PÉLADAN LA DÉCADENCE LATINE ( Éthopée ) Modestie et Vanité ROMAN PARIS SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE XV , RVE DE L' ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN , XV MCMII Le passé envoûte ; le présent exorcise : l' avenir est conforme aux deux . Le lac dort encore sous un voile épais de vapeurs grises ; le ciel , d' un bleu froidissant , blanchit comme à un crépuscule . Cette nature informe , livide et muette , n' exprime ni l' aurore , ni le printemps . Un oiseau crie : c' est le premier bruit . De la cime d' un arbre , il a vu luire le soleil et l' annonce . Dans l' eau , des poissons sautent ; un souffle passe à travers le feuillage mouillé ; et des rayons d' or pâle , avec la rapidité de flèches héroïques , déchirent la brume dont les lambeaux traînent , comme si les fantômes de la nuit avaient brusquement jeté le suaire qui les vêt . Miroir terni par l' haleine de l' ombre , le lac luit , lourd et plombé : sous la lumière plus vive , il prend l' éclat de l' étain neuf et s' argente aux remous . Quand une invisible main a balayé la dernière buée , l' onde , graduellement , verdit , puis apparaît bleue , belle , et reflète ses bords . Colossale figure dans ce paysage , le palais Visconti , magnifique de style , étale ses proportions emphatiques dans la très fine lumière aux pénombres violâtres . Les deux terrasses , aux lourds balustres , forment un immense piédestal à l' édifice , qui ne semble pas construit pour l' usage individuel : on cherche sur le portique le symbole d' une idéale destination : croix religieuse ou pennon royal ; car les larges rampes du palais conduisent à une colonnade de temple ; et l' imagination suppose aisément des pompes sacrées entre les colonnes , et des hallebardes échelonnées sonnant sur les marches . L' abandon imprime au monument un caractère de tristesse , tandis que les jardins resplendissent , prospères et luxuriants . Au bord escarpé du lac , les dalles disjointes et moussues retiennent à peine l' anneau rouillé où pourrissent , enchaînées et à demi submergées , deux barques élégantes , aux moulures dédorées , jadis luisantes de vernis . Limace à la bave verdâtre , l' humidité a monté les degrés et des touffes d' herbes folles se dressent en panaches , sur la rampe rompue et tronçonnée . La première terrasse à la balustrade de marbre est peuplée de citronniers aux fruits d' or pâle , d' orangers aux boules de cuivre rouge . Les gradins conduisent à une esplanade aux cyprès séculaires rangés avec une symétrie intentionnelle et fatidique . Des statues qui , neuves , seraient laides , montrent leurs cous décapités , leurs bras sans mains , banales mais nobles , significatives d' un luxe ancien . Plus haut , se développe la colonnade dorique qui constitue le palais , ouvrage singulier et prestigieux d' un élève de Palladio . Les baies ont la hauteur des entre-colonnements ; au-dessus , un seul étage règne et cette disposition , faite pour l' œil , étonne la réflexion . C' est moins une demeure qu' un décor pour un noble drame , l' appareil architectural d' un théâtre de Taormina . Derrière le monument , une forêt de châtaigniers escalade une haute colline , encadrant la pierre dorée par le soleil , d' une verdure presque noire . Quelles passions développèrent leurs péripéties dans ce cadre de tranquille majesté ? Les paroles enflammées ou amères certainement affectèrent une expression contenue où le mot bienséant n' éteignait pas la chaleur de l' haleine ; les gestes furent sans doute tragiques , évocateurs de sang versé . Jamais le caprice petit et pâle ne sut se plaire parmi ces colonnes et ces cyprès . Ici , des âmes puissantes de désir s' enfoncèrent dans leur joie ou leur peine , comme font les mystiques et les obsédés . Quelle fut l' histoire de ce beau repaire , construit dans le pur humanisme et que les nobles Visconti n' habitèrent jamais qu' incidemment ? Ce lieu vraiment exceptionnel ne convenait qu' à certaines heures de la vie , où l' homme , par la plénitude de la joie ou l' extrémité de la détresse , ressemble au héros . Au-dessus de l' attique , un volet s' ouvre et une jeune fille , presque une enfant , les yeux vagues encore , la chevelure confuse , dans le blond désordre du lever , appuie ses bras nus sur la fenêtre , aube vivante souriant au frais éveil , aurore de beauté et de grâce venant saluer la virginale lumière du jour . Le rayon baise la joue vermeille ; la pure haleine se mêle à la brise : les deux matins se contemplent , se sourient et s' aiment ; ils rayonnent , en même temps , une identique et pure lumière . Mais le rideau glisse pudiquement ; Une barque lourde de pêcheur passe . Triste , un homme y est assis : il regarde comme s' il revoyait un des théâtres de sa vie . Il fait signe au rameur de s' arrêter : ses yeux noirs et fatigués à la studieuse clarté des lampes s' ouvrent pour aspirer des visions du passé . Avec cet instinct sentimental propre à la race italienne , le batelier cesse de siffler l' air de Verdi qui rythmait son effort , comme s' il respectait la soudaine méditation de l' étranger , et , curieusement , il étudie , sur son visage , le reflet de la mystérieuse villa . Sombre d' aspect , vêtu de ces habits confectionnés que tout le monde peut mettre et qui ne vont à personne , le contemplateur ressemble à la fois à un philosophe et à un prêtre . Ses longs cheveux gris tombent sur le collet du manteau : et , sous le grand feutre , le regard luit , impérieux . Sa bouche aux lèvres minces , abaissée à ses coins par une habitude du déplaisir accepté , et son nez fin , grand et mince , décèlent la double influence de Saturne qui voue à la solitude et de Mercure qui inspire les inventions . D' une voix lasse et brève , en parfait italien , il interroge : — « Qui habite la villa , maintenant ? » — « Personne ! » dit le pêcheur , « les jardiniers et une jeune fille , une fillette encore ... » — « La princesse Isabella ? » L' autre a un jeu de physionomie évasif , intraduisible . — « Elle est ... par le monde . » --- « Ne vient-elle jamais ? » — « Pour aimer ! ... Quelques jours ! ... Quelquefois ! » En cinq mots , une existence compliquée se déroule . — « Où est-elle ? » — « Qui le sait ? » — « Sa sœur , la Camaldule ? » interroge encore l' étranger . — « Sorella Rosa-Bianca va changer de couvent : car la Chambre a supprimé le cloître de Montanillo . » Brusquement un ordre est donné . — « Aborde ! » Le batelier relève ses rames et pointe vers la villa . L' inconnu reprend : — « Le vieux Gugliemo ? » — « Oh ! il est mort , depuis des ans ! » — « Et Margarita ? » — « Retournée au pays , en Piémont ... Votre Seigneurie paraît beaucoup connaître les gens de la villa Visconti ? » A ce moment la proue touche aux dalles du débarcadère : mais l' étranger a changé de dessein . — « Combien , d' ici Monza ? » — « Une grande heure . » — « A Monza ! » — « D' autant plus » , ajoute le pêcheur , en renversant ses rames , que vous y trouverez le notaire des Visconti qui reçoit le prix des châtaignes et des feuilles de mûrier ... il pourra vous renseigner . » Puis , changeant d' idée : — « Votre Seigneurie m' excusera , mais elle parle l' italien avec le meilleur accent milanais , et cela m' étonne d' un étranger ? » — « Qu' est -ce qu' un étranger ? » fait l' inconnu . Cette question tombe , comme une pensée qui s' exprimerait pour elle -même , et le rustre sent si bien que cela ne s' adresse pas à lui qu' il réfléchit , un temps , avant de dire : — « L' étranger est celui qui sent autrement que ceux qui l' entourent ! et seriez -vous né dans mon village , que nous serions encore étrangers , l' un à l' autre , vous et moi ! » — « Bien » , dit l' inconnu , très bien même pour un homme de glèbe . Qui crois -tu que je sois ? » — « Votre Seigneurie ? un ancien prêtre ou un acteur ! » Le voyageur se tait longtemps . Le batelier a repris le brindisi de la Traviata . — « Que sais -tu sur la princesse Isabella ? » — « Ce que sait chacun ! » — « Elle ne s' est pas mariée ? » — « Devant le prêtre ? Non ! » — « Que dit -on d' elle , sur le lac ? » — « Qu' elle est belle , toujours ! » L' inconnu réfléchit . — « Isabella a quarante ans . » — « La princesse n' a pas d' âge ; et , si elle regardait mon fils de vingt ans , qui est beau comme une statue , mon fils la suivrait . C' est ... comme la jettatura : elle a une force qui attire ... » Et le batelier n' achève pas sa définition . — « Regarde-t-elle encore de ce regard qui fascine ? . . » — « Encore , oui ! et ce regard luira dans ses yeux jusqu' à l' abaissement dernier de sa paupière ! Ah ! elle aura un purgatoire pénible , à moins que sa sœur Rosa-Bianca n' intercède pour elle ! Cloîtrée , on doit être une sainte ! » --- « Malgré qu' elle regarde encore de ce regard , on la respecte ici ? » Le batelier s' étonne : — « Une Visconti reste toujours et pour tous , Visconti ! » C' est le dernier mot . Le pêcheur reprend son sifflement , et l' inconnu sa réflexion , tandis que le soleil rayonne sur le lac , magnifiquement . Une ressemblance est un destin . — « Ne reviendra-t-elle jamais la fée qui me transporta de la chaumière natale dans ce palais solitaire ? J' ai cru qu' elle allait m' aimer et me garder auprès d' elle . Je l' entends encore s' écrier : « Un Luini ! un Luini ! » Je la vois donner de l' or à ma vieille grand'mère ! Elle m' emporta dans sa calèche , comme un amateur enlève un objet d' art précieux et qu' il a peu payé . « Depuis , j' étudie chaque jour avec vous , Padre , et je contemple le lac : c' est ma vie ! » Le prêtre de campagne , maigre et long , et qui devait un peu d' aisance à son préceptorat , répondit : — « La princesse Visconti , que Dieu garde , est venue , il y a moins d' un an ! » — « Pour peu de jours , et , comme chaque fois , escortée d' un nouveau cavalier . Je n' osais me montrer , je n' osais ouvrir ma fenêtre : car j' ai vu , à travers les cyprès , la princesse et son compagnon s' embrasser , comme on s' embrasse dans les tableaux . » — « On ne doit pas juger sa bienfaitrice , Giovanna , ni chercher à comprendre ce qui n' est pas de votre âge . » Et il remua sa tabatière de corne entre ses doigts gauches . — « Savez -vous ce que disent les jardiniers ? » Avec un geste vif de négation et la voix subitement inquiète , il s' écria : — « Je ne veux pas le savoir ! » Giovanna justifiait l' exclamation enthousiaste de la princesse Visconti : c' était un vivant Luini , c' est à-dire un Vinci sans subtilité , simplifié jusqu' à ne plus signifier qu' un sourire tendre . Sensuelle sans perversité , vertueuse sans mysticisme , mais douce et de si bonne volonté , elle rayonnait une séduction délicieuse , faite de paix et de rêverie . Monna Lisa , cette majesté dans la complexité , déconcerte le spectateur . Il doit croire fortement en lui -même , pour la défier . Des flèches de pénétrante ironie pointent sur l' arc des paupières , sur l' arc des lèvres , et les mains si paisiblement croisées menacent de griffes invisibles . Le caractère général dédaigne . Comment séduire cette créature tellement haussée qu' elle n' appartient plus à la zone amoureuse ! Il faut la voir hors du sexe , pour la déchiffrer . Cette complication expressive désoriente la concupiscence et n' agit plus que sur l' entendement , comme une énigme . Pour que les âmes tendres jouissent de la beauté lombarde , Bernardino puérilisa le charme du maître , il mit un cœur à la place du cerveau et peignit des vierges sans tentation , des éphèbes purs . Giovanna , blonde aux grands yeux bleus , aux traits petits et réguliers , charmait comme une fleur , ou un fruit , sans intéresser la pensée . Cependant , elle avait subi l' emprise du palais singulier ; et la solitude fécondait sa rêverie . — « Le lac , Padre , est un miroir magique où la vie que j' ignore se reflète avec ses couleurs et ses figures ; il m' a plus appris que vos leçons ; la princesse seule m' en dirait davantage . En contemplant l' eau calme pendant des heures , un secret m' a été révélé : le secret de la vie . » — « Oh ! » fit le prêtre , « le secret de la vie est le secret de Dieu ? » — « Le secret de la vie ! La princesse change sans cesse de cavalier ; vous êtes savant et malheureux ; j' habite un palais et me sens , par moments , plus misérable que la petite mendiante des routes ! Le secret de la vie est la nécessité de pleurer pour l' amour , pour le pain ou pour la solitude . Inutiles sont nos efforts , la souffrance nous veut et toujours nous atteint . Autant conserver sa douleur coutumière et imiter le lac , qui paraît heureux , à ses heures d' immobilité . » — « Ma fille , » répliqua le curé , « le secret de la vie est dans la mort ou mieux dans l' immortalité . Il faut souffrir fatalement et la résignation sera toujours le meilleur bouclier , avec la prière . » Giovanna fit une moue dédaigneuse à cette réplique médiocre . Puis , son âge démentant ses paroles de désenchantement prématuré , elle courut devant elle , gaminante , abandonnant le prêtre qui ouvrit son bréviaire . Instruit en faits , en dates , en règles , comme il convient à un pédagogue , Girolamo se défendait d' une idée personnelle , comme d' un péché sans plaisir . Fils de paysan , admis au séminaire pour sa mémoire surprenante du catéchisme , prêtre dédié aux pauvres cures , vivant mal et craignant le pis , il ne jugeait personne , se rapetissait et s' humiliait pour mieux conjurer le sort . La fillette s' arrêta dans son papillonnage à un bruit insolite qui venait de la route . Dans ce séjour de silence , l' oreille percevait les sons avec subtilité , ne confondant pas les sonorités du lac avec celles du mont . Or , le chemin , qui passait au flanc de la villa avant de contourner le rocher , ne résonnait d' ordinaire que sous les roues d' une voiture de fournisseur . Cette fois , les sonnailles de plusieurs charrettes tintaient claires dans la rumeur d' une bande de ruraux qui se fût hâtée . Giovanna écouta encore . Chaque fois que la princesse était venue , l' écho avait retenti de cette sorte . Elle eut un élan et s' arrêta palpitante ; elle craignait d' être déçue . L' arrivée de la princesse lui représentait à cette heure l' allégresse qu' elle aurait plus tard à celle d' un amant . Isabella Visconti incarnait , devant l' esprit de cet enfant , toute la vie et son impérieux mystère . La rumeur croissante se rapprochait et , bientôt , une cohue d' ouvriers , de paysans et de paysannes recrutés à la hâte , envahirent le palais , avec un faux air de Jacquerie ; et , dans une inextricable confusion de gestes et de cris , commencèrent à décharger les véhicules . Le notaire Mariotto , rouge , rond et criard , orchestrait ce désordre par des commandements confus . Bientôt , les caisses et les malles encombrèrent le vestibule à colonnes . — « Ce soir , pas un grain de poussière , pas une toile d' araignée , et il y aura bonne main ! » Il lançait ainsi la troupe rustique armée de balais neufs , de plumeaux et de torchons . Apercevant Giovanna raidie d' émotion : — « Signorina , la princesse revient pour toujours ! » — « Pour toujours ! » s' écria l' enfant , et elle joignit les mains , incrédule et ravie . Le prêtre avait relevé les manches de sa soutane , prêt à se rendre utile . La villa bourdonna bientôt comme une ruche : on lavait les vitrages et les dalles ; les plumeaux ravivaient l' or des cadres et la poussière sortait des meubles sous la tapette rudement maniée , en nuages épais . Giovanna s' appliqua à ranger la chambre de la princesse . Cette pièce , trop vaste avec ses quatre baies , manquait de confortable : sauf une chaise longue , les meubles en bois sculpté et doré avaient un caractère d' apparat . Tout le matin , ce fut une fureur de nettoyage : à midi , on mangea à peine , sans une minute de sieste et , sitôt , le branle reprit brusque , entêté , suant et criant . Au soir , la bande entière se trouva réunie , besogne mal faite mais suffisante à l' œil , et reçut du notaire la bonne main promise , puis s' entassa dans les charrettes vides . Le prêtre voulait rester pour saluer sa bienfaitrice . — « L' ordre est formel ! » s' écria le notaire . « La princesse ne veut pas même me voir , moi ; elle viendra en bateau , et sera reçue , selon son désir , par la signorina . » Celle -ci désirait plaire ; elle se souvint qu' Isabella l' avait louée un jour qu' elle était en blanc et la chevelure à l' air . Elle mit une robe de mousseline , répandit ses cheveux d' or pâle , et , seule , vint au bord des marches moussues . A ce moment , le lac reflétait les tons meurtris du crépuscule grandissant ; des bandes rouges et violettes oscillaient comme des rubans entre deux eaux . Une barque parut au tournant du promontoire , sombre sur l' onde métallisée . Isabella Visconti y était assise , dans sa robuste majesté . L' enfant , de ses mains unies , envoya des baisers , puis tendit ses bras minces . La princesse se dressa avec une souplesse imprévue , et , appuyée à l' épaule du batelier , elle toucha d' un pied ferme la marche mouillée , regardant son Luini de ses grands yeux sombres . Un moment , les prunelles noires plongèrent dans les yeux bleus et limpides , avec la force d' une interrogation sans tendresse . D' un pas souple , la femme atteignit l' enfant et l' embrassa longuement comme elle eût respiré une fleur : puis elle soupira . Cette extrême jeunesse , comme un fatal miroir , lui réverbérait sa maturité . D' un bras protecteur , elle colla Giovanna à son flanc et marcha , lente , muette , vers le palais déjà couvert d' ombre . Aucune parole ne fut prononcée : la vierge regardait , avec une curiosité tendre , le masque tragique d' Isabella aux lignes dures accentuées par la concentration . Les jardiniers , habitués aux fantaisies de leur maîtresse , s' inclinèrent de loin . Le bain était prêt : Giovanna donna les derniers soins à la petite table fleurie chargée de plats froids et attendit , heureuse . Car , arrivée sans cavalier , Isabella venait pour longtemps . Quand la grande dame parut en peignoir sombre , les cheveux libres , pareille à une figure de tableau , la jeune fille eut un mouvement involontaire de pitié . — « Mia diva , vous avez souffert ? » De sa voix de contralto , trop sonore , Isabella répondit seulement : — « J' ai vieilli ! » — « Non , » dit Giovanna , « vous êtes belle ; mais votre œil est plus noir , votre bouche plus fermée , votre geste plus las ! » — « J' ai vieilli , te dis -je . » L' enfant secoua gracieusement sa tête blonde . — « Vous avez souffert ! » — « J' ai souffert , oui . Je ne puis le faire mes confidences ! Quel âge as -tu ? » — « Bientôt seize ans . » — « Seize ans ! » répéta Isabella , et son visage s' assombrit à ce rappel du temps écoulé , du temps qui efface la beauté en laissant au cœur l' ancien désir . — « Je ne sais rien de la vie ! » reprit Giovanna , « mais j' ai rêvé , et le lac qui est enchanté parle à l' âme attentive . » — « Tu rêves ? De quoi peux -tu rêver ? » — « De vous , mia diva ! » Cette flatterie ne plut pas ; elle semblait mensongère . — « Vous ne comprenez pas , diva , ce que vous êtes devant mon imagination , et quel prestige vous revêt aux yeux de la petite recluse ... » « Celui qui revient des Indes ou le condottiere de tragiques aventures , ne hantent -ils pas l' esprit du sédentaire qui n' a jamais pu changer le décor de ses jours confinés ? Vous incarnez la vie et son inconnu , pour moi qui songe au lieu de prier , mais qui vis , aussi loin du monde que sœur Rosa Bianca . » — « Celle -là est heureuse , peut-être ! Elle a renoncé tout de suite et de plein gré , » murmura Isabella . L' orpheline s' empressait à servir . Secouant ses pensées accablantes , la princesse s' informa des menus faits , des récoltes , du train de la villa , du curé , sans écouter les réponses à ses questions . La fillette se tut , attristée de ne pouvoir lutter contre cette pensée fixe qui ne s' exprimait pas ; elle eût voulu devenir soudain la confidente de la bienfaitrice , autant par curiosité que par tendresse . Mais cette soirée si émue la rendait à sa jeunesse et à l' habitude ; et sa jolie tête appesantie avait des mouvements de défaillance ; ses yeux se voilaient . Avec une bonté imprévue , Isabella voulut la coucher et quand l' enfant ravie s' étendit dans son lit blanc , avec la princesse près d' elle , qui lui arrangeait l' oreiller , souriante et maternelle , elle vécut un doux moment et s' endormit heureuse , une prière aux lèvres . Isabella contempla ce front pur , longtemps ; puis , revenue dans sa chambre , elle se laissa tomber sur la chaise longue , avec un découragement inexprimable . La nuit étoilée s' encadrait dans la baie ouverte , et , sans doute , lui rappelait d' anciennes joies désormais abolies , car elle tira les rideaux et se mit à marcher d' un pas lourd d' être vaincu et mal résigné , allant d' un bout à l' autre de la vaste pièce . Une idée l' arrêta dans ce mouvement morne , et un nuage d' espoir passa dans ses yeux . Elle avait subitement trouvé un palliatif à son humeur . Elle chercha , dans la valise béante , un encrier et un buvard , et , poussant d' un geste brusque les choses de la table qui se heurtèrent avec un son clair , elle écrivit , non comme aux heures où l' âme déborde et bouscule l' expression , mais lentement , avec de grands repos . Sa pensée se formulait mieux par l' écriture ; elle relisait avec curiosité la page vite pleine de hautes lettres dominatrices . On ne s' arrête point dans le péché on est arrêté par la vie hostile Lago di Como , Villa Visconti . Lionardo mio ! Je vous écris du lac de Côme , où je suis revenue pour y finir mon harassante vie . Venez avec vos livres , vos fioles , vos machines ; venez avec votre lassitude qui doit égaler la mienne et vieillissons ensemble , voulez -vous ? Votre Américain ne vous fournira rien de plus que moi , pour la suite de vos recherches ; ma fortune a survécu à ma jeunesse et je peux mettre de l' or dans votre creuset d' alchimiste . Venez , surtout , au nom de votre amour ancien ; il reste vénérable surtout pour moi qui maudis ma nature avide et inquiète . Je fus maléficiée . C' était mon destin de courir le loup-garou , vos exorcismes n' ont pu me guérir ; l' âge , l' âge , épouvantable bersaglier , a fait mieux . Du moment que je regarde au front , il n' y a plus qu' un homme au monde : vous ! Et quelle autre que moi vous admire , maître sans œuvre ! La Maçonnerie continue sa guerre à l' Église : on va chasser de leur retraite beaucoup de religieuses . Je ne mentionne ce fait que pour l' espoir qu' il me donne de revoir ma sœur Rosa-Bianca , la Camaldule . Elle doit être lasse du cloître , comme je le suis du monde , comme vous l' êtes à la science ; à nous trois , nous formerions le plut étrange sanatorium de l' âme . L' ennui ne s' immiscerait pas entre de tels personnages ; chacun a touché le fond d' un gouffre et revient d' un enfer : chacun a donc des souvenirs et peut parler pour dire quelque chose gui sonne plein . Déjà j' ai négocié , par le cardinal Pallavicini , une licence de séjour auprès de moi , pour la cher nonne . Venez , sinon dites -moi où je dois vous envoyer ma confession . J' ai retrouvé ici la petite Giovanna , le Luini qui j' avais acheté à la paysanne de Varèse ; c' est uni merveille de beauté et de gentillesse : le cœur est joli aussi ! Quand j' évoque cette foule qui constitue mm souvenir , je suis prise de honte et de jactance ; je me parais une ogresse , une tarasque . Je n' ai été qu' une pauvre bête qui n' a pas trouvé à se nourrir . Je prévois votre pensée et le reproche qu' elle contient . Pourquoi ne vous ai -je pas aimé ? Si je le savais , je me comprendrais et j' en suis plus loin qu' à aucun moment . Mon cœur est un chemineau , comme on dirait en français ; il se déplace pour être ailleurs et non pour être mieux ; maintenant , le voilà immobile , ce cœur qui a tant battu et qui se résigne enfin , parce que le temps a griffé ma tempe , sillonné mon cou , épaissi et fatigué ma chair . Je suis Marie l' Égyptienne , sauf le repentir . Ai -je fait vraiment du mal , sinon à moi -même ? La vieillesse m' effraie ! Venez ; maintenant , je vous comprendrai mieux et , surtout , je vous écouterai . Je ne peux pas tourner à la dévotion , vous me tournerez à la science : faute d' amour , nous ferons de l' or . Vous disiez que la Jouvence et la perfection métallique sont un seul et même secret . Nous le chercherons ensemble . O illusion masculine de croire vraiment spirituelle la queste du grand œuvre : vous êtes un amoureux du mystère , un galant de l' inconnu ; votre concupiscence , plus haute que l' instinctive , je l' accorde , ne poursuit comme elle qu' une vibration subtile . Courbé sur l' athanor , vous vous croyez un penseur , vous n' êtes qu' un passionné . L' alchimie , vous la pratiquez comme une débauche . La femme ne trouble pas vos cogitations : vous n' êtes séduit que par les prestiges de la grande Maïa et ne touchez qu' au voile d' Isis : et vous vous perdez aussi sûrement que l' homme sexuel . Donner de beaux prétextes à nos agitations , habiller la réalité de volontés et de doctrines , cela a toujours été la façon des nobles êtres . Les mouvements de l' instinct et de la perversité , nous les appelons amour , ambition , gloire : et ces mots suffisent à masquer la sinistre contingence . S' être trompé et le connaître , quand il n' y a plus assez de temps pour changer d' erreur , et varier son leurre : voilà ma rancœur . J' ai cru à l' amour , à l' amour sans épithète , ni d' élévation ni de matérialité , à l' amour tel qu' il se meut de lui -même . A cette foi j' ai sacrifié les vertus génératrices de la paix . Je suis tourmentée , au delà de ce que je peux dire : je me vois , tour à tour , monstrueuse ou héroïque , je m' admire souvent et aussi je me méprise . Il me faut mes deux témoins , ma sœur et vous , pour que je procède au jugement de mon âme . Nos vocations si tranchées font de nos trois personnalités un incomparable total d' humanité . Vous avez repensé le legs entier de la philosophie ; j' ai flambé ma vie au feu de la passion , et Rosa Bianca , la vierge cloîtrée , a , peut-être , sur les ailes d' un amour suréminent , franchi la zone terrestre , elle a vu --- qui sait ? --- ce que je rêve et ce que vous concevez . Je veux nous réunir et je frémis à penser que la religieuse et le mage n' auront rien à me dire de judicieux et de sauveur . L' erreur est la condition même de notre existence . Enfin , venez au nom du pissé qui fut amer pour vous , au nom de l' avenir qui sera tranquille , en tous les noms qui agissent sur vous . Venez ! L' impériosité de cet appel surprendrait un autre . Il y a des années que je ne vous ai vu ; je vous écris où je vous suppose , à Baltimore , chez votre Américain . Comment pouvez -vous vivre si loin de la terre latine : moi , je mourrai méditerranéenne . Depuis que j' ai renoncé à l' amour , je pense à vous , si rare compagnon spirituel et je découvre la pauvreté du cœur féminin en amitié . Ai -je jamais songé que vous puissiez souffrir de la vie ? Je vous savais seul et condamné à collaborer aux fantaisies scientifiques d' un millionnaire , et , par conséquent , dépendant ; et je n' ai jamais eu l' idée si simple de distraire , sous une forme acceptable , quelque chose de mon revenu pour donner la paix de ses recherches à celui que j' estime le plus au monde , tandis que je payais les dettes d' un stupide bellâtre que j' aimais stupidement . J' ai été trompée , mon ami , moi ! Ah ! ce fut terrible et si je n' ai pas tué , c' est que j' ai eu peur du ridicule . A notre époque , une Visconti tomberait dans le fait-divers et y coudoierait la grisette abandonnée et l' ouvrier jaloux ? Non ! J' ai été trompée , non pas une fois et par circonstance , mais souvent et pour un motif épouvantable , l' âge ! Non celui en chiffre : à quarante ans une femme de ma sorte n' est pas une vieille femme : mais celui qui s' inscrit aux tempes , aux paupières , au cou . En vain mon corps garde sa beauté , ma face n' a plus assez de fraîcheur pour l' amour : Quelques plis à la peau , quelques touches jaunes dans la carnation , et l' amour s' enfuit . Cette grande chose , que j' ai crue la chose unique , dépend de si peu . Je n' ai connu ni la maladie , ni la misère , ni les deuils , j' ai perdu un peu d' éclat et tout m' échappe ! Désorientée pour le reflet d' une ride dans les yeux de l' aimé , je me souviens de ma sœur , je me souviens de vous , et je vous appelle tous deux , dans ma détresse dérisoire et cependant si poignante . On ne sait jamais comment les autres souffrent ; le pourquoi n' y fait rien . On souffre selon son cœur , et non suivant le motif . Vieillir n' a pas le même sens pour vous et pour moi . L' intelligence mûrit là où la beauté se fane . La jeunesse de l' esprit ne signifie ni sa gravité , ni sa force et le cœur ne sait aimer que trop tard ! N' est -ce pas exaspérant d' être arrêtée au moment où on voit clair , où l' on va s' élever ! Oh ! je ne divague pas , je sens combien je suis riche de l' âme et ce que je puis donner ; monnaie dépréciée par une paille , or terni par un peu de temps , je n' ai plus cours , je dois me terrer . « Pourquoi , direz -vous , au lieu d' élire un être de bonne trempe avez -vous préféré les superficiels , les « hyliques » , comme vous les appeliez . Une attraction ne se raisonne pas . S' abandonnerait -on à une passion , si elle n' était plus forte que notre réflexion ? Il n' y a qu' une sagesse , celle de ma sœur Rosa-Bianca : renoncer . Elle a , sans essai , sans hésitation , abdiqué sa part de vie sociale et passionnelle : moi , je suis expulsée de la vie , disgraciée par elle . Et je rage : car la résignation veut des forts ou des faibles et je suis seulement une femme qui a toujours aimé . Ce que vous pensez de mes amours , je l' entends : ce pluriel seul suffit à exciter votre mépris . Je pourrais aussi railler vos inventions : vous n' êtes pas le savant d' une science , mais l' esprit le plus dispersé qui soit ; vous prétendiez légiférer l' architecture et la prophylaxie ; découvrir une table multiplicatrice des formes et inventer une méthode de callipédie ; de la médecine à l' esthétique , vous avez oscillé . Si vous mourriez , que resterait-il de votre activité ? Un souvenir étonné dans quelques mémoires et qui mourra avec elles . Ne me regardez donc pas du haut de vos concepts : soyez bon étant blessé aussi : et que le Samaritain soit notre exemple et le patron du revoir . A l' idée que ma lettre peut me revenir sans vous avoir touché , j' ai l' impression d' un effroi : j' ai besoin de vous , comme un malade a besoin du prêtre . J' ai besoin de commentaires , de dissertation . J' ai besoin de parler démesurément de tout ce que j' ai fait et ne ferai plus ; et aussi d' écouter longuement des discours profonds , subtils et renaissants sur le seul sujet qui m' importer a jusqu' à la fin : l' amour . A quarante ans , une grande dames devrait n' être plus que mère et dévote : et je n' ai pas d' enfant et ma foi de charbonnière me laisse sans secours . Il faut qu' une intelligence s' applique par charité à m' étudier : je ne peux pourtant pas vraiment vivre , sans opinion sur moi ! Figurez -vous le plus étrange phénomène et qui me donne un frisson de démence . Je ne distingue personne entre ceux que j' ai aimés ; même le dernier , celui qui fut félon , celui qui m' a brisée , se confond avec ses prédécesseurs : mon souvenir fait de tous ces hommes , l' homme , et à exprimer cela , je me crois folle . Je ne le regrette pas lui , ni un autre . Je n' ai donc aimé que l' amour . Suis -je idéale ou abjecte ? Sur mon salut , je n' en sais rien . A qui puis -je dire une pareille étrangeté ? J' ai parlé à des confesseurs prétendus experts , à des théologiens subtils , à des viveurs pleins d' expérience . Avec des mots différents , ils m' ont dit que j' étais une malade . Or , je ne pouvais m' abaisser à expliquer que mes amours n' étaient point des déportements , que la chair n' y avait pas plus de place que chez les autres femmes de ce temps , que j' étais une âme avide d' émotions , et non un être lamentable et anormal . Vous le savez , vous qui m' avez aimée et qui m' avez vue aimer , ma sentimentalité fut toujours puérile ; je niaise et je ramasse avec ravissement la pâquerette de l' émotion . Depuis des années , j' ai fait mes efforts pour augmenter la vibration morale et je n' ai trouvé de la tendresse sans impériosité que chez les jeunes gens . On a vu du vice , là où je cherchais sincèrement des êtres de sentiment . Qu' importe ce qu' on a vu et ce qu' on voit ? J' ai toujours vécu d' une vie si intérieure que j' ai préféré être calomniée que connue . Ah ! Messer Lionardo , je ne recevrai donc plus de lettres d' amour désormais ; je ne contemplerai plus ces yeux de paradis de l' amant qui désire ; ma main ne touchera aucune main frémissante , je ne donnerai plus la vie à un cœur . Oh ! comme je vais souffrir , morte vivante , harcelée par le souvenir . Venez me confesser , me diriger , venez m' aimer d' amitié sereine , afin que je sois fidèle à mon vœu nouveau , sans périr ; venez en frère , généreusement , malgré mes torts , malgré mon long oubli . Je vous ai refusé autrefois : maintenant , je vous appelle sans fausse honte , parce qu' entre nous il y a trop d' orgueil pour qu' on mente ou qu' on se disculpe . J' ai été absurde , femme et amie indifférente : soyez bon et soyez affectueux , ce sera votre revanche , la seule vraiment digne de nous . Je vous attends , comme si vous étiez ma conscience perdue . Venez , Lionardo , venez consoler la Dame du Lac , l' orgueilleuse , digne aujourd'hui de pitié . ISABELLA VISCONTI . Plusieurs ne sont pas de leur temps , ni de leur race , ni de leur sexe . Certains êtres présentent un aspect archaïque et les traits d' une époque ou d' un lieu , avec tant de précision qu' on les reconnaît , pour avoir vu leurs portraits dans les musées ou sur les estampes . Celui -ci sort d' une fresque florentine , celui -là d' un cadre vénitien , cet autre d' une allégorie flamande . Ces revenants , vêtus de nos modes , viennent -ils à exprimer leurs pensées , l' illusion se dissipe : malgré la tête et l' allure , ils se révèlent contemporains , aussi peu anachroniques que des acteurs grimés , avant ou après le spectacle . Du passé , ils n' ont que le masque . Quel étonnement si leurs paroles d' accord avec la physionomie , exprimaient une ancienne mentalité . La princesse Isabella Visconti manifesta ce phénomène : elle fut , dès quinze ans , une Lombarde de la Renaissance , sans autre frein que sa volonté . Cette volonté ne s' orienta pas vers l' ambition ; elle ne se souvint jamais de la gloire ancestrale . Un unique penchant l' inclina vers la recherche amoureuse . Elle aima sans relâche , sans cynisme , comme le savant étudie , comme l' artiste œuvre , comme le moine prie , appliquée , exclusive ; et cette prodigieuse unité du cœur la fit calomnier . On ne comprit pas cette persévérance amoureuse ; on la qualifia durement , selon les lois de la morale apparente . Habitués à n' étudier que les protagonistes des annales , nous ne concevons pas la vie intérieure d' autrefois . Les chroniques ne mentionnent que les exceptions , les traits scandaleux et bizarres ; et , pour le lettré lui -même , une princesse italienne doit répondre à un signalement animique de perversité et d' intrigue , de violence et de noirceur . En contemplant les portraits où le type lombard rayonne sa grâce sérieuse et tendre , on quitte ce parti pris de trouver du poison et du meurtre dans l' ombre que projette la beauté . Même au XVe siècle , il y eut des amoureuses sans férocité et qui gardèrent la pacificité dans la passion . Obéissant , sans même le soupçonner , à l' idéal chrétien , les poètes n' ont chanté que l' amour unitaire : la musique a dit ses ultima verba par les lèvres de Tristan et d' Yseult . Hors d' un seul être , point de noble amour : telle la devise lyrique . Au réel , le phénomène sexuel se produit moins individualiste , et , si le personnage de Don Juan , malgré son apparence assez banale , a préoccupé les plus hautes imaginations , c' est qu' il symbolise un secret redoutable aux mœurs , insoluble à la psychologie , telle qu' il convient de l' enseigner . Il existe un amour de l' amour qui ne s' avoue pas plus en fait qu' en poésie , car il participe trop de l' instinct ; il choisit , mais sans se fixer , et ressemble à ce mouvement de Chérubin qui aime , à la fois , sa marraine , Rosine , Fanchette et peut-être Marceline . Or , la princesse incarnait l' âme de Chérubin , mais sérieuse , profonde , presque tragique ; et elle avait passé l' âge de la Comtesse . Elle offrait au monde une passionnalité indéchiffrable . Depuis le soir où elle avait paru à un premier bal , scandalisant la société milanaise par sa sincérité , nulle modification ne se produisit dans sa vie . Elle se montra , à seize ans , telle qu' elle devait rester : le mariage ne vint pas interrompre une coquetterie si intense qu' elle ressemblait à un vice . Elle écouta l' initial propos d' amour avec ravissement : ses yeux , au lieu de se voiler devant le regard du désir , s' ouvrirent pour le mieux recevoir ; elle ne retira pas sa main de la main frémissante du cavalier ; elle ne refusa pas la fleur de ses cheveux , et fut franche , en dépit des mœurs . L' hommage la touchait ; elle le laissa voir ; son oreille , complaisante aux tendres paroles , ne se détourna pas ; et , le lendemain , on la vit aux fenêtres du palais , attentive et souriante aux piétinements de l' amoureux . Il écrivit et , si elle ne répondit pas , ce fut grâce à l' intervention de sa mère irritée . Malgré la pression familiale , elle répugnait au mariage ; elle préféra , à l' émancipation qu' il procure , une assez étroite dépendance et la liberté future . Au reste , l' alarme , vite conçue , se dissipa ; on avait craint des écarts de tempérament , une fragilité s' émiettant en scandales et la suite démentit ces pronostics . Isabella n' était pas coquette , au sens coutumier . Elle ne cherchait pas ce suffrage général , qui seul existe pour la Française . Dans une soirée , elle ne voyait personne , jusqu' à ce qu' elle avisât un homme , qui enlevait alors son attention entière et la gardait . Le flirt ne qualifiera jamais les mœurs d' une femme latine et la galanterie s' entend en mauvaise part . Il n' y a pas de définition brève pour une tendance qui n' évoque pas Célimène , puisqu'il s' agit de n' accorder son sourire qu' à Alceste , et qui mobilise trop de sensibilité véritable , pour rentrer dans la formule mondaine . Comme antithèse à ce problème , sa sœur Rosa-Bianca manifesta , de bonne heure , un dédain instinctif du propos d' amour . Aussi belle qu' Isabella , elle se défendit des hommages avec une pudeur ennuyée et tourna vers la dévotion , moins par mysticisme que pour fuir la sexualité . A la mort de leur mère , chacune suivit sa voie : Rosa-Bianca entra comme novice aux Camaldules et Isabella se consacra à l' émotion amoureuse . Le monde la vit sans cesse accompagnée et on conclut à de la débauche ; l' opinion se trompait . Ce fut une suite d' essais et de préfaces , un avide tâtonnement , une recherche indéfinie pendant des années . La plupart de ces aventures ne se dénouèrent pas , n' ayant jamais été nouées . Il suffisait de parler tendrement avec une voix chaude pour être écouté , et même obtenir un rendez -vous ; mais aux genoux de la princesse , dans le silence nocturne , le galant n' était point encore victorieux . Charmée par la musique de la voix passionnée , échauffée par le magnétisme du désir , la princesse vivait un rêve impersonnel , qu' une attaque trop sensuelle résolvait . Cette résistance au désir d' autrui n' était que l' expression de son goût ; elle voulait de l' amour ce qu' on en voit au théâtre ; sa sensibilité et non sa vertu bornait ainsi la progression érotique . Mais l' opinion ne crut pas que celui qui sortait à l' aube du palais restait encore ce qu' on appelle un amant malheureux . Isabella adorait la veille : nuits en mer ou sur les lacs , nuits en voilure sur les routes , nuits au balcon sous le rayonnement lunaire , étaient ses plaisirs ; et , dans ces nuits , un homme l' aimait et elle aimait l' amour de cet homme , non pas lui . Il n' était pas souvent le même ; et ce changement , qui scandalisait , avait pour cause unique la vertu matérielle de l' étrange femme . Où avait-elle appris que la possession précipite banalement la féerie passionnée ? Sans souci du péché , comment craignait-elle si fort sa consommation ? Cette restriction fit avorter beaucoup d' intrigues qui eussent pu durer dans la formule ordinaire . Isabella fut donc quittée plutôt qu' elle ne se montra inconstante elle -même . Toutefois , elle ne souffrit pas de ces défections : à peine le dépit amenait une retraite que le désir suppliait sous d' autres traits ; et toujours elle eut , devant soi , des yeux attendris et avides ; et la cantilène du désir ne cessa pas son délicieux murmure . Une rencontre qui marqua fut celle de Messer Lionardo , amenée au hasard d' une croisière sur l' Adriatique . C' était , comme la princesse elle -même , un être d' autrefois malheureux dans la société actuelle , isolé et fier , et surtout dévoré par une tendance encyclopédique qui l' empêchait de fixer son effort et de devenir puissant en quelque activité . Il aima Isabella profondément , il la séduisit même par l' amplitude de son intelligence . Il ne put vaincre cette passion de l' amour pour l' amour , qui possédait la princesse . Il partit , mais il emporta avec lui la paix radieuse de l' autre fois . Ses commentaires subtils embarrassèrent l' esprit de la jeune femme . Jusque -là , sans réflexion , elle avait doucement vibré , se croyant une personne idéale . Lionardo , en plaidant sa cause , gagna celle du péché . Il n' obtint pas l' amoureuse merci , mais il ruina cette idéalité bizarre qui ne suivait qu' à demi le cours de la passion et la maintenait dans une sorte de tempérance . Il fut néfaste ; un soir , Isabella , à qui on attribuait calomnieusement tant de fautes , s' abandonna pour la première fois . Le personnage était jeune , beau , passionné , mais semblable aux amoureux d' antan ; sitôt qu' elle se fut donnée , elle vit , avec effroi , que , désormais , elle se donnerait encore , sans de meilleurs motifs , et elle pleura . Au fond de son cœur , elle s' était juré de garder le don d' elle -même , pour un élu . Elle ne s' estima plus ; sa vie s' attrista , agitée , pleine de complications , de querelles , de jalousie et de drames . Pour rompre ces liaisons qui la lassaient trop vite , elle devint errante ; à la rencontre d' un qu' il lui plaisait , elle pensait aussitôt au jour du paquebot , aux heures du train qui mettrait la distance et l' inconnu de sa résidence entre le caprice d' un moment et ses suites pesantes . Souvent , elle fut suivie , persécutée ; son orgueil saigna ; son corps et son âme se fatiguèrent . Parfois elle crut aimer enfin , d' amour . Elle continua cette pénible existence , n' en concevant pas d' autre , terrassée par l' habitude . A la première ride , elle eut peur et voulut se fixer ; elle choisit mal et fut trompée , animalement , pour un tendron sans autres attraits que ses vingt ans . Ce fut un désastre tel qu' elle abdiqua , dans un mouvement d' âme tragique , et vint au bord du lac , décidée à finir des jours désormais sans clarté , avec sa sœur qu' elle espérait tirer du moustier , avec Lionardo qu' elle appelait , malgré tant d' oubli . Heureuse celle qui a des souvenirs pour les années inactives et lasses de la retraite , et qui sourit en regardant en arrière , lorsque l' avenir noir et fermé ne montre rien , pas même une menace . On revient volontiers aux lieux et aux personnes dans l' espoir de se retrouver soi -même . Le lendemain de son arrivée , Isabella se réveilla tard d' une nuit insomnieuse et s' étonna du grand silence , si apaisant au premier matin d' un séjour rural . Giovanna , en venant l' embrasser , dit simplement : — « Diva , quelqu'un vous attend dans la galerie , qui a refusé de se nommer . » — « Comment est-il ? » demanda la princesse . — « Oh ! il ne ressemble à aucun des cavaliers qui vinrent avec vous . Ce n' est pas un homme jeune , ni riche . » Isabella déjeuna , prit son bain , se coiffa sans songer au visiteur . — « Diva , » fit l' enfant , « celui qui est en bas vous attend , depuis bien longtemps ! » Elle descendit lentement , sans curiosité , tenant à la main la lettre écrite pendant la nuit . La porte de la galerie était restée ouverte ; on apercevait du vestibule un homme au noble visage , à la vêture banale qui méditait , la tête dans sa main , dédaigneux et absent . — « Lionardo ! » s' écria la princesse stupéfaite . Lui se leva et ils se regardèrent avec une critique intense . Elle marcha vers lui , les deux mains tendues , et la lettre tomba . — « Vous ! vous ! et aujourd'hui ? c' est du miracle ou de la magie ? Dites -moi , comment êtes -vous ici ? » L' autre , calme , répondit : — « Hier , à l' aube , j' ai passé devant la villa : le batelier me dit votre absence , la mort des vieux serviteurs qui me connaissaient et le nom de votre notaire à Monza . Je voulais l' interroger , il était absent , je ne le vis qu' au soir ; il revenait de préparer le palais à vous recevoir . Ce matin , j' ai pris une calessine et me voilà . » — « Libre ? » — « Oui , si les vaincus sont libres . » — « Que vous venez à propos ! Au moment où je vous souhaitais désespérément . « C' est un des bonheurs de ma vie , cette minute ! Le désir qui se réalise aussitôt formé , sans les fatigues de l' attente , quelle rare allégresse ! » A la chaleur sincère de cet accueil , Lionardo opposait une contenance fermée . — « Vous n' avez point de joie à me revoir ? à retrouver ces murs témoins de vos brillants discours ? » — « Je n' ai plus de joie . » — « Vous en aurez à la villa Visconti , digne retraite d' un noble esprit . » — « Merci , princesse , et qu' Eros vous rende cet accueil en amour , en plaisir ! » — « Ce n' est pas un mérite , ami ; je suis trop passionnée pour obéir à un sentiment abstrait . Vous êtes revenu dans ma pensée , plus admirable qu' autrefois même et je vous ai fait place dans ma vie --- au titre le plus honorable qui soit . » Un sarcasme passa sur le visage de Lionardo , si vif qu' elle s' écria : — « Vous oubliez donc tout maintenant ? » — « Je n' oublie rien ; incapable de résoudre ma vie par le travail de mon esprit , doutant de mon savoir ... » — « Vous , une intelligence si prestigieuse , vous qui ... » — « Science sans puissance ! » — « Ne m' ôtez pas la joie de votre présence par des aigreurs . » — « Je viens m' offrir en ami , moi qui jadis ai prétendu à votre amour ... » Isabella eut un triste sourire . — « Lisez , lisez cette lettre et vous verrez votre injustice . » Elle alla vers la fenêtre et feignit de regarder au dehors , tandis que des larmes obscurcissaient ses yeux . L' homme qui lui parlait ainsi s' était traîné à ses pieds , fou d' amour et maintenant il était à peine bienséant . Imperturbable , Lionardo , après avoir lu , déclara : — « Vous avez pensé à moi dans la détresse morale ; j' ai pensé à vous dans la détresse spirituelle . Nous échangerons donc mon intelligence et mon verbiage contre ... » — « Lionardo ! mon amitié est vraie ! » — « L' amitié n' existe pas de nos jours et dans nos races , Madame . Il y a des intimités , des solidarités , des parallélismes de carrière , des simultanéités de plaisir ; il y a des commerces de vanités , et