IL POUVAIT ÊTRE SEPT heures du matin , en novembre . Une aube pluvieuse filtrait du ciel bas , noyait les champs d' une désolation infinie . Les chaumes grisâtres , lavés par l' automne , revêtaient la terre d' une toison hérissée , pareille à un vêtement de miséreux . La pluie cessait par moments ; alors une buée d' eau se levait des bois , dont le moutonnement ondulait dans les lointains ; puis une déchirure livide s' ouvrait au flanc des nuages ; la pluie tombait en un ruissellement de cataracte , comme si toutes les eaux du ciel s' étaient ruées par cette ouverture . La route dévalait presque à pic . Par endroits des bancs de pierre affleurant le sol y faisaient des marches d' escalier pour des pas de géant , et ces pierres blanches étaient polies par la roue des chariots , par l' écoulement des eaux , par le glissement des sables . Deux silhouettes s' ébauchèrent dans la grisaille du lointain , deux paysans qui marchaient côte à côte . Ils s' arrêtèrent du même mouvement en haut de la montée , et s' étant adossés à des « landres » de bois sec , qui fermaient une friche , ils y appuyèrent les lourdes hottes d' osier qui leur sciaient les épaules . Ils étaient tous deux étrangement pareils , vêtus de futaine grise que la pluie recouvrait d' une fine buée de gouttelettes , ayant le torse serré dans un tricot de laine brune . Leurs physionomies frustes et graves s' éclairaient du même regard bleu . Mais l' un était un jeune gars bien planté , dont les joues se recouvraient d' une barbe châtain , frisée et drue , tandis que l' autre , un vieux , tout courbé par le travail des champs , paraissait infirme , incapable de se redresser désormais pour regarder les nuages , le ciel lumineux , les spectacles qui égaient les hommes et les réconfortent . Ils soufflèrent un moment , tandis qu' un pâle rayon de soleil , filtrant à travers la pluie , courait sur l' horizon , allumait des lueurs dans les buissons d' épine . Un roitelet , tout près d' eux , fit entendre quelques notes d' une chanson mouillée et frissonnante . Puis l' averse redoubla . — Pierre , dit le vieux , v'là qu' ça recommence . Et l' autre répondit , haussant les épaules d' un air de lassitude : — C' est le temps de la saison . Ils se remirent en marche , ayant dans leur allure le morne accablement des bêtes de somme . Tout un attirail de pêche dansait dans leurs hottes . Pour franchir les ruisseaux d' eau boueuse , ils sautaient sur les pierres branlantes , étendant les bras pour reprendre leur équilibre . Pierre avait le bras passé dans l' anse d' un pot de fonte ébréché , où couvait un feu de braise . Quand la rafale tournoyante passait sur les deux hommes , une mince colonne de cendre , sortant du vase , montait dans l' air , comme une fumée . Ils arrivèrent au bord de la Moselle . La rivière coulait , rapide et glacée , sous des branches de saules garnies de « chatives » , brins de joncs et de roseaux secs , amenés par les crues récentes , que le vent agitait avec un long froissement triste . Une barque était amarrée à la berge , une vieille barque dont le fond était obstrué de gravats et d' herbes folles . Les deux hommes y montèrent . Elle partit lentement , puis s' anima peu à peu , gagnée par la vie mobile et frémissante du flot . Les berges fuyaient de chaque côté d' un mouvement monotone , laissant apercevoir dans la profondeur des prairies inondées des saules étêtés qui levaient leurs têtes difformes . Et parfois aussi on côtoyait des tas de bois empilés à la lisière des forêts . Alors une odeur forte de tan courait sur l' eau : ce souffle pénétrant que les grands chênes exhalent après leur mort . Puis la rivière s' élargit , devint un lac d' eau jaunâtre . Les deux hommes se mirent à pêcher . Assis sur la planche à l' arrière , le vieux Dominique faisait décrire à sa barque des courbes lentes . Puis il jetait dans l' eau des poignées de son et de chènevis . De grandes traînées blanches filaient à la surface ; les coques légères des grains de chènevis se dispersaient en une poussière grise . Bientôt des ablettes attirées , montant des profondeurs , trouaient la nappe de leur frétillement léger , de leur pullulement innombrable . Pareille aux insectes sortis de la terre à la fin d' une journée chaude , toute cette vermine de la rivière grouillait , tournoyait , happait les menus débris emportés au fil de l' eau . Pierre , debout à l' avant , plongeait dans la rivière le large filet , tendu sur deux bâtons en croix , qu' on appelle un échiquier . Puis il le relevait d' un vigoureux tour de reins , campé solidement sur ses jambes écartées au fond de la nacelle , qui vacillait à chacun de ses mouvements . Les ablettes s' entassaient dans un coin , les ventres blancs jetant des lueurs pâles . Un rude métier , cette pêche . Rentrés au logis , les deux hommes raclaient les poissons , mettant de côté les écailles qui luisaient comme des piécettes d' argent . Ils en remplissaient une grande boîte de fer-blanc , qu' ils allaient tous les quinze jours expédier à la poste de la ville . Ils savaient vaguement qu' on envoyait la chose à Paris pour fabriquer des perles fausses . La pluie tombait toujours : on aurait pu tordre leurs vêtements . Une vapeur d' eau montait de leurs épaules , de leurs jambes , de leurs bras . Leurs mains , cinglées par l' averse , s' engourdissaient , devenaient si maladroites qu' ils s' empêtraient dans les besognes les plus simples . Parfois ils pâlissaient , tout près de défaillir . Mais ils ne se plaignaient pas , retenus par une sorte de pudeur , craignant de passer pour des femmelettes . Des pensées tristes , de lentes obsessions tournoyaient invinciblement dans leurs cerveaux . Le vieux Dominique songeait à la vie qui se faisait plus âpre chaque jour . On trimait toute sa chienne de vie pour amasser quatre sous et on n' y arrivait pas . Mais il finirait bien par se reposer ! On le coucherait auprès de sa femme , la Marie-Anne , dans le petit cimetière de campagne dont les croix s' effritent sous les hâles desséchants , sous le ruissellement des pluies d' automne . Pierre , plus jeune , regrettait simplement le bon gîte , la pipe qu' on fume au coin de l' âtre ; une vision obsédante ramenait devant ses yeux la « taque » de fonte dressée dans la cheminée , une plaque venue des temps anciens , couverte de dessins qu' on ne comprenait plus . La suie qui la revêtait s' enflammait parfois dans le feu clair des bourrées , et des rougeoiements y couraient , pareils à des chenilles lumineuses . Le soir tombait sur les eaux livides . Cela vint lentement , doucement , ce crépuscule blême qui terminait le jour , comme il avait commencé , le noyant d' une clarté indécise . Une coulée d' ombre envahissait les champs , la rivière , la prairie inondée . La houlée furieuse du vent se déchaîna subitement . Il n' y eut plus rien que ces deux immensités mouvantes , la fuite des eaux sous le glissement de la nuit . C' était la même vie pendant toute l' année , chaque jour ramenant le même labeur persévérant et vain . Ces pêcheurs étaient pareils aux rocs calcaires dont leur visage avait la couleur terne et rude . A force de se pencher sur la rivière , leur regard usé avait l' éclat fondu , la transparence des eaux qui coulent . Jamais ils n' auraient imaginé une existence différente , une façon moins pénible de gagner leur vie . Ils péchaient comme leurs pères , pris par cette étreinte de la routine qui emporte les générations rustiques dans les mêmes chemins battus , coupés d' ornières profondes . Ils accomplissaient leur lourde tâche sans réfléchir , avec une lenteur de machines bien remontées , se hâtant vers un but qu' elles n' entrevoient pas . Leur effort rude , simple , toujours renouvelé , se perdait dans le grand rythme des forces universelles . Ils peinaient sur les eaux , comme les sables qui coulent au flanc des monts , comme les souffles qui courbent les forêts , comme les sources qui rongent les rocs , sans avoir de leur vie autre chose qu' une conscience obscure . En vain les longs hivers finissant en pluies tièdes apportaient au flanc des monts de mouvantes parures de fleurs , en vain les saules retombant sur les courants d' eau les effleuraient de la laine jaunâtre de leurs chatons , ils restaient insensibles à cette séduction que la nature indifférente semble prodiguer en de certains jours . Un soir de novembre , là-bas , en Lorraine ... Dans le village de vignerons , une petite place s' ouvrait , obstruée de fagots entassés , bordée par les pignons aigus des vieilles maisons , auprès des chènevières ( chenevières ) fermées de murs croulants . Il avait dû pleuvoir tout le jour , mais le ciel s' était lavé subitement à l' approche de la nuit , les vents froids balayant les nuages . Des flaques d' eau luisaient , étrangement brillantes dans le noir des maisons , dans le noir des choses . Des étoiles s' y reflétaient , frissonnant soudain , quand des souffles ridaient la surface de l' eau immobile . Tous les bruits se taisaient . On entendait par instants le grincement d' une poulie de fer surmontant un vieux puits , quand une voisine venait tirer de l' eau pour la soupe du soir . On voyait la forme vague de la femme se pencher sur la margelle de pierre , où le frottement des cordes avait creusé des rigoles . Une fenêtre était ouverte dans la façade d' une maison . Deux jeunes filles se penchaient sur la barre d' appui , et causaient , s' arrêtant par moments , pour respirer les odeurs de terre qui montaient des champs assombris . L' une était une belle fille aux joues roses , aux lèvres fraîches , dont le rire sonnait : un rire un peu naïf de personne bien portante qui trouve de la gaieté dans toute chose . Alors sa compagne la regardait d' un air étonné , ayant l' air d' admirer et de blâmer à la fois cette insouciance . Celle -là véritablement ressemblait à une demoiselle de la ville , avec son col blanc rabattu , sa robe d' étoffe grise dessinant sa taille souple , ses bandeaux plats séparés par une raie . On voyait bien à la fraîcheur de son teint qu' elle restait à la maison , loin des hâles desséchants et des soleils qui mordent la peau . Sous ses longs cils noirs , son regard avait une douceur soyeuse , une profondeur pensive qui attirait . Jolie ? On n' en savait rien . Mais à la regarder longuement , de toute sa personne s' exhalait un charme qui finissait par vous prendre . Ainsi poussent , dans les haies , des fleurs chétives , maltraitées par les vents , mais dont l' odeur tenace , inoubliable , fait chanter dans notre cœur des rêves infinis de tendresse . Leur conversation traînait , gagnée peu à peu par le silence , par la nuit qui s' épaississait . Elles parlaient de chiffons , de robes , de bals prochains . Leurs amies allaient se marier , et ce mot de mariage seulement prononcé , comme par un mystérieux enchanteur , les rendait rêveuses . La rieuse , qui s' appelait Jeanne et était la fille d' un riche fermier de l' endroit , avouait que son choix était fait depuis longtemps . Puis , curieuse , elle interrogeait sa compagne , avec des détours habiles et précautionneux . Une fièvre les gagnait à parler d' amour : leurs voix tremblaient , chuchotantes , et leurs mains , furtives , se cherchaient dans la nuit pour des caresses destinées à d' autres . La brune , Marthe Thiriet , fille du garde forestier , se dérobait aux interrogations , gardait son grand sérieux de personne réfléchie , qui ne confie pas ses secrets à la légère . Se marier ! Elle n' y pensait pas . Son père et sa mère avaient besoin d' elle dans leur ménage . Jeanne leva le doigt , fit trois tours de valse dans la chambre , et , prenant ce ton mi-sérieux , mi-plaisant qui lui était habituel , elle dit : — Pas de cachotteries . Le jour où Pierre Noel te demandera , tu ne feras pas tant de façons . Puis elle sortit dans un éclat de rire . Marthe avait tressailli . La nuit venait . Une bande d' or rayait le couchant et les sapins de la côte se détachaient si vigoureusement sur ce fond de lumière , qu' on aurait pu compter leurs branches une à une . Marthe restait à sa fenêtre , appuyée à la vitre froide , dont le contact rafraîchissait son front . C' est vrai qu' elle aimait ce Pierre Noel . Elle n' avait pas quinze ans , qu' elle faisait des détours pour le rencontrer dans les chemins , étonnée de sentir en elle quelque chose de doux , de profond et de fort , qui peu à peu remplissait sa vie . Elle revoyait tout au fond de ses souvenirs , étrangement lumineux et précis , ces soirs du mois de Marie , où filles et garçons se retrouvent à la sortie de l' église , après la prière du soir . Le curé se démène , tempête , tonne dans sa chaire , qu' importe ! Ces beaux soirs de mai , pleins de clartés errantes , sont des rendez -vous d' amour . Que ce soit une profanation de faire servir à des usages si peu recommandables une cérémonie religieuse , on ne s' en met guère en peine dans les campagnes . L' église était encore vibrante de chants ; et l' harmonium laissait traîner par la porte son nasillement mélancolique , qu' ils étaient tous dehors , faisant claquer leurs sabots sur les marches du vieil escalier , se poursuivant et se bousculant dans la nuit claire . Alors c' étaient des poursuites éperdues , des bourrades robustes , de longues étreintes qui se terminaient par des baisers gloutons , appliqués aux bons endroits , dans les cheveux et dans le cou . Les pauvrettes se défendaient mollement et toute leur résistance tombait dans le rire pâmé des filles qu' on chatouille . Marthe fuyait comme les autres , vaguement peureuse et charmée , et quand un souffle brutal effleurait sa nuque , elle souhaitait presque que Pierre fût là , derrière elle , lancé sur sa trace . Quand ce n' était pas lui , elle résistait , décontenancée et furieuse , en fille qui ne cherche pas les aventures . Pierre , dame , n' était repoussé que mollement et avec toute sorte de timidités qui s' offraient presque . Comme ils lui avaient pris son cœur , ces soirs de mai , encore si froids dans ces pays du Nord , ces soirs où l' odeur des jacinthes montait des terres fraîchement remuées dans les jardins ! Une grande clarté blanche restait suspendue dans tout le ciel . La bande joyeuse galopait , galopait par les rues sombres , et des garçons de ferme , allant soigner le bétail , pénétraient dans les étables chaudes , portant à bout de bras des lanternes , dont les carreaux étaient de corne par crainte des incendies . Hélas ! coureur de filles , ce Pierre ! Elle était si désolée , si meurtrie , par ce grand amour qui avait envahi tout son être , par cette conviction qui se faisait chaque jour plus accablante , qu' elle serait impuissante à le garder pour elle , rien que pour elle . Il fallait le voir ce Pierre Noel , le dimanche matin quand il traversait le village pour se rendre à la grand'messe . Il avait une façon à lui de prendre un air crâne , de rejeter son chapeau en arrière , de marcher les mains dans les poches , faraud , les épaules balancées . Il portait des cravates voyantes , une blouse bien repassée dont il laissait le col entr'ouvert , il ramenait sur son front ses boucles soigneusement arrangées . Et il regardait les filles sous le nez avec une telle effronterie que les plus délurées baissaient les yeux ; et on chuchotait sur son compte toutes sortes d' histoires . Ah , si Marthe avait su faire comme les autres , les rieuses et les coquettes , qui s' offrent d' un regard et se reprennent l' instant d' après , qui par leurs manèges et leurs mines friandes , appâtent les hommes et les retiennent ! Mais non , elle ne savait que rester dans son coin , heureuse d' un rien , d' un sourire jeté au passage , résignée à souffrir , gardant l' espoir inavoué qu' elle finirait par triompher de cette humeur vagabonde , par le fixer pour toujours auprès d' elle , à force de dévouement et de tendresse silencieuse . S' il venait à savoir un jour qu' elle avait tant pensé à lui , n' aurait-il pas un peu de pitié , cette pitié qui réchauffe le cœur et l' achemine doucement vers l' affection ? Elle ne voyait pas toutes ces choses , bien sûr , car elle n' était qu' une pauvre fille , qui n' avait pas l' habitude de se regarder vivre . Elle les sentait plutôt vaguement et fortement , et il se faisait en elle un mélange confus de tristesses et d' espérances . N' avait-elle pas réussi déjà une première fois à faire surgir en lui un grand élan d' amour sincère ? C' était encore à la fin d' un jour de printemps , par un crépuscule baigné de lumière blanche . Le soir s' attardait sur les prés , l' air était bleu , des branches d' églantier effeuillaient au vent des pétales roses , qui tourbillonnaient . On avait fêté ce jour -là sainte Walburge , la patronne du village . Chaque année , il y a une heure exquise , quand la fête bruyante retombe à l' intimité d' une réjouissance familiale . La cohue de soldats , de citadins qui se bouscule dans la poussière s' est évanouie , les détonations des tirs forains se sont tues , et les chevaux de bois ne tournent plus , cachés par la toile blanche qui enveloppe le manège . Toutes les visions du passé lui revenaient une à une . Par les fenêtres ouvertes à la tiédeur du soir , on voyait des familles attablées , des gens en bras de chemise . Des enfants soufflaient dans des trompettes : on choquait des verres pour des santés interminables . Parfois un paysan descendait l' escalier de sa cave , une cruche de faïence bleue à la main , allant tirer au tonneau le vin des récoltes fameuses . Un reste de jour bleuâtre traînait dans la rue , et l' on n' entendait plus rien , rien que la nappe de la fontaine , dont le ruissellement se tordait au vent du soir . Le marronnier géant de l' église était fleuri de girandoles pâles . Lassés tous deux d' avoir tant dansé ce jour -là , ils étaient venus respirer la fraîcheur dans le petit jardin attenant à l' auberge . Les bruits du bal parvenaient jusqu' à eux , mais lointains , fondus , étouffés par l' épaisseur des murs . On distinguait le ronflement sonore de la basse , s' essoufflant à suivre le nasillement de la clarinette . Un calme immense tombait sur le jardin , sur les bouquets d' arbres , sur la côte de vigne : et dans l' air planait par moment une vague tiédeur , un souffle alanguissant de tendresse . Pierre était venu l' inviter à la danse plus souvent que de coutume . Les commères faisant tapisserie , alignées sur des bancs , devaient en causer pour sûr . Elle n' y pensait pas , dans son ravissement . S' étant assis sur un banc , ils causaient tous deux gentiment , en vrais amoureux de village . Des paysans jouaient aux quilles avec des clameurs , des contestations , des disputes à chaque coup douteux . On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer , quand elle arrivait au but . Sur leurs têtes pendaient des grappes de lilas , du « mirguet » , comme on dit là-bas . L' odeur forte des corolles épanouies se mêlait aux senteurs venues des jardins . Marthe fit un gros bouquet de lilas qu' elle attacha à sa ceinture . Prenant une branche , elle la passa à la boutonnière de la veste de Pierre , trouvant un geste si tendre qu' il en fut tout ému . Il lui mit le bras autour de la taille et l' embrassa . — Vrai , mademoiselle Marthe , c' est pas pour dire , mais je vous aime bien . Elle répondit , dissimulant sa gêne dans un éclat de rire . — Vous l' avez dit à tant d' autres que ça ne tire pas à conséquence . Il insista : — Vous avez tort de vous imaginer ça : les autres , c' est pour l' amusement ! Mais vous , c' est pas la même chose . C' était peut-être vrai , ce qu' il disait Elle défaillait sous le poids d' un bonheur trop lourd pour ses forces . Ils avaient causé longuement , ne se décidant pas à se séparer , vaguement remués par la tombée de la nuit . La lune jaillit des entrailles de la terre , énorme et toute blanche , versant une lueur sur les pousses des jeunes ceps , trempés de rosée ... Pierre se leva , ayant terminé sa besogne , ce soir -là , plus tôt que de coutume . — J' vas faire un tour , dit-il au vieux Dominique , qui , une aiguille de bois aux doigts , réparait quelques mailles de l' échiquier , qu' une branche de saule avait rompues . Il descendit la côte , fumant sa pipe avec satisfaction , savourant le repos bien gagné , après une journée de travail . Arrivé sur la place , il s' arrêta . Il avait plu tout le jour , mais la pluie avait cessé vers le soir . De grands souffles passaient dans la nuit , de grands souffles froids charriant l' humidité , qui stagnait sur les labours d' automne . Un toit s' égouttant quelque part , au-dessus de sa tête , faisait entendre un clapotement triste . Au-dessus des maisons , la Grande Ourse , le « Chariot de David » allongeait son timon d' étoiles scintillantes . Tout au fond de la rue , une lueur trouait l' ombre . Des portes s' ouvraient sur des conversations interrompues ; une procession de lanternes s' avançait par les rues , courait au ras du sol , projetait sur les façades endormies de grands rais de lumière . Les femmes allaient au veilloir . Par moment la lumière faisait sortir de la nuit le soc blanc d' une charrue , la silhouette trapue d' un tombereau , mis au rancart . Sur le passage des femmes emmitouflées , des ombres gigantesques couraient le long des murs , montaient jusqu' aux toits , se perdaient dans les étoiles . — Tiens , on veille chez les Lardonnet , se dit Pierre , je vais pousser jusque -là . Sous la grande cheminée lorraine , dont le manteau était si élevé qu' un homme aurait pu y entrer tout debout , le veilloir était rassemblé . Un feu couvait dans l' âtre , un de ces feux d' hiver faits pour durer longtemps , et qu' on entretient avec des marcs de raisin et des tas de chénevottes . Des vieilles , au profil anguleux , assises à des rouets , filaient le chanvre , trempaient leurs doigts dans un gobelet d' étain pour mieux saisir le fil , qu' elles tiraient des quenouilles chargées d' étoupe . Des enfants se promenaient , portant haut dans l' air des croix de chanvre nu , frêles assemblages qu' un mouvement un peu vif éparpillait sur le sol . Des vieux , somnolents , fumaient leur pipe en crachant dans les cendres du foyer d' un air songeur , et sur toute cette scène le « coupion » , un lumignon du temps passé , pendu à la cheminée par une crémaillère de fer , jetait une lumière vacillante , qui ne pénétrait pas dans les coins grouillant d' ombres . Tout le monde s' écarta pour faire place à Pierre , car il ne comptait que des amis dans le village , à cause de sa bonne humeur , de sa large prestance qui en imposait . On lui offrit un verre de vin cuit , un vin qu' on prépare après la vendange , en mêlant au jus du raisin un peu d' eau-de-vie . Un plaisant , un petit homme au visage goguenard , travaillé par toutes sortes de mines , de froncements d' yeux , de sourcils , racontait une « fiaue » , un de ces récits de veillée interminables , avec des péripéties terribles ou grotesques , variant au gré du conteur . Tout à coup un choc ébranla la vitre . Un enfant , levant sa tête ébouriffée , s' écria joyeusement : « On va dailler . » Et il se fit un grand silence , dans l' attente d' une chose mystérieuse . C' est en effet une très vieille coutume en Lorraine , un usage qui vient du passé profond , que d' aller « dailler » le soir aux fenêtres . Et cette coutume se meurt doucement par l' indifférence des générations nouvelles , qui méprisent ces vieilleries . Antique cérémonie , avec un rituel et des règles , qu' on n' abandonnerait pas , une fois qu' on l' a commencée ! Mystère bizarre et compliqué qu' on accomplit avec une sorte de gravité recueillie . Une voix s' éleva , une voix comiquement déguisée , la personne qui parlait de l' autre côté de la vitre , dans la nuit , s' efforçant de ne pas être reconnue . — Voulez -vous dailler ? Toute la chambrée répondit : Oui . — Mariez-nous ? — Avec grand Charles . — On dirait un échalas ! — Avec le fils de la Goton . — Il est trop bête ! Ce fut une revue amusante , une critique pittoresque des mots familiers , des travers et des attitudes de chacun . Encore un usage où l' esprit satirique et la malignité propres au caractère lorrain trouvent leur compte . Rien ne saurait rendre la drôlerie de certaines reparties , la vivacité gaillarde et joliment troussée de certains portraits , esquissés au hasard d' un dialogue rapide , aiguisés de pointes perfides et d' insinuations qui vont loin . Et le mystère ajoute aux moindres propos une saveur , un intérêt extraordinaires . Toute la vie du village qui passe dans la nuit , les scandales , les événements de chaque jour . Les jeunes filles surtout courent à ce divertissement ! Combien ont senti , quand on leur jetait un nom , se révéler un amour qu' elles ignoraient , qui avait germé et pris racine au plus profond de leur cœur ! Combien de cœurs ont battu contre les vitres froides , par les nuits blanches de gelée et fourmillantes d' étoiles ! Pauvres murs lorrains , lézardés de crevasses béantes , battus de pluie , comme vous savez de ces histoires d' amour , dont personne n' a gardé le souvenir ! Ce soir -là , une vieille qui filait dans un coin dit tout bas , mais de façon à être entendue de toute l' assistance , ayant jeté un regard malin par-dessus ses lunettes : — C' est Marthe Thiriet qui daille . Pierre leva la tête , mais voyant les yeux fixés sur lui , il s' efforça de prendre un air détaché , entamant une conversation sérieuse avec son voisin , tout en ne perdant pas un mot : Le dialogue reprit : — Mariez-nous . — Avec Coliche ! Un rire éclata derrière la vitre , Coliche étant le berger de l' endroit , un garçon à demi idiot , hirsute et dépenaillé , traînant toujours sur ses talons deux grands chiens efflanqués , tout pareils à deux loups . Le beau parti pour une fille ! Puis on se piqua au jeu , et on proposa à la jeune fille des individus invraisemblables , des carrieurs de sable , ou des dragueurs de la Moselle . Elle disait non , d' une voix amusée . Les vieilles riaient dans le veilloir , arrêtant le mouvement de leurs pauvres mains tremblantes , qui tricotaient des bas ou filaient de l' étoupe . Et les tout petits , qui n' ont pas encore le sens des choses d' amour , riaient eux aussi , pour faire comme les autres , amusés par les reparties et le son bizarre de la voix mystérieuse , qui montait dans la nuit . Il se fit un silence ; on se regardait ; la vieille qui avait reconnu Marthe la première secouait la tête d' un air entendu , s' apprêtant à dire une chose d' importance : — Mariez-nous ? — Avec Pierre Noel . Marthe répondit : — Il est trop coureur . Mais le son de sa voix était changé . A l' émotion qui la faisait trembler , toute l' assistance eut la sensation qu' on avait touché juste . Pierre s' était levé brusquement ; se dirigeant vers la porte , il l' ouvrit toute grande . Toutes les filles qui daillaient avec Marthe ce soir -là prirent la fuite , comme un vol d' oiseaux effarouchés par un bruit . Les coiffes de leurs bonnets mettaient au fond de la nuit une vague palpitation de blancheur . Seule Marthe restait appuyée contre les ais de la fenêtre , le cœur battant , et les jambes si cassées par l' émotion qu' il lui était impossible de faire un pas . Pierre la prit dans ses bras et baisa longuement ses cheveux fins . Elle résistait , se débattait , faisait tous ses efforts pour échapper à cette étreinte qui , d' instant en instant , devenait plus robuste . Mais toute sa résistance tomba soudainement ; elle devint une petite chose inerte , qui s' abandonnait délicieusement à cette caresse , se faisait molle et confiante . Ils causèrent de choses et d' autres , puis ils se séparèrent , Marthe ayant fait remarquer que l' heure s' avançait . Elle rentra dans sa maison à pas lents , lourds de rêverie . Il se faisait en elle un tumulte de sentiments contraires . Certes , il fallait que cet amour fût bien fort pour qu' il se trahît malgré elle , pour qu' on en parlât . Maintenant c' était un bruit qui courait le village ... Mais lui n' ignorait plus rien , et dans le cœur de la pauvre fille vivait le souvenir vibrant de cette caresse dont la douceur se prolongeait , doucement émouvante ... Le village dormait ; accroupis au fond de la nuit , les toits de tuiles allongeaient leurs grandes silhouettes paisibles . Dressant son timon d' étoiles , le Chariot de David s' était incliné un peu ... Rentré dans le veilloir , Pierre avait presque oublié cette aventure . Le lendemain , les deux pêcheurs se reposaient , car c' était jour de dimanche . Un grand silence enveloppait les campagnes , le silence d' automne , avant-coureur du sommeil hivernal . Les bois lointains , les vignes , l' horizon des côtes reposaient dans un calme infini , une sérénité baignée de lumière . Et les fils de la Vierge , se détachant des buissons , se déroulaient dans leur chute molle et sinueuse . Les dernières feuilles tombaient des arbres , emportées par des souffles froids . Au fond d' un verger , quelques cerisiers , touchés par les gelées précoces , semblaient revêtus d' un rouge éclatant , pourpre somptueuse qui détonnait dans la nudité des campagnes . Une rumeur de vie courut de l' horizon , dans une flambée de soleil . Le vent léger charriait des sons de cloches , des claironnements de coqs , des appels de bateliers . Ce mystérieux appel réveillait la terre lorraine , suscitait la force fécondante endormie au creux des sillons , donnait l' illusion d' une splendeur fugitive de printemps . Dominique défonçait un carré de terre dans son jardin . Il s' arrêta , et croisant ses mains sur le manche de sa bêche , il dit tout haut , les yeux clignotant dans la lumière : — C' est l' été de la Saint-Martin . Il souriait , ragaillardi par cette chaleur d' automme qui ranimait ses vieux os , et il faisait de temps à autre un petit signe d' amitié dans la direction de Pierre , dont la haute taille s' encadrait dans la fenêtre . La maison , elle aussi , semblait réchauffée par cette dernière flambée de soleil . La façade luisait , éclaboussée de rayons , la façade ventrue que les pluies d' automne avaient rayée de taches grises , qui , lassée par la vie , elle aussi , se laissait à demi crouler au bord du chemin , avec un air d' abandon . Le faîte des tuiles moussues , s' incurvant comme l' échine d' une bête lasse , se découpait joyeusement sur le ciel d' un bleu profond . On avait planté à l' angle du mur une borne massive pour le préserver de la roue des chariots . Et sous l' auvent du toit , une perche suspendue à deux bouts de filin supportait ces rangées de mottes qu' on fabrique avec du marc de raisin , et qui servent à entretenir les feux de l' âtre , à la veillée . Pierre allait et venait dans la chambre , maussade , s' abîmant dans une morne contemplation . C' était toujours ainsi depuis quelque temps . Une tristesse vague répandue dans tout son être l' appesantissait , le laissait inerte et somnolent sur une chaise , pendant des heures . La monotonie de son existence pesait lourdement sur lui . Il n' avait plus de goût à rien , retombant à tout moment dans d' incohérentes rêvasseries , échafaudant des projets , des rêves de vie aventureuse , qui s' écroulaient , se reformaient , goûtant une sorte de douceur triste et voluptueuse dans cette agitation de ses