ÉDOUARD MONTAGNE LES AFFAMÉS DE LONDRES PARIS BIBLIOTHÈQUE DES DEUX-MONDES L . FRINZINE ET Cie , ÉDITEURS I , rue Bonaparte , I 1886 Tous droits réservés ) A MONSIEUR EDMOND DUVAL DIRECTEUR DU MONT-DE-PIÉTÉ DE PARIS Je dédie ce volume comme un témoignage de haute estime et de bonne amitie . ÉDOUARD MONTAGNE . Vers 1811 , Mac Allan , qui se trouvait alors dans les environs de la vingtième année , absolument libre et seul au monde par la mort déjà ancienne de tous ses parents , riche d' ailleurs d' une de ces fortunes qui ne sont que l' aisance de l' autre côté du détroit , mais qui seraient chez nous l' opulence dans ses limites les plus étendues , ayant résolu , ses études terminées , de parcourir l' Europe , partit pour la France et se rendit d' abord à Paris . A peine arrivé dans cette ville , autant pour accomplir une commission dont on l' avait chargé que pour se mettre en relations avec un de ses honorables compatriotes , vieil ami de son père , sir Edward , tel était son prénom , se fit conduire au faubourg Saint-Honoré , dans la demeure qu' y occupait un ancien homme d' État anglais , lord Patrice Wellinster . Ayant sollicité la faveur d' un entretien , il fut de prime abord introduit dans un petit salon où le valet , qui lui servait de guide , le pria d' attendre quelques minutes . L' insulaire , chez lequel il se trouvait , en sa qualité de vieillard archi-millionnaire , de plus méthodique et réglé , s' était étendu dans un fauteuil , après l' absorption d' une copieuse tasse de thé , recommandant à ses gens qu' on le laissât dormir une heure . Or son sommeil ne durait que depuis quarante-cinq minutes , et personne dans l' hôtel n' aurait osé se risquer à réveiller une seigneurie si bien endormie avant l' expiration du délai qu' elle avait elle -même fixé pour sa sieste . Pour n' avoir point la fatigue , ni l' ennui de revenir , le jeune visiteur déclara en souriant qu' il préférait attendre et , dès qu' il fut seul , il se remit à feuilleter un recueil qu' il trouva sur un guéridon , espérant ainsi tromper le temps . Il tourna et retourna pendant quelques instants l' objet élégant dans ses mains : c' était une simple réunion d' études , car à côté de dessins supérieurement crayonnés , on en trouvait la reproduction naïve et souvent incorrecte . Il était évident qu' un maître avait d' abord tracé son modèle en marge , puis qu' un élève avait essayé aussi habilement que possible de le copier . L' Irlandais , – sir Edward Mac Allan était Irlandais , – malgré la simplicité du sujet , mais en sa qualité d' artiste amateur , s' intéressa suffisamment à ce travail pour prolonger son examen . À quelques traits maniérés , à une certaine afféterie des contours et au soigné des ombres , il reconnut même que le professeur , ici , devait être une femme : – – Ce n' est pas la main d' un homme qui a dessiné cela , se disait-il . Comme il achevait ces mots , se les adressant tout bas à lui -même , une porte s' ouvrit en face et donna passage à une grande jeune fille d' une admirable beauté : – – Pardon ! monsieur , dit-elle en excellent français , et non sans rougir un peu , j' ignorais qu' il y eût quelqu'un dans ce salon . – – C' est moi , miss , répondit en anglais , tout en fermant l' album , le jeune homme enchanté de cette gracieuse apparition , et qui , malgré la pureté du français parlé par la jeune fille , avait reconnu à l' accent révélateur qu' il était devant une de ses compatriotes , c' est moi , miss , qui vous prie d' agréer mes excuses pour la surprise que vous a sans doute causée ma présence . En parlant , le jeune homme ne cessait de tourner et de retourner l' album qu' il songeait d' autant moins à remettre en place que toutes ses pensées , tous ses regards , se portaient avec admiration sur la nouvelle venue . C' était , nous l' avons dit , une élégante personne dans tout l' éclat de la jeunesse et d' une incomparable beauté . À son aspect , Mac Allan avait senti s' embraser toutes ces flammes secrètes qui couvent sans cesse au fond des cœurs de vingt ans . La jeune fille cependant restait gênée dans l' embrasure de la porte et semblait même vouloir quitter la place : – – Je vous supplie , miss , reprit l' habitant de la verte Erinn , de ne prendre garde à ma présence dans ce salon où j' attends lord Wellinster . – – Ah oui ! dit avec une singulière intonation la belle enfant , mylord prétend dormir après son déjeuner , et son sommeil est assez exigent pour ne vouloir point être interrompu . Puis , se décidant à pénétrer dans la pièce , après cet aveu qui rompait la glace , elle continua : – – J' ignorais trouver quelqu'un dans ce salon , mais , – et elle sourit avec une malicieuse intention , – j' y venais reprendre une chose qui s' y trouve bien certainement . Et elle feignit , tout en regardant Mac Allan , de chercher sur le guéridon l' album qu' il n' avait pas encore cessé de manipuler . La pantomime était assez claire , assez explicative pour être saisie facilement , mais l' Irlandais , tout à son admiration , ne l' avait pas même aperçue : – – J' étais pourtant certaine , murmura la demoiselle toujours souriante , et affectant de se parler à elle -même , que ce recueil était là ce matin . Cette fois l' évaporé ne pouvait plus se dispenser de comprendre : – – Oh ! pardon , miss , s' écria-t-il tout à coup , voici qui fait l' objet de vos recherches , et veuillez plaindre ma maladresse sans vous attarder à la blâmer . – – C' est l' heure où miss Oratia , la petite-fille de mylord , prend sa leçon , reprit la jeune maîtresse avec le même accent singulier et dur qu' elle avait eu en parlant de lord Wellinster , et je vous serai fort obligée de vouloir bien me rendre cet album sur lequel elle travaille sous ma direction . L' occasion semblait trop belle de retenir quelques instants encore la charmante enfant pour que Mac Allan la laissât échapper . – – Ces délicieux dessins , dit-il , ces charmants modèles sont donc de votre main , miss ? – – Oui , sir , répondit la jeune fille . Et , sur un ton dont l' amertume et l' orgueil contenu sont impossibles à rendre , elle ajouta : – – Ne suis -je pas l' institutrice de miss Oratia ? Cette nuance n' échappa pas plus à Mac Allan que les fois précédentes . Mais il s' obstinait à garder l' album dans ses mains , comprenant que s' il se décidait à le rendre c' en était fait de l' entretien commencé avec sa charmante interlocutrice . Celle -ci n' ayant plus de prétexte plausible pour demeurer , ne manquerait point de se retirer : – – Encore un mot , miss , dit-il en lui tendant enfin l' objet qu' elle convoitait du coin de l' œil et qui lui valait un aussi délicieux tête-à-tête , lord Wellinster , si je ne me trompe , est de pure race irlandaise ... – – Oui , interrompit avec une certaine vivacité la jeune fille , pendant qu' un éclair traversait sa prunelle ardente , il est de pure race irlandaise . Et elle ajouta sur un ton qui souleva au fond du cœur de Mac Allan tout un monde de pensées patriotiques : – – Quoique complètement rallié à la cause de l' Angleterre . – – Et vous , miss , continua le jeune homme sans s' expliquer l' étrangeté de sa demande et l' intérêt grandissant qu ' il attachait à cet entretien , seriez -vous la compatriote de mylord ? – – Je suis en effet sa compatriote , Irlandaise d' un des comtés du nord , de la paroisse de Sméthead , dont mon père était le pasteur . Mac Allan retint à peine un cri d' étonnement : – – Vous êtes , s' écria-t-il , la fille du docteur O'Pearl . – – Vous connaissiez mon père , sir ? s' écria à son tour la jeune fille en avançant d' un pas vers son interlocuteur . – – Et vous aussi , Jenny , je vous connais , dit gaiement Mac Allan , en saisissant les mains de la belle Irlandaise , pendant que celle -ci , dans sa surprise , ne songeait pas à les retirer . Jenny fixa longuement le visage du jeune compatriote que le ciel plaçait sur sa route , puis comme si sa mémoire s' éclairait tout à coup d' une lumière intense et inattendue : – – Et moi aussi , dit-elle à son tour , je vous connais maintenant ; vous êtes sir Edward Mac Allan . Les deux jeunes gens se connaissaient en effet depuis leur plus tendre enfance . Le presbytère du père de Jenny et le château des Mac Allan étaient voisins , le père du jeune homme et celui de la jeune fille avaient passé toute leur vie côte à côte , se fréquentant assidûment , s' aimant de tout leur cœur . Edward et Jenny avaient ainsi grandi l' un près de l' autre , partageant les mêmes jeux et persuadés qu' ils ne se quitteraient jamais dans la vie . Ils avaient couru par les mêmes chemins , avec cette innocence insouciante et cette amitié sans calcul ni réserve de l' enfance , et leur première douleur avait été celle que leur causa leur séparation . Le père de Mac Allan mourut en effet . Edward avait douze ans au moment où ce malheur vint le frapper , et son tuteur , un parent éloigné , domicilié à Dublin , l' appela auprès de lui et le contraignit à venir . Jenny , qui touchait à sa huitième année , donna les marques d' un véritable désespoir , quand son ami lui confia , qu' obligé de partir , ils ne se verraient plus jamais . Le père de la jeune fille dut intervenir sérieusement , calmer d' un côté la profonde douleur de son enfant , relever de l' autre le courage d' Edward . Car , si celui -ci moins ardent et moins expansif que son amie ne jetait pas les mêmes cris de douleur , ne versait pas les mêmes pleurs amers , il n' en était pas moins profondément atteint par le coup qui les frappait tous deux . Les adieux de ces enfants , ainsi séparés par les hasards cruels de la vie furent déchirants . Ils se promirent de correspondre souvent par lettres , et pendant longtemps ils se tinrent parole . Puis l' âcreté de leurs regrets s' étant un peu calmée , leur correspondance devint moins régulière , moins suivie ; enfin la mobilité de sentiments inhérente à leur âge , de nouvelles amitiés qui se nouèrent autour d' eux , les exigences des travaux de leur éducation , les amenèrent à cesser complètement de s' écrire . Mais ils songeaient encore et souvent l' un à l' autre ; car les impressions du premier âge ont une puissance telle qu' elles ne s' effacent jamais de l' esprit , et qu' à la moindre occasion favorable on est fort surpris de les retrouver avec toute leur vigueur d' autrefois , doublée de ce charme inexprimable que donne le souvenir . Ainsi Mac Allan et Jenny , en se retrouvant chez lord Wellinster , firent -ils sans le moindre effort , et avec une délicieuse émotion un retour de huit ans en arrière . Ils se retrouvaient jeunes gens et se voyaient encore enfants , tels qu' ils s' étaient quittés , après la mort de Mac Allan , le père . Un instant ils s' oublièrent dans ces ravissants souvenirs . Puis le sentiment de leur situation présente leur revenant tout à coup , leurs mains se séparèrent , ils s' éloignèrent l' un de l' autre en rougissant , sans cesser de se sourire encore . Sur les instances d' Edward , Jenny lui raconta les années écoulées depuis leur séparation . Le docteur O'Pearl , dont l' instruction s' étendait à toutes les branches de la science , n' avait voulu confier à personne qu' à lui -même le soin d' élever son unique enfant . Déjà veuf , se sentant malade , sachant qu' il ne laisserait à sa fille aucune fortune , il résolut du moins de la rendre forte pour la lutte , c' est-à-dire instruite , c' est-à-dire en état de pourvoir à son éducation par ses propres ressources . C' est ainsi que Jenny put devenir une grande musicienne , un dessinateur habile , qu' elle apprit le français , l' allemand , l' italien , et qu' on la citait déjà , malgré son extrême jeunesse , pour le parti qu' elle avait retiré des leçons paternelles . A cette époque , la maladie qui minait le docteur s' aggrava tout à coup ; en quelques semaines il fut enlevé à l' amour de sa fille , non sans avoir eu le temps d' assurer son avenir , car le jour même où son âme allait retourner au foyer qui l' avait produite , une lettre de lord Wellinster , autrefois son ami le plus intime , lui proposait d' attacher Jenny comme institutrice à la personne de sa petite-fille , miss Oratia , alors âgée de sept ou huit ans . Voilà pourquoi l' enfant partit pour la France , et pourquoi depuis plus d' un an elle habitait l' hôtel de son noble protecteur . A partir de ce moment aussi , Mac Allan , qui pensait , au début de ses rapports avec le riche Anglais , ne lui rendre qu' une de ces visites que la politesse impose à de communes relations , devint un des habitués les plus fervents de l' hôtel du faubourg Saint-Honoré . Lord Wellinster , malgré quelques travers inhérents à son âge plus qu' à son caractère , était un aimable vieillard et il se plaisait beaucoup dans la société de son jeune compatriote . Il avait appris l' histoire des vieilles amitiés d' Edward et de Jenny , et avec cette liberté qu' autorisent les mœurs anglaises , il voyait , sans en être autrement préoccupé , leur liaison s' établir sur des bases nouvelles . La famille de lord Wellinster se composait d' un fils unique que nous appellerons sir Patrice pour le distinguer de son père . C' était un grand seigneur anglais , dans toute l' acception du mot , plein de morgue et de roideur , voyageur intrépide , viveur émérite et même débauché , mais plein de cette loyauté et de ce courage inaltérables qui distinguent à un si haut degré les membres des grandes familles d' Angleterre . Resté veuf de très bonne heure , il venait d' atteindre la trentaine , et c' était de son enfant que la jeune Irlandaise avait à former le cœur , à développer les sentiments . Quand Jenny fut venue d' Irlande à Paris , sir Patrice , nouvellement arrivé d' un voyage en Russie , se préparait à partir pour les Indes , car son immense désir des aventures , tenu en bride par la riche alliance qu' on l' avait à peu près forcé à contracter très jeune , se donnait un libre cours depuis la mort de sa femme . Il avait fort détesté celle -ci , à cause de la contrainte que lui imposait un mariage qu' il n' avait point souhaité , et il n' aimait guère mieux l' enfant qui en était issue . Aussi laissait-il lord Wellinster agir comme il l' entendait à l' égard d' Oratia . On lui parla de l' institutrice institutrice qui allait prendre en main la direction de son cerveau , il la vit et ne parut plus s' en occuper , jusqu' au jour , au moins , où la merveilleuse beauté de Jenny , son élégance et le charme qu' elle répandait autour d' elle , frappèrent à la fois sa pensée et ses yeux du même effet magique . Une profonde passion pour la jeune fille se glissa dans son cœur ; sous divers prétextes , il retarda son départ pour les Indes . Lord Wellinster , heureux de sentir son fils auprès de lui , ne chercha pas ailleurs que dans son profond amour filial la raison de tant d' esprit casanier succédant à tant d' humeur voyageuse . Que se passa-t-il entre Patrice et la jeune Irlandaise ? Nous l' apprendrons plus tard , sans doute ; mais après avoir paru renoncer complètement à son voyage aux Indes , après être resté pendant une dizaine de mois le modèle des fils et l' exemple des pères , toujours près du vieillard et de la jeune fille , les entourant d' affection , ne les quittant jamais , surtout quand la jeune institutrice comptait comme partie intégrale du cercle de la famille , il fut atteint de nouveau de sa manie des voyages . Un soir , il déclara très nettement à son père que son départ aux Indes allait s' accomplir sans délai . Il s' embarquait le surlendemain au Havre , gagnait Liverpool , et voguait trois jours après de cette ville vers Calcutta . Mac Allan apprit de ces détails tout ce que lord Wellinster en savait lui -même et tout ce que Jenny consentit à lui en apprendre ; peu de chose en réalité . Son amitié pour la jeune fille s' était d' ailleurs rapidement et profondément transformée en un ardent amour , et Jenny semblait , sans essayer de s' en défendre , près de glisser sur la même pente . Elle avait même , au milieu de ses demi-confidences , appris à son compatriote qu' elle ne se trouvait point heureuse dans l' hôtel de son vieux bienfaiteur : – – Maintenant que vous voici près de moi , disait-elle un jour à Mac Allan , il me semble que je n' ai plus rien à souhaiter , que je n' ai point quitté la maison de mon père . Je respire et j' existe parce que je sens à mes côtés un cœur qui m' aime , une volonté qui saurait me défendre au besoin . Et un éclair , dont la signification semblait inexplicable , passa dans les yeux noirs de l' institutrice . – – Chère Jenny ! répondit le jeune homme en prenant ses mains dans les siennes , est -ce que , de loin ou de près , vous ne pouvez pas toujours compter sur moi , sur mon dévouement , sur mon ... Mac Allan s' arrêta . Cet amour dont il allait dévoiler l' étendue , qu' il s' avouait à peine à lui -même , son amie d' enfance le comprendrait-elle ? Et , si elle le comprenait , serait-elle disposée à le partager ! – – Oui , Edward , reprit Jenny , je sais combien vous m' êtes dévoué , combien vous m' aimez . Mais vous ne resterez pas constamment à Paris ; vous partirez , vous irez où vous appellent aujourd'hui vos goûts et votre volonté , où vous appelleront plus tard vos devoirs d' homme et l' intérêt de votre avenir . Oh ! que je voudrais pouvoir ne plus vous quitter ! Ces paroles , qui pouvaient sembler à la fois les plus innocentes , aussi bien que les plus audacieuses du monde , enflammaient , en l' irritant , l' amour du jeune Irlandais : – – Dites un mot , Jenny , répondit-il en cédant tout à coup à un premier mouvement dont il ne put maîtriser l' impétuosité , dites un mot et nous vivrons toujours , toujours ensemble ! Avec un charme inexprimable où se cachait la plus astucieuse des habiletés , la jeune fille regarda Mac Allan , en souriant tristement : – – Quel mot voulez -vous que je dise , Edward ? murmura-t-elle . Des scènes de ce genre se renouvelaient chaque jour . Mac Allan sentait sa passion grandir et graduellement envahir tout son être ; il était d' ailleurs revenu sur ses premiers doutes et croyait s' apercevoir qu' un amour , aussi ardent que le sien , s' allumait peu à peu dans le cœur de la jeune fille . – – Est-elle à même d' apprécier ce qui se passe en elle ? se demandait-il . L' ennui qu' elle éprouve chez lord Wellinster , la crainte qu' elle ressent de me voir partir et de la laisser seule chez ces étrangers , tout cela ne vient-il de sa passion peut-être inconsciente pour ma propre personne . Et après avoir réfléchi quelques instants , Mac Allan ajoutait en lui -même : – – Après tout , nous sommes libres , elle et moi ; seuls au monde ; sa passion repose sur ma foi d' honnête homme . Qu' ai -je à craindre pour elle ? qu' ai -je à craindre pour moi ? Ne serais -je pas insensé de repousser le bonheur qui s' offre à nous ? Je veux lui communiquer mes sentiments , l' éclairer sur les siens . Dieu nous a certainement créés l' un pour l' autre , et le cri de mon amour , celui de ma conscience , se trouvent unanimes à me tracer ma conduite . Puis , comme pour se donner un nouveau courage ou se procurer une excitation nouvelle , le jeune et amoureux irlandais se répétait encore : – – Son père et le mien , qui sont réunis , qui nous voient , m' approuveraient , j' en suis certain , et béniraient notre union . Sur la pente où se laissait glisser Mac Allan , il était évident qu' il devait arriver au but final et fatal qu' il semblait rechercher