respiration de l' Océan au repos . — « O ma fille ! » soupira enfin Marc , « c' est à cause de toi que je ne rejette pas tout de suite une pareille infamie . » Il eut un recul , comme de dégoût . — « Je ne veux pas entrer là dedans . Je ne veux pas ! — Vous seul , » déclara Escaldas , « êtes qualifié pour intenter l' action civile . — Contre qui ? contre mon cousin ? ... Non , non , assez ! ... Au nom de quoi ? ... Pourquoi ? ... Sur quelles bases ? — Je suis peut-être à même de vous fournir tous les éléments du procès . C' est parce que j' ai cru les découvrir là-bas , que je suis revenu si précipitamment d' Amérique , renonçant au poste fructueux que m' avait confié Renaud . — Monsieur , » s' écria de Plesguen , « je ne suis pas votre homme . Le marquis de Valcor est mon cousin . Jamais je n' en ai douté , jamais je n' en douterai . C' est le cri de mon cœur , de ma conscience , de ma conviction . Portez vos odieuses combinaisons à d' autres . Je ne vous écouterai pas un instant de plus . » Il fit deux pas pour s' éloigner , puis se retourna : — « Moi , jouer un rôle de délateur ! Moi , revendiquer un héritage ! ... Faire un procès pour cela ! ... Traîner le nom de Valcor devant les tribunaux ! ... Mais eussé -je bien autre chose pour m' y décider que les soupçons intéressés d' un Escaldas , eussé -je des preuves , entendez -vous , d' irréfutables preuves , je m' y refuserais encore ... » L' ancien officier se montait . Il revint vers le métis . — « Faites attention , » prononça-t-il , presque d' un ton de menace . « Vous le disiez bien tout à l' heure : il n' y a que moi qui sois qualifié pour soutenir les calomnies que vous avez essayé de m' insinuer . Eh bien ! quand il n' y aurait que moi pour jurer devant tous que le marquis de Valcor est bien mon cousin , l' être que j' aime comme un frère , avec qui j' ai grandi , celui que , moi seul de notre famille presque éteinte , je connais depuis son premier jour , et dont seul je puis attester l' identité , vous me trouverez toujours prêt à déjouer vos projets et à le défendre contre vous . Tenez -vous -en pour averti , monsieur José Escaldas , je vous en donne ma parole , aussi vrai que je suis un gentilhomme français et que vous avez dans les veines trop de sang indien pour que jamais il y ait rien de commun entre nous ! » Sans attendre l' effet de ses paroles , M . de Plesguen tourna le dos , partit à grands pas . Il regagnait le château par la même avenue ombreuse , d' où le soleil baissant disparaissait . Une paix lourde et obscure tombait des feuillages , tellement serrés qu' à peine une ligne de ciel clair se dessinait au milieu . Et Marc de Plesguen craignait de regarder , avec des yeux nouveaux , ces beautés naturelles , qui , par leur magnifique arrangement , éveillaient des idées de richesse humaine et de noblesse séculaire . La peur de les convoiter bassement l' excitait à se faire le champion de celui qui les possédait . L' homme qu' il laissait en arrière le suivait des yeux sans pouvoir se persuader que , vraiment , il s' éloignait , que ce n' était ni une comédie , ni une boutade , que tout était fini de ce côté , que le merveilleux mirage n' avait ni ébloui , ni tenté , ni corrompu cette âme . Lui , José Escaldas , avec son sang trouble de métis , et sa moralité plus trouble encore , ne pouvait concevoir qu' il se trouvât un être capable de pivoter sur les talons et de partir en se bouchant les oreilles , quand on lui offrait une perspective de grandeur et de fortune . Que l' entreprise fût difficile , impossible même , soit ! Il ne l' avait pas combinée si patiemment , mûrie avec tant d' efforts et de soins , sans en mesurer les chances médiocres et les dangers considérables . Mais pouvoir en être le principal bénificiaire et ne pas même éprouver le désir d' en connaître les données ! Rejeter l' espoir parce qu' il était l' espoir , sans même s' assurer qu' il fût irréalisable , voilà qui confondait Escaldas ... Et au point que sa stupéfaction l' empêcha d' abord de sentir son désappointement . Mais , lorsqu' il vit la haute silhouette de Marc se rapetisser jusqu' à n' être plus distincte dans le long tunnel de verdure que formait l' avenue , Escaldas se mit à jurer avec fureur . — « Vieil insensé ! » grommela-t-il , après avoir épuisé l' abondante série de ses blasphèmes espagnols et français . « Dire que c' est vrai ! Il est le protagoniste du drame . On ne peut rien sans lui . Et son entêtement stupide suffirait à tout faire manquer . Heureusement , il compte sans sa fille . Voilà une petite gaillarde qui ne se dérobera pas sur l' obstacle . Elle l' entraînera où il ne veut pas aller . Et puis ... j' aurai quelqu'un d' autre pour faire le jeu . Hop là ! hop là ! ... C' est un faux départ . Mais le steeple n' est pas couru . » Le Bolivien s' éloigna , comme rassuré par ces métaphores de turf . D' une vie aventureuse , il avait gardé la passion des chevaux et du jeu . Sur les champs de courses d' Europe , il retrouvait un peu des hasards et de la brutalité des campements dans les pampas . Il n' appréciait que cette distraction des sociétés civilisées . LE SUBTERFUGE LE MARQUIS DE VALCOR avait médité longtemps devant les lettres d' amour — ces lettres ensevelies pendant vingt années et qui ressuscitaient une aventure mieux ensevelie encore . Car certains cœurs restent plus hermétiquement clos sur leur secret que les pierres scellées dans les murailles . La réflexion absorba Renaud plus que la lecture . Des heures s' écoulèrent sans qu' il sortît de son immobilité . Enfin , son corps inerte , où la force de la pensée semblait avoir suspendu la vie physique , se dressa . M . de Valcor rassembla les papiers et les enferma dans une enveloppe , qu' il cacheta avec de la cire . Puis il se dirigea vers le chevet de son lit et commença de compter , à partir d' un certain angle , sur la paroi , des têtes de clous ornées qui fixaient la tenture . A la sixième , il s' arrêta et la dévissa . Un petit orifice se découvrit , dans lequel il introduisit une clef minuscule . Un panneau se déplaça . L' armature d' un coffre-fort apparut . Ce n' était plus le simple trou creusé dans le mur par une précaution d' amant . C' était un savant mécanisme , organisé par l' industrie de quelque ouvrier sûr pour abriter des trésors plus matériels . Avec une autre clef et au moyen d' un chiffre connu de lui seul , Renaud ouvrit le coffre-fort . Il y serra l' enveloppe contenant les billets jadis écrits par Gaétane de Ferneuse . Ensuite il sortit de sa chambre , et , le long d' une galerie , se dirigea vers le nouvel appartement de sa fille . Il ne l' y trouva pas . C' était l' heure où Micheline , en face du ciel et de la mer , engageait sa vie à Hervé . — « Mademoiselle est sortie ? » demanda Valcor à une femme de chambre . — « Mademoiselle est allée se promener dans le parc . — Seule ? — Oui , monsieur le marquis . — Est -ce que les ouvriers travaillent dans sa bibliothèque ? — Il y en a un , monsieur le marquis . Mais il prend seulement des mesures . Comme tout le monde devait dormir tard après le bal , monsieur Escaldas a défendu qu' on donnât des coups de marteau . » Sans titre spécial , Escaldas occupait , dans le château , des fonctions vagues , d' intendant , de secrétaire , de factotum . Parasite , ami ou valet , personne ne savait au juste . Mais la domesticité lui obéissait . Un conflit avec le Bolivien eût coûté sa place à l' indocile . Trop hautain pour exercer une surveillance immédiate , le maître s' en rapportait à ce bizarre et indispensable personnage . Sur la réponse de la femme de chambre qu' il y avait un ouvrier dans la bibliothèque , le marquis s' y rendit aussitôt . Un jeune maçon , dans son costume de travail , tout blanc de plâtre , était occupé à remettre du mastic dans les interstices des pierres , et à crépir l' intérieur des cavités qui devaient recevoir les rayons de livres . Il s' interrompit , envoyant entrer M . de Valcor . Le marquis referma la porte avec soin . — « Comment t' appelles -tu ? » demanda-t-il brusquement . Le garçon , surpris , devint tout rouge , hésita , et finit par répondre : — « Bauchet ... Firmin Bauchet . — Tu es d' ici ? — Non , je suis de la Corrèze . — Tu comptes rester en Bretagne ? — Non , m' sieu . On m' avait embauché pour ailleurs . Ça s' est trouvé comme ça . — Alors , tu repartirais volontiers ? — Volontiers ou non , faudra bien que je reparte , pour tirer au sort , chez nous . » Le marquis l' examinait , de son regard dominateur , qui eût intimidé d' autres gaillards que ce petit rustre . Celui -ci , avec une ronde figure enfantine , restait tout rose d' embarras sous la fine poudre de plâtre qui le fardait . — « Veux -tu gagner mille francs , mon bonhomme ? — Mille francs ! » répéta le maçon ahuri . — « Oui , pour dire quatre mots , et t' en aller ensuite , où tu voudras , sans qu' on te revoie jamais dans ce pays . — Dame ! ... » balbutia le jeune manœuvre . — « Écoute ... Est -ce toi qui as trouvé la boîte dans le trou du mur ? — Non , c' est le camarade . — Ah ! c' est ennuyeux . N' avais -tu pas travaillé de ce côté avant lui ? — Pour ça , oui . Même que j' avais entièrement descellé la pierre pendant qu' il était allé gâcher son plâtre dehors . Si seulement j' avais eu l' idée de la tirer , c' est moi qui aurais découvert la boîte . — Bon ... Il était dehors , il gâchait son plâtre . Alors , cette boîte , tu aurais pu la placer là toi -même , pour faire une farce , mettons . Était -ce possible , cela ? Me comprends -tu ? » Le Limousin n' était pas bête . Il réfléchit un instant , puis répliqua : — « Une supposition ... Oui . Mais il fallait qu ' il y aurait eu le trou derrière la pierre . » Valcor sourit . — « Tu es un malin , mon garçon . Tout à fait ce qu' il me faut . Ne t' inquiète pas du trou . Il s' agit de rassurer une dame , qui est malade . Et les femmes ne regardent pas aux détails quand elles désirent être convaincues . Suis -moi bien , petit . Tu vas voir comme ce que j' attends de toi est simple . » Le marquis dicta au jeune ouvrier une espèce de rôle , qu' il simplifia , en effet , autant que possible . L' ayant bien persuadé que tout ce qu' il demandait de lui se réduisait à un inoffensif mensonge , et qu' aucune conséquence fâcheuse n' en pouvait résulter , il le quitta en lui disant : — « Dans vingt minutes , n' est -ce pas ? Et quand je t' ordonnerai de me suivre dans mon cabinet , ce sera pour te remettre les mille francs que je t' ai promis . » M . de Valcor , en sortant de la bibliothèque , laissait le petit maçon comme fasciné . Ce n' était pas seulement pour la somme invraisemblable , et si facile à gagner , que ce garçon allait lui obéir . La récompense eût-elle été moindre , ou même nulle , Firmin Bauchet aurait encore éprouvé une espèce de plaisir à exécuter les ordres de ce grand seigneur à la fois si volontaire et si persuasif . La voix impressionnante , les paroles d' une clarté lumineuse , le regard d' une douceur tellement impérative , restaient dans son être avec une incroyable puissance de suggestion . Le jeune Limousin guetta la fuite des vingt minutes au cadran d' un cartel , dans le vestibule tout proche . L' impatience le dévorait . Il ne pouvait croire qu' un tel rêve fût près de se réaliser . Quand le moment vint , il se mit à parcourir les corridors à la recherche d' un domestique . S' adressant au premier qu' il rencontra : — « Pourrais -je parler à monsieur le marquis ? » L' autre toisa la blouse blanche , la silhouette plâtreuse . — « A monsieur le marquis ? Comme tu y vas ! Il ferait beau voir