En 1862 , les environs du camp de Châlons n' étaient pas encore aménagés de façon à offrir un abri confortable aux femmes d' officiers que le dévouement conjugal , pour beaucoup d' entre elles , et la curiosité pour beaucoup d' autres , amenaient dans ces parages crayeux . La spéculation n' avait pas songé à leur préparer des logements , et moins encore à leur créer les villas qu' elle a improvisées depuis lors . Il fallait chercher un asile à peu près décent dans les fermes des paysans ou dans les rares maisons de campagne disséminées au milieu de la plaine champenoise Il fallait s' y établir tant bien que mal , sans aises , sans luxe , souvent même sans le nécessaire . Il fallait surtout faire abnégation absolue de soi -même pour accepter philosophiquement ces installations sommaires et ce dénûment relatif . Le Grand-Mourmelon offrait bien quelques ressources , et encore ! Du reste , comme il se produit toujours en pareil cas , avant l' arrivée des dames des divers régiments , on avait vu s' abattre sur le village un essaim de ces folles et accapareuses personnes qui , n' ayant droit à rien , s' emparent naturellement de tout . Avec la galanterie qui sied si bien à l' uniforme , les officiers garçons mirent au service des nouvelles venues toute leur bonne volonté , toutes leurs démarches et jusqu' à leurs ordonnances , pour les aider dans cet établissement de hasard . Quitte à prendre ensuite une mine contrite quand les maris , leurs camarades , déplorèrent devant eux la difficulté qu' ils éprouvaient à caser leurs infortunées moitiés et leurs pauvres petits enfants . Les villages du Petit-Mourmelon , de Livry , de Louvercy reçurent en masse la visite des maris désolés ; Ce fut dans ces chaumières assez proprettes , mais effroyablement incommodes , qu' ils tentèrent des miracles pour contenter leurs compagnes . Jugez donc : Tel mari , qui louait assez cher deux misérables chambrettes nues , avait en poche le programme détaillé de ce qu' exigeait sa femme : « un salon assez grand pour y offrir le thé aux officiers de son bataillon , une chambre où le berceau de l' enfant fût bien à l' aise , une salle à manger petite , car elle renonçait à donner à dîner au camp , plus un coin pour la bonne . » Tel autre , en face du carré de choux , émaillé de mauves sauvages , qui s' ouvrait devant les fenêtres , pensait douloureusement à l' ambition de sa jeune femme , -- une nouvelle mariée lettrée et sentimentale , -- qui lui avait demandé , avant toute chose , un beau jardin ombreux pour y rêver , le soir , en parlant aux étoiles . Un troisième se voyait contraint d' entasser ses quatre enfants dans une chambre étroite . Et certain vieux capitaine , haut de buste et large d' épaules , découvrait avec stupeur qu' il n' entrerait jamais chez sa femme sans se tourner de trois quarts et labourer de son dos le chambranle grossier des portes . Un matin de mai trois maris quêteurs entrèrent au Petit-Mourmelon , marchant de front , se surveillant mutuellement pour ne laisser aucun d' entre eux , en cas d' heureuse découverte , prendre l' avance sur les autres . Ils descendaient lentement l' unique rue , qui est la grande route , en jetant des regards lamentables aux écriteaux primitifs qui pendaient aux volets clos . Certaines vitres crasseuses étaient également garnies d' un carré de papier où l' écrivain public avait calligraphié : Ici on loue des logements . Ils s' arrêtaient en corps , s' informaient , -- ce n' était qu' une unique chambre , -- et poursuivaient leur chemin , la tête de plus en plus basse . Un jeune lieutenant , de mine intelligente et de tournure distinguée , parut prendre le premier son parti de l' inutilité de leurs recherches . — Après tout , s' écria-t-il tout à coup , nous en serons quittes pour abdiquer nos pouvoirs aux mains de ces dames . Nous n' avons pas la baguette de Moïse pour faire sourdre du sol une belle maison confortable . N' en déplaise à madame de Lestenac , cet objet désiré est absolument inconnu ici . Un chirurgien-major qui faisait partie du petit groupe ne sembla pas accepter aussi bravement leur déconvenue . — Vous en parlez bien à votre aise , mon cher Lestenac , dit-il avec un soupir ; on voit bien que vous n' avez pas reçu des recommandations pressantes . — Mais si , mais si ! ... ma femme a trouvé charmant de passer une saison au camp et tient positivement à satisfaire sa fantaisie . — Moi , je connais madame Lémincé , elle ne croira pas à cette impossibilité ... elle imaginera je ne sais quelle mauvaise volonté de ma part ... Elle m' écrira vertement . Ah ! ... Aurélie est une femme qui a tant de caractère ! M . de Lestenac eut un sourire discret qui prouvait surabondamment sur quelles bases incontestables la réputation de madame Aurélie Lémincé comme femme énergique était établie au régiment . Le troisième interlocuteur , qui portait une tête brune et caractérisée sur des épaulettes de capitaine , fit un geste légèrement dédaigneux . — Je vous trouve bien bons de vous inquiéter ainsi , dit-il ; puisque nous , ne trouvons rien , ces dames viendront , verront et se résigneront . — Comment ! se récria le docteur , vous voulez faire venir madame Aubépin , sans savoir . — Madame Aubépin sera ici ce soir même . — Sans logement ? — Elle m' aidera à en découvrir un . — Mais comment voulez -vous qu' une femme . — Une femme de militaire doit être au-dessus de toutes ces misères -là , dit sèchement le capitaine Aubépin . À ce moment , et malgré la jalouse surveillance de ses camarades , M . de Lestenac , doué d' une vue excellente et de jambes de cerf , se jeta brusquement dans un petit chemin mal entretenu qui conduisait à un moulin . Au bord du chemin , à gauche , se dressait une maisonnette blanche avec un écriteau . — Je suis un maladroit , grommela le capitaine . Le chirurgien-major serra les poings avec dépit . — Euréka ! cria la voix joyeuse du lieutenant de Lestenac . Ses compagnons enfilèrent le petit chemin et lurent distinctement sur l' écriteau ce bienheureux renseignement : Appartements à louer . — Ce Lestenac a une chance ! soupira M . Lémincé . — Permettez , major , observa le capitaine Aubépin , il y a un s à appartements . Ce disant , en homme prudent , il allongea le pas et rejoignit M . de Lestenac sur le seuil de la maisonnette . — Hé ! ... quelqu'un ! cria celui -ci . Une bonne femme , encore jeune et avenante , accourut les mains pleines de savon , un enfant pendu à sa jupe , un autre pleurant derrière elle . — Pouvons-nous voir les logements à louer ? demanda le capitaine , prompt à dominer la situation . — Certainement , mes bons messieurs , et même qu' ils ne sont finis que de ce matin , et que c' est mon mari qui a tout fait , et qu' il vient seulement de mettre l' écriteau . On grimpait déjà un petit escalier tournant , juste assez large pour laisser passer une personne mince . On trouva un palier , et sur ce palier cinq portes , que les trois officiers parurent disposés à emporter d' assaut . Celle de gauche donnait accès dans deux petites pièces propres et gaies , éclairées largement sur la route . — Je les prends , dit vivement M . de Lestenac . Celle de droite ouvrait sur une grande chambre située au nord , mais d' où la vue s' étendait sur des champs verts et de petits bouquets de bois . Un corridor la séparait d' une autre pièce moins vaste et d' un cabinet de débarras complètement obscur . — Voici mon logement , déclara le capitaine Aubépin . Le chirurgien-major , très-inquiet , ouvrit la cinquième porte et ne vit qu' une chambrette étroite , sans air , complétement insuffisante . — Ah ! mon Dieu ! que va dire Aurélie ? s' écria-t-il d' un ton si piteux que la bonne femme émue s' empressa de le consoler . — Monsieur , dit-elle , il y a là-bas deux chambres , que Nicolle , notre homme , pensait garder pour faire un bel atelier , car il est charron de son état , mais je pense , moi , qu' elles feront joliment votre affaire et je vas vous les louer . Plein d' espoir , le docteur dégringola l' escalier , se précipita dans l' atelier carrelé , vide , froid . , et l' on entendit bientôt sa voix triomphante : — Messieurs , madame Lémincé est logée . Une petite question d' intérêt promptement résolue , entre la mère Nicolle et les trois officiers , termina cette importante conférence dont ils sortirent justement fiers . Ils allèrent dîner au mess du régiment , le 204e de ligne , arrivé l' avant-veille d' Orléans , et rentrèrent ensuite chacun dans leur tente pour y procéder à une correspondance , qui , si nous lisons par-dessus leur épaule , nous donnera quelque idée des caractères et des goûts de nos personnages . « Ma chère Louise , écrivait le lieutenant de Lestenac , imaginez -vous que loger votre charmante petite personne au camp de Châlons est un tour de force que j' ai le mérite d' avoir accompli non sans peine ! ... « Vous aurez deux chambres , ma mignonne , deux chambres pour étaler vos jolis colifichets . Comment allez -vous faire ? l' une sans cheminée , l' autre sans tapisserie . « Votre horizon sera un petit chemin pierreux , fréquenté par les soldats , et vos voisines seront madame Aurélie Lémincé , l' énergique épouse du docteur , et madame Berthe Aubépin . vous savez , la jolie , la triste , la mystérieuse madame Aubépin . « Tout cela pour quatre grands mois ! . Je ne veux rien vous dissimuler , même si cette peinture réaliste devait nuire à mes espérances . « Voyez , chère amie , si la perspective de cette installation , on ne peut plus rustique , ne révolte pas trop vos délicats instincts de Parisienne , et répondez bien vite à votre très-empressé et très-malheureux « FLAVIEN . » — Hum ! murmura M . de Lestenac en cachetant soigneusement à ses armes cette missive encourageante , si Louise a ses vapeurs en recevant le tableau du confort qui l' attend , sa décision est claire : elle ne viendra pas . Il alluma un cigare , et , fredonnant un air du Barbier , il retourna au mess du 204e qui brillait dans l' obscurité du camp . De son côté , le docteur Lémincé , penché sur son buvard de campagne , griffonnait avec ardeur : « Tu seras satisfaite , ma bonne Aurélie , j' ai découvert un petit nid qui n' est certainement pas celui que j' avais rêvé pour toi , mais qui réunit les meilleures conditions possibles dans ce pays arriéré . « Dans une maison neuve , au rez-de-chaussée , -- c' est moins fatigant , -- tu vas occuper un petit salon-salle à manger . « Je vais y faire placer des meubles ; ce ne sera pas élégant , à mon extrême regret : tu l' embelliras . « La chambre à coucher sera vraiment bien , j' y tiens beaucoup ; devant les yeux une Cour , un champ de blé , quelque chose d' agreste et de frais que tu aimeras . « Du reste , si quelque chose te déplaît , nous le changerons . Si , par hasard même , la maison ne te convenait pas , nous en chercherons une qui rentre mieux dans tes goûts . « Les autres appartements sont retenus pour madame Aubépin , dont le voisinage te sera agréable , et pour madame de Lestenac , la jeune mariée parisienne . « Tu ne t' ennuieras donc pas , tu ne resteras pas seule . Et puis j' obtiendrai de n' avoir pas de tente , ou du moins de ne pas y habiter , et je demeurerai près de toi . « Mille tendresses , et viens vite , ma chère Aurélie . « A . L . » — Ah ! fit le docteur en repoussant sa plume avec un soupir involontaire , elle viendra certaine ment . Le capitaine Aubépin , lui , n' avait écrit qu' une note , celle des meubles qu' il louait à un entrepreneur de Châlons : un lit , un fauteuil , quelques chaises , une toilette , une table . Il regarda sa montre , mit son caban , et , courant à travers champs , il arpenta le terrain d' un pas élastique jusqu' à la gare du Petit-Mourmelon , où le train de Châlons arrivait au moment même . Il attendit la sortie des voyageurs en regardant impatiemment ceux qui paraissaient aux portes . Une femme s' avançait hésitante , indécise , serrant contre elle deux petits enfants de trois à quatre ans . Il alla vers elle aussitôt , en disant de ce ton sec , qui semblait en si parfait accord avec sa physiomie sévère : — Bonjour , Berthe . Les enfants ont -ils fait un bon voyage ? La jeune femme poussa les enfants vers leur père , et , sans répondre , releva son voile . Elle avait vingt-cinq ans environ , une tête fine , expressive et pâle ; rien de correct , mais rien de banal dans les traits ; des yeux très-grands , dont les cils allongés semblaient s' ouvrir sur du velours brun ; des joues assez pleines pour laisser à deux adorables fossettes le loisir de s' y creuser un nid ; une bouche sérieuse , plus sérieuse certes que celle des femmes de cet âge ; et c' était à cette bouche , dont les coins découragés disaient une amertume contenue , que la physionomie tout entière empruntait un caractère vaguement douloureux . Les enfants , une fillette délicate et un bébé joufflu , sautèrent au cou du capitaine , qui leur rendit leurs caresses avec une sorte de passion ; puis revenant à sa femme et lui offrant le bras : — As -tu terminé tes emballages en temps utile ? — Tout a été prêt . — Tu m' apportes mes cannes à pêche ? — Certainement . — Tous les comptes sont réglés à Orléans ? — Tous . — C' est bien . — Où allons-nous , Auguste ? — A l' hôtel des Trois-Pignons , au Grand-Mourmelon . Demain , je vous installerai dans le logement que j' ai retenu . — Êtes -vous content ? — Hum ! . Tu n' y seras pas très-bien , mais les enfants auront de l' air et de l' espace . — C' est tout ce qu' il faut , dit-elle simplement . Il était tard , la nuit était noire ; les enfants se serraient peureusement contre eux , tandis qu' ils franchissaient en silence la distance , assez considérable , qui sépare les deux Mourmelon . Ils ne s' étaient point vus depuis quinze jours , et pourtant pas une question affectueuse ne vint aux lèvres de la femme , pas un mot tendre à celles du mari . Une fois seulement , madame Aubépin , passant distraitement sa main sur la tête bouclée du petit garçon , dit avec effusion : — Il vous a bien souvent demandé . Le père eut un sourire satisfait . Et la mère , retombant dans sa réserve , laissa ses grands yeux mélancoliques errer sur le paysage sombre que des silhouettes de tentes découpaient bizarrement çà et là . Le camp de Châlons , depuis qu' un décret du 14 novembre 1856 l' a transformé , de camp provisoire établi à titre d' essai , en camp permanent d' instruction militaire , est connu non-seulement de nos régiments , qui y passent à tour de rôle une saison laborieusement employée , mais encore d' un grand nombre d' étrangers de distinction , qui viennent assister à ses grandes manœuvres annuelles . Une foule de touristes le prenaient également pour but de leurs pérégrinations , à l' époque du séjour de l' Empereur . Pour ceux qui n' ont jamais eu la curiosité ou la possibilité de le visiter , nous dirons que le camp est un terrain de 12 , 000 hectares , à quatre lieues de Châlons , avec lequel il communique rapidement par un petit chemin de fer qui fut étudié , jugé nécessaire et exécuté en soixante-dix jours . Le terrain est couvert d' un gazon rare , avec de larges plaques blanches dont les yeux des soldats gardent parfois l' ophthalmique souvenir . Quelques