dans son ardeur fiévreuse . Au milieu d' une scène de passion violente , où les trésors d' amour accumulés dans son âme débordèrent à son insu , il apprit à la jeune fille tout ce qu' il éprouvait pour elle et tout ce qu' il espérait d' elle ; celle -ci , paraissant enfin lire au fond de sa conscience avoua à l' heureux Irlandais qu' elle partageait non seulement la vivacité de ses sentiments , mais que les aveux , exprimés par sa bouche remplissaient son cœur de la joie la plus ardente et la plus pure . C' était une demande en mariage précise et nette avec acceptation bien franchement exprimée . Mac Allan , selon son opinion , largement partagée par le monde , était un honnête homme ; il n' avait aucun compte à rendre de ses actions , si ce n' est à lord Wellinster qui lui parut devoir être admis à la confidence de ses amours et de ses projets . En attendant , il écrivit à son intendant , en Irlande , de vouloir bien réunir les pièces nécessaires à la conclusion de son mariage , tant en son nom qu' en celui de sa chère compatriote et fiancée . Les deux jeunes gens sollicitèrent aussi , pour la forme , un semblant de consentement auprès de quelques parents éloignés qui , n' ayant point à le refuser , s' empressèrent de l' accorder avec sollicitude . Tout allait être prêt et lord Wellinster prévenu , quand celui -ci reçut la nouvelle du retour de son fils à Londres . Le voyageur déclarait n' avoir pu dépasser le cap de Bonne-Espérance , à la pensée de placer de nouvelles et plus grandes distances entre son père , sa fille et lui . Arrivé de la veille il s' empressait de le prévenir , ne voulant point le surprendre inopinément dans une dizaine de jours . Lord Wellinster reçut cette lettre à table où par hasard Mac Allan se trouvait convié , ainsi que miss Oratia . Jenny versait le thé , suivant le désir du vieillard qui la laissait volontiers s' acquitter de cette délicate fonction : – – Bonnes nouvelles ! mes amis , s' écria le noble lord après avoir déchiffré la missive de son rejeton . Et se penchant vers sa petite-fille , au front de laquelle il mit un joyeux baiser : – – C' est votre père qui revient , mon enfant . Il n' a pu se résoudre à une séparation aussi longue que celle qu' il avait fixée d' abord et dans une semaine au plus tard nous le reverrons ici . Miss Oratia , une charmante enfant , se mit à battre ses petites mains l' une contre l' autre . Mac Allan , de son côté , apprit cette nouvelle avec une politesse assez voisine de l' indifférence , car elle ne pouvait exercer aucune influence apparente sur sa vie . Mais , devant la joie du grand-père et celle de l' enfant , il crut devoir les féliciter du bonheur qui s' extasiait sur leur visage , sans cesser toutefois de tremper philosophiquement une tartine de pain beurré dans sa tasse de thé . Pour Jenny , placée derrière les deux hommes , elle dut à cette circonstance de pouvoir cacher le brusque mouvement dont elle fut remuée , lors de l' annonce du retour de sir Patrice , ainsi que la soudaine pâleur qui gagna ses joues . Un instant elle ferma les yeux , puis , sentant ses jambes se dérober sous elle , elle fut obligée de s' appuyer au fauteuil du vieillard . Celui -ci devina plutôt qu' il ne sentit ce mouvement et se retourna ; la jeune fille avait déjà repris son empire sur elle -même , et quand Mac Allan , imitant son hôte , porta les yeux du côté de Jenny , il trouva des traits encore déplacés , mais souriant déjà , et un regard plein d' éloquentes et suaves caresses . Néanmoins la secousse avait été assez forte pour n' avoir point complètement échappé à lord Wellinster : – – Ne vous fatiguez pas ainsi , miss Jenny , lui dit le bon vieillard . Pourquoi rester debout et ne pas prendre place à côté de votre élève ? – – Venez , miss , appuya la jeune fille très affectionnée à sa belle institutrice . Malgré tout son courage , malgré l' empire qu' elle paraissait posséder sur elle -même , Jenny accepta le secours qu' on lui offrait . Elle s' assit , se versa une tasse de thé , en avala quelques gorgées et se retrouva plus vaillante et plus fraîche que naguère . Mais à partir de ce moment , son impatience de quitter l' hôtel se manifesta chaque jour sous une forme qui variait de l' agitation jusqu' à la terreur . N' osant pas insister au delà de certaines limites auprès de son fiancé , elle employait des moyens détournés pour engager celui -ci à ne plus différer son départ , à prendre ou à lui laisser prendre un parti décisif . L' Irlandais , dominé par son amour , attendant loyalement cependant , et patiemment aussi , la conclusion désormais inévitable de son mariage , ne comprenait rien au sentiment d' inquiétude , à la hâte fébrile que témoignait Jenny et dont il lui fallait bien parfois s' apercevoir . Quoique vivement contrarié de perdre Jenny , de la voir abandonner l' œuvre qu' elle avait parfaitement commencée , de l' éducation de miss Oratia , l' excellent Wellinster , mis au courant des projets des deux amoureux en avait approuvé complètement et de la façon la plus gracieuse les jolis rêves dorés . – – Dans quelques jours , leur disait-il le surlendemain , sir Patrice sera de retour . Jenny pourra quitter son élève et la laisser à la garde de son père et de son aïeul , qui verront de se pourvoir ailleurs d' une autre institutrice . Et comme le digne homme professait la plus grande estime pour le savoir et l' habileté de l' Irlandaise , il ajouta : – – Nous aurons de la peine à vous remplacer Jenny , mais la certitude de votre bonheur nous sera une consolation bien douce . Jenny écoutait ces consolations bienveillantes avec une impatience contenue . Elle comptait les jours avec une ardeur fiévreuse , parlait sans cesse des courriers d' Irlande qui n' arrivaient pas , et quand il devint évident pour elle que les formalités exigées par la loi française ne pourraient être remplies avant le retour de sir Patrice , elle éprouva comme un violent accès de désespoir . Dès lors son parti fut arrêté . Elle prit la résolution de brusquer le dénouement que Mac Allan semblait attendre avec tant de calme et de patient amour . Obéissant à des raisons qu' elle connaissait seule et qui seront révélées au lecteur quand il en sera temps , elle s' enfuit un soir de chez son pro tecteur . En rentrant chez lui , dans un petit appartement meublé qu' il occupait vers le milieu de la rue de Provence , Mac Allan trouva la jeune fille installée chez lui , pleurant , la figure cachée dans les mains . – – Vous ! s' écria l' Irlandais voyant Jenny assise sur un canapé , vous Jenny ? Vous ici , et à cette heure ? – – Oui , Edward , répondit la jeune fille en montrant son visage baigné de larmes , Est -ce que vous refuseriez à votre amie un asile qui soit pour elle un refuge ? – – Vous refuser asile ! reprit Mac Allan sur un ton qui ne laissait aucun doute à propos des sentiments qu' il éprouvait , vous êtes la maîtresse ici , comme vous l' êtes de moi -même . Au ton dont ces paroles furent prononcées , la jeune fille , quel que fut son projet , comprit qu' elle était sûre de remporter la victoire : – – Je vous ai dit cent fois , Edward , combien la vie que je mène à l' hôtel Wellinster m' était lourde et pénible . Aujourd'hui le fardeau a dépassé mes forces , je l' ai quitté pour toujours , et n' ayant à Paris qu' un seul ami , je me suis réfugiée chez lui . Ai -je bien , ai -je mal fait ? Aveuglé par sa passion , Mac Allan ne comprit pas tout ce qu' il y avait d' étrange dans la conduite de la jeune fille ; il ne vit que la douleur dont témoignait son attitude . – – Vous ne pouvez mal agir , Jenny , répondit-il . Aussi bien , dans les termes où nous sommes , quel défenseur plus zélé trouveriez -vous ? Ce logis est le vôtre , usez -en à votre fantaisie . La situation ne laissait pourtant pas que d' être assez embarrassante . Mac Allan était logé comme le sont les jeunes gens de passage à Paris ; de plus il avait à lutter contre l' ardeur de son amour , que la démarche pleine de confiance de Jenny et la douleur qu' elle semblait ressentir venaient d' accroître jusqu' aux plus extrêmes limites . Quelques jours après , sir Patrice Wellinster arrivait de Londres et se rendait d' abord chez son père . Les premiers moments d' effusion passés , le jeune homme demanda sa fille ; on la lui amena , et comme malgré les caresses qu' elle lui prodiguait , sir Patrice s' aperçut que miss Oratia avait dans les traits quelque chose de triste et de contraint , il s' enquit de la cause : – – Ah ! vous ne savez pas la nouvelle , lui dit lord Wellinster ; Oratia est triste parce que son institutrice , miss Jenny , nous a subitement abandonnés . – – Miss Jenny vous a quittés ! s' écria le nouvean venu dont la voix s' altéra sensiblement , tandis qu' il essayait en vain de cacher une douloureuse surprise . – – Oui , reprit le vieillard se trompant à l' expression du visage de son fils , et je comprends tout l' ennui que vous cause , pour votre chère petite , cette nouvelle inattendue . Quand nous serons seuls , je vous raconterai ce petit roman . – – Mais , c' est plus qu' un ennui , mon père , dit le jeune Wellinster en essayant de reprendre son empire sur lui -même , c' est une véritable catastrophe pour ma fille . Jamais nous ne remplacerons miss Jenny . – – Je suis tout à fait de votre avis , Patrice ; mais que voulez -vous ! miss Jenny était jeune , et les jeunes gens ! ... A part lui , et comme s' il n' avait pu s' habituer complètement au départ de l' Irlandaise , lord Wellinster ajouta , assez haut pour que son fils l' entendît : – – Celle -ci cependant m' a trompé . Et Mac Allan . Qui l' aurait dit ? Miss Oratia partie , l' Anglais entreprit de raconter à son fils l' aventure singulière et