pensées . Il aurait voulu s' en aller , voir du pays , s' évader de sa misère . Et la route qui s' allongeait , s' enroulait au flanc des vignobles , révélait sa fuite à l' horizon par l' ondulation des peupliers , dont on n' apercevait que les cimes , exerçait sur lui une étrange fascination . Il bâillait , ne se décidant pas à sortir . En même temps , les liens qui l' attachaient aux choses , ces humbles choses contemplées depuis l' enfance , aux meubles familiers , s' étaient rompus . La maison n' était plus emplie de ces petites voix fluettes , cassées , chevrotantes qui parlent du passé avec une exquise douceur . Tout lui paraissait pauvre , muet , froid . La grande cuisine blanchie à la chaux , immense pour ses premiers pas , n' était plus qu' une pièce humide , dont la fraîcheur glacée vous prenait aux épaules . Il regardait avec dédain le petit poêle , dressant sur trois pieds branlants son cylindre de fonte , rongé par la rouille , amenuisé par le feu . Et la pompe de la « pierre à eau » s' égouttant dans une bassine de zinc , un long chantonnement de source montait , dont la mélancolie faisait écho au murmure de sa rêverie désolée . Dominique le suivait du coin de l' œil . Qu' avait Pierre à se manger les sangs , à se tourmenter comme ça , depuis quelque temps ? D' ordinaire le vieux coupait court à ces rêvasseries , et le faisait sursauter en l' interpellant brusquement : « Voilà encore que tu fais ta tête ! » Mais cette fois il n' osa pas . Le vieux s' effarait , sentant son fils si inquiet , si tourmenté , prêt à se détacher de leur vie , à tous les deux . Et la clairvoyance de son affection lui faisant pressentir un avenir de tristesse , il ne se décidait pas à provoquer de franches explications , dans la crainte d' un désastre . Cette fois encore , il s' avisa d' un détour . Les mains toujours croisées sur le manche de sa bêche , il dit lentement : — C' est ça qui vous remet d' aplomb , un temps pareil . Fallait ce brin d' chaleur pour les semailles . Quand je bêche dans mon jardin , je ne donnerais pas ma place pour un empire ... Pierre ne répondait pas . Le vieux continua , loquace , larmoyant , attendri : — On n' est pas riche , mais on est son maître . On mange à sa faim , après tout . J' ai rudement trimé , mais j' ai fait honneur à mes affaires . Je ne changerais pas mon sort pour celui des gens en place , dans les bureaux . On peut aller loin , on ne trouvera pas un pays plus plaisant , ni des gens plus affables ... Et son geste enveloppait tout le pays . Vus de cette hauteur , les toits du village s' entassaient , dégringolaient la pente dans une mêlée joyeuse à l' œil et cahotée . Des vols blancs de pigeons animaient le vide du battement sonore de leurs ailes . Des chats dormaient dans les gerbières , guettaient sournoisement les moineaux piaillards , sautillant sur les tuiles moussues . Et tout au loin on voyait les prés , les chènevières , la rivière coulant au fond du val en sinuosités vagabondes . Elle était toujours là , comme si elle avait voulu se montrer aux deux pêcheurs , promener à travers leur vie son onde égale et monotone . Pierre haussait les épaules , visiblement ennuyé . Le vieux se remit à bêcher la terre , marmottant des choses à part lui , secouant la tête d' un air triste . Ce n' était pas un mauvais garçon , ce Pierre ; seulement sa mère l' avait gâté , en lui répétant sans cesse qu' il était beau , qu' il était fort , que les filles seraient trop contentes de l' avoir . Une confiance , un sentiment de supériorité sortait de ses yeux , s' exhalait de sa personne , de ses gestes , de ses silences . Il portait beau . Il avait une façon de toiser le monde qui déplaisait au premier abord , mais on s' y habituait , et on était séduit par un certain air d' honnêteté qui tenait de la race . Le service militaire aussi l' avait perverti , l' initiant à une mollesse d' existence , qu' il n' avait pas connue auparavant . On était bien nourri et on ne travaillait pas . C' est un dicton des paysans dont la vie est si dure , qu' on devient « feignant » à faire des métiers pareils . Et le séjour dans une grande ville de l' Est lui avait révélé le goût des distractions , les habitudes d' oisiveté , les stations dans les cafés , toute une vie molle dont la nostalgie lui gonflait le cœur . Ses succès auprès des femmes ne se comptaient plus . Elles tournaient autour de lui , affolées par sa mine robuste , par ses airs farauds et conquérants . Les besognes pénibles de la terre n' ayant pas déformé son corps , parmi tous les paysans déjetés , noueux , pareils à des souches , il avait l' air d' un monsieur de la ville . Il avait eu une liaison qui avait duré deux ans , pendant son service militaire à Nancy , avec une fille de brasserie , une blonde un peu fanée , aux yeux tristes , qui versait à boire aux clients dans un café voisin de la Pépinière . Elle s' était jetée à sa tête , séduite par sa prestance , heureuse dans son isolement de retrouver un camarade pour parler du pays . La rivière séparait leurs villages ! Les dimanches , ils allaient se promener le long du canal , hantés par la mélancolie que les eaux semblaient charrier , alourdies par le reflet des ormes touffus , entre les rangées de roseaux bruissants . Ils s' entretenaient des choses des champs , de l' état des récoltes , du prix des vins de la dernière cuvée . Ils s' aimaient , retrouvant des souvenirs d' enfance qui leur étaient communs , se comprenant , parce qu' ils avaient des mots , des façons de parler identiques , jetés aux bras l' un de l' autre par cette sensation d' isolement , qui les effarait au fond d' une grande ville . La fille , que sa profession mettait au courant de ces détails , initiait le soldat aux raffinements de la toilette , au luxe à bon marché des odeurs de bazar . Il s' enorgueillissait de l' avoir à son bras , vêtue d' une robe de soie bruissante , et des camarades qui l' avaient rencontré , l' avaient complimenté sur sa conquête . Elle se dévêtait lentement , fredonnant un refrain de café-concert entre ses lèvres serrées pour retenir les épingles de sa coiffure . Elle lui promenait sur les lèvres ses bras nus , sa chair un peu affaissée , luxueusement rehaussée par des odeurs de musc et de patchouli . Elle l' avait quitté comme elle l' avait pris , sans lui donner d' explications , le mettant de côté comme une ombrelle qui a cessé de plaire . Mais elle l' avait marqué pour la vie , le flétrissant d' une tare indélébile , lui ayant révélé l' usage du linge fin , des dessous neigeux , de la poudre de riz et du fard . Désormais , il fut incapable de goûter la simplicité des amours rustiques , l' odeur saine des corps fleurant bon le foin . Les filles de la campagne lui paraissaient des souillons auprès de cette femme , dont la peau de blonde éraillée exhalait des odeurs troublantes . Rentré au pays , il avait continué , prenant des maîtresses un peu partout . Il avait été choyé cette année -là par la femme d' un maître dragueur , dont le bateau était amarré dans une anse tranquille de la Moselle ; une belle femme brune , aux yeux ardents , approchant de la trentaine , et qui dès le matin se tenait sur le devant de sa cabine , vêtue de camisoles d' une blancheur irréprochable , ayant l' air d' attendre , on ne savait quoi , dans sa mise de femme entretenue . Elle souriait , quand Pierre passait dans sa barque , roulant sur ses reins , montrant ses bras nerveux et musclés , sa nuque que le soleil dorait d' une teinte chaude . Elle s' était donnée à lui , un soir d' été qu' elle l' avait attiré dans sa cabine , à l' heure où les pourpres du couchant ensanglantaient le fleuve , où les crapauds au fond des mares poussaient leur complainte monotone . Et elle s' était mise à l' aimer éperdument , lui faisant connaître l' émoi des rendez -vous furtifs , la volupté des étreintes rapides , avivées d' un frisson de terreur , dans la crainte du mari , un Alsacien pas commode , dont le revolver était accroché à un clou , sur le mur de la cabine . Leur liaison avait continué , roulant cahin-caha à travers des scènes de jalousie , des ruptures , des reprises tendres qui fondaient les nerfs de Pierre , lui étaient toute énergie , le laissaient défaillant à l' idée de rompre sa chaîne . Des soleils éclatants flambaient sur l' eau ; la réverbération des houles lumineuses chauffait la cabine , faisait courir sur les planches une moire papillotante . Alors la femme le prenait dans ses bras , comme un enfant , l' attirait sur sa chair lourde , le soûlait de voluptés . Puis , un soir qu' il venait au rendez -vous , il avait trouvé la place vide , la drague disparue , la cabine envolée . Seules quelques herbes fluviales , visqueuses et molles , tournoyaient à l' endroit où il avait vécu des joies si puissantes . Et il était resté là jusqu' au soir , effaré , ne comprenant pas , luttant contre la démence qui montait en lui , avec le soir enténébrant les têtes difformes des saules . Les autres payeraient pour la gueuse ! Et toutes ces aventures , qui avaient passé sur son cœur , l' avaient usé peu à peu , le rendant plus banal que la pierre d' un seuil qui s' effrite sous les pas . De toutes ces liaisons , il lui restait un invincible mépris de la femme , et il s' était habitué insensiblement à ne voir en elle qu' un objet de plaisir . Sortir de ce pays ! La vie de jour en jour se faisait plus dure ; la misère tombait sur les campagnes , amenée par les grêles , les gelées précoces , les mauvais vouloirs du ciel , acharnés sur les hommes . Le bien ne se vendait plus et la main-d'œuvre était hors de prix . Toutes ces doléances , ressassées au long des jours par les paysans , créaient autour de Pierre une atmosphère de mécontentement et de malaise . La mère morte , la maison autrefois si vivante était retombée à une sorte d' abandon . Cela venait de partout , cette lente tristesse qui planait dans le logis , l' emplissait d' une poussière grise . Elle s' exhalait des lits défaits , laissant traîner leurs draps sur le plancher , de la vieille armoire lorraine dont les cuivres , n' étant plus astiqués , ne luisaient plus . Et l' âtre , cette joie de la maison , était lamentable avec ses bouts de tisons à demi consumés , enfouis dans des monceaux de cendre qu' on ne balayait pas . Jusqu' au vieux Dominique qui l' ennuyait maintenant avec ses continuelles jérémiades , ses pleurnicheries regrettant le temps passé , les forces disparues , déplorant les rhumatismes qui ankylosaient ses vieilles jambes . « On n' est plus bon à rien , quand on est vieux ! Pour ce qu' on fait sur la terre , vaudrait mieux crever tout de suite ! » Pierre l' aimait pourtant d' une affection rude et droite , un peu par devoir , comme aiment les paysans . Mais la vie n' était pas gaie tous les jours , avec un compagnon aussi maussade ! Avec cela qu' il retombait en enfance , s' embarquait dans de longs récits cent fois entendus , qu' il ressassait , s' embrouillant dans les détails , confondant les noms , répétant les mêmes mots avec une obstination monotone . Pierre souriait : « on la connaissait celle -là . — Il la savait par cœur . » — Le vieux « fonçait » droit devant lui , comme un sourd . Pierre avait beau se raisonner : le vieillard aurait fait damner un saint , avec ses rabâchages , où les mots revenaient , comme des bornes le long d' une route poussiéreuse . Comme si l' âge avait brisé en lui le dur ressort de l' égoïsme , il était pris à tout moment d' accès de sensiblerie , de mouvements attendris , presque comiques à force de répétitions , qui provoquaient chez Pierre un haussement d' épaules . Lui , il était dans la force de l' âge , au moment où la poussée irrésistible de la sève rend les hommes forts , triomphants , insensibles , où la splendeur de la vie , le magnifique égoïsme de la santé leur dissimule la misère , la maladie et la mort . Aussi les longs épanchements du vieux avaient le don de lui déplaire , et quand Dominique s' apitoyait , lui parlait de sa naissance , de son baptême , souhaitait la venue de petits enfants qui égayeraient ses vieux jours , Pierre lui coupait nerveusement la parole : — C' est bon , père . Assez de rengaines . On n' a pas de temps à perdre ! On était misérable . Le métier devenait chaque jour plus mauvais , au dire du vieux qui ne cessait pas d' établir des comparaisons entre les gains d' autrefois et la maigre paye d' aujourd'hui . Frappées dans leur fécondité , la terre et les eaux ne nourrissaient plus les hommes . Ils avaient bien quelque bout de champ , une maigre vigne . Encore ce bien , grevé d' hypothèques , les écrasait-il sous le poids d' une dette à payer , sans cesse grossie par l' accumulation des intérêts , un fardeau qui sans cesse retombait sur eux , comme une pierre qu' on roule sur une pente . Que de fois , ayant travaillé pendant des semaines , quand il leur arrivait de toucher un peu d' argent à la poste , ces pièces de monnaie ne faisaient que passer entre leurs mains , et s' en allaient tout de suite chez le notaire ! Ils les alignaient au bord de la table , sous le regard indifférent du tabellion , qui leur griffonnait une quittance sur un bout de papier et les congédiait aussitôt , avec sans-gêne , ayant l' air de réserver son temps pour des affaires plus considérables . Et ce sans-gêne , qui rendait les paysans respectueux d' ordinaire , suscitait chez Pierre , à chaque fois , un mouvement de mauvaise humeur . On ne vivait pas , on ne mangeait pas , on se privait de tout . Le moindre objet à acheter , comme un vêtement neuf , un paquet de ficelle pour faire des filets , était la cause de calculs sans fins , de marchandages compliqués . Il faudrait bien que ça finisse . Toute la journée s' était passée dans ces rêveries . Le soir tombait , le soir qui vient si vite après la Toussaint , qui apporte à l' âme toutes sortes de regrets et de tristesses . Il était venu s' échouer dans la belle chambre qu' on trouve dans toutes les maisons lorraines . Une odeur d' ennui s' exhalait des meubles . Sur les murs , des photographies de parents défunts , accrochés sans symétrie , promenaient dans le vide leurs regards sans âme . L' ombre endeuillait le lit à baldaquin , les solives du plafond où l' on avait suspendu des branches de chasselas de la dernière récolte , des grappes fripées et poussiéreuses . Pierre restait assis à la même place , les yeux errant dans le lointain , la tête perdue dans un tourbillon de désirs , le cœur gonflé de choses inexprimables . Les deux pêcheurs dormaient encore . La nuit était noire ; le chant des coqs enroués , se répondant d' une basse-cour à l' autre , déchirait le silence . Un coup ébranla les ais de la fenêtre , tandis qu' une grosse voix , joyeuse et bourrue , criait au dehors : — Ben quoi ! La coterie ! Tout le monde roupille là dedans ; y a pu d' amour ? Pierre se leva , alluma à tâtons la lampe de cuivre suspendue au plafond , et dit à son père , par manière de réflexion : — Poloche est bien matinal aujourd'hui . La porte ouverte , Poloche entra . C' était un vieux colporteur qui , tous les quatre ou cinq jours , venait charger sa hotte de tout le fretin pris dans les derniers temps , et allait le vendre dans les côtes , où les habitants sont friands de semblable denrée . Un drôle de corps , ce Poloche , avec qui on n' avait pas le temps de s' ennuyer une minute . Ivre habituellement , le vin qui donne aux hommes des pensées tristes et les fait larmoyer , les coudes sur la table , le vin , lui chauffant le ventre et le remettant d' aplomb sur ses vieilles quilles , lui inspirait une gaieté trouble , largement épanouie , fertile en inventions bizarres , en idées cocasses qui traversaient son cerveau . Aussi on l' aimait et , les jours de réjouissance , nombreux étaient les compères qui se pressaient autour de lui , heureux d' entendre ses calembredaines , ses histoires , ses drôleries , les provoquant au besoin , et le ramenant , sans en avoir l' air , aux sujets de conversations qu' il préférait . Ou bien ils commentaient ses récits d' un petit clignement d' yeux à l' adresse de la société , comme pour en faire valoir la saveur , toute la verve rare et puissante . Sacré Poloche , on ne savait pas où il allait chercher tout ça ! Lui ne se faisait pas prier , gardant , au fond de l' ivresse , le vague sentiment de l' admiration qu' il soulevait . A jeun , il était encore plus drôle . Rien qu' à le voir , on éclatait de rire , tellement il y avait de malice , de goguenardise , de grivoiserie dans cette face d' ivrogne , aux yeux vifs , au nez curieusement illuminé , aux joues tachées de lie de vin et striées de fibrilles rouges , une figure qui était une vraie enseigne de Boit-Sans-Soif . Il y passait par moments une expression de stupeur muette , reflet des ivresses disparues . La gaieté ne l' abandonnait pas pour ça . Fichtre non ! Il riait tout seul , en dedans , d' un rire silencieux qui creusait des rides dans ses joues , faisait trembler le bout de son nez rouge . A ces moments -là , on faisait silence autour de lui , et on entendait voler les mouches , car on comprenait qu' il allait en dire une bien bonne . Comme si l' ivresse eût délié sa langue , l' ivresse qui met dans la bouche des hommes un balbutiement pareil à la voix des bêtes , lui , dès qu' il était saoul , devenait d' une loquacité terrible . Il parlait , il parlait tout seul , le jour , la nuit , campé devant les choses inertes , les poteaux télégraphiques et les arbres des chemins , dans des soliloques qui n' en finissaient pas . Le plus drôle , c' est qu' à ces moments -là , il retrouvait des mots très distingués , des mots savants qui lui revenaient de lectures faites à la veillée ; un tas de vieux bouquins retrouvés au fond d' une armoire , héritage d' un oncle curé . Il répétait ainsi à tout bout de champ : comprends -tu l' apologue ? et comme il prononçait l' apoloche , de là lui venait ce sobriquet de Poloche , qui lui était resté . Il disait aussi « sans plus tergiverser » . Il était menuisier . Il aiguisait aussi les vieilles scies . Il allait par les rues , une couenne de lard à la main , un paquet de limes sonnant dans sa poche . Il montait aussi sur les toits pour réparer les gouttières , agile comme un chat , malgré son grand âge : sa silhouette se dressait gesticulante , sur la splendeur du couchant , parmi les cheminées qui fumaient . C' était un pauvre bougre , qui faisait la joie du village . Jusqu' aux tout petits qui se campaient derrière lui , quand il oscillait sur ses talons et courait à pas menus pour rattraper son équilibre . Ils trébuchaient comme lui , et répétaient en l' imitant : — Sans plus tergiverser . Sans plus tergiverser . Soldat , il avait fait plusieurs congés , au temps où chacun d' eux durait sept ans . Ayant roulé sa bosse par toute la terre , les voyages lui avaient laissé toutes sortes de souvenirs , des aventures survenues chez les Turcs , chez les Yolofs , au Mexique et sur la côte du Sénégal . Il racontait ses amours de passage avec des femmes noires et des femmes jaunes , des bombances qui duraient des semaines , et se terminaient par des sommeils de quarante-huit heures , au creux des buissons , dans des pays étranges . Poloche ne se faisait pas prier . Pierre l' écoutait avidement . Toutes ces histoires extraordinaires , cette vie d' aventures et de maraude entretenaient dans l' esprit du jeune homme cette fièvre de l' inconnu , cette hantise du lointain dont son âme était palpitante ... Ce matin -là , Poloche se tenait drôlement au milieu de la chambre , la lueur crue de la lampe fouillant sa physionomie de pochard tiraillée de tics . Il se promettait de boire un bon coup là-bas , dans les pays de bon vin où il se rendait . Et sa face exprimait une joie si puissante , si communicative , que les deux pêcheurs se tordaient les côtes . Harassés , les deux pêcheurs rentrèrent tard ce soir -là . Les grands froids ne venaient pas ; l' automne mourait dans la boue et dans la pluie . Le ciel bas pesait sur la terre , et les champs , vêtus d' ombres grises , avaient l' air de somnoler au long des jours . Une petite pluie tombait , fine et pénétrante , et les chènevières noyées dans cette poussière d' eau s' étendaient sous la clarté livide du crépuscule . — Pierre , dit Dominique , j' vas prendre les devants pour préparer la soupe . Pierre consentit du geste , sans mot dire , car il portait le plus gros de la charge . Il était forcé de s' arrêter de temps à autre , appuyant sa hotte sur les « landres » de bois sec qui ferment les pâturages . La nuit tombait , cette nuit froide de novembre qui s' abat subitement sur les campagnes , amenant un cortège d' épouvantes . La rafale se leva hurlante , courbant les grands peupliers qui gémissaient dans le noir . Et des trombes furieuses déversèrent des torrents qui clapotaient , cinglaient avec un bruit mou l' argile des labours . On entrevoyait vaguement le village à travers un rideau de pluie . Les toits de tuile , dont la charpente s' était effondrée par endroits sous la pesée du temps , se serraient autour du clocher , comme un troupeau surpris par la tourmente . Fouettées par l' averse , les maisons se rapetissaient , s' écrasaient au ras du sol . Et la rafale redoublait , chassait sur le faîte des toits une poussière d' eau qui courait dans le vent , comme une fumée . Pierre se remit lentement en marche . Jamais il n' avait été triste comme ce soir -là . La désolation du soir , l' angoisse du jour finissant retombant sur son cœur , il lui semblait que ce flot de boue allait l' engloutir au fond du crépuscule . Des pensées mauvaises , des regrets de vie avortée , des rancœurs de toutes sortes fondaient sur lui et le happaient au passage , comme des bêtes embusquées . Il marchait machinalement vers le logis , ramené vers le gîte et la soupe chaude par l' instinct qui guide l' animal lassé vers l' écurie . Il songeait avec mélancolie qu' il faudrait recommencer le lendemain . Il traversa le chemin qui longe les jardins , au bord des chènevières . A cet endroit , les « bougeries » , les hangars où l' on enferme le raisin , où l' on distille l' eau-de-vie , forment auprès des maisons des abris secs , simplement séparés des champs par une clôture d' osier ou des palissades vermoulues . Souvent les vagabonds , les camps volants s' y glissent par les soirs d' automne , et dorment sur des lits de roseaux craquants , près de l' étable d' où s' exhale le souffle des bêtes repues . Quelque chose remua comme Pierre passait auprès d' un mur . Posant sa hotte à terre , il s' avança avec précaution , tâtonnant dans l' ombre avec ses mains . La nuit était noire . Un petit cri monta , d' effroi ou de surprise , tandis qu' une forme mince , une silhouette fuyante glissait rapidement dans les ténèbres , cherchant à gagner la porte ouverte sur le jardin . Pierre l' atteignit . C' était une fille qui se débattait . L' ayant amenée au dehors , il reconnut le visage de Marthe à la clarté douteuse , qui traînait sur les champs assombris . — Que diable faites -vous là ? demanda-t-il . L' autre ne répondait pas . Son cœur battait si fort dans sa poitrine que Pierre pouvait l' entendre distinctement . Il ne distinguait pas les traits de son visage , mais un rayon errant se posait sur ses yeux , qui brillaient étrangement , d' un éclat trempé de larmes . Pierre insista . Quelle idée d' aller se nicher dans cet endroit par un temps pareil ? Marthe secouait la tête , avec un embarras visible dans tous ses gestes . Une supposition traversa l' esprit de Pierre : « Un galant sans doute qu' elle attendait » . Ces filles , à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession , s' entendaient à faire leurs coups en cachette . Il s' esclaffait , secoué d' un gros rire . A cette supposition , Marthe eut un mouvement de révolte dans tout son corps . Se redressant sous l' affront , sans même donner d' explications , elle se tenait devant lui , méprisante . Il revint à la charge , flairant un secret , et lui passant le bras autour de la taille , il l' entraîna au fond de la « bougerie » , où ils s' assirent côte à côte , sur une botte de paille . Pressée de questions , Marthe finit par lui avouer qu' elle venait se cacher là tous les soirs , depuis qu' ils allaient pécher de ce côté . C' était plus fort qu' elle : elle ne vivait pas , à le sentir sur l' eau par une froidure pareille . Elle se glissait dans ce hangar à la nuit tombante , attendant le moment où ils passaient , heureuse de l' entrevoir un instant , d' entendre le bruit de ses pas sur les pierres du sentier . Et sachant qu' il ne lui était arrivé rien de fâcheux , elle dormait mieux . Elle continuait : « c' est vrai qu' ils faisaient un dur métier , et on ne vivait pas vieux dans leur famille , à preuve Dominique , tout perclus de « douleurs » . Elle lui disait ces choses d' une voix basse , un peu tremblante , vaincue par l' émotion . Et elle posa sa tête sur l' épaule du jeune homme , dans un mouvement à la fois câlin et confiant . Lui la rassurait avec des paroles tendres . Il faisait bon dans ce coin tiède , pareil au gîte qu' une bête se ménage au creux d' un buisson battu de pluie , en piétinant les herbes . Ils oubliaient le moment qui passe , le souper qui les attendait , savourant la douceur des premiers serments et des minutes éternelles . L' ombre se peuplant autour d' eux de bruits familiers , une impression exquise de recueillement , de calme solitude flottait dans le silence . On entendait derrière le mur le mâchonnement monotone d' une vache ruminant devant sa crèche : la bête par moments tirant le foin du râtelier , sa chaîne sonnait sur le bord de la mangeoire . Des lapins , qu' on ne voyait pas , grignottant le treillage en fil de fer de leur baraque , faisaient entendre un petit bruit métallique , pénétrant et inquiet . Et les gouttes d' eau tombant du toit , s' écrasant sur la terre , les arbres secoués par la rafale , toute la vie nocturne du jardin frissonnant dans le noir accentuaient singulièrement la tiédeur , la paix profonde de cet abri . Ils se parlaient bas , remués et attendris par le mystère environnant . Et les mots qu' ils murmuraient , retombant sur leurs cœurs , y prolongeaient d' ineffables vibrations . Parfois ils se taisaient , comprenant que les paroles étaient inutiles , trouvant même à leur voix une sonorité étrange , qui détruisait le calme de leurs pensées . Et tandis qu' ils restaient là les mains jointes , leurs esprits vagabondant cherchaient à pénétrer dans les brumes de l' avenir le secret de leurs destinées . Pierre se sentait ému , gagné par un attendrissement insolite qui lui donnait la sensation de découvrir un être nouveau en lui . Il fallait que cette petite fille l' aimât bien tout de même pour lui avouer sa tendresse du premier coup . Quelque chose naissait en lui de doux , de fort , de contenu , qui n' était pas l' amour qu' il avait connu jusque -là , qui tenait aux racines de son être . Comme cela le changeait des coureuses , des « trapelles » , des filles de rien qu' il avait fréquentées jusque -là . Elles savaient ce qu' on attendait d' elles . Mais l' ignorance de cette jeunesse , sa naïveté , le don absolu qu' elle faisait de sa personne , autant de douceurs émouvantes qu' il était prêt à savourer . C' est vrai qu' on serait heureux avec une femme pareille , en qui on aurait confiance . Sans compter que c' était un bon parti , avec sa grande maison , les champs , l' argent qu' avait dû économiser le vieux garde . Cette nouvelle conquête flattait son orgueil . Il aurait dû s' en douter depuis longtemps à voir ses petites mines confuses , ses airs rougissants , les coups d' œil sournois qu' elle lui lançait à la dérobée . Elle s' abandonnait à la douceur du moment , devinait les choses qui se passaient en lui , s' enivrait de la douceur de son étreinte . Ils promirent de se revoir . Ça tombait bien . Elle devait aller à la fête de Bicqueley , le dimanche suivant . Le meunier de Bouvade , un vieil ami de son père , les pressait depuis des années d' accepter son invitation . Pierre , qui connaissait le meunier , l' accompagnerait . Les vieux resteraient au logis , car leur temps était passé et les jeunes gens feraient la route ensemble . Ils se frappèrent joyeusement dans les mains , comme pour conclure une affaire . La rafale d' instant en instant se faisait plus violente . Le village se taisait : seul un ronflement de machine à battre , montant au fond d' une grange , emplissait la nuit pluvieuse de son murmure de vie obstinée , s' acharnant pour le pain de chaque jour . Sous les souffles froids qui balayaient le ciel , la charpente du hangar vibrait , frémissait , parcourue de craquements sonores . On eût dit qu' une ruée d' êtres invisibles se déchaînait là-haut , dans le noir . La respiration géante balayait les frêles existences d' hommes , accrochées au flanc du coteau . Eux ne sentaient rien , n' entendaient rien , enivrés de cette aube d' amour . Leurs vies devenaient de petites choses , confiantes , délicieusement bercées par le chaos des éléments déchaînés , par la clameur furieuse qui tourbillonnait dans le val . Ils partirent le dimanche matin , comme c' était convenu . Il avait dû geler fort , la nuit précédente . Les toits des maisons , les brancards des chariots , la paille des fumiers saupoudrés de givre fin miroitaient doucement dans le jour . Un soleil rouge s' éborgnait aux cerisiers de la côte , dont les branches glacées ressemblaient à de grands lustres de cristal . Mais l' astre eut le dessus , il fondit la carapace de verglas qui emprisonnait les choses , et la campagne apparut , déroulant ses ondulations monotones sous le soleil . Ils traversèrent la Moselle dans la vieille barque et s' engagèrent dans la vallée étroite qui conduit à Bicqueley . Des brumes tournoyaient comme des fumées à la surface du Bouvade , montrant la place où des sources qui ne gèlent jamais se déversent dans son lit . Les colchiques d' automne jetaient une lueur violette dans les fonds humides des prés . Par place une charrue abandonnée à l' extrémité d' un champ , avait un air de mélancolie , au milieu des labours sans fin , alignant leurs sillons de terre brune . Les deux jeunes gens parlèrent tout d' abord de choses indifférentes , n' osant faire allusion à leur entrevue nocturne dans le hangar . Sérieux et compassés , ils affectaient des façons de parler cérémonieuses , se demandaient gravement des nouvelles de leurs familles . Mais des mots , qu' ils prononçaient , prenaient un sens mystérieux , créaient entre eux une sorte d' entente , et comprenant qu' ils avaient la même pensée qu' ils n' osaient se confier , cette certitude leur était douce . Marthe surtout se répétait les paroles qu' ils avaient échangées dans leur dernière entrevue , leur trouvant à chaque fois une saveur renouvelée . Et de temps à autre elle risquait un regard timide de son côté . Il marchait crânement au milieu de la route , ayant toujours son air d' assurance et de fierté . Des mouvements de joie , s' emparant de la jeune fille , lui donnaient des envies de courir . Il lui semblait que si elle avait voulu s' élancer , ses pieds n' auraient pas touché le sol . Mais elle réprimait toute cette fougue , et la contrainte qu' elle s' imposait