maigres massifs , semés çà et là , y forment de petites oasis fort appréciées du troupier au repos . Il est entouré , ou arrosé de trois rivières : la Suippe , la Vesle , le Chenu ; foré d' un grand nombre de puits ; élevé de 140 mètres au-dessus du niveau de la mer ; salubre , sec , exposé aux vents contraires qui en éloignent toute émanation dangereuse . On y a très-froid en hiver : les épaisses capotes et les lourds sabots y florissent . On y a très-chaud en été mais en 1862 , les fraîches eaux , la liberté relative , l' exemple , la crânerie française et la présence du souverain qui couronnait les manœuvres , soutenaient le soldat et lui faisaient gaîment supporter une saison de fatigues qui tend de plus en plus à faire partie des habitudes militaires . Le camp proprement dit est une sorte de ville longue , symétrique , coupée de grandes rues perpendiculaires de vingt pas de largeur . Trois divisions l' habitaient annuellement : la première et la troisième sous la tente , la deuxième dans des baraques , c' est-à-dire dans une série de maisonnettes régulières et suffisamment commodes . Les tentes des soldats s' étendaient en première ligne , parallèles au front de bandière . Puis , toujours en reculant , venaient les campements des sous-officiers , des officiers subalternes , des officiers supérieurs et enfin des généraux , qui occupent , en arrière , le centre de leurs divisions respectives . La deuxième division , baraquée , offrant au soldat une installation toute faite et invariable , ne sollicitait en rien le goût d' ornementation qu' il porte partout où il s' arrête . Aussi l' aspect en était-il monotone . L' originalité s' était réfugiée dans la première division , et la coquetterie dans la troisième . En effet , cette heureuse troisième division , située à l' extrême gauche du camp , au milieu de pins sylvestres et dans le voisinage de petits bois qu' on trouve touffus là-bas , pouvait tout à son aise y développer son penchant pour l' arrangement et les ombrages . On n' y voyait , en effet , que jardinets , parterres , tentes des chefs abritées avec adresse , et naïfs essais d' horticulture qui n' ont jamais le temps d' aboutir . La première division cultivait les arts , ébauchait des sculptures , élevait à l' entrée de ses rues des Forts de terre glaise , des France et des Victoire en craie , des bustes de l' Empereur plus sincères que réussis , des Prince Impérial équestre ou pédestre . Nous y vîmes même un jour un buste de l' Impératrice , traité avec une hardiesse de conception et une richesse de formes qui défient toute description . Au milieu de ces esquisses et de ces essais , il se trouvait parfois de jolies statuettes , de belles pensées bien rendues , et tel de ces artistes improvisés a prouve qu' il avait dans sa giberne un ciseau de sculpteur . C' est à cette première division , qui s' appuyait sur un moulin à vent , à peu de distance du Petit-Mourmelon , qu' appartenaient les nouveaux locataires du charron Nicolle . Tous trois n' avaient pas obtenu l' autorisation de déserter la tente ou ne l' avaient pas même demandée . Le capitaine Aubépin occupait bel et bien la sienne . Le lieutenant de Lestenac devait à une indisposition du capitaine de sa compagnie la libre disposition d' une tente pour lui tout seul ; ce que ses bons camarades , obligés de partager la leur avec leur sous-lieutenant , lui enviaient grandement . Le chirurgien-major du 204e , par tolérance spéciale , -- qu' il avait enlevée d' assaut pour complaire à madame Aurélie Lémincé , -- pouvait venir prendre gîte auprès de sa femme . Ces dames laissèrent tout juste à leurs maris le temps de faire apporter quelques meubles à la maison Nicolle , où le ménage Aubépin était installé déjà , et débarquèrent simultanément un beau jour à la gare du Petit-Mourmelon . Elles avaient voyagé ensemble depuis Châlons et ne se déplaisaient pas trop encore en arrivant . Ce fut également ensemble qu' elles se dirigèrent , aux bras de MM . Lémincé et de Lestenac , vers l' Éden invraisemblable qui leur avait été préparé . Madame de Lestenac trottinait légèrement , regardant çà et là d' un petit air ébahi qui lui allait à merveille . Parisienne , dix-neuf ans , minois spirituel , petits yeux pétillants , bouche rieuse , grandes boucles blondes , costume coquet : elle était ravissante . — C' est très-drôle celte campagne blanche , disait-elle ; cela me rappelle un décor des Variétés , très-réussi , dans je ne sais plus quel vaudeville . Vous souvenez -vous , Flavien ? . Ah ! mais non , c' était avant que vous me fissiez la cour . — Alors cela date d' une époque où j' étais un grand maladroit . — Allons-nous bien loin ainsi ? — Non , ma chère , nous y voilà . — Où donc ? — Cette maison ... là ... à gauche . — Comment ! ... là ? — Oui . — Cette masure ? — Mais , ma chère Louise , pour le pays , c' est un trésor de propreté et de confortable . — Il est superbe , votre trésor ! — Je suis désolé , ma pauvre enfant ... si vous saviez . — Essayons d' y pénétrer . — Un peu de courage , ma petite Parisienne . L' escalier est étroit . — Guidez -moi , mon cher ami . M . de Lestenac s' élança dans l' escalier , tandis que sa femme faisait les plus jolies mines en franchissant le perron . — Y êtes -vous , Louise ? — Je vous suis . — Prenez garde au premier tournant . — Merci . Anna , relevez ma robe , je vous prie . M . de Lestenac écouta , stupéfait . — Anna ? répéta-t-il , qui donc Anna ? — Eh ! ma femme de chambre . — Votre femme de ... — Sans doute ... une perle . — Elle est là ? — Où donc voulez -vous qu' elle soit ? Fallait-il vous télégraphier une demande d' autorisation , cher ami ? M . de Lestenac s' arrêta court et regarda en arrière . Dans la pénombre de l' escalier , suivant sa femme , il distingua un chapeau bleu impérial qui montait gravement sur une tête d' anglaise rousse et pincée . — Mais , malheureuse enfant ! s' écria-t-il , vous n' avez donc pas lu ma lettre ? — Quelle lettre ? — Celle où je vous disais que vous aviez deux chambres ... deux chambres ... — Si fait , j' ai très-bien compris : deux chambres à coucher . — Non pas . Deux chambres en tout ... deux chambres pour tout appartement . — Vous plaisantez , Flavien ? — Hélas ! — Vite , que je voie cet ermitage . — Je vous assure , Louise . — Laissez -moi passer , je vous prie . deux chambres ! ... Madame de Lestenac se fit toute petite , glissa entre le mur et son mari , sauta sur le palier et s' arrêta interdite . La porte de la première pièce était ouverte , et celle du fond , ouverte également , laissait entrevoir sa sœur jumelle . Les murailles étaient couvertes d' un grossier papier gris à fleurs roses et bleues , le plafond absent était suppléé par un papier blanc tendu dans toute sa longueur , et que le courant d' air agitait avec un bruit bizarre . Un étroit canapé de perse , un fauteuil Voltaire épuisé , trois chaises et une petite table de travail meublaient ce simulacre de salon . Les rideaux du lit , en damas de coton marron et blanc , apparaissaient dans le lointain comme fond de tableau . Madame de Lestenac inspecta tout cela d' un coup d' œil , et partit d' un joyeux éclat de rire , en frappant ses petites mains l' une contre l' autre avec un entrain qui décontenança complétement son mari . — Une chaumière ! s' écria-t-elle ... c' est donc ça , une chaumière ? Oh ! comme c' est laid ! mais c' est nature , n' est -ce pas ? — Ma chère enfant ... — Moins le voltaire , cependant ... le voltaire a un air pédantesque . — J' espère , Louise , que vous comprendrez ... — Si je comprends ! -- et elle riait toujours ! -- je comprends que ni ma mère , ni ma sœur , ni mes cousins , ni personne de ma société , n' imaginerait jamais quelle cellule vous m' avez choisie ... pour me faire expier mes fautes , sans doute . M . de Lestenac , déconcerté tout à fait par ce persiflage , lui prit doucement les mains comme pour l' inviter à raisonner un peu . Elle cessa de rire , et , se croisant les bras bien en face de son mari : — Voyons , voyons , mon bon Flavien , dit-elle , avez -vous sérieusement l' intention de m' interner dans ce diminutif de prison ? S' il eût été seul , Flavien aurait volontiers répondu par une caresse à cette impertinente interrogation . Et qui sait si cette réponse n' aurait pas mieux convaincu la jeune femme que les meilleurs arguments ? Malheureusement , le chapeau bleu-impérial dressait sa silhouette gênante derrière les épaules de madame de Lestenac . Il répondit d' un ton piqué : — Vous êtes parfaitement libre , ma chère amie , d' accepter ou de rejeter ce que vous regardez comme une geôle ; il me restera le regret d' avoir compté sur votre raison un peu plus qu' il n' était juste de le faire . Louise , à son tour , fit un mouvement comme pour sauter au cou de son mari ; mais une oscillation du chapeau bleu-impérial , qui s' agitait sur la tête de la femme de chambre comme une crête colossale , l' arrêta net dans son élan . — J' admets que je me contente de ma cellule , dit-elle . Qu' avez -vous fait préparer pour loger Anna ? — Rien , fit-il sèchement . — Rien ? Voilà qui est d' un bon mari , galant et attentionné . — J' espérais , ma chère , vous avoir fait comprendre que le camp n' est pas un lieu de plaisance où l' on puisse mener la vie de château . Le chapeau bleu-impérial crut le moment favorable pour entrer en scène . — Que madame ne s' inquiète pas , dit-elle avec un effroyable accent anglais ; je vais ranger les effets de madame , et , si madame le permet , je retournerai à Paris , chez la mère de madame . — Amen ! grommela Flavien . — Miséricorde ! cria Louise , que dites -vous donc là , Anna ? ... est -ce que je saurais me passer de vos services ? ... — Cependant , madame ... — Attendez , nous allons arranger tout cela . Et d' abord , qu' est -ce que toutes ces portes ? ... des chambres , j' imagine . Et , sans écouter son mari , qui essayait une explication , madame de Lestenac frappa résolûment à la porte de droite , qui s' ouvrit aussitôt . Le doux visage de madame Aubépin sourit à la belle indiscrète . — Bonjour et pardon , madame , dit madame de Lestenac en tendant gracieusement la main à la femme du capitaine ; je suis une étourdie , qui vais à l' aventure , cherchant un coin pour abriter ma pauvre Anna . Madame Aubépin serra cordialement la petite main . — Un coin ! répéta-t-elle . Oh ! madame , c' est ici chose précieuse et rare , si rare même , que je crois sage de décourager tout de suite vos velléités de découvertes . — Ah ! mon Dieu ! si j' avais su ! ... soupira la jeune femme . Tout à coup , M . de Lestenac se frappa le front . — Louise ! j' ai votre affaire ! Comment diable n' y ai -je pas songé plus tôt ? — Qu' est -ce donc ? — Une chambre ... celle que le docteur Lémincé trouvait trop insuffisante , et qui est là ... encore disponible . quelle veine ! Tout joyeux , il mit la main sur la clef , -- une énorme clef campagnarde capable d' assommer un bœuf , -- qui brillait à la serrure de la cinquième porte . Mais , comme il allait la faire tourner , une voix fraîche et gaie cria du milieu de l' escalier : — Pardon ... , pardon , mon cher camarade , j' arrive à temps pour défendre énergiquement mon bien . Tout le monde se retourna . On vit surgir , des profondeurs de l' escalier , un grand jeune homme blond , dont l' uniforme sombre des chasseurs à pied dessinait la taille robuste et souple . Il salua avec grâce madame de Lestenac . — Cette chambre est retenue pour ma mère , dit-il simplement . Ce fut au tour de M . de Lestenac à s' incliner . Louise , dépitée , rentra prestement dans son appartement , suivie de Flavien et d' Anna , et referma la porte derrière elle . — Voilà un monsieur singulièrement gênant , dit-elle avec humeur . — Ah ! s' il n' y avait que lui de gênant au monde ! soupira le pauvre mari . Elle ne parut pas entendre . — Sérieusement , Louise , où la nicherons-nous ? continua-t-il en désignant du coin de l' œil le chapeau bleu-impérial , qui déficelait paisiblement des cartons . — Ici . — Ici ? — Sans doute . Flavien promena autour de lui un regard éloquent . — Mais ... — Oh ! cher ami , fit-elle coquettement avec le plus malicieux des sourires , n' avez -vous pas votre tente ? Flavien se mordit rudement la moustache . et vint tambouriner sur les vitres . La femme de chambre , rassurée sur son avenir , coupa joyeusement la corde du troisième carton . L' officier de chasseurs , demeuré seul sur le palier , ouvrit alors délibérément la cinquième porte . Le jour , qui s' en échappa brusquement , éclaira sa haute stature , sa tête charmante , que mille folles boucles auréolisaient , au grand préjudice de l' ordonnance , et ses longues moustaches blondes , qui voilaient à demi une bouche fine d' un dessin correct . Derrière lui retentit une plainte étouffée , quelque chose d' indistinct et de douloureux comme le gémissement d' une femme . Il plongea un œil étonné dans la demi-obscurité du palier , et crut voir disparaître une robe brune dans l' entre-bâillement d' une porte qui se fermait . Il écouta : la plainte ne se renouvela pas . Il fit quelques pas dans la direction de cette robe disparue , puis s' arrêta devant l' indiscrétion apparente de cette démarche et l' impossibilité d' expliquer clairement ce qu' il avait entendu . Il pensa bientôt que c' étaient des enfants qui jouaient dans la cour , sourit de sa frayeur , et rentra dans cette chambre qu' il destinait à sa mère . Et pourtant , il n' avait pas rêvé . Madame Aubépin l' avait vu , et , les deux mains sur les lèvres pour comprimer un second cri d' angoisse , elle venait de glisser , évanouie , derrière sa porte refermée . Le capitaine Aubépin était un homme de quarante ans , rude , loyal , d' une obstination dauphinoise greffée , du fait de sa mère , sur un entêtement breton . Son caractère , tout d' une pièce dans le service , ne s' adoucissait guère dans l' intimité . Il savait vouloir ; il savait encore mieux ordonner . Excellent soldat , on pouvait dire de lui , avec exactitude , qu' il ne désarmait jamais . Cela se lisait dans les lignes fermes de son visage et dans l' éclair froid de son regard d' acier . Dur à lui -même , il l' était également aux autres . Parlant peu , il possédait le grand art de ne livrer de ses impressions que ce qu' il voulait bien laisser paraître . On ne se plaignait pas au 204e d' une seule injustice qu' il eût commise , mais les hommes de sa compagnie étaient rarement tentés d' enfreindre le règlement . Sans vouloir entendre un mot d' explication , il punissait tout d' abord . Si plus tard , quelque renseignement nouveau déchargeait le coupable d' une partie de sa faute , le capitaine souriait gravement dans son épaisse moustache noire . — Cela rendra ses camarades plus prudents , disait-il . Et sa conscience était parfaitement satisfaite de cette application nouvelle de l' enseignement mutuel dans l' armée . Ses chefs l' estimaient . Ses collègues étaient faits à ses manières brusques . Le monde aurait trouvé qu' il avait trop négligé de se frotter à sa civilisation raffinée . Mais le monde avait peu d' occasions de porter un jugement sur son compte , car le capitaine Aubépin ne voulait pas se soumettre à