passablement scandaleuse dont , pendant son absence , l' hôtel avait été le théâtre . Quelques instants après avoir reçu cette confidence , sir Patrice ayant réfléchi sur sa conduite et s' étant fixé à lui -même le parti qu' il avait à prendre , se pré sentait au logis d' Edward : – – Sir Mac Allan est parti depuis quelques jours , lui répondit un personnage qui tenait à la fois du concierge et du maître d' hôtel . – – Seul ? demanda l' Anglais . – – Non certes , reprit son interlocuteur , mais avec une jeune fille , sa compatriote , qu' il doit épouser . – – Et ... savez -vous quelle route ils ont prise ? – – Je le sais parfaitement . Nos amoureux doivent être en ce moment à Genève , sur le point de procéder à la cérémonie nuptiale . Le soir même , sir Patrice Wellinster se mettait en route pour la Suisse . Sir Patrice avait probablement de sérieuses raisons d' atteindre Mac Allan et Jenny puisqu'il n' avait pas hésité à se lancer à leur poursuite . Arrivé à Genève , l' Anglais descendit précisément dans l' hôtel où les deux jeunes gens avaient passé quelques jours , mais ils s' étaient déjà remis en route pour l' Allemagne , au dire de l' hôtelier , et ils devaient visiter ce pays sans suivre d' itinéraire bien déterminé . Sans hésiter , en s' informant auprès des maîtres de postes et dans les principaux hôtels qu' il trouvait sur sa route , l' Anglais se remit aisément à leur poursuite . Il eut de leurs nouvelles à Mayence , faillit les rejoindre à Cologne , et n' arriva devant Trèves que le lendemain même de leur départ de cette ville . Au dire de l' aubergiste allemand qui les avait logés et qui logea de même sir Patrice , les deux jeunes gens , après une pointe poussée jusqu' en Hollande , devaient gagner l' Italie en repassant par la Suisse . Tout autre que sir Patrice eût abandonné cette chasse qui durait depuis plus de trois mois ; mais nous l' avons dit , le fils de lord Wellinster ne détestait pas courir le monde . De plus , et par moments , il devenait le plus enragé gentleman qu' on pût imaginer . Il se jura à lui -même qu' il finirait par atteindre les fugitifs , et , plutôt que de les poursuivre en Hollande , il alla les attendre au passage du mont Cenis . Malheureusement pour lui , la saison déjà avancée , et d' autres raisons encore poussèrent Mac Allan , une fois de retour à Genève , à préférer prendre la voie de mer pour se rendre en Italie . Les deux jeunes gens rentrèrent en France en suivant la vallée du Rhône , gagnèrent Marseille où ils s' embarquèrent pour Naples , visitèrent Rome , Florence , Pise , et prirent leurs quartiers d' hiver à Livourne où , plus heureux que sir Patrice , nous les retrouvons dix mois , environ , après les avoir perdus de vue , installés dans une maison de la magnifique rue qui se nomme aujourd'hui Victor-Emmanuel , et qui constitue à peu près , à elle seule , la Marseille italienne . Mac Allan et Jenny n' étaient pas encore mariés . Dans les premières heures d' ivresse , ils s' étaient contentés d' être heureux , de s' aimer , de compter l' un sur l' autre d' une manière absolue et , inconnus au milieu des pays qu' ils traversaient , ils avaient , au jour le jour , remis sans cesse au lendemain le soin de régulariser leur union . Mais à Naples , un soir , dans une maison qu' ils avaient louée sur les bords du golfe , Jenny rêvait , seule , à son enfance écoulée le long des verts chemins de l' Irlande , en compagnie de Mac Allan , qu' une visite obligée avait contraint de rester en ville . Tout à coup , il se passa dans son être une chose étrange et inconnue . Elle crut percevoir , elle perçut une sensation , dont rien jusqu' alors ne lui avait donné l' idée . Un tressaillement cruel , à la fois , et délicieux parcourut son corps de la tête aux pieds ; elle essaya de se soulever et retomba sur son siège , pâle , indécise , se demandant de quelle nature était l' émotion qu' elle éprouvait ? – – Mon Dieu ! murmura-t-elle , parlant bas , et portant involontairement les deux mains sur son cœur , pour essayer d' en comprimer les battements . Dans les profondeurs du ciel presque noir , à force d' être bleu , brillaient des étoiles sans nombre . Jenny les yeux levés vers cet infini resplendissant , crut le voir s' entrouvrir et son regard plongeant dans des sphères supérieures et inconnues : – – Mon Dieu ! murmura-t-elle de nouveau , m' auriez -vous pardonnée ? Touché de mon amour pour Edward , voudriez -vous me refaire digne de lui par la maternité ? Elle attendit un instant , cherchant encore avec anxiété à se rendre compte de la sensation fugitive autant qu' inconnue qu' elle venait d' éprouver , attendant qu' elle se renouvelât et n' osant point cependant l' espérer . Au bout de quelques instants ; le même frisson délicieux parcourut et ébranla son être tout entier : – – Mac Allan ! Edward ! s' écria la jeune femme , se soulevant et courant se précipiter dans les bras de l' Irlandais qui venait d' arriver à ses côtés . – – Quoi donc , ma chère Jenny ? dit le jeune homme . Qu' y à-t-il ? – – Il y a , balbutia Jenny , rougissant de cette pudeur qui n' abandonne la femme qu' au dernier soir de la vie , il y a ... que Dieu a béni nos amours . Dans quelques mois tu seras père . Mac Allan frémit de la joie qu' éprouve une créature humaine à se savoir continuée dans la vie , et cette nouvelle arrivait à son heure pour effacer en lui de détestables impressions . Jenny , qu' il aimait avec passion , et dont il se croyait aimé de même , semblait , par sa tristesse , aussi bien que par son inégalité de caractère , lui cacher certain mystère qu' il s' acharnait à vouloir pénétrer . Sans avoir précisément à se plaindre de sa jeune femme , l' Irlandais avait pu constater qu' elle nourrissait , en dehors de leurs amours , une préoccupation inexplicable , étrange , indéfinie : au fond de l' âme de Jenny , il avait surpris le remords . Aussi accepta-t-il comme un heureux augure la prochaine maternité de son amie . Il y vit un motif nouveau de revenir à la raison et au sentiment des convenances , en légitimant une union à laquelle il n' allait plus manquer bientôt aucun élément de bonheur . D' un mutuel accord , les deux jeunes gens décidèrent qu' ils se marieraient à Livourne , ville dont les communications restaient fréquentes avec l' Angleterre et qui , par le temps de blocus continental qui régnait alors , leur offrait l' avantage de posséder dans ses murs un agent consulaire de la Grande-Bretagne . Mac Allan écrivit dans ce sens en Irlande , puis les deux jeunes gens , après avoir visité Rome , se rendirent à Livourne , en traversant Florence et Pise . C' est là que nous les retrouvons , une fois de plus , quatre ou cinq jours après la délivrance de Jenny , qui mit au monde un délicieux poupon ; elle exigea qu' on lui donnât le nom de son père . Tout était prêt pour la cérémonie du mariage . On n' attendait , pour y procéder , que les relevailles de la jeune femme . Un jour que la malade s' étant assoupie , Mac Allan se trouvait dans un petit salon de son appartement , un jeune garçon , qui leur servait de domestique , vint lui remettre une carte de visite : – – Sir Patrice Wellinster ! lut l' Irlandais . Et se précipitant vers la porte , croyant qu' il s' agissait de lord Wellinster ; qu' il entre , et au plus tôt , cria-t-il . Sir Patrice , ayant suivi son guide , parut dans l' embrasure de la porte ; il avait entendu la réponse de Mac Allan et saisi sa méprise . – – Pardon , sir Mac Allan , fit l' Anglais en s' avançant , vous comptiez voir le père , quand c' est le fils qui se présente , n' est-il pas vrai ? Au ton dont ces paroles furent prononcées , à l' attitude du jeune homme , l' Irlandais comprit qu' il se trouvait en présence d' une provocation , et qu' une explication n' allait pas tarder à suivre : – – Tout ce qui porte le nom que vous venez de prononcer a le droit d' être reçu dans ce logis avec empressement , répondit-il . Que Votre Seigneurie veuille bien accepter un siège . Sir Patrice n' avait jamais aperçu son adversaire . Il fut frappé doublement par la noblesse et l' énergie de son visage et par le ton digne , calme , posé avec lequel il s' exprimait . Par malheur , depuis six mois au moins qu' il courait après sir Edward , il se déclarait à bout de patience : – – Mac Allan , reprit-il , doit deviner ce qui peut amener chez lui le fils de lord Wellinster . Ces mots affectaient de si près l' intention d' une grossièreté que , sans la ressemblance extraordinaire existant entre le père et le fils , l' Irlandais n' eût pas cru à l' identité de son interlocuteur : – – Mac Allan n' a pas appris à deviner , dit-il avec hauteur . – – Il sait du moins écouter , répliqua l' Anglais , et Wellinster le lui apprendra ; il s' agit , sir Edward , de nous couper la gorge . Mac Allan était le plus courageux des hommes , mais il se trouvait si surpris par cette idée de bataille qu' on venait d' exprimer devant lui qu' il crût un instant rêver : – – Nous couper la gorge ? mumura-t-il . Vous et moi , sir Wellinster ? Et pourquoi ? Ce fut le tour de sir Patrice de témoigner de son étonnement : – – Pourquoi ? dit-il . Avez -vous donc oublié ce qui s' est passé à l' hôtel de mon père ? Mac Allan vit dans ces paroles une allusion à l' enlèvement de Jenny : – – Je n' ai rien oublié , mylord , reprit-il doucement , et la preuve c' est que je suis disposé à remplir mon devoir , à présenter à votre honorable père et à vous -même toutes les excuses possibles pour le trouble momentané que Jenny et moi avons pu jeter dans votre famille , surtout pour la façon rapide dont nous avons fui , malgré toute la bienveillance que daignait nous témoigner milord Wellinster . Mais notre conduite sera pleinement justifiée