des complicités infiniment variées qui tiennent la place de l' amitié . Le cœur humain ne sait pas donner ; il échange . » — « Parce qu' on a méconnu un mérite , le monde serait pourri et l' espèce humaine odieuse ! Non , Lionardo , une mésaventure individuelle ne change rien au cours des choses et vous ne raisonnez plus , vous ragez . » Lionardo haussa les épaules . — « Le raisonnement est un noble exercice qui fait grand honneur à ceux qui le pratiquent ; car il suppose des loisirs et les loisirs impliquent de l' aisance . Un jeune homme peut être misérable et raisonner . Un vieux gueux sait trop l' inutilité scandaleuse de la science , lorsqu' elle ne s' applique pas à l' industrie . » — « La vie fut injuste pour vous , je le sais . » — « La vie me devait une retraite : voilà tout . » — Je ferai mieux que la vie ! » — « Si je vous prends au mot , dans six mois vous maudirez les profusions jetées dans mon creuset . » — « Lionardo ! » — Nul ne se modifie . On meurt de la même faute qui marqua l' enfance . L' expérience est une illusion . » — « A quoi croyez -vous donc ? » — « A l' inutilité de l' effort . » — « Ah ! » s' écria-t-elle , « votre esprit s' obscurcit , comme mon visage se fane : et vous m' apportez un surcroît de douleur , vous dont j' attendais la consolation . Car je suis plus à plaindre que vous . » — « On est toujours plus à plaindre qu' autrui . » La princesse s' assit , découragée . Cette amitié , qui devait lui adoucir la perte de l' amour , se métamorphosait en humeur insupportable . Elle ne reconnaissait plus le penseur hautain à ces expressions rancunières et chagrines . L' intelligence , comme la beauté , passait donc , et , sous les heurts de la vie , s' effaçait , comme une médaille se fruste . Ils se regardaient curieux et attristés , sans parole , estimant mutuellement leur déclin , leur déchéance commune . Isabella était belle encore en sa robe flottante de soie blanche . Sa haute taille et son embonpoint lui donnaient un caractère de reine tragique , plus noble qu' aimable . Elle manifestait davantage la majesté que la grâce . Cette grandeur d' allure expliquait qu' elle ait pu tenir en respect tant de vives passions , pendant la première phase de sa vie . Ses cheveux noirs jusqu' au bleu , ses sourcils épais sur le front un peu court , soulignaient le bistre d' un teint profond et qui ne s' éclairait qu' à la lumière . Son visage au nez fort et droit , aux lèvres saillantes et rouges d' un sang riche , s' éclairait de grands yeux sombres , impérieux et fixes . Le cou vigoureux s' arrondissait au-dessus de grasses épaules et les seins abondants et fermes s' avançaient avec un accent de prestance animale . Trop puissant , le bras , lent en son geste et comme lourd à soulever , se terminait en main magnifique et pure . La taille contredisait à l' actuelle élégance , mais les lignes descendaient avec une noble ampleur développant des courbes harmonieuses jusqu' à un pied de race . A vingt ans , la sveltesse devait idéaliser un tel corps , le rendre admirable et vraiment significatif d' une nature aimante . La chair , en épaississant les galbes , avait brutalisé l' aspect et calomniait l' âme . Ce changement s' était opéré depuis que le philosophe et la grande dame s' étaient quittés . Messer Lionardo avait vieilli , de l' expression autant que du cheveu : son séjour à Baltimore , loin des monuments de sa race , parmi des mœurs sans tradition , l' avait assombri . Sa barbe plus longue , luisante de fils d' argent , ne cachait pas une crispation navrée de la bouche et les yeux clairs lançaient un regard dur et inquiet . Lui aussi possédait la pose décorative et le geste intense . A mesure qu' ils s' analysaient , une ressemblance de destin s' accusa si vive que tout à coup Isabella se dressa , vint à lui . — « Ce n' est pas possible que vous cessiez d' être vous -même et que vous ne me reconnaissiez plus ! » Tout était tristesse dans l' accent , sans mélange d' orgueil offensé . Il changea de maintien ; son œil s' adoucit . — « Pardonnez -moi ce moment de déplaisir , je voulais voir ce qu' il restait de cette vanité qui fut votre crime et que vous expiez aujourd'hui . Je suis le même que vous avez connu et dédaigné ; plus triste , en proie à la vie précaire , mais fidèle aux devoirs qui naissent de la caste et de l' identité des aspirations . » Maintenant la princesse fronçait son épais sourcil , mortifiée qu' on eût tenté une épreuve sur sa sincérité ; mais son ennui ne se vengea pas en dures paroles ; elle soupira , ne comprenant plus son interlocuteur . D' un accord tacite , ils sortirent et , descendant les marches de marbre , ils se prirent la main , fraternels et graves . Puis , le long des cyprès , très lentement , ils marchèrent à leur ombre . — « Voilà notre préau » , dit-elle , « ne sommes nous pas des condamnés et des cénobites , en même temps ? » — Avant que j' apprenne vos aventures , laissez moi prophétiser , Isabella : il ne sera pas longtemps avant que vous quittiez ce palais pour recommencer une vie identique à celle écoulée : et je resterai seul ici . » — « Ma sœur va venir . » — « Elle repartira pour un autre moustier . » — « Il restera cette enfant ! » dit la princesse en apercevant Giovanna , qu' elle appela . « Viens , petite , et considère ce cavalier ; c' est le plus noble esprit que j' ai rencontré , et désormais il vivra avec nous . » La fillette leva ses yeux purs sur le philosophe . — « Si la pensée a quelque pouvoir , Bambina , je serai ton bon génie : car la douceur de ton âme se voit à travers ta peau de fleur . » — « Vous m' aimerez ? » fit-elle gracieuse . Messer Lionardo ne répondit que d' un geste caressant ; et la lente promenade continua à l' ombre des grands cyprès . Sans nous aimer , on peut nous être très doux , en augmentant notre amour pour nous -même . La confidence est une joie profonde lorsque la sincérité peut tout dire à la complicité . Quel plaisir de se raconter , si on intéresse : de revivre les souvenirs , d' évoquer les espoirs , et , par mille soins d' attention , de se prodiguer son amour à soi -même , devant autrui . C' est grand'pitié que nous nous aimions , vils et fantasques comme nous sommes : mais , sans cet amour , nous n' accepterions pas la vie et cette acceptation est le premier point que la religion et la philosophie veulent obtenir : il établit les autres . Un amour même passé représente encore du plaisir , si une âme complaisante consent à en être la spectatrice : le malheur aussi prend un âcre intérêt , par la narration qu' on en fait et les hélas qu' on obtient . Isabella vécut des heures vraiment béates à égrener , l' une mêlée à l' autre , ses aventures , sans crainte d' ennuyer , développant à son gré la circonstance , accumulant le détail . Attentif auditeur de ce bizarre roman parlé , il ne l' interrompait que des réflexions brèves d' une psychologie sans morale . Une régularité s' établit d' elle -même : Messer Lionardo descendait assez tôt sur les terrasses et y trouvait Giovanna ; il écoutait le bavardage de la fillette avec le même sérieux que la dramatique confession d' Isabella . Des rêves de vierge ou des souvenirs passionnels étaient , pour lui , choses de même valeur . Puis , l' enfant lui servait son déjeuner ; et le précepteur paraissait , obséquieux , inquiet de cette présence d' un homme savant et dont il redoutait la rivalité , pour sa gratification . Chaque jour , le penseur , désarmé par l' attitude du prêtre pauvre , résistait à l' envie de le brocarder . Un peu avant midi , la princesse venait le long des cyprès raconter ses rêves et ajouter un trait aux récits antérieurs . Le repas traînait : Isabella allait faire la sieste et le savant remuait les livres épars et poussiéreux qui jonchaient le sol d' une pièce ; en ayant trouvé quelqu'un d' intéressant , il descendait au lac , s' étendait dans une des vieilles barques et , vers le soir , Isabella le rejoignait ; l' incessante dissertation sur l' amour recommençait jusqu' à l' arrivée essoufflée de Giovanna annonçant le dîner . On gardait le pauvre desservant , quoiqu'il eût un long chemin à faire ensuite , pour le plaisir de le voir manger et boire , et aussi parce qu' il déchiffrait assez bien . Lionardo se plaisait à entendre , plusieurs fois de suite , des préludes de Bach ou des sonates de Beethoven , pour des éludes complexes qu' il ne formulait pas . Le curé parti , Giovanna présentait son front au baiser du soir , et le dialogue reprenait ou plutôt le monologue d' isabella . A cette heure -là , elle parlait plus lentement , avec des silences rêveurs , et Lionardo ne phrasait presque rien , jetant des exclamations , pour tout répons . La soirée avançant , la confidence de la princesse se raréfiait , espacée , paresseuse ; l' attention de Lionardo devenait vague et se dissipait , jusqu' à un « allons » qui le faisait lever pour le baise-main . Cet excellent régime porta des fruits immédiats . Isabella se coucha plus tôt , continua à se lever tard et prolongea sa sieste . Lionardo se complut aux lectures reposantes que le hasard lui offrait , les stances de Politien , les facéties du Poggio , et même des livres amis , ceux de Campanella et de Cardan . Les lettres adressées à Isabella passaient à la censure du philosophe qui ne mentionnait pas les épîtres amoureuses . Un mois coula sans ennui . La paix entière , sans préoccupation , contient une torpeur délicieuse et , succédant à de fortes agitations , elle ressemble à une volupté . Ce qui importe le plus à la nature humaine , c' est que le changement satisfasse sa mobilité . Entremêler les sensations vaut mieux que les percevoir fortes et prolongées . Lionardo ne croyait pas aux serments répétés que faisait la princesse de garder la retraite et de mener toujours la conduite présente . Lui -même , à l' arrivée de ses livres et de ses instruments scientifiques , ne pensa pas que bientôt il reprendrait ses recherches ; il voulait tenir son esprit en jachère le plus longtemps possible , et il n' ouvrit pas les caisses . Parfois , il allait les voir , les tapant du pied et de la main avec un sentiment complexe de crainte et de tendresse , car c' étaient les doubles de la fatalité , ces grimoires qui l' avaient dissuadé d' un effort pratique . Isabella l' avait à peine interrogé et , par bienséance , se contentant de vagues réponses , sur ses aventures et la façon dont il avait quitté l' adepte américain . L' égoïsme ingénu n' étonnait pas cet homme réfléchi . Mais il eut une surprise d' où il n' en prévoyait point ; Giovanna posa les questions que la princesse eût dû faire , pleine d' un touchant intérêt . Il éprouva une impression charmante à être l' objet d' attentions répétées , de câlineries imprévues ; il les devait à la puberté évoluant dans la solitude ; et cependant il en jouissait , à l' insu de la princesse . Absorbée par son examen de conscience , elle le continuait avec une sorte de passion maniaque , cherchant à se prouver son idéalité , malgré les faits . Un nouvel élément d' intérêt entra au palais Visconti , sous forme d' entrefilet de journal : le couvent de Montillano était désaffecté par décret , et les religieuses Camaldules allaient se disperser dans les autres maisons de l' ordre . Le cardinal Pallavicini , fidèle à sa promesse , envoya à la princesse une permission pontificale qui , du chef de santé compromise , autorisait sœur Rosa Bianca à un séjour illimité dans sa famille . Il y avait douze ans que les sœurs ne s' étaient vues ; Isabella ignorait si elle allait au-devant d' un vœu secret ou d' un implacable refus . Elle avait besoin de sa sœur , et elle ne voyait en elle que la confidente étonnée , attentive , curieuse devant qui elle déroulerait le long récit de ses amours . Lionardo la poussait à l' exécution de ce dessein , par curiosité de psychologue . Les profondes années de silence , de prière , peut-être d' extase , devaient créer une mentalité spéciale qui n' a pour témoins que des prêtres ; il espérait étudier à loisir divers problèmes de l' ascèse mystique . Isabella avait licencié sa maison de Milan , afin qu' aucun visage ne lui rappelât le passé ; et ce fut le curé qui procura des serviteurs . Une savait comment se rendre agréable et redoutait Lionardo au point de l' agacer . — « Mon brave père » , disait celui -ci , pourquoi me regarder avec cette crainte ? » — « Il faut craindre les grands et leur fantaisie : or , vous êtes comme un évêque , un cardinal , par rapport à moi ; sur un mot de vous , la princesse , que Dieu garde , se priverait de mes services auprès de la signorina . » — « Mais pourquoi dirais -je ce mot ? » — « Pourquoi casse-t -on une branche d' arbre , en passant ? Sans ma tenue humble et craintive , n' auriez -vous pas déjà fait rire à mes dépens ? Votre intelligence me juge médiocre , falot , et souvent le sarcasme vous monte aux lèvres ; mon expression craintive l' arrête . J' ai donc lieu de craindre et de le manifester . » Lionardo admira la justesse de cette réflexion ; il tendit la main au prêtre . — « Oui , désarmer par l' affectation de la faiblesse quand on ne peut lutter , c' est une bonne politique . Il faut faire peur ou pitié , en ce monde . » — « Ou charmer » , fit l' ecclésiastique . Vous avez charmé mon élève . Elle m' interroge sur vous , elle rêve de vous . C' est une belle petite âme , très pure , et qui , sans y prendre garde , se donne . » — « Bah ! » fit Lionardo , « je suis le seul commensal de la villa et son imagination s' exerce instinctivement ; ce qu' elle me dédie , elle le dédierait à tout autre ; mais , mon cher père , vous m' apparaissez observateur , réfléchi . » — « Je sais ce que le séminaire et la misère enseignent : le latin et la prudence . » — « Vous allez avoir de nouveaux soins ... Sœur Rosa Bianca sera votre pénitente . » — « Messer , il n' y a ici qu' un confesseur pour des Visconti , et c' est vous ! ... » — « Je ne puis être qu' un directeur : je puis conseiller , non absoudre . » A ce moment , la princesse parut sous le portique , en costume de voyage ; elle allait à Montillano , impatiente de revoir sa sœur et de la ramener . — « Dites à la Camaldule qu' elle trouvera ici un casuiste pour ses scrupules » , lança Lionardo avec une sorte de gaieté . Plus un être diffère de nous , plus il nous intéresse , si la différence n' est pas spirituelle . Toute blanche , de la robe au manteau et du camail à la coiffe , Rosa-Bianca , d' aussi haute taille que sa sœur , paraissait plus grande encore , par sa sveltesse . Son visage au teint mat , à la belle bouche , s' éclairait de grands yeux tranquilles et d' expression rêveuse . Le calme intérieur émanait de la Camaldule , comme un tiède rayonnement . Lionardo fut ébloui par cette figure élancée et sereine ; il la contempla si attentivement qu' il oublia de s' incliner . — « Comme elle est jeune encore : la vertu conserve vraiment ; N' est -ce pas une dérision que ce soit elle qui garde sa beauté , dont elle n' a que faire ... , » disait la princesse . La religieuse posa son regard sérieux sur Isabella . — « Diras -tu que les belles fleurs ne doivent pas orner les autels ; et faut-il offrir à Jésus ce que les hommes ne veulent pas ? » — « Tu pourras causer théologie avec Lionardo : il vaut tous les directeurs . » Rosa-Bianca tourna ses yeux graves vers le philosophe et dit , de son parler lent et précis : — « Le cloître n' est pas un lieu de doctrine , mais de pratique ; et le scrupule , celte maladie , ne fait heureusement pas corps avec l' habit . » — « Cela vous fait un grand changement d' avoir été si subitement arrachée à la contemplation ? » hasarda le philosophe . — « Ce que le monde appelle fatalisme , nous l' appelons Providence . Si j' avais désiré sortir du couvent , j' aurais pu croire à une insufflation diabolique ... » Lionardo souriait toujours , quand on parlait du diable . — « Vous ne croyez pas au démon et vous êtes clans l' erreur . Je vous donnerai des preuves de son immixtion dans le cours des choses humaines ... Je n' ai donc pas désiré interrompre ma clôture : j' ai fait jurer à Isabella que je ne trouverais à la villa d' autre compagnie qu' un homme de science et une enfant . » — « Ma sœur » , dit Lionardo , vous oubliez un des motifs de votre présence ici , la curiosité de comparer la retraite religieuse à une laïque . » — « C' est vrai ! » répondit-elle simplement . « Quelque parti que l' on prenne , s' il est tranché , on se demande parfois quel eût été le meilleur ? Je rentrerai avec une confirmation décisive dans la vie monacale ; je le crois , du moins . Ma sœur représente l' expérience des passions , et vous , Messer Lionardo , vous incarnez la science des livres . Avec ces deux clartés , je me ferai une certitude . Mais , je redoute un peu l' incrédulité , comme ... une vulgarité : les incroyants m' inspirent de la répulsion comme s' ils étaient mal doués et difformes en leur intérieur ... Or , vous ne croyez pas au diable ? ... » — « Je crois à Notre Seigneur Jésus-Christ . » Rosa-Bianca baissa les paupières avec satisfaction . A ce moment , Isabella pensa à quelque aménagement nécessaire et rentra au palais . Le métaphysicien et la nonne restèrent seuls , et marchèrent côte à côte , sans rien proférer ; le silence dura jusqu' au bout de la terrasse . Là , ils tournèrent et , dans ce mouvement , le bras de l' homme toucha celui de la vierge qui frissonna , tandis qu' une véritable grimace de déplaisir , étonnante sur ce beau visage , le parcourait nerveusement . Lionardo ne s' y trompa point : ce contact fortuit n' avait point éveillé de trouble , mais une répulsion instinctive . — « Je vous demande pardon . » — « C' est moi qu' il faut excuser » , dit-elle , et vous le ferez avec bénignité , car une recluse a droit à des indulgences . J' ai éprouvé toute enfant un phénomène d' éloignement si vif pour l' homme que l' effleurement d' une main de prêtre me dépite ; et c' est peut-être la seule chose au monde contre laquelle je n' ai jamais pu réagir . L' attouchement féminin , sans me contracter aussi vivement , me déplaît . Vous savez que , parmi les pénitences usuelles , il en est une qui consiste à baiser les pieds des sœurs au réfectoire . J' avais une peur également profonde de poser ma bouche sur leur chair ou de sentir des lèvres sur la mienne . Cet éloignement pour tout contact a grandement agi pour me convaincre de ma vocation , et si je peux vous demander un vrai service , à vous qui avez ici de l' autorité , ce sera de m' éviter , s' il vient quelqu'un en visite , d' être frôlée ou d' avoir à tendre la main . « Un attouchement est banal ou criminel et je fuis l' un et l' autre . » — « Je vous promets , ma sœur , de veiller à sauver cette délicatesse surprenante . Elle ne vient pas du mysticisme , mais d' un sentiment individuel ... Vous ne devez pas aimer la pénitence corporelle ... » — « Non , certes . La fin de la vie religieuse est de vivre de l' âme . En me frappant , je crée une sensation contradictoire à la prière ... , mais on doit suivre la règle parce qu' elle est la règle et qu' elle donne la paix . » — « Dites -moi , ma sœur , s' il n' entre pas de l' indifférence dans votre sérénité ? » Elle réfléchit . — « Comment l' âme se modèle sur l' idéal monastique ? Par une lente succession de petits faits . La paix résulte de la passivité . La religieuse , en se levant , n' a rien à résoudre ; son initiative ne se pose aucun problème . Elle a déposé pour toujours le fardeau de la volonté et doit seulement se laisser conduire . On pense et on veut ... pour elle ... » — « Les natures inquiètes ne bénéficient pas de cet effet et vous avez dû voir des sœurs en proie aux tentations . » — « Au diable même , vous dis -je ! » — « Il faudra que nous traitions cette question là , avec amplitude . » — « Je vous raconterai ce que j' ai vu , et vous serez convaincu . J' avais peur de vous , Messer Lionardo : ma sœur vous présentait comme un sorcier , et loin d' éprouver de l' éloignement , je me félicite de votre présence . » — « Et moi , ma sœur , je suis ému de votre rayonnement , troublé de votre sérénité et si intéressé par votre âme nette comme celle d' un enfant ! » — « Oui , je suis très puérile , très simple , très enfant de chœur . » Elle sortit sa main de ses manches pour chasser un insecte . Cette main était merveilleuse de forme : devant le regard de Lionardo , elle la voila . Giovanna arrivait en courant . — « La jolie , jolie fillette ! » fît la religieuse . « Quelle charmante novice ! » — « Elle n' est pas pour le cloître . » — « Giovanna , ne t' étonne pas , si cette nonne ne t' embrasse , ni ne te caresse : c' est un vœu , mais elle t' aimera . » Arrêtée dans son mouvement , un peu confuse , l' enfant passa du côté opposé et prit le bras de Lionardo , avec un mouvement de possession câline . C' était la fin du jour : des hirondelles passaient en jetant leur cri strident , les arbres se découpaient en sombre sur un fond rouge et une brise douce soufflait , rafraîchie par le lac et chargée de senteurs . — « Comme tout prie dans l' immense nature : quelle oraison fervente , ce crépuscule où la couleur et la ligne font silence et s' éteignent » , s' écria Lionardo . Les lèvres de la religieuse remuèrent doucement ; elle glissa à genoux et pria , belle et douce , sous le regard ému du penseur . Puis , comme si elle ne voulait pas évaporer en discours une impression vive et neuve , elle se releva et marcha vers la villa . Sa forme blanche s' éleva de marche en marche , vraiment idéale . Lionardo avait oublié Giovanna et laissait passer sur son visage une admiration telle que l' enfant , d' un son de voix plaintif , murmura : — « Oh ! comme vous l' aimez déjà ! » Ce reproche le fit tressaillir , il regarda la vierge avec une lucidité soudaine , il se sentit aimé : ce très jeune cœur se révélait à la première souffrance . — « Sœur Rosa-Bianca appartient à Dieu » , dit il , plutôt à lui -même qu' à l' enfant . L' homme mûr et la jeune fille , car son sexe venait de parler , se dirigèrent vers le portique où Isabella appelait , pour le repas , d' un mouvement du mouchoir . Des voies très diverses mènent à la déception . La journée avait été chaude , et , le repas terminé , on s' était installé sur la terrasse . Chacun prit bientôt une posture , révélatrice de son caractère . Isabella , étendue dans une chaise longue , encadrait sa tête de ses deux bras nus , avec une mollesse amoureuse ; Rosa-Bianca , sans manteau , sans bandeau , les cheveux nus , pour la première fois depuis douze années , se tenait très droite sur une chaise de fer , les mains jointes . Lionardo , accoudé à la table , regardait devant lui , vers le lac , d' une façon absente , et Giovanna , gamine comme un page , grimpée sur un socle veuf de statue , balançait ses petits pieds en heurtant le marbre des talons . Un silence musical planait ; ces âmes se pénétraient au point de se plaire ensemble et cependant elles s' ignoraient assez pour que l' inquiétude ne surgît pas . Le penseur parla , comme à lui -même . — « Est-il raisonnable de croire que je reviens exactement de Baltimore le jour où la princesse Isabella entre ici pour s' y cloîtrer ; que Giovanna fut adoptée par hasard et sans un dessein providentiel ; et enfin que Rosa-Bianca soit sortie du couvent , par pure coïncidence avec le premier et seul moment où sa sœur pouvait l' accueillir , dans la retraite ? « Si le hasard seul nous rassemble , il faut le nommer d' un nom nouveau . Ce confluent de quatre destinées ne peut être fortuit ; il conclut le passé , il inaugure l' avenir . La Providence ou la fatalité nous a réunis à ce carrefour de la vie ... » Chacun mentalement réfléchissait . De sa voix lente , la nonne , les yeux ouverts sur la nuit claire , formula : — « La vie change nos heurs et les circonstances : nous ne changeons pas . Expansifs