ses exigences et le fuyait systématiquement . Cet homme entier avait une grande passion , celle de la famille . Il respectait sa vieille mère à l' égal d' une idole ; il avait successivement élevé , dirigé , placé dans de bonnes conditions ses trois jeunes frères ; il aimait sa femme , il adorait ses enfants . Les indifférents qui voyaient cela disaient avec conviction : « Comme madame Aubépin est heureuse ! » Où donc l' avait-il découverte , cette femme jeune et distinguée , qui , depuis cinq ans déjà , usait sa douceur persistante aux angles aigus de ce caractère de fer ? Ce mariage s' était fait très-vite , à Paris , pendant un congé du capitaine . Il en avait fait part à son régiment , et s' était empressé de le rejoindre à Limoges , où le 204e tenait alors garnison . Dès le lendemain de son arrivée , avec une rectitude militaire , il avait obligé Berthe à se parer , et l' avait présentée aux dix-neuf ménages du régiment . Madame Aubépin fut trouvée gracieuse , réservée , mélancolique , et suffisamment jolie pour désoler quatre ou cinq dames mûres , qui avaient des prétentions à la beauté . Avait-elle de l' esprit ? personne ne s' en inquiéta . Sa dot était-elle brillante ? on ne le supposait guère . Avait-elle une élégance redoutable ? nullement ... et c' était là l' essentiel . Madame Aubépin fut donc favorablement accueillie , et la sympathie des femmes d' officiers , ses pareilles , lui fut presque généralement acquise : triomphe rare . Depuis lors , on la vit d' année en année un peu plus sérieuse , un peu plus pâle , toujours calme , parlant sans ardeur comme sans lassitude , pleine de déférence pour son mari , de cette déférence délicate qui est aussi loin de la servilité que de l' enthousiasme ; enfin , s' occupant de ses enfants avec une tendresse plus effective que démonstrative . Les enfants , qui n' échappaient jamais à la surveillance de cette jeune femme instruite et bonne , étaient déplorablement élevés . Ceci était l' œuvre particulière du capitaine Aubépin , dont la faiblesse paternelle dépassait toutes les limites . Les trois ans de Bébé comprenaient déjà qu' ils pouvaient abuser ... , et c' étaient des cris , des colères , des exigences ! . Marie , la fillette pâle et nerveuse , avait quatre ans , une santé délicate et un art merveilleux pour rendre ses caprices muets aussi productifs que les fureurs bruyantes de son frère . Berthe avait voulu réagir contre ces tendances inexplicables chez un homme absolu ; elle avait été brisée dans la lutte , et , pour ne pas s' entendre donner tort ouvertement devant ses enfants , elle portait en silence la croix de sa maternité . Le jour où madame de Lestenac prenait possession , bien à contre-cœur , de ce qu' elle appelait sa cellule , le capitaine Aubépin , en descendant du camp au Petit-Mourmelon , fut étonné de ne point voir ses enfants venir joyeusement à sa rencontre comme ils l' avaient fait les jours précédents . Vaguement inquiet , il hâta le pas , et les aperçut immobiles et tristes sur le petit perron . — Qu' avez -vous donc ? leur cria-t-il . — Où est maman ? répondit la petite Marie en se levant . — Ta mère ! elle n' est donc pas là ? — Je ne sais pas . Je jouais avec Bébé , j' ai voulu remonter ; la porte est fermée . — Il fallait appeler . — J' ai appelé maman , elle ne m' a pas ouvert . Le capitaine l' écarta doucement , escalada l' escalier , et chercha à ouvrir la porte de son appartement , qui résista tout en s' entre-baillant . Il n' y avait à l' intérieur ni clef ni verrou mais quelque chose comme un meuble qu' on aurait poussé contre elle . Effrayé , il fit un effort violent , repoussa l' obstacle et jeta un cri : le corps de Berthe barrait la porte . Elle était étendue , raidie , blanche comme ces touchantes statues du moyen âge couchées sur les tombeaux . Le capitaine la souleva dans ses bras nerveux , la déposa sur son lit , et descendit comme une flèche chez le chirurgien-major du 204e , qui présidait en ce moment même à l' aménagement de madame Aurélie Lémincé . Celle -ci avait trouvé fort ridicules les petites façons de sa voisine de Lestenac , et démontrait à son mari qu' elle , Aurélie , était infiniment supérieure à ces Parisiennes frivoles . Le capitaine entra sans frapper , renversa un échafaudage de paquets amoncelés , et , courant au docteur , qu' il saisit par le bras : — Venez vite , major , s' écria-t-il , venez vite , j' ai besoin de vous . Cette brusque intrusion dans son intérieur parut surprendre le docteur , mais ce fut surtout madame Aurélie à laquelle un pareil procédé parut intolérable . — Qu' est -ce donc , monsieur ? s' écria-t-elle indignée ; le feu est-il à la bicoque où je veux bien venir camper pour être agréable à M . Lémincé ? ... On le croirait , vraiment , à , voir la façon ... étonnante dont vous pénétrez ici . — Pardonnez -moi , madame ... je suis horriblement inquiet . Au nom du ciel , docteur , venez avec moi ! — Vous avez un enfant malade ? interrogea le docteur en abandonnant la malle qu' il décordait . — Non , c' est ma femme . — Ah ! c' est Madame ... . Et le docteur marcha vivement vers la porte . Cet empressement déplut à madame Lémincé . — Qu' a-t-elle ? ... qu' a-t-elle donc ? ... insista-telle en les suivant tous les deux . — Elle est sans connaissance , répondit le capitaine en s' engageant dans l' escalier . Madame Aurélie s' arrêta et parut réfléchir . — Un évanouissement ! fit-elle du bout des lèvres ... Peuh ! elle est donc nerveuse , cette petite femme -là ? ... et il faut que ce soit mon mari qui l' en retire encore ! ... Les femmes n' ont plus ni santé ni pudeur . Comme c' est agréable pour moi d' arriver ici , de manquer de tout ... et de voir M . Lémincé se prodiguer pour une voisine vaporeuse ! Elle haussa les épaules et rentra chez elle avec humeur . Pendant quelques minutes , qui lui semblèrent des heures , elle mit en ordre les divers objets épars , tout en tenant une oreille attentive incessamment dressée vers l' étage supérieur , où des allées et venues multipliées se faisaient entendre . — Ah çà ! murmurait-elle , M . Lémincé va-t-il m' abandonner longtemps ainsi ? ... est-il , oui ou non , un médecin militaire ou un médecin de dames ? ... Il est inimaginable que , tout médecin de régiment qu' il soit , je ne puisse pas avoir une heure de tranquillité ! Elle arpenta furieusement sa chambre et , prenant une résolution énergique : — Il faut leur prouver , dès le premier jour , que je vois clair dans tous les manéges , dit-elle en s' élançant dans l' escalier . Pour avoir de l' air autour de la malade , on avait laissé les portes grandes ouvertes , et rien n' était facile comme d' arriver à elle . Madame Lémincé n' y manqua pas et se glissa jusqu' au lit . Berthe revenait seulement à elle . Le premier regard qu' elle jeta sur son entourage était empreint d' un égarement douloureux . — Où est-il ? prononça-t-elle faiblement en soulevant la tête . — Je suis là , répondit le capitaine Aubépin en se penchant vers elle . Mais lorsque leurs yeux se rencontrèrent , elle se rejeta en arrière avec un mouvement répulsif . Le docteur interrogeait le pouls . Elle étendit le bras dans la direction du palier sombre , que la porte ouverte laissait apercevoir , et , tandis que le même effarement éclatait sur ses traits décomposés , elle répéta d' une voix troublée : — Je l' ai vu ! . . là ... je l' ai vu ! — Qui donc ? s' écria le capitaine . Cette voix la fit tressaillir , elle laissa retomber sa tête , le murmure de ses lèvres s' éteignit . Madame Lémincé eut un mauvais sourire . — Elle a beaucoup de fièvre , dit le docteur , il faut envoyer au Grand-Mourmelon chercher le calmant que je vais prescrire . M . Aubépin ne l' entendit pas . Penché sur la malade , il épiait le sens des sons indistincts qui mouraient sur ses lèvres blanches . Ce fut madame Aurélie , en épouse attentive , qui arracha un feuillet du cahier de bâtons de la petite Marie , pour permettre au docteur d' écrire sa prescription . Lambert , l' ordonnance du capitaine qui vaguait dans la cour , reçut l' ordre de la porter , au pas de course , à l' unique pharmacien du village . Madame Lémincé , s' approchant alors , offrit discrètement ses bons offices comme garde-malade . Cette proposition , dont le dévouement était peut-être suspect , mais dont la politesse ne pouvait être niée , n' obtint qu' un remerciment banal et un refus positif du capitaine . Il s' était installé déjà au chevet de Berthe , un peu en infirmier , beaucoup en inquisiteur . Cette attitude , à laquelle l' instinct féminin de madame Aurélie ne se trompa pas , la décida à opérer sa retraite en emmenant son mari , ce qu' elle eut quelque peine à obtenir , car le digne homme n' était pas sans crainte sur les accidents cérébraux qui pouvaient se produire chez sa malade , et dont quelques paroles incohérentes semblaient les premiers symptômes . Le capitaine songeait à ce mouvement de répulsion qu' il avait surpris chez sa femme . C' était le premier . Jamais il n' avait entendu ces lèvres indulgentes blâmer sa despotique tendresse . Jamais il n' avait soupçonné que la vie aisée , régulière et monotone qu' il faisait à la jeune femme ne suffisait pas à son complet bonheur . Ce sont là des aberrations conjugales beaucoup plus fréquentes qu' on ne le croit . L' homme , fatigué déjà , se repose , dans la paisible atmosphère de la famille , des stériles agitations de la vie de garçon . Il recueille , sur les lèvres fraîches de la jeune fille dont il fait sa femme , les premières aspirations d' une âme qui s' éveille ; il se grise de ce parfum virginal , et ne le voit pas s' échapper , insaisissable et fantasque , et voler plus loin , plus haut , non point toujours au pays des rêves insensés , mais à celui des sentiments tendres de la vie . L' homme est heureux : pourquoi donc la femme ne le serait-elle pas ? C' était pourtant cette douce Berthe , cette femme modeste , distinguée , qui tout à coup semblait frappée d' égarement , perdait la notion des choses réelles , sa réserve habituelle et jusqu' à la raison . Il y avait là un douloureux sujet de surprise et d' effroi pour le capitaine qui , pour la première fois , éprouvait l' irritation du doute et la torture du soupçon . Qui donc avait-elle vu ? Quelle ombre indistincte avait passé devant ses yeux troublés ? Et quelle personne au monde était capable de lui inspirer ce sentiment de terreur et d' émotions à la fois ? Il vint sans bruit sur le palier , cherchant autour de lui ce point mystérieux qu' avait désigné le bras étendu de Berthe . Il ne vit rien que les cinq portes uniformes et closes . Ah ! si pourtant , sur l' une d' elles , la cinquième , une carte , qui n' y était pas encore clouée le malin , se détachait toute blanche dans l' ombre . Il s' approcha avidement . Ses yeux , dont une curiosité passionnée doublait la perspicacité ordinaire , lurent distinctement : Madame la comtesse de Curnil . C' était tout , et ce nom ne lui apprenait rien . Désappointé , il tourna sur lui -même et revint monter sa garde attentive près du lit où Berthe s' était peu à peu assoupie . La tête dans les mains , plongé dans un océan de conjectures invraisemblables , il avait oublié l' heure et ne fut tiré de sa longue rêverie que par un coup discret frappé par le docteur . Lambert arrivait porteur de fioles et de petits paquets . M . Lémincé s' approcha vivement de la malade et fut tout surpris de rencontrer ses yeux grands ouverts et calmes . Avec un bon sourire , il lui enserra délicatement le poignet entre ses doigts . Le pouls , encore agité , était incontestablement meilleur . — Ah ! vous voilà guérie ! dit-il joyeusement . — J' ai donc été bien malade , que vous me regardez tous deux d' un air si inquiet ? fit elle en parlant avec effort . — Oh ! malade ! . Vous avez eu tout simplement un évanouissement . — Et le délire , ajouta le capitaine . — Le délire ! répéta-t-elle avec un subit effroi . Le docteur tourna un œil terrible sur son compagnon . — Oui , une sorte de cauchemar que la fièvre vous causait , dit-il en s' efforçant de rire . Ces femmes nerveuses ! ... ne m' en parlez pas . — Et qu' ai -je donc dit ? . — Vous ! ... rien , Vous repoussiez des fantômes que vous aviez cru voir . — Des fantômes ! ah ! mon Dieu ! — La belle affaire ! ... J' ai eu des malades , moi , qui , en tombant en faiblesse , croyaient voir l' enfer , le Père éternel et le jugement dernier . — Tu ne souffres plus ? interrogea le capitaine en serrant sa main moite qu' elle ne retira pas . — J' ai la tête lourde . Demain il n' y paraîtra plus . — Mes compliments , madame ; voilà ce que j' appelle une vaillante malade . — Vous n' ordonnez rien , docteur ? — Eh ! mon cher , le repos sera le meilleur remède , sauf ce léger calmant ... là ... prenez ça , madame ... je décommande mes potions . Il ne faut pas en abuser par la chaleur , car c' est la chaleur , certainement ... — Oui , oui , dit-elle en saisissant avidement le prétexte qui lui était charitablement offert ... J' ai eu très-chaud . ma tête a tourné . — Ce ne sera rien ... A revoir , madame ... — Mille remercîments , mon cher docteur , dit le capitaine en l' accompagnant . — Où sont les enfants ? demanda Berthe . Les enfants ! où étaient les enfants ? Depuis qu' ils étaient au monde , c' était la première fois que leur père les avait oubliés . Il se troubla , balbutia et sortit précipitamment à leur recherche . Quand elle fut seule , Berthe serra son front dans ses mains et murmura d' une voix profonde : — N' ai -je pas été folle un instant ? Il se fit à sa porte un bruit de petits pas , et madame de Lestenac , tenant un enfant de chaque main , s' avança toute souriante . — Je vous ramène les chers petits , dit-elle . Berthe lui tendit la main en la remerciant . — Tout était en révolution ici , les pauvres agneaux pleuraient . Je les ai appelés et consolés . Je ne savais trop comment faire , moi , je n' ai jamais eu d' enfants ; mais Anna leur a donné des chiffons , et nous les avons amusés tant bien que mal . — Comme vous êtes bonne ! — Eh ! non ! c' est tout simple . Comment vous trouvez -vous ? ... Mieux ! ... Allons , ce n' est qu' un étourdissement . Je m' étonne de n' en avoir pas déjà prix deux ou trois depuis ce matin , tant je vois ici de choses renversantes . — Tant que cela ? — Certes . — Quoi donc ? — D' abord , se peut-il imaginer quelque chose de plus baroque que le campement que nous acceptons ? — Vous trouvez ? — Je trouve que les bohémiens , au bord des routes , sont infiniment plus heureux que nous . — Oh ! n' est -ce pas aller trop loin ? — Ils ont l' habitude de manquer de tout , ce qui est déjà un avantage ; ensuite , c' est par goût qu' ils prennent une voiture roulante pour demeure ; tandis que jamais , au grand jamais , je n' aurais choisi pour gîte la petite cage que M . de Lestenac a pris soin de garnir de bâtons pour m' empêcher de m' en échapper . — Que dites -vous donc là ? — Et ces bâtons -là , chère madame , sont l' amour-propre et l' entêtement . — Vous l' avouez . — Il le faut bien . J' ai déclaré à ma famille vouloir suivre mon mari au camp . On m' a traitée de folle -- et , entre nous , on n' avait pas tout à fait tort . -- J' ai