augmentait la véhémence de sa joie . Ils arrivèrent au moulin pour midi . La table était mise dans une grande salle du rez-de-chaussée , servant à la fois de salle à manger et de cuisine : une grande table comme pour une noce . Des invités venus des villages voisins , des paysans riches , des fermiers vêtus de blouses bleues ornées de broderies blanches aux poignets et aux épaules , secouaient la tête d' un air de satisfaction devant les préparatifs du repas , les victuailles amoncelées sur le dressoir , la nappe de linge blanc qui tirait l' œil . La lumière , entrant par les vitres , chauffait la pièce , miroitait sur les landiers de fer , accroupis au fond de l' âtre , sur la tête de l' alambic et sur les bassinoires de cuivre , alignées sur des rayons et qui , soigneusement astiquées pour la circonstance , flamboyaient dans l' ombre comme des soleils . Un grand lit occupait tout le fond de la pièce , large et monumental , sous son plumon de toile bleue , un de ces lits où des générations entières ont passé , depuis la naissance jusqu' à la mort . On attendait les jeunes gens et on leur fit fête , car lorsqu' ils entrèrent , ils apportaient avec eux un tel rayonnement de jeunesse et de fraîcheur que la chambre en fut égayée . Le repas commença . Ce fut un de ces repas lorrains avec un défilé de plats interminable , qui assoient au bord de la table les robustes appétits , les assoupissent dans la béatitude des digestions commencées . Le meunier avait tué un cochon pour la cérémonie ; on savoura le boudin finement parfumé de « sanriotte » , la grillade et les « fricodelles » . On s' observait d' un bout de la table à l' autre , et on ne disait mot dans la crainte de perdre un coup de dent , mais le vin délia les langues et les conversations commencèrent . Un chasseur avait apporté un lièvre ; le civet fut déclaré excellent . L' homme racontait les incidents de la chasse , mimait la surprise de son chien tombant en arrêt sur le gibier caché sous un pied de betteraves , soulevait les rires de l' assistance par ses gestes amusants , sa verve encombrante et passionnée . Pierre , assis à côté de Marthe , se répandait en menues attentions , mettant à ces soins une aisance d' homme bien élevé . Marthe s' abandonnait à la douceur du moment ; elle se prenait à aimer ce vieux logis , ces meubles anciens . Une poussière de farine , s' insinuant à travers les cloisons , s' était déposée sur le fronton des armoires , sur le manteau de la cheminée . Le vin lui montant à la tête , elle se sentait un peu étourdie et entendait comme dans un rêve le bruissement du ruisseau dont le flot glissait sous le plancher , fuyait le long des murs , emplissait le logis de son murmure monotone . Le meunier les dévisageait , plein d' une bonhomie souriante . Un gros homme , encore vert , une bonne trogne lorraine bien nourrie , ayant dans tous ses gestes la décision de l' homme bien posé . Il adressait à Pierre des clignements d' yeux complices : sacré mâtin , il n' avait pas dû s' embêter en faisant la route . Marthe rougissait , mais l' hommage la ravissait , malgré sa brutalité . Elle eut une gentillesse si charmante pour remercier Pierre d' une attention , que le meunier attendri lui cria : — Bougre de Jean-Jean , embrasse -la donc . Pierre s' exécuta , pendant que l' assistance battait des mains . Maintenant on soufflait un peu . Une servante étalait le dessert sur la table , les quiches aux « quetsches » dont le jus coulait parfumé , les gâteaux à la croûte dorée et craquante , les tartes aux pommes , larges comme des fonds de tonneau et dont la pâte avait un goût fin de cannelle . Et pour faire descendre ces bonnes choses , on buvait de larges rasades de vin de Lucey , un vin fameux dont le meunier faisait l' éloge , débouchant les bouteilles avec précaution , essuyant le goulot de la paume de sa main pour en faire tomber les parcelles de cire . On se portait des santés à la ronde , rappelant le souvenir des absents , des joyeux lurons qui manquaient à la fête . Le meunier s' exclamait , tourné vers les jeunes gens . — Un beau couple tout de même , faut vous marier ensemble , mes enfants , pour conserver l' espèce . Il continua : — Les gens , c' est comme les bêtes , sauf vot ' respect . Une supposition , un cheval vaut huit cents francs ; si on trouve son pareil , chacun des deux en vaut mille . On applaudissait . Excité , le meunier retrouvait au fond de sa mémoire toutes les calembredaines , tous les coqs-à-l'âne , toutes les balourdises qui traînent dans la conversation des paysans . Pourtant on en vint à parler d' affaires plus importantes . On déplorait la misère des campagnes , le manque de bras , l' avilissement de la terre , dont on ne faisait plus d' argent , quand on la vendait . Les doléances se croisaient , criant famine au sortir de ce festin plantureux . Les bougres n' en pouvaient plus , avaient le ventre plat , les dents longues ! Le meunier , de son air finaud , donnait des conseils à Pierre . Il était jeune et robuste , il ne resterait pas dans ce pays de misère . Quand on savait s' y prendre , on avait vite fait d' amasser une fortune . Alors on se laissait vivre dans une petite maison de rentier , bâtie en briques , sur la côte , et on regardait les imbéciles tirant le diable par la queue . Pierre ne disait pas non . Toutes ces raisons , qu' il avait tournées dans sa tête , prenaient en passant dans la bouche d' autrui une ampleur . Une ombre de mélancolie voila les beaux yeux de Marthe . Ils sortirent pour faire un tour dans le jardin , en attendant l' ouverture du bal . La fête battait son plein dans le village . On entendait les sons pleurards de l' orgue de Barbarie , arrivant par bouffées , avec le vent ; des pétards partaient , soulevant des aboiements de chien , et les détonations cassantes des tirs forains secouaient le grand silence automnal . Ils marchaient à pas lents dans les allées bordées de buis nains . S' étant assis au fond d' une charmille , dont les branches dépouillées jetaient dans le vent une rumeur sèche , ils regardaient le pays , les prés roussis par les premières gelées , la fuite du Bouvade sous des saules grisâtres , l' ondulation des chaumes que des fils d' araignée revêtaient d' un réseau brillant , tissu d' argent où s' engluaient des clartés . Il faisait très chaud . Marthe se surprenait à aimer toutes les choses environnantes , autant pour leur paix profonde , que comme des témoins de son bonheur . Une sorte de ravissement , un engourdissement de béatitude l' envahissaient à contempler la fosse du moulin où des herbes brillantes ondulaient , la roue moussue qui clapotait dans ce flot , le toit de tuiles rouges tout animé d' un vol de pigeons tourbillonnant . Une rose pendait aux branches d' un buisson , une de ces roses thé dont la chair meurtrie exhale une odeur pénétrante . Elle voulut la cueillir ; la fleur s' effeuilla , lui laissant dans la main un brin de bois sec , piteux et ridicule . Sans qu' elle raisonnât cette impression , elle en eut l' âme effleurée d' un pressentiment triste . Tous les propos du meunier lui revinrent à la mémoire . Pierre se tenait à côté d' elle , les yeux perdus dans la vapeur bleuâtre des lointains . Elle le sentait plein de projets , agité d' espérances qu' il ne lui confiait pas . Elle frissonna , comme si un courant d' air froid lui avait glacé les épaules . Un nuage passa devant le soleil , tandis qu' une ombre volant sur les campagnes voilait la splendeur de ce dernier beau jour . Elle lui dit , faisant effort pour trouver ses mots : — Comme ça , vous ne vous plaisez pas au pays ! Il me semble pourtant que quelque chose devrait vous y retenir . Il sourit , avec une imperceptible hauteur : — Des idées qui me viennent ; je me mange les sangs quand je vois des malins se tirer d' affaire . Mais bah ! tout ça passera avec l' âge . Marthe insista , rougissante , les doigts tordant les plis de sa robe pour se donner une contenance . — C' est que , si vos projets étaient sérieux , il faudrait en faire votre deuil et rester au village . Mes parents , qui sont vieux et n' ont pas d' autre enfant , ne se décideraient pas à se séparer de leur fille ... Elle parlait encore qu' il l' avait attirée dans ses bras , vaincu par son ingénuité , gagné par son abandon . Il lui ferma les yeux d' un baiser . On finissait toujours par s' entendre . Le bal était commencé , il la prit par la taille , et la soulevant , l' emporta le long des allées , dont le gravier volait sous ses pas . La brume d' inquiétude se fondit , se dissipa bientôt sous la chaleur de cette gaieté , sous le rayonnement de cette bonne humeur . Une semaine passa . Pierre avait tout oublié . Il était pris par une liaison nouvelle , un caprice fougueux et sensuel qui l' attachait à la femme d' un vigneron , une gaillarde qui s' était jetée à sa tête , lui faisant de telles avances qu' il avait dû céder , sous peine de paraître niais . Ils se donnaient des rendez -vous tous les soirs , abritant leurs amours au hasard des logis abandonnés , se retrouvant dans les écuries éloignées des maisons , dans les chambres à four où flottait une odeur de pain chaud . Ils s' aimaient dans les greniers bourrés de foin sec et craquant , et la femme le serrait dans ses bras à le briser , prise d' un coup de passion pareil à une folie , que fouettaient les dangers d' une surprise , les bruits inquiets , les rumeurs de toute nature vibrant dans ces nuits de gelée , d' une sonorité de cristal . Ils s' arrangeaient si bien que rien ne transpirait de leur aventure . Et dans les intervalles de leurs enlacements , la femme se moquait de son mari , un petit homme malingre , qui n' avait guère de vaillance pour aucune besogne . On lui plantait joyeusement des cornes ! Et la canaillerie de cette liaison , cette dépravation enjouée et facile séduisaient Pierre , flattant un fonds de veulerie qui se trouvait en lui . L' hiver vint tout d' un coup . La chute des flocons de neige commença , emportés d' un vol cinglant et capricieux , comme des mouches . Puis ils tombèrent si dru qu' on ne voyait plus les côtes ; et les peupliers apparaissaient noyés dans une blancheur . Puis la tombée de la neige cessa : le ciel s' éclaircit et les champs s' étendirent , leurs ondulations s' adoucissant encore sous cette couche glacée . Des fumées montaient dans l' air froid , révélant la place où des villages étaient ensevelis . Jamais il n' était tombé tant de neige que cette année -là . Dans les jardins ouverts au vent , elle montait jusqu' au toit , murant les portes des « bougeries » . Les gens ne sortaient plus , se calfeutrant auprès du poêle de fonte . Le soleil rouge , sans rayons , descendait dans le couchant pareil à une plaque de cuivre . L' air même paraissait mort , sans bruit . Les nuits étaient fourmillantes d' astres . Les vieux noyers se fendaient dans leurs vergers , et ils éclataient avec des craquements terribles . Au milieu de cette blancheur immense étalée sur les terres , la Moselle roulait ses eaux jaunâtres , livides , plombées ; des glaçons tournoyaient dans les places tranquilles , froissant les tiges des roseaux secs . Les deux pêcheurs étaient à leur poste . Leurs blouses de toile , imbibées d' eau , étaient raides comme du carton ; Pierre sentait son poignet que le frottement de l' étoffe coupait peu à peu , et cela lui faisait une blessure saignante , que le froid tenaillait . Midi sonnant à des cloches lointaines , le père proposa de casser une croûte à l' auberge des mariniers , au lieu de s' installer sous le vieux pont , dans les courants d' air , comme ils faisaient d' habitude . L' auberge était posée au bord de la route , où passaient des attelages de rouliers et des chariots . C' était une vieille baraque de planches goudronnées ; une feuille de tôle gondolée formait le toit . Les mariniers s' y donnaient rendez -vous et aussi les charpentiers , travaillant dans les chantiers voisins , où l' on construisait les chalands dont le glissement tranquille anime la rivière . Dans les larges bassins , fermés par une clôture de planches , les bateaux attendaient le moment où ils s' en iraient , le long des chemins de halage , au frémissement des sonnailles suspendues au cou des chevaux . Les uns , presque achevés , étaient enduits de goudron , d' autres à peine en train montraient leur quille longue , le squelette de leur membrure . Le marteau des calfats sonnait sur les coques , des fumées bleues montaient des marmites où l' on chauffait le goudron , le vent qui passait charriait des odeurs de poix et de résine . Dans l' auberge il faisait une chaleur lourde . Une buée d' eau ruisselait le long des vitres , et dans l' air plein de fumée , des silhouettes d' ouvriers attablés apparaissaient , massives et trapues . Les hommes s' installèrent devant une assiette de soupe fumante . Puis ils tirèrent de leur bissac les provisions . Leurs membres raidis se dénouaient dans la bonne chaleur . Une torpeur les envahissait , les tenait somnolents au bord de la table . Tout à coup la porte s' ouvrit et Poloche entra en coup de vent . Il était ivre , effroyablement . Sa face congestionnée se coupait d' un large rire . Une flambée d' alcool luisait dans ses yeux : trébuchant à chaque pas , il se rattrapait aux tables , aux chaises avec des gestes maladroits . Toujours sa hotte au dos par exemple , la hotte d' osier où la dent des rats avait pratiqué des trous et qu' il gardait avec une obstination d' ivrogne , pour rouler dans les fossés et y dormir . Il vint s' asseoir auprès des pêcheurs et commanda un verre d' eau-de-vie . Alors , roulant lentement la tête avec la stupeur d' un bœuf ruminant devant sa crèche , tirant de son gosier une petite voix aiguë , qui contrastait avec sa haute taille , il se mit à chanter des airs d' église : Dixit Dominus Domino meo ... scabellum pedum tuorum . C' était sa manie . Quand l' ivresse le travaillait , les chants entendus dans sa jeunesse lui revenaient à la mémoire et tout y passait , le Magnificat et le Dies irœ , la messe et l' office des morts ; le plain-chant étalait sa large mélopée sur les tables d' auberge , balançait parmi les hoquets les vocables somptueux du latin mystique . Un ouvrier l' interpella : — Dis donc , Poloche , y fait meilleur ici que devant Sébastopol ! Sébastopol ! On lui parlait souvent de ce siège où il avait assisté , comme voltigeur de la garde . Poloche s' était levé en titubant . La main tendue dans un geste solennel , il affirmait : — Oui , mon vieux , Sébastopol , la Tchernaïa . Y faisait des temps comme aujourd'hui . Partout d' la neige ! On avait froid sous la tente et chacun couchait à son tour au pied du mât , dans la chaleur des autres camarades . Et les Russes donc : des gaillards membrés avec qui on faisait un brin de causette , pendant les suspensions d' armes . Y nous jetaient des croix de plomb , en disant : « Christiane , Christiane , » pour montrer qu' ils avaient de la religion comme nous . N' empêche qu' on s' abordait dans la tranchée , et qu' on se foutait de rudes coups de pelle sur la gueule . Puis des visions se précisèrent : — A Balaklava , j' ai vu faucher des régiments entiers de cavalerie . On les enterra si vite , que leurs bottes sortaient de terre . J' ai vu ça , moi , des champs entiers plantés de bottes ! ... Il se tut , penché dans le vide , suivant l' évocation sinistre , le ciel bas et neigeux , l' amoncellement des cadavres dans la campagne . C' était si saisissant , qu' un frisson passa dans la chambre enfumée . Poloche retomba dans son ivresse , et vautré sur la table , il reprit son chant monotone ... Au soir tombant , les pêcheurs remontaient le cours de la rivière . Le crépuscule était plein de lignes indécises et de formes mouvantes : quelques lumières s' allumant au loin dans le village trouaient l' ombre de clartés rouges . Derrière une jetée s' ouvrait un coin de rivière dont l' eau morte , obstruée de grands glaçons , envahie d' herbes fluviales , dormait sur un fond de vase . Le cimetière des bateaux . Quand ils étaient par trop délabrés , on les mettait là au rancart : ils pourrissaient . Par les soirs lumineux , leurs silhouettes agrandies se détachaient nettement sur le fond glauque de la prairie , sur les grèves miroitantes . Ils ressemblaient à des poissons monstrueux échoués là , le ventre reposant sur la vase , sur l' herbe boueuse , et la barre de leur gouvernail , qui ne tournait plus , rayait tout un coin du ciel . Les pêcheurs longeaient un de ces chalands . Le silence était profond , on n' entendait que le clapotis de l' eau courant le long de la nacelle , le bruit de l' aviron raclant régulièrement le bois du bordage . Tout à coup un gémissement sortit du flanc de l' épave . Cela montait , s' arrêtait , repartait , monotone et déchirant , et rien n' était triste comme cette plainte qui passait , inentendue , sur les eaux désolées . Les pêcheurs hélèrent , frappèrent de l' aviron la paroi sonore ; on ne répondait pas . Pierre , se hissant à la force des poignets , escalada le bordage . Vers l' arrière , un étroit logis était ménagé sous l' entre-croisement des charpentes . Pierre ouvrit la porte et vit un vieillard étendu sur un lit de paille , les jambes enveloppées dans une couverture de laine grise . — Holà , hé , ça ne va pas ? Le vieux geignait , paraissait sur le point de rendre l' âme . Pierre le reconnut . C' était le père Guillaume , un batelier , qui depuis des années naviguait sur la rivière . Il raconta que son patron l' avait laissé là pour veiller sur l' épave , dont on pouvait tirer quelque argent et qu' il fallait garder des maraudeurs , toujours en quête de planches et de ferraille . La nuit précédente , le fourneau s' était éteint , et le froid terrible qui montait de l' eau , qui pénétrait dans ce logis ouvert à tous les souffles , lui avait gelé les pieds . Ne pouvant se remuer , il avait appelé tout le jour . Personne ne l' avait entendu . Il allait crever là , comme un chien . Pierre le chargea sur ses épaules et le descendit dans la barque . On le porta à la maison , à travers champs . Le lendemain on le conduisit à l' hôpital . On lui coupa les deux pieds . Cela coûta beaucoup d' argent à la commune . Quand il en sortit et qu' il se trouva dans la rue , pauvre , dénué de tout , balancé entre ses béquilles , étonné d' entendre ses jambes de bois sonnant sur le pavé , à chaque pas qu' il faisait , il s' en fut rendre visite aux deux pêcheurs . C' était un dimanche en janvier , après vêpres . La chambre était chaude ; le poêle ronflait , bourré de souches . Pierre absent , Dominique lisait un vieil almanach . Une pâle lueur passait à travers les vitres que la gelée recouvrait d' arborescences capricieuses . De temps à autre un corbeau , croassant à la cime d' un peuplier , avait l' air de crier misère . L' infirme s' écroula sur une chaise , regardant d' un air piteux ses jambes de bois , auxquelles il ne pouvait pas s' habituer , à ce qu' il prétendait . La porte restait entr'ouverte sur la blancheur des campagnes , où il y avait bien cinq pieds de neige . Les arbres , les palissades des jardins , les « landres » de bois étaient vêtus de glace . Alors Dominique , ayant réfléchi quelques instants , dit avec simplicité à l' infirme , comme si la proposition était toute naturelle : — Qu' est -ce que vous allez devenir ? Vous n' avez plus personne au monde , et votre patron ne vous donnera pas une grosse indemnité , pour sûr . Alors faut rester avec nous , vous ferez cuire not ' soupe . La chambre était chaude , le poêle se mit à ronfler plus fort . L' infirme accepta , ne trouvant pas de mots pour traduire sa reconnaissance . Ce fut entre les deux vieux un silence émouvant , plein de choses inexprimables . Sur le coup de midi , les deux pêcheurs étaient venus s' installer , pour casser une croûte , près du barrage de Gare-le-Cou . Le froid rigoureux des jours précédents s' étant adouci , un étroit chenal s' était ouvert dans les glaces , et la navigation recommençait , ramenant un peu de vie sur le fleuve L' eau coulait de nouveau , et le bruissement monotone des nappes glissant entre les fermettes du barrage , se brisant sur les enrochements , le bruit familier emplissait le val de sa grande rumeur , de la voix des eaux enfin délivrées . Le père et le fils s' étaient accroupis à l' angle d' une petite maison de pierre , située à l' extrémité du déversoir , où le barragiste enfermait des gaffes , des outils , des engins de batellerie . Protégés par le mur de l' aigre vent du nord , ils jouissaient d' un moment de repos , tandis qu' un rayon de soleil , filtrant à travers la nue , chauffait les dalles blanches à leurs pieds , semait des paillettes d' argent sur les eaux , faisait luire la cime des sapins . Ils avaient allumé un petit feu . Ils voyaient le barragiste aller et venir devant eux , et sa haute taille se découpait sur la moire glissante des eaux , se penchant d' un mouvement régulier , pour relever les aiguilles de sapin . Le repas terminé , ils s' attardaient , ne se décidant pas à quitter le coin tiède . Ils se sentaient plus confiants , et la nourriture qu' ils avaient absorbée faisait couler dans leurs membres une chaleur insinuante et douce . Dominique bourra sa pipe à petits coups de pouce méthodiques . Saisissant une braise dans sa main calleuse , il la fit couler sur le fourneau de terre brune , et il se mit à tirer des bouffées lentement , faisant durer le plaisir . Il regardait Pierre fixement , comme si une idée le taquinait . C' était ainsi depuis quelque temps . Chaque fois que le vieux se trouvait bien , que la misère s' adoucissait , le sentiment du bien-être lui remontait au cœur , déterminait chez lui un besoin d' expansion , un élan de sensiblerie qui se donnait cours par des confidences loquaces , un bavardage de vieil homme larmoyant et attendri . Le vieux commençait ses jérémiades : — Ça ne peut pas durer longtemps comme ça , mon fi . Pour le coup , c' est trop dur pour moi . Va falloir penser à t' établir . Bâti comme tu es , les beaux partis ne manqueront pas . Pierre haussait les épaules : rien ne pressait . Le vieux insistait , lui parlait de sa mère , la Marie-Anne , une si brave femme , et des recommandations qu' elle avait faites à son lit de mort . Il s' attendrissait et s' interrompait de temps à autre pour essuyer une larme , qui coulait au bout de son nez . Puis il passait en revue les filles du village , — C' est -y la Pauline qui te conviendrait ? » La Virginie Mathieu , non plus , n' était pas à dédaigner . Il n' avait qu' à se décider et à choisir . Et il ajoutait en manière de conclusion : — Faut pas trop traîner pour arranger la chose , mon fi . J' ai pu guère de temps à vivre : on s' imagine pas ça à ton âge , mais les vieux le sentent bien . Les forces n' y sont pu . J' voudrais voir mes petits-enfants , avant qu' on me descende dans le trou . Pierre ne répondait pas , ou bien quand le vieux le pressait , il avait une façon de secouer la tête , d' un air évasif . Il regardait attentivement les chalands qui remontaient la rivière . Ils se suivaient , nombreux , ce jour -là , ayant été arrêtés par les glaces . Les uns , vides , dressaient leur masse surélevée et semblaient voler sur les eaux , pareils à des tours . Les autres , lourdement chargés de charbon ou de gueuses de fonte , s' enfonçaient si profondément que le flot rasait leur bordage . Ils portaient à leur arrière une planche où des noms étaient inscrits : le Zouave , le Kléber , ou l' Hirondelle des eaux . Peints de couleurs vives , de minium ou de vert éclatant , leurs coques massives , leurs bordages évasés mettaient dans le sillage du flot un reflet lumineux , dont la nappe était égayée . Chacun d' eux portait une petite maison blanche , avec des fenêtres , des volets minuscules d' où sortait un filet de fumée qui allait s' accrocher aux sapins aigus de la côte . Comme il aurait fait bon vivre dans ces maisons ! Au tournant de la côte , ils prenaient le vent , et déployaient des voiles brunes qui tantôt se gonflaient et tantôt retombaient , flasques , le long du mât , dans les sautes brusques des souffles ... Puis ils disparaissaient : on ne voyait plus que les banderoles éclatantes de leurs mâts , flottant parmi les cimes grêles des peupliers . Pierre les suivait des yeux . Où allaient -ils ? Il enviait le sort des mariniers qui couraient pieds nus sur les ponts goudronnés . Comme il aurait voulu être le patron , l' homme qui , les bras croisés sur sa poitrine , poussait de la hanche la barre du gouvernail , guidant le chaland dans les remous , tandis que sa femme , ses enfants se déplaçaient avec lui , emportés dans ce logis flottant avec une lenteur balancée ! Le pays changeait incessamment autour d' eux . Ils partaient pour des destinations inconnues , pour des endroits que Pierre ne verrait jamais ! La barre du gouvernail tournait , faisait entendre un grincement mélancolique . La voile brune palpitait , parcourue d' un frémissement , d' une agitation de vie . Ils passaient . Pierre s' abîmait dans sa contemplation désolée . Jamais la vallée ne lui avait paru si déserte , et la vie si monotone . Marthe ce soir -là montait la côte à pas lents . Elle allait reporter de l' ouvrage qu' on lui avait commandé et , selon son habitude , elle faisait un détour , pour voir Pierre Noel et causer un peu avec lui . Depuis plusieurs jours , elle ne l' avait pas vu . Le temps lui paraissait long . C' était une nuit tiède de janvier . Des nuages fins volaient sur la lune . Un souffle chaud descendu des collines fondait les vieilles neiges amoncelées dans les vignes . Les « chanettes » des toits s' égouttant dans l' ombre faisaient entendre un clapotement . Ces murmures de vie recommençante , cette tiédeur inattendue , cette torpeur hivernale qui doucement s' éveille , mettent au cœur de la nuit , dans ces pays du Nord , une douceur inexprimable . Gagnée par ce charme profond , la pauvre fille se prenait à rêver . Ils avaient eu de bonnes journées , au cours de cet hiver . Ils avaient dansé ensemble à la fête de la Saint-Vincent , une fête de vignerons très gaie , très bruyante , avec sa procession qui s' avance dans les rues encombrées de neige , le long des maisons où des stalactites de glace pendent au rebord des toits . — Ils s' étaient promenés aussi , par les après-midi de dimanche clairs et froids sur les bords de la Moselle , poussant même jusqu' à la forêt , scintillante et magique , sous le givre cristallisé qui s' attachait aux branches . — Ils se taisaient , remués par le silence illimité des combes , par cet engourdissement des bois morts , des clairières blanches , où ne montait aucune fumée , où ne sonnait aucun bruit . Pierre était très doux avec elle , se répandant en menus soins . Pourtant il ne se décidait pas à lui parler de mariage , évitant les conversations sérieuses , comme s' il avait eu une idée , qu' il gardait à part lui . Elle , non plus , n' osait aborder ce sujet , craignant de le mécontenter . Elle attendait l' avenir , espérant sans trop savoir quoi . Elle le voyait , elle l' entendait , cela lui suffisait pour le moment , et cette inquiétude qui se mêlait à ses pensées d' amour avait , après tout , sa douceur . Elle arrivait devant la maison des Noel . La façade endormie se détachait en noir sur le ciel . Aucune lumière ne filtrait par les persiennes closes . Marthe tressaillit , secouée d' un étrange pressentiment . L' heure , pourtant , n' était pas avancée ; d' habitude elle frappait doucement la porte : à ce signal Pierre venait la rejoindre , et ils causaient , serrés l' un contre l' autre , sous le ciel criblé d' étoiles . Elle entra dans la grande cuisine , le loquet de la porte ayant cédé sous sa main . Un toc-toc ébranla le plancher de la chambre voisine , et le marinier infirme apparut , attiré par le bruit , portant à la main une lampe à pétrole dont le verre était noir de fumée . Il se tenait devant la jeune fille , attendant qu' elle parlât . — Comme ça , vous êtes seul , monsieur Guillaume ? — Mais oui . Les maîtres sont partis depuis une huitaine . Marthe s' appuya au manteau de la cheminée . La lampe fumeuse , les chaises de bois , la figure du marinier , tous les objets environnants tournoyaient à ses yeux , défilaient dans une ronde fantastique . Et tandis que sa main ébauchait des gestes de noyé qui se raccroche à une branche , elle entendait la voix du vieux , pareille aux voix qu' on entend dans les rêves , qui lui donnait des explications . Machinalement elle répétait : oui , je sais bien , je sais bien , pour lui donner le change et dissimuler sa douleur . L' autre continuait : — Paraît qu' ils avaient affermé sur la Meuse un lot de pêche . Alors y sont partis dans le gros de l' hiver . Dame , vous comprenez , y faut bien gagner sa vie ... Marthe étouffait ; elle sortit . Elle n' avait pas fait quatre pas , qu' elle s' écroula au bord du chemin . Il se faisait un grand vide dans sa tête . Et dans le désarroi où chaviraient ses idées , il lui semblait qu' elle n' aurait plus la force de se lever , qu' elle ne saurait plus retrouver son chemin , et qu' elle allait errer , lamentable , dans la nuit , comme une bête perdue . Tout près de là , dans une vigne , des feuilles sèches que le vent froissait contre un échalas faisaient un petit bruit inquiet . Elle l' écoutait machinalement , distraite un instant , n' ayant même plus la force de sentir . Et voilà que les souffles chauds , la respiration de la nuit , éveillant de lointaines associations , rappelant les soirs fleuris , l' odeur des lilas , le bruit de la boule sonnant sur les quilles , la rejetèrent dans son passé d' amour et lui navrèrent le cœur d' une indicible tristesse . Elle pleurait . Les heures , tombant du clocher , s' égrenaient dans la nuit . LES JOURS SUIVANTS FURENT bien tristes , dans leur pesante monotonie . Engourdie par une sorte d' hébétement , Marthe ne cherchait même pas de raisons pour s' expliquer le départ de Pierre , pour justifier son silence . Et elle se détournait de l' avenir avec épouvante , n' y trouvant que motifs d' appréhension . Elle n' osait pas sortir . Les moindres aspects des chemins , la borne d' un champ , le pignon aigu d' un toit lui donnaient une vive secousse au cœur , en lui rappelant les moments d' ivresse et de confiance disparus . Un soir qu' elle avait poussé jusqu' au hangar ouvert sur les jardins , les bruits familiers qu' elle entendit comme autrefois , le souffle paisible de la vache , le grignotement inquiet des lapins lui donnèrent l' illusion de toucher de la main son bonheur anéanti et la jetèrent dans une crise de désespoir si aiguë , qu' elle craignit de devenir folle . L' hiver fondait en boue . Elle passait la journée dans sa chambre , cachée derrière ses rideaux , ne bougeant pas , ne vivant pas , s' abîmant dans une contemplation morne . Les travaux de dentellerie , qui jadis récréaient ses doigts par leur grâce menue , qui la faisaient rêver de baptêmes et de mariages , lui paraissaient maintenant une tâche odieuse , qu' elle accomplissait avec dégoût . Toute la vie semblait morte dans le village ; les vignerons se calfeutraient dans leurs maisons closes par crainte du froid , passant leur temps à boire le vin gris trouble , à racler