aux moments favorables , autrement contraints , nous restons fidèles à nous -mêmes . » — « Je rêve donc de mes anciens errements ? » dit Isabella . « Il y a moins de deux mois , cet instant m' eût paru vide et perdu , sans un homme à mes pieds . Toi , il y a quarante heures , tu te couchais dans la cellule , en baisant ton scapulaire ! Or , qu' es t-il advenu ? Quel impérieux événement intervint ! Pour moi , du dépit ; pour toi , mon besoin égoïste de retrouver une sœur . En nous , s' est élevé un élément de réaction contre le passé , nous sommes ensemble pour nous dépayser ! » — « La volonté » , dit le penseur , réalise une idée ou un sentiment . Or , je suis revenu ici , sans savoir si j' y trouverais Isabella , et votre sœur a accepté le séjour à la villa sans réflexion , par instinct . « La loi d' attraction nous réunit : nous ne nous sommes pas souhaités et cherchés ? Isabella a été trahie par son amant ; j' étais las de mon exil au pays du dollar . La simultanéité seule m' étonne ! Sans elle , tout s' expliquerait . » — « Ce doit être infiniment pénible de rechercher la cause des événements ! On y épuise la force qui s' emploierait mieux à les supporter . Pourquoi tant vouloir ? » fit la nonne . — « Si saint Romuald n' avait tant voulu prêcher aux Hongrois , vers l' an mil , il n' y aurait point de Camaldules . Chacun , ma sœur , ne vante que son penchant ; nos jugements sont des éloges que nous nous adressons . » — « Romuald fonda son ordre pour obéir à une vision , il vit en rêve une échelle qui partait de son propre pied et se dressait jusqu' au ciel ; une foule de moines blancs montaient ainsi à la béatitude ; et le comte à qui appartenait le camp de la vision , le comte Maldule , lorsque le saint lui raconta ce prodige et lui demanda cette terre pour y fonder un monastère , avoua avoir eu le même songe ! » — « Avez -vous eu une incitation surnaturelle pour renoncer au monde ? » demanda Lionardo . La religieuse se recueillit : sous le rayonnement de la lune , ses blancs vêtements se hiératisaient d' une signification imprévue . — « Le surnaturel , Lionardo , n' est pas , comme vous pensez , une passion qui a son objet dans le ciel , un spasme qui monte ou un phénomène qui étonne ! Le surnaturel est une tenue musicale de l' âme qui la maintient soulevée au-dessus du réel . Dormir , c' est presque mourir ; mais rêver , c' est s' égaler à la réalité future . Or , tout nous dit que l' au-delà ouvre la vraie voie à nos désirs : la porte par où on sort de la contingence , la porte sublime est la porte du cloître , pourvu que l' on s' enferme en soi -même , par l' aspiration autant que par le vouloir . Laissant ainsi , derrière soi , les soins où se consume l' activité , le péché qui corrode l' âme et englue ses ailes , on s' achemine vers la lumière et ne trouverait -on que la paix ... » Messer Lionardo reprit : — « La paix ! dernier souhait de la religion à l' homme disparaissant . Requiescat in pace ! « L' essaim des passions , la phalange des vices , les sensations insatiables et les imaginations chimériques ne sont que des pis-aller , pour compenser l' absence de la paix . Elle est donc surnaturelle ; je l' accepte même pour définition du surnaturel . Mais laisse-t -on , au seuil du monastère , les petitesses humaines ? Sous le lin de la Camaldule , n' êtes -vous pas toujours la princesse Visconti qui apporta une dot énorme , qui eût été abbesse si elle eût voulu , qui peut influer en cour de Rome et dont l' appel ferait agir plusieurs membres du Sacré-Collège ? Ce qui vous a déplu dans la règle , on vous l' a évité . A-t -on jamais fait , au chapitre , des proclamations contre vous ? » — « Oui , quelques-unes des immunités que j' avais dans le monde m' ont été conservées ; mais j' ai refusé d' être prieure , et d' exercer aucune autorité . » Isabella caressait lentement ses bras nus . — « Enfin , l' âme s' endort dans la contemplation , au lieu de s' éveiller et d' ouvrir de larges ailes . Ce que tu dis , ma noble sœur , se résout à un éloignement de la vie ; cela ne rapproche pas de Dieu . Tu as fui le monde , les hommes et l' amour humain , as -tu vu les anges , as -tu brûlé d' amour divin ? » — « On se figure la religieuse d' après les grandes mystiques qui ont écrit . Autant définir l' âme de l' artiste d' après celle du Sanzio ! » s' écria la Camaldule . — « La plus grande erreur de la théologie pratique est dans la hiérarchie des états . Un moine ne s' élève pas au-dessus d' un laïc par son froc ; un bon notaire vaut mieux qu' un faux artiste . Même l' indignité du moine offre plus de scandale . Le salut ne tient pas à la voie où l' on marche , mais à la façon dont on y marche . Croyez -vous avoir beaucoup de mérites , Sœur Rosa-Bianca , beaucoup plus qu' Isabella ? » — « Je n' ai point de mérite , puisque j' ai fait ma volonté ; nul n' a pesé sur mon choix : j' ai préféré le cloître par horreur du monde . Je m' estime plus haute que toi , Isabella , par une impression toute nerveuse ; je suis la femme que nul n' a vue , ni touchée : tu es celle qui a passé d' homme en homme , et par instants il semble que , sur tes bras , sur tes lèvres , il revient des baisers , des baisers de chair stupide ! » — « Que la Giovanna dise le bonsoir ! » interrompit Lionardo . Et quand la petite s' éloigna à regret , juvénile silhouette , Isabella dit , d' une voix qui se passionnait : — « Tu n' as pas marché et tu vantes tes pieds blancs et nets , sans poussière ; tu n' as pas parlé et tu loues ton discours ; tu as mis entre la réalité et toi des murs , des grilles , des obstacles de tout genre , tu t' es mise en cage et tu cries bien haut : Oh ! moi , je n' ai pas touché au fruit défendu ! » — « Écoute , chère sœur , tu es triste , agitée , déçue , je suis calme et sans regret . » Isabella s' enfiévrait aux ressouvenirs de sa vie . — « Est -ce ma faute , si je n' ai pas rencontré l' être que j' aurais pu aimer uniquement ? » — « Tu connais Messer Lionardo depuis longtemps ! » Isabella cessa un instant de penser a elle -même , frappée de ce que contenait cette simple phrase . Elle obéit au désir bienveillant de ne pas blesser sa sœur . Pourquoi l' avertir du sentiment qui se levait , indécis et vague , mais trop tendre pour une nonne ? Ce fut le philosophe qui phrasa . — « L' amour , ma sœur , l' amour sans épithète se compose d' abord d' une attraction nerveuse aussi précise que l' électrique en ses effets et plus mystérieuse en ses causes ! » — « Giovanna est attirée vers vous , cela est visible . Je l' observais ce soir ; elle ne détournait pas les yeux de votre visage et n' écoutait que vos paroles » , remarqua la nonne . — « Au début de la vie , l' attraction n' élit personne : une fluidité opposée agit . Si un jeune homme fréquentait la villa , il l' emporterait sur moi . » — « Je ne le crois pas . Cette petite considère que vous différez des autres hommes . » — « Je grisonne ! » — « Qu' importe ? » fit la sœur . Quel est donc ce misérable attrait qui l' emporte sur l' âme , cet attrait d' extériorité , de fraîcheur ? « Moi qui n' ai pas vécu , je sens combien je valais moins , quand j' étais jeune et fraîche . » « Tu valais moins , mais tu pouvais donner davantage . L' homme jouit de la beauté . La noblesse d' un cœur paraît aux événements , quand il y a des événements ; tandis que l' éclat de la chair saute aux yeux et les éblouit , saute aux lèvres et les sèche . Il faut de l' effort pour juger l' âme , l' estimer : la beauté s' impose . » — « Pourquoi ne vous êtes -vous pas aimés ? » demanda la religieuse en enveloppant , d' un même regard , Lionardo et la princesse . — Il ne suffit pas que les êtres se conviennent , il faut qu' ils se rencontrent à un moment de tendance identique . J' ai aimé Isabella lorsqu' elle ne pouvait se fixer ; elle tendait vers un idéal que je ne réalisais pas ... » Il se lut et les deux femmes restèrent à écouter leur pensée . Une brise très douce venait du lac et passait sur eux comme une vague ; la lune précipitait une clarté vive de théâtre sur le groupe . Lionardo regardait , tour à tour , la femme qu' il avait aimée et la nonne qu' il ne voulait pas aimer . Celle -ci , immobile en ses plis de lin , le visage fermé , souriait à peine , et Isabella , toujours étendue , regardait de son noir regard et sa sœur et son ami , sans que sa lèvre s' ouvrît pour une parole . Les contradictions sentimentales se formulaient dans ce silence , elle bel unisson déjà se rompait . Enfin , Rosa-Bianca se leva et souhaita le bonsoir . Lionardo la suivit des yeux aussi longtemps qu' il put et quand il ramena son regard sur Isabella , elle était debout à côté de lui , prête à dire quelque chose de grave . — « Allons vers le lac , voulez -vous ? » Elle prit son bras et après quelques pas : — « Ma sœur vous aime ! Oh ! comme elle peut aimer ! Elle vous distingue des autres hommes et , à condition que vous ne lui demandiez rien , elle vous honorera de quelque rêverie : vous serez son seul péché , immatériel et imaginatif ; dans l' avenir elle n' aura que votre souvenir parmi ses oraisons . Vous , Lionardo , vous éprouvez des impressions profondes et qui m' alarment . » Le philosophe sourit , tranquille . — « Ma chère princesse , je ressens délicieusement le charme de votre sœur . Son tranquille visage , ses blancs habits , son éloignement pour tout contact me séduisent ; mais je ne désire que sa vue et la paix qu' elle rayonne . » — « On commence par l' admiration , puis on se passionne ! » fit-elle , sentencieuse , et gardant sa vraie pensée , comme inopportune . D' après le mal que fait un être , on connaît ce qu' il serait dans le bien ; mais beaucoup sont hors du mal et hors du bien . Messer Lionardo ne se souvenait pas d' avoir été si heureux , même aux périodes d' expériences et de découvertes ; et son bonheur se formait d' impressions délicates et nobles . Il occupait à la fois la pensée d' une religieuse et celle d' une vierge . Isabella , influencée à son insu par ces deux courants de sentimentalité , le regardait d' une toute autre façon qu' à l' arrivée . Pour ces trois femmes si différentes , il était l' homme unique . Giovanna levait sur lui le plus pur regard de l' innocence véritable ; Rosa-Bianca se sentait admirée et s' épanouissait dans un amour inexplicable qui excluait même les paroles , un amour tellement intérieur qu' il se serait évanoui , si on l' avait exprimé . Isabella l' aimait aussi , parce qu' elle le sentait aimé et que l' amour , invinciblement , l' attirait . Toutefois , aucun n' eut convenu de son état d' âme devant les autres , et , d' un accord tacite , la dissimulation enveloppa ce groupe , comme une atmosphère nouvelle . La situation respective des personnages n' admettait pas de franchise : Isabella pouvait-elle avouer qu' elle jalousait sa sur et souffrait d' être supplantée dans l' attention de Lionardo ; et la religieuse , comment eût-elle formulé cette attraction si contraire à ses vœux ? Seule , Giovanna suivait une pente honnête . Dans ce réseau de fines tendresses et de subtiles envies , le métaphysicien se laissait vivre , sans autre volonté que celle de prolonger ces ambiguïtés délicieuses . Une vierge , une nonne , étaient sacrées pour lui , et il avait dépassé l' heure brûlante des passions où le désir éclate comme une force cosmique . Son sentiment était chaste comme ceux qu' on lui dédiait . Il chérissait plus qu' il n' aimait , fraternel et sans fièvre , se modelant sur la belle sérénité de Platonisme . Le matin , quand Giovanna prenait la leçon du curé et qu' Isabella paressait à sa toilette , la Camaldule venait au jardin , sûre d' y trouver Lionardo ; et ils déambulaient , en laissant entre eux le vide qu' il eût fallu à une autre personne . Il l' interrogeait sur la psychologie monastique , cherchant , dans cette âme placide par volonté , un secret qui n' y était pas , et ne percevant pas un autre secret moins passionnant et plus profond qui s' y cachait . — « Vraiment » , répétait-il , vous avez pris le voile sans mysticisme , pour fuir les ennuis plutôt que les péchés du monde ? Quelle étrangeté ! » — Je ne distingue pas l' ennui de la vilenie , les obligations de la vie sociale des horreurs de l' âme . Ou bien j' aurais lutté contre les préjugés et ils m' eussent accablée ; ou bien je les aurais acceptés et je ne le pouvais pas . La compagnie des femmes est insupportable pour une femme réfléchie , et celle des hommes veut qu' on admette une arrière-pensée de galanterie . On m' a parlé d' amour , ardemment , et il m' a semblé qu' un lépreux me poursuivait , en implorant des caresses . Il y a chez ma sœur , et chez la plupart des femmes , une grâce d' état qui leur fait supporter ce qu' on appelle des hommages , de n' importe quelle part . Moi , je n' ai pas reçu du ciel cette immunité nerveuse . L' amour me répugnait même en discours ; la succession des faits ordinaires m' inquiétait aussi . Subordonner son humeur à l' humeur d' un autre ! quel supplice a-t -on inventé qui égale le mariage ? Quand on a fini de se sacrifier aux exigences maritales , il faut se dévouer aux enfants . Ah ! celles qui portent allègrement le poids de la vie laïque , épouses et mères , sont les méritantes et les vraies saintes . « Une Visconti ne pouvait vivre comme une obscure petite bourgeoise ; née dans un palais , j' offrais sans cesse , et à combien de gens , un but d' intérêt ou de vanité . Il fallait ou se défendre ou tomber aux compromissions ordinaires . J' ai fui vers la paix et je ne regrette rien . Au tintement de Matines , je me lève , sans souci de savoir ce que je ferai ou ne ferai pas . La règle me prend dans ses bras rigides ; mais elle me porte jusqu' au soir , sans que je doive une seule fois faire un acte positif . Le thème offert à mes pensées est , incomparablement , le plus étendu que l' on connaisse ; je pourrais essayer de concevoir les mystères . A quoi bon ? Quand vous entrez vers le soir , en automne , dans une église solitaire , vous ne voyez souvent qu' une veilleuse qui luit doucement , auprès de l' autel privilégié . Elle n' éclaire pas , mais elle brille : ce n' est pas de la lumière , ce n' en est que le signe . Je suis , en religion , pareille à la petite lampe , une lueur de foi douce au fond de la chapelle . Les vierges folles , quand elles se convertissent , apportent le feu de la passion dans la pénitence ; la vierge sage , n' ayant rien à expier , se complaît à une piété tranquille . Je vous étonnerais bien , si je vous avouais que je n' ai jamais su que dire au confesseur ; les fautes de négligence ou de distraction ne signifiant rien pour moi . Je suis venue à Jésus , jeune , belle , riche , ayant dans mes mains les dons complets des fées ; j' ai mis cela au pied du crucifix et jamais je ne m' en suis repentie . Non , je ne me souviens pas d' un regret ! Quelquefois , j' ai souhaité des livres que je n' avais pas , du feu à des heures d' hiver , un confesseur plus cultivé . Mais j' ai bien vite compris que ces livres désirés éveilleraient en moi des curiosités contradictoires à mon état ; qu' il vaut mieux avoir froid et ne jamais penser au matériel de la vie ; et qu' un prêtre plus subtil verrait dans mon âme , or je suis d' une pudeur indicible . « Vous le voyez , je ne réponds nullement à l' idéal qu' on se fait de la nonne , puisque sans cesse vous exprimez le même étonnement . » — « Cependant , ma sœur » , protestait Lionardo , si vous aviez rencontré un être digne de vous ... » Rosa-Bianca eut un sourire railleur . — Quel rapport entre la rencontre et la vie ? « Nous sommes heureux , l' un et l' autre , de nous rencontrer quelques moments , dans le jour . Ces moments sont aimables parce qu' ils n' ont pas de racines dans le passé , ni de frondaisons dans l' avenir . Rien ne nous lie ; nous n' avons de commun que la simultanéité de nos bons plaisirs . Unis , nous serions tous deux les sujets d' une destinée commune et contradictoire à l' un de nous . » Elle passa les mains sur ses cheveux qui repoussaient , lui donnant un caractère éphébique , et elle conclut , les yeux fiers : — Il n' y a ici qu' une âme en paix , la mienne , et n' est -ce pas le plus bel éloge du cloître ? » — « Y rentrerez -vous avec le même enthousiasme ? » — « La vie , berger impérieux , m' y ramènera quand il faudra ; même ici , je n' ai point de volonté ; je laisse agir la Providence . Oh ! n' en doutez pas , Lionardo , le cours des choses est bien réglé . Nos agitations de poissons dans une nasse ne servent qu' à nous blesser . La liberté ne va pas plus loin que notre pensée : l' action est une erreur , cette action individuelle qui croit surmonter les événements et qui les incarne . Lisez l' Évangile : Jésus condamné comme blasphémateur , Jésus expire sans que personne ait cru à sa divinité , pas même ses disciples ! Je suis l' épouse de ce crucifié , je lui ai donné ma jeunesse , je l' aime enfin . Vous -même ne concevez rien qui lui ressemble et tenez pour blasphémateur qui ne l' adore pas . Eh bien ! Quelle logique des faits aux conséquences ; quelle corrélation des actes aux paroles , à leur suite ? Aucune ! Ce moment de la villa , qui est heureux pour quatre personnalités si disparates , cessera son charme , dès l' instant où une volonté s' éveillera . « Notre paix vient de notre abdication , et la vie religieuse est la forme abdicative par excellence . » Elle se tut un instant et reprit , encore souriante : — « Je devrais vous écouter et je parle exagérément , moi , la silencieuse du passé et de l' avenir . Je me satisfais , puisque j' en ai l' occasion , sur un point où j' ai été , où je serai privée : et je vous rends grâce de vous prêter à mon excès de discours . » — « Sœur Rosa » , dit-il avec un ton profond , je ferais bien plus et bien autre , pour vous donner l' ombre d' un plaisir . » — « Ne pensez pas à me donner , Lionardo : vous vous tromperiez sur mon désir ; et ma confiance , comme un oiseau effarouché , s' envolerait . Laissez -moi prendre ce qu' il me faut ; cela vous paraît peu et ce peu seul me plaît . Chaque âme se nourrit ... » — « D' elle -même ? » fit le savant . Le bonheur d' une femme semble à toute autre comme une injustice qui lui serait faite personnellement . Les deux sœurs éprouvaient surtout de la curiosité , à se contempler . Aucune affection vive ne les liait et cependant elles étaient l' une et l' autre incapables d' oublier ce qu' on se doit entre enfants du même père ; également déçues , l' une de retrouver sa sœur en femme galante fatiguée , l' autre de contempler , à la place d' une fille effacée , pudibonde et complaisante , d' une vraie confidente , une rivale auprès de Lionardo . Depuis que la nonne vivait à la villa , le philosophe ne donnait plus à Isabella qu' une attention distraite et celle -ci souffrait dans ses prétentions et dans son souvenir . Aussi les causeries , entre les deux femmes , se compliquaient elles de réticences et d' allusions ; la religieuse , en ce duel courtois et voilé , l' emportait par son habitude de la réflexion et le calme de ses dires . Dans la chambre de Rosa-Bianca , il y avait , entre autres tableaux , un Titien magnifique où Vénus enlaçait Adonis , en ajustement de chasseur héroïque . Au moment où Isabella parut , la nonne regardait la scène mythologique . — « Je changerai ce cadre . » — « Laisse-le : les images ne me choquent point , je ne déteste que la réalité . » — « Où commence le réel ? » fit Isabella en s' asseyant . « Longtemps les paroles de l' amour m' ont suffi : et maintenant , je n' ai plus même cette musique ! » — « Tu as tes souvenirs . » — « J' ai mon souvenir : les acteurs successifs disparaissent devant l' importance du personnage : l' amant . » — « J' aurais cru que la passion naissait d' une rencontre : et qu' on aimait tel homme , par élection . Si je comprends tes confidences , tu as cherché non un homme parmi les autres , mais l' amour parmi les hommes . » — « Sœur , tu me sembles un être sédentaire et calfeutré qui se vante de n' avoir couru aucun péril , n' ayant couru aucune aventure . Tu n' as pas vécu et tu célèbres l' innocuité de la vie . » — « La vie n' a pas de rites si précis qu' on puisse la définir par une activité . C' est en soi que l' on vit ; le monde extérieur nous apporte des éléments que notre sensibilité assimile et transforme . Au cloître tu aurais été passionnée comme tu le fus ; dans le monde j' aurais exercé ma tranquille rêverie , ma passivité défensive . » — « Ah ! si on pouvait travestir l' âme , comme je me plairais à revêtir ton froc , à lire ton bréviaire , à m' essayer à la contemplation ! » — « Essaye donc ! il y a ici même un chapelain . » — « Puis -je me confesser à Girolamo ? il n' oserait pas m' écouter ! Et , à quoi bon ? J' ai tout dit à Lionardo , et comme je ne me repens pas ... Je voudrais sentir , fût -ce une minute , l' impression de l' amour divin ! Nous vivons ici dans une inertie lassante . Je pensais qu' il reprendrait ses travaux et que je m' intéresserais aux transmutations . Il se repose entre nous trois , car la Giovanna commence à compter . Toi , tu t' intéresses vivement à cette période unique en ton destin ; moi , je piétine , l' âme inoccupée . Apprends -moi ton art de prier et de méditer , que je tente l' aventure sacrée ! » — « Parles -tu sérieusement , Isabella ? tu demandes à devenir mystique , comme tu demanderais une pipe d' opium ! Eh ! que peut -on te donner qui tienne lieu de la disposition ? Tu ne vis plus assez vivement et , faute d' un galant , tu veux faire ta cour à Dieu . « C' est à la fois ingénu et impie . Qu' apportes -tu dans ce domaine subtil ? Un désœuvrement passionnel ! Et tu veux échanger cette non-valeur contre des impressions d' au-delà . As -tu seulement l' habitude de la prière ? Tu penses à l' âge qui enlaidit et non à la mort qui décide de l' éternité . Quelle notion professes -tu du salut ? Tu n' y as point pensé ? Quel sens donneras -tu à quelques exercices ? Il t' est impossible de vraiment chercher Jésus dans les douleurs de sa passion , et si tu ne cherches Jésus dans son humanité , tu ne trouveras rien . » — « Lionardo prétend que la pratique religieuse engendre la conviction , qu' en faisant les gestes , en disant les mots , en adoptant les formes d' un sentiment , on le crée dans son âme . » — « L' atmosphère du couvent agit , certes . Ici nous sommes dans un palais hanté d' effluves passionnels . » — « Je le croirais , car tu t' es bien modifiée , en peu de temps , Rosa-Bianca ! » — « Tu veux dire , sœur , que je prends un singulier plaisir aux entretiens de Lionardo . » — « Il t' aime , visiblement ! » — « Tu es venue pour me lancer ce trait ! Cela n' est pas généreux ; mais je le reçois sans dissimuler l' ennui qu' il me cause . Sois satisfaite . Par cette brève phrase , tu veux me gâter des heures agréables et rares : tu y réussis . Oh ! ne proteste pas ! A quoi bon ? Tu voulais me peiner : je suis peinée ; jouis de ma peine et écoute -moi . » — « Tu incrimines la plus innocente remarque . » — « Sœur , soyons vraies l' une et l' autre : il t' ennuie que Lionardo me donne son attention et que je l' accueille . Toi , qui vis sans morale , tu es déjà scandalisée grandement par ce que tu appelles ma coquetterie . Tu t' es demandé comment je me confesserais de mon séjour ici ? » Isabella ne dissimula plus . — « C' est vrai ! Tout cela est vrai ! J' ai été inférieure . » — « Tu as été femme , ma sœur ! Toute autre eût pensé , sinon agi , comme toi . Écoute , pour ta pénitence , l' explication que je me donne et tu jugeras si elle est valable . Lionardo me regarde et m' écoute avec un attendrissement indéniable . Ma vue l' émeut , je suis pour lui la vierge sacrée qui a douze ans de silence aux lèvres , douze ans de murs claustraux reflétés dans les yeux : je lui représente un être rare , la nonne , la vraie , celle qui n' est point allée à Dieu par dépit , mais par choix . Il honore , en moi , la parfaite chasteté , la véritable tranquillité , je dirais la vertu , si je ne savais que ma vertu n' est qu' un penchant , comme le vice des autres . Dans le sens passionnel , il ne m' aime point . Je suis pour lui comme un chef-d'œuvre : il étudie , il contemple , et n' a pas plus d' idée charnelle que devant un tableau . Je ne produis , sur lui , aucune action de péché . Que produit-il sur moi ? Le même effet qu' un directeur très sympathique et qui se bornerait à être l' écho de mes pensées , au lieu de s' en faire le recteur . Il donne ainsi , à une habituée de la passivité , une détente vive . Choisissant consciencieusement la plus agréable rencontre , je n' aurais pas désiré un autre homme et d' autres circonstances . Laisse -moi donc profiter de ces vacances admirables , Isabella ! » Celle -ci , regrettant son mauvais mouvement , s' attrista . — « Je deviens donc méchante , envieuse ! C' est à ne pas me reconnaître . J' inquiète le cœur d' autrui parce que le mien bat à vide . Mieux vaut donc que je m' entête à mon vieux péché . » — « Non , ma sœur , ton péché ne valait rien , parce qu' il ne t' a pas satisfaite . Reste encore un temps dans cette paix . La vie n' oublie personne ; il t' arrivera ce qui convient . La théorie est un excellent voile à cacher l' indécision . La paix d' un tranquille été rayonnait sur ces âmes , tandis qu' elles exhalaient leur désir sans péché . Entre celle que sa tendre jeunesse faisait sacrée et l' autre que ses vœux enveloppaient d' intémérabilité ; entre les longues nattes dorées et les cheveux courts et inégaux ; entre la petite âme encore puérile , si fraîche , et le placide cœur harmonisé par un long silence claustral , Lionardo s' élevait au dessus de la sexualité , éprouvant une tendresse de grand frère , pure et vive , protectrice pour Giovanna , admirative pour la Camaldule . Entre le rayonnement de l' innocence et de la vertu , le prestige d' Isabella pâlit insensiblement . Elle s' irrita d' abord de quitter le premier plan auquel elle se croyait des droits ; mais , sous la pression des trois volontés qui se combinaient , elle accepta la subordination de son rôle et perdit de son importance , à son propre jugement . Cette lente dépréciation de l' orgueilleuse Visconti s' opéra par d' imperceptibles accidents d' intimité , des successions de nuances si ténues qu' aucune observation n' en aurait suivi le cours . Une déférence que la discussion ne transgressait pas , une attention soutenue aux moindres dires , des bienséances de mille sortes et surtout des flatteries , gracieuses et câlines ici , là , graves et sentencieusement phrasées , empruntant chez la religieuse l' exclamation de l' étonnement scandalisé : tout ce manège magnétisa et endormit l' avide amoureuse . Les passions subtiles qui étaient nées à la villa ne ressemblaient à rien de connu . On aimait sans but , ni d' avenir , ni de volupté , sans aveu , ni promesse , Lionardo n' eût pas rêvé , même en pensée , le baiser d' une vierge , ni celui d' une nonne ! Sa conscience n' avait pas à intervenir ; il ne désirait pas au delà de ce qu' il vivait . Les rares esprits qui ont tiré quelques règles de la vie écoulée savent le prix de la tendresse sans passion et du charme sans vertige . La Camaldule prolongerait son séjour au delà de la saison , jusqu' à l' hiver : lui , demeurerait plus longtemps , mais il s' en irait aussi , et la Giovanna resterait seule encore ; car , Isabella ne supporterait pas toujours cette sérénité , un peu morne , pour qui n' est pas aimé . Autre originalité de ce groupement : il échappait aux préoccupations de la vie sociale . Ni ambition , ni lien de famille ne tenaient les solitaires du lac de Côme , libres de tout autre soin que ceux de leur commerce subtil et doux . Rosa-Bianca trouvait le philosophe si différent des autres hommes dont elle se souvenait , qu' elle avoua son étonnement . — Expliquez -moi comment je vois , chez un laïc , la retenue et l' onction du meilleur prêtre ? Qu' avez vous pu faire dans la vie , méditatif comme vous l' êtes ? » — « Quand j' aimais votre sœur , je n' étais pas le sage de maintenant , et je ne suis pas tel que je vous parais : je le deviens pour m' approcher de votre âme et en percevoir la beauté . Cependant , la personnalité qui vous plaît m' exprime mieux qu' aucune ; et , dans vos discours , je trouve des impressions que j' aurais pu vivre . Ce qui nous sépare , c' est la curiosité qui fut fiévreuse en moi ; elle ne vous agita jamais . » — « Parlez -vous au spirituel ou au passionnel ? » — « Ne croyez pas qu' on les puisse séparer . Les catégories servent de procédés pour l' analyse ; elles permettent de baser un jugement comme la mise au carreau rend un compte exact des proportions . Nous n' échangeons , en apparence , que des pensées et on ferait un médiocre livre avec ces colloques qui nous enchantent . Un sentiment absolument inexprimable anime ces pauvres mots et les colore pour nous seuls . Remarquez-le , vous ne citez aucun texte religieux ; je ne parle jamais de ces sciences occultes qui constituent le fond de ma recherche ; car un phénomène plus rare que l' échange d' idées se produit entre nous ; nous échangeons de l' âme , et nos lèvres ne servent qu' à faire entendre la voix , à appuyer le regard , à régulariser l' émanation indicible qui fait le puissant charme de notre affection . La pensée pure est un orgueilleux pis-aller ; oui , quelques hommes pensent abstraitement , parce qu' ils manquent d' émotions ! Si vous mesuriez l' abîme de stérilité où mène l' abstraction , suprême illusion propre à une élite , mais illusion , et décevante ! » — « N' êtes -vous pas , pour tous , comme pour nous ici , un philosophe ? » — « C' est le mot du dictionnaire contemporain qui s' applique superficiellement à moi ; mais le dernier mot de la philosophie , c' est de la juger elle même , au clair rayonnement de la réalité . « Des mouvements de l' humanité , le plus colossal a été le christianisme . A-t -on assez médité , parlé et écrit , adoré et blasphémé , à propos de lui ! De tant de commentaires , il n' est pas sorti une version qui puisse s' intituler la doctrine du Christ . L' Église , en confondant les Testaments ; les Pères , en professant à l' humanité un idéal sacerdotal , ont faussé le sens de l' Évangile ; la recherche de l' unité a été poursuivie par l' extermination , et les papes ont brûlé des saints ; --- l' Occitanie fut ruinée pour avoir rêvé une autre perfection que celle transalpine ! La plupart des hérétique sont raison , et les grands orthodoxes sont tous hérétiques . Il n' y a de péremptoire que l' Eucharistie réalisée au Golgotha . L' Eucharistie est un mystère d' amour qui l' emporte sur tout . Les religions antérieures montrent leurs dieux en rois , en juges , en sages , l' Évangile unit l' homme , à Dieu , par une passion sublime du créateur pour sa créature . La dévotion au cœur de Jésus ne se trompe pas : le Sacré Cœur est une expression exacte . Notre imagination conçoit le paradis sous les traits indicibles d' un océan d' amour , fait de toutes les âmes et ayant la divinité même pour rivage . S' il est permis de descendre de si haut à nos propres affections , définir apparaît une opération inférieure à celle de sentir . La définition revêt un caractère glorieux , car elle reste et sert à beaucoup d' esprits , tandis que le sentiment ne sort point de celui qui l' éprouve ; et la faculté de l' éprouver contredit à celle de formuler . Saint Thomas déclare que ce qu' il a écrit n' est que fétu auprès de ses illuminations . L' illumination reste incommunicable . Elle constitue le prestige de l' amour , quel qu' en soit l' objet , quel qu' en soit le degré . Eh bien ! nous sommes l' un à l' autre des miroirs et chacun présente une belle image , une expression de noble tendresse . La faculté spirituelle , infiniment subtile , précieuse comme le diamant , en a l' éclat et la rareté , tandis que tout être est capable de passion . Mais il y a un phénomène supérieur à la pensée et au sentiment , celui qui se constitue de leur union ; il mérite le nom sacré d' Amour . « L' ordinaire appétit se forme du désir et du désordre ; l' esprit seul harmonise l' aspiration . Quelle beauté que l' ardeur sereine ou l' enthousiasme raisonnable ! Un peu de cette splendeur vit en nous ; elle est d' une essence si pure qu' elle s' associe à votre vertu ; la religieuse ne découvre pas même une contradiction entre ses vœux et cette flamme éthérée . » — « Je voudrais être l' abbesse du couvent où vous seriez aumônier . » Comme si cette phrase sincère avait trop de signification , elle ajouta vivement : — « On nous dirige selon une routine qui empêche les vrais progrès de l' âme . » La paresse du prêtre , sa prudence aussi , retiennent sans cesse l' essor des religieuses . On veut de la dévotion et non du mysticisme , car il échappe à la discipline . Je n' ai point entendu un appel de Dieu : j' ai obéi à un besoin impérieux d' échapper aux hommes , à leurs désirs répugnants ; je ne comprends pas celles qui s' intitulent victimes de Jésus . J' ai choisi le cloître comme un havre , pour sa paix , pour son inexpugnabilité non aux tentations , mais aux écœurements du monde . Je suis venue à Dieu par haine de l' homme et Dieu m' a accueillie : il a accepté le don de ma jeunesse qui me pesait , de ma beauté qui me vouait à d' ignobles obsessions ... — « Ce qui vous a rendu la vie claustrale précieuse et facile , c' est que vous n' avez pas eu à vous soucier de la supérieure . Apportant au couvent une dot splendide et ne demandant que la paix , alors qu' on vous offrait la crosse , vous avez été anachorète autant que cénobite , vous isolant à votre gré de la communauté , en privilégiée , que les avantages temporels ont suivie jusque dans sa cellule . » — Évidemment , l' archevêque , en visite , s' entretenait avec moi , comme il convient de Farnèse à Visconti , je pouvais correspondre directement avec mon cousin le cardinal ; et la supérieure était dans ma main , presque subalterne . Y pensait-elle seulement ? Je ne me servais point de ces avantages ; je suis restée simple sœur et mourrai telle . Une femme ne commande pas équitablement à des femmes . L' injustice est inhérente au sexe ; débonnaire ou dure , suivant son humeur et ses sympathies , la prieure exagère toujours une tendance . La plupart des nonnes considèrent qu' elles s' immolent à Jésus-Christ : un étrange regret de la vie mondaine se cache en cette conception . Celles là espèrent les grands coups de la grâce et reproduisent sous les noms de sécheresse , de stérilité et de morosité , les phénomènes de l' ordinaire passion , Vous savez qu' on fait l' oraison deux fois par jour : là , on se retrouve face à face avec soi -même , au sortir des minuties disciplinaires . Eh bien ! je n' ai jamais éprouvé qu' une impression et pénible : celle de me découvrir une petite âme sans essor , une âme de poupée humaine . Car enfin , vous avez rêvé , tenté , découvert de grandes choses ; ma sœur a eu de vives aspirations d' amour quoique vulgaires . Je n' ai que ma pudicité : j' ignore l' impression sexuelle , je suis une vraie vierge . Mince prestige ! De la répugnance pour les choses de la passion , voilà mon idéalité . Qu' imaginer de plus médiocre ? Je n' ai point eu de tentations ; je n' ai résisté à rien d' impérieux : j' ai préféré la vie contemplative à l' autre , et rien n' a entravé mon choix . Si on décerne le nimbe à ce néant de mérites , on le discrédite à jamais . » — « Cette modestie » , répliqua Lionardo , vient d' un préjugé . Il y a deux motifs de fierté : l' aptitude et l' effort . On peut être fier de ce qu' on est ou de ce qu' on fait . Or , vous êtes la plus délicate des femmes ; un sentiment aristique vous a menée à Dieu . Le monde vous a déplu , comme contradictoire à vos aspirations . » — « Mes aspirations n' ont été que négatives . J' ai toujours su ce que je ne voulais pas : affirmativement , je n' ai rien conçu . » Puis , changeant de sujet : — Pourquoi gardez -vous secrètes les aventures de votre vie agitée ? Doutez -vous que je m' intéresse au récit de vos pensées ? A entendre Isabella , vous avez poussé l' investigation plus loin que la science positive n' atteint et posé votre pied hardi sur la zone du mystère . Sans cesse , vous n' êtes appliqué qu' à m' écouter ! Votre compagnie m' est doucement agréable ; mais je suis déçue de n' entendre jamais le savant , le mage ! — Il m' est plus doux de m' oublier ; mes ambitions furent démesurés ; en les avouant , je revivrais le drame de leur avortement . Il ne serait pas bon pour vous d' entrevoir les choses défendues ; elles sont dangereuses à tous , fatales à la plupart . Parmi les illusions , il en est de si prodigieuses que l' être qui les a une fois conçues se ferme aux impressions ordinaires et devient un étranger à ses semblables : il ne les comprend plus et s' éloigne pour toujours de l' humanité . » — « Pourquoi , devenu étranger aux passions , n' avez -vous pas préféré le cloître ? » — « Il impose une règle insupportable à ceux qui ont des habitudes d' indépendance . » — « La vie avec ses injustices et ses hasards n' est-elle pas plus irritante , pour un penseur , que la règle claustrale ? » — « La vie renouvelle les impressions : il y a des bénéfices de laïcité auxquels certains esprits ne renonceront jamais . Le théâtre , j' entends celui des tragiques et celui de Wagner , représente de véritables visions mystiques : la ? Neuvième Symphonie la Messe en ré sont dignes du chœur des anges ; et les musées foisonnent des plus vraies images de Jésus , de la Vierge et des anges . Saint Jean de la Croix blâme celui qui a besoin d' un beau crucifix : moi , je ne prie que dans les vieilles églises , et plus elles sont belles , mieux mon oraison s' élève . La forme humaine est si sublime parfois , et il y a des yeux si rayonnants d' âme ! Accepter de ne plus rien voir que quelques images , toujours les mêmes ; et renoncer aux mondes de la forme , de la couleur et de l' harmonie ! Et pourquoi y renoncer ? Par ces prestiges , Dieu m' apparaît et me parle . Que de fois en sortant d' un concert , j' ai prié intérieurement , tandis que le sermon m' exaspère . » — « Vous êtes un artiste , en somme ! » — « Je devrais l' être ! L' artiste ignore ce que je sais : mais il œuvre . Œuvrer , voilà la grande marque d' élection ! Je n' entends pas , comme œuvre , faire un roman d' un fait divers et un tableau d' un jardinier appuyé sur sa bêche ; j' entends exprimer noblement , selon la tradition , un trait d' âme immortelle . Le Verbe divin est créer et les plus nobles hommes sont ceux qui inventent des formules ou des formes ! » — « Vous avez souhaité la gloire ? » — « Non , mais l' immortalité ! Palestrina est immortel , et Rossini est glorieux . » — « Enfin , comment vous seriez -vous exprimé ? » — « Je ne sais : je suis aussi enclin à un Discours sur la méthode qu' à une Divine comédie ; à une symphonie qu' à une fresque ou à un monument . Ma théorie aussi est sûre et abondante , en métaphysique qu' en esthétique . Je connais les règles , les secrets ! ... Figurez -vous le Vinci ignorant le dessin ! » — « Quelle étrangeté ! » — « Ils sont une bande de modernes à faire des exclamations sur les cahiers où le plus grand génie de la Renaissance accuse le gaspillage sacrilège de son génie : ils admirent des théorèmes d' hydraulique et de poliocertique sans intérêt , tandis que dans la marge de ces vaines recherches , rayonne , vraiment divin , un croquis que nul homme au monde ne refera jamais . Le Vinci fut un effrayant pécheur : il éparpilla en niaiseries une application inestimable . Ah ! je puis le juger et le blâmer , moi qui m' appelle Lionardo et qui représente sa caricature , une ombre grotesque de ce divin coupable . » Il s' arrêta et , s' étant baissé , il traça de son doigt , sur le sable , le profil d' Isabelle d' Este ; il poussa un « ah ! » devant l' évocation de cette sanguine . — « Mais n' êtes -vous pas sorcier ? N' avez -vous pas mené l' expérience jusqu' à ... » Elle s' arrêta , cherchant l' expression . Le philosophe se releva : — « J' ai poussé jusqu' au point où la science devient le mystère : j' ai vu la tête de la Méduse qui rend l' esprit stérile et le pétrifie . Qu' est -ce qu' un héros ? Un impulsif sourd à la raison et qui s' élance . L' artiste est un visionnaire qui veut la beauté . Celui qui réfléchit n' agit point ; cet autre conscient du chef-d'œuvre ne tente rien ; il faut le courage d' ânonner , de mal faire , pour opérer n' importe quoi ! La première phrase de l' écrivain , le trait initial du peintre ne sont excellents que chez les gens de métier . Le grand artiste a les gaucheries et les transes du profond amoureux : il tremble , il se trouble , il s' égare , mais il s' entête ! Ah ! quel courage demande la suite d' avortements d' où sortira l' œuvre ! » — « N' êtes -vous pas dans la maturité de l' esprit ? Œuvrez . » — « Je suis las , ma sœur ! J' ai trop admiré , et trop longtemps et trop de choses . Je ne pourrais jouer qu' un rôle socratique d' accoucheur d' âmes , et il n' y a pas place , pour cette fonction , dans notre décadence . » — « Alors , que vous restera-t-il ? » — « D' avoir admiré , avec une ferveur telle que vos prières cloîtrées sont moins ferventes que mes exultations aux monuments et aux musées . » — « Quel paradis vous figurez -vous donc ? » --- « Regarder , par-dessus l' épaule , Lionardo dessiner des anges . » — « Mais il n' y aura ni mains , ni crayons , là haut . » — « Voir , alors , vivant , réel , ce qu' il dessina . » — « Vous n' aimez que la Beauté ! » — « Je ne connais vraiment que la Beauté : elle me conduira à l' Amour . » — « L' Amour , c' est Dieu ! » fit la nonne . — « Ce n' est que son ombre . Mais l' ombre de Dieu sera la lumière des élus . Même élus , purifiés et sur éminents , nous n' affronterons jamais l' absolue clarté . » — « Nous verrons Dieu : cela est promis ! » — « Comme nous voyons le soleil ! dans un rapport infrangible de créé à incréé . » — « Ah ! » fit la nonne , « l' amour divin descendra tous les degrés que l' homme ne peut monter , et il s' humanisera dans sa gloire même . » Tels étaient les colloques de ces êtres qui ne se désiraient point ; ils échangeaient de pures impressions ; l' homme , qui avait flambé au feu des passions , ne se souvenait plus de la concupiscence et la femme vouée à la chasteté ne se troublait pas . Sur la terrasse aux grands vases moussus , le long de la muraille de cyprès , chaque matin , ils promenaient , d' une allure si lente qu' elle semblait ensommeillée , leur délicate tendresse . L' amour est le seul thème qu' on puisse toujours fuguer sans prendre ni donner de l' ennui . En des déshabillés de soie d' une seule couleur toujours vive , laissant ses bras nus et sa gorge libre , Isabella passait des heures sur une chaise longue . Dans le vaste salon aux volets presque clos , inoccupée , le regard lourd d' ennui , elle écoutait à peine le babillage de Giovanna ou les réflexions de Lionardo . Les paroles de sa sœur seules l' intéressaient . — « Tu représentes » , disait-elle , « le plus vif argument en faveur de la chasteté : tu as pris ce parti d' instinct et , aujourd'hui , tu te félicites encore de l' avoir choisi : tu es heureuse ! Lionardo , comment expliquez -vous le bonheur d' une religieuse qui n' est point mystique , qui ne s' intéresse pas aux choses du couvent , ne voit rien que de médiocre dans sa supérieure et n' écoute son directeur qu' avec une curiosité critique ? » — « Oh ! » fit la sœur , « curiosité » est un bien beau mot pour la chose ! » — « Quel secours reçois -tu donc , derrière tes grilles ? » — « Le moutonnement de la communauté me porte et me pousse , sans que j' aie à bouger et me préserve de toute agitation intérieure ou extérieure . » — « C' est très médiocre , cela » , s' écria Isabella . Lionardo protesta . — La sagesse enseigne de traverser la vie avec la plus grande sérénité possible . La perfection suppose l' enthousiasme et l' abnégation . Sœur Bianca est sage , non pas enthousiaste . Elle a tiré du cloître un parti personnel que j' admire . Son esprit se serait affaibli , si elle s' était passionnée pour la littéralité de la règle ; elle n' a accepté de la vie contemplative que sa paix . » — « La paix est le lot des indifférents ! » — « Il y a des choses où l' indifférence convient » , fit la nonne . Si une sœur a rompu plusieurs fois le silence , l' aurais -je dénoncée au chapitre ? Je n' ai eu qu' une rébellion . A un moment , je m' étais fanatisée pour l' orgue , et dans la musique que j' avais demandée se trouvait Parsifal . Or , Parsifal contient des tentations assez charnellement exprimées : l' enlacement des filles-fleurs , le baiser de Kundry , représentent vivement la sexualité ; personne ne s' en serait douté sans les paroles ; une sœur les lut et en fut troublée ; on m' incrimina . Je laissai la supérieure lancer son blâme et édicter la pénitence avec une tranquille humilité et j' allai ensuite lui exposer , qu' ayant satisfait à l' obéissance extérieure , j' entendais ne plus être inquiétée et qu' au besoin j' écrirais à Rome . « On me parla du principe d' autorité et que la prieure doit être tenue pour la déléguée d' en haut ; à quoi je répondis que j' entendais la nécessité de cette soumission absolue dans le seul cas où un ordre était actif , et faisait quelque entreprise . Enfin l' aumônier vint m' admonester et je lui demandai s' il voulait quitter sa fonction ou continuer à la tenir . Si on m' eût poussée , je me faisais nommer supérieure incontinent . Ce fut ma seule aventure , en tant d' années . » — « Pensez -vous qu' une religieuse ordinaire s' en fût tirée si crânement ? Les femmes cloîtrées , aussi bien que les laïques , apportent dans l' exercice du pouvoir un entêtement sans borne ; votre incartade , il y a un siècle encore , eût mené une simple non nain au pain d' angoisse dans une cave . Vous n' avez pas l' esprit monastique . » — « Vraiment non ! Elle n' est ni femme , ni camaldule ! Je ne la comprends pas ! Elle n' aime ni l' Amour , ni Dieu . C' est la plus incompréhensible personne ... » — « Est -ce que je puis comprendre , à mon tour , ta façon de passer d' un homme à l' autre , avec un si facile oubli du précédent ? » — « Lionardo , vous représentez ici le raisonnement ; donnez quelques vues sur cette question qui nous passionne , quoique si différemment . Inventez une esthétique ou une morale de l' amour qui serve à nous juger toutes deux . » — « L' Amour comporte trois aspects : le religieux , le social et l' individuel » , dit le philosophe . Religieusement , le mariage seul existe : il ne s' agit que de devoir . Le point social s' identifie au théocratique . L' Église ne s' occupe pas du bonheur , mais du salut des êtres ; et le salut sort plutôt de l' épreuve que de la joie . Il y a des règles à observer , et rien de plus . Si on presse le sentiment des célibataires qui ont fait la morale chrétienne , on rencontre une désapprobation de l' amour ; tout au plus , le tolère-t -on ! Cette conception nous régit encore , que la tendresse qui s' épand sur la créature fait tort au Créateur ; l' idéal monastique pèse de son séculaire illogisme sur les mœurs . Chercher un concordat entre l' esprit de l' Église et l' amour , c' est oiseux . Pour elle , la créature n' a que des devoirs envers le prochain , l' amour fait tort à la charité . Socialement , l' amour est mieux vu ; il garantit la fidélité conjugale , le soin du foyer et des enfants , et répond au besoin politique du pullulement de l' espèce . La patrie moderne ne souhaite que la quantité des citoyens ; elle a raison , car elle n' a plus l' emploi de la qualité . Au sens