persisté , me voici . — Et vous vous repentez déjà ? — Hum ! ... décemment , je ne peux pas me désister si vite que cela . Berthe souriait doucement en écoutant ce babillage d' enfant gâté , et sa main pâle caressait les petites têtes qui se pressaient contre son lit . On entendit un grand bruit dans l' escalier . — Bon ! voilà mes bagages , s' écria Louise de Lestenac ; je cours les recevoir pendant que Flavien n' est pas là . Ce seraient encore de beaux cris ! — Il est donc bien terrible , ce jeune mari ? — Je n' ai fait apporter pourtant que le nécessaire , mais les hommes n' entendent rien de rien à ces exigences . M . Aubépin est-il plus conciliant ? — M . Aubépin est toujours disposé à me faire plaisir , répondit Berthe faiblement . — Recevez -en toutes mes félicitations . Au revoir ... je me sauve . C' étaient , en effet , les bagages de madame de Lestenac qui venaient d' arriver , et dont le développement insensé remplissait le palier , l' escalier , la cour . Et le camion du chemin de fer versait toujours de nouveaux colis sur les degrés de la maison Nicolle . À l' intérieur , le chapeau bleu-impérial se retrouvait dans son domaine , déployant des prodiges d' activité . À l' extérieur , un homme était plongé dans une désolation indicible à la vue de cette marée montante . C' était Flavien de Lestenac . Il contemplait d' un œil morne cette succession fantastique de malles longues et respectables , de sacs de nuit arrondis , de cartons à chapeaux fragiles . — Les deux chambres n' y suffiront pas ! grommelait-il en cherchent vainement à se frayer un passage ; et le lit de Louise . , et celui du chapeau bleu-impérial . , je ne trouverai jamais un brin de place . Allons , Louise a raison : j' ai ma tente . Ce souvenir eut pour résultat de faire renoncer M . de Lestenac à l' escalade de son appartement . Il rentra au camp d' assez mauvaise humeur , et , pour la centième fois depuis six mois qu' il était marié , il se déclara totalement dépourvu de toute vocation conjugale . Le lendemain , d' assez bonne heure , Flavien de Lestenac réfléchit que l' emménagement devait tirer à sa fin , et qu' il serait convenable d' aller s' informer de la manière dont sa femme avait mené à terme cette laborieuse besogne . La matinée était belle , fraîche . Le petit gazon clair-semé du front de bandière caressait le pied paresseux , et comme le jeune officier n' était pas pressé outre mesure , il contourna le campement du bataillon de chasseurs attaché à la Indivision , et s' attarda distraitement le long du sentier qui descend au village . Il allait , pensant à sa folle jeunesse à laquelle on avait coupé les ailes , et fredonnait le refrain de la vieille chanson : Que je voudrais encore avoir vingt ans ! Or , le regret était d' autant plus hâtif que le brillant lieutenant n' avait guère dépassé que de cinq ou six ans cette belle vingtième année , si poétisée . Un officier , assis sur le bord d' un talus , le regardait approcher avec une attention persistante . Chaque pas que faisait l' un de ces deux hommes dans cette direction amenait une expression de contentement plus marquée sur le visage de l' autre . Quand ils furent très-rapprochés , l' officier -- un lieutenant de chasseurs à pied -- se leva et sauta au cou de Flavien de Lestenac avec un élan tout spontané . Celui -ci recula très-étonné . — Mon cher Lestenac , vous ne me reconnaissez pas , mais moi je n' ai pas oublié la bonne figure de mon copin de Saint-Cyr . Flavien se remit aussitôt , rappela ses souvenirs , et rendant accolade pour accolade : — Ah ! mon brave Curnil , s' écria-t-il , il faut s' en prendre à ces longues années de séparation . — Où donc êtes -vous , Lestenac ? — Lieutenant au 204e de ligne . Et vous ? — Lieutenant au 2e bataillon de chasseurs . — Proposé ? — Avec peu de chances . — L' avancement ne marche guère mieux au 204e . — Tant pis . — Nous sommes de la première division tous deux , et nous ne le savions pas ! — Nous réparerons le temps perdu . — Je le crois bien . Dès aujourd'hui je vous présenterai à madame de Lestenac . — Ah bah ! vous êtes marié ? — On ne peut plus , mon cher . — Mes compliments alors . — Peuh ! ... vous savez , il faut s' entendre — Comment cela ? — Si vos félicitations sont en l' honneur de madame de Lestenac , je les accueille avec faveur : c' est une des plus jolies femmes de Paris . — Bon , je les redouble . — Si elles vont au contraire à l' adresse du mariage en général , et à mon état de mari en particulier , permettez -moi de faire quelques restrictions . — Non-seulement je permets , mais j' encourage ; d' autant mieux que , menacé moi -même de complications matrimoniales , je ne suis pas fâché d' avoir l' avis d' un homme compétent . — On veut vous marier , Curnil ? — Oui ... ma mère . — Y tenez -vous essentiellement ? — Moi ! ... pas le moins du monde . — Alors résistez , mon cher , résistez . — Vous me le conseillez ? — Voyez -vous , il n' est bon de se jeter tête baissée dans l' inconnu que lorsqu' on s' y sent irrésistiblement attire . — Je comprends . — Si vous n' êtes pas attiré , restez au bord . — Eh ! comment le serais -je ? je ne connais même pas ma future fiancée . — Excellente affaire . Vous n' êtes pas amoureux : vous avez les atouts . — Ainsi , vous , Lestenac , c' est parce que vous étiez amoureux ? . — Oh ! moi , je suis encore à me demander comment cela s' est fait . — Pas possible ? — Parole d' honneur . — Contez -moi donc ça . — J' étais en semestre chez ma tante , en pleine Bourgogne . Il y avait au château nombreuse société . Les dames de Blévillard entre autres . — Vous dites ... de Blévillard ? répéta M . de Curnil avec intérêt . — Oui . Une mère admirablement conservée et deux filles adorables . Je fus bientôt au mieux avec elles . Tous les matins je faisais un tour de forêt à cheval avec l' aînée des deux sœurs , mademoiselle Zoé ; tous les soirs je dansais au piano avec la seconde , mademoiselle Louise . « Dans les après-midi chaudes , je rencontrais , au milieu d' un petit bois , certain pavillon rustique où j' étais sûr de pouvoir causer ... littérature , avec madame de Blévillard , sans être dérangé ! « Bref , ces vacances furent charmantes et passèrent comme passent les beaux jours ... trop vite . — Je le crois fichtre bien ! — J' en vis arriver la fin avec un regret positif . — Sybarite , allez ! — Ma tante , qui crut remarquer un nuage de tristesse sur nos fronts . — Sur vos quatre fronts ? — Dame ! qui sait ? — Fi , le fat ! — Ma bonne tante voulut au moins en éclaircir deux et me proposa crûment un mariage avec Louise de Blévillard , la seconde et aussi la plus jolie des deux sœurs . — Là ! — Je me récriai , comme bien vous pensez , objectant ma jeunesse . Ma tante m' objecta mes dettes ... Ah ! il faut dire que j' en avais déjà pas mal . — Imprudent ! — Je prétendis alors que ces peccadilles seraient un obstacle . Ma tante riposta que ces choses -là paraissaient , au contraire , aux mères expérimentées , une garantie de bonheur , « J' osai insinuer ... oh ! très-légèrement ! ... que l' expérience même de madame de Blévillard ne laissait pas que de m' inquiéter . « On me cloua la bouche avec un regard expressif qui me rendit discret à jamais . « Enfin , que vous dirai -je ? mademoiselle Louise , sans doute avisée de ce beau projet , se prit à rougir , le soir en m' apercevant , ce qui la rendit si jolie , mais si jolie ! ... que je laissai carte blanche à ma tante . — Naturellement . — J' eus bien quelques petites misères à supporter : une larme de la sœur aînée , d' énormes soupirs de la mère , le souci d' une corbeille et les ennuis de la cérémonie nuptiale ; mais enfin il arriva un jour où je me réveillai marié . sans rémission . — Et cette charmante femme a poussé le dévouement jusqu' à vous suivre au camp de Chalons ? — Mon Dieu ! oui ; elle l' a poussé jusque -là . — C' est admirable . — N' est -ce pas ? ... c' est même trop admirable ; je ne suis pas à la hauteur de cette abnégation , moi . — Comment ! vous n' appréciez pas ? ... — Si ... si ... j' apprécie ; mais je joue de malheur ... Figurez -vous que , depuis vingt-quatre heures que ma femme a quitté sa famille pour me rejoindre dans l' exil , je n' ai encore recueilli sur cette jolie bouche que des plaintes ou des reproches . — Que cela ? — Oh ! absolument . — Ingrat que vous êtes ! Tenez , si pour se rapprocher de moi , une femme se condamnait aux privations du camp , je me fondrai s en actions de grâces . — Quel volcan ! ... oh ! oh ! j' incline à penser , mon cher Curnil , que vous possédez , plus que vous ne le croyez vous -même , la fatale vocation . — Je l' ai eue , c' est certain , et avec une force ! . . mais aujourd'hui j' ai bien changé . — Feu sous la cendre : il se réveillera . — J' en doute . Il est des incendies qui ne laissent rien derrière eux . M . de Lestenac salua d' un air railleur . — Ah ! si c' était de l' amour vrai , profond ... je me tais ... je ne connais pas . M . de Curnil eut un sourire triste . — Ce n' était , parait-il , que l' ombre de l' amour , mais une ombre si belle , si fort semblable à la réalité , que j' ai pu m' enivrer longtemps de mon rêve . — Ma foi ! mon ami , puisque ce rêve était si bon que cela , vous avez eu grand tort de lui donner congé . — Ce n' est pas moi . J' ai été réveillé par un coup de massue en plein cœur ... cela fait un mal ! ... Brrr ! Pourquoi donc parlons-nous de ces choses ? — Parbleu ! je n' en sais trop rien . Venez -vous déjeuner avec moi ? — Volontiers . — Ah ! pardon ! j' oubliais . j' ai si peu l' habitude encore ... madame de Lestenac n' est pas prévenue ... et vous sentez , si matin ... une vraie Parisienne ... — Bon , bon , fit M . de Curnil en riant ; je comprends et vous laisse . A bientôt . Où demeurez -vous donc ? ou plutôt où demeure madame de Lestenac ? — Tenez , à cette maisonnette blanche , là , sur le chemin du moulin . — Chez Nicolle ? — Justement . — J' y ai retenu une chambre pour ma mère , qui a la fantaisie de visiter le camp . — Ah ! bah ! ... alors c' est vous qui ... hier ... au fait , je vous reconnais maintenant . — Il faisait diablement noir dans votre escalier , et je ne vous ai pas du tout reconnu , mon vieux camarade . C' est à peine si j' ai entrevu la forme élégante d' une jeune femme . — Madame de Lestenac , en effet . — Eh bien , nous voici voisins ou à peu près . Ma mère me donnera une semaine dans le courant du mois prochain . — Alors , à bientôt . Les deux amis se serrèrent la main et se quittèrent . M . de Lestenac s' attendait à être accueilli par une petite colère , ou tout ou moins par des reproches sur son peu de galanterie qui laissait refroidir le déjeuner commun . Il n' en fut rien . Madame de Lestenac n' avait pas eu le temps de s' apercevoir de son absence . Absorbée tout entière par un des problèmes les plus ardus qu' il soit donné à une intelligence féminine de résoudre , elle essayait d' entasser , dans un espace trop étroit , assez d' objets pour remplir largement toute la maison Nicolle . En ce moment , rien n' existait pour elle en dehors de cette inquiétude grandissante . Le mari ? ... elle n' y songeait guère ; un mari , ça se loge toujours . Le déjeuner ? ... hélas ! le déjeuner , que la meilleure auberge du village venait de faire apporter , gisait abandonné sur le coin d' une table , dans une promiscuité dangereuse avec une pile de robes d' été équilibrée contre le voltaire . Le chapeau bleu-impérial lui -même , surmené et découragé , avait renoncé à trouver une combinaison . L' imprudente Parisienne , debout au milieu de ce pêle-mêle , était bien près de pleurer de vraies larmes sur le désastre immérité de ses fraîches toilettes . L' entrée du mari passa inaperçue ; son baiser conjugal fut reçu et rendu avec la distraction la moins dissimulée ; son timide désir de procéder au déjeuner fut traité de préoccupation matérielle , et le léger dépit qu' il manifesta détermina une explosion de désespoir qui , depuis le matin , cherchait l' occasion de se faire jour . Flavien de Lestenac prit silencieusement le parti de se faire une trouée entre trois sacs de voyage et une chapelière ; il saisit une côtelette et se mit à grignoter philosophiquement cette épave gastronomique , la seule qui surnageât au-dessus des sauces figées . Cette vue porta au comble l' exaspération de la jeune femme , qui se jeta aveuglément sur une pile de lingerie en sanglotant avec l' abondance et la sincérité du plus violent chagrin . Le chapeau bleu-impérial , retiré au fond de la chambre , manifestait par une mine scandalisée combien la douleur de madame lui paraissait légitime et le procédé de monsieur irrévérencieux . Ce fut au milieu de cette scène de ménage que le charmant visage de Berthe apparut à la porte entr'ouverte . Flavien se leva assez décontenancé . Louise , un peu honteuse , s' essuya les yeux . — Voyez , madame , dit-elle d' un ton boudeur , quel vilain mari j' ai là ; il ne songe qu' à manger tandis que je me désole . — Voyez , madame , dit Flavien en riant , quelle cruelle petite femme je possède ; elle n' a pas fait comme moi une manœuvre stratégique au point du jour , et me répond chiffons quand je lui parle appétit . — C' est que je suis très-malheureuse ! reprit Louise avec volubilité ; ni place , ni meubles , ni armoires , ni rien ici . — Madame , dit Berthe , je venais tout exprès vous offrir de partager avec vous un petit cabinet noir que M . Aubépin veut bien me permettre de consacrer à mes objets de toilette . — Avez -vous du bonheur ! — Ils y sont très au large , et si vous vouliez ... Louise fit un saut de joie . — Oh ! que vous êtes bonne ! — Mettez dans deux ou trois caisses les objets qui vous seront le moins utiles , et nous les dissimulerons très-bien dans le cabinet . — Les moins utiles ! ... ah ! voilà l' embarras : tout m' est utile . — Les moins indispensables , alors . — C' est cela . Anna , faites vite le triage . — Oui , madame , s' écria le chapeau bleu-impérial ravi . — Gardez -moi seulement mes toilettes pour la messe du camp ; celles pour le séjour impérial ... mes matinées ... les robes simples pour aller visiter les tentes ... les chapeaux assortis ... et les bottines . — Oui , madame . — La lingerie fine doit rester également . Surtout n' enfermez pas le costume de mousseline blanche ... ni celui de nankin soutaché . Flavien fit un mouvement d' impatience . Anna prévint un conflit probable en déclarant qu' elle organiserait tout , si madame voulait la laisser faire . Sur cette promesse , madame de Lestenac accompagna Berthe en la remerciant de son attention et s' informant des suites de son malaise de la veille . Madame Aubépin assura qu' elle se sentait tout à fait remise et se railla elle -même de sa délicatesse exagérée . Flavien , mettant à profit cette disparition momentanée , prit le pas gymnastique dans la direction du champ de tir , où le 204e de ligne allait se rendre pour l' exercice du tir à la cible . L' indisposition bizarre et subite de madame Aubépin n' eut pas d' autres suites qu' une lourdeur de tête et une pâleur plus intense . Elle ne se plaignit pas et reprit dès le lendemain , avec le calme attristé qui lui était habituel , ses occupations