dans quelques jours . – – Il ne s' agit point de cela ! interrompit sir Patrice . – – Et de quoi s' agit-il alors ? demanda Mac Allan que la colère commençait à envahir . – – Allons ! s' écria l' Anglais un instant interdit par la placidité de son compatriote , est -ce que vous ne sauriez rien de sa conduite passée ? – – À votre tour , milord , que voulez -vous que je sache ? demanda sir Edward . Patrice s' était assez avancé pour ne pouvoir plus reculer . D' ailleurs la passion qui l' avait entraîné vers l' institutrice de sa fille s' était accrue par le fait de l' éloignement et lui montait au cerveau en gerbes de sang . Il continua avec une sourde rage et presque sans réfléchir à l' infamie de sa conduite : – – Ce que je veux que vous sachiez , c' est qu' avant vous j' aimais miss Jenny , qu' elle m' a aimé avant de vous aimer , que je vous hais , et que vous aurez ma vie , si je suis assez maladroit pour ne pouvoir vous débarrasser de la vôtre . – – Vous avez menti ! s' écria Mac Allan blême de colère et de douleur . L' Anglais resta froid devant cette insulte . – – Au fait , dit-il , elle est bien capable de vous avoir trompé comme elle m' a trompé moi -même . Tenez ! Puis ouvrant à la hâte un portefeuille , sir Patrice jeta sur une table , à portée de la main d' Edward , une liasse de lettres . Mac Allan resta un moment anéanti sous le coup qui venait de l' atteindre , puis il prit les lettres que lui tendait sir Patrice , en parcourut fiévreusement deux ou trois , et put se convaincre de l' immense malheur sous lequel il se sentait plier , de l' indigne tromperie dont il était l' innocente victime . – – Et mon fils ? se demanda-t-il avec une sorte d' hésitation . Cette pensée , loin de le calmer , lui mit au cœur le désir d' une implacable vengeance . – – Milord , dit-il à sir Patrice , en l' enveloppant d' un regard plein d' une haine désormais insatiable , vous avez raison , l' un de nous doit disparaître et peut-être les deux . Aussi ce sera un duel à mort , n' est -ce pas ? – – Telle est bien ma pensée , répondit l' Anglais . – – À partir de ce moment nous ne nous quittons plus ; il faut que dans une heure au plus tard la question soit vidée . – – J' ai dans ma voiture les armes nécessaires , reprit sir Patrice . On m' avait si bien parlé de votre bravoure , sir , que j' ai pensé pouvoir abréger les préparatifs d' un combat , Nos témoins , si vous n' y voyez point d' obstacle , seront les quatre premiers soldats que nous rencontrerons . Sir Patrice , maintenant certain de se battre , avait retrouvé son calme et sa courtoisie de grand seigneur . – – J' approuve , dit Mac Allan , toutes vos combinaisons et je me déclare prêt à vous suivre . Et l' Irlandais se dressa en effet pour donner à ses paroles la sanction qu' elles attendaient . A la porte , au moment où il allait quitter l' appartement , il s' arrêta pâle , anxieux , semblant se demander s' il ne retournerait pas en arrière , s' il ne reverrait pas encore une fois , avant de partir , sa femme indigne et son enfant innocent . Le regard de l' Anglais qui le suivait de son œil clair , ironique et provocateur , lisant jusqu' au fond de son âme pour y surprendre toutes ses pensées , toutes ses douleurs , lui fit subitement abandonner son projet . – – Non , non ! murmura-t-il après quelques secondes , marchons , je les tuerais tous les deux . Et bravant sir Patrice en passant devant lui , il s' élança le premier dans l' escalier . Il fut fait suivant la volonté de l' Anglais . Dans la rue se promenaient des sous-officiers de la garnison française séjournant alors à Livourne ; sir Patrice s' approcha d' eux , leur exposa sa demande et les pria de s' adjoindre quelques-uns de leurs camarades . Une heure après , tout était convenu entre les témoins des adversaires : – – Messieurs , leur avait dit l' Anglais , sir Edward Mac Allan , que voilà , appartient à une bonne famille d' Irlande ; moi -même je suis fils d' un lord du même pays , et mon nom est sir Patrice Wellinster . Un outrage sanglant , une de ces injures qu' on ne peut pardonner , ont été infligés par l' un de nous à l' autre ; il faut donc que l' un de nous disparaisse , que ce soit ou l' innocent ou le coupable . Je vous offre ma parole d' honneur , et mon compatriote est prêt à m' imiter , que le service que vous allez nous rendre n' a rien que de très honorable . Mac Allan fit signe qu' il approuvait de tous points les paroles de l' Anglais . Les quatre sous-officiers n' en demandaient pas davantage . Arrivés sur le lieu du combat , situé un peu en dehors de la porte Médicis , les témoins jetèrent au-dessus de leur tête une pièce de monnaie pour décider à qui appartiendrait le choix des armes . Le sort favorisa sir Patrice . – – L' épée , dit-il . Il fut convenu que le combat ne cesserait que par l' incapacité de l' un des combattants . Si cependant , et pour en finir , après avoir duré un quart d' heure , le combat à l' épée ne fournissait pas de résultat décisif , celui qui se trouverait le premier fatigué aurait le droit de réclamer les pistolets . Mac Allan attaqua l' Anglais en homme qui veut en finir vite à tout prix . Sir Patrice , tireur consommé , se défendit un instant avec une évidente supériorité , que doublait encore un sang-froid prodigieux . Il savait que le plus sérieux danger qu' on puisse courir sur le terrain vient non pas tant de la science de l' adversaire , que de la résolution où il est de se faire tuer pourvu qu' il tue . A la fin , le jeu de Mac Allan devint si fatigant pour sir Patrice que celui -ci résolut d' en finir . Après une ou deux feintes habiles , et jugeant le moment propice , il allongea le bras ; une sensation de brûlure dans l' épaule le força de reculer . Le fer de l' Irlandais venait de l' atteindre cruellement , mais il avait au moins la satisfaction d' avoir touché lui -même son adversaire à la poitrine . – – Arrêtez -vous , messieurs , prononça l' un des témoins . Un moment de repos devenait en effet nécessaire aux combattants ; aussitôt que l' Anglais voulut reprendre l' assaut , son bras engourdi , sous l' influence de sa blessure lui fit comprendre que le combat ne pouvait être continué à l' épée . Il s' en ouvrit à l' un de ses témoins qui lui -même discuta le fait avec ceux qui assistaient l' Irlandais . – – Sir Wellinster peut-il au moins tenir un pistolet ? demanda Mac Allan d' un air ironique , dès qu' il fut mis au courant de l' accident . – – Certes ! répondit l' Anglais en se redressant de toute sa taille . – – Eh bien ! continuons avec les armes à feu . On mesura vingt-cinq pas , puis on convint que les adversaires marchant l' un sur l' autre tireraient à volonté leurs deux coups , – ils tenaient une arme dans chaque main . – S' ils arrivaient à se toucher , si même la vie de l' un d' eux tombait complètement à la merci de l' autre , les témoins ne devaient point même essayer de s' interposer . Au signal convenu , Mac Allan marcha lentement vers son compatriote . Ce fut un moment rempli d' angoisses , ainsi qu' un émouvant spectacle pour les assistants . L' Anglais , sans quitter sa place , ajustait le jeune homme avec la plus froide attention . Malgré leur bravoure ordinaire , les quatre témoins ne purent s' empêcher de frémir à la vue de ces hommes intrépides , dont l' un certainement allait mourir bientôt . Mac Allan avançait toujours , les mains tendues en avant . Il était à quinze pas de son ennemi quand celui -ci tira . Une secousse à la tête le contraignit à s' arrêter ; il se secoua ainsi qu' un chien mouillé , comprit qu' il n' avait été qu' effleuré , ajusta de nouveau et tira à son tour . L' Anglais ne parut point sourciller , donc il n' était point atteint : – – Vous êtes blessé ? voulut dire un des témoins en s' adressant à l' Irlandais . – – Restez à vos places , messieurs , répondit vivement celui -ci . Ce ne peut être grave , car je ne sens qu' une très légère douleur . Ce n' était rien en effet . La balle de sir Wellinster n' avait que très légèrement frôlé sa tempe . Jetant au loin son pistolet inutile , l' Irlandais reprit sa marche vers sir Patrice . Une terrible et suprême résolution se lisait dans ses yeux . L' Anglais comprit qu' il fallait tuer vite et sûrement pour conserver la vie . Il tira son second coup au moment où son adversaire élevait la main pour faire feu . Mac Allan laissa tomber son dernier pistolet ; un mince filet de sang s' échappait d' une grave blessure qu' il venait de recevoir à l' avant-bras droit . Sir Patrice crut le voir chanceler , et , par un mouvement machinal allait s' élancer pour le retenir , avant qu' il ne s' affaissât sur le sol : – – Demeurez , milord ! s' écria le blessé d' une voix terrible . Demeurez où vous êtes . Il me reste une balle à tirer , la bonne , si vous voulez me le permettre ? Et dans un effort suprême , il ramassa son arme de la main gauche , puis d' un pas mal assuré , lent , sans cesser d' être régulier , et témoignant d' une indicible force de volonté , il continua à marcher sur son ennemi . Une joie immense éclatait dans ses yeux , une féroce et sanguinaire satisfaction se trahissait sous la pâleur de ses joues et dans la contraction de ses lèvres . Sir Patrice croisa les bras sur la poitrine ; froid et calme , il regarda la mort s' avancer . Les témoins frémissaient de terreur instinctive . L' un d' eux se cacha le visage dans les mains pour échapper au sanglant dénouement qui n' allait pas tarder à se produire . Un autre , plus épouvanté encore , ne put s' empêcher de s' écrier : – – Ne le tuez pas , monsieur ! Mais , lui , devenu bestialement sanguinaire , lança sur eux son regard implacable : on eût dit l' ange de la Justice accomplissant sa terrible mission avec