des échalas , ou à battre le seigle dans leurs granges . Marthe restait seule , trouvant un charme amer , une consolation désespérée à retourner ses pensées maussades , et elle évitait toute conversation avec ses parents qui , ne sachant que supposer , se désespéraient . Pourtant c' étaient des braves gens , ces Thiriet , les parents de Marthe . La mère Catherine d' abord : une vieille femme tranquille , souriante , effacée , qui vivait dans l' adoration de son mari et de sa fille . Ses jours se passaient à brosser , à nettoyer , à fourbir . Elle savait des recettes de cuisine et cela lui valait dans le village la réputation d' un cordon bleu . Elle sortait de son calme , quand on lui parlait d' un plat nouveau , d' une sauce à confectionner . Alors elle s' animait , donnait ses idées . Les veilles de fête surtout , elle était amusante à voir avec son tablier tourné sur les hanches , son bonnet dont les brides dénouées encadraient son visage incendié par le coup de feu des fourneaux . Le reste du temps , elle se tenait dans un coin , ne disant pas grand'chose . Le père Jacques Thiriet était un fameux garde . Éveillé dès le chant du coq , il arpentait la grande pièce , chaussé de guêtres de coutil blanc , le képi sur l' oreille , dans une hâte de partir , d' aller respirer la bonne odeur des bois . « La maison sentait diablement le renfermé , » Et selon les saisons , il prenait une faux pour couper l' herbe haute des tranchées , ou bien une serpe emmanchée d' un « bracot » de noisetier , pour émonder les branches folles . Ancien troupier , ayant gardé du service la raideur du soldat se tenant sous les armes , il avait des gestes compassés , comme s' il eût défilé la parade . D' ailleurs c' était encore un uniforme , cette blouse bleue où brillait la plaque de cuivre . Et il portait sa carabine en bandoulière , par-dessus la gibecière qui lui battait les reins de son filet de résille blanche . Il montait vers la forêt , très raide et très droit malgré ses soixante ans , montrant au-dessus des buissons sa bonne face rougeaude , encadrée d' une barbe broussailleuse . Passant toute sa vie dans la forêt , il l' aimait , comme un vigneron aime sa vigne , d' une passion âpre , muette , concentrée . On eût dit que les bois lui appartenaient . Sans pitié vis-à-vis des vieilles qui vont ramasser du bois mort , il leur faisait délier leur fagot sur le bord de la route , confisquait les serpettes , quand une ramure verte s' était glissée parmi les brindilles . Et il était la terreur des braconniers , qui le voyaient débusquer des taillis , au moment où ils glissaient dans leur poitrine le lièvre , qu' ils avaient pris au lacet . On ne lui connaissait qu' un seul défaut : il aimait s' installer à l' auberge devant un verre d' eau-de-vie , qu' il lampait silencieusement , à petits coups . Jamais ivre par exemple ; s' il buvait la goutte , elle ne lui descendait jamais dans les jambes , au point de le faire trébucher . Sans qu' il fît exprès , sa conversation revenait toujours aux bois . Le soir il disait à Marthe : — Fillette , je me lèverai demain de bon matin . J' ai vu dans une coupe des baliveaux qu' il faut marquer . Ou bien il lui apprenait que la laie du Fond-de-Tambour , un vieux sanglier qu' on n' arrivait pas à cerner dans sa bauge , se promenait avec quatre marcassins qu' elle venait de mettre bas ... Une tristesse pénétrante enveloppait le logis , les chambres frottées au sable et lavées à grande eau , tous les samedis . Toute joie semblait disparue avec le rire de Marthe , qui ne sonnait plus . Elle descendait dans la cuisine , s' installait au coin de la cheminée , occupant tout un pan du mur , pareille à un monument . Inerte , elle s' absorbait dans sa rêverie , où flottaient des lambeaux de souvenirs . Les jours étaient gris : un peu de lumière filtrait par la fenêtre étroite , dont le cintre était surbaissé à l' ancienne mode . Les vieux meubles , assoupis dans la pénombre douce , profilaient leurs courbes arrondies , leurs attitudes affaissées , semblaient envahis par une pesanteur de sommeil . Elle restait des heures à regarder les cendres , que le jour , tombant verticalement , effleurait d' une lumière bleue . Tous les bruits se taisaient . Le vieux chat Marquis ronronnait voluptueusement au creux de l' âtre , ouvrant parfois ses prunelles cerclées d' or . Un coquemar de terre brune laissait fuser une fine vapeur de son couvercle et poussait un chantonnement doux , qui était aussi un ronron lourd de sommeil . Le merle sautillait dans sa cage , approchant des barreaux son œil vif . Un hérisson courait sous les meubles ; on entendait ses pattes égratignant le plancher , avec un petit bruit sec . Elle restait ainsi immobile , jusqu' au moment où les bruits , les contours des objets sombraient dans la mélancolie du soir . Parfois sentant la tête lui tourner , étouffant dans sa longue claustration , elle allait faire un tour dans le jardin . Il était lamentable sous la pluie qui pénétrait de part en part les massifs de coudrier , s' écrasait sur le sol des plates-bandes , où pourrissaient des trognons de choux et des semenceaux de salade . Les poiriers taillés en quenouille et les pommiers rongés de chancres avaient l' air de grelotter sous la rafale . Quelques feuilles mortes restaient aux branches , bronzées par l' hiver . Et les ruches , soigneusement enveloppées de paille , ne faisaient plus entendre cette rumeur confuse de travail , ce bourdonnement infatigable , qui était la musique des jours d' été . Puis elle remontait dans sa chambre , où elle s' enfermait , n' ayant d' autre spectacle sous les yeux que la rue monotone , les flaques d' eau jaunâtre où le crépitement des averses soulevait des globules , que le vent chassait devant lui . Les grands événements de la journée étaient le passage du facteur . Il allait de porte en porte , sa canne de cornouiller sur le bras , son sac de cuir bourré de papiers sur le ventre , et il déposait chez les gens les lettres , les papiers qui apportent la joie ou la tristesse . Mais Marthe n' attendait rien , et elle regardait le dos rond de l' homme s' effacer sous la pluie , en songeant qu' un seul mot venu de Pierre lui aurait rendu la vie . Parfois aussi passait un couple de camps volants , de vanniers nomades qui vendent des paniers et des « charpagnes » aux paysans . L' homme et la femme en haillons , trempés jusqu' aux os , suivaient la carriole , dont la toile oscillait sur des cerceaux d' osier . Des têtes d' enfants , ébouriffées , sortaient des ouvertures de la maison roulante . L' équipage de misère émergeait de la brume pour y rentrer aussitôt , et s' y effacer comme une apparition , une vision de rêve . Marthe les regardait , le cœur tordu de pitié ; elle les enviait presque , quand elle se disait qu' ils vivaient entre eux , qu' ils s' aimaient , qu' ils ne se séparaient pas . Certains jours , Marthe emportait son ouvrage chez la vieille Dorothée , sa voisine . Une vieille paysanne , affable , cérémonieuse , affectionnant les façons de parler révérencieuses , particulières aux paysans de bonne famille . Elle habitait , avec sa petite-fille Anna , une bicoque posée à l' entrée de la Creuse ; on appelle ainsi en Lorraine les étroits ravins ouverts entre les vignes . Les rus torrentiels les ravagent en automne : l' été , ce sont des fouillis de verdures , de ronces , de sureaux laissant pleuvoir une poussière de fleurs , des vieux sureaux dont les enfants ont tailladé les pousses pour se fabriquer des sarbacanes . Moins qu' une maison : un taudis , un trou . Pour y entrer , il fallait descendre quelques marches d' un escalier de pierre branlantes . Le plancher était de terre battue , les vitres de la croisée tamisaient le jour , verdies par le temps et l' humidité qui monte des terres . Quelques assiettes à fleurs , venant de l' ancien temps , étaient rangées sur le manteau de la cheminée ; dans un coin d' ombre , un petit berceau d' osier portait sur une flèche de bois une vieille toile de Jouy , parcourue d' un vol d' oiseaux bizarres . Dorothée restait là toute seule avec sa petite-fille Anna , dont le père et la mère étaient morts à quelques mois seulement d' intervalle ; une maladie de poitrine que le père avait prise , en travaillant dans les carrières , à respirer tout le jour l' âcre poussière des chantiers où l' on travaille la pierre . La misère s' était abattue sur la grand'mère et sur l' enfant . Elles vivaient de rien , d' un morceau de pain bis , d' un sou de lait . Tout le jour Dorothée filait le chanvre des paysans , assise à son rouet , dont le ronronnement emplissait la pièce . Et la petite Anna ne se lassait pas de regarder la mécanique bruissante , la bobine surtout garnie de crochets de fer , qui tournait dans une vibration d' air lumineux et chantant , comme un gros hanneton qui aurait battu des ailes . La vieille tricotait aussi des bas de laine , s' arrêtant pour passer son aiguille dans ses cheveux décolorés , pareils au chanvre des laboureurs . Sa bouche édentée retrouvait un sourire , quand la petite fille allait et venait autour d' elle , animée de joies vagues et enfantines , riant aux choses mystérieuses que nos yeux n' aperçoivent pas . Alors elle posait son ouvrage sur ses genoux et regardait l' enfant , par-dessus ses lunettes . A mesure que l' enfant grandissait , de lointaines ressemblances , s' ébauchant sur son visage , émouvaient doucement l' aïeule . N' était -ce pas le regard de sa fille qui luisait dans ces yeux bleus ? N' était -ce pas la bouche du père , plissée d' un bon rire ? Par moments , cela devenait une évocation soudaine , saisissante , comme si les chers morts se fussent levés de la tombe pour apporter dans l' air hanté d' invisibles présences un peu de leur voix , un peu de leurs gestes , de ce qui meurt à jamais avec eux . Puis cela même disparaissait , devenait lointain et vague , comme si les morts n' avaient plus la force de soulever le mystère et le silence , qui pèsent sur eux , pour toujours . Elle savait toute sorte d' histoires , cette vieille grand'mère , et elle les contait d' une voix chevrotante . C' était tantôt le récit du « soutrè » qui danse dans les étables , et la légende de saint Nicolas , patron de la Lorraine , qui ressuscita trois enfançons hachés dans un saloir . D' autres fois elle confectionnait d' humbles jouets à la petite fille . Elle lui apprenait à faire des « paumettes » avec des primevères assemblées en boule et retenues par un fil . Elle chantait la vieille chanson venue du passé mystérieux : « Paumette , Burette , va te cacher , dans un p'tit coin . » Des rires s' éveillaient dans le silence de la pièce : sur l' aïeule et l' enfant passait un souffle de joie et de réconfort , un souffle frêle , comme ces feux de souches qui couvent sous la cendre et donnent plus de chaleur que de lumière . Marthe se plaisait dans la compagnie de cette vieille . Elle lui avait raconté sa liaison avec Pierre , leurs premières entrevues , son silence inexplicable . Une sorte de pudeur l' envahissait , à confier des chagrins d' amour à une personne âgée , qui avait eu ses peines , et autrement poignantes . Malgré tout Marthe revenait à ce sujet de conversation , tourmentée par un besoin de confidences , éprouvant une secrète satisfaction à raviver sa blessure , à la faire saigner encore . Compatissante , la vieille l' écoutait avec une attention inlassable , demandant des détails et des explications . C' était une brouille qui ne durerait pas . Ils étaient jeunes et avaient du temps devant eux . Elle trouvait pour la consoler des phrases toutes faites , des aphorismes sentencieux dont la conversation des vieilles gens s' embarrasse volontiers à la campagne , et la banalité de ces propos était douce à la jeune fille , endormant sa souffrance à la façon d' un chantonnement berceur . Parfois une petite vieille passait devant la fenêtre de Dorothée , menue , trottinante , glissant sans bruit le long des murs , comme une souris épeurée . On l' appelait dans le village la petite Célestine : son teint avait des tons de vieil ivoire , une infinité de petites rides plissaient ses lèvres , ses joues et son front . Mise avec une propreté exquise , tout dans sa physionomie était d' une éclatante blancheur ; les plis finement tuyautés de son bonnet mettaient leur froideur autour de son visage de cire , dont la pâleur évoquait l' hostie consacrée , qu' on expose dans le Saint-Sacrement de l' autel . Elle ne parlait pas , elle n' avait ni parents ni amis . Personne ne faisait attention à elle . Un bruit un peu violent de la rue , le claquement d' un fouet ou l' aboiement d' un chien , lui causaient un tressaillement de tout le corps . Alors elle ouvrait ses yeux , dont les paupières étaient presque closes par une pesanteur invincible , et jetant un regard effaré , elle avait l' air de chercher un trou pour rentrer sous la terre . L' église était sa maison . Présidente de la congrégation , elle apparaissait , aux jours de cérémonie , la poitrine barrée de larges rubans bleus . Elle ornait de fleurs l' autel , lavait les linges sacrés , portait la bannière de la confrérie dans les processions . Toute sa vie se traînait , pâle et décolorée , exhalant un parfum d' ascétisme et d' encens , comme une plante qui aurait poussé entre les dalles du sanctuaire . Dorothée hochait la tête sentencieusement , quand la vieille fille passait : — V'là Célestine qui va à la messe . Ça la console , d' aimer le bon Dieu . Et elle racontait l' histoire de Célestine , donnant des détails . Elle avait aimé un garçon du village , mais ses parents s' étaient opposés au mariage , à cause de la différence des fortunes . Célestine avait voulu se jeter à l' eau un soir : on l' avait repêchée ; mais depuis ce temps , elle avait refusé tous les partis qui se présentaient , et l' âge lui venant , elle était tombée dans la dévotion . Marthe réfléchissait : ainsi donc son aventure n' était pas extraordinaire . D' autres avaient souffert les mêmes peines . Mais il fallait lutter , se raidir , pour conquérir son bonheur , échapper à cette faillite d' une existence . Et des projets se formaient en elle , dont elle remettait l' exécution au moment où Pierre rentrerait au pays . Puis l' oubli fit lentement son œuvre consolante . Elle l' excusait : c' était presque naturel , ce départ précipité . Il n' avait pas trouvé le temps de la prévenir , et puis aucune parole décisive n' avait été prononcée . Elle saurait se faire aimer encore ! Une douceur descendait en elle , qui fondait toutes ses craintes , lui laissait le seul souvenir de l' étreinte caressante , dans la « bougerie » ouverte aux vents , près du jardin trempé de pluie . Elle croyait entendre le son de sa voix , elle revivait les minutes fugitives , elle lui pardonnait . Et prise d' un élan de tendresse , elle courait s' enfermer dans sa chambre , tirait les rideaux , faisant le silence et la nuit autour d' elle , pour mieux savourer la volupté de cette évocation . Des chiens aboyèrent à l' entrée de la Creuse . On eût dit que tous les mâtins du village s' étaient donné rendez -vous , faisant sonner leur large coup de gueule , et , quand ils se taisaient , on entendait le grondement rageur des petits roquets , qui ne décoléraient pas . Dorothée , qui travaillait avec Marthe , s' avança sur le seuil pour voir ce qui pouvait causer une telle émeute . La petite Anna la suivit , risquant un œil curieux , cachant sa tête blonde dans les jupes de sa grand'mère . Au milieu de la rue , se tenait un être à l' aspect hirsute . Tout son visage était empreint d' une stupeur , comme s' il eût été idiot . Sa peau hâlée avait les tons rouges de la brique . Vêtu de loques grisâtres , couvertes de la poussière des grands chemins , ses paupières flétries clignaient dans le grand jour : des rosaires à gros grains de buis , des chapelets de médailles , dont les lourdes torsades pendaient à sa ceinture , entouraient ses jambes de leurs écheveaux compliqués . Il portait sur son ventre une grande caisse de bois blanc . Il se mit à clamer ces mots , d' une voix traînante et caverneuse : — Bonnes gens charitables , voyez le miracle de saint Hubert . Y a pas de pu grand saint . Achetez les médailles bénites dans la chapelle des Ardennes . Y a pas de miracle que saint Hubert n' ait fait . Bonnes gens charitables , ne m' oubliez pas . C' était le montreur de saint Hubert . La boîte de sapin s' ouvrit à deux battants . Derrière la vitre claire qui la fermait , on voyait une forêt de petits arbres en carton colorié , découpant leurs feuillages minuscules . Une clairière s' ouvrait , où des brins de laine verte représentaient les pointes fines du gazon . Le cerf miraculeux apparaissait , portant une croix d' or auréolée de rayons . Le saint , tombé en adoration , s' agenouillait , joignait ses mains pour la prière , tandis que son arc et ses flèches jonchaient le sol derrière lui , et que sa meute , frappée d' une terreur sacrée , reculait aussi , frémissante . La petite Anna battit des mains . Alors la vieille grand'mère prit l' enfant par la main , la conduisit devant la boîte vitrée ; elle lui fit toucher les torsades des chapelets , et toutes deux s' agenouillant dans la poussière , dirent une prière fervente au grand saint , qu' on adore dans la forêt . Marthe se joignit à elle , dans une pensée superstitieuse . Le saint ne ferait-il pas un miracle en sa faveur ? Elle lui demandait de veiller sur Pierre , de le préserver des intempéries du ciel , et des maladies que l' on prend sur les eaux . Et dans un élan de son âme , elle précipitait sa prière balbutiante , son acte d' adoration éperdu , implorant le retour de l' aimé et le raffermissement de sa tendresse . Puis Dorothée choisit une médaille , qu' elle passa au cou de la petite fille . Comme elle était trop pauvre pour donner un sou au montreur , elle alla couper une large tranche à la miche de pain bis , qu' elle avait tirée de la « maie » . L' homme la glissa dans le bissac de toile dont l' ouverture béait sur sa poitrine , puis il reprit sa marche , clamant son appel lamentable par la rue , suivi de la meute des chiens attachés à ses pas , aboyant avec plus de rage , chaque fois qu' il se retournait pour les menacer de son bâton . On parlait mariage , ce jour -là , dans la maison des Thiriet . On abordait ce sujet de conversation depuis quelque temps , Marthe venant en âge « de s' établir » . Cet après-dîner du dimanche , toute la famille était réunie autour de l' âtre où flambait un feu de hêtre , un de ces feux d' hiver dont la clarté dansante met une gaieté dans les intérieurs bien clos . Dehors il faisait un froid sec , un grand soleil rougeâtre descendait derrière les peupliers . Le vieux garde rapprochait sa chaise de la cheminée où croulaient des tisons ardents , il se rôtissait les jambes , et passant dans la flamme ses mains calleuses , il les frottait d' un air de satisfaction . Il répétait : « Ça pique rudement . Les mortes de la Chalade sont gelées . » Jetant un regard joyeux autour de lui , il déclarait qu' on serait mieux couché cette nuit -là dans un lit de plume , que sous un chêne du Bois-sous-Roche . On annonçait des mariages pour cet hiver . On se tâtait , les paroles se faisant précautionneuses et les visages s' inspectant à la dérobée . Les vieilles gens n' étaient pas sans concevoir quelque soupçon sur l' inclination de leur fille . Ils lui citaient des noms , des suppositions qu' on faisait pour rien , pour le plaisir , histoire de raconter quelque chose . Quand l' interrogatoire devenait trop pressant , Marthe l' esquivait d' un sourire , ou bien tournait en ridicule le parti qu' on lui proposait : l' un était tout bancal , l' autre avait le nez de travers . Malgré les rires , on sentait bien que la conversation était sérieuse . La mère Catherine , d' ordinaire , au cours de ces propos , prenait une physionomie animée , contre son habitude . Posant son ouvrage sur ses genoux et relevant ses lunettes sur son front , elle dévisageait attentivement sa fille , la couvant d' un regard clair et passionné . Puis elle se mettait à vanter sa gentillesse , son économie , ses talents de bonne ménagère . Et la scène finissait par des embrassades . Parfois aussi les deux vieux faisaient allusion à l' argent mis de côté , à l' aisance de la famille . Un beau parti ne se ferait pas attendre . Et cette certitude était la récompense d' un effort âpre , prolongé pendant toute une vie . Ce jour -là on parla de Pierre Noel . Marthe s' était levée , et s' approchant de la fenêtre , elle affectait de regarder au dehors ; pour dissimuler sa gêne . Les vieux se la montraient du coin de l' œil , et continuant la conversation , ils riaient par moment en dessous , s' adressant un clignement d' yeux complice . Pourquoi pas celui -là après tout ? On pouvait tomber plus mal . Les Noel n' avaient pas grand'chose , mais s' il plaisait à leur fille , elle n' avait qu' à parler , on le lui donnerait . Ils n' étaient pas de ces gens qui font le malheur de leurs enfants , en contrariant leur inclination par avarice . Mars était venu et les jours s' allongeaient . Marthe restait à sa fenêtre , épiant la tombée du soir , qui versait une clarté pâle sur les champs encore dépouillés de verdure . C' était l' heure où le village , silencieux tout le jour , s' animait d' un peu de mouvement et de vie : des vaches meuglaient , allant à l' abreuvoir et des feux clairs de sarments flambaient au fond des cuisines . Puis tout se confondait , et les maisons , les toits aigus , les pignons formaient une seule masse , bizarrement découpée , dont la ligne anguleuse se détachait sur le couchant . Un reste de jour glissant sur les eaux révélait la fuite de la rivière . Le printemps revenait , le printemps lorrain , hésitant et furtif , sans couleur et presque sans joie , grelottant sous des averses continuelles , risquant de temps à autre un rayon de soleil , comme un regard timide , entre les nuées grises , qui traînaient sur les bois . D' autres pays ont des avalanches de lumière croulant du ciel , de larges manteaux de fleurs aux couleurs éclatantes , des odeurs tournoyant sur l' alanguissement universel des choses . Mais dans la pauvre Lorraine , les premières fleurs naissent , frileuses et transies , au fond des taillis où les neiges s' amoncellent . Rien n' égale le charme mélancolique des longs hivers finissants , alors que des clartés semblent rôder continuellement au bord de l' horizon , et n' osent pas venir . Marthe comptait les jours sur ses doigts , trompant son impatience par des calculs . Ne reviendrait-elle jamais , la saison qui ramènerait Pierre ? Elle avait l' habitude , comme tous les campagnards , de suivre la marche des saisons par le progrès des végétations successivement épanouies . Déjà dans les taillis , alors que les arbres ruisselants étaient vêtus de mousses humides et que les branches se teintaient à leurs extrémités de nuances violacées , le joli bois devait montrer sa quenouille de fleurettes roses . Puis ce seraient les anémones , si frêles que leur neige se fond , au seul contact des doigts . La belle saison tout à fait revenue , ce seraient des crépuscules sans fin , baignés de lumière blanche , rayés du vol criard des hirondelles rasant la terre , et les peupliers verseraient de grandes ombres sur la prairie . Alors il serait là tout près d' elle , appuyé sur le rebord de la fenêtre , lui faisant sa cour : il lui jouerait encore tous les tours , toutes les farces maladroitement tendres , qui sont familières aux campagnards . Il lui volerait ses ciseaux de dentellière et le ruban de son bonnet , qu' il glisserait furtivement dans sa poche . Elle était si impatiente de voir arriver ce moment , qu' il lui prenait des envies d' aller secouer la grande boîte de l' horloge , dont le tic tac emplissait la chambre . La semaine sainte était arrivée et les deux pêcheurs devaient rentrer pour le jour de Pâques . Marthe l' avait appris de Guillaume , qu' elle avait rencontré un soir . Il marchait par les rues , pareil à un gros insecte , avec ses jambes de bois grêles . Une tristesse descendait sur la terre lorraine , aux jours saints . Le Dieu mourait véritablement . Pour fêter le jour des Rameaux , il n' y avait dans l' église nue que des touffes de buis cueilli par les matins pluvieux : leur senteur amère se mêlait à l' encens . Un à un , les cierges s' éteignaient , laissant les ténèbres envahir la nef profonde et toutes les croix étaient voilées . Et sur toutes ces choses , planait une impression de mort , un silence d' une tristesse infinie . Les champs , les bois , le monde entier paraissaient s' abîmer au sépulcre où reposait le cadavre d' un Dieu . Alors c' était par les rues une procession de femmes , vêtues d' étoffes grises et coiffées de laine noire , qui allaient prier , se relayant d' heure en heure , pour qu' il y eût toujours devant la passion du Dieu un murmure d' adoration et de ferveur . Vers le soir , elles s' agenouillaient dans le confessionnal vermoulu d' où sortaient des froissements de surplis et un chuchotement de paroles . Marthe allait prier . Elle n' était pas dévote , car la religion se perd dans les campagnes , mais comme tous les paysans elle était prise , au retour des fêtes , d' un accès de piété ponctuelle et machinale . Les cloches se taisaient . Aux heures des offices on entendait les petites voix grêles des enfants traînant par les rues . Ils agitaient des cliquettes de bois blanc dont les sons vibraient , comme un chant de sauterelles dans l' épaisseur des blés : — Voilà le premier . Mettez vos beaux souliers . — Voilà le second . Mettez vos beaux jupons . Par les soirs , leur mélopée lente se perdait dans les dernières maisons , à l' extrémité du village . Le samedi saint : C' était un clair matin d' avril , quand l' air est encore froid . De grands nuages passant sur le soleil , des ombres couraient sur les bois dépouillés et des averses tombaient , dures et cinglantes ; des volées de grésil tourbillonnaient , s' amoncelant sous les pruniers frileux , parmi les terres des enclos fraîchement labourés . Marthe descendit au jardin . Elle allait le long des vieux murs , regardant les trous où croulait le crépi , où se promenaient des cloportes . Dans les fissures des pierres rongées de mousse , elle retrouvait des parcelles de son être ancien , des souvenirs qui germaient nombreux , parmi les tiges flétries des graminées . C' était ainsi chaque année , au printemps ! On eût dit que l' universelle éclosion faisait pousser en elle des semences enfouies . Par les brèches du mur , elle voyait la campagne humide , les labours détrempés , où du soleil ruisselait par moment au creux des sillons . Une vague rumeur montait , un bruissement confus qui était comme un murmure de vie recommençante . Tout contre le mur , à l' endroit où le toit de la maison touchait presque la terre , un rucher s' adossait , vermoulu , à demi effondré . Des pousses de coudrier l' étayaient , qui se couvraient en cette saison de chatons jaunâtres , pareils à des chenilles . Des ruches pourrissaient sur les rayons de bois : une pourtant , toute neuve , était pleine d' une rumeur bourdonnante . A chaque instant , des abeilles en sortaient , déployant leurs ailes fripées , planant dans un rayon de soleil , et allant s' abattre dans la corbeille d' argent qui garnissait une plate-bande , elles commençaient leur récolte . Marthe ne se lassait pas de les regarder ! Elles portaient dans la vibration de leurs ailes un peu de cette joie immense du renouveau . Combien de fois elle avait suivi , par les journées chaudes , leurs allées et venues d' ouvrières infatigables . Alors leur bourdonnement continu lui montait à la tête , endormait ses pensées , et il lui semblait que des myriades d' existences s' ouvraient en elle , éparpillées avec le vol des insectes , au hasard des monts et de la plaine . Tout à coup les cloches se mirent à sonner . Elles étaient donc revenues , les cloches de Pâques ! Leurs sons emplissaient la vallée ; d' autres cloches lointaines répondaient , comme provoquées . Marthe les reconnaissait : les unes avaient un carillon de cristal qui , porté sur les eaux , semblait grandir avec les sautes du vent . Il y avait des moments où les sons semblaient sortir du vieux mur . D' autres , comme fêlées , étaient plus lointaines : une autre tintait faiblement dans un village très éloigné , que Marthe voyait très bien dans sa pensée , blotti dans un creux du plateau lorrain , au milieu des labours et des champs de luzerne . Puis la cathédrale jeta au milieu de ces carillons le son grave de son bourdon , lancé à toute volée . Elle passa toute cette journée dans la fièvre et dans l' attente . Pierre rentrerait sûrement ce soir -là . Elle voulait être belle , le lendemain . Tirant de la grande armoire la robe qu' elle avait préparée , elle l' étalait avec précaution sur le lit , craignant de la froisser . Elle essayait aussi le bonnet qui lui allait à ravir , mettant autour de ses cheveux fins l' envolement de ses rubans et les plis légers de ses ruches . Elle allait se regarder dans une vieille glace , un peu trouble dans son cadre de bois dédoré ; l' étain rougi par le temps laissait de grandes places sans reflets : alors son image lui apparaissait lointaine . Le soir était venu . Un chant hésitant et triste monta du fond des chènevières : une alouette au creux d' un sillon jetait , avant de s' endormir , un petit cri effaré , déconcertant dans la nuit , lui qu' on entend d' habitude dans l' air bleu et la lumière . Cela seul annonçait la tiède saison , cela et une danse grêle de moucherons rayant la ligne d' or du couchant . Des pas sonnèrent dans la ruelle . Les deux pêcheurs rentraient , chargés de leur attirail . Marthe attendait , cachée derrière les rideaux de sa fenêtre . Pierre leva les yeux , comme s' il l' eût cherchée là , dans la nuit . Dans ce petit coin de la terre lorraine , les garçons et les filles vont danser le lundi de Pâques , au val des Nonnes . C' est un vallon dans un cirque de forêts , de l' autre côté de la Moselle . On y entre par un étroit couloir , qui s' ouvre entre des côtes plantées de vignes . Au bas de rives terreuses , rongées par le courant , un ruisseau roule ses eaux fangeuses , sous des haies d' aubépine . A peine s' il y a place pour le sentier et pour la route . Et quand le passage s' élargit et s' ouvre soudain sur un fond de prairies fraîches , rien n' est doux comme la coulée de la lumière d' avril sur les bois encore dépouillés . Vers le couchant le vallon est fermé par un bois de sapins , dont les masses noires jettent une note austère dans la joie du printemps . D' ailleurs , elle est partout , cette note de tristesse , dans ces pays du Nord : elle est dans les sources glacées , dans la gaieté un peu grave des paysans , dans la beauté des femmes , trop pensive , et c' est le charme profond de ce pays , mélange de sévérité et de poésie , qui fait que le regret en rôde éternellement dans les cœurs , mélancolique et pénétrant comme une sensation d' exil . Pourquoi appelle-t -on cet endroit le val des Nonnes ? On n' en sait rien . Seuls les bûcherons de la forêt connaissent le passé de légendes , effrayantes ou gracieuses , mais ils ont négligé de les apprendre à leurs petits-enfants , ou bien ceux -ci les ont dédaigneusement oubliées . On y vient dans tout ce pays , à plus de trois lieues à la ronde , et c' est , derrière l' auberge de maître Charmois , une rangée de véhicules de toute sorte , levant en l' air leurs timons comme des bras : cabriolets des fermiers riches , luxueux avec leurs harnais vernis , leurs nickels brillants , et aussi les tombereaux massifs où l' on charroie d' ordinaire les récoltes et où l' on a mis pour siège une botte de paille . L' auberge est bruissante de chansons et de vaisselle remuée : des servantes vont et viennent , le teint rouge et la face allumée autour de l' âtre où tourne une broche gigantesque . Dans un petit jardin , attenant à l' auberge , des vieux jouent aux quilles et discutent longuement les coups douteux . Il faut les voir , le genou ployé , lever la boule à la hauteur des yeux , comme pour viser les quilles , puis la lancer brusquement d' un vigoureux tour de reins , et quand elle est lâchée , ils font des gestes instinctifs et des tâtonnements de mains , comme pour la ramener au milieu du chemin , si elle s' égare . Des jeunes qui ne connaissent pas leur force et qui arrêteraient des taureaux par les cornes la lancent comme une bombe au delà du but , très loin dans la prairie . Et c' est alors un gros rire , où se mêle un peu d' admiration . Sur toute cette scène plane le sourire à demi ébauché de maître Charmois , un malin celui -là , ravi intérieurement de la journée qui promet un gros gain et qui passe dans les groupes , les bras pleins de bouteilles , la serviette sur l' épaule , tutoyant tout le monde . Marthe était venue avec d' autres amies , par le chemin des bois . Le printemps était seulement dans le ciel , rien ne l' annonçant sur la terre . Le soleil entrait largement dans les bois , criblant d' une pluie de rayons les amoncellements de feuilles sèches . A peine si par endroits une anémone blanche avait jailli de la terre . Seulement des chatons , une sorte de chenille grisâtre pendait aux branches des noisetiers et les massifs de cornouillers étaient comme saupoudrés d' une fine poussière jaune . Cela aussi était une fleur étrange dans ce pays froid , une sorte de mimosa plus pâle et plus grêle que l' autre . Jeanne , se rapprochant de Marthe , lui dit tout bas à l' oreille : — J' en sais une qui est contente . On va voir son galant ! On dansait tout au fond de la prairie sur un plancher construit à la hâte , aux sons d' un crin-crin tenu par un petit homme rageur , qui battait la mesure à coups de talon . La musique se perdait tout de suite dans cette étendue ... Elle avait l' air d' un pauvre chant de grillon , perdu entre deux mottes de terre . Du premier regard , Marthe aperçut Pierre au milieu des autres garçons . Il portait beau comme touiours et les boucles blondes de sa chevelure , soigneusement arrangées , avaient cet éclat soyeux qui plaisait tant . Marthe ne l' avait pas vu depuis longtemps et il lui paraissait encore plus grand , plus large de carrure . C' est vrai qu' il avait forci là-bas . Elle le regardait longuement , ne pouvant être aperçue de lui . Il avait bien l' air d' être le roi du bal , avec cette assurance qui ne le quittait jamais , sa haute taille qui dominait tous les autres , ses mouvements aisés de beau danseur . Il avait une façon de prendre la main de sa danseuse et de l' appuyer sur sa hanche . Et il la faisait pirouetter dans la valse , comme si elle n' avait pas pesé plus lourd qu' une plume . Et dans les quadrilles , quand il faisait le cavalier seul , il osait des entrechats et des ronds de jambe comme les danseurs de la ville , avec tant de légèreté , qu' on était conquis au premier abord . Les vieilles , qui faisaient tapisserie , approuvaient d' un air connaisseur , et parmi les jeunes filles , pas une qui ne fût flattée d' accepter son invitation . A le voir si beau , si sûr de lui , c' était pour Marthe une grande joie , mêlée d' appréhensions de toute sorte . Il la vit enfin dans le groupe des jeunes filles et , sans hésiter , il vint droit à elle . Quels mots lui dit-il pour l' inviter à la danse ? Elle ne les entendit pas , tellement elle était troublée . Elle vit seulement qu' il lui tendait ses bras , et elle s' y jeta , emportée par un mouvement de passion instinctif . Appuyée sur cette large poitrine , elle se sentait délicieusement faible , dans toute cette force qui la possédait , et elle n' avait guère conscience que d' un désir : poser sa tête sur son épaule et rester ainsi tout le temps , pendant que couleraient les heures . La danse terminée , ils se prirent par la main , suivant la coutume lorraine , faisant le tour du plancher dans la file des autres danseurs . Alors il lui dit : — Vrai , mademoiselle Marthe , c' est pas pour dire , mais y m' faisait rudement gré de vous là-bas . Elle répondit , d' une voix que l' émotion faisait trembler : — Moi aussi , je pensais tout le temps à vous . Ce fut tout . Ils s' étaient compris . Quand les danses recommencèrent , ils se séparèrent pour ne pas faire causer « les mauvaises langues » . Mais leurs regards se rencontraient , et ils échangeaient chaque fois un furtif sourire de tendresse . Une cloche sonna au loin , et toute l' assistance partit aux vêpres . On ne célèhre guère les offices que ce jour -là , dans cette chapelle perdue au milieu des bois . Les murs rongés de salpêtre laissent suinter les eaux montant de la terre et s' écaillent par larges plaques verdâtres . Sur les dalles usées par les pas des générations traîne un reflet vague de jour qui tombe des vitres troubles , obstruées par les touffes d' orties qui croissent derrière les vieux murs . Tout y sent la pauvreté et la tristesse : les napperons de l' autel élimés et troués qu' on sort ce jour -là des tiroirs de la sacristie , les flambeaux de bois dédoré , rongé des vers . A la voûte est suspendu un ex-voto bizarre , qui étonne au milieu de ces populations terriennes , une galère aux voiles blanches , usées par le temps et la poussière , portant sur son château d' avant des personnages de bois peint , sans doute quelque offrande d' un très ancien seigneur , échappé aux périls de la mer , d' un seigneur dont personne ne sait plus le nom , dont personne n' a gardé le souvenir . Dans cette chapelle , c' était toujours la même histoire d' amour recommencée par les simples , qui n' ont pas l' idée des profanations et ne craignent pas les sacrilèges . Bien des œillades s' échangeaient d' une rangée de bancs à l' autre , côté des hommes et côté des femmes . On chantait distraitement les cantiques et des yeux se levaient des missels , guettant un regard . Par la porte restée grande ouverte , le chant des psaumes s' envolait , traînait dans la prairie , passait sur les haies d' épine blanche , puis allait se perdre tout au loin sur la côte , parmi les sapins et les ruchers , ouverts au grand soleil . La danse recommença . De temps à autre des couples allaient se rafraîchir dans le jardin de maître Charmois , sous les tonnelles longeant le jeu de quilles . Des pousses verdissantes de houblon s' enlaçaient aux lattes du treillage . L' aubergiste accourait . Plié sur ses genoux , il y serrait les bouteilles , comme dans un étau , et les débouchait d' une poigne solide . Des bouchons de limonade sautaient avec une détonation cassante , comme un coup de pistolet . On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer , au fond du jeu . Des femmes qu' on chatouillait poussaient des cris , pareils à des gloussements de volaille . C' était le moment où Pierre triomphait . Debout au milieu de la salle , il pérorait , gesticulait , parlait haut , donnait des ordres à tout le monde . Il avait une façon de saisir une bouteille et de verser dans les verres de toute sa hauteur qui révélait l' homme du monde . Maître Charmois lui obéissait , ayant pour lui cette considération dont les bons lurons et les joyeux vivants jouissent au village . Marthe , assise à ses côtés sur le banc étroit , ne se lassait pas de le dévisager . Comme il était beau et soigné dans toute sa personnel De menus détails révélaient l' homme soucieux de plaire . Le col de sa chemise , largement rabattu , laissait voir son cou musclé , dont la peau un peu hâlée était semée de taches de rousseur . Il y avait de la coquetterie dans sa cravate de couleur trop voyante , qui portait une fleur brodée à l' aiguille au milieu d' un losange écarlate . Sa chaîne de montre aussi était à la mode , ornée de grosses pendeloques de pierre bleue , d' où pendait une frange d' argent . Prenant la main de Marthe , il la tapotait doucement , en lui disant des paroles tendres . Des filles d' un village voisin , qui la reconnurent , lui adressèrent , de la table voisine , un sourire complimenteur . Elle était heureuse . Le soleil descendait , versant sur les sapins une clarté rouge . Comme il insistait pour la ramener à la danse , elle refusa avec son air de fille raisonnable , avec cette décision tranquille , qu' elle apportait dans ses moindres propos . N' avait-elle pas promis à ses parents de rentrer de bonne heure ? Elle prit le petit chemin , bordé de saules , qui montait vers le bois . A mesure que le soir tombait , la fête devenait bruyante et désordonnée . Une gaieté lourde passait dans le bal , et aussi une fièvre de plaisir , qui nouait de plus près les étreintes et serrait les bras autour des corsages . Parfois on entendait le bruit d' un baiser , s' écrasant à pleines lèvres . Du plancher piétiné montait un nuage de poussière , qui vous prenait à la gorge et vous donnait encore plus soif . Jusqu' à la musique du petit homme colère qui s' affolait , devenait enragée et trépidante , faisait vibrer furieusement son chant mélancolique de grillon perdu dans les hautes herbes . Pierre maintenant ne cessait pas de faire danser la Renaude . Une fille qui avait mauvaise réputation et dont la mère passait pour un peu folle . Pas jolie , mais ayant un certain charme agaçant qui affriolait les hommes , avec ses gros yeux ronds et jaunes , son nez trop court et ses cheveux luisants . Et mise avec un goût tapageur : des étoffes voyantes à carreaux qui lui donnaient l' air d' une enseigne enluminée . On la rencontrait quelquefois les dimanches en compagnie de soldats , descendus des forts voisins . Pierre la faisait pivoter comme une toupie et il riait aux éclats , montrant un certain sans-gêne à son égard . Elle s' abandonnait , souriante et bercée , fière d' avoir ce beau garçon pour danseur . Marthe suivait la sente rocailleuse . Les clartés obliques du couchant pénétraient dans le bois . Des voiles de pourpre flottaient entre les branches des grands hêtres , mordorant leurs troncs moussus . Les bourgeons vernissés les embrumaient d' une vapeur végétale rousse , baignée de lumière . Des odeurs fines de violette sortaient du fond des taillis . Elle allait , savourant ce silence qui s' épaississait autour d' elle . La paix du soir favorisait étrangement sa rêverie d' amour . Toutes choses , autour d' elle , lui apportaient d' indicibles bonheurs , le craquement léger des feuilles sèches , les souffles qui voletaient autour de ses tempes , la rafraîchissant d' invisibles caresses . Elle se retourna . La vallée à ses pieds était emplie d' un tournoiement de lumière blonde et la côte de sapins , noyée dans une poussière d' or , semblait reculée jusqu' au fond extrême de l' horizon . On n' entendait plus aucun bruit que la musique grêle du violon qui montait par moments , lorsque le vent soufflait de ce côté . Elle se dit que ce bonheur n' était que le commencement d' autres bonheurs . Elle verrait Pierre le lendemain , d' autres jours encore , maintenant qu' il était revenu , et son cœur se gonfla d' une joie abondante . Près de la sente se trouve une source cachée qui , d' une roche moussue , pleurait autrefois goutte à goutte dans une vasque d' argile . Elle est violée , maintenant qu' on l' a enfermée dans une cuve de ciment , pour alimenter la prise d' eau d' un fort bâti sur la hauteur . Malgré tout elle est encore jolie , avec sa nappe claire qui s' étale sur un fond de feuilles mortes , tombées des hêtres . L' eau bruit doucement et des rayons de lumière se jouent à sa surface . Marthe descendit l' escalier de pierres branlantes , plongea ses mains dans l' eau , pénétrée jusqu' au cœur par le contact du flot . Des cupules de glands y couraient , comme une flottille minuscule . Des pas sonnèrent dans le sentier . Débouchant du jeune taillis où traînait un reste de clarté , Pierre et la Renaude s' avançaient . Marthe les vit très bien , car ils s' étaient arrêtés tout près d' elle . Renversée sur le bras du garçon , la Renaude , d' un geste caressant , lui prenait la tête dans ses mains , et riant d' un rire pâmé elle attirait sa bouche à portée de ses lèvres . A la clarté flottant dans le bois assombri , Marthe distinguait son cou rond et blanc qui se gonflait , et la pâleur laiteuse de ses dents , brillant entre ses lèvres rouges . Et ce rire qui ne finissait pas lui faisait mal . Puis ils s' éloignèrent , les bras noués dans une étreinte voluptueuse . Marthe se demandait avec effarement si elle n' avait pas rêvé . Elle se leva pour mieux voir : les ombres confondues se détachaient sur le lointain vaporeux de la sente . Elle retomba sur la dalle de pierre et s' y abîma ; elle y resta longtemps sans bouger , le regard errant à la surface de l' eau brillante où flottaient les cupules de glands . Il se faisait en elle , au milieu du silence , un bruit de choses brisées , un ravage d' espoirs détruits , emportés comme dans un tourbillon , par la certitude de la trahison . Elle regardait l' eau , vaguement attirée par elle , souhaitant d' y trouver l' oubli , calmée parfois , dans le paroxysme de sa souffrance , par sa mobilité lumineuse qui se prolongeait , sous les branches des coudriers et des charmilles ... L' heure passait . La lune s' était levée , versant dans les taillis de grandes ombres . La source , roulant sur les cailloux , continuait son chantonnement mélancolique . Marthe se leva lentement , poussant un soupir de résignation , et quand elle s' éloigna , elle jeta un regard sur cette place , ayant la sensation d' y laisser le cadavre de son bonheur . C' était l' heure où ils se retrouvaient tous les soirs . Une étoile , une seule , tremblait dans le ciel assombri . Les hirondelles , avant de s' endormir , poussaient de petits cris dans leurs nids de terre glaise , attachés au rebord des toits . Assise à sa fenêtre ouverte sur les clartés mourantes , Marthe travaillait encore , penchée sur son ouvrage de broderie . Tout le jour elle avait bercé sa tristesse au va-et-vient monotone de son aiguille , tout le jour elle avait ressassé les raisons qu' elle dirait à Pierre , quand il viendrait la rejoindre , ramenant du même coup l' obsession de sa douleur . Certes , elle ne lui ferait pas de reproches , car elle sentait tout au fond de son cœur quelque chose de doux , de triste et de fort qui la poussait à lui pardonner . Elle poserait sa tête sur sa poitrine , elle pleurerait , et lui demanderait de ne plus recommencer . En fille de la campagne prématurément instruite des choses de l' amour par les conversations , elle savait qu' une telle conduite était permise aux garçons , qui prennent leur plaisir avec les dévergondées . Mais c' était trop cruel , cette trahison , au soir même de leur première journée d' amour . Tout à coup elle tressaillit , avertie par un instinct mystérieux de sa présence . Il était auprès d' elle et sa haute stature noire , se découpant sur le couchant lumineux , emplissait toute la fenêtre . Elle lui parla . Était -ce une autre qui parlait à sa place ? Il lui semblait entendre le son d' une voix étrange et elle ne trouvait plus rien de ce qu' elle avait préparé . — Vous n' avez pas honte ! Allez donc retrouver la Renaude ! Cela avait jailli du premier coup contre sa volonté , comme un cri de révolte où s' affirmait son honnêteté à elle , sa droiture de fille chaste , un peu meprisante . Ses mains tremblaient sur son ouvrage , sa bouche se plissait , dans cette moue douloureuse que font les petits enfants quand ils vont pleurer . Au fond de ses entrailles , quelque chose se tordait . Elle se retenait par fierté , craignant qu' il ne triomphât de ces larmes et ne s' en moquât , en compagnie de la Renaude . Cette contrainte la faisait souffrir davantage . Lui , beau gars comme toujours , effronté et rieur , avait commencé par nier . Que chantait-elle là ? Elle avait mal dormi sans doute . Il haussait les épaules en homme sûr de lui . Elle précisa , la voix brève et sifflante . — Taisez -vous . Vous devriez rougir . Je vous ai vus tous les deux ... vous ... cette fille à soldats ... Alors il ricana : — Et après ! Est -ce que ça empêchait les sentiments ? Pour rigoler un soir , au fond des fossés , cette fille était bien bonne . Elle s' était levée , toute blanche , son sang reflué au cœur , prise d' un mouvement de colère qu' elle ne put s' expliquer dans la suite . Elle le saisit par l' épaule et le repoussa durement , avec une force qu' elle ne se connaissait pas , et du coup lui ferma la fenêtre au nez . Les battants claquèrent . Il restait dans la rue , dépité , piétinant sur ses talons , un sourire d' embarras aux lèvres . Prendrait-il son parti de rire de cette algarade ? Puis une montée de colère l' envahit ; il fronça les sourcils et enfonçant son chapeau d' un geste décidé , il s' éloigna à grands pas . Avait -on jamais vu une pareille pimbêche , une fille grosse comme rien , qui voulait imposer sa volonté . Il avait cette sorte de mépris que les paysans ressentent vis-à-vis de la femme , habitués à la voir obéir et tenir dans la maison la seconde place . Ils n' étaient pas mariés , qu' elle voulait déjà porter la culotte . Et il s' affirmait sa rancune . Retourner , demander pardon , allons donc , ce serait trop lâche . D' ailleurs il pouvait le dire : les Noel étaient tous comme lui . Rangés et tranquilles une fois mariés , avant le sacrement ils étaient bien connus pour leurs fredaines . Il trouvait des raisons pour s' excuser , pour faire taire en lui ce grand cri de passion , qui lui disait de revenir sur ses pas , de la prendre dans ses bras , de mériter son pardon par de bonnes paroles ... Marthe , immobile derrière ses rideaux , le suivait des yeux ... Il ne revenait pas . Qu' avait-elle fait ? Qu' est -ce qui l' empêchait d' ouvrir cette fenêtre , de le rappeler , de faire sa paix avec lui ? Rancune invincible , dépit de n' avoir pu vaincre sa fierté et surtout la pensée qu' il se gausserait d' elle avec la Renaude , et qu' il se vanterait de l' avoir reprise , comme il aurait voulu . La nuit était noire . Pierre longeait le mur croulant qui fermait sur les prés le jardin de la Renaude . Tout le village dormait : la chambre de la fille était isolée . Il hésita un instant , puis il escalada le mur . On entendit ses pas criant sur le gravier . Des jours passèrent . Marthe restait accoudée à sa fenêtre , le regard perdu dans la nuit . Elle revoyait , dans sa rêverie lente de souvenirs , les incidents de cette foire de Saint-Clou . Jamais elle n' aurait cru qu' on pouvait souffrir à ce point . Pourtant elle avait comme une appréhension en s' y rendant , un pressentiment secret qui lui disait de retourner . Longs meuglements d' angoisse des bêtes attachées , bêlement monotone des brebis séparées de leurs agneaux , détonations sèches des tirs forains , sifflet aigu des manèges , toute cette agitation mettait au cœur de la pauvre fille une nausée tournoyante . Les toiles des baraques claquaient au vent clair , des bohémiens passaient , maigres sous leurs cheveux d' un noir luisant et gras : ils conduisaient par des brides de corde des haridelles étiques , véritables squelettes de chevaux , aux côtes en cerceau , à la peau galeuse et rongée de plaies , nourris seulement de l' herbe rase qui garnit les talus des grandes routes . Marthe n' était pas arrivée , qu' elle apercevait Pierre et la Renaude dans la foule des promeneurs . Elle se redressait , cette Renaude , avec un air d' assurance , un désir d' être vue par tout le monde dans la compagnie de ce beau garçon ! Ça la changeait de ses amoureux de rencontre . D' ailleurs elle avait encore plus mauvaise façon qu' à l' ordinaire : son corsage était trop rouge , les carreaux de sa jupe trop voyants . Un peu plus loin , ils étaient encore devant le montreur de ludions . Pareil à un roi mage , coiffé d' un diadème de clinquant , sa barbe blanche largement étalée sur une simarre rouge constellée d' étoiles , le vieux leur montrait d' un doigt fatidique les diables de verre bleu qui , montant du fond du bocal , venaient tracer sur une lettre mystérieuse le secret de leur avenir . La fille rieuse lisait par-dessus l' épaule du garçon , et , sans en avoir l' air , s' appuyait amoureusement sur lui , la créature ! Le soir venu , Marthe les retrouva encore sur la route déserte , les bras noués dans une étreinte . Ils causaient tout bas , ayant l' air de se conter des choses tendres , des choses qui les intéressaient seuls . Et la manante portait sous son bras un grand bâton de sucre de pomme , que Pierre lui avait acheté , un cadeau superbe qu' elle brandissait joyeusement et qui tirait l' œil au passant avec son papier d' or et ses ornements de fanfreluches . Il ne fit pas semblant de l' apercevoir , quand elle les devança sur la route . Mais la Renaude avait poussé un éclat de rire . Il sonnait encore à ses oreilles , ce rire insultant et moqueur . Alors toutes sortes de rancunes et de pensées mauvaises se levaient en elle . Elle en avait honte parfois . On eût dit que son malheur remuant les profondeurs de son être , comme une eau vaseuse , en faisait sortir des choses informes , qui grouillaient . Jalousie d' abord , et révolte de tout son corps , de tout son cœur , quand elle le voyait au bras d' une autre , dépit d' être abandonnée , mais surtout une immense désillusion , car il s' abaissait jusqu' à cette fille à soldats . Alors elle souffrait tellement que sa douleur crevait , comme une poche de fiel . Elle pleurait à chaudes larmes , enfonçant son mouchoir dans sa bouche pour ne pas donner l' éveil par ses sanglots , désespérée , dégoûtée de tout , tout son être flottant à la dérive . Cette fois le printemps était revenu . L' herbe des prés était d' un vert lourd , luisant , tout neuf . Des touffes de primevères le nuançaient par places de jaune pâle et , dans les creux humides , des pieds de cochléaria avaient poussé , étalaient sur les eaux leurs grappes couleur de lilas . C' était dans les hauteurs de l' air une lente débâcle de nuages , emportés par des souffles tièdes et qui s' effilochaient en lambeaux de brumes . Le ciel d' étain qui avait pesé sur les campagnes pendant tout l' hiver , comme un couvercle , s' ouvrait , se fondait , se pénétrait de lumière . La vie recommençait . On voyait dans les chemins des bandes de vignerons , guêtrés de coutil et la serpette au genou , allant bêcher leurs vignes . Leurs houx , sur leurs épaules , avaient des luisants d' acier , poli par le frottement des terres . Sur la blancheur des coteaux lavés par les pluies d' hiver , les carrés fraîchement remués se détachaient vigoureusement . Quand un nuage cachait le soleil , une fraîcheur glacée passait dans l' air . Alors les vignerons , abrités derrière les tas d' échalas pour le goûter , allumaient des feux de sarments , dont la fumée bleue courait au ras des terres . Puis venaient des coups de soleil , éclatants et splendides , qui fouillaient la campagne , réchauffaient les toits de tuile , pénétraient au fond des bois , allant éveiller partout le frémissement de la vie universelle . La rivière aussi avait pris un aspect printanier . Les eaux coulaient à pleins bords , accrues par la fonte des neiges ; par endroits elles inondaient la prairie et sous les branches des saules garnies de la laine floconneuse des chatons , des courants glissaient , avec un petit bruit , un frissonnement de chose vivante . Comme si la vie s' y était éveillée , les eaux perdaient cette transparence glacée qui leur est propre en hiver . Aux endroits profonds , elles prenaient une teinte plus lourde et plus chaude . La rivière s' étalait parfois sur de longues grèves plates où le soleil ruisselait , se prenait dans un frémissement innombrable de petites vagues ; des bandes de chiffes et de chevaines sortis des grands fonds venaient frayer là , dans ces eaux tièdes . On voyait leur dos noir sortant parfois des eaux courantes , parmi les galets . Par moments toute la file serrée ondulait , parcourue du même mouvement qui montrait les ventres blancs et le bout des nageoires , et les eaux fécondées ruisselaient derrière eux , comme une traînée de lait . Le chant du coucou montait sur la côte , deux notes vibrantes , solitaires , qui sonnaient dans la profondeur des taillis . La première fois qu' il les entendait , le vieux Dominique ne manquait pas de dire à son fils : — Pierre , as -tu de l' argent dans ta poche ? Le coucou chante ! Quand on porte des sous sur soi , le jour où on l' entend , on est riche toute l' année ! Il y avait ainsi dans leur conversation des bouts de phrase , des plaisanteries qui revenaient , toujours pareilles , qui chaque fois les faisaient rire , car ils ne se creusaient pas la tête pour trouver des choses nouvelles . C' est le propre des âmes simples de créer de la jeunesse autour d' elles . Quand reviennent les premières chaleurs , on reste de longues heures , à causer , le soir , sur les bancs de pierre , auprès des granges . Pourtant on s' est levé de bon matin pour aller , l' un à son pré et l' autre à sa vigne . Mais on a tellement dormi pendant les nuits d' hiver . Il est de pauvres vieux qui se couchent à quatre heures du soir , au mois de décembre , pour économiser la chandelle ! Vient mai ! On est heureux alors de respirer les bouffées d' air frais qui montent dans la nuit , de sentir sur son dos la réverbération des murs brûlés de soleil et qui , le soir venu , laissent rayonner leur tiédeur . Les portes restant entr'ouvertes , les lampes projettent de grands rais de clarté dans la rue . On s' était réuni ce soir -là , devant la maison des Noel . Le ciel était encore clair , et les chauves-souris , les souris volantes , comme on dit là-bas , le rayaient de leur vol saccadé . Elles sortaient , nombreuses , des trous des vieux murs où elles dorment tout l' hiver , suspendues par un pied , enveloppées dans le manteau de leurs ailes brunes . Des hannetons aussi volaient en tous sens , avec de gros bourdonnements sourds ; parfois l' un d' eux choquait le zinc des gouttières avec un bruit mat , et tombait sur le sol , comme une balle . Cela surtout était l' indice de la belle saison , ce vol innombrable des bêtes sorties de terre , à la première chaleur . Les deux pêcheurs assis sur le banc , les bras nus et le col de la chemise entr'ouvert , respiraient la fraîcheur . Le vieux Guillaume , installé auprès d' eux sur la terre , tenait entre ses jambes de bois une « charpagne » d' osier , dont il tressait le fond . Dépouillées de leur écorce , les tiges paraissaient très blanches dans la nuit . Il ne savait que faire pour se rendre utile , et jamais on n' aurait pu croire qu' un infirme fût bon à tant de choses . Jamais la maison n' avait été mieux tenue . Il ne perdait pas un moment : il allait et venait dans le logis , frottant les vieux meubles . Il avait bêché le jardin , on ne savait trop comment , prenant un point d' appui sur sa béquille , maniant la bêche d' une seule main , car si les jambes étaient parties , la poigne restait solide . Il y avait planté de grands carrés d' oignons et de laitues , qu' il arrosait lui -même , à la fraîcheur du soir . On écoutait Poloche , qui racontait ses campagnes . Il se tenait au milieu du chemin , tout droit dans sa blouse de toile grise comme en portent les marchands qui vont dans le pays . A peine s' il avait bu un coup de trop ce jour -là , de quoi se rafraîchir les idées . Cela s' apercevait seulement à sa casquette tombant sur l' oreille . Il fumait sa courte pipe de bois , et comme , dans sa narration , il la laissait éteindre , il ne s' arrêtait pas de la tasser du pouce d' un geste machinal , et de faire flamber des allumettes , dont les bouts blancs jonchaient le sol . Cela faisait dans son récit de longues pauses ; alors on entendait monter la rumeur des barrages , au fond du val . — Oui , mes enfants , j' étais en ce temps -là à Constantinople , dans un patelin qu' on appelait Ortakheuil ou Khad'keuil , je ne sais plus au juste , vu que c' est bien loin et qu' y a rudement coulé d' eau dans la rivière , depuis ce temps -là ! Un sacré pays tout de même , avec des bandes de chiens galeux qui se promenaient dans les rues , sans avoir de maître ! Et la campagne donc , c' était tout raviné , sans un arbre , avec des fondrières à se rompre le cou , comme la côte du Ragot . Le plus rigolo , c' était les chariots des gens de ce pays -là . Pas un clou , pas un brin de fer ! les roues , les jantes , le timon , tout était en bois , attaché avec des chevilles . Par le temps de sécheresse , dame , tu penses si ça grince et si ça gueule . Ce détail surprit toute l' assistance , lui donnant mieux que toutes les phrases la sensation de pays lointains . — Moi , j' avais pas à me plaindre , vu que j' avais un bon truc . On m' avait laissé , tout seul , dans un faubourg ; je couvrais avec des feuilles de zinc des abris en planches , qu' on préparait pour l' expédition de Crimée . Alors comme j' étais mon maître , je travaillais aux pièces et je me faisais de bonnes journées . On en profitait pour faire la noce , les dimanches ; on se retrouvait à trois ou quatre du pays : Lexandre de Villey-le-Sec , qu' était dans les voltigeurs , et Petit-Jean de Gondreville , qui faisait son temps dans les tringlots . Dame , tu comprends , quand on se sent si loin de son pays , au milieu des sauvages , ça fait rudement plaisir de se retrouver . » Pierre fit remarquer que la chose était toute naturelle . — Quand on était parti en bombe , fallait voir les farces qu' on jouait aux Turcs . Des beaux hommes , pour sûr , bien membrés , bien corporés , des gaillards aussi solides que Pierre . Mais leurs soldats étaient mal frusqués , preuve que je vendais à leurs officiers mes pantalons collection trois , des « frapouilles » dont je ne voulais plus . Et eux , en faisaient leurs choux gras ! Y s' mettaient sur leur trente-et-un , avec ça , pour aller voir leur « bonne amie » . Du reste , ils étaient polis , accueillants , vu qu' on s' était mis d' avec eux , pour se battre contre les Russes . Quand y nous rencontraient , y s' campaient devant nous au milieu du chemin , en criant : — « Dis-doun , dis-doun ! sacré nom de Dieu , » pour nous faire voir qu' y savaient parler le français . Tout le monde s' esclaffa . Sacré Poloche , il avait une façon d' envoyer ça , gesticulant sur la route , jargonnant un vague patois , avec des mines effarées . On aurait dit un vrai Turc . — Alors un dimanche , on entre chez un marchand de tabac , une bande d' au moins une douzaine . Moi j' achète un cigare , et je reste là , mon porte-monnaie ouvert dans la main , comme pour payer . Tous les autres s' amènent , à la file , et prennent du tabac , des cigares , des cigarettes . Mon Turc rigolait , en débitant sa marchandise , vu qu' y s' promettait un gros bénéfice . Quand tous les autres sont sortis , v'là que j' lui allonge un sou , sur le comptoir . Non ! si t' avais vu la gueule qu' y faisait ! Il s' met à brailler : « Effendi , paga , paga . — J' t' en fous , que je lui réponds , je n ' les connais pas . » V'là t' y pas qu' y se permet de lever la main sur moi : un soldat français ! La moutarde me monte au nez , et je lui allonge une raclée , mais une de ces raclées ! ... Et pour ne pas être en reste avec lui , car y m' agonisait dans son langage de mauvais chrétien , je lui disais en lui tapant dessus : tiens , sidi , tiens , cochon d' sabir , attrape ça , chouia barca ! A la fin , y n' voulait pu rien savoir . Alors moi , je suis parti tranquillement , en fumant mon cigare . Il se tut un moment , jouissant des gros rires qu' il soulevait . Puis considérant le moignon de pipe , qui fumait dans sa main , il reprit : — Quel pays ! J' ai jamais vu du tabac si bon et si fin . J' en avais toujours au moins deux livres , dans une boîte de fer-blanc , sous la pattelette de mon sac . Il continua , défilant le chapelet des souvenirs . — A l' endroit où que j' travaillais , y avait aussi une belle femme qui me regardait de loin , une belle brune qui avait des yeux , je ne vous dis que ça . Elle se tenait à une espèce de balcon , et moi , ça m' intriguait , vu que c' est rare , les femmes , dans ce pays où on les tient enfermées . Je lui lançais des petits coups d' œil en clouant mes plaques de zinc . V'là que ma particulière s' enhardit au bout de quelques jours : « Paris , Paris , » qu' elle me disait , comme ça . Moi , je n' en étais pas de Paris , mais pour faire le malin , j' y répondais : « Chouette ville , t' y viens t' y , fais pas ta Sophie ! » Et on riait tous les deux , en se regardant , sans trop comprendre ce qu' on se disait . Mais tout ça n' avançait à rien . Entre temps , moi , fine mouche , j' avais fait la connaissance de son homme , qu' était quelque chose comme charron . V'là qu' un soir , je pousse une pointe et je m' emmanche dans la boutique , histoire d' aller en reconnaissance et de voir ma particulière . Ah ! si vous aviez entendu les hurlements qu' y poussaient , dans c' te baraque : on fermait les portes , on se sauvait , on poussait les verrous . Finalement y ne reste plus que le vieux , qui m' invite poliment à prendre le café ... Les jours se passent , pas de femme ! J' y pensais plus . V'là t' y pas qu' elle rapplique un soir , dans mon chantier , tout essoufflée d' avoir couru , comme une « évaltonnée » . Ses yeux flambaient comme braise . Alors moi je la prends par la taille , je l' embrasse , en veux -tu en voilà . Y avait un grand tas de copeaux dans un coin . Alors , nous l' avons fait cocu , ce vieux Turc . Poloche riait d' un gros rire qui secouait tout son corps , et les autres faisaient comme lui . Pour sûr , il n' avait pas son pareil , et quand il avait un verre dans le nez , il aurait fait rire un tas de cailloux , avec ses histoires . Il fumait sa pipe enfin rallumée , à petits coups , sans mot dire , voyant se lever , tout au fond de ses souvenirs , la silhouette de la femme brune , dont il avait fait la conquête , dans un pays étrange . La nuit était très noire . Le braisillement des étoiles palpitait vaguement dans l' étendue du ciel . Au bas de la côte , les toits s' entassaient dans un pêle-mêle confus , et la nuit roulait lourdement sur la pente , comme pour protéger le repos des pauvres gens , harassés par le labeur des jours . On causa encore quelque temps , puis toute l' assistance se sépara . Et il n' y eut plus , devant la maison endormie , que des souffles tièdes qui faisaient tournoyer des brins de paille et qui agitaient le feuillage de la treille festonnant au-dessus de la porte . Les garçons du village se réunissaient pour faire des farces , par ces longues nuits de printemps . De bonnes farces rustaudes , lourdes à assommer un bœuf , qui soulevaient toujours le même sursaut d' émotion dans le village , comme si elles étaient inédites . Cela consistait à éparpiller le long des chemins les petits paquets de chanvre que les vieilles mettent sécher sur le pré , au sortir de l' eau . Au matin on allait les voir se démener , s' arrachant les poignées de chanvre , furieuses , dépeignées , les coiffes au vent , chacune prétendant qu' elle était volée par sa voisine . D' autres fois , on démontait un chariot et on le remontait pièce à pièce sur la toiture d' un hangar , le timon en avant , perché comiquement dans le vide sur ses quatre roues , prêt à partir . Le propriétaire s' effarait , montait sur une échelle pour reprendre son bien , tandis qu' un rire secouait le village . Il y avait aussi un vieux qui habitait une petite maison , au fond d' une ruelle écartée . On le prenait pour victime , parce qu' il se fâchait , et qu' il menaçait tout le monde d' une petite voix cassée , que la colère faisait vibrer drôlement : on eût dit un nasillement de polichinelle , sur la foire . Sur les onze heures du soir , alors qu' il dormait d' un profond sommeil , on heurtait violemment les croisillons de sa fenêtre , pendant qu' un compère laissait dégringoler , sur le pavé des caniveaux , un grand morceau de verre à vitre . On eût dit que la fenêtre s' effondrait . C' était un pourchas éperdu dans la nuit ; le vieux galopait , pareil à un fantôme dans sa chemise blanche , dont la bannière flottait au vent ; il galopait de toute la force de ses jambes maigres . Quelquefois ces histoires finissaient mal . On allait chercher les gendarmes . Une grande émotion secouait le village , le tirait de sa torpeur : les commères debout sur leurs portes regardaient curieusement les bicornes , qui chevauchaient d' une maison à l' autre , poursuivant leur enquête . Les nuits étaient toutes vibrantes de chansons et de vacarmes . Bras dessus , bras dessous , des bandes joyeuses de conscrits passaient , traînant leurs sabots sur le pavé des rues . Nous sommes trois pauv ' conscrits , De l' an mil huit cent dix , Ils nous font tirer au sort , tirer au sort Pour nous conduire à la mort . Les voix montaient dans la nuit claire , s' envolaient sur les toits tandis que des chats amoureux rôdaient le long des gouttières . Ces soirs -là , Marthe assise dans son lit prêtait l' oreille , dans le silence de sa chambre , empli du tic tac de la grande horloge . Elle reconnaissait très bien la voix de Pierre parmi toutes les autres , et cela la calmait . Quand elle ne l' entendait pas , elle l' imaginait près de la Renaude , et elle pleurait dans son lit . La maison du garde , maintenant , ressemblait à un coin de forêt . Tous les jours , Jacques Thiriet rapportait quelque bête ou quelque fruit . C' était , dans la grande cuisine , des promenades d' animaux capturés , se cachant sous les meubles , au moindre bruit : un geai piaillait dans une cage , un hérisson tantôt se roulait en boule , et tantôt égratignait le plancher de son trottinement menu ; un jeune renard , enchaîné au pied de la table , cherchait à mordre , dès qu' on l' approchait . On respirait une odeur pénétrante de fruits sauvages , mûrissant sur les rayons du placard . Il savait , ce vieux garde , dans quel tronc de chêne creux les abeilles faisaient leur miel , et il le dérobait . On en remplissait des pots : c' était un miel sucré , noirâtre , qui sentait les fleurs des bois , et dont l' odeur vous montait à la tête , comme un vin fort . Mais il récoltait surtout des champignons , au fond des combes où l' air est étouffant , où la terre grasse suinte sous les mousses . Il en rapportait de pleines gibecières ; les uns étaient jaunes et gorgés de sèves laiteuses , portant de fines collerettes qui s' écaillaient au contact des doigts ; d' autres , striés de rouge , étranges , inquiétants , avaient l' air de suer des poisons . La mère Catherine protestait , déclarant que « tout ça était bon à jeter au fumier » et « qu' on s' empoisonnerait un jour , avec de pareilles denrées » . Mais le garde s' entêtait , les faisait cuire , les mangeait tout seul , ayant l' air de les savourer . Et il ne s' en portait pas plus mal . Le garde Jacques Thiriet ne décolérait pas , ce jour -là . Comme il arrivait dans les fonds de Bois-sous-Roche , par une fin de journée chaude , il avait vu une douzaine de jeunes baliveaux , coupés par un maraudeur . Sûrement le vol avait été commis dans la matinée : la sève ruisselait des entailles toutes fraîches ; le gaillard s' était servi d' une serpe bien affilée , car il avait tranché les jeunes pousses d' un seul coup . Passe encore , quand un vigneron des villages voisins venait couper des branches d' alisier , pour faire des bretelles de hotte , ou bien une pousse de noisetier pour une gaule , l' ouverture de la pêche approchant . Pour si peu , la forêt n' était pas endommagée et il fallait bien se mettre à la place des gens . Mais ce sauvage , qui coupait de jeunes arbres ... Au lieu de rentrer tranquillement chez soi , il fallait se mettre en quête du délinquant , s' informer avant de dresser un rapport , et cela mettait le garde de mauvaise humeur . Justement , il y avait là , à deux pas , une coupe de bois où des charbonniers de Sexey-aux-Forges travaillaient , depuis plusieurs semaines . Peut-être avaient -ils vu passer le chenapan , avec sa charge de pousses feuillues sur l' épaule . Le garde obliqua , prit la sente herbeuse et se dirigea vers l' endroit . La forêt était abattue sur un large espace , formant , au milieu des masses de verdure , une clairière où montaient quelques troncs de jeunes hêtres , qu' on avait épargnés . Tout autour , les bois profonds s' étendaient , envahis d' ombre , et des rais de soleil pourpre y pénétraient obliquement ; des vols d' insectes bruissaient dans une poussière d' or . Dans toute l' étendue de la coupe , les géants abattus jonchaient le sol , ayant à leurs pieds de larges entailles , d' où suintaient des sèves : l' action de l' air les colorant , on eût dit des plaies ruisselantes de sang . Autour des souches restées dans la terre , de jeunes rejets avaient poussé , couverts de feuilles drues . Une végétation épaisse de reines des prés , de chardons épineux , de grands euphorbes laiteux aux fleurs verdâtres s' épanouissait , comme si la forêt s' était hâtée de cacher les blessures que les hommes avaient taillées dans son flanc , triomphant de leur acharnement à force de sève , de fécondité inépuisable . Et l' air et la lumière entraient à flots . Les meules étaient dressées dans une place dégarnie : deux en pleine activité , recouvertes de terre grasse , de mottes de gazon , percées d' une cheminée d' où sortait un filet de fumée bleue , qui montait légère , dans le soir . Une était éteinte , et les charbonniers en retiraient les charbons , qui sonnaient dans leurs mains , avec un tintement métallique . Çà et là , de grands cercles noircis de braises , entourés de hautes herbes , montraient qu' on y avait construit des meules , les années précédentes . Le père travaillait avec ses fils , deux grands gaillards , aux membres robustes , un peu déformés par le travail . Leurs yeux s' ouvraient très blancs , dans leurs bonnes faces de moricauds . Ils appartenaient à une autre race , plus solide encore et plus résistante , celle des plateaux lorrains , où la plante humaine croît plus forte , nourrie seulement d' eau-de-vie et de pommes de terre . Dès qu' il aperçut le garde , le vieux charbonnier dit à ses fils : — Tiens , la voilà encore , cette vieille pratique ! De fait , Jacques Thiriet ne perdait aucune occasion de leur rendre visite , sachant bien qu' il y avait toujours une bouteille d' eau-de-vie mise au frais entre les feuilles , et dont on lui offrait un verre . Le garde les interrogea . Pour ça non , ils n' avaient pas vu d' homme passer , avec un fagot vert sur l' épaule . Seulement , ce qu' ils pouvaient dire , c' est que sur le coup de midi , Marquemal était venu rôder aux alentours de la coupe . Il était bien capable de la chose . Tout en parlant , ils continuaient leur travail : les charbons s' empilaient dans les sacs de grosse toile . — Halte là , garçons , dit le père . Il fait soif . Si on allait boire un coup ? Tout le monde se dirigea vers la ( a ) cabane . Justement le charretier de M . Bernin , un riche marchand de bois de la ville , était arrivé pour faire un chargement : on profiterait de l' occasion pour causer un peu et pour trinquer ensemble . Le cheval était arrêté à la porte de la cabane , les flancs garnis de pousses feuillues , pour le protéger des taons , qui pullulent sous le bois , à la fin des journées chaudes . La mère surveillait la cuisson de la soupe ; sur des papiers bleus , étalés sur une bille de chêne , étaient rangés des morceaux de saindoux et d' énormes tranches de lard . La marmite était posée sur trois pierres , noircies de fumée ; une vapeur blanche en fusait , soulevant le couvercle . Il faisait bon dans cette cabane , bâtie avec des perches serrées l' une contre l' autre et réunies à leur sommet , de manière à former un pain de sucre . De la glaise battue et des mottes de gazon la recouvraient . L' ombre y était fraîche et accueillante . Des caisses , faites de planches grossièrement équarries , étaient remplies de fougères et de feuilles sèches . Par le carré de la porte , on voyait tout un coin de torêt , qui s' endormait dans la poussière chaude du couchant . La vieille avait apporté des verres et une bouteille d' eau-de-vie . On but et on parla de toutes choses , du prix des denrées et de l' état des récoltes , dans les territoires avoisinants . Le charretier , qui venait de la ville , savait des nouvelles et ne demandait qu' à parler . Les charbonniers s' exprimaient avec lenteur , cherchant leurs idées et pesant tous leurs termes , en hommes qui passent leur vie dans la solitude des bois , et n' ont guère l' occasion de bavarder . Le garde forestier ne disait rien , mais il avait une façon à lui de renifler son verre d' eau-de-vie , de le regarder avec une tendresse significative : on eût dit que son nez s' allongeait pour flairer la bonne chose . Sacré père Thiriet ! celui -là ne pouvait pas dire qu' il n' aimait pas la blanche ! Tout le monde se mit à rire , lui comme les autres . Tout de même , quand on s' adressait à lui , il y avait une nuance de considération et de respect , le respect un peu méfiant qu' ont les simples pour les représentants de l' autorité , pour ceux qui portent des képis galonnés , et des plaques , sur leur blouse . Le charretier parla des élections qui approchaient . Ça faisait du bruit à la ville . Le parti réactionnaire voulait opposer une candidature à l' ancien député , un bon garçon qui avait la poignée de main facile , dont la voix sonore donnait un air de profondeur aux banalités qu' il débitait . Les curés , pour lui faire pièce , avaient choisi un ancien notaire , un homme très riche qui portait une décoration du pape et servait comme brancardier , aux pèlerinages de Lourdes . Le charretier s' animait , tapait du poing sur la table . Certes non , il ne voterait pas pour celui -là . La religion était bonne pour les femmes que ça amusait , les dimanches , et pour les enfants , qui en avaient besoin pour grandir dans le respect des parents . Mais il ne fallait pas que les curés reprennent le dessus , comme au bon vieux temps , et soient les maîtres des eaux et de la terre . Tous étaient de son avis , devenus sérieux subitement devant cette chose mystérieuse et profonde , la politique . Le vieux charbonnier se murait dans son silence , les mâchoires serrées et les yeux tout songeurs , comme s' il avait eu trop de pensées pour les exprimer clairement . Enfin la conversation prit fin ; le charretier retourna à la ville et le garde redescendit vers le village , par les chemins caillouteux , qui serpentent entre les vignes . Les charbonniers mangèrent leur soupe du soir dans leurs écuelles de terre brune . Ils buvaient à la régalade à même une cruche de fer-blanc , pleine de l' eau d' une source , qui se trouvait là , sur le bord d' un sentier . Puis les garçons et la vieille se couchèrent dans leurs caisses de bois . On entendit bientôt dans la cabane assombrie s' élever le bruit de leur respiration . Toujours songeur , comme si on avait remué en lui trop de choses , le vieux resta près de la porte , fumant sa pipe . Les taches d' or mouvantes , qui tout à l' heure criblaient le feuillage dans la direction du couchant , s' étaient éteintes . Au milieu de ce silence , l' âme de la forêt semblait se révéler confusément et monter vers le ciel avec les souffles du soir , qui roulaient sur les feuillages . La clameur des crapauds se levait des mares lointaines . A peine de temps à autre entendait -on un bruit : un pivert attardé , qui frappait de son bec les troncs vermoulus , pour y chercher des insectes ; un geai qui regagnait son nid en jacassant , et , qui secouait le silence du battement lourd de ses ailes . Marthe maigrissait à vue d' œil . De plus fortes se seraient raidies , auraient voulu oublier , auraient tenté l' impossible . A quoi bon ? Elle sentait d' avance que tout effort était vain . Tranquille et résignée , elle ne savait que souffrir silencieusement . Pas un seul moment , l' idée ne lui vint de recourir à la coquetterie , aux manèges des femmes délaissées , qui par un dédain habilement affecté ( aflecté ) , savent faire naître la jalousie et provoquer des regains d' amour . Elle se terrait dans son coin , comme une bête blessée qui se roule dans les feuilles , et se cache pour mourir . Son père finit par s' inquiéter . Le vieux soldat ne comprenait pas qu' on se laissât aller , qu' on eût si peu de courage . C' était trop bête à la fin , de se manger les sangs pour un pareil freluquet . Un beau merle que ce Pierre , et qui vraiment avait trop l' air de s' en croire ! Avec ça que beaucoup d' autres ne seraient pas bien aises d' épouser une belle fille , vaillante à la besogne , et qui apportait de l' argent . Un de perdu , dix de retrouvés . Cette tendresse bourrue qui accablait Marthe d' exhortations maladroites , histoire de la secouer , lui faisait mal , comme une main brutale , qui aurait froissé ses membres endoloris . A tous ces propos , elle ne répondait rien , se contentant de secouer la tête , et sortait brusquement de la chambre , pour cacher ses larmes . En attendant elle dépérissait . Des tons de cire envahissaient son front et ses tempes , et ses yeux paraissaient agrandis , cernés de meurtrissures bleuâtres . Des lassitudes la prenaient , qui lui coupaient les jambes . Elle se plaignait de n' avoir de goût à rien , et quand elle avait fait quelques pas , elle était forcée de s' asseoir , comprimant de la main les battements de son cœur . Tous les gens du village lui trouvaient mauvaise mine . Un matin , le vieux garde , qui se préparait à partir pour sa tournée , la vit assise sur sa chaise , les mains désœuvrées , le regard perdu dans le vide , prête à retomber dans la morne obsession , qui , tout au long des jours , tournoyait dans sa tête . — Allons , ma fille , lui dit-il , faut te secouer un peu . Ça ne te fera pas de mal de prendre l' air . J' ai justement deux tranchées à mettre à l' alignement . Tu pourras t' amuser à cueillir des fraises , dans le taillis . Elle ne dit pas non . Avec cette lenteur lassée qu' elle mettait depuis quelque temps dans tous ses gestes , elle se coiffa de la fine « hâlette » de toile blanche , tendue sur des brins de saule . Par les jours de chaleur , cette gracieuse coiffure , sur la tête des filles de Lorraine , met autour de leurs traits fins la palpitation de sa blancheur . Bien des fois , elle fut forcée de reprendre haleine dans les chemins montants , le long des pentes caillouteuses . Ils arrivèrent dans le bois . L' herbe des allées était lourde de rosée . Des souffles frais , venant du fond des taillis , roulaient pêle-mêle des odeurs de terre mouillée et de feuilles mortes . Des masses de feuillages d' un vert lourd remuaient vaguement sur leurs têtes . Des oiseaux chantaient . Et comme le soleil était encore très bas sur l' horizon , la lisière du bois était pleine de clartés mouvantes . Assise sur une borne moussue , Marthe respirait longuement cet air pur , baigné de l' arôme des végétations épanouies . Un parfum de muguet vibrait délicieusement : elle chercha et finit par découvrir les clochettes blanches , amoncelées au bas d' une pente , parmi les feuilles sèches . Le vieux garde , lui , avait l' air d' être devenu un autre homme . Il ne tenait pas en place , et sa grande faux allait et venait , émondant les jeunes pousses , taillant les branches folles , qui formaient des arceaux arrondis au-dessus de la tranchée . A quelques pas , celle -ci se perdait dans un lointain adorable , un peu de jour verdâtre filtrant à travers les feuillages doucement remués . De temps à autre , il s' arrêtait et mettait le nez au ras du sol , comme un chien qui flaire une piste ; il examinait les brins d' herbe , les branches cassées , les empreintes marquées dans la terre molle . Alors il appelait Marthe , et il lui montrait avec un sourire de triomphe des riens invisibles pour d' autres yeux , un piétinement de patte griffue , une touffe de poils jaunâtres , attachée à l' épine d' un églantier . — « Tu vois , disait-il , un grand lièvre a passé là tout à l' heure . » Puis on suivait la piste qui se perdait dans le fourré , et sous une touffe de noisetiers , on trouvait quelques herbes foulées en rond , gardant encore l' empreinte d' un corps de bête . La place était encore chaude . — « Tiens , c' est son gîte , il reviendra coucher là sûrement . » Puis une finasserie contenue animait son regard et , clignant des yeux d' un air malin , il ajoutait que si tel braconnier de village trouvait cette place , ça ne ferait pas un pli . Un collet bien posé , et la bête serait prise . Pour un peu le garde aurait essayé , pour rien , pour le plaisir , en brave homme que des instincts de maraude tourmentaient par moments , dans l' exercice de sa profession . Marthe riait . Elle oubliait sa souffrance , ses idées prenant un tour plus joyeux . Elle se laissait aller à une autre vie , à une sensation confuse de bien-être qui venait de son corps baigné dans l' air vif , de ses poumons emplis des grands souffles que la forêt exhalait , dans ce matin trempé de lumière . Elle se mit à cueillir des fleurs , des digitales bleues et des graminées , dont la tige se couronnait d' une poussière tremblotante . Sous prétexte d' aller achever d' autres besognes , le garde l' entraînait d' un bout à l' autre de l' immense forêt , pour lui donner du mouvement et calmer sa fièvre . Elle s' étendait sur tout le plateau lorrain , cette forêt , déroulant à perte de vue le moutonnement bleuâtre de ses masses de verdure . Jadis elle était bien plus vaste , au temps des grands cerfs , mais on y avait pratiqué de larges brèches pour la culture . Pourtant elle avait encore de larges horizons , des lointains brumeux , comme la mer . Par endroits , les grands hêtres descendaient le long des pentes , jetant dans l' air leurs troncs lisses , couverts d' écorce argentée , pareils à des fûts de colonne . Les soldats des forts voisins y avaient gravé leurs noms , et cela faisait des cicatrices profondes , noircies par l' écoulement des sèves . C' étaient les géants de la forêt , puissants et forts , plongeant dans la terre grasse leurs racines . Et des eaux suintaient à leurs pieds , parmi les mousses . Des routes s' ouvraient , larges comme des avenues ; des ruisseaux couraient dans le fossé sous des herbes chevelues . Parfois une branche morte tombait dans l' épaisseur des fourrés . On entendait la fuite d' une bête inquiète , glissant au fond des taillis , avec un bruissement doux sur les feuilles . A d' autres places , de larges pans de collines croulaient , couverts de sapins , formant un contraste émouvant au milieu de cet océan de verdure . Des brumes roulaient doucement sur les cimes aiguës , tombaient au fond du val , où toutes choses se noyaient dans une poussière lumineuse . Midi sonna : les herbes lourdes de rosée , se desséchant , se redressaient peu à peu . Sous la flambée du soleil , des odeurs montaient , exacerbées par la chaleur ; des chênes abattus , saignant par leurs blessures , exhalaient le parfum amer du tan ; il s' y mêlait la senteur pénétrante des pins , suant leur résine , et cette odeur indéfinissable des bois morts qui pourrissent . Une vibration d' air chaud montait , où les arbres flottaient , où se déformaient curieusement les objets lointains . Sur l' accablement du soleil planait un murmure confus , un chant immense de bestioles bourdonnantes , pareil à la voix de la forêt , et parfois des coups de vent , venus de l' horizon , balayant toute l' étendue , faisaient sortir de la profondeur des bois un soupir confus , une plainte ardente et prolongée . Il faisait bon marcher sous le couvert des grands arbres . Pompées par le soleil , les brumes bleues se dissipèrent : tout au fond des combes feuillues , il n' y eut plus que le moutonnement sans fin des grands arbres , sous la monotonie de la lumière . Le garde emmena sa fille au bord de la Deuille : on serait mieux là pour casser une croûte , à l' heure brûlante . Au fond d' un trou raviné , obstrué de ronces et d' orties , sous de grands saules jetant en travers de la pente leurs branches à demi mortes , la source se creuse sur un lit de gravier . Froide à l' œil , elle brille comme du vif-argent et les cailloux du fond ont l' air d' être enchâssés dans un métal . Source mystérieuse et qu' on dit hantée , jamais elle ne tarit : elle ne gèle pas non plus , même par les plus grands froids . Par les soirs de décembre , les bûcherons voient monter à sa surface des fumées qui ressemblent à des formes humaines , qui tourbillonnent dans une ronde fantastique , accrochent leurs membres sans muscles aux branches des saules . On dit aussi que si une fille vient se pencher sur cette eau , dans la semaine de la Chandeleur , elle y verra sûrement l' image de celui qui l' épousera . Marthe s' attristait au bord de la source ; la légende , revenant à sa pensée , lui apportait un découragement profond . Un village de bûcherons et de sabotiers se trouvait là , derrière les fourrés . On entendait les coqs chanter d' une voix éclatante . Le vieux Jacques Thiriet s' y rendit , ayant une affaire à traiter avec une personne de sa connaissance . Marthe refusa de l' accompagner , sous prétexte qu' elle était lasse . Le soleil inondait les taillis ; les feuillages flambaient , les cimes arrondies des hêtres reposaient mollement dans la lumière ; rien ne bougeait , pas un brin d' herbe , pas une feuille : seuls , au fond d' une clairière , des bouleaux fins frissonnaient de toute leur chevelure , sous des souffles errants , qui ne parvenaient pas jusqu' à terre . Tout à coup un bruit de sabots claqua sur les pierres , en haut de la montée , et la vieille Dorothée apparut , tenant par la main sa petite-fille . Ayant ramassé brin par brin un fagot de bois mort , altérée par l' air étouffant qui dort sous les grands arbres , elle venait se rafraîchir à la source . Marthe à ce moment pleurait , avec une sorte de satisfaction triste , une joie d' être seule , de pouvoir se soulager avec des larmes . Au bruit des sanglots , la petite Anna effrayée se serrait contre sa grand'mère , cachant sa tête blonde dans les plis de sa jupe , et de temps à autre , avec un geste futé , elle montrait sa petite mine curieuse . Marthe s' était tue . La vieille Dorothée s' assit sur une pierre , puis , ayant dénoué les brides de sa grande capote de paille , elle respira longuement la fraîcheur qui montait de l' eau , dans l' ombre des saules . — T' as du chagrin , ma fille ? demanda-t-elle . Marthe ne répondit pas , ébaucha un geste désespéré , encore toute secouée de sanglots . La vieille reprit , en insistant : — Il est donc bien malin , ce Pierre ? Elle avait entendu parler de leur brouille , le bruit ayant couru dans le village . Marthe n' osait pas se confier , retenue par un sentiment de pudeur et de honte , à l' aspect de cette vieille . Elle non plus , la pauvre vieille , ne trouvait rien à lui dire . Elle avait beau chercher au fond de ses souvenirs , dans ce passé de misères et de douleurs , dont la séparait l' effroyable distance des temps révolus , elle ne trouvait plus trace de semblables souffrances . Avait-elle été jeune , avait-elle enduré de pareils chagrins ? Elle ne savait plus . Pourtant elle avait eu ses peines , et plus dures que celle -là : des morts d' enfants jeunes et vigoureux , toute une part de sa chair qu' on avait jetée dans la fosse . Oui , c' est alors qu' on soutirait et cela valait la peine qu' on pleurât ! Mais quand on était jeune , quand on avait la santé , des membres robustes et du pain à manger tous les jours , on avait tort de se casser la tête , pour des tourments imaginaires . Oui , du pain à manger tous les jours , tout était là . Elle secouait lentement la tête , avec ce geste de résignation et de tristesse infinie , qui lui était habituel . Ses mains , ses pauvres mains osseuses nouées à ses genoux , elle dévisageait Marthe avec bonté , cherchant une parole de consolation qu' elle ne trouvait pas . Ses cheveux collés à ses tempes avaient l' aspect du chaume lavé par la pluie ; sa face parcheminée , ses yeux sans regard , usés par le travail et les larmes , étaient pleins d' une morne stupeur ; toutes ces idées tournoyaient lentement dans sa cervelle , comme une meule , et lui apportaient une sorte d' hébétement ... Elle se prit à prononcer des mots vagues , des paroles sans suite , qu' elle répétait d' une voix monotone , comme pour endormir cette douleur , qui veillait à côté d' elle : — Que veux -tu ? Ma pauvrette , faut se faire une raison ... On n' est pas pour si longtemps sur cette terre ... Le chagrin , ça passe ... On est heureux , quand on a les siens autour de soi ... La petite Anna , ayant cueilli une branche menue de saule , s' amusait à fouetter l' eau brillante de la source . Amusée par ce manège , elle riait . Puis , la vieille et l' enfant partirent . Quand le garde fut de retour , ils reprirent leur course à travers la forêt . Ils descendaient les pentes rocailleuses , où poussent dru les cornouillers et les charmes . Des vipères glissaient sournoisement parmi les feuilles ou se dressaient , en sifflant , sur des rocs éclaboussés de soleil , chauffés à blanc . Le sentier était si raide qu' il fallait se retenir aux branches et parfois des pierres , qu' ils heurtaient , roulaient à grand bruit , entraînant des monceaux de terre , des amas de mousses et de feuilles sèches , grossissant dans leur chute comme des avalanches . A travers les feuillages clairsemés , on entrevit bientôt le miroitement des eaux prochaines . Ils débouchèrent dans une grande prairie , qui s' étalait au fond du val . Au sortir du bois , la lumière était aveuglante . La Moselle coulait , lente , entre des îles herbeuses , presque