individualiste , tout change ; le mariage , sacrement ou mode social , ne signifie même rien ; la question de la progéniture devient étrangère au sujet . Ici nous professons l' indifférence des intérêts civiques ; nous n' estimons pas être engagés par le théologien , non plus que par le politicien . L' Amour pose une question de bonheur et non de morale . La princesse Isabella a fait l' amour comme un homme , comme un viveur ; pour cela , elle est mal famée , même à nos yeux . Pourquoi ? La critique esthétique est vraie en matière d' attraction : et hors de la religion , il y a encore une règle , l' idéalité ; celle -là , étant la dernière avant l' anarchie , revêt une impériosité spéciale . Nous contestons le nom d' amour à une succession d' attractions inférieures . Vous êtes hors de l' amour , Isabella , hors de l' amour esthétique , par le nombre de vos amants ; le nombre , ici , c' est le mal , c' est le vice ! L' opinion se trompe en attribuant vos brèves tendresses à un entraînement physique ; la pluralité des hommes , chez vous , constitue un phénomène surtout sentimental . La physiologie n' a rien à voir en votre cas ; votre goût s' accorde avec le platonisme , tel que les collégiens entendent le mot . « Vous n' en êtes pas moins coupable , devant la loi esthétique . » — Je vous ai laissé dire , Lionardo ; je ne retiens de votre réquisitoire qu' un fait : j' ai aimé comme un homme , c' est-à-dire souvent et des êtres différents . Que ma nature soit bizarre , je l' accepte . Mais quelle sanction admettrais -je ? Je ne suis point adultère , je ne porte pas un nom qui m' ait été confié , je n' ai point d' enfants à qui je doive l' exemple ! Vous ne m' incriminez pas d' avoir pris un amant , au lieu d' un époux , mais d' avoir changé d' amant , comme si le droit de prendre n' entraînait pas celui de quitter ? La morale veut le mariage et la famille ; et la morale a le droit de critique . Mais que vient faire la raison esthétique disant : « Tu dois t' en tenir à ton premier choix . » Pourquoi mêler le devoir à la recherche du bonheur ? « Même sentant comme un homme , n' étant ni épouse , ni mère , je ne me vois pas délictueuse . » — « Vous l' êtes , envers vous -même , princesse . Il est impossible que vous trouviez des impressions nobles au perpétuel changement ; vous devenez une toupie passionnelle sous le fouet du désir , et tournez sans cesse dans le cercle de l' espèce . Dès lors , la beauté des mouvements animiques disparaît : aucun ne vous inspire et vous n' inspirez personne . Vos baisers furent stériles à force d' être passagers ; de vos sensations errantes ne demeure pas même un vif souvenir . Il y a solitude dans votre passé parce qu' il y a trop de monde : le cœur ne s' accommode pas des foules ; enfin vous voilà seule pour avoir trop changé de compagnie . Ne dites pas que vous avez été déçue dans votre recherche ; vous ne cherchiez rien que vous n' ayiez trouvé . Don Juan , alchimiste de la sensation , chevalier de la passion et voué à un grand œuvre animique , cherchait le creuset où réaliser son prodigieux désir , héros d' une queste sans nom ! Ni dans Mozart , ni dans Molière , je n' ai découvert rien de si prestigieux ; j' ai considéré avec un peu d' étonnement cette paillardise inlassable , les efforts harassants de ce pauvre satyre à panache et à rapière ! Il faut croire les poètes en poésie , et Don Juan n' appartient pas à un autre domaine : il blasphème ou il nie , comme un ouvrier fidèle à l' enseignement laïque ; son défi au Commandeur est un trait d' ivrogne : ses promesses de mariage aux paysannes imitent un simple séducteur communal ... Il n' est point hypocrite et , bien vêtu , il dégaîne aisément : un mousquetaire du bon temps ! tel est ce mauvais sujet dont la santé et l' entêtement sont seuls admirables . Le duc de Richelieu réalisa Don Juan , et sa figure ne va bien qu' aux trumeaux de son temps . Analysant sa caractéristique , nous trouvons un secret de l' expérience : les premiers moments d' une passion sont les plus vifs , et le parfait égoïsme suit une voie faste en ébauchant l' amour sans le consacrer par sa constance . Mais que serait , en art , ce systématisme de l' esquisse ? Passionnellement , notre type reste un superficiel , un effleureur de surface , un écrémeur d' impression , plus vaniteux encore que voluptueux . Don Juan tient ses succès de sa réputation et pour l' entretenir il doit sans cesse étonner l' opinion . Ahasverus de la sexualité , il ne lui est permis ni de se reposer , ni de vieillir : et cependant la fatigue et l' âge viennent plus tôt pour lui que pour tout autre ; alors le vieux beau devient ridicule , s' il s' entête . Du jour où il n' a plus été un Priape , il n' a plus rien été . Jeune premier ou grotesque , il tombe au néant , dès l' instant où ses reins raidissent . Or , tant qu' un homme pense il peut séduire les âmes . Don Juan n' a point assez d' âme pour émouvoir l' exception et ses derniers succès sont ceux d' un revenant . Les ultimes amantes se donnent au souvenir du séducteur d' antan ou le suprême amour du burlador reproduira la sénilité du baron Hulot . — « Povero ! » fit Isabella , « on n' a tant de feu qu' en face d' un ennemi personnel . En quelle circonstance , votre désir a-t-il été traversé par le héros ? Je retiens de votre réquisitoire ce qui s' applique à moi . L' amour étant un effort vers le bonheur , comment demander compte des essais inutiles et répétés ? Ce serait folie de prétendre qu' on quitte un être par système , après l' avoir pris par attraction . Le phénomène d' aimantation perd facilement de l' intensité ; faut-il que la volonté y supplée pour satisfaire à je ne sais quelle esthétique ? J' ai cru souvent aimer ; j' ai découvert que je n' aimais point , et je l' ai découvert à ce moment où l' homme , dépité de ne pas vaincre ou déjà lassé de sa victoire , ne ressemble plus à celui qu' on a aimé . Il est légitime d' aimer le papillon diapré , aérien , poétique et de ne pas se plaire au ver qui rampe et contracte pesamment ses anneaux . L' homme qui désire et commence à aimer ressemble au papillon par son effort de séduction , de persuasion , le charme qu' il manifeste et la délicatesse de son mouvement . Le même homme , irrité ou satisfait , se change en un ver détestable et presque hideux . Comment s' opère cette métamorphose ? Elle s' opère sans exception . Eh bien ! comme je tendrais ma main au papillon qui voudrait s' y poser , je la secoue , si une chenilley tombe . L' image n' offre pas grand lyrisme ; elle parle et abrège la psychologie . Je me suis secouée chaque fois que le papillon s' est changé en chenille . « Maintenant , dois -je justifier mon goût pour les jeunes gens ? Il ne tient pas seulement à leur fraîcheur , mais aussi à leur ingénuité . On peut attendre quelque poésie d' un être que la vie n' a pas encore rendu cynique . Car l' expérience et la réflexion dépravent ; les hommes mûrs se gardent trop ou pour l' hygiène ou pour l' ambition . » — « Vous aimez l' amour , princesse » , dit Lionardo , c' est-à-dire une électricité opposée , un certain rôle composé de mots et des gestes typiques ; je ne connais point d' exemple littéraire de votre cas . Celles qui vous sont parentes dépendent de leur sens ou de leur vanité et vous vous accommodez d' une grande réserve sensuelle et vous ne souhaitez point le nombre des amants . — « Vous ne sauriez imaginer » , avoua Isabella , à quel point je suis peu princesse et comme je me contente de peu en fait d' individu , pourvu qu' il représente dignement la chose sentimentale » — « Voilà » , opina la Camaldule , « l' explication de tes mécomptes ; tu n' as pas choisi dignement , tu n' as pas su attendre et élire un être d' exception ! » — « J' ai quarante ans et je ne l' ai point rencontré , cet être à élire ! Si je m' étais réservée pour lui , je serais une dupe lamentable , peut-être enragée et prête aux avilissements , que persuadent les passions tardives . » — « Si tu recommençais ta vie » , interrogea Rosa-Bianca , « tu recommencerais ... ? » — « Certainement , comme tout le monde . Est -ce qu' on peut ne pas faire ce qu' on fait ? Notre liberté n' est-elle pas l' emploi même du tempérament ? Nos attractions nous expriment mieux que nos formules . Les unes sont rigoureuses , agissantes , les autres ne représentent que des syllabes proférées dans les moments calmes et qui forment des sons , des mots , dit Hamlet ! Words ! » — « Que penses -tu faire de Giovanna ? » demanda la religieuse . — « Je n' y ai jamais pensé . Je la marierai , mais à qui ? Elle est trop jolie et élevée d' une façon si spéciale , que je ne songe pas à l' établir grossièrement . « Si elle a une étoile , son sort se fera seul ; sinon , elle restera la Demoiselle du Lac , auprès de Lionardo . Qui n' a pu arranger sa vie ne se soucie pas tant du destin d' autrui . Depuis que j' ai renoncé aux œuvres d' amour , je deviens rêche de l' âme ; ne sentant plus d' impressions douces , mon cœur s' indure . Je ne peux réagir contre cette insensibilité qui me gagne progressivement . » — « Moi seule connais la suite de ma vie ; dans un temps indéterminé , je repasserai le seuil du cloître pour toujours . Vous deux , que deviendrez vous ? Encore , je me figure la vieillesse pensive et studieuse de Lionardo ; mais toi , sœur , que feras tu ? » Un profond soupir répondit , et la causerie tomba . Gracieuse Giovanna entrait , levant au bout de ses bras nus un plateau de sorbets . L' ayant posé , elle alla de l' un à l' autre , servant suivant le goût habituel . Tandis qu' elle faisait son office d' Hébé , avec un charme gracile , chacun se posait la question de son avenir . — « Veux -tu venir avec moi au couvent quand j' y rentrerai ? » demanda Rosa-Bianca . La jeune fille fit une moue délicatement négative . — « J' appartiens à la Diva . » — « Mais si je quitte le lac , un jour ? » dit celle -ci . — « Je resterai avec Messer Lionardo » , répondit l' enfant . — « S' il partait aussi ? » fit Isabella . A cette idée , la vierge promena son regard bleu sur les trois personnages , baissa la tête avec tristesse et murmura : — Je resterais avec la villa ... » Ace moment , Girolamo entra ; avec sa timidité habituelle il avançait par des mouvements indécis de révérence . Il resta debout , souriant d' avance à ce qu' on pourrait dire . — « Giovanna » , fit le philosophe , à quoi penses -tu de ne pas offrir un sorbet au padre ? » — « Asseyez -vous près de moi » , dit la Camaldule . — « Que de bontés pour un pauvre prêtre ! » fit-il , et il prit le rafraîchissement , avec une naïve gourmandise . — « Etes -vous content de votre élève ? » « demanda Isabella » . — « C' est un ange ! » fit Girolamo . La petite fit signe qu' il mentait et rougit . — « Messer Lionardo » , dit Girolamo , j' ai essayé de vous faire plaisir . Vous avez parlé , un des premiers jours de votre arrivée , de ces partitions que gardent jalousement les sacristies d' Espagne . J' ai pu me procurer des copies de motets absolument inconnus . Giovanna s' élança hors du salon . — « Mais vous êtes un homme délicieux » , s' écria le philosophe . — Vous êtes si bon , Messer ; vous ne m' avez jamais raillé » , fit le prêtre . La jeune fille rapporta un paquet de musique ; tous quatre allèrent à l' harmonium . Et ils se mirent à déchiffrer , avec cette fièvre que donne l' idée du chef d' œuvre inconnu que l' admiration va ressusciter . — « Vous faites quelque chose d' abominable ! » dit Isabella . — « Attendez ! attendez ! » s' écria le penseur . « Le sphinx va parler . » La religieuse et Giovanna étudiaient à voix très basse , avec l' accompagnement en sourdine du prêtre . — C' est à fuir , votre épèlement ! et la princesse se leva . Tout à coup , la Camaldule , la fillette et le prêtre entonnèrent une de ces merveilles à la Vittoria où l' âme s' exhale en sanglot de désir , où l' appel de la créature à son auteur monte avec l' impériosité de la foi et plane comme le regard d' un aigle fixé sur le soleil . Quand la dernière note fusa , impalpable d' idéalité , ils étaient très pâles , et , sur le seuil , Isabella pleurait et dit : — « Que sont nos âmes , auprès d' une telle âme ! » L' habitude , comme un rite , consacre l' impression . Éveillé par la lumière estivale , qui emplissait librement la fenêtre restée ouverte , Lionardo se levait vite et , après l' ablution , allait au portique , vêtu d' une robe sombre qui lui donnait un air de religieux oriental . Il contemplait le jour croissant jusqu' à ce qu' il aperçût , parmi les verdures , la silhouette blanche de Giovanna . Il descendait alors et , au bas des marches , baisait le jeune front tendu vers lui . Cette habitude très douce s' était établie sans entente , sans paroles échangées , par attraction . Puérile , l' orpheline répétait souvent la même taquinerie qui déplaisait au philosophe . — « Salut au Vinci ! » — « Donnerais -tu à un chien le nom de saint Antonio ? Devant le Vinci , je suis un chien : toi , au moins , tu es un Luini . Mais un Luini qui parle , hélas ! qui plaisante ! Tous les bourgeois plaisantent ! Laisse -toi regarder ! La fleur , le fruit , ne parlent pas , ils figurent . Ainsi doivent faire les êtres jeunes . Tant qu' on peut charmer , pourquoi parler ? il faut être un peu vieux pour avoir quelque chose à dire . » — « Messer , vous me jugez sotte ! » — « Je t' admire pour tes lignes fines , pour ta coloration nacrée , pour la souplesse jolie de tes mouvements . Tes bras ont des ouvertures d' ailes et tes pieds , quand tu cours , caressent le sol et ne le foulent pas . Tu es une chose exquise : plus tard , tu seras une personne . » — « Les princesses sont des personnes » , conclut l' enfant . — « L' une d' elles voudrait bien encore être une chose . » — « Vous préférez les personnes ... aux choses , Messer ... et cependant vous regardez sœur Rosa-Bianca , comme si elle était chose . » — « Elle est à la fois personne par la volonté , et chose par la noble immobilité où son cœur a vécu ... Son cœur n' a pas plus battu que le tien ! » La jeune fille se taisait alors et penchait un peu sa tête blonde , résignée à son rôle de belle image . Arrivés au bord du lac , l' enfant et le philosophe s' asseyaient sur les marches , très près de l' eau . Elle rêvait , jetant parfois un petit caillou , arrachant un brin d' herbe folle ; lui ne se lassait pas de regarder cette face ronde au nez fin , à la bouche mignonne , aux yeux languides ; et , en artiste réfléchi , il jouissait d' une transparence de l' oreille petite , aux fines volutes , ou d' un reflet nacré sur la jeune nuque . Patiente , elle attendait qu' une question lui permît de parler . — « Ce vénérable Girolamo n' est pas si sot qu' il paraît : l' écoutes -tu docilement ? » Une moue de page qui hésite à s' exprimer précédait un flot brusque de mots pressés . — « Girolamo sait le manuel ... mais il refuse de rien commenter . . il ne veut pas raisonner ... ni que je raisonne ! Si je lui demande ce qu' il pense , il me cite une autorité ... et s' il n' a point d' autorité en mémoire ... il se lait . » — « Voilà qui est d' un prudent pédagogue . » — « La prudence ennuie ; la leçon , ainsi faite , reste morne : il ne m' aide pas à me façonner l' esprit , à me l' ouvrir ... » — « Pour cela , il y a bien assez , il y a trop , de ce que tu entends ; car , on te renvoie souvent bien tard et quand les énormités sont déjà dites ! » — « Oh ! vous racontez toujours les mêmes choses : la princesse regrette les amoureux et la Camaldule les méprise ; vous tenez la balance entre ce deux idées . Or , le vrai n' est pas là ... » — « Giovanna , où est le vrai ? » — « Pour une femme , le vrai , c' est un être qu' on aime de tout son cœur , qu' on ne quitte pas plus que son ombre , à qui on rapporte ses pensées jusqu' à la plus petite ... » — « Il y a du vrai dans ton vrai , petite . » — « Seulement il ne faut pas se tromper , pas recommencer : et ne se donner qu' une fois et pour toujours . Aucune princesse n' a compris la vie ; la religieuse a été et sera jusqu' à la fin , inutile ... » — « Et Isabella ? » Giovanna ne voulut pas juger sa bienfaitrice , et regarda plus attentivement l' eau qui léchait les vieilles pierres . Malgré qu' il affectât de la traiter en gamine , Lionardo éprouvait une gène à sentir ce jeune cœur se donner . Son âge , son peu de pécule , sa nature même lui interdisaient de penser tendrement à cette enfant et cependant il estimait à sa valeur cet être tendre et vertueux , joli et sage , dont l' amour devait revêtir un caractère filial . Il se flattait de remplir un rôle de parent bénévole , de protéger moralement Giovanna . Le rayonnement de la Camaldule l' enveloppait et le défendait contre le charme de la fillette : mais il ignorait lui -même la lente pénétration de ces amours sans impériosité qui cherchent leur succès dans l' attente et voient leur heure arriver , à force d' espérance et de silencieuse ténacité . La nuit , on peut voir à travers les formes , ces masques prestigieux . Les hôtes de la villa Visconti s' étaient séparés tard ce soir -là , et à regret , quoique la causerie ait été brève et coupée d' interminables silences . Certaines nuits d' été semblent trop belles pour l' ordinaire parole ; on se reproche de fermer sa paupière à cet enchantement du clair de lune , qui réveille , l' aspiration au bonheur et l' avive jusqu' à la souffrance . Lionardo , longtemps accoudé à sa fenêtre , était monté sur la terrasse . Ses pieds nus lui donnaient la démarche silencieuse d' un fantôme ou d' un voleur . Il promena son regard , aspirant la fraîcheur nocturne , et déjà sa pensée , ramenée vers d' anciennes études , reprenait la recherche astrologique , lorsqu' il frémit convulsivement et se crut halluciné . Il ne cria pas ; mais il se mit à trembler nerveusement , en fixant , avec des yeux d' effroi , une vision inexprimable . Dans la partie éclairée , sœur Rosa-Bianca était étendue sur le côté droit , comme tombée ; pas un pli de sa robe ne bougeait . L' idée d' une syncope traversa l' esprit de Lionardo , un flot d' inquiétude lui monta au cœur , sans qu' il s' avançât , tenu à distance par un respect singulier . La tête sur son bras allongé , ainsi posée de flanc , la religieuse semblait démesurément grande . Il la voyait de dos ; elle remua un peu , il reconnut la venia monastique , cette posture de pénitence d' une origine mystérieuse , qui fait penser à un oiseau frappé pendant son essor et qui meurt doucement . La sentimentale beauté du tableau souleva dans l' âme du vieux penseur une vivacité d' enthousiasme telle , qu' il pleura . Cette femme , qui n' avait jamais subi un contact humain , ni celui du danseur , ni celui du baisemain , et que le désir ne touchait pas , fût -ce en esprit , lui apparaissait vraiment auréolée . Il n' eût point admiré une vertueuse sacrifiant l' amour au devoir et surmontant les tentations par mysticisme . L' aristie nerveuse de cette vierge qui détestait jusqu' à l' idée de la caresse ; son dédain organique de la sensation , sa pureté instinctive le ravissaient ! Il ne l' avait pas vue s' alanguir aux lourdes après midi fomentatrices de l' animalité , aux soirées lunaires rayonnantes de rêverie . Calmes , les yeux de la Camaldule ne se mouillaient jamais de cette humidité brillante , sudation de l' âme agitée : son souffle égal , ses mains inactives et sereines , sa posture toujours grave lui attribuaient un caractère d' intémérabilité . A cet instant , où la nature féerique surexcitait la tendresse adorative , il désira s' agenouiller dans le rayon de son regard ; il désira se prosterner , avec autant de fièvre qu' un autre homme en eût ressenti à l' idée de la possession , et il n' osa pas ; il contempla seulement , mettant sa volonté à n' être ni aperçu , ni senti . Il se reprochait la joie de ses yeux et de surprendre cette rêverie qui semblait du sommeil . Chaque jour , vers neuf heures , quand Giovanna rejoignait Girolamo pour la leçon , la Camaldule , avec une tranquille ponctualité , venait remplacer l' enfant auprès de lui ; et la déambulation allait jusqu' au repas de midi , sans qu' il cessât sa préoccupation d' effleurer par mégarde la robe monacale . Il se souvenait sans cesse de cette répulsion électrique qui convulsa la vierge , lorsque , à leur première promenade , il l' avait coudoyée , en tournant , au bout de l' allée . A vingt pas de la Camaldule * en venia * , il se demandait quel sentiment étrange lui animait le cœur qui ne ressemblait à rien de connu . Certes , il ne se dupait pas sur l' apparent intérêt des colloques . Rosa-Bianca cachait-elle sa tendresse dans ses dissertations , graves au moins de matière et d' expression ? Lui jouissait seulement de la pureté et de la paix qu' exhalait la nonne ; et , pas même l' instant d' un éclair , il n' avait pensé à ternir ce pur miroir , à désordonner cette sérénité . Au reste , l' eût-il désiré et avec l' art de Don Juan , que sa défaite aurait été certaine . Rosa-Bianca défiait les vertiges par nature sans employer sa volonté . Une vocation anti-amoureuse dominait sa vie et en déciderait jusqu' à la fin . Lionardo pensa à ce moment fatal où la belle vierge disparaîtrait de sa vie , et au fond du cœur il eut froid . D' un individualisme véritable , il ne mêlait jamais l' opinion à sa pensée et ne réfléchit pas à ce que d' autres feraient à sa place , ni à aucun jugement sur sa manière . Il vivait en lui -même et ne comparait point ses impressions à la façon générale de sentir . Mais son habitude de l' explication et du commentaire le poussait à diagnostiquer et à définir les éléments de sa vie intérieure . Or , son amour sans désir , en lui apparaissant rare , beau et digne de finir une carrière passionnelle , demeurait aussi énigmatique que celui -là même qu' il inspirait . La nonne l' aimait comme elle pouvait aimer , d' une façon immatérielle et sereine . Il n' y avait aucun homme dans son souvenir : il n' en pouvait paraître aucun dans l' avenir . Elle ne l' interrogeait pas , insoucieuse de son passé , incurieuse de son intelligence . Jadis , Isabella , malgré son refus d' amour , s' était passionnée pour les belles facultés du penseur . Rosa-Bianca se bornait à jouir de l' attention témoignée . Étrange aventure , où la progression exclusivement intime ne se manifesterait pas plus vive à l' adieu qu' à la rencontre ! Ainsi il méditait dans l' atmosphère argentine qui emplissait la terrasse , pareil à un sabéen , incantateur des étoiles , A un mouvement de la Camaldule , il tressaillit et la crainte d' être surpris et d' effaroucher cette âme paisible devint si vive qu' il se retira avec une extrême précaution . Mais , au lieu de se coucher , il se chaussa et vint au jardin , incapable de repos . Il aperçut les fenêtres brillantes d' Isabella , malgré qu' il fût deux heures de la nuit ; et cette veille le frappa d' attention . Le séjour de la nonne dépendait de la princesse . Elle avait écrit « tournez -moi à la science » , comme elle disait à sa sœur « apprends -moi l' oraison mentale » . Ces velléités , expressives d' un ennui qui voudrait se tromper , ne signifiaient rien . L' amoureuse désœuvrée attendrait l' automne : mais , au premier froid , quand il faudrait chauffer ces vastes pièces et fermer les fenêtres contre la pluie monotone , elle partirait , brusquement , allant à l' aventure : et Rosa-Bianca ne resterait pas , considérant comme accomplie cette période . Sa volonté ne l' avait pas amenée et elle ne s' entêterait pas à rester . Disciplinée devant le fatalisme , la renonciatrice rentrerait au couvent , comme elle en était sortie , également passive . La vie lui avait offert ce beau moment d' une intimité tendre ; elle le vivait , joyeuse . De quel cœur le cesserait-elle ? L' irréductible égoïsme se désolait à la pensée que la religieuse quitterait la villa