le déranger pour un galopin de ton espèce . — Je vous en prie ! ... Je vous en supplie ! ... C' est pour une chose très grave . » Il insistait avec un trouble qui n' était pas feint . D' abord , dans l' émoi de son rôle . Et aussi dans la crainte d' être empêché de le remplir . Le valet de chambre , étonné , finit par s' en aller à la recherche de son maître . M . de Valcor se trouvait dans la chambre de sa femme . Dès qu' il y était entré , il avait compris qu' avec un peu d' illusion il guérirait vite un pauvre cœur , trop faible pour voir la vérité en face . D' ailleurs , la vérité ... Il en était seul maître . Pourquoi ne pas substituer au mensonge cruel du hasard le mensonge bienfaisant de son génie ? La vérité ! Le mot faisait sourire cet homme . Et de quel sourire ambigu , où flottait tant de tristesse sous un orgueil effrayant . Laurence , remise d' une longue syncope , mais plus abattue que si son sang eût coulé par vingt blessures , demeurait étendue sur sa chaise longue . Une femme de chambre , qui s' empressait autour d' elle , se retira lorsqu' elle vit entrer le marquis . Renaud approcha un pouf bas , se plaça près de Laurence dans une posture qui ressemblait à un agenouillement , et prit la main de la pauvre femme . — « Alors , » dit-il avec sa voix roulante et chantante , qui caressait , s' insinuait , berçait , « vous avez pu , ma chérie , pour une si grossière imposture , me croire un père et un époux infâmes , m' attribuer de véritables crimes ? ... » Quelle douceur un peu dédaigneuse dans ce reproche ! Une âme plus solide même en fût restée interdite . — « Une imposture ? ... Ces horribles lettres ? ... » balbutia Laurence . — « Vous ne les avez pas lues , ma pauvre mignonne ! Vous avez dû perdre la tête tout de suite . Je vous forcerai de les examiner ligne à ligne . Vous verrez les contradictions , la stupidité de la fable ... Voyons , avouez ... Vous n' avez pas tout lu ? ... — Non , certes , » dit-elle en frissonnant . Elle le regardait , moins certaine maintenant , après les heures écoulées , dans l' éclat du jour , en cette souveraine présence , des cauchemars de sa nuit . Et les puissants yeux bleus de l' être tant aimé descendaient impérieusement jusqu' à son cœur . — « Mais , Renaud , ces feuillets jaunis , piqués d' humidité ? ... Cette cachette ? ... — Je soupçonne , » dit-il , « quelque misérable ruse inventée pour faire manquer le mariage de Micheline . J' ai commencé une enquête . Malheureusement , les ouvriers ne travaillent pas aujourd'hui . Celui qui a découvert le soi-disant dépôt n' est justement pas là . » A ce moment , on frappa à l' une des portes . La femme de chambre revenait , disant qu' on demandait M . le marquis . — « On me demande ? Qui cela ? — Je ne sais , » fit-elle , « C' est Jérôme , » — elle nommait le premier valet de chambre . — « Il craint quelque accident à la bibliothèque de Mademoiselle , parce qu' un des maçons , tout bouleversé , veut absolument parler à monsieur le marquis . — Permettez -vous que je m' en occupe ? » demanda celui -ci à sa femme . Il fit le mouvement de s' éloigner , mais sans la quitter des yeux . Et il lut dans les siens la prière qu' il attendait . — « Préférez -vous , Laurence , que je reçoive cet homme ici ? » Elle inclina la tête , n' osant pas plus avouer son espoir que sa méfiance . — « C' est cela , » reprit-il avec un naturel parfait , « Dans votre chambre ... Je n' osais vous en prier ... Mais combien je préfère que vous soyez témoin ... — Ah ! » murmura-t-elle , « vous pensez , comme moi , que c' est pour les papiers ... » Firmin Bauchet entrait , confus de poser ses gros souliers poudreux sur les tapis délicats . — « C' est bien vous qui êtes monsieur le marquis de Valcor ? » demanda-t-il , comme s' il voyait pour la première fois le maître de céans . Dès ce mot , Renaud fut tranquille quant à la sûreté de cabotinage du jeune rustre . Et l' émotion visible du petit maçon , qui claquait presque des dents , ajoutait à la vraisemblance de la scène . — « Mais , Madame ... » dit-il . « Je n' ose pas dire devant Madame ... — C' est donc bien terrible , ce que tu viens me raconter , gamin ? » fit le marquis avec une bienveillance légère . « Allons ... Tu peux parler devant Madame . Si tu as commis quelque maladresse , elle te la fera sans doute pardonner . — C' est pis qu' une maladresse ... Quelque chose de vilain , dont je me suis chargé pour de l' argent . Mais , je ne peux pas garder ça pour moi . Je crains que ça ne cause des malheurs . J' aime mieux tout avouer . — Quoi donc ? Courage ! ... Ton mouvement est bon . Nous ne te mangerons pas , va . — Eh ben ! ... C' est moi qui ai caché c' te boîte en fer-blanc dans le mur , que j' ai entamé exprès , par-dessous la pierre , pendant que le camarade n' était pas là . — Est -ce possible ! ... » s' écria Mme de Valcor . « Vous dites vrai ? ... » Sa joie encouragea le jeune Limousin . On ne l' avait pas trompé . Il s' agissait d' enlever un chagrin à une dame . Et quelle belle dame , dans toutes ses dentelles , avec l' air si doux ! Le conscrit futur sentit s' échauffer son cœur naïf et galant de petit Français . — « Pour sûr , madame , que je dis vrai . C' est moi qui ai mis la boîte . On m' avait assuré que c' était pour la blague . Mais j' ai pas la conscience tranquille . — Qui t' avait chargé de ça ? » demanda Valcor . — « Quelqu'un que je ne connais pas , qui me guettait sur la route . — Combien t' a-t-il donné ? — Un louis de vingt francs . — Et s' il y avait eu de la dynamite dans la boîte ? — Oh ! C' était facile de lever le couvercle , » dit le maçon . — « Tu l' as fait ? — Oui-da . J' ai vu qué'ques chiffons de papier . J' ai pas pensé que ça pouvait être bien méchant . — Méchant ! ... C' était une canaillerie , et tu t' en doutais bien . Enfin , le remords t' a pris . Tu vas venir avec moi , pour écrire et signer ce que tu nous as raconté là . Puis , tu me décriras le gredin qui a compté sur ta mine de nigaud pour nous tendre ce piège imbécile . — Oh ! monsieur le marquis , » s' écria le Limousin madré , qui joua la frayeur , « Vous n' allez pas me faire mettre en prison ! » La voix émue de Laurence s' éleva : — « Non , mon petit ami . Vous êtes un brave garçon . Je veux que vous ayez une récompense , au contraire . Puis , dites -moi votre nom , l' adresse de vos parents . Jamais je ne vous oublierai . Ah ! vous réparez bien le mal que vous avez commis . » Elle palpitait , dans une telle griserie de délivrance , qu' elle eût traité en bienfaiteur ce gâcheur de plâtre , cause pourtant de sa récente torture , d' après ce qu' il disait . Renaud emmena l' ouvrier qui , une fois dans le grand cabinet de travail , un luxe lourd et sévère , sembla plus mal à l' aise . — « C' est-il vrai , monsieur le marquis , que vous allez me faire écrire ? ... Vous ne m' aviez point dit ça , tout d' abord . — Ne te tourmente donc pas , jeune oison , » dit Valcor avec son aisance heureuse , que venait de lui rendre complètement le succès de son subterfuge . « Je vais te dicter quelques lignes , et tu les signeras du nom que tu voudras . — Mais la dame verra que c' est pas le mien . — Elle te connaît donc ? — Non , mais elle a dit , comme ça , qu' elle voulait connaître ma famille . » Le marquis éclata de rire . — « Allons , heureusement que je n' ai plus besoin de ta malice , car elle semble sujette à de furieuses intermittences . Tu vas prendre ton argent et filer . Et qu' on n' entende jamais parler de toi , ni de ta famille , autrement il t' en cuirait . Est -ce compris ? — Oui , monsieur le marquis . — Pourquoi prends -tu cet air malheureux ? — La dame pensera du mal de moi . Et elle a l' air si bon ! » Renaud hocha la tête , avec un brin d' attendrissement amusé . Pas un atome de cruauté n' entrait dans la nature puissante de Valcor . En ce moment , peut-être , le sentiment qui dominait en lui était la joie d' avoir vu s' évanouir la souffrance de sa femme . La méchanceté , le mal inutile , lui inspiraient de la répugnance . Mais il y avait en lui des forces qui , pour le porter au but , savaient au besoin étouffer toute pitié . Il dit à Firmin Bauchet , avec le fascinant sourire qui faisait de tous les êtres simples des esclaves ravis de sa volonté : — « La dame pensera que tu as eu peur des conséquences de ta faute , de ton aveu , et que tu t' es enfui . Tes camarades ne diront rien , car on ne les questionnera pas . Elle est consolée , cette dame . N' est -ce pas ce que nous voulions ? » ajouta-t-il . Et le grand seigneur prononça avec un charme inexprimable ce « nous » qui l' unissait au petit maçon . En même temps , il lui tendait la somme promise . — « Tu vois , je te la donne en or , pour qu' un billet ne te compromette pas . Ta bourse est-elle assez grande pour la mettre ? » Certes . C' était une poche de cuir à cordon , plus faite pour contenir des gros sous que des louis , et qui avait , en conséquence , toute l' ampleur nécessaire . — « Ça te permettra d' épouser ta promise ? » dit Renaud en comptant les pièces . — « Non , » dit Firmin Bauchet . « Ça empêchera la mère de se tuer de travail pour les petits quand je serai au régiment . J' ai huit frères et sœurs , dont je suis l' aîné . Et le père est toujours malade . — Alors , voilà deux cents francs de plus . Et si on t' ennuie pour cet argent , écris -moi . Je certifierai que tu l' as gagné à mon service , ce qui est la vérité . » Le petit Limousin fondit en larmes . Et il fallut que le marquis de Valcor apaisât cette émotion pour que Firmin Bauchet pût sortir sans être un objet de curiosité pour les gens . Lorsque , enfin , il quitta le cabinet de travail , sa ronde face paysanne , sur laquelle les larmes , le plâtre et la poussière de sa manche , employée en guise de mouchoir , se mêlaient , offrait les coloris les plus singuliers . Une fois l' ouvrier dehors , Renaud prit une élégante petite feuille de papier à lettres , et s' étant assis devant son authentique bureau Louis XV , orné de bronzes précieux , il écrivit : Gaétane Au nom du passé , dont j' ai démérité de vous parler jamais , et dont , pourtant , il faut que je vous parle , trouvez -vous demain , dans l' après-midi , après trois heures , à la petite grotte de la Falaise-Blanche , — vous savez ... « notre grotte » , que vous n' avez pu oublier . Ah ! ne frémissez pas de colère , Gaétane ! Songez à la scène de cette nuit . Songez à enfant Venez . Il faut que vous m' entendiez . Et il faut que vous m' entendiez là . Par grâce , ne me refusez pas ! Il y va du bonheur d' Hervé , peut-être de sa vie . « Renaud . » Quand il eut tracé ces lignes , le marquis de Valcor fit appeler celui de tous ses domestiques en qui il avait le plus confiance , lui donna l' ordre de monter à bicyclette et de porter immédiatement cette lettre au château de Ferneuse . — « Vous la remettrez , » dit-il , « en mains propres , soit à la comtesse , si elle est à la maison , soit à Noémi , sa première femme de chambre . A personne autre . » Ceci fait , il retourna chez sa femme . — « Êtes -vous de force , » lui dit-il , « à revoir ces lettres avec moi ? — Pourquoi ? Puisqu'elles sont fausses . — Les examiner vous en convaincrait . Mais le fait qu' elles ont été apportées ici par une manœuvre indigne ne le prouve pas . Et je tiens ... — Ah ! Renaud , n' en parlons plus . Que cette abomination sorte de notre cœur et de notre mémoire . J' ai trop besoin de votre pardon pour vous offenser davantage par une méfiance que n' excuserait plus l' émoi affolant de la surprise . — D' ailleurs , nous saurons tout , » reprit-il . « Je