ordinaires . Avec une délicatesse bien surprenante ou bien grosse d' arrière-pensées chez cette nature abrupte , le capitaine ne lui adressa aucune question nouvelle au sujet de son inexplicable accident . Croyait-il ? épiait-il ? Aux amis qui s' étonnaient ou s' informaient , on racontait que Berthe avait perdu connaissance sous le coup d' un étourdissement instantané , et personne ne parut mettre en doute cette version ; personne , sauf le docteur pourtant . Celui -ci resta bien convaincu qu' une rencontre , une frayeur , un choc quelconque avait bouleversé , pendant quelques instants , les facultés de la jeune femme . Seulement , le digne homme se garda bien de faire part de ses doutes à sa soupçonneuse moitié ; il connaissait de trop longue date l' imagination subtile et l' inguérissable démangeaison de parler dont était travaillée madame Lémincé , pour lui offrir volontairement cette proie facile . Les tiraillements intérieurs du ménage Aubépin ne furent donc pas mieux devinés après qu' avant l' installation des trois ménages militaires dans la maison Nicolle . Le calme reparut aux deux étages , et , déjà , au bout de quelques semaines , il fut possible de distinguer nettement les goûts , les habitudes , la façon de vivre de chacun des locataires . Les murs , qui n' étaient que des cloisons mal jointes recouvertes d' un papier primitif que le père Nicolle voulait bien appeler sa « tapisserie laissaient entrevoir leurs caractères et pressentir leurs petites : faiblesses . Au rez-de-chaussée , sagement approprié à son nouvel usage , madame Aurélie Lémincé avait introduit l' ordre le plus absolu au point de vue des intérêts pécuniaires de la communauté , et la surveillance la plus active par rapport à ses intérêts personnels . Elle n' avait qu' une faiblesse , madame Aurélie , mais elle l' avait complète : elle était jalouse , follement jalouse , férocement jalouse de , l' excellent et inoffensif Aristide Lémincé , chirurgien-major au 204e . Le docteur , pour mieux rassurer sa femme sans doute , réunissait pourtant en sa personne tous les antidotes connus à cette terrible passion . Il était raisonnablement laid , porteur de lunettes , chauve , ventripotent . De plus , il se montrait d' une touchante tendresse maritale , d' une douceur ovine , d' une fidélité que toutes les séductions des jardins d' Armide auraient été impuissantes à ébranler . Madame Aurélie ne jouissait cependant pas d' une paix entière , car le docteur avait la main belle , le pied cambré , et les yeux positivement éloquents sous le verre prudent qui en amortissait les rayons . Elle savait bien , elle , par quels charmes il avait fait sa conquête , et veillait incessamment à ce que les mêmes avantages ne vinssent pas enflammer d' autres cœurs que le sien . Ils avaient à peine deux ans de mariage , madame Aurélie étant demeurée trente-sept ans en possession incontestée de son cœur et de sa vertu . Elle avait été jolie et s' était lentement momifiée dans une attente prolongée . Un héritage inattendu vint soudainement lui ouvrir des horizons nouveaux . À l' époque où Aristide Lémincé mit à ses pieds son cœur , sa trousse et son chapeau à claque , c' était une demoiselle longue , maigre , droite , avec des yeux noirs , perçants , un nez à la Bourbon dont elle était justement fière , et une bouche fine , aux lèvres minces , dont il fallait également redouter les louanges douteuses et les morsures à l' emporte-pièce . Ainsi faite et agrémentée de soixante mille francs de dot , elle parut une fort agréable acquisition à M . Lémincé , dont les cinquante automnes dégarnissaient le front . Lui -même fit , à ce célibat prolongé , l' effet d' une manne céleste , et leur amour suivit de près leur première rencontre . S' il y eut entre eux de mutuelles désillusions , on peut le soupçonner , mais l' affirmer serait impossible ; l' un craignant trop sa femme pour l' accuser de quoi que ce fût ; l' autre ne voulant pour rien au monde paraître regretter quelque chose dans sa position . Au fond , ils s' aimaient . Dans le ménage de Lestenac , on s' aimait bien aussi , mais avec beaucoup de heurts et de variations . Louise , installée tant bien que mal avec son inséparable Anna ; Flavien , plus que jamais retiré sous sa tente , se voyaient en courant , une ou deux fois le jour ; la première se plaignant des privations qu' elle supportait , le second accueillant avec froideur des doléances inopportunes . Si le séjour du camp paraissait si maussade à la jeune femme , que ne l' abandonnait-elle ? ce n' était certes pas son mari qui y mettrait un obstacle invincible , car ces premières semaines lui avaient clairement démontré combien les qualités d' une vraie femme de militaire , -- simplicité , énergie , abnégation , -- manquaient à la coquette Louise . Fleur des salons parisiens , elle souffrait de cette atmosphère soldatesque et champêtre à la fois . Une seule chose lui plaisait , en raison inverse de la contrariété qu' elle produisait chez son mari : c' étaient de fréquentes visites au camp . Ces jours -là , madame de Lestenac arborait une toilette savante , quelque chose de frais , de simple et de chatoyant . Sa robe était une idylle , son chapeau un rêve , son ombrelle un souffle . Ses petits pieds , mignonnement chaussés , battaient les sentiers pierreux , et l' on entendait dans la grande rue du 204e le bruit irritant de ses hauts talons sur la terre durcie . Elle traversait la partie du camp qu' il fallait parcourir avec l' aisance un peu hautaine de la grande dame , suivie du chapeau bleu-impérial qui portait le livre ou la broderie de sa maîtresse Elle saluait à droite et à gauche les officiers attirés par son passage sur le seuil de leurs tentes , avec ce sourire gracieux qui la rendait si attrayante , et parvenait enfin à celle de M . de Lestenac . Celui -ci envoyait chercher des sièges , de la bière bien fraîche , des petits gâteaux effroyablement secs , et offrait une collation à sa femme avec autant de galanterie que s' il se fût agi d' une visiteuse étrangère . Louise goûtait du bout des lèvres ces friandises médiocres , prenait possession du pliant , brodait ou lisait une heure , suivant que la chance plus ou moins heureuse , qui la condamnait à la presque solitude , groupait autour d' elle quelques amis de son mari . Elle était ravie de tenir sa cour sous cette rotonde de toile , encombrée d' un lit , d' un pliant , de malles , d' effets militaires . Elle savait y être élégante , charmante et admirée . Les officiers qui composaient ce petit cercle de respectueux adorateurs , enviaient beaucoup M . de Lestenac . Les officiers qui fuyaient soigneusement ce fantôme de salon , trouvaient madame de Lestenac bien hardie et bien gênante . Le camp était leur chose à eux ; ils pouvaient y circuler dans le débraillé de costume autorisé par la fatigue et la chaleur , et opinaient que cette jolie femme du monde les troublait trop fréquemment dans la paisible possession de leur sans-gêne . Voilà pourquoi M . de Lestenac n' était jamais précisément content quand l' ombrelle rose de Louise était signalée à l' horizon . Ces distractions passaient vite ; revenue chez elle , elle s' ennuyait , et pourtant , elle ne voulait pas partir , pour deux excellentes raisons . La première était que sa famille ayant beaucoup contrecarré son projet d' exil , elle ne voulait pas , après avoir fait montre de dévouement , être accusée de versatilité . La seconde était née d' un mot prononcé par M . Antonin de Curnil , lieutenant de chasseurs , dans la visite qu' il s' était empressé de faire à la femme de son camarade . M . de Curnil avait raconté que sa mère , désirant visiter le camp , séjournerait une semaine entière à la maison Nicolle , où sa chambre l' attendait déjà . Or , cette mère était justement la proche voisine de campagne , l' intime amie d' une tante de Louise , la même tante chez laquelle s' était ébauché son mariage avec Flavien . Et il résultait des indiscrétions de la bonne dame , que la manie matrimoniale possédait , qu' un mariage serait possible et probable entre le fils de son amie , -- M . de Curnil , -- et mademoiselle Zoé de Blévillard . Madame de Lestenac , qui aimait sa sœur Zoé autant que son petit cœur d' oiseau était susceptible de le faire , s' était dès lors promis de rester au camp , de voir la mère , d' étudier le fils , et d' écrire à sa sœur des volumes de descriptions et de portraits sur ces deux personnages , qui devaient jouer un rôle dans sa vie . Frivole et inoccupée , Louise tuait les heures lentes en dévorant une cargaison de livres nouveaux qu' elle avait apportés . Ce fut bientôt épuisé . Alors elle eut recours aux emprunts ; Berthe Aubépin lui offrit Lamartine et Musset ; M . de Curnil mit à sa disposition la dernière année de la Revue des Deux Mondes ; Madame Lémincé lui prêta la Physiologie du goût , l ' Hygiène des ménages , la Cuisinière des villes et des campagnes . Mais ensuite ? ... Ensuite , cette Parisienne , délicate et raffinée , vaincue par l' ennui , ne craignit pas de recourir au cabinet de lecture du Grand-Mourmelon , et de feuilleter de ses jolis doigts les pages crasseuses où les militaires de tous grades avaient laissé leur trace indélébile . Quand le temps était beau , elle descendait sous une tonnelle primitive que le capitaine Aubépin , aidé de son ordonnance , avait élevée pour ses enfants . Treillagée à la diable , ombragée par l' espérance d' une vigne vierge , plutôt cailloutée que sablée , cette tonnelle était au moins un rempart contre l' indiscrétion des soldats , qui passaient continuellement sur le chemin du moulin . Derrière la maison Nicolle , s' étendait un champ de blé vert qu' un petit sentier coupait dans sa longueur . Au bout , à droite , s' ouvrait un petit bois de pins sylvestres que baignait une dérivation du Chenu . Cette frontière naturelle d' un côté , la maison de l' autre , préservaient ce coin privilégié de la présence gênante des soldats ; car les champs sont à eux , et l' on ne fait généralement pas cent pas autour du camp , hors les heures du service , sans apercevoir des pantalons rouges , des tuniques brunes étendus sur l' herbe , adossés aux arbres , jouant aux cartes , rêvant ou ronflant . Le bois de pins était devenu bien vite le rendez -vous de la petite colonie . Chacun de ses membres y apportait son livre , son travail , son pliant , sa disposition à la causerie , et les après-midi coulaient gaiement dans ce cercle restreint , d' humeur accommodante , auquel la verdure et l' air vif servaient de cadre riant . Il fallait parfois de la bonne volonté pour s' entendre entre causeurs ; les clairons du bataillon de chasseurs et les tambours du 204e de ligne faisaient leur école de l' autre côté du Chenu . C' était par intervalles , dans le bois , une harmonie sauvage et persistante à faire fuir les plus intrépides . La colonie riait et restait . Ces messieurs n' étaient pas toujours là : les exercices , les manœuvres , les tirs à la cible les retenaient au camp . M . Lémincé lui -même , quoiqu'il n' y eût pas son domicile , était souvent contraint à y passer la plus grande partie du jour . Ces absences fréquentes causaient un désespoir secret à madame Aurélie , une indifférence absolue à Louise de Lestenac , une sorte de soulagement à Berthe . Pendant ces heures , du moins , elle respirait largement , elle se croyait libre , elle avait des idées à elle , elle parlait suivant ses impressions , elle n' était plus sous le régime de la terreur , elle osait être mère . Les babillages de madame de Lestenac lui avaient appris l' arrivée d' une vieille dame , la comtesse de Curnil , dont le fils était au camp . Pendant de longues nuits d' insomnie , Berthe avait plié son esprit à cette pensée , et façonné son visage à entendre prononcer ce nom sans rien révéler de ses sensations intimes . Et pourtant , pauvre Berthe ! aucune présence ne pouvait lui être plus amère ! ... aucun voisinage plus dangereux ! Quoique M . Antonin de Curnil fit d' assez fréquentes visites à madame de Lestenac , jamais encore il n' avait aperçu Berthe ; car l' heure où il était libre correspondait ordinairement avec celle où madame Aubépin , renfermée chez elle , s' occupait de ses enfants . Et quoique le nom de madame Aubépin eût été maintes fois prononcé devant lui , ce nom n' avait paru nullement éveiller son attention . Un jour , le lieutenant de chasseurs était assis dans cette chambre salon où madame de Lestenac recevait ; -- M . de Lestenac n' était pas encore descendu du camp . La jeune femme brodait en caquetant ; lui , distrait , jouait machinalement avec Marie Aubépin , la pâle fillette , la favorite du désœuvrement chronique de Louise . L' enfant regardait les images d' un album . Chaque fois que l' une d' elles lui paraissait intéressante , elle appuyait le gros livre sur les genoux de son nouvel ami , -- elle le voyait pour la première fois , -- en disant de sa voix traînante et caressante : — Regardez-donc , monsieur , comme c' est joli ! — Très-joli ! répétait le jeune homme avec complaisance . — Voyons , voyons , vous ne m' écoutez pas , s' écria Louise impatientée ... Cette enfant vous fatigue ; je vais la rendre à sa mère . — Non , laissez , madame , j' adore les enfants . — Ah ! vraiment ! ... quelle idée ! ... . moi aussi , du reste ... , blonds , frisottés , avec des rubans bleus noués de côté dans les cheveux , c' est ravissant ! ... et une grande ceinture assortie ; je ne sais rien de gracieux comme cela . M . de Curnil eut un sourire . — Moi , je les aime ... même sans rubans bleus . — Tenez , elle est jolie , cette enfant -là , fit Louise en embrassant Marie . — Elle a dans les yeux , dit-il , tout au fond , quelque chose qui m' étonne et me charme . — Bah ! quoi donc ? — Une lueur ... comme un diamant ... sur lequel la lumière vient se briser . — Ce n' est pas un effet de votre imagination ? — J' ai vu cela ... je ne l' ai vu qu' une fois . — C' est un souvenir alors qui vous revient par ces yeux de fillette ? M . de Curnil , doucement , mit ses lèvres sur les yeux clos de l' enfant ; puis , tout à coup , il la repoussa , en détournant la tête . — Allons ! vous allez la faire tomber maintenant ! s' écria madame de Lestenac en jetant sa broderie ... Oh ! les hommes ! ... et l' on parle des caprices féminins . M . de Curnil fit un geste de protestation . — Nous en avons moins que vous ! continua-t-elle . Voyons , monsieur , soyez logique , s' il vous plaît . Si cette petite fille a , dans les yeux , le rayon d' un souvenir cher , il ne faut pas la repousser de la sorte . Si , au contraire , elle y porte le tison d' un souvenir détesté , il ne fallait pas mettre sur ces yeux -là un baiser religieux . — Mais , madame ... — Il n' y a pas de « mais » possible . Réparez vite votre tort , monsieur de Curnil , ou je vous tiens pour un homme versatile . Et , souriante , elle poussa la petite Marie dans les bras du jeune homme . Celui -ci , moitié sombre , moitié docile , assit en silence l' enfant sur ses genoux . Au même instant , le chapeau bleu-impérial , -- M . de Lestenac continuait à l' appeler ainsi , -- entr'ouvrit la porte et annonça : — Madame Aubépin . Berthe , qui venait