sans déchirement . Pas un instant , la gracieuse figure de Giovanna ne passa dans l' esprit de Lionardo , consolante . Il voyait une massive porte aux larges ferrures s' ouvrir devant la Camaldule et se refermer pour jamais . Sa mort même n' aurait pas de témoins et la vierge chrétienne dormirait parmi les autres défuntes du même vœu , défiant le regret qui voudrait s' agenouiller . Un mouvement irraisonné de haine le secoua , il maudit la vie claustrale . Le sable criait sous son pas saccadé et l' aube le trouva épuisant son trouble à marcher , dans l' allée des cyprès . Il gagna sa chambre , mécontent de lui -même , las de sa veille , en grand dépit de ce vertige , qui , maintenant , l' humiliait . Vainement , il tira les rideaux et voulut dormir : dans la pénombre , il voyait la Camaldule en * venia * , étendue sur le flanc , semblable dans son abandon à la sainte Catherine de Sienne peinte par le Sodoma . Sa vie aventureuse , par un concours étrange d' événements , le ramenait dans cette même villa où il avait aimé : et c' était la sœur de l' ancienne idole qui maintenant le possédait , d' une passion où la parole ne devait pas s' entendre , d' une passion de silence où il ne fallait ni s' exprimer , ni demander , ni se plaindre . Et ce n' était pas le respect qui lui enfonçait sa poire d' angoisse dans la bouche , mais son amour même , qui fût mort au moindre écho . Sœur Rosa-Bianca l' enchantait pour sa virginité , pour la limpidité de son âme ; il s' agenouillait en esprit au bord de cette tranquillité . A un remous passionnel , à une vibration nerveuse , il se fût relevé , intéressé encore , mais non plus subjugué ; il pensa que le Buonarotti avait éprouvé pour la marquise de Pescaïre un sentiment analogue au sien : mais Vittoria était veuve et pleurait un époux aimé . Il n' y avait pas un marquis d' Avalos dans le souvenir de celle -ci . Prolonger la présence de la Camaldule de quelques mois peut-être était tout le succès qu' il pouvait se proposer . Encore devrait-il s' ingénier pour retenir Isabella , déjà lasse de cette vie , pour elle sans charme . Il s' endormit en se récitant la canzone dantesque : Tre donne intorno alcor mi son venuto ... Trois femmes , en effet , l' entouraient de leur rayonnement impérieux : l' une incarnait son passé et témoignait que son désir , flèche mal empennée , n' avait pas atteint le cœur souhaité ; l' autre , sensible à ses soins , passait dans sa vie , altière vision qui descendait du cloître , et dédaignait les accents terrestres ; enfin , la petite Giovanna , mélancolique et jolie figure de page , ne présentait pas le destin d' un cœur . Aucune des trois ne portait le rameau de myrte ; le même feuillage sans éclat du pacifique olivier en leurs mains languissait . On surmonte les périls et autrui ; on finit toujours par se subir soi même . — « Elle est admirable , cette réunion de personnages qui n' ont point d' affaires que celles de leur humeur , auxquelles le courrier n' apporte ni joie ni peine , qui n' attendent la réponse de personne , l' issue d' aucun procès , libres de devoirs familiaux , exempts de chaînes passionnelles ... » Isabella interrompit : — « Je vous admire ! Vantez une circonstance qui tourne à votre satisfaction ; mais ne m' associez pas à votre lyrisme . Dans un changement de vie , le premier moment intéresse , parce qu' il est le premier . Ensuite , on compare ce qu' on a quitté et ce qu' on a pris . J' ai quitté la vie et je n' ai pas rencontré la paix . » — « Vous vous ennuyez , chère princesse ? » — « Je m' ennuie de tout mon cœur qui bat à vide . Spectatrice de l' amourette de Giovanna et de la dilection de Bianca , je suis ici le moindre personnage et comme une courtisane , entre l' innocence et la vertu qui obtiennent toute votre attention ; elles la méritent . Je ne vous reproche pas d' être heureux à votre guise ; mais ne célébrez pas votre joie , comme le Sganarelle de Molière , qui veut que tout le monde soit rassasié dans la maison , du moment qu' il a mangé . « La villa vous paraît une oasis et je l' estime un désert ; moralement , j' y suis seule . Encore l' éclat de l' été me tient-il compagnie . Quand les feuilles tomberont et qu' il faudra chauffer ce palais impropre à hiverner , je me demande si je ne vous laisserai pas ici , tous les trois , pour reprendre ma vie errante . » Lionardo , surpris par cet éclat d' humeur , s' attrista à l' idée de son court bonheur déjà menacé : son visage s' assombrit , et la princesse se trompa à cette expression , qu' elle prit pour de la tendresse méconnue . — « Ami , j' ai tort de vous parler ainsi . On ne se résigne pas à mourir , sans quelque convulsion , et le renoncement que j' ai fait ressemble un peu à un suicide . J' ai cru que je pourrais vivre de tranquillité , d' amitié et de silence ; le dépit me persuadait . Aujourd'hui , j' ai oublié la rancœur et je regrette l' ancien errement . Voilà près de quatre mois que je n' ai plus vu des yeux où je puisse encore me croire belle ; quatre mois où je n' ai pas entendu une seule parole ardente . Le soir , en m' endormant , quand je m' endors , je suis sûre que demain ne m' attribuera rien . L' autre jour , un petit paysan apporta des fruits ; son regard me salua d' une naïve admiration ; je lui fis donner un écu . C' était lui , cependant , qui m' avait fait l' aumône ; voilà où j' en suis , à tenir pour un événement mémorable le regard d' un va-nu-pieds . Vos yeux , actuellement , savez -vous ce qu' ils expriment ? De la pitié ! Vous me plaignez ! « Eh ! qu' ai -je à faire d' inspirer cela ? Ma sœur me contemple avec votre même expression . Ainsi , on me répète mon âge , que je voudrais oublier ! On me redit l' imperfection de ma nature , dont je ne suis pas si convaincue ! Je sers d' ombre et de repoussoir à la jeunesse , à la chasteté , à l' intelligence , et vous vous étonnez que ce rôle me pèse ! » Elle se leva et fit quelques pas dans le salon . — Nul ne vous a conseillé , princesse , le parti que vous avez pris brusquement , et nul ne peut ni vous persuader d' y rester , ni vous exhorter à le changer . « Seule , vous êtes compétente au choix de votre vie , et pourquoi n' avez -vous pas attiré , invité , quelqu'un qui vous plût ? Que souhaitiez -vous enfin ? » — « Je souhaitais , de moi -même , une résignation que je ne contiens pas . Je peux vivre encore d' heureux moments ; pourquoi y renoncerais -je ! Par quel scrupule ? » — « Vous m' aviez appelé pour être le témoin et non le conseiller de votre dessein . » Vivement , elle répliqua : — « Il fallait , me connaissant , me rappeler à la réalité et à ma vocation . Je suis une femme d' amour : j' ai vécu dans un perpétuel encens de désir . C' était l' office d' un psychologue de prévoir que je me flattais d' une pénitence impossible . » — « J' aurais dû m' opposer à vous -même ? « Quel étrange reproche ! Vous annoncez votre abdication : on s' incline , on disserte , comme cela est loisible , entre esprits supérieurs qui prennent plaisir à étudier et à comparer leurs âmes . Soudain , vous changez de vision et vous voudriez qu' on vous eût poussée à cette volte-face . Comme si l' amitié et le respect n' imposaient pas un rôle d' écho attentif . » — « Eh bien ! quel écho ferez -vous à ce que je viens de dire ? Quel jugement allez -vous porter ? » — « On continue toujours sa personnalité , à travers les contradictions : c' est une loi . Il s' agit donc d' éviter ou de diminuer les contradictions . Or , vous n' avez point à vous soucier d' autre chose que de votre bon plaisir . » — « Eh ! grand Dieu ! Vous avez tant parlé contre moi que je n' ose être sincère ! » — « On n' a parlé que pour confirmer votre nouvelle volonté . » — « Je l' abandonne ! Tant que je puis être aimée , pourquoi abdiquer ? » — « En effet ! » — « Vous m' approuvez donc , Lionardo ? » — « Que signifie mon approbation ? Ai -je qualité pour la formuler ? Vous posez cette question : Être aimée ou n' être pas aimée ! De cela , on décide toujours soi -même . Votre sœur ne donne-t-elle pas l' exemple de l' individualisme ? Elle est allée à Dieu , par haine de l' homme ; elle s' est cloîtrée , par horreur du monde . Vous avez résolu de fuir les hommes , parce qu' un fut infidèle , et vous ne l' avez pas regretté . Votre vanité seule fut douloureusement blessée et vous avez cru que , pour panser cette plaie , la retraite convenait . Un dépit , si fort soit-il , ne vaut pas une telle révolution dans la destinée . Du goût grossier d' un amant , vous concluez à votre déchéance , quel enfantillage ! Les plus jeunes femmes obtiennent -elles la constance et , chaque fois que la camériste a été embrassée par le galant de Madame , celle -là s' est-elle réfugiée dans ses terres , désespérant de ses charmes et de la vie ? En vos longues confidences , l' infidèle n' a point tenu de place : son acte seul a marqué . Quoi ! vous ne donnez à l' individu aucune importance et vous acceptez sa fantaisie , comme un arrêt sans appel ! Oubliez le fait avec la personne ; achevez cette saison paisible et attendez tout de l' avenir et de cette force qui nous pousse chacun à nos œuvres , noires ou éclatantes , sans souci des émois de conscience et de révolutions intérieures . » Les beaux traits d' Isabella se détendirent de leur expression tragique ; ses yeux brillèrent et sa bouche savoureuse sourit : elle était soulagée . — « Vous me faites grand bien » , dit-elle . On a besoin parfois qu' un autre voie en nous et débrouille le désordre de nos sentiments . Je m' étais crue liée par ma propre parole ; vous m' avez fait sentir ma liberté ; je n' ai qu' à vouloir pour revivre , Dès lors , me voici patiente et sans fièvre . N' est-il pas étrange que l' on se forge des entraves à soi même , qu' on se torture de ses mains ? » — « C' est un mystère de la vanité ! » répondit Lionardo . « Combien n' ont pu surmonter leur propre jugement , et après s' être condamnés à d' affreux traitements , les ont subis plutôt que de s' avouer leur inconstance d' humeur ? Nous sommes vains vis-à-vis de nous -mêmes : nous sacrifions à notre propre opinion , au lieu de la changer . C' est la moindre forme de l' idéalité ; mais elle sert à nous fixer , à limiter notre volatile nature qui tend à se muer , sans cesse ; car la variété est l' épithète même du plaisir . » — « Voulez -vous penser à ce que l' on fasse quelque bien au petit gars , dont le regard m' a réveillée de mon cauchemar ? Qu' on le mette à jardiner ici : puis , dans la suite , puisque vous resterez à la villa , si je n' y pense pas , comme c' est probable , favorisez-le . » Pour la première fois , depuis bien des jours , la princesse Isabella se mit à chanter une cavatine . La résolution qui l' écrasait écartée , elle redevenait bienfaisante en même temps qu' elle prononçait à nouveau son vœu d' antan . La psychologie d' exception revêt un caractère de maladivitè . La brute seule parait saine . --- « Padre Girolamo , comment n' avez -vous pas un pensionnaire pendant l' été ... un séminariste ? Ce serait de quelque profit ! » — « J' en ai un » , dit le prêtre , « un charmant tonsuré dont j' augure bien ... » — « Pourquoi ne l' amenez -vous pas ? » Le prêtre , humble et rusé , fit un signe évasif . — « Amenez-le ! » dit Lionardo . — « Je le ferai sur votre ordre , Messer . » — « Padre , vous avez de très mauvaises pensées . Vous auriez pu fournir une autre carrière que celle de petit desservant . » — « Messer , quelle carrière eût dû être la vôtre ! » — « Vous vous figurez , Girolamo , que j' étais fait ... Pourquoi ? » — « Pour la pourpre » , dit le prêtre . Si vous aviez eu ce que vous appelez ma malice : la faculté de voir les infiniment petits et de les rassembler . « Vous n' avez pas regardé les hommes , là où on les voit , dans les petitesses ; et , les voyant , vous n' auriez pas daigné tirer les laides ficelles qui les font mouvoir . Les orgueilleux doivent se consoler de ce qu' ils n' obtiennent pas , en pensant qu' ils se sont conservés tels quels . » — « Le succès est le lit de Procuste » , observa Lionardo ; « il vous impose sa mesure , allonge les membres à les briser ou mutile ce qui dépasse . Le génie est rare , nouveau Thésée , qui fait subir ce même supplice au géant Succès ! » — « Humble , j' ai végété , faute de savoir me dresser et m' imposer ; orgueilleux , vous n' avez pas abouti , parce que vous n' avez pu vous courber et vous masquer . Moi , sans génie , je devais mener grand bruit et faire l' important pour qu' on m' attribuât ce que je ne possède point ; au contraire , vous auriez obtenu beaucoup , en cachant votre supériorité . » Lionardo eut un rire muet . — « Padre , vous parlez bien ; mais vous ne voyez pas juste . Je n' ai eu d' ambition que celle du plus abstrait savoir : je possède tels secrets qui représentent une fortune industrielle ; l' idée de les mettre en œuvre m' apparaît grotesque . » Girolamo ne comprenait pas si avant : — « J' amènerai donc mon séminariste » , conclut-il . Le philosophe , depuis qu' il avait vu la Camaldule en posture de venia ne retrouvait pas la sérénité de ses impressions , tandis qu' Isabella quittait ses sombres rêveries . On eût dit qu' un transfert s' opérait , Lionardo assumait l' ennui de la princesse et celle -ci , rassérénée , jouissait d' une subite égalité d' humeur . Rosa-Bianca le disait , une après-midi . — « Vous avez échangé vos rôles : Messer devient ténébreux , en proie à de mystérieuses rancœurs , et toi , sœur , tu souris maintenant , comme si tu étais guérie d' un grand malaise . » — « La mélancolie de Lionardo n' a point de cause que je connaisse ; à moins qu' il ne pleure sur ma vertu qui meurt . De cette mort , je ressuscite . Tu ne comprends pas , sorella ! J' abandonne le parti de la pénitence , je me décide à reprendre le collier d' amour ; scandalise -toi : je ne veux pas renoncer à vivre . Être vierge , c' est une dignité : un passé de sagesse vous engage . A quoi sert , pour mon salut et même pour l' édification du prochain , que la princesse Visconti renonce aux passions cette année ou l' autre ? L' époque ne se soucie pas de beaux exemples : il n' est pas encore temps de me repentir . » — « Tu vas recommencer ... » , s' écria Rosa-Bianca . — « Avec l' approbation de Messer ! il m' a délivrée de mes scrupules . La vertu est une vocation : je ne l' ai pas . Il faut une raison pour être sage , devoir ou idéalité ! Envers qui ai -je des devoirs ? Idéalement je trouve l' amour , même imparfait et passager , la plus belle chose du monde . « Quant aux raisons à m' opposer , dis -les -moi , si tu en trouves . » — « Tu rencontrerais un être qui méritât l' amour , tu n' as pas de raison , en effet , pour te refuser . Mais tu déclares que tu vas aimer , comme tu dirais : je vais voyager ! Aimer qui ? » — « Celui qui me désirera le plus ! » — « Et si c' est un manant , un homme du commun ? » — « En amour , ma sœur , il n' y a pas de sang bleu ; il n' y a que du sang chaud ! » — « Tu te dédies au plus offrant ? » — « A peu près ! A celui qui me montrera une grande ardeur , » « En ta qualité de personne chaste , tu vois , immédiatement , la brutalité de l' amour . Hostile à un ordre de faits , on le juge avec mauvaise foi . Je parle tendresse et tu entends luxure . Je ne crains rien autant que la possession : elle métamorphose l' homme en laid ; il cesse d' être aimable , dès qu' il est aimé . Mon rêve serait de ne jamais me donner ! » — « Ce désir qui s' exprime , s' entête et persécute , ce désir insupportable et bas ne te lasse pas , tout de suite ? » — « Il faut avoir vécu ces choses pour les comprendre : et , à t' en parler , je te paraîtrais une visionnaire . Il y a de la charité dans l' amour , une charité de vertige et d' entraînement ! Une femme se donne , comme elle jetterait sa bourse et ses bagues à une détresse éloquente ! » — « Tu profanes le sentiment chrétien , en l' associant à des vilenies ! » — « Ah ! c' est bientôt dit ! Vilenies ! Tu as échangé des paroles , presque des serments d' amitié , avec un être ; et s' il souffre , s' il se plaint , s' il supplie , lui refuseras -tu ton aide , tes soins ? Celui qui t' est cher a soif , et tu es une source ; il a faim et tu n' as qu' à te laisser prendre pour le rassasier ! et tu le regarderas sans pitié haleter et pâtir ? Un amoureux est un malade , un fiévreux au moins : c' est toi qui as inspiré cette souffrance , ce délire , et tu y seras insensible ? » « Oh ! Désir n' est pas plaisir ! Le vrai désir ne sourit pas ; il gémit plutôt : c' est un mystère , vois -tu , qu' un baiser ! On trouve des explications à tout , des définitions pour les plus bizarres phénomènes : un domaine reste sans science , sans beau livre , sans commentaire : l' amour . Oui , demande à Lionardo qui a tout lu , si on a écrit quelque chose d' un peu solide sur l' amour et la volupté . Dès qu' on les regarde , le vertige vous prend et on ne pense plus ; on subit le magnétisme du gouffre . Quelques jours après sa mort , ce qui fut Dante et Michel-Ange ne représente que la décomposition : pourrir , c' est pis que mourir et nous pourrissons . Cette chair d' une Cléopâtre , d' une Impéria , qui incarnait le rêve de tout homme , en moins de cent heures devient immonde , impossible au regard , vénéneuse au contact . Évoque le squelette et la tête de mort et le charnier et ses vers : tu rendras plus chère , plus séduisante cette chair qui resplendit de tant de clarté . Rêves tu une forme comparable à la forme humaine , une couleur telle que la couleur de la peau ? La joie de ces lignes , la joie de ces tons , Dieu ne les a pas voulues , sans leur attribuer un rôle providentiel ! Il ne faut pas maudire ce qui est : l' être est l' essence même de la bénédiction : si la volupté émane de la chair , la volupté est légitime : et il est doux de la donner . Elle a un caractère d' illimité et d' indéfini , qui en fait la musique des corps ; quand elle s' ajoute aux âmes , alors , vois -tu , sorella , cela devient radieux : l' ambition , l' orgueil , les autres passions disparaissent . Ma sœur , l' amour est un mystère que nul n' a regardé en face , sans être ébloui et stupéfié . Les autres phénomènes se déterminent , c' est-à-dire se produisent en des conditions à peu près connues ; l' amour se rit des lois . Il en a une , qui bouleverse les autres et les contredit à plaisir . » La religieuse allait répondre avec dédain à ce dithyrambe , lorsque Giovanna survint . — « Diva ! un jeune garçon veut vous offrir une truite magnifique qu' il vient de prendre . » --- « Qu' il la porte aux cuisines : on la lui paiera . » — « Je le lui ai dit : il veut l' offrir ! Ce doit être un camarade du porteur de fruits , qui a plus envie de vous voir que de toucher une monnaie . » — « Tu ne vas pas satisfaire la curiosité d' un misérable petit pêcheur ? » s' écria Rosa-Bianca . — « Ma sœur , souviens -toi des misérables petits pêcheurs de Tibériade . C' est tout de même une jolie prérogative , pour les gens du filet et de la rame , que leur corporation ait fourni à Jésus ses premiers disciples . Je recevrai le pescatore . » « Giovanna , amène-le ! La religieuse alla vers une fenêtre , avec une protestation muette : elle avait deviné à quel sentiment sa sœur obéissait . — « Tu vas avoir , probablement , la confirmation de ce que je te disais , sorella » , dit la princesse . Etourdi par la transition de la pleine lumière à la pénombre , le gars s' arrêta sur le seuil . C' était un adolescent imberbe , aux cheveux frisés , aux yeux vifs ; la chemise ouverte laissait briller une médaille d' argent sur la peau bronzée par le soleil ; ses pantalons en loques étaient relevés jusqu' à mi-cuisse ; il tenait par la corde du hameçon une superbe truite dont la queue traînante mouillait le parquet . Il resta à regarder Isabella étendue sur sa chaise longue . Elle l' appela : — « Pourquoi as -tu voulu m' apporter ton poisson ? » Il s' approcha ; ses pieds nus laissaient des traces de poussière sur les lames cirées . — « Je voulais voir la princesse ; mon camarade , celui qui apporta des fruits , l' avait vue ! » — « Pourquoi voulais -tu la voir ? » — « Parce qu' elle est belle ! » — « Et tu espères vendre ton poisson plus cher avec ces flatteries ? » — « Non , mon poisson , je le donne . » — « Mon petit , les pêcheurs ne font pas de cadeaux aux princesses . » — « Les princesses peuvent donner bien plus que de l' argent . » Il s' avança , ouvrant ses yeux sur Isabella , avec une admiration gourmande . — « Voyons » , fit-elle amusée , raconte ton histoire . Ton camarade t' a dit ? » — « Que la dame était bellissime , que ses yeux brillaient comme des étoiles , qu' elle avait des bras de statue et qu' on les voyait , qu' ils étaient nus . Il m' a dit aussi : Vois -tu , jamais ni toi , ni moi nous ne saurons ce qu' il y a dans ces princesses ; elles sont d' une autre race que nous ; ce ne sont pas des femmes , ce sont des princesses ... » Il m' en a parlé plusieurs jours de suite ; alors , j' ai attendu de pêcher une belle truite et je suis venu , pardonnez -moi , pour voir ! » — « Tu m' as vue ! Tu es satisfait ? » — « Jamais je n' oublierai ... et il aurait mieux valu que je ne vinsse pas ; je ne pourrai plus embrasser les filles du village , comme celui qui a vu les cardinaux n' écoute plus son curé . » Sa voix timbrée se voilait d' émotion par instants , puis s' aiguisait de vivacité . — « Tu ne veux pas d' argent ; que veux -tu ? » — « La main ... sans rien dedans ! » Isabella le regarda . Une telle flamme s' allumait aux yeux de l' adolescent que la grande dame fut flattée . D' un mouvement lent , presque hiératique , elle tendit la main . Le pêcheur se jeta à genoux et ramena ses bras sur sa poitrine , pieusement ; il avança seulement ses lèvres , et les beaux doigts s' appuyèrent franchement à la bouche du gueux . » — « Va ! » fit-elle . Et le gars se sauva , renversant une chaise et laissant sur le parquet la truite luisante . — « Et bien ? » interrogea Isabella . — Qu' aurais -tu fait pour un poète , pour le Tasse , l' Arioste ? » s' écria la nonne . — « Ce qu' ils auraient voulu , ma chère sœur ! Es -tu scandalisée ou non ? » — « Je suis scandalisée ! » — « Tu trouverais naturel , si un chien vient se frotter à moi , que je le caresse et tu ne veux pas que je traite l' homme aussi bien que l' animal ? » — « L' animal ne te désirerait pas . » — « Quel tort me fait -on à me désirer ? » — « Nous ne nous comprendrons jamais » , conclut la Camaldule . — Je suis riche , je donne ; non pas seulement de la monnaie aux pauvres , --- mais des joies d' âme et des illusions de volupté , et , pour cela , mon intémérable sœur , je m' estime . La grande prouesse des chevaliers , c' était de tendre leur main aux baisers des lépreux . Je ne compare pas un acte sans risque et qui me plaît à un danger répugnant ; mais , à des êtres qui ne peuvent espérer rien de semblable à moi , je donne volontiers une obole de beauté , de volupté , une obole d' amour ! » L' ennui est une sécrétion qui nous empoisonne . Le séminariste annoncé par Girolamo était un fils de famille noble , que sa faible santé éloignait de l' école militaire , et la pénurie , de toute carrière . Cesare Degli Ucellai , d' une grande distinction , la voix pâle et le regard naturellement langoureux , ne parut pas dépaysé auprès des princesses . Obséquieux et attentif , il devait fournir une carrière où les femmes s' intéresseraient . La soutane prenait sur lui des plis diplomatiques ; il avait la main belle . Il ne laissa voir aucun étonnement , si ce n' est dans sa circonspection . Le milieu lui paraissait singulier . Il regardait parfois la religieuse , à certain propos de Lionardo , et ne comprenait pas le lien des personnages entre eux . Isabella d' abord ne s' occupa pas de lui , le laissant s' orienter ; l' adroit Milanais bientôt se tourna vers