l' impassible et froide volonté du destin . Quand il fut assez près de sire Patrice , quand le canon de son arme put toucher son visage , lentement il éleva la main et le lui posa sur le front . Sir Patrice resta inflexiblement debout , attachant sur Mac Allan un fier regard de défi . Tout à coup celui -ci sentit sa vue s' obscurcir , sa vie l' abandonner , son bras prêt à retomber dans une impuissance fatale . À peine eut-il le temps de presser la détente . Le coup partit ; les deux hommes tombèrent à la fois , l' un mort et la tête fracassée , l' autre évanoui et perdant son sang par sa dernière blessure . Quinze jours plus tard , l' irlandais , suffisamment guéri , s' embarquait sur un navire se rendant à Marseille . Il n' avait pas revu Jenny ; il avait même refusé de la revoir . Mais quelques heures avant de partir , il avait réclamé par l' intermédiaire de la police livournaise l' enfant qui portait légalement son nom , et qui lui appartenait à l' exclusion de sa mère ; puis , ayant tiré de son portefeuille quelques billets de banque , il écrivit la lettre suivante : « J' ai tué sir Patrice Wellinster , après qu' il a failli me casser le bras . Ceci vous expliquera ma blessure , mon départ aussi , et vous apprendra surtout que je possède votre secret . Voici quelque argent , Jenny , faites en sorte d' en tirer le meilleur parti possible ; mais n' essayez jamais de me revoir . » Lettre et billets placés sous enveloppe furent jetés à la poste au moment même où le navire qui portait Mac Allan appareillait ses voiles . Londres est à la fois la ville la plus joyeuse et la plus sombre , la plus animée et la plus déserte , la plus opulente et la plus misérable du monde entier . Selon que le voyageur traverse ses quartiers aristocratiques et commerçants , ou qu' il s' égare dans ceux qui servent d' asile à une misère dont rien en France ne saurait donner l' idée , son cœur s' épanouit ou se resserre , ses yeux se réjouissent ou se ferment , soit d' horreur , soit de pitié . Des différences inouïes , des oppositions brutales et inattendues frappent à chaque pas le regard . On di rait que la capitale de la vieille Angleterre est une ville multiple , ou plutôt que c' est un assemblage de villes juxtaposées , mais n' ayant entre elles aucun lien , aucune parenté . L' immensité de Londres , ses mœurs , ses traditions , surtout l' organisation sociale anglaise , ont produit ce colossal phénomène d' une ville de plus de trois millions d' habitants , dont les diverses parties semblent non seulement étrangères les unes aux autres , mais encore incapables de se réunir , de se fondre en un tout homogène et complet . Londres pourra grandir encore , sa population s' augmenter , elle n' offrira jamais que le spectacle d' une immense réunion d' hommes , elle ne sera jamais une ville dans le sens que nous attachons en France à ce mot . Un soir de novembre 1 8 1 6 , par un de ces brouillards opaques et glacés qui , des derniers jours d' octobre jusqu' à la fin mars , font de Londres le centre par excellence du spleen , de la fièvre et de l' ivrognerie , le Strand , rendez -vous ordinaire des viveurs et de ce qui commençait alors à s' appeler la fashion , était brillant , animé , vivant comme un jour de fête . C' était un samedi . Or ce jour , veille du grand repos officiel , les magasins fermés , les comptes de la semaine apurés , la paye des ouvriers faite ou reçue , tout ce qui se respecte d' ordinaire à Londres , tous ceux qui par suite de leurs occupations ou de leurs goûts se tiennent à l' abri des atteintes du vice national , l' ivresse , les gens sobres en un mot , se relâchent quelque peu de leur surveillance sur eux -mêmes et se laissent facilement entraîner par des amis moins rangés qu' eux . Le long des boutiques du Strand , d' où s' échappaient des torrents de lumière , au milieu d' un tumulte indescriptible , se promenait une foule énorme de promeneurs et de passants . Des fenêtres entr'ouvertes , soit des Clubs , soit des tavernes à la mode , sortaient des flots de clarté éblouissante , mêlés aux éclats d' une joie dont le retentissement retentissement à ressembler singulièrement à celui de l' orgie . Sur la chaussée , au milieu d' une boue éclairée par une lumière pour ainsi dire liquide , se croisaient , en un incessant pêle-mêle , des voitures de toutes les formes , de toutes les grandeurs , de tous les prix , depuis le cab vulgaire , jusqu' à la lourde mais somptueuse calèche du duc et pair . La plupart de ces derniers véhicules traînés par des chevaux du plus grand prix , conduits par de gros cochers poudrés , portaient , à part les maîtres , de nombreux laquais , roides à leurs places , et chamarrés sur toutes les coutures . De temps à autre , quelque fringant attelage se glissait à travers tous ces équipages superbes , plus rapide , mais non moins opulent , où l' on pouvait apercevoir sur les coussins du fond , perdue dans la soie , dans les fourrures , la figure mignarde , insolente et fatiguée d' une des reines impures de Piccadilly , ou celle d' une déesse à la mode sur le turf galant de Haymarket et de Leicester-square . Tout ce monde , piétons ou voitures , allait , venait , se croisait , se mêlait dans un joyeux tumulte , puis s' engloutissait peu à peu sous les voûtes illuminées des nombreux édifices consacrés à la débauche et à l' orgie . Sous les vestibules dorés , les lourds marchepieds des voitures , déroulés à grand fracas par des valets couverts de broderies d' or , de soie et d' argent , s' abaissaient sous la botte vernie des gentlemen ou sous le pied finement chaussé des folles ladies . Riant et chantant , les uns fiers de leur jeunesse , les autres orgueilleux de leur opulence , les arrivants s' accostaient , se saluaient ; de joyeux groupes se formaient , puis disparaissaient derrière les lourdes portières de damas ou de velours . D' un geste dédaigneux , les maîtres congédiaient les valets , les voitures se retiraient laissant la place à d' autres qui , sans cesse , arrivaient du dehors . C' était bien là l' Angleterre opulente et orgueilleuse , avec sa morgue s' étalant fastueusement au grand jour , son audacieuse corruption dédaignant les dehors hypocrites et absolument ignorante de ce qu' on appelle chez nous la crainte du qu' en-dira-t -on . A la porte de l' un des plus bruyants , des plus brillants aussi de ces lieux de plaisir hantés parla fine fleur de l' aristocratie londonienne se tenait , ce soir -là et depuis quelques instants , un jeune homme de haute taille , soigneusement enveloppé dans les plis d' un large manteau . Ses regards semblaient suivre avec mépris , presque avec irritation , toutes les péripéties de ce joyeux mouvement . Haut botté , il frappait du talon , avec une impatience visible , le sol humide du trottoir , tantôt s' arrêtant , tantôt parcourant à grands pas un espace dont il semblait avoir lui -même fixé les limites . Quelquefois , sans souci des regards qui pouvaient l' atteindre , il se penchait pour plonger son œil ardent jusque dans l' intérieur des voitures défilant devant lui ; mais n' y découvrant pas l' objet de ses recherches , il se détournait alors dépité et reprenait sa promenade devenue plus tourmentée . Dans un de ces mouvements pivotants , alors qu' il traversait une zone de lumière fournie par les fenêtres d' un club voisin , on put apercevoir l' ensemble de ses traits , qu' il avait à la fois hardis et sympathiques . Contrairement à la mode anglaise , ce promeneur impatient portait , roulés sur eux -mêmes , de beaux et longs cheveux bruns lustrés . Une fine moustache , tombant sur les coins de sa bouche , ombrageait sa lèvre inférieure . A la pâleur mate et saine du visage , à la forme des yeux , légèrement bombés , mais charmants de coupe et d' éclat ; au dessin du nez un peu fort quoique finement attaché ; surtout à l' angle rentrant très prononcé par lequel ce nez s' unissait à un front d' une hauteur et d' une beauté rares , il était impossible de ne pas reconnaître dans le promeneur impatient un des types les plus purs de cette race irlandaise , dont les longues souffrances , ainsi que l' héroïsme sont la honte de l' Angleterre , le remords de l' Europe . Edward Mac Allan – disons tout de suite le nom d' un des principaux personnages de notre récit historique – paraissait alors âgé d' environ vingt-cinq ans . Seul descendant d' une vieille famille du nord de l' Irlande , il avait achevé d' excellentes études à Dublin ; puis rapporté de ses longs voyages en Allemagne , en France , en Italie , de vastes connaissances qui , jointes à une aisance de manières , à un charme dans sa tenue et dans toute sa personne , le rendaient le gentleman le plus séduisant comme aussi le plus sympathique . Dans le monde , où son nom lui donnait un facile accès , on le disait riche , orphelin , libre en tout de lui -même ; mais on le tenait pour original et excentrique ( le mot commençait à prendre racine ) ; puis on l' accusait hautement de s' être laissé séduire en France par les principes et les maximes égalitaires de 1 7 8 9. Nous verrons par la suite quels étaient en effet le caractère , les façons de voir , de vivre , de penser et de sentir de Mac Allan , quel but enfin il avait fixé à son existence . Cependant les voitures succédaient aux voitures , les passants aux passants , et celui ou ceux que le jeune Irlandais semblait attendre ne se hâtaient point d' arriver . De plus en plus impatient , entendant l' heure sonner à une horloge voisine , il s' approcha d' une boutique et consulta sa montre : – – C' est bien dix heures , murmura-t-il tout bas . Est -ce que sir Francis Burdett manquerait au rendez -vous que je lui ai fixé ? Et quelque chose comme un nuage de doute