n' aurai pas de repos que je n' aie découvert et châtié l' auteur de cette mystification abominable . J' ai promis une forte récompense à ce petit ouvrier maçon s' il réussit à me désigner l' homme . Sans rien dire , il observera de tous côtés , dans le château , dans le pays . » La marquise de Valcor secoua la tête . — « Le coupable n' est pas resté ici pour se faire pincer . Songez combien notre fête a fait aller et venir de gens depuis deux jours : électriciens , fournisseurs , tapissiers , domestiques de nos hôtes , sans parler de nos invités eux -mêmes . » Renaud eut un sourire d' entente . Évidemment le coup avait pu être fait par un inférieur , mais l' impulsion venait de haut . — « Nous avons , » reprit Laurence , dont la voix s' altéra , « un premier devoir à remplir avant tout . Comment réparer mon offense envers madame de Ferneuse ? » Depuis que son angoisse dominante avait disparu , ce souci la bouleversait . Son corps mince , accablé par les fatigues , par les émotions de la nuit et du matin , s' affaissait sur la chaise longue , dans les dentelles qui avaient paru au petit maçon si miraculeusement vaporeuses . L' effarement remplit ses grands yeux noirs — sa seule beauté — tandis qu' elle posait la question . — « Voulez -vous m' en laisser le soin ? » dit son mari , d' un accent qui exprimait plutôt l' injonction que la prière . — « Comment vous y prendrez -vous , Renaud ? Mon Dieu ! Il est impossible de lui dire ... — Si vous saviez ce qu' il est possible ou impossible de dire , ma petite Laurence , vous ne vous tourmenteriez pas comme vous le faites . Rapportez -vous en à moi , bien que je ne discerne pas encore ce qu' il est le plus opportun de laisser penser à madame de Ferneuse sur cet incident déplorable . Voyez cependant les fâcheux effets de votre caractère impulsif ! Mais prenez patience jusqu' à ce que j' aie vu la comtesse . Mes meilleurs arguments jailliront peut-être de notre entretien , de ses dispositions . — Que pensera-t-elle de moi ? — Aucun mal , Laurence . Croyez -en votre mari , qui a souci de votre dignité autant que de la sienne . — Mais , que trouverez -vous pour expliquer ? ... Vous n' allez pas lui laisser croire que je suis jalouse d' elle ! » Renaud sourit à ce cri féminin . Il se pencha , mit un baiser sur le front de sa femme . Puis , avec sa hauteur un peu distante , sa façon de la traiter en enfant : — « Ayez confiance en moi . Je vous réconcilierai avec madame de Ferneuse , sans qu' il en coûte rien à votre fierté . » Elle lui saisit la main d' un geste humble , ennobli par la tendresse . — « Oh ! que vous êtes grand et bon , mon Renaud ! Mais ne m' épargnez pas trop , cependant . Il s' agit du bonheur de Micheline . Pourvu que ma folie n' ait pas brisé ce bonheur , en blessant irrémédiablement madame de Ferneuse ! » Laurence ajouta plus bas , lentement , d' une voix profonde : — « Je crois que notre fille aime vraiment Hervé . Et si le cœur de cette enfant -là est pris , c' est pour toujours . » Une crispation d' inquiétude passa sur les beaux traits du marquis de Valcor . Il se sentit pâlir , et se rejeta un peu en arrière , pour que sa femme n' en vît rien . Cependant il prononça , d' un accent où vibrait la vérité même : — « Êtes -vous sûre , au moins , Laurence , ou dois -je vous le jurer encore , sur la tête chérie de Micheline , qu' Hervé de Ferneuse n' est pas son frère ? — Taisez -vous ! ... Ah ! l' affreux cauchemar ! ... » murmura Laurence en frissonnant . BERTRANDE LE lendemain matin , de bonne heure , le marquis de Valcor s' était fait seller un cheval , et l' attendait , debout sur l' un des perrons du château , lorsqu' il vit s' approcher le prince de Villingen , son hôte pour quelques jours . — « Vous sortez , mon cher marquis ? Et à cheval , encore , si j' en juge d' après ces superbes bottes et ce stick épatant . » Renaud eut ce sourire bien à lui , qui , plein de grâce aimable , n' encourageait cependant pas les familiarités . — « Quelle belle matinée pour un canter à travers la campagne ! » reprit Gilbert . « Ah ! si je ne craignais pas d' être indiscret ! ... » Il ne pouvait guère douter qu' il le fût , à l' expression refroidie du visage de son hôte . Mais le jeune prince Gégé , — comme on l' appelait dans les cafés de nuit et les boudoirs à la mode , à cause de la double initiale de ses noms : Gilbert Gairlance , — était trop habitué aux adulations , aux gâteries des femmes et des flatteurs , pour vouloir remarquer qu' on accueillait sans empressement un de ses caprices . — « De quel côté alliez -vous , marquis ? — Vers le Conquet . C' est le petit port de la pointe Saint-Mathieu . — N' y a-t-il pas , tout à côté , des ruines curieuses ? — Oui , une ancienne abbaye , à l' extrémité du promontoire , à côté du phare ? — Mais c' est au bout du monde , à la pointe extrême du continent . C' est le dernier cri du Finistère . — Précisément . — J' aimerais bien voir cela . — C' est facile , » dit Renaud . Il venait de se faire cette réflexion rapide que ce compagnon ne le gênerait pas , puisque , en effet , il l' enverrait visiter les ruines , pendant une démarche où il ne se souciait pas de l' emmener . Un valet alla aux écuries donner l' ordre de seller un second cheval pour le prince Gairlance , tandis que celui -ci se faisait apporter ses éperons et ses leggings . Un instant après , les deux cavaliers suivaient une de ces routes si caractéristiques de cette côte élevée , où les souffles incessants et impétueux du large ne laissent croître que de courtes plantes rustiques , trapues et têtues , cramponnées au sol , qu' elles dépassent à peine . A droite et à gauche , c' étaient des landes inégales , bossuées par le granit qui y affleure , et tapissées d' une verdure poudreuse . L' or des genêts y brillait par places . Les ternes fleurs de la lavande y mettaient des traînées pâles . Mais les roses bruyères n' étaient pas encore fleuries . Sur cette aridité , sur ce silence , planait une sensation d' immensité . Quelquefois , du côté de la terre , une perspective s' ouvrait , laissant voir une pointe de clocher dans un pli de terrain . A d' autres moments , c' était vers la mer que s' enfonçait la pente du sol . Alors apparaissaient des gouffres bleuâtres , dont on n' était pas bien sûr que ce fût l' eau ou le ciel . La conversation ne se soutenait pas avec beaucoup de chaleur entre Renaud et Gilbert . Rien n' était plus différent que ces deux hommes : l' un , jeune , et ayant horreur de l' action ; l' autre , au second versant de la vie , mais d' une sève toujours bouillonnante . Même physiquement , cette interversion des âges était manifeste . Peu de femmes eussent préféré le fluet et pâle garçon de vingt-six ans à ce beau Valcor d' une si mâle élégance de stature , avec la mine si charmante et si fière , et qui , à près de cinquante ans , n' en paraissait guère que trente-cinq . — « Vous savez que c' est loin . Nous pourrions trotter . » Le marquis soutint longtemps l' allure rapide et ne ralentit que par précaution de bon cavalier , à cause des chevaux . Gilbert n' osait dire qu' il trouvait le train un peu dur . Il dut s' essuyer le front , où la sueur ruisselait . — « Je vous quitterai , » dit Renaud , « avant le village . Vous trouverez quelqu'un pour vous conduire à la ruine . Moi , je vais voir une famille de pêcheurs , qui demeure un peu plus bas , sur le versant de la falaise . Ce sont des gens que ma famille a protégés de père en fils . J' ai à leur parler . — Où nous retrouverons-nous ? — A l' auberge , en face de l' église . Vous y laisserez votre cheval . De là , pour gagner le phare et l' abbaye , à pied , il vous faut dix minutes . » A un tournant de la route , Gilbert vit le marquis de Valcor prendre un sentier qui serpentait à travers la lande , dans la direction de l' Océan . Il lui cria : — « Vous n' allez pas rencontrer une descente trop raide pour votre cheval ? — Pas jusqu' à la maison où je vais . Il y a un lacet assez doux . A tout à l' heure ! » Presque aussitôt , Gairlance aperçut les premières maisons du Conquet . Son esprit , tout mondain , n' était pas fait pour goûter le rude caractère de ce village , perché sur le roc , à l' extrémité de la presqu'île bretonne . Poste avancé , où l' âme d' une race simple et aventureuse s' avive , comme celle du veilleur placé à la proue du navire . Le dégoût de Gilbert pour la société d' un être jugé par lui inférieur , lui fit refuser un guide , plutôt que le désir de se trouver seul avec ses pensées dans un endroit sublime . L' adjectif s' évoqua cependant , même dans l' esprit de ce Parisien frivole , quand tout à coup il vit se détacher sur le vide du ciel et de la mer les hautes et sveltes ogives de l' abbaye en ruines . Le toit manque , mais les admirables arcatures sont intactes . Lorsqu' on pénètre sous ces arceaux aux lignes si pures , on n' aperçoit au delà des voûtes , par les larges croisées béantes , que les perspectives infinies et changeantes de la mer . La terre aboutit là , dans ce sanctuaire hautain , dressé sur une falaise à pic . Le phare lui -même est un peu en arrière . Les hommes d' aujourd'hui n' ont pas osé construire l' édifice du salut matériel si hardiment que les hommes d' autrefois l' édifice du salut divin . Quel art et quelle audace ne fallut-il pas pour dresser là ces architectures énormes , qui défient encore les effroyables vents d' équinoxe et le choc des lames en furie , dont parfois tremble leur assise de rochers ! — « Monsieur , » disait à Gilbert le gardien qui lui ouvrit la petite grille de l' enclos , « il y a des moments , dans la mauvaise saison , où les vagues tapent si fort qu' on sent le sol bouger sous soi , comme par un tremblement de terre . » Le prince essaya d' avoir quelques renseignements sur l' origine et l' âge de l' abbaye . Mais nul ne sait . L' ignorance du modeste gardien était celle de tout le monde . Après un moment passé dans les ruines , Gilbert entra , par curiosité , dans la petite église toute proche , aussi ancienne peut-être , mais si humble à côté des murailles grandioses qui la dominent . Une surprise l' y attendait . En entrant , il troubla la prière d' une jeune fille , qui était à genoux , et qui se leva au bruit de ses pas . Le prince de Villingen jeta un cri : — « Mademoiselle Micheline ! » Mais , comme il s' approchait et la saluait avec un empressement ému , il entendit une voix très douce lui dire : — « Vous vous trompez , monsieur . Je ne suis pas mademoiselle de Valcor . » Gilbert demeura comme pétrifié ... Une telle méprise ... Une si extraordinaire ressemblance ... Et cette réponse de l' inconnue , qui , tout de suite , avait nommé la personne qu' il croyait voir en elle . Constatant sa stupeur , la jeune fille ne put s' empêcher de rire . Ce n' était plus la hauteur grave de Micheline . L' illusion s' atténua . Et bien plus encore lorsque , faisant deux pas hors de l' ombre , la déconcertante apparition se distingua mieux dans la clarté du porche ouvert . Certes , on eût dit une sœur , et presque une sœur jumelle , de la délicieuse fille dont le prince de Villingen s' éprenait chaque jour davantage . Depuis la nuit dernière surtout , depuis le cotillon dansé avec Mlle de Valcor , la griserie du jeune homme était complète . Un espoir naissait en lui du brusque départ d' Hervé de Ferneuse , signe d' un grave incident , d' une rupture peut-être . Et il fallait que le charme de Micheline opérât bien profondément dans son cœur pour qu' il en oubliât presque l' attrait de l' immense fortune , qui , d' abord , lui avait fait résoudre sa conquête . La force invincible de l' amour le dominait si bien en ce moment que la seule ressemblance de cette jeune étrangère le remuait d' un trouble très doux . Pourtant , — il venait de s' en apercevoir au second coup d' œil , — elle devait être une bien petite bourgeoise , sinon une paysanne . Sa simple robe rayée de noir et de blanc , son col de linge uni , son chapeau orné d' un nœud de taffetas , ne devaient leur espèce d' élégance qu' à sa beauté et aux lignes fines et souples de son jeune corps . Elle ne portait pas de gants . Elle se promenait toute seule . L' expression de son visage était avenante , mais sans fierté . Une rusticité savoureuse enveloppait toute sa personne , et marquait un abîme entre elle et l' héritière de Valcor . Mais en pleine lumière , la différence éclatait surtout dans les yeux . Tandis que Micheline avait les prunelles sombres et veloutées de sa mère , celle -ci avait les siennes d' un bleu vif . Elles parurent à Gilbert , — étant donné l' ordre d' idées où il se trouvait , — rappeler , en une nuance plus transparente , les profonds yeux bleus de Renaud . — « Extraordinaire ... Inouï , vraiment ! ... » murmura-t-il en dévisageant l' étrangère . — « Ce n' est pas la première fois , » dit-elle , qu' on me prend pour la demoiselle de Valcor . — Est -ce que votre famille est d' ici ? » demanda Gilbert , en qui naissait un soupçon , qu' il n' aurait pas eu s' il avait su ce que tout le pays savait , que le marquis Renaud de Valcor avait quitté l' Europe trois ans avant la naissance de cette jolie fille . Et cela sans erreur possible , sans qu' il fût revenu , même pour une heure , dans cette Bretagne , où l' on ne devait fêter son retour que deux années encore après . — « Je crois bien , » répondit-elle , « que nous sommes d' ici ! Et depuis longtemps , allez . Il y a eu des Gaël au Conquet , aussi loin qu' existent les souvenirs dans la province . — Votre nom est Gaël ? — Oui , Bertrande Gaël . — Je parie une chose , » dit-il , suivant sa pensée secrète . « C' est chez vous que le marquis de Valcor se trouve en ce moment . — Chez nous ! » s' écria-t-elle . Il parut à Gilbert que son frais visage pâlissait . Et elle demeurait perplexe , à le regarder , dans l' envie de savoir davantage . Tandis qu' avant , elle semblait prête à partir , gênée de répondre à un monsieur qu' elle ne connaissait pas , et soulevée d' un élan de fuite , comme un oiseau qui va s' envoler . — « Vous êtes donc , » reprit-elle , « un ami du marquis de Valcor ? — Je suis même son hôte . Je demeure chez lui en ce moment , mademoiselle . Et puisque vous vous êtes si gracieusement présentée , je vais en faire autant : je m' appelle Gilbert Gairlance , prince de Villingen . — Un prince ! » s' écria Bertrande avec une admiration naïve . — « Moins prince que vous n' êtes princesse , car vous êtes belle à parer un trône , » dit-il galamment . La jolie Bretonne devint toute rose . Mais une inquiétude secrète effaçait le plaisir d' être louée par un si fabuleux personnage . Elle demanda , soucieuse : — « Est -ce que monsieur de Valcor va venir jusqu' ici ? — Nous devons nous retrouver à l' auberge , sur la place , vous savez ? ... — Oh ! alors , » dit-elle , comme si cette réflexion lui échappait , « je ne vais pas rentrer par le village . Je ferai le tour à travers la lande . — Vous avez donc peur du marquis de Valcor ? » Elle hocha la tête et ne répondit pas . Mais elle se dirigea vers la porte ouverte , pour sortir de la petite église . Et comme Gilbert , immobile , lui barrait le chemin , sans intention bien arrêtée , rien que pour retenir cette vision charmante , elle murmura : — « Pardon ... Il faut que je m' en aille , monseigneur le prince . » Le Parisien eut à peine envie de rire . Une autre sorte d' émotion , d' une saveur fraîche et inconnue , lui venait de cette évidente candeur dans une créature si belle . Il laissa Bertrande Gaël sortir de l' église , mais il la suivit , et , comme tout naturellement , se mit à marcher à côté d' elle . La fine Bretonne , ayant jeté un regard circonspect aux alentours , et s' étant assurée que nul n' observait leur tête-à-tête , pas même le gardien des ruines , qui était en même temps celui du phare , et qu' on n' apercevait pas dehors , se lança vite dans le sentier de la lande . S' écartant ainsi du pays habité , elle craignait moins d' accepter la compagnie compromettante de l' élégant étranger . On ne causerait pas sur leur compte . Et comment se refuser à entendre les compliments d' un prince , à lire dans ses yeux l' admiration qu' elle lui inspirait ? Lui , Gilbert , n' éprouvait pas seulement l' attrait de tant de grâce , mêlée d' un charme un peu sauvage , et comme imprégnée des verts aromes de la mer , il se sentait dévoré de curiosité , ainsi que devant une énigme . Qu' était donc , pour le marquis de Valcor , cette jeune fille , qui semblait le craindre ainsi qu' un tuteur ou qu' un maître , et qui ressemblait à Micheline d' une façon étourdissante ? La réponse qu' il se faisait à cette question ne le dispensait pas — au contraire — d' en vouloir connaître les données . — « Voyons , mademoiselle Bertrande ... Je vous promets , sur ma parole , de garder votre secret . Pourquoi donc avez -vous peur de rencontrer mon ami Valcor ? Il aurait bien de la peine à se montrer redoutable pour une jeune personne aussi exquise que vous . — Il ne sait pas , » dit-elle à voix basse et les yeux à terre , « que j' ai quitté le couvent . Et grand'mère ne va peut-être pas avoir le courage de le lui dire . — Le couvent ! Vous étiez au couvent ? — Oui . Aux Géraldines de Quimper . — Pour de bon ? ... Vous étiez religieuse ? ... — Qu' allez -vous penser ! Je serais une défroquée ! Oh ! pas ça , non ! ... Novice seulement . Je n' avais pas prononcé mes vœux . — Et pourquoi les auriez -vous prononcés ? Pour contenter monsieur de Valcor ? — Oui , et grand'mère . — Grand'mère , soit ! Mais quels droits le marquis a-t-il de vous imposer sa volonté ? » La jeune fille leva ses yeux d' un bleu si vif , avec une évidente surprise . Peut-être n' avait-elle jamais réfléchi à cela . — « C' est monsieur le marquis , » dit-elle . — « Bon . Mais nous ne sommes plus sous le régime féodal . Et , malheureusement pour lui , le droit du seigneur n' existe plus , » répliqua Gilbert avec un sourire dont la candide Bretonne ne comprit pas l' équivoque . — « Je ne sais pas , » reprit-elle après un silence . « Depuis que je suis au monde , j' ai toujours vu que , chez nous , on écoutait monsieur le marquis comme le bon Dieu . » Elle se signa — pour effacer sans doute le léger sacrilège de sa comparaison . — « Chez vous ? ... Qui donc y a-t-il chez vous , mademoiselle Bertrande ? Si toutefois je ne suis pas indiscret . — Il y a grand'mère , et puis ... » ( elle hésita , et , sur un autre ton ) : « il y aurait mon oncle Yves et mon oncle Mathias . Mais ils sont presque toujours en mer . — Vous êtes donc orpheline , pauvre petite ? » demanda Gilbert , qui désirait avant tout apprendre quelque chose de sa naissance . Elle eut une rougeur soudaine , et répondit avec embarras : — « Je n' ai plus mon père , mais maman n' est pas morte . » « Ah ! » se dit Gairlance , « la mère n' est pas morte , mais absente , disparue sans doute . Qui sait la vie qu' elle doit mener , pour que sa fille rougisse d' elle à ce point ? Et Renaud l' aura séduite . Cette enfant -là fut sa première faute . Tout cela est limpide . » Bertrande Gaël , par un vague instinct l' avertissant que le silence de son compagnon cachait un soupçon pire que la vérité , se décidait à une explication : — « Ma pauvre mère ! » soupira-t-elle . « A quoi bon vous cacher cela , puisque vous la verrez un jour ou l' autre si vous passez par chez nous . Elle est faible d' esprit ... Vous comprenez ? ... Elle est devenue innocente après son malheur . » « Folle ! » pensa Gilbert , dont l' étonnement s' accrut . Il reprit tout haut : — « De quel malheur voulez -vous donc parler ? — De la mort de mon père , qui a péri dans un naufrage . Il était marin de l' État , quartier-maître sur un transport qui s' est perdu dans un cyclone . J' étais petite . Je ne me rappelle pas . Mais on m' a souvent dit qu' à partir du jour où sa fin a été certaine , ma pauvre mère est devenue d' une tristesse comme on n' en voit pas d' exemple sur nos côtes , où cependant il y a bien des veuves . Elle ne parlait plus , ne dormait plus . Elle passait des nuits sur la falaise , à maudire la mer et à pleurer . A peine si on pouvait lui faire prendre assez de nourriture pour qu' elle ne trépasse point de faim . Si elle ne s' est point jetée du haut des rochers , c' est qu' elle fréquentait l' église , qu' elle croyait en Notre-Seigneur et en la sainte Madone . Mais un soir , — un bien triste soir ! — elle est rentrée avec la tête perdue . Elle affirmait qu' elle avait rencontré le père dans la lande , et qu' il lui avait parlé . Et c' étaient des douceurs pour lui , puis , tout à coup , des injures , — elle si aimante et fidèle ! — des mots qu' elle lui adressait comme dans un rêve , et que je n' oserais pas répéter . Des rires qui faisaient mal , des pleurs qui ne s' arrêtaient plus . La raison était partie avec son cœur , quoi ! — Elle s' est calmée , mais sa peine a été trop forte . Elle n' a jamais retrouvé le sens . » Bertrande s' arrêta , et , son douloureux sujet ne l' entraînant plus , elle sentit la confusion d' avoir parlé si longtemps . — « Mais comme je cause ! . . Excusez -moi , monseigneur le prince . — Ne m' appelez donc pas « monseigneur le prince . » Elle remarqua les sourcils froncés , le mouvement d' impatience . Gilbert s' énervait de ne plus rien comprendre à une situation qu' il avait jugée si claire . La mère de Bertrande devenant folle de douleur pour avoir perdu son mari , cela rendait singulièrement invraisemblable une intrigue de sa part avec le beau châtelain de Valcor . — « Comment faut-il que je vous appelle ? » demandait humblement la naïve Bretonne . — « Appelez -moi « monsieur » , tout simplement . « Monsieur Gilbert » , si vous préférez . » Un rayon passa dans le bleu étincelant des yeux ingénus . Donner ce nom charmant et familier à un prince ! Cela parut à Bertrande un tel privilège qu' elle s' en offrit le plaisir immédiatement . — « Eh bien , monsieur Gilbert , » dit-elle d' une voix tremblante de fierté ravie , « c' est ici qu' il faut nous dire adieu , si vous ne voulez pas manquer de retrouver monsieur de Valcor à l' auberge . Sa visite chez nous doit avoir pris fin à c' t' heure . Ce sentier , à gauche , vous ramène au mitan du village . Tandis que si vous continuez ma route , vous aurez un bout de ruban à revenir à pied avant de pouvoir remonter sur votre cheval . — Tant pis , jolie Bertrande ! Si vous ne m' aviez pas averti , je vous aurais suivie au bout du monde . — Vous ne reviendrez pas vous promener de ces côtés ? » demanda-t-elle , avec une de ses promptes rougeurs , et en inclinant la tête sur l' épaule , du geste sauvage et gracieux d' une fauvette qui s' apprivoise . Il y avait si peu de rouerie ou de hardiesse en cette fraîche créature , que Gilbert éprouva de cette avance une petite émotion sincère , sans mettre en doute la pureté de celle qui la lui faisait . — « Certes , je reviendrai , » s' écria-t-il avec élan . Seulement alors , Bertrande eut conscience de ce qu' elle avait dit . La pudeur et la confusion la troublèrent . Elle s' échappa , d' une retraite si soudaine que Gilbert ne put prolonger leur adieu . Après quelques bonds légers dans le sentier de la lande , elle se