chercher Marie , fit un pas , ouvrit des yeux immenses , et s' appuya au chambranle de la porte , où sa main crispée s' incrusta . Elle venait d' apercevoir le groupe amicalement serré de sa fille et de M . de Curnil . Une telle irradiation d' éclairs jaillit de son regard que le jeune homme , dont une vive surprise illumina les traits , resta immobile , et que l' enfant effrayée , au lieu de courir à sa mère , se serra contre l' étranger . Madame de Lestenac , toute légère qu' elle fût , se sentit en face d' une situation violente , et demeura muette . Tout à coup Berthe , que ce spectacle inattendu jetait hors de sa voie de prudence et de silence , se redressa subitement et bondit vers M . de Curnil . Elle saisit l' enfant avec un rugissement de lionne . — Ma fille dans vos bras ! ... à vous ! ... à vous ! cria-t-elle . Un frisson d' horreur la secoua tout entière . M . de Curnil , à ce cri , eut une révolte intérieure ; son regard hautain se heurta au regard indigné de Berthe , et ses mains abandonnèrent l' enfant avec un geste qui n' était pas exempt de haine . — Ne la touchez plus ... je vous le défends ! ... continua-t-elle avec égarement ; quand on a insulté la mère , on ne doit pas approcher de la fille ! M . de Curnil se leva avec embarras . Madame de Lestenac fit un pas en avant et s' arrêta tout émue , ne sachant comment intervenir . Berthe serra sa fille sur son cœur avec tant de force , qu' elle se mit à pleurer . — Vous lui faites mal , hasarda madame de Lestenac . Berthe regarda l' enfant tout en larmes et tressaillit . — Oh ! . je lui fais peur ! . murmura-t-elle . Elle déposa l' enfant à terre , passa la main sur son front et sortit lentement , du pas vacillant d' une somnambule . Lorsque Berthe eut disparu , M . de Curnil et Louise se regardèrent , l' une avec stupéfaction , l' autre avec anxiété . Le jeune homme était très-pâle , et comme il paraissait chercher une explication difficile , Louise lui dit avec plus de générosité que n' en ont d' ordinaire les femmes : — Ne cherchez pas un motif à cette sortie . je crains que ma pauvre voisine ne soit vraiment malade ... de tête du moins ; voilà la seconde fois qu' elle nous bouleverse sans qu' on sache pourquoi . M . de Curnil n' écoutait pas . — Ainsi , demanda-t-il , elle s' appelle ... ? — Comment ? . qui ? — Oui . . Berthe se nomme ... ? — Madame Aubépin . — Elle est la femme du capitaine Aubépin ? ... — Du 204e , s' il vous plaît — Ah ! — Cela vous étonne à ce point ? — Oh ! madame ! fit le jeune homme avec une ironie amère , je vous jure que rien au monde ne ne saurait plus m' étonner . — Grand Dieu ! quel homme désenchanté vous faites ! — Il est vrai que j' ai acquis tous les droits possibles au désenchantement sans remède . — A votre âge ! ... ah çà ! la folie serait-elle contagieuse ici ? continua Louise en riant . — La folie ? — Sans doute . Seulement ma voisine a l' égarement farouche , et vous , monsieur , vous l' avez funèbre . — Mais qu' a-t-elle donc fait qui vous ait semblé extraordinaire ? — Elle a fait ... tenez , c' était le jour de mon arrivée , celui où l' on vous vit apparaître tout à point pour m' empêcher d' envahir la chambre de madame votre mère ... — Eh bien ? — Elle vit je ne sais qui , elle entendit je ne sais quoi , et se trouva mal , on ne sait comment . N' est -ce pas étrange ? — Très-étrange . — Et cela ne vous parait-il pas un indice ? ... Le jeune officier , le front penché d' un air profondément songeur , ne répondit pas . Louise , un peu piquée de cette réserve que rien n' entamait , se rassit avec un haussement d' épaules assez accusé . Toute l' éloquence de ce mouvement fut perdue pour le distrait . Écrasé sous un flot de souvenirs vivants et cruels , il restait debout , immobile , muet , oublieux de lui -même , de Louise et des convenances . Madame de Lestenac n' était pas femme à supporter paisiblement cette irrévérencieuse insouciance , elle finit par s' en irriter tout de bon . — Monsieur , dit-elle d' une voix agressive , je suis désolée de troubler la très-grave , la très-intime , la très- profonde méditation dans laquelle vous paraissez plongé . — Madame ! ... fit-il en sursautant . — Mais , à moins qu' il ne vous plaise de prolonger cette rêverie , ici , en mon absence , j' ai le regret de ne pouvoir en être plus longtemps le témoin . — Oh ! ... pardonnez -moi ... — L' absence de M . de Lestenac se prolongeant plus que de coutume , je vais , si vous le voulez bien , diriger ma promenade du côté du camp pour le rencontrer en route ... Anna ... mon chapeau . M . de Curnil , déconcerté , balbutia des excuses qui furent accueillies froidement . Devant cette attitude , il n' y avait plus qu' à se retirer , ce qu' il fit avec l' humilité d' un pécheur repentant . Il sortit à reculons du temple dont la déesse irritée le mitrailla , jusqu' à l' escalier , de ses recommandations ironiques pour ne point se perdre en route . Les officiers et les soldats qui descendaient du camp à cette heure -là furent très-étonnés de rencontrer ce beau garçon rêveur , qui s' en allait le long du chemin , les bras ballants et la tête basse . Quelques-uns l' entendirent murmurer : — Berthe ! ... c' est Berthe ! ... Un peu plus loin que le pont du moulin , il heurta en pleine poitrine un officier qui venait dans le sens opposé et qui , le voyant s' avancer avec cette allure extravagante , s' exposa gaiement au choc . — Eh bien ! mon cher Curnil , à quelle Berthe en avez -vous donc ? Fi ! l' indiscret , qui sème les noms adorés sur les grands chemins . — Ah ! c' est vous , Lestenac ? — Moi -même , qui marche comme un homme sensé , -- vous ne pourriez en dire autant , -- comme un homme qui n' a pas de Berthe dans la tête . — Quelle Berthe ? ... Mon Dieu ! que me dites -vous donc ? quelle indiscrétion ai -je donc commise ? — Voyons , mon ami , s' agit-il de Berthe au grand pied ? Vous savez , cette tant laborieuse reine de la légende , qui filait , filait ... Ah ! les femmes ne filent plus . . , ou , du moins , plus de la même façon . — Mon cher Lestenac ... — Ou bien est -ce de Berthe au petit pied ? Vous savez , ma jolie voisine ? — Lestenac ! ... — En seriez -vous amoureux , par hasard ? ... Je vous préviens charitablement que le mari de ma gracieuse voisine , -- elle est très-gracieuse , c' est positif , -- est bien l' homme le plus grincheux ... l' époux le plus méfiant ... l' officier le plus formaliste qui existe ... Basez -vous là-dessus . — M . Aubépin peut dormir tranquille sur ses soupçonneuses oreilles de mari , répondit Antonin de Curnil d' un ton sec , je ne songe à rien moins qu' à troubler son ménage . — Tiens ... tiens ! . . j' aurais cru ... à votre figure ... — Puisse t-il jouir longtemps de bonheur , de paix et d' illusion ! — Oh ! cher ... vous faites ce vœu bienveillant comme si vous souhaitiez secrètement au brave capitaine tout un cortége de calamités domestiques . Ménagez-le , il est homme à ne pas tolérer chez sa femme l' ombre même d' une imprudence . — Vous en êtes sûr ? demanda Antonin avec un sourire ambigu . — C' est le bruit du régiment . — Eh bien , fit M . de Curnil avec une certaine réserve , c' est ainsi que se font les bons ménages : dignité chez l' un et irréprochabilité chez l' autre . — Bon ! autre guitare , à présent , vous prenez un air de Nestor . Franchement , qu' avez -vous ? — J' ai ... j' ai ... Ah ! parbleu ! j' ai que je viens d' agir comme un sot , et me suis niaisement aliéné les bonnes grâces de madame de Lestenac . — Bah ! — Je vous prie même de déposer de ma part , à ses pieds , un million d' excuses . — Que signifie ? ... — Elle comprendra . — Elle , c' est possible , mais moi ? — Elle vous mettra au courant , si bon vous semble . — Ah ! mon Dieu ! il me pousse une idée , s' écria Flavien en riant , me serais -je trompé ? ... Serait -ce de ma femme que vous seriez amoureux ? — Oh ! que pensez -vous donc là , Lestenac ? — Dame ! puisque ce n' est pas de madame Aubépin ... et que vous raisonnez comme un trappiste en ma société ... , que voulez -vous que je suppose ? — Mais est-il donc nécessaire que ce soit l' une ou l' autre de ces dames dont je doive avoir l' esprit rempli ? — Au fait , c' est juste , vous êtes libre , vous , et n' êtes point mis en goût de piraterie conjugale par la monotonie du menu matrimonial . — Lestenac , vous êtes ce matin d' un subversif ! . — Et vous , Curnil , d' un mystérieux ! ... — Mon cher , conclut Antonin avec un rire forcé , ma mère a dévoré tous les romans d' Anne Radcliffe , à l' époque où d' autres mères se reposent doucement l' esprit en confectionnant leur layette : jugez par là . Et ils se séparèrent après une poignée de mains cordialement échangée . Le capitaine Aubépin , n' étant pas de service ce jour -là , avait organisé une partie de pêche . Quand nous parlons de partie , qu' on ne croie pas qu' il s' agissait d' une réunion de pêcheurs à la ligne , avec la perspective d' un déjeuner au bord de l' eau , et de la gaieté à effaroucher tous les poissons . Non pas . M . Auhépin , qui aimait peu la société de ses semblables , se livrait seul à cet exercice bizarre , qui consiste à suspendre son regard , sa pensée , presque son âme , à un bout de ficelle où un imprudent petit animal vient jouer à l' escarpolette . Il partait de bonne heure . Son ordonnance portait derrière lui ses cannes , son filet , sa boite d' amorces . On arrivait au bord de la Vesle , plus poissonneuse et moins troublée que le Chenu . On y jetait les lignes . Si le poisson ne mordait pas , le capitaine , jurant et maugréant , descendait , cannes en main , le cours de l' eau , tâtait les bons endroits et grondait Lambert qui n' en pouvait mais . Si le poisson mordait , le capitaine daignait intimer à Lambert l' ordre de tendre la ligne à son tour . C' étaient alors de longues heures de silence , d' observations , de luttes entre ces deux hommes debout au bord de la Vesle , et l' infortuné poisson , tenté jusqu' au fond de l' eau par la fallacieuse promesse d' un ver dansant au bout d' un fil . Quand le temps était beau et le capitaine bien disposé , il prévenait madame Aubépin du but de sa pêche , et l' engageait à diriger sa promenade de ce côté pour lui amener les enfants . Après la scène imprévue qui venait d' avoir lieu chez madame de Lestenac , Berthe , troublée et frémissante , avait entraîné Marie dans sa chambre , avait baigné le front et les joues de l' enfant d' eau fraîche , en disant : — Il faut pourtant que je puisse encore l' embrasser , moi . Puis , après lui avoir donné des jouets , elle tomba dans son fauteuil et pleura , silencieusement , abondamment , comme on pleure quand une source de larmes , large et profonde , s' est ouverte dans les replis les plus intimes du cœur . Elle s' était crue forte , capable de résister au choc prévu d' une rencontre douloureuse avec un homme qui avait pris une grande part à l' histoire de sa jeunesse . Et voilà qu' à la première occasion elle avait faibli , et se sentait broyée par l' ironie du présent s' ajoutant aux morsures du passé . Marie , étonnée de tout ce qu' elle voyait , mais contenue comme son père , la tira par sa robe . — Maman , il faut aller à la pêche . La pêche ! ah ! comme elle l' avait oubliée ! — Je suis fatiguée , dit Berthe . — Papa nous attend , insista l' enfant , qui connaissait la toute-puissance de ce seul mot . Berthe se leva avec effroi . Elle était en retard : qu' allait dire cet homme exact ? Elle avait pleuré : qu' allait penser cet homme méfiant ? Elle serait peut-être contrainte de parler : que ferait cet homme inexorable ? Elle s' habilla en grande hâte , inquiète comme une coupable qui cherche un alibi , réveilla Bébé , qui dormait sur son petit lit , abaissa sur ses yeux le voile flottant de son chapeau , et , ses enfants à la main , prit à travers champs la route de Livry . C' était au petit pont qui précède le village que son mari lui avait donné rendez -vous . Il l' attendait depuis longtemps , avec un mécontentement d' autant plus vif que les ablettes et les goujons , dérangés par une récente pêche aux écrevisses , étaient devenus soupçonneux en diable , et refusaient avec une unanimité désespérante de mordre à l' hameçon . Maintes fois déjà , il avait interrogé l' horizon poudreux de la route ; il avait questionné les soldats qui flânaient dans cette direction ; enfin , il allait envoyer à la rencontre de sa femme , quand elle déboucha d' un sentier , près du pont . Suivant sa coutume , il débuta par une tendre caresse aux enfants , et continua par une verte réprimande à la mère . Qu' avait-elle fait si tard ? et pourquoi n' arrivait-elle qu' à cinq heures quand on l' attendait à quatre ? Berthe avoua avoir oublié l' heure . — Oublié ! comme c' est aimable pour moi ! dit le capitaine avec humeur . — Moi , je ne t' ai pas oublié , papa , dit Marie d' un petit ton câlin . Nouveau baiser du père , encore plus affectueux que le premier . — Et c' est moi qui ai fait penser à maman de venir , quand elle pleurait dans le fauteuil . Berthe , effrayée , cacha sa tête dans les boucles de Bébé . Le capitaine fronça le sourcil . — Lambert , allez donc voir au bout du pré si les lignes sont mordues . Lambert s' éloigna . Alors , se tournant vers sa femme et brusquement : — Qu' est -ce qui t' a fait pleurer , Berthe ? — Moi , mon ami ... rien ... Ah ! c' est-à-dire , j' ai eu peur . — Encore ? — Marie avait failli rouler dans l' escalier . Cette hésitation n' échappa pas à M . Aubépin ; mais se reprenant à ruser dès que sa méfiance s' éveillait , il dit avec plus de douceur : — Tu es une enfant , tu t' effrayes de tout ... je suis sûr que tu t' es fait un mal bien inutile . Et , par un geste presque caressant , il souleva le voile baissé de Berthe , dont les grands yeux humides s' élevèrent craintivement vers lui . Il put clairement y lire la douleur et l' effroi . Son front se raya d' un pli sombre . — Elle ment ! pensa-t-il avec rage . Lambert revenait avec les lignes vierges de toute proie . On réunit les autres , on compta les trois ablettes , les deux goujons et l' anguille microscopique qui agonisaient dans le filet . — Rentrons , dit le capitaine , il n' y a rien à faire aujourd'hui . La silencieuse famille se remit en marche vers le Petit-Mourmelon . Lambert portait les cannes sur une épaule et Bébé sur l' autre . Madame Aubépin venait ensuite , et Marie donnait la main à son père . Au tournant de la route , Bébé appela sa mère , se fit donner des herbes , ramasser des fleurs , les jeta , les reprit , occupa et fatigua la pauvre femme de ses caprices d' enfant gâté . Elle avait essayé de résister , disant que si Bébé voulait des fleurs , il devait venir les cueillir : l' enfant pleura . — Amuse donc ton fils , dit la voix sèche du père . Et la mère , ployée sous le joug , amusa son fils . Demeuré à quelques pas en arrière , le capitaine n' avait pas oublié l' incident qui venait de se produire . — Ainsi , vilaine enfant , disait-il à Marie , tu as encore fait des imprudences dans l' escalier pour effrayer ta mère ? — Mais non , dit l' enfant . — Tu n' as pas failli rouler du haut en bas ? — Oh ! non , je ne suis pas descendue . Je suis restée chez madame de