elle , et un tète à tête commença , où le jeune sous-diacre raconta sa vocation , en jolis termes , choisis plutôt qu' émus . La Camaldule s' énervait un peu à ce qu' elle appelait les manèges de sa sœur , qui , à la vérité , ne songeait pas à mal . L' hommage , tel qu' Isabella le souhaitait , était celui qui surgit spontané et irréfléchi , qui éclate comme une exclamation de surprise . Elle n' était pas femme à se maniérer et à séduire par des efforts d' actrice , à la française . Elle regardait de ses beaux yeux sombres , elle souriait de sa bouche rouge et charnue : et là se bornait sa coquetterie . Il fallait qu' on fût frappé de sa grâce , comme de la Grâce ; de sa beauté , comme du soleil . Sinon elle ne prenait aucun plaisir au tête à tête et ne daignait pas plaire . C' était la plus humaine des idoles , mais il fallait d' abord qu' on l' adorât ; or , la frêle nature du séminariste s' effarouchait à l' aspect grandiose et impérieux d' Isabella et il se sentait attiré vers la douce Giovanna . Le philosophe s' en aperçut et comprit l' intérêt de la jeune fille à ne pas être remarquée au détriment de sa bienfaitrice . Il lui souffla à voix très basse : — « Va te coucher , petite . Demain matin , je t' expliquerai pourquoi . » Comme elle ouvrait de grands yeux stupéfaits : « Je te le demande , avec insistance . » Elle obéit alors . — « Que pensez -vous faire , du ministère , de la prédication ou de l' enseignement ? demandait Isabella . — Je voudrais être missionnaire , aller très loin , chez des peuplades sauvages , et leur apporter la vérité . » — « Et les balles explosibles de la Métropole , comme ponctuation dogmatique ! » dit Lionardo . Cesare degli Ucellai leva la tête , interloqué . — « Jeune homme , réfléchissez : il y a , à Rome , dans la ville même du Pape , les deux tiers de mécréants et vous pensez à convertir des nègres , des êtres qui n' ont pas plus de valeur sociale que le sable qu' ils foulent ? » — « Ils ont des âmes et je leur apporte le salut éternel . » — « En principe , attribuons l' âme humaine à la forme humaine : mais l' éternité ne dépend que de la vie intérieure et non de la venue d' un homme noir qui dit du latin . Nous serons jugés sur notre bon ou mauvais cœur et non d' après des doctrines . Le fétichiste qui est bon sera sauvé . La bonté seule opère le salut . » — « Ce n' est pas l' enseignement du séminaire ! » fit le jeune homme en se tournant vers Girolamo pour lui demander appui . Celui -ci se récusa par un geste évasif . Lionardo dédaigna de développer sa pensée : il s' approcha de la Camaldule et lui dit a mi-voix : — « Vous connaissez mal votre sœur : vous pensiez qu' elle allait faire la coquette avec le prestrolet et vous vous en êtes indignée d' avance ; vous la croyez très sensuelle ? Le sentiment la domine , mais d' une espèce un peu rare . Être aimée , être admirée , être désirée , voilà son unique pensée ; mais il faut qu' on l' aime , qu' on l' admire et qu' on la désire , dès qu' on la voit ; qu' elle ait l' impression de produire un coup de foudre . Telle est sa vanité : elle ne s' abaisserait pas aux manèges communs . Bénigne à qui salue sa royauté , elle ne sait pas s' il existe d' autre personne au monde que celui qui se déclare son sujet . Vous lui reprochez de ne pas choisir ? Elle a l' idée étrange que la convoiter , c' est un peu la mériter . » — « Cependant » , dit la religieuse , vous l' avez désirée , en vain ! » — « Elle accueillit , alors , ce qu' il y a de beau en moi , ma pensée : elle consacra des heures et des nuits à m' entendre . C' est même le seul être au monde qui m' admire , avec vous peut-être . Mais je ne lui représentais pas l' extrême jeunesse qu' elle veut pour aimer matériellement . » — « Enfin , elle vous admirait et ne se donnait pas , alors qu' elle écoutait un jeune étourdi . » — « Oui ; cela vous paraît insensé . L' attraction sexuelle est une aimantation spéciale qui ne s' inspire ni de l' esprit , ni du cœur . » — « C' est un instinct de bête . » — « Non : une polarisation fluidique . Vous ne comprendriez pas mieux l' explication du phénomène que le phénomène lui -même . Gardez votre dédain comme opinion . » — « Vous avez poussé Isabella à retourner aux passions ? » — « Elle se torturait , sans profit , à l' idée du renoncement ; je l' ai aidée à la rejeter et elle a repris sa paix . » — « La vôtre est troublée , Lionardo . Vous êtes un peu différent de vous -même depuis ... je ne saurais fixer le jour , mais ce fut brusque . Un matin à notre promenade d' habitude , vous m' êtes apparu inquiet , fébrile . Depuis , vos yeux ou s' attristent ou deviennent étranges . Votre humeur ne coule plus aussi simple ; vous avez perdu de votre harmonie . » — Et ainsi , je vous déplais ? » — « Vous me gênez dans ma jouissance égoïste de ce moment , unique pour moi . » — « Je voudrais faire ce moment conforme a votre plaisir , afin qu' il se prolongeât . » — « Parfois , je pense à la reprise de la clôture et je me demande quand cela adviendra ? « Ce n' est pas moi qui ai voulu venir ; ce n' est pas moi qui voudrai partir . On m' a amenée ici ; on m' emmènera d' ici , sans que je participe plus à l' un qu' à l' autre . » — « Ah ! il vous est indifférent de vivre ici ou là-bas ? » s' écria le philosophe , avec amertume . — « Cela m' est si peu indifférent que j' y réfléchis sans cesse et , tantôt j' incline vers le retour a la contemplation , tantôt je penche pour la libre vie du lac . » Lionardo éprouva une telle impression de tristesse qu' il se leva et sortit , brusque en amoureux dépité . La religieuse ne feignit pas la distraction ; elle regarda l' allure hargneuse de cet homme si supérieur , tout à coup rageur comme un enfant ; elle trembla au claquement de la porte et ses beaux yeux se baissèrent . Au ton morne et détaché de la Camaldule , Lionardo s' était mépris : il n' avait pas démêlé quelle pudeur particulière la forçait à cacher son sentiment . Malgré la pureté de leurs rapports , qui s' étendait jusqu' à la pensée , elle n' oubliait pas qu' elle était liée par les vœux de religion . On ne s' élève pas aisément à l' indépendance d' esprit ; l' éducation et le milieu laissent des scrupules qui sont les bienséances de chaque état . Rosa-Bianca croyait obéir à sa gloire , en affectant un visage et une parole indifférents , au moment même où son cœur sentait plus vivement . Absorbée par ce coup d' énervement qui révélait le caractère inquiet de l' affection vive , Rosa-Bianca n' entendit pas une interrogation de sa sœur ; énervée pour la première fois depuis qu' elle vivait à la villa , elle gagna la porte , erra sous le portique , dans l' espoir d' y retrouver Lionardo . Puis , revenant a sa notion de dignité , elle monta dans sa chambre . Isabella avait senti un vent d' humeur , mais sans chercher à le commenter ; le séminariste l' ennuyait , Girolamo , qui était resté tranquille et muet , prit congé et la princesse se trouva seule , beaucoup plus tôt que d' habitude . Elle sortit ; la nuit était claire ; rêveusement , elle alla jusqu' au lac . A voir l' eau si dormante , elle pensa à sa vie immobilisée ; et une résolution se forma en elle de revivre . En remontant , elle entendit du bruit derrière les cyprès et s' arrêta , curieuse . Tout à coup , un jeune homme , mal vêtu , s' élança de l' ombre et se mit à fuir , comme un voleur . C' était le gamin aux fruits ou le pescatore ou un de leurs camarades , qui s' aventurait là pour l' apercevoir ; et cette pensée lui fut douce comme un présage . L' Art reflète simultanément l' aspiration humaine et la grâce divine . Aux heures lourdes Lionardo , bravant le parcours ensoleillé , descendait au lac , un Pétrarque ou un Dante à la main , et , couché dans une des barques , il rêvait . Une après-midi , il remontait lentement les rampes en se récitant : * Se Donna facetene donagione De oerda cosa bella che t' agença E poi di sua camiscia vestigione ... * lorsqu' en levant la tête , il vit une telle chose qu' il cria d' admiration . La beauté et l' imprévu du spectacle le frappèrent à l' égal d' un miracle . Il joignit les mains et contempla avec une joie fébrile et balbutiante . Entre deux colonnes du portique , apparaissait vivant , le fameux tableau du palais Sciarra , maintenant perdu . C' était bien cette allégorie subtile où la vie contemplative et la vie passionnelle sont figurées d' une manière intense , sans accessoires : le calme de l' expression donne à cette peinture la grandeur d' un bas-relief ancien , quoique la complexité de la Renaissance y rayonne . La Vanité , on l' admire nue , à l' Ermitage , dans la pose assise , aux bras repliés , de la Joconde ; elle n' a pas le sourire du Saint-Jean , mais ses traits , comme si elle en était la mère . Elle tient un brin de narcisse et regarde la vie , avec la conscience qu' elle l' incarne , dans son majeur éclat . Les yeux sont « des yeux doux » qui professent la foi à l' amour et à la volupté : ils témoignent d' une vibration profonde et lente ; combien de fois révulsés dans le spasme ! On dirait que la Vanité vient d' être aimée ; elle rayonne cet épanouissement contenu de celle que l' amant a quittée , après avoir solennellement fêté ses charmes . L' expression , qui ne sourit pas , fuse de chaque côté de la bouche ; et une pénombre amoureuse , comme une nielle de volupté , creuse les commissures de l' arcade sourcilière . Belle , aimante et parée , la Vanité ne propose d' autre énigme que sa grâce . La Modestie toute vêtue , sans qu' un cheveu se voie , élève l' index , en rappel à l' idéalité , et son visage un peu rond , au modèle très simple , au regard sérieux , signifie le renoncement . Enveloppée de plis épais et monacaux qui obscurcissent les lignes plastiques , elle ne se révèle que par son grave profil et sa main patricienne . Ame profonde et pudique , dévouée à l' idéal , elle veut échapper à l' œil du siècle . Sa sensibilité obéit à une doctrine rigoureuse et rien ne prévaudra contre sa puissance de concentration . Les deux femmes se comprennent : l' emmêlement des mains l' exprime . Ce sont les sœurs éternelles dont l' antiquité faisait des frères : Eros et Anteros . Isabella avait eu l' idée de ce magnifique tableau vivant qui prenait un prodigieux intérêt de la ressemblance morale entre les allégories et leurs actrices . Soigneusement elle avait frisé ses cheveux sur les côtés , en mèches tombantes et séparées , et posé sur sa tête le cercle aux trois marguerites . Une gaze enveloppait ses seins nus , soulignés d' une large broderie . Elle tenait des narcisses . Le philosophe regarda , d' une contemplation inlassable , cette évocation . Par instants , Rosa-Bianca , fatiguée de dresser son index et Isabella de tenir sa fleur , se relâchaient de la pose : elles la reprenaient vite , car le contemplateur ne cessait d' admirer . Or , il voyait , au travers de la figuration d' un chef-d'œuvre , la réalité même des deux sœurs : le tableau les prophétisait ou bien elles le copiaient jusque dans son essence ! Les deux Muses sentimentales , la renonciatrice et l' avide : les deux vierges , la folle et la sage ; les deux femmes typiques de l' Évangile , Marthe et Marie ; les deux faces de la vie , et les deux voix de la gnose : Vanité et Modestie ; Isabella et Bianca ! Les princesses milanaises reproduisaient l' œuvre milanaise ! Il comprit , de cette compréhension intime qui est une sensation et ne se phrase pas , quel atavisme glorieux apparaissait devant lui . L' âme du passé vint l' éblouir à cette minute ; et comme lui -même appartenait par de mystérieuses affinités à cette surhumaine et adorable race , il regarda à s' aveugler , il regarda éperdument , jusqu' à ce que les larmes jaillissantes de ses yeux eussent mis leur brume entre lui et la vision . Il pleura d' admiration et de souvenir : car nul ne comprend que sa propre espèce et ne connaît que ce qu' il reconnaît , — « Ah ! mes princesses » , s' écria-t-il , s' il y a des anges ou des saints pour entendre les vœux des pauvres métaphysiciens , que toutes les étoiles irradient leur bénédiction sur vos chères têtes d' illusion , sur vos yeux de rêve et vos bouches de paradis ! Je vous entends et je vous aime , mes fantômes vivants , mes belles Incarnées . » Elles gardèrent leur costume pour le repas du soir : et la joie du philosophe , quoique sereine désormais , continua . — « Merveille ! » disait-il . « Vous mangez , vous buvez , sans cesser d' être de dignes allégories . Vraiment , ni l' une , ni l' autre , je ne vous avais vues , avant ce soir ! Rosa-Bianca , vous êtes bien la Monaca du Vinci , la fleur de contemplation et de silence ; et vous , Isabella , réalisez la vivante et vibrante Vanité . — « Qu' avez -vous fait de mon courrier , depuis quatre mois , Lionardo ? » fit la princesse , brusquement . — « Je l' ai lu et classé . » — « Vous ne l' avez donc pas détruit ? » — « J' ai prévu qu' il vous plairait , un beau soir , de savoir en quel état sont les feux par vous allumés ! » — « Eh bien , allez me chercher les plus intéressantes épîtres et lisons -les , si Modestie le permet . » — « Modestie » , dit la religieuse , « est presque aussi curieuse que Vanité , car elle n' a jamais lu de lettre d' amour , quoiqu'elle en ait déchiré . » « Pour la Giovanna , qu' elle nous dise bonsoir ! » — « Je ne suis pas curieuse » , dit la jeune fille . En amour , il n' y a d' intéressant que ce qui nous concerne . » — « Il faudra l' habiller en page ; le maillot lui ira à ravir » , lança Isabella . — « Oh ! diva , » protesta l' enfant , « je suis trop fille maintenant pour faire le jeune homme . » Le philosophe revint avec un assez fort paquet de lettres . Il prit celles du dessus , ficelées à part . — « Vous allez deviner les épistoliers d' après le style . Voyons , voici le plus abondant en écriture ; je n' ai mis de côté que la dernière . Écoutez ! » « Ainsi , belle princesse , vous avez disparu de Milan , sans un adieu à votre adorateur fidèle . « Où êtes -vous , au couvent , ou heureuse » ? « Si j' avais trouvé grâce devant vous , si un souvenir heureux me restait , je me nourrirais l' âme avec du passé . Vous n' avez accueilli que mes soupirs et je me désespère de ne pouvoir les exhaler encore à vos pieds . Ah ! c' étaient de beaux soirs , ceux où je vous parlais librement , pendant des heures , de mon amour . Il est consolant de plaider sa cause , même si on sait ne pouvoir la gagner . J' ai cherché à me distraire . La Contessina ... . a bien voulu m' aimer , par haine de vous . Elle est belle , vous le savez , mais je préfère encore mon stérile soupir exhalé à vos pieds . » — « Tu ne lui as rien accordé à celui -là ? » dit la religieuse . Isabella s' exclama . — « Ma sœur se figure que je suis Messaline , Pasiphaë ou bien que l' amour n' est qu' une chose ... la chose ! Ma chère Bianca , je me suis toujours repentie de m' être donnée . Lionardo a supporté le poids de mon expérience ... » — « Écoutez cet autre » , dit le philosophe . « Enigmatique et déraisonnable femme , qui n' avez de plaisir qu' à troubler l' âme et à déranger la vie , où êtes -vous ? « Je suis assez stupide pour regretter vos rigueurs . En me refusant tout , vous me donniez encore des impressions plus vives que celles que je trouve maintenant . Vous n' aimez et n' aimerez jamais que l' amour . N' importe ! Je ne connais point d' autre idole que vous ; furieux et navré de votre départ , je ferais quelque coup tragique , si je ne craignais le ridicule . » Lionardo passa à un autre billet . « Vous n' avez donc pas de mémoire , Isabella ? Cette nuit au balcon ne vous a donc laissé aucune impression durable ? Vous troublez et vous partez , fée malfaisante ! Vous passez sur les cœurs , comme une libellule sur l' eau , en effleurant . Mais cet effleurement est magnétique et déchaîne une tempête . Où êtes vous ? Que faites -vous ? Si vous faites le bonheur de quelqu'un et que je connaisse celui -là , je lui cherche noise ; car j' ai des droits ; je vous ai eue , une fois , une seule , mais je vous ai eue ! Au prix de quelles prières ! Il fallut vous menacer de sauter par la fenêtre et vous m' avez laissé enjamber l' appui . Je n' étais pas convaincu comme martyr ; mais j' étais engagé d' honneur et je me serais brisé les membres par amour-propre . Seulement , je ne vous l' ai jamais pardonné . Ah ! vous prétendiez que la victoire m' avait rendu insupportable . Croyez -vous qu' un homme ne garde pas rancune des bêtises , des folies qu' on lui inspire ... » — « Vraiment » , dit la Camaldule , il avait enjambé l' appui de la fenêtre ? » — « Oui , il n' écoutait rien : il a fallu jurer , et il a fallu tenir son serment . » — « Sur l' heure ? » — « Sur l' heure . » — « Tu ne l' aimais pas ? » — « J' étais émue , toute secouée ... » — « Écoutez encore » , dit Lionardo , qui feuilletait : Une atroce coquette , une Lélia prétentieuse , voilà ce que vous êtes et rien de plus . Je sais que vous avez écouté ce polisson de Giulio , un morveux , tandis que vous m' avez fait consigner votre porte . Aussi , je laisse dire quand on parle de vous , devant moi . Que répondrais -je ? L' opinion ne mesurera jamais l' abîme de noirceur qui constitue votre âme : car , si vous aviez de la loyauté , vous m' appelleriez là où vous êtes , et vous me feriez heureux . Ah ! princesse , quelle joie vous pouvez donner ! Ah ! vous posséder vous si belle ... — « N' y a-t-il pas » , interrompit Isabella , des lettres signées : Sandro ? » — « Je les gardais pour la fin : ce sont les seules intéressantes . » — « Ce Sandro » , expliqua la princesse , est un tout jeune homme , doux , timide et que j' ai écarté , quoiqu'il me plût beaucoup , par sentiment presque maternel . Celui -là , je crois , saurait aimer ... » Lionardo lut : Je vous écris pour parler de vous au papier , princesse : car vous ne répondrez pas à celui que vous avez banni de votre présence , parce qu il vous a paru trop enfant . L' enfant sait du moins se résigner et baiser la main qui le blesse . Je ne représente rien pour vous ; et vous incarnez tous mes rêves . Vous avez cette beauté majestueuse qui fait qu' on croit aimer plus qu' une mortelle et quoique vous m' ayez rebuté , je vous sens bonne , douce . Vous avez cru bien faire , en m' écartant : je n' attribue votre cruauté qu' à un sentiment très noble : je vous en aime davantage . Il est si naturel de considérer qu' un jeune homme a de l' amour sans motif , ni profondeur . Je suis cependant plus heureux de vivre avec votre pensée que de me répandre en folies , comme les jeunes gens de mon âge . Je ne suis pas le premier qui ait vu son amour méprisé ! Mais qui peut m' empêcher de vous aimer ? Espérer serait une insolence , après ce que vous m' avez dit ... Qui sait si , un jour , vous ne penserez pas avec un peu d' attendrissement à une fidélité digne de vous , car elle aura résisté à la pire épreuve , celle de l' indifférence ? Je sais que vous êtes à votre villa du lac de Côme , tandis que les uns vous croient en voyage et les autres au couvent ; je continue à écrire à votre palais de Milan , par déférence envers votre volonté . Même pour les êtres surnaturels , il y a des heures où ils ont besoin de quelqu'un de fidèle et soumis . La poésie nous montre , à côté des héros , des dévouements . « Si l' ennui , le malheur vous visitaient , souvenez -vous alors de Sandro , le petit amoureux qui ne demande rien , qui n' espère aucune grâce , mais qui continuera à contempler la belle étoile qu' il s' est choisie , dût-il la contempler en vain ! » — « Tu vois , ma chère sœur » , observa Isabella , que le seul qui parle noblement est très jeune et que je ne suis point une perverse , en recherchant les cœurs encore ingénus . Les hommes de mon âge n' aiment plus ou bien sont égoïstes et brutaux ; ils veulent tant de profits , et positifs , qu' ils représentent plutôt la débauche que l' amour . A quarante ans , un homme ne soupire plus ; il exige du plaisir . Sa sentimentalité est abolie , on le trouve faible et facile à enliser ; mais la petite fleur bleue desséchée , aucune rosée ne la ferait refleurir . » — « Si j' avais voix à ce chapitre , le plus délicat qui soit , je la donnerais à Sandro . » — « Quel est cet adolescent ? » dit Lionardo . — « C' est un beau jeune homme de vingt ans ; une âme poétique et qui parle délicieusement de sa tendresse . Sa lettre ne donne aucune idée de la douce chaleur du débit . » — « Invitez-le à venir ici ! Cela vous distraira . » — « Cela me distrairait trop ! A quoi m' engagerais -je ? Je me sens faible devant l' adoration ; ma générosité m' entraîne , quand je n' ai plus à me défendre ; je ne peux pas rendre témoin ma chaste sœur , de mes péchés . » — « Je t' assure , Isabella , que la lecture de ce soir te montre sous un jour meilleur que l' autre , où je te voyais . » — « Tu deviens indulgente ; tu ne seras jamais juste , pour un ordre passionnel qui n' est clair qu' aux patients eux -mêmes . » — « Modestie et Vanitié se comprennent entre elles ! » — « Non » , s' écria Isabella : « à bien étudier la merveilleuse peinture , Vanité comprend Modestie , mais n' est pas comprise . » — « Comme ces noms vous vont bien et vous désignent dans le langage subtil ! Sœur Rosa-Bianca est orgueilleuse jusqu' en ses fibres et jalouse de sa beauté au point de l' avoir voulue vaine , dès l' aurore ; et Isabella ne demande à la vie que des impressions d' amour , vraiment modeste en son désir . Pourquoi toute chose se divise-t-elle en ombre et lumière ? N' existe-t-il pas un sentiment qui réunisse la pureté de la Modestie à la chaleur de la Vanité ? L' éternelle antinomie entre l' idéal et le réel ne sera donc jamais conjurée que par le renoncement des Asiatiques ou la fièvre des chrétiens ! Ils se ressemblent , les fakirs du mouvement , les chrétiens tourneurs autour du inonde , hurleurs du progrès , épileptiques et tarentuleux d' entreprises ; et ces immobiles rêveurs du pays Gangétique , qui attendent dans un sommeil volontaire que la mort les réveille du mauvais songe de la vie . Ni celui qui fait mille kilomètres par jour , ni l' autre qui garde dix ans une posture ne vivent : ils révulsent la loi d' harmonie , et sur eux ne flotte aucune bénédiction . La Vanité seule est vivante et la Modestie garde le privilège de réfléchir . » — « L' autre vie nous donnera la certitude bienheureuse ou terrible ; ici-bas , il faut vivre le moins possible , comme on n' appuie pas sur un sol incertain ; j' ai résolu ces doutes par la conduite la plus sage , en me préservant des fièvres terrestres . » — « Moi » , répondit Isabella , j' ai cru davantage à la Bonté immanente . Je ne me suis pas méfiée de la nature , œuvre divine ! Les beaux fruits qui se sont offerts , je les ai admirés et mangés . J' ai suivi mon instinct . Ce n' est pas une haute conception ; mais ce ne peut être criminel . » — « Au jour qui ne finira pas » , conclut Lionardo , « la Vanité sera aussi la Modestie et la Modestie sera également la Vanité ; car , ce qui monte toujours se rencontre avec ce qui descend sans cesse ; et à l' heure éternelle , Eros deviendra Anteros ! » L' ignorance appelle surnaturel ce qui la surpasse . — « Le spectre de l' énamourée revient : je l' ai vu , hier , flotter sur l' eau , comme je levais la nasse , à la minuit ... Dites-le à la princesse ; car c' est un mauvais présage ... » Ainsi , le petit pescatore à la truite arrêta Girolamo au passage et gravement le chargea d' avertir le Palais , du phénomène . Le prêtre accepta de faire le message , sans manifester de jugement et Lionardo , intéressé par la matière , lui demanda : — « Si un paroissien vous interrogeait sur les fantômes , que lui répondriez -vous ? » — « Ce que j' ai lu : Dieu permet aux esprits des morts d' apparaître , pour l' édification des vivants . » — « Vous n' avez , selon votre habitude , point d' opinion ? »