retourna pour le voir . Le prince lui envoyait un baiser . Elle sourit , avec une malice presque coquette , tant l' instinct s' aiguise vite chez la plus innocente des filles d' Ève — et celle -ci l' était réellement . Puis elle s' enfuit tout d' une traite . Le prince cligna des yeux , pour mieux saisir la séduisante vision qui s' éloignait . — « Tu es bien jolie , ma petite . Mais tu n' es que l' ombre ... Et j' aurai la réalité , » murmura-t-il . Cette idée d' une conquête plus haute lui rappela que la première tactique consisterait à ne pas faire attendre le père de cette Micheline dont la beauté , comme la fortune , le fascinait . Gilbert hâta le pas et regagna l' auberge , où il eut le temps de faire ressangler son cheval avant que le marquis y parût . Le jeune homme remarqua tout de suite que le visage de son hôte s' était assombri . Renaud venait sans doute d' apprendre que sa petite protégée s' était envolée de la cage , qu' elle se refusait à découvrir en elle -même la vocation religieuse . Mais que diable cela pouvait-il bien lui faire , s' il n' y avait pas entre lui et Bertrande un lien dont le prince n' était rien moins que sûr depuis l' histoire du veuvage dément et désespéré ? Quand tous deux trottèrent de nouveau sur la route , Gilbert sentit qu' il ne supporterait pas jusqu' à Valcor le silence de son compagnon . Puisque Renaud ne disait rien , c' était lui qui allait l' obliger à desserrer les lèvres . Quelle parole d' honneur avait-il donnée à la petite , au sujet de son secret ? Ma foi , il ne se rappelait plus au juste . Est -on tenu par ces serments pour rire qu' on fait aux femmes et aux enfants ? D' ailleurs , il ne révélerait rien à celui -ci , qui quittait la famille de Bertrande et savait sûrement à quoi s' en tenir . Gairlance commença donc à rire tout haut , d' un rire plein d' intention , puis il commença : — « Dites donc , mon cher marquis , cela n' ennuie pas madame de Valcor qu' on puisse rencontrer dans le pays une jeune fille qui paraît la sœur jumelle de mademoiselle Micheline ? — Comment ? » fit Renaud , en lui lançant un âpre regard . — « Oui . J' ai aperçu , tout à l' heure , près des ruines de l' abbaye , une petite paysanne ravissante , qui , à la distinction près , est le portrait frappant de mademoiselle de Valcor . — Vous ne lui avez pas parlé , au moins ? » demanda vivement le marquis . — « Pourquoi ce ton sévère ? » plaisanta le prince . « Me croyez -vous capable de mettre à mal une petite mascotte de village rien qu' en lui demandant ma route ou en lui disant : « La belle journée ! » — Mon cher ami , » reprit Renaud , — tout de suite maître de ses émotions , mais avec l' accent le plus ferme , — « je vous prie de ne pas parler si légèrement d' une jeune fille digne de tous les respects , et à qui je me charge de les assurer si on s' avisait de ne pas les lui rendre . — Oh ! oh ! ... » dit simplement Gairlance . — « Je vous entends , » déclara Valcor . « Et l' intérêt que je porte à cette famille , avec le hasard d' une prodigieuse ressemblance , pourraient prêter à l' équivoque où vous semblez vous complaire , sans un petit fait , bien simple , que je vais vous dire . D' ailleurs , un mot : si cette équivoque était possible , croyez bien que je ne me permettrais pas une telle attitude , parce que , en ce cas , elle aurait quelque chose d' offensant pour la marquise de Valcor , suivant votre insinuation de tout à l' heure . — Oh ! je badinais ... . Ma profonde déférence pour la marquise ... — Apprenez , mon cher , » poursuivit Renaud en lui coupant la parole , et avec un sourire où pointait l' ironique satisfaction de se divertir un peu aux dépens d' une malveillance trop facile , « apprenez ce que sait le plus ignare des pêcheurs de cette côte , ce dont tout ce pays m' est témoin , ce qui ressort des registres de l' état civil : Bertrande Gaël est née alors que j' avais quitté l' Europe depuis trois ans . Elle en avait deux environ lorsque j' y suis revenu , après cette longue absence . Mon mariage eut lieu presque aussitôt . Je fus père tout de suite . Ma fille est donc , de trois années environ , la cadette de son sosie féminin . — On ne le dirait pas , » observa Gilbert . « Elles ont l' air du même âge . — C' est vrai . Mais entre dix-huit et vingt et un ans , la confusion est facile . Et , sans doute , l' éducation plus simple de Bertrande , au fond d' un modeste couvent breton , a prolongé son enfance . » Le prince de Villingen garda , pendant quelques minutes , un silence un peu déconfit . Pour lui , le mystère demeurait intact . Et il ne pouvait s' empêcher de croire qu' il y eût un mystère . — « Eh bien , mon cher marquis , vous excuserez mon soupçon malicieux . Il n' avait rien de désobligeant pour vous . » Renaud sourit , reprenant sa hautaine bonne humeur . — « Mon Dieu , dans l' ignorance où vous étiez des faits positifs et des dates précises , il devait vous venir assez naturellement , ce soupçon . La ressemblance de cette petite paysanne et de mademoiselle de Valcor serait fantastique si nous n' avions la ressource d' y voir quelque phénomène d' atavisme . En répondant de ma vertu sur ce point , je ne garantis point celle de mes ascendants . Peut-être quelque galant aïeul à moi conta-t-il de trop près fleurette à une jolie madame Gaël . Nos deux familles ont toujours eu des rapports de service et de protection . J' ai l' âme traditionaliste et je continue . Les traits et la grâce de Bertrande ne pouvaient qu' accentuer chez moi une bienveillance héréditaire . » Gairlance , en écoutant la parole nette de cet homme si sûr de lui -même , sentit qu' il n' en apprendrait pas , aujourd'hui , davantage . Pourtant il risqua encore une question : — « Vous parliez de couvent . Cette jeune fille est donc destinée à la vie religieuse ? — Je l' aurais souhaité , » répondit Valcor avec une franchise qui étonna l' autre . « C' est un grand souci pour moi qu' elle se refuse à prononcer ses vœux . — Un grand souci ! Qu' est -ce que cela peut vous faire ? » Renaud se tourna vers le jeune homme avec un coup d' œil un peu dédaigneux , comme jugeant son incompréhension l' indice d' un manque de clairvoyance délicate . — « Il ne m' est pas indifférent , » reprit-il , « qu' une personne qui a le visage et toute l' apparence de ma propre fille , coure les risques de certaines tentations ou de certaines misères . Puis — jugez -en par votre impression même , — cette ressemblance , promenée à travers la vie , — et sait -on quelle vie , avec une si dangereuse beauté ? — peut produire de pénibles équivoques . Enfin je vous ai dit que cette enfant m' intéresse . Étant donné qu' elle est physiquement , et peut-être aussi moralement , au-dessus de son milieu vulgaire , je ne voyais pour elle de bonheur et de sécurité que dans un cloître . » Valcor se tut , puis ajouta , comme se parlant à lui -même : — « Mais encore eût-il fallu qu' elle en eût la vocation . » L' AÏEULE LORSQUE Renaud s' était séparé de Gilbert sur la route du Conquet , il avait poussé son cheval au travers de la lande du côté de l' Océan , là où la pente s' inclinait sur le vide , comme si , brusquement , la terre allait manquer . Cette coupure , abrupte en apparence , de la falaise , sur l' espace vaporeux , avait provoqué l' observation du prince à propos du chemin praticable pour un cavalier . Mais , suivant la réponse de Valcor , le sentier commença bientôt à descendre parallèlement à la côte en une déclivité presque insensible . Bientôt apparut un groupe de maisons , qui , sans la courbe du sol , aurait été visible de la route . Les maisons dominaient une petite crique , parfaitement abritée entre deux pans de falaise . Une plage en demi-cercle , couverte d' un sable velouté , donnait à cet étroit paysage marin l' air le plus accueillant et le plus sûr . N' étaient les dimensions restreintes de ce port naturel et l' impossibilité de bâtir plus de quelques demeures sur le terrain trop mesuré entre la rive et la muraille granitique , il eût rivalisé avec le Conquet , dont il demeurait ainsi une simple dépendance . Les habitations n' étaient guère que des masures de pêcheurs . Cependant , l' une d' elles , construite en pierres grises , avec un toit d' ardoises aux lignes plus élevées et un semblant de jardinet conquis sur le roc , offrait un aspect relativement cossu , presque bourgeois . C' est vers celle -là que se dirigea Valcor . Ayant mis pied à terre , il tenait son cheval par la figure , lui faisant descendre prudemment un dernier raidillon . Tandis qu' il lui passait par-dessus la tête la bride du filet pour l' attacher à la palissade , une femme parut , au delà du petit jardin , à la porte de la maison . Type admirable et caractéristique de vieille Bretonne , elle était de haute stature , élancée sans maigreur , et se tenant plus droite qu' une jeunesse de vingt ans . Sous sa coiffe neigeuse , ses cheveux , plus blancs encore , se gonflaient en bandeaux lourds , dont s' échappaient quelques mèches qui gardaient une frisure souple comme des cheveux d' enfant . Le teint bronzé , tanné , de cette femme et ses grands traits soulignés de rides , lui auraient composé une physionomie plutôt dure , si , dans les yeux couleur d' aigue-marine , n' eût brillé une lumière attirante . Figure d' une énergie singulière , mais sans rien d' aigre ni de rébarbatif . Elle avait dû être fort belle , d' une beauté qu' évoquait sans doute assez exactement celle de sa petite-fille Bertrande . Un éclair de cette beauté lointaine sembla passer sur la figure de l' aïeule , dans sa joie manifeste de reconnaître Valcor . Silencieuse , elle lui souriait , de son vieux sourire , mais sans prononcer une parole . Il ouvrit la clôture , s' approcha , lui prit la main . — « Tout va comme vous voulez , maman Gaël ? » Avant qu' elle eût répondu , il se passa une chose furtive et singulière , qui aurait stupéfié le prince de Villingen s' il en avait été témoin . Le grand seigneur , le maître de Valcor , avec son geste de marquis , mais de marquis de cour devant une duchesse , souleva la main brunie , cordée , sillonnée de grosses veines violâtres , qu' il venait de saisir , et il la porta à ses lèvres . Puis , comme l' aïeule rentrait dans la chambre , sans paraître autrement surprise de cet hommage , probablement habituel , Renaud répéta sa question . D' accord avec son mouvement d' affectueux respect , sa voix , d' habitude si prenante , se faisait plus chaudement douce , plus pénétrée . Sauf quand il parlait à sa fille , on eût rarement pressenti , comme à présent , ce que son âme , toujours en représentation devant elle -même et les autres , contenait de profondeur sincère . — « Non , monsieur Renaud , tout ne va pas comme je veux , » dit la vieille femme . Ils s' assirent dans la principale pièce du logis , — une grande salle qui , par de beaux meubles anciens en bois sculpté , l' armoire , la crédence , la huche , l' horloge , les sièges , des cuivres et des faïences pittoresques , ressemblait à quelque hall d' artiste , tandis que par l' âtre immense avec ses chenets , ses ferrailles , ses ustensiles , elle devenait une cuisine de ferme . On n' y voyait aucun lit enfoncé dans une sorte d' alcôve ou de niche à l' intérieur du mur et caché par des volets ajourés , comme dans la plupart des pauvres intérieurs bretons . Cette demeure , luxueuse relativement à la situation sociale des habitants , contenait des chambres à coucher , ainsi que les maisons des villes . Cependant , Mathurine Gaël , — celle qu' on appelait , au long de la côte , la mère Mathurine , ou la mère