pénible et de vague soupçon se répandit sur les traits de Mac Allan . Mais , comme il achevait à peine de formuler sa pensée intime , une main , se posant légèrement sur son épaule , le contraignit à se retourner vivement . – – Ah ! c' est vous , Votre Honneur , dit-il avec un visible élan de satisfaction . Grâce vous soit rendue de n' avoir pas oublié de venir . L' homme que Mac Allan venait de saluer du titre de « Votre Honneur » semblait être tout à fait dans la force de l' âge : grand , un peu gros , les favoris bien fournis , les cheveux d' un blond légèrement ardent , bouclés d' eux -mêmes , les yeux bleus pleins de flamme et d' intelligence , élégant , rempli de distinction , quoique d' une roideur affectée , sir Francis Burdett – car c' était bien lui – offrait au regard la personnification parfaite , et telle qu' on se la représente ordinairement , de l' homme d' État anglais . A cette époque , et par suite des événements dans le récit desquels nous entrerons bientôt , il était l' homme le plus abhorré à la fois et le plus adulé de l' Angleterre . Détesté par les nobles Anglais , dont il avait déserté la cause , haï de la famille royale , auprès de laquelle il avait , à plusieurs reprises , très chaleureusement défendu les intérêts du peuple , il était adoré des classes malheureuses , dont il s' était déclaré le soutien , le défenseur , l' avocat , au sein du parlement et jusqu' au milieu des splendeurs de la cour . Mis à l' index par toute la haute société anglaise , la scission était allée si loin que , lorsqu' elles paraissaient aux bals de Sa Majesté , les filles de sir Burdett étaient annoncées comme les petites-filles de leur aïeul , afin que leur véritable nom n' eût pas l' air d' être jeté comme une insulte . Étrange destinée ! Lorsque sir Francis mourut , dans un âge avancé , c' était le parti populaire qui l' abhorrait comme un apostat , tandis qu' aux yeux des conservateurs il passait pour un homme de bien , dont les convictions n' avaient pu être ébranlées à un seul moment et par un seul des événements de sa vie . Mais à l' instant où s' ouvre ce récit , sir Francis était en pleine possession de sa popularité , et c' est à peine si deux ou trois personnes de son entourage qui le connaissaient et pouvaient le juger , savaient à quoi s' en tenir sur la vanité formant le fond de son caractère et sur le profond égoïsme qu' il avait au fond du cœur , quoiqu'il réussît à le cacher sous des dehors de philanthropie et d' entier dévouement à la cause du peuple . Nous reviendrons d' ailleurs sur le compte de sir Francis Burdett . Les événements dont nous allons aborder le récit nous le montreront tel qu' il était réellement . Pour l' instant nous avons hâte d' entrer dans le vif de notre action . – – Doutiez -vous de moi , Mac Allan ? répondit sir Burdett aux paroles par lesquelles l' avait salué l' Irlandais . Et avec une grâce et une bonhomie qui , de la part d' un si grand seigneur , d' un des hommes les plus riches , les plus puissants des trois royaumes , indiquaient un vif désir de plaire , sir Francis prit familièrement le bras du jeune homme et le passa sous le sien . – – Je ne doutais pas de votre volonté , milord , répondit Mac Allan avec un reste de contrainte , mais je craignais que vos occupations ou quelque réception dans le monde ... – – Rien ne saurait m' arrêter , interrompit vivement sir Burdett , lorsqu' il s' agit de m' éclairer sur les souffrances du peuple , sur la misère qui ronge et déshonore mon pays . D' ailleurs , ce rendez -vous , n' est -ce pas sur ma demande que vous l' aviez fixé ? Je n' ai donc à m' excuser auprès de vous que d' être arrivé quelques minutes en retard . Le nuage de doute et de soupçon , qui depuis quelques instants semblait errer sur le front de l' Irlandais , se dissipa à ces mots : – – Je vous le répète , milord , dit-il , je ne doutais pas de vous . La preuve , c' est que j' étais là , vous attendant , et que j' y serais resté jusqu' à votre arrivée , quand même elle aurait été plus tardive . Mais vous le savez , continua le jeune homme en montrant d' un geste la cohue qui les entourait , ce luxe , ce bruit , cette joie égoïste , cette folle et aveugle avidité de plaisir qui s' affiche ainsi , alors que tant de pauvres gens souffrent ; tous ces hommes qui s' amusent au grand jour quand tant de leurs frères meurent dans l' ombre , de misère , de froid , de faim ; tout cela constitue un spectacle qui m' est odieux ; par conséquent j' avais hâte de vous voir me rejoindre pour fuir ces lieux de honte et de folie . Mac Allan avait prononcé ces mots avec une conviction extraordinaire . Des flammes jaillissaient de ses yeux , sa voix trouvait des intonations fiévreuses pour peindre l' indignation et la pitié qu' il paraissait si bien ressentir . – – À la bonne heure ! répondit sir Francis Burdett en baissant la voix et en regardant autour de lui si nul n' avait pris garde à la sortie de son interlocuteur , désormais , nous fixerons en un autre endroit le lieu de nos rendez -vous . – – Votre Honneur me rendra un véritable service . – – C' est entendu . Veuillez maintenant me conduire dans celui que vous m' avez offert de visiter en votre compagnie . – – Je suis aux ordres de Votre Honneur . Les deux hommes se préparaient à quitter le Strand . – – Un mot encore , fit observer sir Francis en arrêtant son compagnon et fixant sur lui un regard perçant , vous m' assurez qu' il n' y à aucun danger à courir ? – – Aucun , milord , si ce n' est celui d' être reconnu et de vous voir , par le fait de cette démarche , un peu plus compromis auprès du Prince-Régent , de la famille royale et de vos collègues du Parlement . Sir Francis haussa les épaules en homme à qui cet inconvénient paraissait des plus légers . – – Partons ! dit-il . Les deux hommes se mirent en route , non sans avoir pris le soin de s' envelopper avec précaution dans leurs manteaux . Guidé par le jeune et enthousiaste Irlandais , sir Francis Burdett descendit le Strand , se lança dans Fleet street , contourna la vieille basilique de Saint-Paul , longea un instant les sombres et lourds bâtiments de la Tour de Londres , puis s' engagea dans George street . Par suite du phénomène que nous avons signalé dans les premières lignes de notre premier chapitre , au fur et à mesure que nos deux promeneurs s' éloignaient du Strand , brillant et mouvementé , le bruit , l' animation et la lumière semblaient décroître autour d' eux . Les quartiers qu' ils venaient de traverser , la rue où ils se trouvaient en ce moment , sont pourtant encore pleins de vie , non plus peut-être de cette vie factice et de ce mouvement désordonné au milieu desquels ils avaient laissé la foule des oisifs et des débauchés du Strand , mais de cette vie active , de ce mouvement que les affaires , que le travail jettent dans les rues commerçantes des grandes villes . A cause de l' heure avancée , les passants devenaient rares , mais ils existaient , on les voyait de temps en temps , quelque voiture attardée débouchait d' une rue latérale et faisait entendre son roulement lointain . Enfin , par les fissures des portes , à travers les plis des rideaux suspendus aux fenêtres , perçaient de douces clartés qui témoignaient de la présence de bons bourgeois alors occupés de terminer la besogne besogne jour , ou de se préparer au repos de la nuit . Tout à coup , Mac Allan , poussant son compagnon , lui fit décrire un brusque angle droit , et l' entraîna à sa suite dans une ruelle innommée débouchant sur George street . A l' étroitesse de ce long et tortueux boyau , au peu de lumière qu' y répandaient quelques pâles réverbères et à la hauteur des sombres maisons qui le bordaient , sir Francis sentit son cœur se serrer ; malgré lui , sa main s' assura si un pistolet , qu' il portait à tout événement dans sa poche , se trouvait bien à sa portée . – – N' est -ce pas là l' entrée de l' enfer ? demanda-t-il à son compagnon en affectant le ton de la plaisanterie . – – Ceci est un lieu de plaisance à côté de celui où je conduis Votre Seigneurie , répondit de même l' Irlandais . La rue devenait cependant trop étroite pour que les deux hommes pussent continuer à la parcourir de front . Force fut à sir Francis de quitter le bras de Mac Allan et de lui emboîter le pas . Après quelques minutes de marche , sir Francis et son guide arrivèrent sur les bords de la Tamise , les suivirent quelque temps , puis s' arrêtèrent au milieu d' une espèce de cour carrée , formée par des clôtures de bois délabrées et par quelques maisons noires et silencieuses , dont un seul regard permettait de préjuger les habitants , qui ne pouvaient être autres que des mendiants ou des malfaiteurs . – – Voici le Wapping , dit Mac Allan à son compagnon ; voici le réceptacle où viennent aboutir toutes les misères et tous les vices qu' engendrent la constitution anglaise , l' orgueil et la sottise des lords , l' égoïsme et l' aveuglement des marchands et des industriels industriels Voici la sentine où naissent , croissent , se multiplient , se dégradent et meurent , quand la prison , la corde ou la Tamise ne s' en emparent pas avant l' âge , des hommes faits à notre image , les frères selon la loi divine , les égaux selon la loi humaine , de ceux que nous venons de quitter au milieu des fêtes et des orgies du Strand . Sir Francis Burdett , voyez , comparez et jugez . Ainsi que l' y engageait son compagnon , sir Francis Burdett jeta un regard autour de lui ; il ne put maîtriser un mouvement d' horreur et d' involontaire dégoût . Pourtant , nous l' avons dit , le jeune Irlandais , soit par calcul , soit que la topographie l' y conduisît , avait aussi habilement que possible ménagé la transition à son noble compagnon