noyées , dont les bords étaient obstrués de roseaux , sans cesse animés d' une vibration monotone . On aperçut au loin une barque se détachant en noir sur la réverbération des eaux éclatantes . Une silhouette vigoureuse se dressait à l' avant , jetant un filet dans le flot . Le cœur de Marthe se mit à battre désespérément , car elle avait reconnu Pierre . Le vieux garde fronça le sourcil : — Tiens , y sont là , eux autres ... allons-nous -en ... Et ils rentrèrent sous le couvert . Ils revenaient lentement au soir , suivant la large avenue où le sol disparaissait presque sous la poussière des gramens tremblotants . La forêt autour d' eux était pleine d' ombres et les troncs des bouleaux luisaient vaguement . Parfois une feuille sèche suspendue à une branche remuait encore faiblement , et cela faisait un grand bruit dans tout ce silence . Ils s' arrêtèrent un moment à la lisière du bois . Une fraîcheur montait des champs assoupis , plus douce au sortir de l' air étouffant , qui stagne sous le couvert des grands arbres . Le vieux garde s' épongeait le front et Marthe respirait à pleins poumons , assise sur une borne rongée de terre et de mousse , comme il s' en trouve à l' entrée de chaque sente . Devant eux s' ouvrait un large cirque de cultures où les seigles déjà grands , creusés par les souffles du soir , ondulaient comme des vagues vertes ; une Sérénité adorable tombait sur les champs , à l' approche de la nuit . Tout à coup , ils virent Poloche débusquer des taillis à quelque distance . Sa grande hotte , balancée à ses épaules , amplifiait encore le rythme cahoté de sa démarche . Il vint s' asseoir près d' eux . Par hasard , il n' était pas ivre ce soir -là , et ses traits calmes , sa figure fruste avaient un air de gravité , comme si c' eût été un homme tout différent , quand le vin ne le travaillait plus . — Comme ça , on prend le frais , dit-il . Puis , sans attendre une réponse , il s' adressa au garde : — Vous qui êtes malin , monsieur Thiriet , et qui connaissez tous les bois , vous savez t' y parler aux bêtes ? Moi , mon père m' a appris ; regardez un peu , pour voir ... Déjà il s' était couché dans le fossé , vautré parmi les feuilles sèches , sous les branches des houx épineux . Dans l' obscurité , on ne distinguait plus son corps , confondu avec la couleur grisâtre de la terre . — Bougez pas , fit-il à voix basse , cachez -vous bien . Et l' on entendit soudain un petit cri aigu , perçant , qui avait l' air de raser la terre , de partir des feuilles sèches doucement remuées . Par moments , cela se taisait , puis ce cri repartait , plus vif , comme si une souris se fût promenée d' un pas menu sur la terre . Tout à coup , quelque chose de noir sortit du couvert des grands arbres , sans qu' on pût voir d' où cela venait , et cela se mit à tourner , dans l' air assombri , d' un vol silencieux . Puis deux ou trois formes pareilles apparurent , rayant la nuit du battement de leurs ailes . On les distinguait mieux : c' étaient des chouettes , dont les yeux phosphorescents jetaient des feux verts dans l' ombre . Leurs ailes ouatées n' éveillaient pas le silence . Une d' elles passa si près de Marthe qu' elle sentit sur son front la caresse de sa plume floconneuse . A un bruit que Poloche fit dans le fossé , elles disparurent comme elles étaient venues , muettes , furtives , et pareilles à des fantômes d' oiseaux . Poloche s' était relevé , un large rire sillonnant sa face : — Vous avez vu les chats-huants ? Hein , si on avait un fusil , comme on les dégoterait ! La nuit était tout à fait venue , transparente , baignant les champs endormis de sérénité confuse et de tendresse . C' était l' heure étrange et fantastique où , dans les sonorités cristallines de l' air pur , les moindres bruits s' amplifient démesurément , où dans l' ombre grandissante , un frissonnement de chaume devient subitement formidable . Tout près d' eux une sente herbeuse , sous les arceaux des charmilles , s' ouvrait comme un porche gigantesque . A chaque instant des bêtes déboulaient , gagnant la plaine ; des galops éperdus , des bonds épeurés , des fuites rampantes courbaient les tiges des graminées . Elles allaient toutes boire l' air frais , au creux des sillons , brouter le thym et les herbes odorantes des friches , et danser aussi au clair de lune , dans le mystère bienveillant de la nuit , loin des chiens qui aboient et des hommes qui tuent . A quelques mètres , des lapins jouaient dans un champ avec des cabrioles et des bonds désordonnés . Des tout petits se tenant drôlement sur leurs derrières , lissaient leurs museaux d' un mouvement rapide de leurs pattes , tandis que des vieux tournaient autour des touffes de chiendent , coiffés de leurs oreilles comme d' un bonnet . Puis ce fut un grand lièvre qui déboucha , franchissant d' un bond des champs entiers . Il monta la côte , sembla grandir à mesure qu' il s' éloignait , et quand son ombre se détacha sur le ciel encore clair , il parut emplir tout l' horizon , comme une bête monstrueuse . Amusé par la confiance de ses protégés , le vieux garde riait : — Ah , les gaillards , comme ils s' en payent ! Attendez l' ouverture de la chasse . Tous les soirs , Marthe allait se mettre sur le passage de Pierre , à l' endroit où ils attachaient leur barque dans les roseaux . Sans doute , il fallait avoir peu de fierté pour agir ainsi . Les gens qui la voyaient devaient se moquer d' elle . Cela lui importait peu . Elle n' avait plus qu' un désir , le voir , respirer l' air qui l' avait frôlé . Et dans le naufrage où sombraient ses rêves de bonheur et ses projets d' avenir , cela seul subsistait , ce besoin énergique et vivace . Cette seule attente la faisait vivre , lui donnait la force de se traîner d' un jour à l' autre , inerte et sans pensée aux heures de clarté , ne retrouvant un peu de calme qu' à l' approche des soirs , quand elle s' acheminait vers la rivière . Pour se donner une contenance , elle emportait d' ordinaire un tricot , un ouvrage de femme . Ses mains fiévreuses tremblaient en maniant les aiguilles . La rivière , fermée par un long môle qui rejetait les courants sur la rive opposée , formait un étang d' une eau vaseuse et noire . Des herbes fluviales traînaient à la surface , retenant dans leurs réseaux des branches mortes , des détritus , des morceaux d' aiguilles de sapin , provenant des barrages . Du marécage , chauffé par le soleil , se levait une odeur fade d' eau croupissante . Sur les grèves , les vieux chalands achevant de pourrir barraient tout l' horizon de leur gouvernail . De larges nuées traînaient à la surface de l' eau ; lambeaux de pourpre , ruissellements d' or , flambées de feu , qui faisaient dans l' eau noire un ciel chimérique . Les deux pêcheurs arrivaient . La barque se détachait en noir sur les eaux lumineuses . On entendait le bruit de la chaîne lancée à toute volée sur le gravier . Chaque fois Pierre avait un mouvement d' humeur , quand il la retrouvait à la même place , et il haussait les épaules . Ou bien il se décidait à lui dire bonsoir , un bonsoir très sec , qui lui coûtait beaucoup . Elle s' écroulait dans l' herbe , comprenant bien que tout était fini , qu' il était buté dans son entêtement et dans sa rancune . Il était passé , sa haute stature n' était plus qu' une ombre mouvante dans la nuit . Elle restait là , le visage dans l' herbe mouillée , les mains souillées par la terre humide que les taupes rejettent , en creusant leurs galeries . Autour d' elle , les choses retournaient peu à peu au néant . Les masses des saules et les lignes de peupliers s' endormaient , et dans ce silence il lui semblait entendre monter un cri , le cri de sa douleur qui veillait , implacable . Entre ses berges immensément reculées , la rivière était devenue une grande chose mouvante , dont le glissement emplissait l' ombre . L' eau se faisait attirante , mystérieuse et douce . Des voix s' éveillaient dans l' insaisissable chuchotement des roseaux , et ces voix parlaient d' oubli , de repos , de sommeil . Il fallait rentrer . Elle revenait lentement vers le village , l' esprit perdu dans des rêveries . Elle voyait d' avance toute la destinée de résignation et de solitude qui l' attendait . Elle ne pourrait pas se décider à en épouser un autre . Elle deviendrait une vieille fille , comme il y en avait quelques-unes dans le village , une de ces vieilles filles qui vieillissent doucement dans une petite chambre donnant sur les jardins , qui se coulent sans bruit le long des murs , propres , décentes , toujours vêtues de noir , comme si elles portaient le deuil de leur propre vie . Un jour on les trouve mortes , et aucun foyer , aucun souvenir ne s' aperçoit du vide , creusé par leur mort . Sans qu' elle s' en rendît bien compte , elle souffrait encore de sentir autour d' elle la caresse de ces nuits tièdes , faites pour l' amour . Des coups de vent passaient , secouant les masses des feuillages ; des odeurs de roses pâmées sortaient des jardins . Il fallait rentrer . Les vieux l' attendaient , assis à la table où la vaisselle du souper luisait sous la lampe de cuivre . Elle s' arrêtait un instant , avant de pousser la porte , passait son mouchoir sur ses yeux , s' efforçait de prendre un air d' indifférence . Et c' était , tous les soirs , un effort qui lui coûtait . On mangeait lentement , sans dire mot , une gêne insaisissable planant dans l' air . On s' épiait . Marthe avait beau se contraindre ; c' était plus fort qu' elle , il lui arrivait de rester devant son assiette pleine , les yeux dans le vide , la pensée absente . Alors elle saisissait un geste désespéré des vieux , qui se poussaient du coude , et se la montraient , en hochant la tête . Ils oubliaient de manger , eux aussi . Ils n' osaient pas lui parler , lui faire des reproches , demander des explications , par crainte de raviver sa douleur . Une fois ils avaient voulu lui toucher quelques mots ; elle avait eu un geste de supplication si navré , que les vieux n' osaient plus y revenir . Et ils éprouvaient aussi une sorte de pudeur , une honte de vieux , qui n' osaient plus s' occuper de ces histoires d' amour . On se regardait , les moindres paroles se faisaient précautionneuses , et dans cette maison , autrefois si joyeuse , se glissait une menace furtive : l' approche du malheur . C' était la Fête-Dieu . De bon matin , les hommes étaient partis au bois pour y couper des branches de sapin et de charme . Les chariots revenaient par les chemins pierreux , leur charpente desséchée grinçant à chaque cahot . Ils descendaient , pareils à des monceaux de forêt mouvante , et les ramures balayant le sol , un flot de poussière montait , doré par le soleil . Dorothée , la petite Anna , Marthe allaient cueillir des fleurs , dans la prairie . On égrène les pétales dans des corbeilles d' osier revêtues de linge blanc , et les petits enfants les jettent par poignées à la face du Saint-Sacrement , qu' on promène par les rues . Les foins déjà très hauts s' étalaient comme une mer , et la petite Anna y enfonçait jusqu' aux épaules . Elle ouvrait de grands yeux , amusée par le vol bruissant des bestioles . De gros hannetons , ouvrant des ailes de gaze fripée , s' enlevaient soudain d' un vol lourd ; des bêtes à bon Dieu aux élytres ponctués couraient sur les feuilles minces , qu' elles courbaient un peu sous leur poids . De larges papillons couleur de soufre , aux ailes ocellées , voletaient , semblables à des fleurs ivres de lumière , qui se seraient détachées de leur tige . — Asseyons-nous un peu , dit Dorothée , y fait si chaud qu' on n' en peut plus ... Tout le monde s' adossa au tronc d' un saule vermoulu , à demi mort , où des petits pâtres avaient mis le feu . Une mare s' ouvrait au pied , obstruée de roseaux et d' oseilles sauvages ; des masses spongieuses de mousses verdâtres y flottaient , tandis qu' un grouillement prodigieux de larves et d' insectes animait les profondeurs de l' eau . La vieille se mit à dévisager Marthe , attentivement : — T' as pas bonne mine , ma pauvrette , lui dit-elle . A quoi que ça sert , de se faire de la bile comme ça ? Marthe ne répondit pas . Une larme tremblait au bout de ses cils : son menton s' effilait et les ailes de son nez avaient la pâleur transparente des pétales de marguerite , que la petite Anna effeuillait dans sa corbeille . La vieille ajouta : — T' as bien tort de te manger les sangs pour un vaurien pareil . Puis elle retomba dans sa rêverie : ses yeux vitreux s' ouvrant à la clarté du jour , elle contemplait , avec des hochements de tête satisfaits , la beauté des terres reverdies . Tout partait : arbres à fruits dans les vergers , vignobles sur la côte , seigles déjà grands qui ondulaient . Toute cette chaleur , qui pénétrait la terre , apportait à la vieille une sensation de réconfort ; elle respirait plus fortement , et il lui semblait qu' un bien-être envahissait ses vieux os . Marthe tressaillit . Dans une pièce de terre , coulant par une pente insensible vers l' autre bord de la mare , Pierre et la Renaude venaient d' apparaître . Ils travaillaient de compagnie à retourner les « andons » de seigle qu' on avait fauchés pour les donner au bétail . Ils s' avançaient à pas égaux , secouant les tiges drues avec leurs fourches , jouant parfois à des jeux de mains un peu brutaux , et s' embrassant à pleine bouche , sous le soleil , sans se douter qu' on les voyait . La « trapelle » surtout en prenait à son aise , passant ses mains sur le cou du garçon , se frottant contre lui , avec des airs de chatte amoureuse . Dorothée , qui les voyait , haussa les épaules : « si ça ne faisait pas pitié ! » Mais Marthe souffrait trop , il fallut rentrer au village ... Les deux femmes travaillaient au reposoir qu' on avait l' habitude d' élever , tous les ans , à l' entrée de la Creuse , devant la maison de Dorothée . On avait jeté sur un échafaudage de bois des draps blancs , où étaient piqués par endroits des œillets et des étoiles de papier doré . Une voisine prêta des chandeliers de verre filé . Sur la dernière marche un Jésus de plâtre , dans un geste de bonté infinie , ouvrait ses mains exsangues , où les clous avaient ouvert des plaies . Des touffes de roseaux se balançaient au bas , placés dans des pots de grès . Et les ramures , fichées dans le sol , faisaient autour du reposoir une haie verte , qui bruissait dans le vent tiède . Les minutes passaient . Marthe restait écroulée dans un fauteuil d' osier , à l' ombre de la haie murmurante . Une telle lassitude l' appesantissait , qu' elle ne se sentait pas la force de rentrer Ainsi donc ils ne se gênaient plus , ils s' embrassaient en pleins champs . Ça finirait peut-être par un mariage . Elle fit une moue dégoûtée . Les cloches sonnaient , la procession devait sortir à ce moment -là de l' église : le vent apportait un faible écho des versets latins et des cantiques . Dorothée , une mèche de cire à la main , se hâta d' allumer les bougies : du coup le reposoir flamba , comme un brasier , jetant dans le soleil la clarté de ses flammes jaunes . Parfois un coup de vent passait , la nappe ardente s' avivait de lueurs bleues . On eût dit que les flammes allaient s' éteindre , puis elles montaient de nouveau . La procession apparut . Sous un dais de velours cramoisi , coiffé de plumes blanches , le Saint-Sacrement s' avançait , porté par un vieux prêtre dont les mains étaient voilées d' un tissu de lin . Le vieillard semblait plier sous le poids de la chape de brocart , dont les plis somptueux se cassaient derrière lui . Le lourd ostensoir d' or flamboyait dans l' ombre , comme un soleil . Dorothée se signait à tour de bras , ses grosses besicles penchées sur un antique missel à fermoir de cuivre , marmottant les paroles latines avec ferveur . Marthe priait , anéantie . Ainsi le Dieu s' avançait dans la splendeur de la lumière , dans la sérénité du jour , le Dieu qui aime l' ombre des temples , le recueillement des tabernacles voilés d' or , le silence des églises où vacille la lueur de la lampe éternelle . Un grêle tintement de sonnette se fit entendre . Le vieux prêtre gravit lentement les degrés du reposoir . Il plaça le Dieu tout en haut , parmi les flammes du brasier et , s' agenouillant devant sa majesté muette , parut s' abîmer dans un acte d' adoration . Il se fit un grand silence . Le ciel bleu s' ouvrait , de grands souffles venus du fond des campagnes balayaient l' espace . On eût dit que les choses s' acharnaient , écrasaient cette pompe , voulaient protester par leur sérénité muette contre ces espérances , ces murmures d' humanité prosternée , dans la crainte du Dieu terrible et de la mort . La sonnette tinta encore . Comme une rumeur d' orage troue la cime des forêts , les cantiques repartirent avec force . Des gros chantres , les veines du cou gonflées ( gouflées ) , faisaient sonner leurs basses profondes , ayant l' air de tirer les notes de leurs talons . La procession s' éloigna , dans un murmure de voix . Des femmes étaient restées au pied du reposoir , soufflant les bougies , repliant les draps , reportant les chandeliers dans les maisons voisines , et la vieille Dorothée les aidait . Juste à ce moment , Pierre et la Renaude , leur ouvrage terminé , débouchaient de la Creuse . Toujours effrontée , la fille aux corsages voyants se pendait au bras du garçon , ayant dans son allure une langueur provocante . Marthe , toujours assise à la même place , tourna la tête . Mais la vieille Dorothée s' était levée , menaçante . — Mauvais drôle , cria-t-elle , tu as le front de te montrer avec une pareille coureuse . Passe ton chemin . Laisse les honnêtes filles tranquilles . Pierre haussa les épaules . — Va , mauvais sujet , ça ne te portera pas bonheur ! La vieille criait si fort que la voix se cassait dans sa gorge . Ses mains tremblaient . Suffoquée par l' indignation , elle dut s' asseoir sur un billot de chêne qu' on avait roulé là . Des femmes s' ameutaient , s' excitant avec des cris haineux , prenant la défense de Marthe . Une d' elle lança un caillou : Pierre et la Renaude durent prendre la fuite , poursuivis par les huées . Marthe respirait avec peine , les mains cramponnées aux bras du fauteuil ... Un calme singulier descendait dans la rue . La procession devait rentrer à l' église . Les couveuses , effarées un instant par le passage du cortège , traînaient de nouveau leurs ribambelles de poussins et , grattant le fumier , poussaient de temps à autre un gloussement vif , comme un appel . Toute cette vie , retombant à sa placidité habituelle , torturait le cœur de la pauvre fille . Des femmes , au dernier moment , avaient coupé dans leur jardin des brassées d' angélique , et les avaient jetées sur le passage de la procession . Sous la coulée ardente du soleil , ces jonchées exhalaient une odeur pénétrante . Décidément Pierre tournait mal . Jamais il n' avait été un de ces garçons qui restent dans les jupes de leur mère , tranquilles , rangés , économes , qu' on cite partout en exemple , et dont les filles se moquent en dessous , se poussant du coude à leur passage . Toujours il avait eu la réputation d' un mauvais sujet et d' un noceur , poussé par ce besoin de faire le beau parleur autour des tables d' auberge , d' étonner la galerie par ses façons conquérantes . Jamais il n' était plus heureux que lorsqu' il se sentait parti , bien en verve et qu' on admirait tout autour de lui sa large carrure , sa prestance , sa voix sonore , quand c' était son tour de chanter la sienne . Sans qu' il eût besoin de boire beaucoup , il se grisait insensiblement de bruit et de vacarme . Quand il y avait une fête dans les environs , voilà qu' il y restait deux et trois jours , parti en bombance , scandalisant les gens sérieux par ses allures de chapardeur . C' était un sujet de conversation pour les femmes qui se rencontraient , les vendredis , au marché de la petite ville . Agenouillées sous les riflards de cotonnade bleue , larges comme des tentes , elles échangeaient des réflexions , parmi les mannes d' osier emplies de fromages , et les cages à claire-voie où grouillaient des volailles ... et les commentaires désobligeants allaient leur train : — Vraiment , le vieux Dominique n' avait pas de chance avec son garçon . Là-bas , dans les côtes , à la fête de Mont-le-Vignoble , on l' avait vu traînailler pendant une semaine , alors que tout le monde était reparti au travail des champs . Il passait les après-midi , en compagnie de carrieurs et de tireurs de sable , qui fêtaient le saint lundi tous les jours . Tout ce monde jouait aux quilles , s' empilait aux tables d' auberge , s' enivrait en de fastueuses ribotes . Il couchait tantôt chez l' un et tantôt chez l' autre , parfois même dans des greniers à foin , d' où il sortait au matin , les vêtements salis de toiles d' araignée . Très fier d' ailleurs au milieu de cette débauche , et s' enfermant au plus profond de l' ivresse dans de longs silences . Alors tout le monde devinait qu' il avait ses peines , et que cette ribote cachait un besoin de s' étourdir . On eût dit qu' il voulait se venger sur lui -même , d' un de ces gros chagrins , dont rien ne nous console . Il y a comme cela , dans les pays lorrains , un certain nombre d' ivrognes et de piliers de café , qui mènent la mauvaise vie contre leur gré , et parce qu' ils portent lamentablement la faute d' un autre . Maris trompés , pères dont le fils a fait un mauvais coup ! Et comme le sentiment de l' honneur est singulièrement vivace , ils se terrent dans l' ivresse comme dans un trou . Ils cherchent dans l' eau-de-vie et dans le vin l' audace qui leur manque . On dirait que le ressort de leur vie s' est brisé subitement , et ils ne sont plus que des choses inertes , molles , avachies qui traînent sur les tables d' auberge . De temps à autre , une allusion à leur malheur leur fait lever les yeux , et on y lit une stupeur et une morne résignation . Ceux -là mènent une vie misérable , et leur honte s' ajoute à celle de leur race . Ceux -là aussi ont dans leur ivresse de longs silences , des rêveries douloureuses , et on les plaint , tout en les méprisant . Pierre allait-il devenir un de ceux -là ? Quand on essayait de faire allusion à sa conduite , devant le vieux Dominique , il répondait brusquement : — Faut bien que jeunesse se passe . Et cela d' un ton si colère , qu' on n' avait pas envie d' y revenir . Car il était fier , il gardait tout pour lui , ne voulant pas donner aux autres le spectacle de sa douleur . Depuis quelque temps , Pierre allait au café tous les soirs . Un petit estaminet près de l' église , tenu par une vieille femme impotente , et qu' on ne fréquentait guère . De très jeunes garçons s' y rencontraient avec des vieux qui n' avaient plus de famille . On y était comme chez soi , et la vieille ne pouvant plus remuer , on se servait soi -même . Pour entrer dans la salle du fond donnant sur les jardins , il fallait traverser la cuisine encombrée de vaisselle . Le plancher , effondré par endroits , laissait voir le sol , et , sous la clarté fumeuse d' un quinquet de cuivre , un antique billard s' étalait , plus rapetassé qu' une loque de pauvre , où les billes écornées roulaient à grand bruit . Ils étaient bien une douzaine , ce soir -là , autour de la table encombrée de bouteilles et de petits verres . La clarté , tombant d' aplomb sur leurs traits , fouillait leurs masques , y creusait des ombres inquiétantes , et le long des murs blanchis à la chaux flottaient des silhouettes grimaçantes . La fenêtre était grande ouverte sur la nuit , et la lumière vacillante du quinquet s' y perdait tout de suite , tombait comme dans un trou . Le temps était à l' orage : il faisait une chaleur lourde . Quelques coups de tonnerre grondèrent dans le lointain ; des éclairs sillonnèrent la nuit , coupant de lueurs bleuâtres les ténèbres , faisant surgir les toits de tuile des réduits à porc , les pruniers immobiles au fond des jardins , et tout près , un poulailler entouré d' un treillage en fil de fer , où des poules hérissées dormaient sur leur perchoir , pareilles à des boules de plume . Puis une rafale passa , et de larges gouttes de pluie sonnèrent sur la terre . Les coups de vent menaçaient d' éteindre la flamme du quinquet , qui montait , toute bleue , le long du verre . Il fallut fermer la fenêtre . L' assistance était un peu soûle ; c' était le moment des chansons . Pierre , qui s' était levé , son large chapeau de feutre toujours campé sur l' oreille , réclama le silence , et les bras tendus dans des gestes emphatiques et maladroits , il chanta d' une voix forte une romance patriotique . C' était à Strasbourg , par une nuit d' orage , alors que minuit sonne dans la rafale et que la patrouille allemande fait sonner ses bottes sur le pavé . Une voix de bronze montait dans le fracas du tonnerre , et la statue du général Kléber clamait sa stupeur , son indignation , et l' espoir d' une revanche prochaine : Je ne vois plus dans l' air flotter les trois couleurs . Je n' entends plus chanter la vieille Marseillaise . Ils reprenaient le refrain en chœur . Leur attendrissement d' ivrognes s' exaltait jusqu' au lyrisme patriotique . Un frisson passa dans l' auditoire ; l' âme de la terre lorraine , pantelante , déchirée , piétinée par les invasions depuis les temps les plus lointains de l' histoire , vibrait confusément en eux . Les jeunes avaient grandi à l' école , entretenus dans ces souvenirs , nourris de littérature patriotique , élevés dans la religion de la guerre . Mais les vieux , qui se rappelaient les horreurs de l' invasion , le bétail enlevé et les fermes pillées , le pullulement des Saxons et des Bavarois , secouaient tristement la tête et souhaitaient tout haut qu' on ne revît jamais de pareilles horreurs . Pierre avait eu du succès pour sa chanson . Il se rassit , en promenant un regard d' assurance autour de lui . Soudain on entendit la voix de Poloche qui montait , pâteuse et bredouillante . Naturellement , il était encore plus gris que de coutume . Titubant sur ses jambes avinées , la lueur du quinquet fouillant sa face d' ivrogne goguenard et pensif , il se leva péniblement . Une immense mélancolie , un attendrissement de pochard le soulevait , chavirait toutes ses pensées , tous ses souvenirs , lui faisait trouver , pour aimer tous ses compagnons , des paroles d' affection . Il se haussait , avec des hoquets et un larmoiement dans la voix , jusqu' au niveau de l' émotion générale . Puis , comme un gamin lui détachait une plaisanterie , il se redressa , furieux : — Taisez -vous , blancs becs ... Respectez les vieilles gens . Vous ne savez rien ... Moi j' ai ... vu , j' ai vu ... Il chercha , toute sa physionomie se concentrant dans l' effort pour atteindre le mot , le souvenir , la chose qui fuyait devant luil — J' ai vu le Pacifique ! Il le cria , ce mot de Pacifique , avec une telle explosion de joie , que tout le monde s' esclaffa , autour de lui . C' était vrai : Sébastopol , le Pacifique , dont il avait entrevu l' immensité bleue sous des soleils plus rayonnants que les nôtres , lors de l' expédition du Mexique , tous ces mots revenaient si souvent dans sa bouche , quand il était ivre , qu' on l' appelait aussi Poloche le Pacifique , avec une nuance d' ironie et d' admiration . Il répétait , têtu , se butant aux syllabes enfin retrouvées , s' y cramponnant avec une obstination d' ivrogne , qui a trouvé un bec de gaz dans la sarabande des objets environnants : — Le Pacifique ! le Pacifique . Il prenait , dans sa bouche , une ampleur démesurée , ce simple terme qui n' était pourtant qu' une appellation géographique , et il le répétait avec insistance , faisant tenir là dedans tout ce qu' il avait vu , tout ce qu' il ne pouvait rendre , car il ne trouvait pas de mots pour dire le scintillement des mers inconnues , sous le soleil des tropiques , au bord des plages parfumées où , dans les vents du large , se balancent des palmes gigantesques . Tout cela , qui était splendide , qui était sa jeunesse , la révélation de pays lumineux , de paradis lointains où la vie était douce et facile , tout cela lui revenait soudain à la mémoire , tournoyait dans sa pensée alourdie avec un tel rayonnement de clarté , qu' il oubliait tout le reste , qu' il restait là , chaviré au bord de la table , les yeux pleins de larmes , suivant ses souvenirs . — Le Pacifique ... le Pacifique . Et tous étaient devenus subitement sérieux , comprenant enfin que c' était loin , très loin , de l' autre côté de la terre . Puis il se mit à raconter des choses étranges , incohérentes et tristes , qui se suivaient par lambeaux , des histoires de guerre et de massacre , des pierres qu' on soulevait pour faire du feu , au bivouac , et d' où sortait un fourmillement de scorpions venimeux et de mille-pattes géants , et aussi des marches qu' on faisait dans le lit des torrents , après des pluies diluviennes , l' eau vous montant jusqu' à la ceinture . Ces récits étaient inhabiles , sans couleur et sans joie , donnant seulement l' impression d' un pauvre animal humain , transporté loin de son pays , et qui s' effarait de tout , des hommes , des bêtes , des choses . Ça durait depuis trop longtemps , et il finissait par ennuyer l' assistance avec ses rengaines . Alors un gamin à la figure chafouine , qui tenait un bout de cigarette collé à sa lèvre inférieure , lui dit dédaigneusement : — Tais -toi donc , vieille bête . Y a que pour toi à parler ! Et tout le monde trouva qu' il avait raison , par un de ces revirements , dont les simples sont coutumiers . Poloche se rassit dans son coin , et on l' entendit grommeler de vagues protestations contre le manque de savoir-vivre , qu' on rencontrait chez la jeunesse . Alors un autre vieux prit sa défense : — C' était mal , de n' avoir pas de respect pour les personnes âgées ; si Poloche avait un verre dans le nez , ce n' était pas ce méchant gringalet qui le payerait , à coup sûr ! Celui -là était Colas Millet , un de ces vieux paysans dont le corps noueux est tout déjeté par le travail de la terre . Sa face soigneusement rasée était grave et triste . Ses traits gauches avaient la ressemblance d' une image , grossièrement taillée dans une souche , par un sculpteur primitif . Il était cassé en deux , au point qu' il regardait les gens de bas en haut quand il leur parlait , ce qui lui donnait une allure oblique et une attitude de supplication . Il avait un mal à une main , une de ces piqûres mauvaises qu' on néglige à la campagne et qui deviennent des plaies hideuses , et cette main , enveloppée dans un sac de toile grise , qu' il tenait collée à son flanc , accentuait encore la maladresse de ses gestes . Il avait vieilli là , dans l' ombre de ce clocher qui tournait sur quelques arpents de terre . Toute sa vie avait tenu dans le cercle étroit des collines . Qu' y avait-il derrière les côtes , comme on dit ? Il n' en savait rien . La Meuse , les Vosges , la Franche-Comté étaient pour lui des pays aussi lointains , aussi ignorés que le Japon ou l' Amérique . Les temps avaient passé , des inventions nouvelles avaient surgi , qui bouleversaient le vieux monde . Il n' en avait rien su . Ç'avait été un événement dans sa vie le jour où il avait vu passer un train . Mais jamais il n' avait mis le pied dans ces maisons roulantes . Tout le passé du terroir revivait en lui , mystérieux et profond . Il n' avait pas eu le temps d' oublier dans le tumulte des hommes et des choses qui passent . Pour désigner les travaux des champs et les instruments agricoles , il employait des termes patois qu' on ne comprenait plus , et dont se moquaient les jeunes gens . Il disait un « seillon » pour une faucille et parlait avec admiration , comme s' il l' eût regretté , du temps où on se levait à deux heures du matin , en hiver , pour battre l' avoine au fléau , car on ne connaissait pas les mécaniques . Il savait aussi toutes sortes de contes , des contes venus des temps anciens , d' une saveur agreste et sauvage , où l' esprit de la race avait accumulé des trésors d' observation , où revivait un peu le terroir lorrain , les chaumes grisâtres lavés par la pluie , les friches plantées d' arbres morts , les vignobles rocailleux où se tordent les souches . S' adressant au gringalet , et clignant des yeux d' un air malin , il se prépara à en dire une bien bonne : — Toi , espèce de brinquin , tu seras comme le Joujou de Crépey . Tout le monde fit silence , attendant l' histoire . « Tu ne sais pas ce qu' y faisait , le Joujou de Crépey . C' était une espèce comme toi , qui ne respectait rien , ni Dieu , ni diable , qui faisait endêver ses père et mère , tous les jours que Dieu fasse . Y trouvait trop bête de travailler la terre , y voulait aller à la ville , être un mossieu , avec un décalitre sur la tête . Un jour qu' y s' était décidé , il se met en route ; sa mère mettait des poires à cuire dans le four . Comme il avait oublié quelque chose , y revient sur ses pas . Les poires n' étaient pas encore cuites , qu' y n' savait plus seulement le nom de son petit frère . « Qu' est -ce que c' petiot -là ? qu' y dit à sa mère en rentrant . — Mais c' est not ' Jules , tu l ' reconnais bien , ma frique ! — Ma foi , non » . Y va dans la grange , où son père battait l' avoine . Pour faire le grand mossieu , y n' retrouvait plus le nom des outils ; y dit à son père en lui montrant un râteau : — « Comment donc qu' on appelle ça ? » Alors le vieux lui dit : « Mets -lui le pied sur les dents . » L' autre obéit : v'là le râteau qui lui revient dans la figure : v'lan , un bon coup ! « Sacré cochon d' râteau , » qu' y dit alors . Et le père répond en rigolant : « T' as retrouvé , mon fi . » Tout le monde applaudit , et Colas Millet conclut sentencieusement : — V'là ce qu' y vous arrive , quand on méprise les autres ; alors on n' a que ce qu' on mérite . Le gringalet se taisait , tout penaud . On prodiguait à Colas ces bourrades dans le dos , ces larges claques sur les épaules qui sont chez les simples une marque d' admiration . Ah oui , qu' il en savait des « fiaues » , ce sacré Colas ; on ne savait pas où il allait les prendre . Maintenant ils étaient en train , choquant leurs verres , parlant à tort et à travers , quelques-uns même , montés sur la table , au risque de chavirer les bouteilles . Il y avait surtout un ami de Pierre , qui criait plus fort que tous les autres . Il l' avait pris sous le bras , et tous deux chantaient à tue-tête une chanson de conscrit . C' était un garçon blond et rose , avec une figure joufflue , sous des accroche-cœur luisants de pommade . Fils d' une bonne famille , des paysans aisés qui avaient de beaux rayons de terre , il devait un jour être le maître de ces richesses . Malheureusement il tournait mal , lui aussi . Il avait fait son temps dans les dragons et la vie de caserne l' avait entièrement corrompu . Depuis qu' il était revenu , il passait sa vie au café . Méprisant les filles du pays , qu' il trouvait par trop rustaudes , il imitait leur parler naïf et traînant , et se vantait d' entretenir des relations avec des dames de la ville , servantes de brasserie ou pensionnaires de maisons closes . Tirant négligemment des bouts de voilette ou des mouchoirs brodés qui traînaient dans ses poches , il les donnait à respirer à ses amis , qui s' extasiaient sur l' odeur du patchouli et du musc . Une immense considération rejaillissait sur lui . Très généreux du reste et payant tous les frais d' une noce à la fin de la soirée , d' un geste large , qui faisait rouler les pièces de cent sous sur la table . Ce soir -là , il régla toute la dépense . — Quand j' en ai plus , la mère m' en donne . Elle dit , comme ça , qu' y faut pas être regardant , quand on est riche . Il reprit : — Le vieux est plus avare . Et puis , on n' est pas une paire d' amis , nous deux . Y grogne quand je passe auprès de lui , vu que je ne travaille pas . Y répète que le bien dépérit , quand y a plus de maître pour le surveiller ... On ne l' écoutait plus . Ils luttaient maintenant et jouaient à des jeux brutaux , poussés par ce besoin de montrer leurs forces , de tendre leurs muscles qui s' empare des paysans à la fin de leurs ripailles . Ils plaisantaient d' abord et s' attaquaient mollement , puis , se piquant au jeu , s' empoignaient à vif , et se détachaient des bourrades à assommer un bœuf . Des corps roulaient , un flot de poussière montait du plancher vermoulu . Pierre voulait leur montrer des tours de force . Minuit sonna tout à coup . Il fallait déguerpir , par crainte d' une contravention que le garde champêtre aurait pu dresser au propriétaire de l' établissement . L' orage avait pris fin . Les ruisseaux gonflés coulaient dans la nuit , roulant de grosses pierres sur les dalles des caniveaux . Au fond du val un croissant de lune se noyait dans des nuages noirs . Des odeurs de terre mouillée et de plantes épanouies sortaient des jardins . De grands souffles passaient , charriant l' haleine des végétations trempées de pluie , qui vivent d' une vie plus forte , après l' accablement des jours . Une faible lueur veillait encore dans la chambre de Marthe . Une ombre inquiète passait devant les rideaux . Toutes sortes de regrets flottaient dans la pensée de Pierre , dissipant les fumées de l' ivresse . Que pouvait-elle faire à cette heure ? Il eut honte de lui et il regagna sa maison , se détournant à chaque pas , pour regarder la fenêtre lumineuse . Le vieux Dominique , qui était couché , ne dormait pas . — Pierre , fit-il , il y a bel âge que minuit est sonné . Ça ne peut pas durer , une vie pareille . — C' est bon , père , on sera plus raisonnable . L' aube pointait quand ils descendirent vers la rivière . Une blancheur tendre envahissait le ciel . Les coqs se répondaient dans les basses-cours , d' une voix rauque . Pierre n' avait guère dormi , cette nuit -là . Pourtant il se sentait à l' aise dans toute cette fraîcheur éparse sur les eaux et sur la terre . Des vapeurs blanches tournoyaient , emportées par les remous . La lumière grandissait . Bientôt ce fut un flot de clartés roses qui parut inonder le monde . Rose était la barque , et la corde du filet ; roses les eaux , qui reflétaient le ciel vide ; de grandes flammes couraient sur la côte de sapins . Ce rajeunissement adorable de la terre mettait dans Pierre une sérénité . Quelque chose monta en lui , qui ressemblait à une poussée d' énergie , à une résolution virile . Les faux se mirent à sonner dans l' étendue de la prairie . On les entendait siffler au ras de terre , coupant les herbes lourdes de rosée . Marthe allait plus mal , de jour en jour . A tout moment il lui prenait des éblouissements et des vertiges . Le moindre mouvement lui causait des palpitations de cœur intolérables . Quand elle montait à sa chambre , elle était forcée de s' asseoir dans l' escalier , le souffle venant à lui manquer . Un matin , comme elle allait se lever , prise d' une défaillance elle retomba au creux du lit , où l' empreinte de son corps restait toute chaude . A peine eut-elle le temps d' appeler au secours , dans l' angoisse qui faisait battre ses tempes . La mère Catherine accourut , affolée , la coiffe de travers . Un souffle frêle sortait des lèvres de la jeune fille . Elle lui frappa dans la paume des mains , la releva sur l' oreiller , lui fit respirer du vinaigre . Marthe revint à elle , et eut ce sourire navré , qui depuis quelque temps lui était habituel . La vieille sanglotait : — Tu nous as fait peur , ma fille . Ça va mieux , maintenant ? Est-il permis de se manger les sangs , pour un pareil scélérat ? Marthe secouait la tête avec une lassitude infinie . C' était plus fort qu' elle . Il y avait tout au fond de son être une morne désespérance , un dégoût de vivre qu' elle ne pouvait surmonter . Elle s' abandonnait , se sentant plus molle et plus légère qu' une plume emportée dans un tourbillon d' orage . Il lui semblait que sa chair se vidait , que ses os étaient creux , qu' elle devenait une chose immatérielle . Elle ne remuait pas , elle ne parlait pas . Justement Jacques Thiriet rentrait à la maison , ayant terminé sa tournée plus tôt que de coutume . Il vint dans la chambre où Marthe reposait , tout pâle d' inquiétude , le front coupé d' un grand pli soucieux . Quand la vieille l' eut mis au courant de l' affaire , il prit une résolution et passant sa blouse à la hâte il s' en fut vers la ville , à pas pressés , chercher un médecin . Par un fait exprès , le docteur était absent , ayant été appelé dans une commune avoisinante . On ne l' attendait plus dans la maison anxieuse , quand il arriva tout à la fin de l' après-midi . Il descendit de son cabriolet , dont les roues étaient enduites d' une couche épaisse de glaise , à force d' avoir roulé dans les chemins de traverse . Le bidet de campagne qui y était attelé avait une toison jaunâtre et boueuse , qui lui donnait l' air d' un animal sauvage . Mais il était résistant , sous cette apparence chétive , et menait un galop d' enfer . Le médecin pénétra dans la grande chambre du premier . C' était un homme d' aspect bourru et renfrogné , dont les longs silences terrorisaient les paysans , qui , selon leur habitude , ne le consultaient qu' à la dernière heure , quand il était trop tard . Un brave homme au fond , qui , à la fin de l' année , oubliait souvent d' adresser la note de ses visites aux pauvres diables . Tout en parlant , il relevait ses lunettes sur son front d' un geste machinal et lançait un regard aigu , qui vous entrait jusqu' au ventre . Il ausculta Marthe , la palpa , l' examina soigneusement . Par moments il hochait la tête , comme pour approuver des réflexions quJil se faisait à part lui . Les deux vieux , retenant leur souffle , ne comprenant rien à ce manège , épiaient anxieusement ses moindres jeux de physionomie , cherchant à lire sur son visage . Quand il eut fini son examen , il borda soigneusement la malade , et releva l' oreiller derrière sa tête , avec des gestes habiles et menus de ses grosses mains . Puis , lui ayant caressé doucement la joue , il lui dit : — Tranquillise -toi , ma fille , on va te requinquer , et tu iras bientôt danser avec ton galant . Ayant déchiré une feuille blanche de son carnet , il se mit à rédiger minutieusement une longue ordonnance , où il prescrivait du repos , des fortifiants , une bonne nourriture . Les deux vieux respiraient plus librement , délivrés dans leur angoisse . Quand il eut fini et qu' il eut pris congé de Marthe , il s' arrêta un moment dans la cuisine du rez-de-chaussée et , jetant aux vieux son regard inquisiteur , il leur demanda des explications . Leur fille n' avait-elle pas une cause de chag-rin , qu' elle tenait cachée ? Les médecins étaient faits pour soigner le corps , mais si le moral leur échappait , au diable la besogne ! Il y avait là quelque chose qu' il ne comprenait pas . La fille n' était pas malade . Un peu d' anémie seulement . Mais il fallait prendre garde : c' était de cette façon qu' on claquait . Les mauvaises maladies étaient embusquées sournoisement , prêtes à s' insinuer dans les organismes , qu' un chagrin minait . Il conclut : — Allons , parlez -moi avec franchise . Alors la vieille mère Catherine lui raconta l' histoire d' amour , banale et lamentable , la tromperie du garçon , la pauvrette qui , n' ayant plus de goût à rien , ne parvenait pas à se rattacher à la vie . Le garde haussait les épaules : la vieille avait tort de parler ainsi . Toutes les femmes avaient la berlue , avec leurs histoires de sentiment . Si Marthe en était là , ce n' était pas à cause de ce freluquet , pour sûr . Mais le médecin lui coupa la parole , en lui disant : « Qu' en savez -vous ? » d' un ton si tranquille , que le garde resta tout décontenancé . Puis il leur donna le conseil de « raccommoder » ensemble les deux jeunes gens . Tous les paysans en étaient là , avec leur rapacité , leurs habitudes d' avarice . Ils faisaient le malheur de leurs enfants , en ne voulant pas les marier , quand l' un avait deux bouts de terre de plus que l' autre . Il aurait fallu une balance pour peser les conjoints . Qu' attendaient -ils pour avoir des petits-enfants , qui leur fourreraient les doigts dans les yeux , et leur grimperaient dans les jambes ? Pour le coup le vieux garde se récria . Il en parlait à son aise ; mais les choses ne se passaient pas de la façon qu' il imaginait . Eux donnaient leur consentement , ne regardaient pas à la richesse . Mais la faute revenait au garçon qui était coureur , qu' on disait lâché parmi les filles de l' endroit , comme un coq au milieu d' un poulailler . Le médecin , têtu , ne voulait rien entendre . — Ça ne fait rien , disait-il . On va trouver le garçon . On lui parle . Quand on a une langue , c' est pour s' en servir . C' était par de tels malentendus que survenaient des malheurs irréparables . Les vieux étaient tenus d' avoir de l' expérience pour les jeunes , qui s' en allaient dans la vie sans rien savoir , et se cassaient le nez à tous les obstacles . D' ailleurs , il était impossible qu' un garçon de vingt ans n' eût pas de goût pour une jeunesse aussi appétissante Puis il conclut solennellement , ayant levé le doigt : — Mettez -vous tout ça dans l' entendement . Ça pourrait devenir grave . Croyez -moi , il vaut mieux aller à la noce qu' à l' enterrement . Et il s' en alla , ayant promis de revenir dans la huitaine . Le soir tomba . La mère Catherine , assise dans l' encoignure de la fenêtre , ravaudait silencieusement une paire de bas . Un peu de calme planait dans la maison , Marthe ayant fini par s' assoupir . Le garde marchait de long en large dans la chambre , pliant sous le poids de préoccupations , qu' il gardait pour lui , et , de temps à autre , lassé de sa promenade , il venait s' asseoir au coin de l' âtre où brûlait un maigre feu de brindilles ; les yeux fixés sur le rougeoiement des braises croulantes , il paraissait y suivre des choses lointaines . Les heures passaient , la nuit était venue , une nuit pluvieuse et que la clameur des vents déchaînés faisait toute pareille à une nuit d' automne . Les couloirs de la maison étaient parcourus par des hurlements bizarres , par des sifflements furieux , semblables à des miaulements de chats . On eût dit que des bêtes au dehors collaient leur museau au bas des portes , et soufflaient bruyamment de peur . Il était tard . Jacques Thiriet se leva soudain , dans une détente de son grand corps , et repoussant brutalement sa chaise , il gagna la porte , avec cette décision d' allure , propre aux gens qui prennent une résolution , après un long débat . La vieille , anxieuse , n' osa pas l' interroger . Elle entendit le bruit de ses pas s' éloignant sous les marronniers de la petite place , se perdant dans la tourmente . Ayant allumé un maigre lumignon , elle se remit à son ouvrage , s' interrompant par moments pour jeter dans la nuit un regard angoissé . Le garde arriva près de la maison de Dominique . Un rais de lumière filtrant par la persienne mal close l' avertit que le vieux pêcheur n' était pas couché . S' approchant à pas muets , il colla son œil aux fentes du bois et regarda . Le vieux rêvait , assis au coin de l' âtre . Les mains croisées sur les genoux , son regard se perdait dans le vide : ses traits avaient une expression de songerie , de gravité pensive . Il était là , tout seul , en tête à tête avec ses souvenirs , dans la grande maison que le vent emplissait de sa complainte . « Pauvre bougre , se dit le garde . Il n' a pas l' air de s' amuser comme ça , tout seul . » Une telle compassion l' envahit , qu' il en oubliait sa misère . Il poussa la porte . Au bruit qu' il fit en entrant , Dominique tressaillit . Il leva la tête avec lenteur , ayant l' air de sortir d' un rêve . — Qu' est -ce qui t' amène à cette heure , par un temps pareil ? Le garde avait pris une chaise , et , s' adossant au manteau de la cheminée , il dévisageait le vieux pêcheur , ne sachant trop par quel bout commencer l' entretien . Enfin , il dit , prononçant ces paroles une à une , avec une sorte de gêne . — Dominique ... ma fille ... Elle est bien mal . Voilà que le médecin n' en répond plus . Dominique sursauta : — Mon pauv ' vieux , t' as pas de chance . Je peux t' y t' être bon à quelque chose ? Il connaissait les détails de l' intrigue , la brouille survenue entre les amoureux , les frasques de Pierre avec la Renaude , et il baissait la tête , comme si la honte du garçon avait pesé sur ses épaules . Le garde continua , lui ayant pris la main . — Je sais , tu es un brave homme . Tu ne ferais pas de mal à un chien . Si tout le monde te ressemblait seulement ! ( il soupira ) . Tu sais que nos enfants s' étaient parlé . J' avais dans l' idée que ça finirait par un mariage , je voyais la chose d' un bon œil , et voilà que tout casse , à cause que ton garçon fait la mauvaise tête ... — J' y peux t' y quéque chose ? V'là qu' y tourne mal à cette heure . Pourtant c' est pas faute d' exemple et de bons conseils : y a des moments où il me prend envie de me flanquer dans la rivière Dominique continua : — Alors , ta fille ne va pas . Qu' est -ce que dit le médecin ? — Y dit comme ça , qu' y n' en attend rien de bon . Elle dépérit , elle se ronge ; jusqu' ici y a rien de cassé , mais ça peut devenir grave , si on ne se met pas en travers . Pour moi , c' est le moral qu' est attaqué , et ça , c' est grave ... Le garde pleura : — Les enfants avaient tout pour être heureux . Y n' auraient manqué de rien en entrant en ménage , alors qu' y en a tant , qui n' ont pas quatre sous devant eux . Elle aurait pu trouver plus riche , mais puisque c' était son idée , je voulais pas la contrarier . Ils auraient eu le bien , l' argent , la maison : nous , les vieux , nous aurions bien trouvé un petit coin , pour y loger , en attendant d' aller dormir sous le marronnier . Il reprit : — Voilà , ça s' arrangeait trop bien ; c' est pour ça que tout casse ... Dominique secouait la tête : — J' sais pas c' qu' il a , mon garçon , depuis qu' il est revenu du service . C' est comme un dégoût qui l' a pris . Jamais content ; toujours à s' creuser la tête dans son coin , à rabâcher des histoires . Et pis , les gueuses l' ont pourri . Vois -tu , fit-il , si ta fille pouvait prendre le dessus , l' oublier , ça n' serait peut être pas pour elle une mauvaise affaire . Le garde haussa les épaules : — Essaye tout de même de le raisonner . — Pour ça , c' est sûr , j' dis pas . Mais j' en attends rien de bon . Et pis , c' est pas facile de lui causer ! pour un rien , y prend la mouche . Dans ces moments -là , y pourrait ramasser ses frusques et me planter là . Bonsoir , Luc , je t' ai assez vu . Alors le garde dit : — C' était pas comme ça , de not ' temps . Ce fut comme une évocation . Ces simples mots , les rejetant dans le passé , un flot d' attendrissement jaillit de leur cœur . Rapprochant leurs chaises dans un besoin de sentir de plus près , ils parlaient à voix basse , remuant les souvenirs de leur jeunesse . Ils parlaient du bon temps , et l' un finissait les phrases que l' autre avait commencées . Alors ils étaient solides , ayant bon pied , bon œil . Comme ils avaient tiré au sort ensemble , ils avaient fait des noces à tout casser . Se rappelait-il cette année où l' on péchait à la trouble , les nuits où la Moselle débordait ? Ils se penchaient , tâtonnant des mains , ayant l' air de chercher des choses , dans la cendre . Et le vent , le vent qui hurlait autour d' eux , qui s' engouffrait dans les couloirs , dans le grenier vide , couvrait de sa grande voix la chanson attendrie , le rabâchage des deux vieux ... Le garde se retira , ayant demandé une dernière fois à Dominique de parler sérieusement au garçon . Comme il descendait la côte , il entendit un bruit de pas . Il reconnut la haute stature de Pierre , qui venait vers lui , se dessinant dans les ténèbres . Le garde s' élança , les bras tendus au travers de la route , comme pour lui barrer le passage . Pierre recula d' un pas , craignant une agression : — Qui va là ? dit-il . — C' est moi , Jacques Thiriet , fit l' autre d' une voix humble . Je voudrais te dire deux mots ... — Drôle d' idée , et fichu endroit , par un temps pareil . — On ne choisit ni l' endroit ni son heure , dit le garde d' un ton sentencieux . Demande au bon Dieu qu' il t' accorde de faire toujours ta volonté . » Puis il continua , d' une voix basse , que l' émotion faisait trembler et qui ressemblait à une prière : — Écoute , Pierre , ma fille est bien malade . Le médecin dit comme ça , qu' elle est en danger de mort . — J' y peux t' y què'que chose ? — Pierre , tu te fais plus mauvais que tu n' es . Vous étiez quasiment promis tous les deux . Elle comptait sur toi , et elle dépérit , depuis que tu l' as quittée pour une autre . Pierre , pense au mal que tu fais . Un moment viendra où toutes tes fredaines te dégoûteront : alors il ne sera plus temps de te ranger , et de mener la vie d' un honnête homme . — Je n' ai pas besoin qu' on me fasse la morale . — Pierre , je te dis tout ça parce que , s' il arrive malheur , je ne veux pas avoir de reproche à me faire . Je suis le plus vieux , et pourtant j' ai mis mon orgueil sous mes pieds . Souhaite de n' avoir pas à te repentir un jour . — Je sais bien ce que j' ai à faire . — Pierre , c' est une brave fille , qui t' aime bien . On serait heureux en ménage , avec une femme pareille ... — Ça suffit . Bonsoir . Les deux hommes se séparèrent . Pierre ne se décidait pas à rentrer , il prit la sente à gauche de la maison , et s' enfonça dans la prairie . Il ne pleuvait plus , la bourrasque s' était calmée . Par moments des rafales passaient ; des coups de vent secouaient la cime des arbres au fond de la nuit et charriaient pêle-mêle des odeurs de terres mouillées et d' herbe fraîche . Pierre marchait au hasard des chemins , escaladant les murots de pierre sèche , traversant les vergers , où ses pieds enfonçaient dans la terre . Il ne sentait pas la morsure des ronces , enroulant leurs tiges griffantes autour de ses jambes , éraflant sa chair . Il se faisait en lui un tel désarroi , un tumulte si violent de sentiments contraires , qu' il avait besoin de marcher , de tromper par le mouvement cette agitation intérieure . Une pitié l' envahissait . Il revoyait ce vieux qui venait de le supplier . Il entendait ses dernières paroles ! « Pierre , tu te fais plus méchant que tu n' es . » Peut-être que le vieux avait dit vrai . Devant lui revivait la face tragique , à qui la douleur et la supplication donnaient une sorte de grandeur émouvante . Il avait beau faire effort , il n' arrivait pas à chasser ce souvenir , et toujours se plaçaient devant ses yeux ce visage lamentable , ce front dénudé , ces mèches de cheveux blancs , que le vent fouettait et que la pluie plaquait , sur les tempes du vieillard . Fallait tout de même qu' on ait rudement souffert , pour en venir là : supplier un autre homme ! Puis il se mit à s' inspecter scrupuleusement , à fouiller dans les replis de son âme , à sonder les motifs qui lui avaient dicté sa conduite . Comme tout s' éclairait . On eût dit qu' une déchirure soudaine se faisait dans un voile , et un jour aveuglant y pénétrait . Au fond , il aimait cette petite fille , et il était décidé à en venir à ses fins , à se marier avec elle , et tout se serait passé de la façon la plus ordinaire , si elle ne s' était pas avisée de le mater , de lui faire des réprimandes , comme à un enfant . Alors , il avait regimbé , non par malice , mais par entêtement , par orgueil , cédant à une impulsion irréfléchie . Depuis qu' il se connaissait , il avait de ces mouvements qui le surprenaient , à la réflexion , et qui pourtant étaient irrésistibles . Tout enfant , il avait jeté dans un puits un petit couteau auquel il tenait , parce que sa mère le lui avait défendu . C' était plus fort que lui . Jamais mieux qu' à ces moments -là il ne s' était senti double , composé de deux individus , l' un bon et l' autre mauvais . Et le mauvais souvent avait le dessus . C' était l' autre , le sournois et l' entêté , qui avait courtisé la Renaude , qui avait imaginé de se donner en spectacle aux gens , s' obstinant à avoir le dernier . Pierre s' effarait , en songeant que si on ne l' avait pas arrêté , il aurait fait pis encore . Heureusement qu' il s' était arrêté à temps , et que tout pouvait s' arranger . Lassé à la fin de sa course , il était venu s' asseoir sur le tronc d' un vieux noyer abattu , couché au fond d' un verger . Il réfléchissait , la tête dans ses mains , faisant effort pour voir clair dans ses pensées . Des coups de vent , secouant les branches des pommiers , faisaient tomber sur le sol des ruissellements d' eau , donnant à croire que l' averse redoublait . Et la Creuse débordée roulait sourdement au fond des ténèbres , entraînant de grosses pierres , qui roulaient à grand bruit sur le fond de rocailles . La lune qui allait se lever à l' orient baignait le ciel de blancheur . Et le rayonnement de cet astre , encore caché sous l' horizon , mettait dans la nuit une palpitation de clarté d' une tendresse infinie . C' est vrai qu' elle était bien bas , cette pauvre fille . Quand il l' avait vue pour la dernière fois , il avait été frappé par sa pâleur , par l' expression de souffrance qui émanait de ce visage émacié , amenuisé par la maladie , par la pesanteur de ces paupières nacrées , qui semblaient prêtes à se fermer pour le dernier sommeil . Alors , c' était donc vrai qu' on pouvait mourir de cette façon . Jusque -là , quand il avait entendu raconter des histoires de filles se jetant à l' eau pour un amoureux , il avait haussé les épaules avec dédain , en garçon qui n' était pas crédule . Et puis , les femmes qu' il avait fréquentées ne l' avaient guère préparé à ces coups de théâtre On se lâchait , comme on se prenait , et tout était dit . Et soudain il se sentait attiré , fasciné par la profondeur de cet amour nouveau , plus fort que l' instinct de la vie , et devant cette révélation , il frissonnait , gagné par une sorte de vertige . Et songeant qu' il était aimé de cette façon , un immense orgueil l' envahit . Il respirait fortement . L' arome miellé qui montait des prés en fleurs , cette senteur forte fouettée par la pluie , le grisait comme un vin . Une vie prodigieuse palpitait vaguement dans l' ombre . A chaque instant des vols muets d' oiseaux effleuraient les tiges des hautes graminées . Une clarté tremblante qui d' instant en instant se faisait plus vive , se posait sur les ombelles des reines des prés , chargées d' eau : une caille rappela au creux d' un sillon . Et quand la lune jaillit des entrailles de la terre , énorme et toute blanche , sa lueur oblique coula sur les vignes avec la douceur d' un regard . Là-bas tout au fond du val , une brume molle , comme une ouate floconneuse , se levait de la rivière , et s' enchevêtrait aux branches des peupliers , en lambeaux que le vent éparpillait . Il continua sa rêverie . A quoi bon ces regrets , ce désir d' une autre existence ? Le bonheur était là . Il n' avait qu' à étendre la main pour le saisir . Voir du pays , tenter autre chose ! Est -ce que la vie n' était pas dure partout aux pauvres diables ! Pour réussir , il fallait de l' argent , un capital qui permettait de déjouer la chance , d' espérer , d' attendre le bon moment . Combien étaient partis , qui s' étaient cassé les reins , faute de ressources suffisantes , et qu' on avait vus revenir au pays , bien contents de manger la soupe , et de bêcher les vignes , comme les camarades . Puis il voyait Marthe , allongée dans son lit , toute fluette , toute blanche dans la pâleur de l' oreiller . Il s' attendrissait . Et en même temps , il ressentait presque au paroxysme ce trouble profond , cruel , voluptueux , qui unit l' amour et la mort . La lune éclatante , au milieu du ciel , versait sur les champs son assoupissement mystérieux . Il faisait clair comme en plein jour . Les brouillards se dissipaient , repliés mollement sur le flanc du val . Et Pierre sentait que toute cette clarté inondait son âme , et il voyait nettement la route tracée devant lui . Il se leva , sa résolution étant prise . Il s' avança dans la prairie mouillée . Il se baissait par moments , et son ombre s' allongeait , coulait sur les molles graminées Marthe , qui s' était réveillée assez tard le lendemain , trouva un gros bouquet , posé à l' angle de la fenêtre . Toute une moisson de fleurs qu' on avait cueillie cette nuit -là , dans les jardins et dans la prairie : des renoncules , des narcisses , des scabieuses de velours pâle , des reines des prés dont les graines tremblantes étaient encore embrumées d' une fine poussière d' eau . Au centre s' épanouissait une rose énorme , largement ouverte , versant de son cœur pourpré où dormaient des scarabées , une odeur suave , troublante , une odeur d' amour . Celui qui l' avait apportée là avait risqué de se casser le cou . Il avait dû grimper le long du mur , s' agrippant aux ferrures des volets , et ses souliers avaient éraflé la pierre , laissant des traces de son escalade périlleuse . Jadis au temps des « Trimazôs » , alors que la poussée des sèves réveille au cœur des hommes l' instinct de la fécondité et de la vie , les amoureux venaient planter sous la fenêtre de la promise des mais bruissants , des branches de feuillages symboliques , qui étaient une déclaration d' amour . Mais cet usage s' étant perdu , la coutume de l' offrande des fleurs subsiste encore . Assise à sa fenêtre , dans un grand fauteuil d' osier , Marthe rêvait . Ses regards tombaient de temps à autre sur l' énorme bouquet qui s' épanouissait dans un rayon de soleil . Alors elle le prenait , et le respirait longuement , dans une sorte d' ivresse confuse . Les fleurs avaient l' air d' enfermer uue pensée mystérieuse . Marthe croyait deviner l' auteur de l' offrande ; un nom venait à ses lèvres , qu' elle n' osait prononcer , dans une pensée superstitieuse . Était -ce Pierre ? Des rêveries , des plans , des projets de toute nature s' échafaudant dans sa tête , le vague même de sa joie la lui rendait plus douce , lui donnant la sensation qu' elle remplissait les profondeurs de son être . Elle se sentait lasse , délicieusement lasse , comme à l' approche d' un grand bonheur , et des pensées si ténues , si fragiles , si ineffablement délicieuses se levaient en elle , qu' elle n' osait même pas se les avouer , dans la crainte de les faire évanouir . La journée passa lente , silencieuse , monotone . La nuit venue , Marthe ne se décidait pas à se coucher , attendant elle ne savait trop quoi .