Gaël , racontait au marquis de Valcor , dont la physionomie exprimait l' intérêt le plus attentif , les causes diverses de ses préoccupations . — « Monsieur Renaud , Bertrande a quitté le couvent , et elle n' y rentrera plus . Elle n' a pas la vocation . Ce serait péché que de la contraindre . On la pousserait à quelque folie . » Bien que cette nouvelle causât au marquis de Valcor un chagrin véritable , plus grave qu' il ne soucierait tout à l' heure de le montrer au prince Gairlance , il ne marqua sa déception par aucun mouvement vif ni par d' abondantes paroles . Cette vieille femme avec qui il s' entretenait , et lui -même , étaient gens de peu de discours . Leurs âmes fortes et silencieuses , lorsqu' elles prenaient contact l' une de l' autre , s' incitaient mutuellement à une gravité plus contenue . Mathurine Gaël dit seulement : — « Je suis bien près de la tombe . Sa mère est privée de raison . Ses oncles ne sont pas mariés et courent le monde . Qui gardera cette enfant du mal , avec cette figure de tentation qu' elle tient de son défunt père , mon pauvre Bertrand , le garçon le plus beau de toute la côte ? » Renaud regarda longtemps les clairs yeux , qui , perdus dans l' espace , s' emplissaient d' un souvenir . Il était devenu pâle . Il dit : — « Vous ne cessez pas d' y penser , à votre Bertrand ? — Toujours ... toujours , je pense à lui . — Les fils qui vous restent , Yves , Mathias , n' ont donc pas pris dans votre cœur la place de celui qui n' est plus ? » L' étonnement ramena vers le marquis les prunelles de la paysanne . — « Est -ce que des goélands peuvent remplacer un aigle ? Vous l' avez connu , monsieur Renaud . Vous alliez dans sa barque , avec lui , quand vous étiez enfant . Sous vos vêtements pareils , en toile cirée , qui donc aurait deviné lequel de vous deux était un Valcor plutôt que l' autre ? » Un orgueil sauvage illumina cette hautaine figure d' antique druidesse . Ses lèvres flétries semblèrent formuler encore quelques paroles . Mais elle les referma aussitôt . — « Que dites -vous tout bas , maman Gaël ? » demanda le marquis . Avec une singulière douceur , il accentuait ce mot de « maman » , laissant presque tomber le nom qui suivait . Peut-être éprouvait-il un regret d' avoir eu si peu à le prononcer jadis , ayant perdu sa mère dès sa petite enfance . Mathurine Gaël secoua la tête avec une expression de solennel mystère . — « Vous ne voulez pas me dire votre secret , à moi , Renaud , qui vous rappelle votre fils , qui voudrais vous en tenir lieu ? — Rien ne me tiendra lieu de mon fils . » Il y eut un silence . Chacun de ces deux êtres garda par devers soi sa pensée . Valcor reprit enfin : — « Bertrande n' a-t-elle pas un état ? On lui a enseigné quelque chose au couvent ? — Elle sait faire de la dentelle . — Comment ? Quelle dentelle ? Y est-elle habile ? — La dentelle qu' on nomme irlande , et qui sort aussi de chez nous . Je crois qu' elle pourrait devenir une fine main à la chose . Mais il faudrait aimer le travail . » L' aïeule , d' un geste , indiqua , dans un angle de la chambre , sur une chaise , des pelotons de fil et de menus outils de dentellière . Puis ajouta : — « C' est sa place . Mais où est-elle ? Dans le pays , à faire peut-être de dangereuses connaissances . — Pourquoi l' avez -vous laissée sortir ? » demanda presque violemment le marquis . — « Elle a vingt et un ans . Que puis -je ? D' ailleurs , elle ne sortait que pour faire ses dévotions à Saint-Mathieu . Elle devrait être de retour . » Valcor s' écria : — « Je la doterai . Je la marierai . Cette enfant ne peut épouser un rustre . — Et vous , monsieur Renaud , vous ne pouvez pas la doter , » prononça la vieille avec une fermeté farouche . « Vous le savez bien . Ne vous ai -je pas dit cent fois que jamais une Gaël n' acceptera , moi vivante , de l' argent d' un Valcor . — Mais cette fierté est insensée ! » s' exclama le marquis . A peine eut-il laissé échapper cette phrase , soulignée par une inexplicable irritation , qu' il vit l' aïeule se dresser devant lui . De la main elle lui montrait la petite porte à claire-voie , avec sa partie supérieure grande ouverte , sur le jardinet plein de soleil . — « Vous sortirez , » dit-elle , « tout marquis de Valcor que vous êtes , plutôt que de me faire entendre encore des réflexions pareilles ? — Pardon , maman Gaël , » dit-il avec la soumission d' un écolier pris en faute . Aussitôt , il lui parla de son troisième fils , Mathias . C' était à cause de Mathias qu' il était venu . Car il ne se doutait pas que Bertrande ... — « Ah ! Mathias ... » soupira-t-elle , « En voilà un qui , pour la première fois , mettrait de la honte sur le nom de Gaël , si je n' étais résolue à le tuer plutôt de ma main , le jour où je serai sûre qu' il n' y a pas d' autre remède . » Un trouble passa sur le visage de Renaud . L' altière vieille femme agirait sans doute comme elle le disait . La race rustique , intrépide et honnête des Gaël , semblait avoir trouvé son symbole dans cette prêtresse du foyer , aux yeux clairs , où le regard brillait comme du soleil sur l' eau . Mais pour qui le frémissement involontaire du marquis de Valcor ? Pour ce Mathias ? ... qui ne devait cependant pas l' intéresser outre mesure . Pour Bertrande ? ... Enfant trop belle , sur qui pourrait tomber la réprobation de la formidable aïeule . Pour lui -même ? ... Invraisemblable hypothèse ! Quels comptes aurait-il jamais à rendre , lui , un grand de ce monde , à cette pauvresse , dont le seul domaine était la maison héréditaire , le mobilier antique et cossu , souvenir des vaillants labeurs d' autrefois , et qui vivait , outre les légumes de son jardin , des quelques sous gagnés en raccommodant les filets . Il n' avait eu le temps de rien ajouter , quand un bruit de pas résonna sur l' escalier intérieur . Quelqu'un descendait . — « Ah ! voilà l' Innocente , » murmura Mathurine . Une porte s' ouvrit , et , sur le seuil , une chétive figure s' arrêta , pétrifiée . — « Avancez , Mauricette . Ne craignez rien . C' est moi , un ami , » prononça Valcor avec une infinie douceur . A cet accent , la nouvelle venue sourit et fit quelques pas , les yeux fixes , comme en un rêve , ou sous l' influence d' un magnétisme . Mais elle parut reconnaître le marquis . Un tremblement l' agita . L' extase bizarre s' effaça de son visage . Et elle alla se blottir dans un coin de la chambre , où elle demeura muette , la tête rentrée entre les épaules , les coudes serrés au corps , dans l' attitude d' un enfant qui craint d' être frappé . Valcor regarda l' aïeule et hocha la tête , comme pour dire : « Allons ! il n' y a pas de changement . » Tous deux continuèrent à causer , sans plus s' occuper de la folle . C' était la seule façon de rassurer cette pauvre créature , sur qui semblait peser un perpétuel effroi . En effet , lorsqu' elle se vit oubliée , elle se détendit un peu , risqua un mouvement , puis un autre , et finit par attirer à elle un énorme paquet de filets , amoncelé près de l' âtre . Alors , tranquillement , elle se mit à rattacher les mailles rompues . Mauricette Gaël , la veuve de Bertrand , et la mère de cette belle fille qu' en ce moment le prince de Villingen escortait à travers la lande , gardait juste le peu qu' il fallait d' intelligence pour accomplir un si humble travail . Elle y était même particulièrement agile et adroite . Et surtout on lui en faisait la réputation parmi les pêcheurs , avec cette bienveillance un peu superstitieuse que les campagnards , et plus encore les gens de mer , témoignent aux pauvres d' esprit . De très loin , au long de la côte , arrivaient à Mauricette Gaël , — à l' Innocente , comme on l' appelait , — des filets à réparer . Et leurs propriétaires affirmaient que les poissons se prenaient ensuite plus nombreux aux mailles qu' avaient renouées ses doigts inoffensifs . Ainsi , la pauvre créature gagnait largement son entretien , qui ne coûtait guère . Elle avait dû être jolie aussi , dans son jeune temps , la Mauricette , quand l' amour et la joie des épousailles avec le beau Bertrand Gaël illuminaient ses traits finement modelés , ses yeux couleur de mer , et que , sous sa coiffe ailée , gonflaient ses nattes de soie brune . Aujourd'hui , son visage était jaune et mat comme de la cire , ses prunelles semblaient une vitre derrière laquelle il n' y a rien , et ses cheveux , appauvris et grisonnants , ne soulevaient guère le béguin noir . Elle ne paraissait point entendre ce que sa belle-mère disait en ce moment de Mathias , frère cadet du mari qu' elle avait tant aimé . Un gaillard aventureux et inquiétant , qui , dans les intervalles des pêches lointaines , ne savait pas se tenir tranquille sous le toit familial . Avec sa barque , il disparaissait pendant des jours , et ce n' était pas souvent qu' il rapportait du poisson . Cependant on lui voyait de l' or entre les mains . Il voulait en donner à sa mère , qui s' obstinait à le refuser tant qu' elle n' en saurait pas la provenance . Mathias alors partait le dépenser à Brest . C' était un garçon qui aimait le plaisir . Et la vieille Mathurine prenait un air plus dur encore pour murmurer le mot de « mauvaises femmes » . Il y avait un autre mot qu' elle avait prononcé en baissant la voix davantage , celui de « contrebande » . Le long de ces falaises escarpées , il se passe des faits de louche héroïsme . Des hommes risquent leur vie pour frauder le fisc , après avoir été prendre en mer le chargement de navires suspects . Pour beaucoup de ces consciences rudimentaires , ce n' est pas un délit . Le danger physique ennoblit l' acte illégal , lui donne un farouche attrait . Faire du tort à l' État , ce n' est faire du tort à personne , se disent les gars hardis , qui se passionnent pour la coupable entreprise comme pour un jeu hasardeux et fécond en aubaines . — « N' empêche que , s' il était pris , » fit l' aïeule , « il serait traité en voleur . Lui , un Gaël ! Dieu veuille qu' il reçoive plutôt le coup de fusil d' un douanier . — Une mère ne doit pas invoquer Dieu dans un vœu pareil , » dit Valcor , étrangement impressionné . — « C' est parce que je suis sa mère , » répliqua-t-elle , « que Dieu m' entendra . — Vous n' auriez pas de tels anathèmes pour votre Bertrand , dites ? ... Vous l' aimeriez mieux fautif et vivant que mort , celui -là , n' est -ce pas ? » La vieille eut une espèce de rire saisissant . — « Fautif ? ... Lui , Bertrand ... Vous ne savez pas de quelle moelle était pétri son cœur . » Un ricanement brusque , lugubre , fit écho à ce rire et à cette exclamation . Les deux interlocuteurs tressaillirent . Ils avaient oublié l' Innocente . Renaud se leva . — « Maman Gaël , » dit-il , tout en se dirigeant vers la porte , comme dans la hâte de quitter ce lieu , « ne vous tourmentez plus pour Mathias . J' ai l' emploi de son énergie . Et je puis lui promettre de tels avantages que son goût du plaisir trouvera à se satisfaire . Ce qui vous inquiète en lui sera donc détourné dans un sens qui me sera utile , et où il aura tout à gagner . » Un vif rayon s' alluma dans les yeux de la vieille Bretonne . Mais , circonspecte par âge et par caractère , elle ne s' enthousiasma pas . — « Vous ne me dites pas cela par compassion , sans un projet arrêté , monsieur Renaud ? — Mon projet est si bien arrêté que j' étais venu ce matin dans le seul but de parler à Mathias . » Elle réfléchit . — « Est -ce dangereux , ce que vous lui proposerez de faire ? — Assez en apparence pour tenter son humeur aventureuse . Mais , en réalité , non . — Ce sera pour aller loin ? — Très loin . — Et , naturellement , » dit-elle avec lenteur , « il s' agit d' une entreprise à faire au grand jour , dont un Gaël puisse se charger ? » En posant la question , cette femme du peuple , fille , veuve et mère de pauvres marins , enfonçait son regard dans celui du marquis de Valcor avec une fermeté que lui , d' une trempe si fière , put tout juste soutenir . — « N' en doutez pas , maman Gaël . C' est une mission de confiance , dont ne doivent s' alarmer en rien vos scrupules . — Bien . Mais est-elle pressée , votre mission ? — Elle ne saurait souffrir de retard . — C' est que Mathias est en mer . Dieu sait quand il reviendra ... Dans une heure ou dans huit jours . — Je l' attendrai . C' est lui qu' il me faut . — L' enverrai -je au château , dès son retour ? » Valcor hésita . — « Pas jusqu' à demain . Car , demain , je reviendrai ici . Je veux voir Bertrande . Ne la laissez pas s' éloigner avant ma visite . — Soit , monsieur Renaud . Mais si vous préférez qu' elle se rende à Valcor ? — Vous savez que non , maman Gaël . Vous savez que j' ai dû tenir la fille de votre fils éloignée de la mienne , garder pour moi seul l' intérêt que je lui porte , sans le faire partager à ma femme ni à Micheline . Cette fâcheuse ressemblance est trop gênante . Les conséquences pourraient en devenir intolérables si Bertrande avait ses entrées libres au château . Et ces dames ne manqueraient pas de s' attacher à elle , de l' y attirer . — Oh ! ce n' est pas que je le souhaite , » dit rudement la vieille . « Il est mauvais pour une pauvre fille d' approcher le luxe des riches . » Renaud détachait son cheval . Les rênes rassemblées sur l' encolure , il allait mettre le pied dans l' étrier , lorsque , s' inclinant devant l' aïeule , il lui saisit encore la main , et la baisa , comme à l' arrivée . Puis il se hissa lestement en selle , et partit . Une fois en haut de la côte , avant de filer sur le Conquet , où il devait rejoindre Gilbert , il s' arrêta un instant . Ses regards s' abaissèrent vers le petit nid de pêcheurs qu' il venait de quitter , et il demeura pendant quelques minutes perdu dans une rêverie profonde . Humbles masures , que dominait la maison un peu mieux bâtie d' où il sortait . Son toit d' ardoises brillait au soleil . Elle était tournée vers l' ouverture de la crique , vers cette porte de la falaise ouverte sur le large , sur l' espace infini . Un farouche honneur héréditaire s' abritait entre ses murs . Et , cet honneur , une vieille femme restait seule à le défendre . L' image du merveilleux château de Valcor surgit dans l' esprit de son possesseur . Fut -ce un contraste matériel ou un contraste moral , ou quelque pensée plus oppressante , qui accabla Renaud ? Il secoua les épaules , comme pour rejeter un fardeau trop lourd , puis se reprit , et , dans un rire d' orgueil , partit au galop sur la route solitaire . HISTOIRE D' AUTREFOIS LES lettres que la marquise de Valcor avait eues entre les mains , et qui , sans l' audacieux subterfuge de son mari , auraient brisé du même coup son bonheur et celui de sa fille , étaient parfaitement authentiques . Dans leurs feuillets jaunis palpitait une idylle tragique et passionnée . Si elle avait pu tout lire , surtout si elle avait mieux possédé son sang-froid , la malheureuse Laurence aurait senti la flamme de la vie , la puissance incontestable de la vérité . Vingt-cinq ans auparavant , le comte Stanislas de Ferneuse amenait dans son domaine familial sa toute jeune femme , Gaétane . Il y avait , entre les deux époux , une grande disproportion d' âge , et une discordance , plus grande encore , de caractères . Des convenances de fortunes et de nom avaient décidé ce mariage . Gaétane l' avait accepté par ignorance des hommes , de la vie , et de son propre cœur . Mariée à seize ans , elle en avait dix-sept , et mesurait déjà l' erreur irréparable dont elle était victime , quand elle vint à Ferneuse . Là , dans ce milieu rustique , à la fois forestier et marin , où se plaisait le comte Stanislas , la vraie nature de celui -ci se révéla . Sur cet être aux goûts de brutalité et de bassesse , craqua le vernis mondain , adopté et maintenu , non sans peine , dans les salons qu' il fréquentait , à Paris , durant ses fiançailles et au début de son mariage . Il redevint le gentilhomme campagnard , dans l' acception la moins relevée du terme , plus campagnard que gentilhomme . Il n' aimait que la chasse ou les courses en mer , sur une barque à demi-pontée qu' il manœuvrait lui -même , avec un équipage de deux hommes et d' un mousse . Les seuls compagnons avec lesquels il se plaisait étaient ces rudes gars , ou ses gardes et ses chiens . Mais il y avait pire . Les femmes et les filles du pays , que terrorisaient , avant les noces du comte , ses caprices audacieux et fugaces , apprirent bientôt qu' elles auraient tort de se croire en sécurité parce qu' il possédait légitimement la créature la plus digne d' amour et de fidélité qui fût au monde . Elle -même , la fière et exquise Gaétane , n' eut bientôt plus d' illusion sur les mœurs de son mari . Elle dut subir — affront abominable — les plaintes que lui apportaient les servantes ou les filles de ferme qui voulaient rester honnêtes , et le sourire ou les insolences des autres . Gaétane cessa d' être , en fait , l' épouse de son mari . Cette exigence de sa dignité lui fit perdre sa dernière ombre d' influence sur une nature grossièrement matérielle . A partir de ce moment , le comte de Ferneuse ne partagea plus qu' officiellement l' existence de sa femme , restant à la campagne quand elle rentrait à Paris , passant les journées dehors quand elle habitait Ferneuse , absorbé par ses sports violents , ne prenant point ses repas aux mêmes heures , ayant un appartement séparé dans une aile de leur château . C' est alors que Gaétane fit la connaissance de leur jeune voisin , le marquis Renaud de Valcor . Ils s' aimèrent d' un amour aussi absolu , aussi complet , aussi noblement élevé , malgré son essence coupable , qui puisse unir deux beaux êtres , ardents , sincères et purs , dans leur vingtième année . Renaud était orphelin , maître de sa fortune et de ses actes . Il sollicita Gaétane de quitter un mari indigne et de partir avec lui à l' étranger . « La loi du divorce , qui sera certainement votée , » disait-il , « nous permettra de revenir bientôt comme époux . Ne le sommes-nous pas devant Dieu , s' il est juste . » La jeune femme hésitait . Car son éducation , ses croyances , le monde auquel appartenait sa famille , et qui tolère certaines fautes mieux que certaines sincérités , s' opposait à ce qu' elle prît une telle résolution . Pourtant , elle sentait que la vérité de son cœur , de sa vie , et ses seules chances de bonheur , étaient là . Une circonstance vint précipiter sa décision . Mme de Ferneuse acquit la certitude qu' elle allait être mère . Or , l' enfant qu' elle portait appartenait à Renaud sans qu' un doute fût possible , — même pour le mari , qui , depuis si longtemps , tout entier aux distractions qui changent , n' avait pas seulement essayé de réclamer ses droits . Avec une résolution qui demandait autant de courage physique que de courage moral , étant donné le caractère brutal de Stanislas , Gaétane lui avoua tout . Quand elle eut , en quelques phrases brèves , établi la situation tragique , elle dit : — « Monsieur , dans la mesure où vous pouvez me juger coupable , je vous demande votre pardon . Si cela vous est une satisfaction de me tuer ou de tuer celui à qui j' appartiens , je vous avertis que ce ne serait pas pour nous un châtiment . La mort ne nous effraie pas , et nul de nous deux ne souhaiterait de survivre à l' autre . Mais si vous nous laissez l' existence , rien ne nous séparera , et rien ne nous contraindra à nous séparer de notre enfant . » L' homme violent qu' était Stanislas de Ferneuse reçut avec un calme surprenant cette bouleversante confidence . Non pas qu' il s' y attendit . Il croyait sa femme trop insensible et trop fière pour avoir jamais un amant . Peut-être , l' éclat de foudre que fut pour lui une telle révélation , et l' impossibilité où il se trouva d' abord de démêler ses propres sentiments , causèrent -ils sa muette stupeur , son impassibilité apparente . Ayant peu l' habitude des discours subtils , sans doute il se méfia de ce qu' il pourrait dire , craignit d' être ridicule , ou d' assumer un rôle qui le lierait ensuite à des déterminations dont il ne pouvait sur-le-champ calculer la portée . Un accès de jalousie furieuse l' eût jeté hors de lui -même . Et , précisément , cette passion aveugle ne le soulevait pas . La jalousie n' était pas ce qui dominait dans son émotion actuelle . Il n' avait ni les délicatesses ombrageuses du cœur , ni le délire amoureux des sens , d' où elle peut naître . Il gardait donc la possession de lui -même et la force du silence . Cependant un regret atroce entrait en lui , sans qu' il pût comprendre la nature exacte de cette souffrance qui lui tordait le cœur , puisqu'il n' aimait plus Gaétane . Mais c' était peut-être , justement , de ne pas l' aimer , en la découvrant si brûlante d' une passion qui défiait tout , c' était de n' avoir pas su l' aimer , qui lui causait une confuse et indicible torture . — « Ne craignez -vous pas , madame , » dit-il avec un grand calme extérieur , « que je ne trouve à votre aventure des solutions moins agréables ou moins indifférentes pour vous que la mort ? Je puis provoquer votre amant , dont vous m' avez dit le nom si imprudemment . Ce serait , non pas un duel pour rire , mais un combat sérieux . Si je le tue , vous mourrez , dites -vous ? Soit . Mais si c' est moi qu' il tue , votre charmante délicatesse se trouvera mal à l' aise pour l' épouser ensuite . D' autre part , que diriez -vous si je traînais votre adultère devant les tribunaux ? Si je vous faisais emprisonner avec des créatures infâmes ? Ou si je vous enlevais , à sa naissance , ce détestable enfant , qui sera mien , de par la loi ? ... » Gaétane répondit hautainement : — « Faites ce que vous vous voudrez , monsieur . Ce n' est pas par imprudence que je vous ai dit le nom de celui à qui ma vie est liée . C' est , au contraire , parce que ma seule sécurité , en ces tristes circonstances , dépend de ce qui existe en vous d' équitable et de généreux . Si mon salut n' est pas là , il ne saurait être ailleurs , et je subirai toutes les conséquences de mes actes . Suivez donc votre droit , devant lequel je m' incline . — Mon droit est aussi de vous garder , de vous emporter au loin , si bon me semble . — Non , » dit-elle . « Celui -là , vous l' avez perdu . » C' était vrai . Vingt preuves de ses trahisons assureraient à sa femme la séparation légale , si elle la demandait . Stanislas ne pouvait plus rien retenir ni réparer . Il ne lui restait que la vengeance . Or , il ne s' en souciait pas . Ce n' est pas la vengeance qui éteindrait en lui la sombre et secrète souffrance , jamais expérimentée ni prévue , qu' il éprouvait et qu' il ne comprenait pas . — « Vous saurez demain quelle est ma volonté , » dit-il à sa femme . Et il la quitta brusquement , sans même un de ces reproches ou une de ces invectives dont elle avait craint l' assaut humiliant , la vulgarité certaine . Le lendemain , de toute la journée , la comtesse de Ferneuse ne vit pas son mari . Les gens qu' elle interrogea dans son anxiété , le croyaient à la chasse . Il était sorti , le fusil sur l' épaule , la cartouchière garnie . Mais il n' avait emmené qu' un chien , refusant la compagnie accoutumée d' un de ses gardes . Et , le soir , Gaétane reçut le coup le