Lestenac , qui m' appelle tous les jours . — Tu dois bien t' y ennuyer , il n' y a pas d' enfant ? — Je regardais des images avec le monsieur qui a fait pleurer maman . M . Aubépin eut un tressaillement , et sa voix devint plus caressante : — Il est gentil avec toi , ce monsieur ? — Oh ! oui , il m' a embrassée . Il m' a dit que j' avais des diamants dans les yeux . — Tu l' aimes ? — Je me suis bien serrée contre lui quand maman s' est mise en colère . — Je suis sûr que tu lui avais désobéi ? — Pas du tout ; elle venait me chercher ; elle savait bien que j' étais là . — Alors , pourquoi s' est-elle fâchée ? — Je ne sais pas ; elle a crié au monsieur de ne pas me toucher , et m' a emportée pour me laver la figure , juste où il m' avait embrassée . Le capitaine devint blême . — Il avait peut-être de la poudre au visage , dit-il . , tu sais , les officiers qui viennent de tirer . — C' était bien un officier ... mais pas habillé comme toi . — Ah ! fit M . Aubépin négligemment , ce M . de Curnil devrait bien se passer une éponge sur les lèvres en rentrant du tir , avant d' embrasser les petites filles . — Je le dirai à sa maman ... à lui ; elle va venir bientôt , conclut Marie en échappant à son père pour cueillir un coquelicot . Son instinct ne l' avait pas trompé ; l' homme qui venait de faire pleurer Berthe portait ce même nom écrit sur une porte close de la maison Nicolle , et c' était pour avoir vu ou cet homme ou ce nom que Berthe s' était trouvée mal . Il évita de regarder sa femme , sa femme qui pour la seconde fois lui mentait ! On rentra , on dîna , les enfants s' endormirent , la soirée vint lente et monotone . Oh ! les misères des positions fausses ! Aucun des deux époux ne voulait parler . Aucun n' était dupe de la feinte tranquillité de l' autre . — Berthe , dit tout à coup M . Aubépin , nous parlerons bas , s' il le plait ; car ces murs sont des cloisons diaphanes , et je ne veux pas que tes réponses aillent réjouir cette bonne âme de madame Lémincé ou ce brillant tourbillon de soie qu' on appelle madame de Lestenac . — Mes réponses ! répéta Berthe en s' efforçant de sourire : allez -vous donc me faire subir un interrogatoire ? — A peu près . — En puis -je connaître le sujet ? — Naturellement . Je désire apprendre le motif de l' influence mystérieuse et profonde , -- profonde au point de troubler ta raison , -- que le nom de Curnil exerce sur toi . Elle avait pressenti l' interrogation ; elle resta calme . — Ce nom me rappelle des souvenirs douloureux , dit-elle . — Que tu as cru devoir me cacher ? — Je n' ai rien caché . Je me suis tue . Quand vous m' interrogerez , vous saurez . Il fit un geste de colère , et d' une voix âpre : — Je m' en doutais ! Épousez-donc une honnête fille , sans fortune , par amour ... ayez confiance ! ... Tout à coup surgit un passé soigneusement dissimulé . Berthe se dressa toute tremblante d' indignation . — De quoi donc m' accusez -vous dans le secret de votre pensée ? — Votre trouble , votre terreur , vos larmes , les innocentes indiscrétions de votre enfant , peuvent me laisser supposer de votre part la plus odieuse dissimulation . La jeune femme fixa sur son mari ses grands yeux sincères et d' une voix pénétrante comme une prière : — Auguste , dit-elle , croyez -moi , croyez à mon affection , à mon dévouement , à mon amour maternel , et épargnez -vous de cruelles paroles , que j' ai le droit de repousser . — Je veux savoir votre roman ... , car c' est un roman , n' est -ce pas ? . à moins que ce ne soit un drame ? — Je vous jure qu' il serait plus juste , plus digne , plus sage de laisser dormir dans l' ombre des années éteintes , ces souvenirs éteints aussi . — Ah ! s' ils étaient éteints ! ... mais ils ne le sont pas . M . de Curnil vous a aimée ? — M . de Curnil m' a demandée en mariage . — Vous aimiez ? — J' ai accepté sa main avec joie . — Et ce mariage ? ... — A été rompu par les conseils de la comtesse de Curnil . — C' est tout ? demanda-t-il . — C' est tout , répondit-elle en raffermissant sa voix , mais en blémissant davantage . — Merci de votre franchise , dit le capitaine d' un ton sombre ; j' en apprécie , non la spontanéité , mais la rigoureuse concision . Berthe inclina la tête sans répondre . — A mon tour , je vais vous dire notre position actuelle à tous . Cet homme vous a délaissée et oubliée . Vous , vous saignez encore dans votre amour-propre ... ou dans votre cœur , qui peut savoir ? ... Moi , je vous préviens que M . de Curnil , un ancien rival , serait , à la moindre imprudence , traité comme un mortel ennemi . Et , sur ce mot , le capitaine sortit pour retrouver sa tente dans la nuit noire et dans le silence du camp endormi . Berthe savait souffrir , elle ne savait pas réagir contre la souffrance ; elle réussissait difficilement à maîtriser ses sentiments , et pas du tout à dominer une position fausse . C' était une de ces natures tendres et craintives qui plient sous l' orage et n' entrevoient rien de plus pénible à soutenir que la controverse . Les premiers chagrins de sa vie avaient développé en elle une horreur profonde de la lutte . Le caractère absolu de son mari avait achevé de la transformer en une créature passive , soumise , détachée . Mère , elle l' était si peu ! Épouse , on la comprenait si mal ! Dans le secret de son cœur était une si vive blessure ! Elle s' était fait une existence d' abnégation , de devoir , de prières , et trouvait un charme mélancolique à se dire chaque soir : — Un jour de moins à vivre ! Et un soupir de soulagement s' envolait de ses lèvres tristes . Les quelques esprits observateurs , clair-semés dans les villes de garnison où elle avait passé , une année ici , un hiver là , avaient vaguement pensé que , vivant dans un milieu élevé et sympathique , elle fût devenue une femme supérieure . À défaut de ce relief , elle se contentait d' être une charmante femme , repliée sur elle -même , comme la feuille de sensitive , et dont l' esprit s' enveloppait des brumes d' un deuil éternel . Peu de curieux s' étaient informés de son passé . Aux questions indiscrètes , elle avait répondu simplement , brièvement , qu' elle était orpheline et faisait l' éducation des filles de son tuteur au moment de son mariage , à Paris . Certes , s' il y avait , comme madame de Lestenac commençait à le croire et madame Lémincé à l' espérer , un secret dans sa vie , il avait été bien gardé . Le serait-il toujours ? Une terreur plus profonde la glaçait à mesure que les semaines s' ajoutaient aux semaines sans amener à la maison Nicolle la visiteuse de passage que l' on attendait . Elle sentait , en ouvrant les yeux chaque matin , que ce jour pouvait la replacer en face de M . de Curnil , qu' elle avait aimé , ou de sa mère qui l' avait mortellement blessée . Et l' insulte qu' elle avait subie était de celles que cinq ans de silence ne réussissent pas à amortir . Cependant l' implacable fatalité , qui devait la réunir sous le même toit que la comtesse de Curnil , semblait indéfiniment retardée . Une indisposition plus longue que sérieuse retenait cette dame à Paris , et la saison du camp approchait de son terme réglementaire sans qu' on entendît parler d' elle . Ce fut une minute de halte , pour Berthe , dans le rude calvaire qu' elle montait journellement ; elle entra avec résignation dans cette nouvelle phase où le soupçon et les allusions amères de son mari vinrent se joindre au désenchantement habituel de son existence . M . de Curnil avait fait sa paix avec madame de Lestenac , en lui laissant entrevoir qu' une histoire sentimentale , des projets rompus , lui rendaient désagréable la rencontre et jusqu' au nom de madame Aubépin . Madame de Lestenac avait souri et promis de ne jamais parler de sa voisine . Du reste , depuis ce jour , elle vit beaucoup moins M . de Curnil , qui prétextait des exercices variés pour venir rarement chez elle . L' été s' avançait , on faisait déjà des préparatifs au quartier impérial pour recevoir l' empereur et le jeune prince . Le moment parut favorable à la comtesse de Curnil pour réaliser enfin ce projet de visite si longtemps retardé . Le jeune officier de chasseurs fut désolé de cette ouverture , car il s' effrayait justement de la perspective de loger sa mère sous le toit de madame Aubépin . Il fit une battue consciencieuse au Petit-Mourmelon , à Livry , à Louvercy et jusqu' à Bacônes , dans le vain espoir de découvrir une retraite présentable où madame de Curnil pût au moins passer la nuit . À part lui , le jeune homme espérait bien que , fatiguée promptement de ce décousu inévitable , de cette rusticité à outrance , sa mère satisferait au plus vite sa curiosité féminine . Ce n' est pas qu' en toute autre circonstance , il n' eût été très-heureux de cette réunion de quelques jours avec une mère qu' il adorait ; mais il sentait bien que pour elle , pour lui , pour Berthe , le manque de confort et l' étroitesse du logis Nicolle n' étaient pas l' épreuve la plus redoutable . Il eut soin de prévenir la comtesse de la pénurie absolue dans laquelle elle allait vivre , de l' impossibilité d' amener une femme de chambre , de la nécessité où elle se trouverait de ne voir son fils que de loin en loin : que sais -je ? Ces prudentes considérations vinrent trop tard . La comtesse voulait voir le camp , sans doute , embrasser son fils , certainement ; mais elle tenait surtout à surprendre madame de Lestenac dans le négligé moral et physique de la vie champêtre , et à étudier sur le vif la sœur de sa future belle-fille , mademoiselle Zoé de Blévillard . On lui avait dépeint les deux sœurs comme très-intimes et très-semblables . Or , comme mademoiselle Zoé ne lui était apparue qu' à cheval , aux Champs-Élysées , la comtesse n' était pas fâchée de voir de près , par un spécimen de la famille , quelle éducation et quels principes on recevait chez les Blévillard . Madame de Curnil était très-sévère sur les questions de morale , un peu par conviction et beaucoup par nécessité de situation . Elle était séparée de son mari depuis une vingtaine d' années , à la suite d' une réminiscence de jeunesse trop prolongée qu' elle ne voulut pas pardonner au comte de Curnil . Son orgueil , plus que son amour , froissé par cette infraction aux lois conjugales , la rendit à jamais sourde à toute prière , à toute tentative de réconciliation . La séparation avait eu lieu à l' amiable . La comtesse garda son fils , alors âgé de sept ans , et chaque mois le comte venait cérémonieusement chez sa belle-mère , ou chez sa femme , embrasser cet enfant qui le respectait et n' apprenait guère à l' aimer . Naturellement , le comte se jeta dans une vie bruyante et dissipée , contre laquelle la comtesse crut de bon goût de protester par une grande austérité de conduite . Elle se donna un luxe intérieur sagement entendu , alla peu dans le monde , fit élever son fils sous ses yeux , et mérita la réputation d' une honnête femme , dans la plus stricte acception du mot . Elle avait gagné à ce genre de vie quelque chose de raide et d' intolérant qui la rendait inflexible dans les transactions de principes et de relations . Elle avait conservé son esprit , son activité , son ambition . C' était pour son fils , maintenant qu' elle était ambitieuse . Un beau mariage , ce rêve de toutes les mères , ne pouvait manquer d' être le sien . La dot de mademoiselle Zoé de Blévillard lui plaisait , sa beauté devrait charmer un homme de vingt-sept ans ; l' honorabilité de la famille était connue ; c' était par madame de Lestenac , jeune et confiante , qu' elle apprendrait le reste . La comtesse arriva donc au Petit-Mourmelon , l' esprit plein de projets , et les lèvres de sourires , à l' adresse de la jeune femme . Louise avait eu l' attention toute gracieuse de se trouver à la gare avec son mari ; elle pria fort gentiment la nouvelle venue d' accepter , pour ce soir -là , l' offre hospitalière de son diner . La comtesse se récria , mais madame de Lestenac lui prouva d' une façon spirituelle et charmante que pareille offre , au camp , étant une témérité , il ne serait pas charitable de l' en punir par un refus . Madame de Curnil , qui aimait l' esprit chez les autres femmes , -- chose rare , -- apprécia la rondeur accueillante de cette invitation , et l' accepta aussi cordialement qu' elle était faite . La joyeuse petite société fit son entrée à la maison Nicolle , tandis que Berthe , penchée sur le berceau de Bébé , chantait d' une voix tremblante pour endormir l' enfant . Le chapeau bleu-impérial s' était surpassé . La nappe blanche avait de si beaux reflets d' argent sur la table boiteuse , les verres dépareillés brillaient si joliment aux lumières , le restaurant du village avait été si pénétré , ce soir -là , de la grandeur de sa mission culinaire , l' entrepreneur du mess du 204e avait envoyé un si excellent aï mousseux , que le repas se passa le plus gaiement et le plus spirituellement du monde . À écouter les propos parisiens échangés entre ces quatre murs nus , sous ce plafond de papier , on se serait cru là dans la salle à manger la plus aristocratique du faubourg Saint-Germain . Par une sorte de convention tacite , demandée par un regard , accordée par un geste , signée par un sourire d' intelligence , Antonin et Louise s' entendirent pour entourer adroitement la comtesse et l' empêcher d' ébaucher des relations fugitives avec les autres locataires de la maison . Il lui fut simplement appris qu' on avait pour voisines madame Lémincé , une femme acariâtre , d' un commerce désagréable , et madame Aubépin , une mère de famille que rien ne pouvait arracher de ses enfants et de son pot-au-feu . — Votre société ne me permettra d' en regretter aucune autre , puisque vous voulez bien m' autoriser à abuser de notre rapprochement fortuit , répondit gracieusement la comtesse en tendant la main à madame de Lestenac . Le jour qui suivit l' arrivée de madame de Curnil était un dimanche . C' était tomber bien à point pour admirer le spectacle grandiose de la messe au camp . Aussi , de bonne heure , et malgré la légère fatigue de son voyage , accepta-t-elle les services du chapeau bleu-impérial , afin de ne pas faire attendre Louise , qui voulait bien lui servir de guide . Pendant les chaleurs , la messe ayant lieu à huit heures , ces dames se mirent en marche , ombrelles ouvertes , de façon à gravir sans trop de peine les pentes doucement et régulièrement élevées , sur l' une desquelles était construit le quartier impérial . Bientôt elles aperçurent l' élégant pavillon -- blanc rayé de bleu , -- que deux pavillons jumeaux accompagnaient . Tout autour étaient semées de coquettes baraques , entourées de fleurs et de plates-bandes , et destinées à la suite . Derrière , le logement des cent-gardes . A gauche , le quartier général , le pavillon du maréchal commandant le camp , la ferme impériale et diverses petites constructions , -- planches et toiles , -- d' un effet pittoresque . À l' entrée du quartier général se dresse l' autel en plein vent , d' une simplicité champêtre , autour de laquelle le corps d' armée tout entier se rangeait pour entendre la messe . Ce spectacle , un des plus curieux qui puisse être offert aux touristes , était toujours suivi avec empressement par une foule avide et bigarrée , où se mêlaient les toilettes éclatantes , les uniformes étrangers et le prosaïque costume champenois Les divisions d' infanterie se massent à droite et à gauche , la cavalerie et l' artillerie en face . L' autel forme le quatrième côté d' un immense carré d' armes qui étincèlent au grand soleil . Une des musiques accompagne l' office . Les drapeaux et les sapeurs de tous les régiments sont aux côtés de l' autel . Plus loin , quatre ou cinq cents tambours s' alignent sur deux rangs . Vis-à-vis du prêtre , en avant de l' armée , étaient les places réservées au maréchal et à son état-major . La comtesse de Curnil et Louise , suivies d' Anna , arrivèrent assez à temps pour se faire une place dans la foule , dont le mélange leur parut toutefois désagréable . Un aide de camp du maréchal qui bayait aux corneilles en attendant le signal du coup de canon , remarqua une jolie femme à demi étouffée par les rustres qui l' entouraient . Robe blanche , plume au vent , boucles blondes . oh ! oh ! ... Il s' approcha galamment pour offrir ses services , mais la foule s' épaississait toujours entre elle et lui . Son plumet tricolore d' officier d' état-major avait attiré l' attention de Louise , dont les yeux brillants se fixèrent sur lui de façon à lui faire renverser tous les obstacles . Il s' élança , bouscula deux fermiers , trois Anglaises , une demi-douzaine de touristes , et arrondissant avec courtoisie son bras devant Louise : — Permettez -moi , madame , dit-il , de vous conduire à une place plus digne de vous , d' où vous entendrez plus facilement l' office . Madame de Lestenac mit dans un sourire un millier d' actions de grâces . — Oh ! bien volontiers , monsieur , répondit-elle , nous sommes trop heureuses , madame et moi , de devoir cette bonne fortune à votre obligeance . Et son regard désignait clairement madame de Curnil au salut de l' aide de camp . Celui -ci , qui n' avait absolument vu jusque -là que la vaporeuse robe blanche , le chapeau à plumes flottantes et les beaux cheveux de Louise , s' inclina avec plus de convenances que d' enthousiasme devant la toilette sombre et le grave visage de la comtesse . Un peu dépité , mais toujours poli , le plumet tricolore conduisit les deux dames dans un petit carré de gazon réservé , rapproché de l' autel , fit signe à un sapeur de leur apporter des pliants , et saluant avec un respect sans mélange cette fois , il rejoignit le maréchal . Il était temps . L' officiant venait de paraître . Un coup de canon annonça l ' Introibo . La musique militaire attaqua une grave symphonie que les commandements militaires entre-croisèrent bizarrement . De celte hauteur , la vue s' étend sur tout le panorama du camp dont les tentes se profilaient dans le lointain , tandis qu' aux premiers plans c' était un miroitement de dorures , d' armes , d' uniformes , de plumets , de drapeaux incendiés par le soleil , jetant des étincelles , éblouissant le regard . La messe arrivait à l' élévation . Le canon tonna ; les tambours battirent ; les clairons et les trompettes sonnèrent aux champs : l' armée entière mit un genou en terre , et trente mille hommes courbèrent la tête par un mouvement religieux . Ce fut une minute imposante et magnifique . La comtesse se releva avec des larmes d' émotion plein les yeux . Madame de Lestenac elle -même eut comme un tressaillement à ce fracas grandiose et solennel . À ce moment , quelques femmes d' officiers , arrivées en retard , se glissèrent entre les rangs pressés et parvinrent jusqu' aux sapeurs , non loin du carré privilégié où trônaient Louise et sa compagne . C' étaient la femme d' un commandant de chasseurs , celle d' un lieutenant-colonel de lanciers , madame Lémincé et Berthe Aubépin . Il ne fallait qu' entrevoir le visage altéré de Berthe pour deviner qu' elle n' était point venue de son plein gré et qu' elle eût préféré sa retraite à ce brillant appareil militaire . Il n' en était pas de même de madame Aurélie Lémincé , qui se répandait en gestes ravis et en exclamations difficilement contenues par respect des convenances . Elle avait arboré une toilette voyante , -- l' amour des couleurs criardes et des rubans clairs lui étant venu avec son tardif mariage . -- Elle avait entrevu un visage de connaissance parmi les porte-drapeau , et faisait de ce côté des petits signes affectueux , pour bien établir , aux yeux du vulgaire , ses attaches dans l' armée . En agitant la tête à droite et à gauche , elle aperçut madame de Lestenac et lui décocha un salut amical que Louise rendit avec réserve . Cette nuance n' échappa pas à madame Aurélie , qui se mit , séance tenante , à en chercher la cause . La silhouette haute et distinguée de la comtesse la lui expliqua tout aussitôt . — Ah ! fit-elle avec un petit sifflement vipérin en se penchant vers Berthe , voyez donc , chère madame , comme cette charmante petite madame de Lestenac est ornée d' un farouche garde du corps ! Quelle prestance ... et quelle mine ! ... Il y a du grenadier et du trappiste dans cette grande étrangère -là . — Qui donc ? fit Berthe avec un frisson . — La nouvelle venue ... cette comtesse de Curnil qu' on attendait . — Ah ! murmura Berthe ... elle est donc ici ? Et fatalement , irrésistiblement , ses yeux fascinés , suivant le regard de madame Aurélie , rencontrèrent celui de la comtesse . Ce fut un éclair qui rendit Berthe livide et fit monter un flot de sang aux joues blêmes de madame de Curnil . Celle -ci se retourna vivement vers Louise . — Quelle société mêlée avez -vous donc ici ? demanda-t-elle d' un ton sec . — Vous dites ? ... madame ? ... fit Louise distraite , dont les yeux s' évertuaient à suivre les ondulations du plumet tricolore . — Qui donc est cette femme ? ... là ? ... Au fait , pardon , chère madame , vous ne pouvez pas connaître ça . Quand l' œil méprisant de la comtesse se tourna de nouveau vers Berthe , elle ne la vit plus . La pauvre femme s' était laissée glisser sur le sac d' un sapeur et y demeura dissimulée par son entourage . — Vous êtes fatiguée ? interrogea madame Lémincé . — Il fait si chaud ! — Pauvre chère madame , que vous êtes donc délicate ! continua la bonne âme d' un air de pitié douteuse . Et mentalement elle ajouta avec dépit : — Voilà encore qu' on viendra relancer Aristide aujourd'hui pour soulager cette dolente personne ... et je le connais , il y courra comme au feu . La messe était finie , on amena le cheval du maréchal , qui se mit en selle et fit défiler tout le corps d' armée : l' infanterie par bataillons en masse , la cavalerie par escadrons au trot . Quand le défilé toucha à sa fin , il y eut un gracieux salut échangé entre un beau plumet tricolore et une mignonne plume blanche . Puis l' éparpillement général commença et ce fut , dans la vaste plaine , un foisonnement indescriptible d' hommes et de chevaux . Berthe , tenant sa fille par la main et s' appuyant de l' autre au bras de madame Lémincé , revint lentement au Petit-Mourmelon , si lentement même que ce ne fut qu' à ce détail qu' elle dut de ne point heurter encore sur sa route les yeux pleins de colère et de dédain de la comtesse de Curnil . La journée du lundi fut employée par madame de Lestenac et la comtesse , accompagnées d' Antonin , à visiter le camp baraqué , la 3e division , le campement de l' artillerie , les écuries en plein vent de la cavalerie , les bâtiments de la manutention , le petit railway qui permet de distribuer les vivres et les rations de fourrage aux divers corps avec une grande célérité . Le mardi , elles firent une longue promenade en voiture sur la voie romaine , visitèrent les environs , les trouvèrent médiocres , et rentrèrent fatiguées . Le mercredi , il pleuvait . La comtesse ne songea point à aventurer son pied de patricienne dans la craie délayée des routes . Un peu lasse du papotage vide et brillant de madame de Lestenac , elle prétexta un léger mal de tête et resta enfermée dans sa petite chambre avec des journaux de l' avant-veille . Son fauteuil était dur , sa table branlait , sa fenêtre manquait de persiennes ; elle opina que le camp de Châlons n' était pas du tout un séjour agréable , et s' assoupit de désœuvrement et d' ennui . Le soir , son fils la rejoignit . Elle enfourcha son grand cheval de bataille et parla mariage . Antonin l' écouta avec ce calme qui naît du respect voulu et de l' indifférence ressentie . Tandis qu' emportée par ce thème favori , elle énumérait les avantages d' une union avec mademoiselle Zoé de Blévillard , il se demandait si son futur ménage , à lui , serait agité comme celui de ses parents , tyrannique comme celui des Lémincé , intermittent comme celui des Lestenac , ennuyeux enfin comme ceux de plusieurs de ses amis . Et il concluait que , n' apportant aucun enthousiasme à cet acte grave , rien ne pressait de l' accomplir si promptement . — Mais , mon cher Antonin , dit la comtesse impatientée de son mutisme , à voir ton air incrédule , on te dirait beaucoup moins sûr que moi des mérites de mademoiselle Zoé . — Hum ! ma mère , fit-il avec un sourire discret , je sais par les confidences d' un ami , fort beau garçon du reste , et aimable ! ... que cette jeune personne aime furieusement à monter à cheval et à battre les campagnes le matin , en compagnie de charmants cavaliers . — Quelle calomnie ! ... imagines -tu que sa mère , en femme sensée , autoriserait de telles imprudences ? — Oh ! ... la raison de sa mère ! ... ne parlons pas , voulez -vous , de la raison de madame de Blévillard ! — Mon Dieu ! Antonin , quelle mauvaise langue tu fais ce soir . — Cette disposition chagrine prouve tout simplement mon manque absolu de vocation . — C' est un tort . — C' est un symptôme dont il faut tenir compte , voilà tout . — Très-bien ; mais en attendant que votre symptôme se dissipe ou s' affirme , mademoiselle de Blévillard trouvera un autre épouseur . — C' est la grâce que je lui souhaite ! fit le jeune homme en étouffant un léger bâillement La comtesse eut un mouvement d' humeur . — Tu es un enfant , reprit-elle d' un ton de pitié grondeuse , et un enfant versatile encore . Je te trouve de glace pour une belle héritière , séduisante , sage , et me souviens de t' avoir vu de flamme pour . pour qui ne le méritait certes pas . Antonin se dressa sur ses pieds , et d' une voix émue : — Ne touchez pas au passé , mère , je vous en supplie ... c' est déjà bien assez , croyez -moi , que son souffle passe par instant entre nous . — Ah ! fit-elle avec un rire amer ... ce souffle t' agite encore ! ... serait -ce par hasard que le visage de revenant que j' ai entrevu dimanche se serait rencontré sur ta route ? Antonin jeta un regard effrayé sur les murs de planches qui , dans cette bienheureuse maison Nicolle , avaient non-seulement des oreilles , mais pouvaient même avoir des yeux . Il prit la main de la comtesse qu' il baisa câlinement , comme pour apaiser en elle la velléité de reproches ou d' allusions . — Pas un mot de cela , chère mère , dit-il avec prière ; vous n' avez rien vu , je n' ai rien rencontré ; j' épouserai qui vous voudrez , quand vous voudrez ... c' est-à-dire plus tard ; quand vous serez bien réinstallée à Paris , nous en causerons , je vous le promets . — Mon pauvre enfant , dit-elle en suivant ce nouvel ordre d' idées , ce sera bientôt alors , car je crains bien de ne pouvoir rester longtemps avec toi . on manque de tout ici , vois -tu . — Je ne le sens que trop , et je n' ose pas insister pour prolonger votre chère présence aux dépens de votre bien-être et peut-être de votre santé . Ce fut dit gentiment , avec une petite hypocrisie filiale dont elle fut dupe . Elle attira la tête bouclée de son fils contre ses lèvres , le baisa au front avec cette tendresse maternelle que rien n' imite et que rien ne supplée , puis , le repoussant doucement : — Allons , va-t'en , dit-elle , il est tard ; je vais essayer de dormir dans ta cabane que le vent ébranle . — Puisse-t-il vous bercer doucement celte nuit , mère . Elle lui fit encore un geste affectueux et le regarda partir . Quand son pas eut cessé de retentir sur l' escalier sonore , elle renversa sa tête dans son fauteuil et murmura d' un air rêveur : — Que vient donc faire ici cette femme que j' ai vue dimanche ? ... j' aurais dû m' informer ... , car si elle avait l' audace ... ; ces dangereuses personnes ne désespèrent jamais de rien . Enfin ! ... il faut marier Antonin , et tout de suite encore . Cette apparition ne présage rien de bon ... Qui sait ? ... Il serait capable , mon pauvre garçon , de retomber dans les filets de mademoiselle Berthe Lenoble . Le jeudi , madame Aurélie Lémincé , qui avait pertinemment appris , par les racontars de son ordonnance et de la mère Nicolle , que la dame du premier n' était pas sortie de sa chambre la veille , se trouva sensiblement blessée de l' abstention absolue dans laquelle la comtesse se renfermait à son égard . À peine daignait-elle lui adresser un salut en la croisant dans l' escalier , tandis que madame de Lestenac , plus heureuse , était favorisée de sa fréquente société . M . Lémincé , aigrement interpellé sur le plus ou moins de convenance d' une visite de bon voisinage de la comtesse à sa femme , répondit avec insouciance que madame de Curnil ne devant passer qu' une semaine au camp , il ne s' étonnait guère de cette réserve . — Vous voilà bien , Aristide ! s' écria madame Aurélie avec feu ; on est malhonnête avec votre femme , et vous ne vous en troublez pas le moins du monde . — Mais , ma chère amie , je ne trouve pas ... — Vous ne trouvez rien . — Cependant ... — Au camp , on est forcément réunis , obligés à des concessions . Cette maison est un petit phalanstère . On me manque d' égards , vous dis -je ! — Au fait , c' est possible , mais ... — C' est sûr . Ah ! Aristide ! si c' était , au lieu d' une douairière , une jeune femme dont la présence pût apporter quelque distraction dans votre intérieur ... — Oh ! ce n' est qu' un oiseau de passage ... — Vous auriez certainement été le premier à désirer cette démarche ... à la provoquer même . — Allons ! une imagination nouvelle à présent ! — La vérité tout simplement . C' est inimaginable le prestige qu' exerce sur vos sensations un frais minois très-avenant ! . . ou bien encore et surtout une belle figure pensive , madame Aubépin par exemple ... — Je t' en prie , Aurélie ... — Non , non , il faut que je vous le dise . Voilà déjà longtemps que cela m' exaspère . Elle est bien jolie et bien triste , cette petite femme -là ! — Sans doute , qu' y puis -je faire ? — Vous vous obstinez , en outre , malgré elle , malgré son mari , à vouloir la faire passer pour très-malade . — Je t' assure qu' elle l' est . — Et le nom de ce mal , dont personne , sauf vous , ne se doute ? — C' est une sorte de fièvre lente , dont je m' efforce de suivre les symptômes bizarres . — Et c' est sans doute pour les étudier de plus près que vous trouvez journellement dix prétextes pour monter chez elle . — Dix ! ... oh ! — Dix : j' ai compté . Il faut successivement aller prendre de ses nouvelles , lui monter le journal , réclamer le dernier numéro de la Revue scientifique , appeler Bébé , le reconduire ... que sais -je , moi ?