plus déconcertant , se trouva en présence de la plus affolante conjoncture . Des paysans rapportèrent au château le comte Stanislas , non point mort , mais grièvement blessé au visage , les yeux éteints , ruisselant d' abominables larmes rouges , sans connaissance , et dans un état si affreux qu' on ne distinguait pas ses blessures . Qu' était-il arrivé ? ... Un accident ? ... Une agression ? ... Une tentative de suicide ? ... Les médecins appelés constatèrent que M . de Ferneuse avait reçu une décharge de carabine à bout portant , et qui avait dû être tirée de côté , car la balle avait labouré l' os frontal sans pénétrer dans le crâne , brisé la racine du nez et coupé le nerf optique , tandis que la poudre noircissait et scarifiait un côté de la face . D' où l' aspect effroyable de ce visage aveugle , sanglant et souillé . La justice ne fit qu' une enquête sommaire . L' avis des docteurs étant que le blessé survivrait , on attendit ses éclaircissements . D' ailleurs , l' hypothèse d' un accident semblait s' imposer . La détente du fusil avait dû se prendre dans une broussaille et partir d' elle -même . L' endroit où l' on avait retrouvé le chasseur , contre un taillis , donnait une indication en ce sens . C' était le chien du comte , qui , par une intelligente manœuvre , était allé chercher des laboureurs dans un champ assez éloigné , et avait su les ramener près de son maître . Gaétane pensa tout de suite que son mari avait voulu se tuer . Elle seule pouvait avoir une idée pareille , puisqu'elle seule savait ce qui s' était passé entre eux la veille de la catastrophe . Et encore fallait-il l' impression singulière qu' elle gardait de son attitude . L' homme impulsif , plus sensuel et inconscient que mauvais , avait subi une de ces secousses qui amènent à la surface de l' âme des sentiments ignorés . Un drame obscur s' était passé en lui . Certes , on ne l' eût pas cru capable de se tuer pour une femme , et surtout pour la sienne , et surtout encore sachant qu' il lui laissait ainsi la liberté d' épouser l' amant qui le bafouait . Gaétane elle -même eût , quarante-huit heures plus tôt , jugé invraisemblable et dénuée de sens une supposition pareille . Mais elle avait vu Stanislas pendant qu' elle lui faisait sa terrible confession . Elle avait scruté , avec l' intuition aiguë du moment , son front blêmi , ses yeux troublés , ses lèvres étrangement balbutiantes . Et quelque chose , aujourd'hui , chuchotait en elle , que ce n' était ni le doigt d' un agresseur , ni la force inerte d' une branche qui avait pressé la détente du fusil . M . de Ferneuse avait dû appuyer le canon contre sa tempe , mais un tremblement ou une maladresse de sa main avait légèrement fait dévier l' arme . Sa femme , à présent , le soignait , le disputait à la mort . Déjà , les hommes de science avaient prononcé un arrêt désespérant : le blessé , s' il survivait , demeurerait aveugle . La lutte fut longue , de cette robuste nature contre la destruction , et de la garde-malade martyre contre la souhaitable et abominable délivrance , qu' elle ne voulait pas accepter de la mort . Gaétane , de ses mains , qui , si adroitement et légèrement , renouaient les bandages autour de cette tête mutilée , renouait en même temps ses propres chaînes . Sauver Stanislas , n' était -ce pas renoncer à son rêve de bonheur et d' amour ? Pourtant , elle s' acharnait à cette œuvre . Sans cesse , elle forçait à reculer le péril , qui , d' abord , était de toutes les secondes , puis moins imminent , et qui peu à peu disparaissait . Près d' un mois s' était écoulé sans qu' elle eût quitté le chevet du malade , et , par conséquent , sans qu' elle eût revu le jeune marquis de Valcor . Sa maternité prochaine , dissimulée jusqu' à l' aveu fait à son mari , commençait à devenir apparente . Dans les mouvements hâtifs , les fatigues et les négligés des heures vigilantes , auprès du blessé , cet état devint évident pour les docteurs qui donnaient leurs soins à Stanislas . Quand celui -ci put comprendre ce qu' on disait autour de lui , les premières phrases qu' il entendit contenaient des allusions à l' heureux événement . Les médecins saisissaient avec empressement cette raison de rattacher à l' existence un malheureux auquel ils devaient révéler qu' on ne lui rendrait pas la vue . Le comte de Ferneuse ne rejeta pas la consolation que ces gens bien intentionnés lui offraient . Comme eux , il sembla trouver dans cette promesse de paternité une atténuation à l' irréparable désastre de ses yeux éteints . Gaétane le regardait , l' écoutait avec une angoisse indicible . A chaque instant , elle prévoyait le réveil de sa mémoire . Elle l' espérait , ce réveil . Dès qu' elle se retrouvait seule avec lui , elle épiait le geste de rage , l' exclamation furieuse , où l' infortuné se détendrait de la contrainte , insulterait à la dérisoire espérance , renierait l' enfant qu' il savait n' être pas son fils . Car , ce qu' elle entendrait sans doute en même temps , c' était la malédiction qui lui ordonnerait de fuir , qui la repousserait hors de cette existence dévastée par sa faute , qui , sans atténuer ses remords , lui rendrait du moins la liberté . Mais non . Rien de pareil ne survint . Même dans le tête-à-tête , Stanislas parlait de son propre malheur comme d' un accident de chasse , et ne semblait pas garder le moindre souvenir des circonstances qui eussent pu lui faire chercher la mort . Un supplice moral sans exemple commença pour la comtesse de Ferneuse . Son mari jouait-il une comédie sublime de pardon ? S' acharnait-il à la plus raffinée des vengeances ? Ou bien avait-il réellement perdu la mémoire ? Le coup qui lui avait enlevé la vue avait-il altéré en une certaine mesure ses facultés mentales ? Gaétane dut le croire , après certaines expériences qui démontraient , chez l' aveugle , un affaiblissement général du souvenir et une transformation du caractère , devenu faible , aigre et plaintif . Maintenant , que pouvait-elle faire , malheureuse qu' elle était ? La confession adressée jadis à l' époux ivre de sa force et de toutes les joies de la vie , pouvait-elle la renouveler à l' infirme , plongé dans une éternelle obscurité ? Naguère , cette confession représentait sans doute un devoir . Aujourd'hui ce serait un crime . Et quel crime , si déjà la révélation , suggestive de suicide , avait fait partir la balle qui éteignit ses prunelles ! Imagine-t -on ce cœur de femme broyé dans l' étau d' une pareille énigme , en face de ce visage défiguré et sans regard , tandis que la hantait une image d' amour , tandis que s' effaçait son rêve d' une incomparable félicité ? ... Et , cependant , les jours devenaient des semaines , puis des mois . Bientôt , Gaétane serait mère . L' enfant qu' elle portait appartiendrait légalement au comte de Ferneuse , qui ne le désavouerait pas . Une nouvelle obligation s' imposait à elle . Ne pas mettre l' existence de ce petit être en contradiction avec l' état civil , que nul ne lui contesterait . Puisqu'elle ne pouvait plus demander la séparation légale d' avec un aveugle , ni espérer que le divorce rétabli lui permît jamais d' épouser le véritable père de son enfant , elle ne devait point priver l' innocent du père qu' il aurait de par la loi , — et de par la plus extraordinaire illusion . Après un indescriptible combat intérieur , le parti de Mme de Ferneuse fut pris . Elle écrivit à Renaud de Valcor en lui décrivant la tragique impasse . Il devait l' oublier , partir , se marier , mettre entre eux l' irrémédiable . Elle ne tromperait pas un infortuné pour qui toute lumière était abolie et que leur amour avait plongé dans des ténèbres plus affreuses que celles du sépulcre . Et elle ne voulait pas enchaîner à son lugubre sort la vie d' un amant de vingt ans . Elle le suppliait de se refaire un avenir . Tout le sien , à elle , se concentrerait dans leur fils . Renaud lutta contre de telles résolutions , assez pour se convaincre qu' elles étaient inébranlables . C' est ce débat déchirant et passionné qui fit l' objet de la correspondance , scellée ensuite par l' amant désespéré dans le mur de son cabinet de travail . Renaud de Valcor finit par s' incliner , au moins momentanément , devant la volonté de celle qu' il adorait . Il n' avait pas de famille , sauf son cousin Marc . Il résolut de s' éloigner . L' idée d' une exploration dangereuse le séduisit . Son amour seul avait étouffé en lui un goût d' aventures qui se réveilla pour l' en consoler quelque peu . Il se rendit dans l' Amérique du Sud , qu' il traversa de Buenos-Ayres à Santiago , pour remonter ensuite vers le nord de la Bolivie , et s' enfoncer dans les régions sauvages où l' Amazone prend sa source . Il affronta tous les périls , passa pour mort , puis donna de nouveau de ses nouvelles . On apprit , en Europe , qu' il s' était assuré , par les négociations faciles et sommaires auxquelles se prête là-bas l' indifférence des Gouvernements hispano-américains , la propriété d' immenses exploitations de caoutchouc , et qu' il commençait à en tirer des richesses considérables . Au bout de cinq à six années , il revint . Mais on ne le vit pas tout de suite dans ses terres de Valcor . Renaud semblait éviter avec intention de se rendre en Bretagne . Mme de Ferneuse ne douta pas que ce ne fût par crainte de la revoir . Quel était l' état de ce cœur d' homme ? Trop guéri , ou trop peu ? ... Son application à se tenir éloigné d' elle pouvait être interprétée dans l' un ou l' autre sens . Mais celle qui n' oubliait pas dut se croire complètement oubliée quand elle apprit le mariage du marquis de Valcor . Renaud épousait une jeune fille peu riche , de très grande noblesse , Laurence de Servon-Tanis . Ce ne fut que l' année suivante , et comme la nouvelle marquise était sur le point d' accoucher , que le couple s' installa enfin au château de Valcor . Micheline y vint au monde presque aussitôt . Puis les exigences des grandes cultures industrielles , établies par M . de Valcor en Amérique , l' appelèrent de l' autre côté de l' Océan . Ses terres d' exploitation devaient s' étendre encore , couvrir un domaine , qu' on assimilerait à un petit Etat , s' appeler couramment la Valcorie , et devenir la source d' une fortune immense pour leur propriétaire . Celui -ci quittait pour la seconde fois la France , sans que sa volonté ou même le hasard l' eussent remis en présence de Gaétane . Pendant qu' il était au loin , les relations de voisinage et de tradition reprirent entre Valcor et Ferneuse . La marquise fit des avances à la comtesse , qui ne s' y déroba pas . Au bout de longs mois , quand Renaud fut de retour , il s' aperçut qu' une véritable amitié unissait les deux jeunes femmes . Lorsque Gaétane et lui se rencontrèrent , il y avait près de huit ans qu' ils ne s' étaient vus , l' âge , à deux mois près , du petit Hervé . Ce qu' ils éprouvèrent , aucun des deux ne put le deviner chez l' autre . Ils demeurèrent impénétrables . La fierté scella les lèvres de la comtesse de Ferneuse . Elle ne sut pas si c' était le respect , l' indifférence ou la circonspection , qui fermaient celles de son ancien amant . Que d' efforts secrets elle devait faire ensuite pour découvrir ce qu' il y avait derrière ce silence , que ne trahit jamais ni une allusion , ni un soupir , ni un regard ! Cette impassibilité lui donna la force de rester impassible elle -même . Puis ce fut une autre conviction qui , se glissant en elle , peu à peu , se fortifiant , s' imposant , la maintint au niveau d' une prudence capable de ne jamais se démentir . Cependant son mari mourut .