d' aventures . Près d' une heure s' était écoulée depuis qu' ils avaient quitté le Strand resplendissant de lumière , débordant de tumulte et de joie , et la route qu' ils avaient prise , que nous avons parcourue avec eux , à travers des rues marchandes encore pleines d' animation , aurait dû préparer l' esprit en même temps que les regards de sir Burdett au désolant et sinistre spectacle qu' il avait maintenant sous les yeux . Mais rien ne saurait rendre l' aspect morne , désolé à la fois et hideux de ce coin de Londres qui s' appelle le Wapping . Certes , notre Cour des miracles jouissait autrefois , dans le sens de l' horrible , d' une réputation justement méritée , d' après les descriptions contemporaines , et bien des gens vivent encore qui ne se souviennent qu' avec un mouvement répulsif de certains carrefours disparus de la Cité de Paris ; mais , ni la Cité , ni même la Cour des miracles ne sauraient entrer en comparaison avec ce cloaque physique et moral au milieu duquel Mac Allan venait d' introduire sir Francis . Le Wapping a été exploré et dépeint par un certain nombre de chercheurs et de philosophes ; les détails que nous fournissent les descriptions dans lesquelles ils ont résumé leurs impressions sont véritablement navrants . La population de ce quartier se compose surtout de mendiants et de voleurs . Là , la misère a ses catégories , le crime a ses castes . Au dernier rang de ce qu' on appelle chez nous la pègre , c' est-à-dire le monde des voleurs et des assassins , s' y tient le pick-pocket , le voleur de hasard , le filou . Au-dessus de lui vient le gouoff , le voleur de profession , celui qui ne vit que du vol , le prépare , l' exécute et n' a nulle autre industrie que celle -là ; puis , à un degré plus élevé encore , nous trouvons le burglar , celui qui vole avec effraction , les armes à la main et tue au besoin ceux qui ne veulent pas se laisser dépouiller . Telle est la base de la population du Wapping , à laquelle il faut joindre beaucoup d' enfants abandonnés , un grand nombre de femmes perdues , quantité de repris de justice et de vagabonds . L' incurable misère de l' ouvrier , les longs chômages , le désordre jeté dans les familles par l' or des riches coureurs de femmes , enfin les habitudes d' ivrognerie se chargent de combler les vides incessants que les excursions de police , la maladie et la mort font sans cesse parmi ce ramassis de misérables . Et le théâtre est tout à fait digne des acteurs . Qu' on se figure comme formant le centre de ce coupe-gorge – la place publique de cette ville étrange – une espèce de cour irrégulière , affectant vaguement la forme d' un carré , bordée de maisons ou plutôt de huttes élevées d' un ou deux étages au plus , tombant littéralement en ruines , noires , sales , hideuses . Le sol à peine pavé , ou dont le pavé disparaît du moins sous des amas de boue et d' immondices de toutes sortes , sert , hiver comme été , de couche à un nombre considérable de gens sans aveu , d' ivrognes et d' enfants perdus . A la lumière du soleil , ce lieu est purement horrible . Aux ouvertures des maisons pendent des châssis brisés , absolument privés de vitres ; des haillons sans formes ni couleurs se balancent de toutes parts . Les portes sont à l' égal des fenêtres , disjointes , brisées ou tombant en poussière . Sur le pavé gluant de tous les détritus , se traînent , des enfants étiques , des femmes hâves , décharnées , mourant de faim . De temps en temps passe un mendiant , quelque éclopé , quelque malheureux vivant d' une affreuse infirmité . Pas un vieillard d' ailleurs . C' est là le trait caractéristique du Wapping , jamais un homme ayant dépassé la quarantaine , jamais une femme âgée de plus de trente ans ; le brouillard de la Tamise , combiné avec le gin des tavernes voisines , les prisons de la vieille Angleterre , au besoin les bouts de corde savonnés du bourreau de Londres , empêchent de vieillir dans cet enfer . Mais la nuit , par le temps brumeux où arrivaient sir Francis et Mac Allan , l' aspect du Wapping est presque intolérable , tant il est hideux , tant ce pandœmonium du crime et de la misère soulève un monde de pensées lugubres . Sir Francis essayait donc en vain de percer du regard l' obscurité profonde et pour ainsi dire malsaine qui l' environnait , de percevoir un bruit quelconque au milieu du silence glacial et sinistre dont il se sentait pénétré par tous les pores . Vaines recherches ! À peine si , de loin en loin , une ombre passait auprès d' eux , furtive et comme honteuse , puis disparaissait dans un trou noir , servant de porte ; à peine si , par intervalles , le roulement très lointain d' une voiture attardée , un cri venant des quartiers éloignés , apportaient au grand seigneur la certitude qu' il y avait encore des vivants à Londres . Les deux hommes restèrent donc un instant accablés dans la contemplation de cet épouvantable spectacle . Ils se croyaient , ils étaient même à l' antipode de cette ville tumultueuse qu' ils venaient à peine de quitter . Tout bas ils se demandaient comment sous le même ciel , à si peu de distance les uns des autres , des créatures de même espèce , faites à l' image d' un même Dieu et régies par les mêmes lois , pouvaient vivre d' une vie si dissemblable . Quelles que fussent les ambitions secrètes de sir Francis Burdett , quel que fut le mépris de l' espèce humaine qu' on l' accusait parfois de nourrir secrètement au fond du cœur , ce qu' il voyait , ce qu' il devinait était si horrible , qu' en ces quelques minutes passées au centre du Wapping , il fut bien réellement l' homme qu' il paraissait être , plein de compassion pour les souffrances des misérables au milieu desquels il se sentait respirer , d' indignation contre l' esprit audacieusement égoïste des heureux de ce monde , dont il était une partie . Mac Allan , lui , sentait se retremper , au spectacle de tant de misère , les convictions au triomphe desquelles il avait par avance voué toutes les forces de son âme , compromis tous ses intérêts , offert même le sacrifice de sa vie . Tout à coup , sir Francis crut voir , à quelques pas de lui , un groupe se mouvoir dans l' ombre , et quatre hommes vêtus de haillons , armés d' énormes gourdins , quatre hommes dont les figures portaient l' empreinte de toutes les audaces , de tous les vices , peut-être hélas ! de toutes les souffrances , se précipitèrent vers les deux compagnons . Sir Burdett , avec ce courage calme de l' Anglais de race , se trouva en une seconde sur la défensive , son pistolet à la main . Mais l' Irlandais , passant rapidement devant lui , fit un pas vers les assaillants et , se servant pour la circonstance de la langue française , leur jeta ces deux mots au hasard : – – Du pain ! – – Ou du fer ! répondirent à la fois dans le même idiome les quatre nouveaux venus . Et aussitôt ils se retirèrent à distance respectueuse . – – Est -ce ainsi que l' on reçoit des amis ? continua Mac Allan , en le prenant sur le ton du commandement . De vous quatre quel est le chef et comment s' appelle-t-il ? Qu' il approche ! – – Le chef c' est moi , répondit humblement un des hommes ; je m' appelle Tom Flasher . En disant ces mots , selon les injonctions de l' Irlandais , l' homme s' approcha , tête basse , de ceux qu' il allait naguère attaquer . – – Eh bien ! Tom , reprit Mac Allan , allez -vous dire à présent quel métier de brigand vous faisiez là ? A cette voix dont maintenant il reconnaissait sans doute le timbre , Tom Flasher répondit : – – Pardon , sir Edward , au milieu de cet affreux brouillard nous ne vous avions pas reconnu , et ... – – Et ? insista l' interlocuteur , voyant que Tom hésitait . – – Que Votre Grâce me pardonne , conclut Tom sur un ton qui trahissait un reste de doute et de soupçon , mais Votre Grâce n' est pas seule , je dois me taire . – – Tu dois parler , au contraire , répliqua vivement le jeune homme . Veux -tu que ce gentleman qui m' accompagne aille répéter partout que Mac Allan , dont chacun sait le dévouement à la cause du peuple , fréquente des bandits et se fait obéir par des coupeurs de bourse ? Tom , d' un coup d' œil , sembla consulter ses compagnons : – – Il y à la consigne , murmura l' un de ces derniers . – – Il y à la consigne ! s' écria le fougueux tribun . Et cette consigne est faite pour moi ! Elle est faite aussi peut-être pour celui -ci , continua-t-il en posant sa main sur le bras de sir Francis , pour votre défenseur le plus intrépide et le plus noble , pour sir Francis Burdett ! A ces mots , au nom vénéré de sir Francis , les quatre hommes , jetant au loin les bâtons dont ils étaient armés , se précipitèrent vers lui , saisissant ses mains , soit même les bords de son manteau , puis les couvrant de larmes et de baisers : – – Sir Francis ! s' écriaient -ils , sir Francis parmi nous ! – – Le père du peuple au milieu de ses enfants ! – – Le noble sir Francis dans notre Wapping misérable et désolé ! Et , avec les signes de la plus touchante vénération , de la plus profonde reconnaissance , les quatre Chevaliers du Chaos , puisque tel était le nom qu' ils se donnaient , prodiguaient à celui qu' ils venaient d' appeler : le Père du peuple , les protestations les plus chaleureuses d' amour et de dévouement . Malgré son impassibilité ordinaire , sir Francis était , ou du moins se montrait vivement touché de ces protestations naïves : – – Merci , mes amis , disait-il en serrant dans ses mains fines et aristocratiques les mains calleuses des quatre compagnons , merci ! Mac Allan , de son côté , se montrait ému : – – N' est -ce pas , Votre Honneur , dit-il en s' adressant à sir Francis , n' est -ce pas que de pareils moments font oublier tous les déboires de la politique , qu' ils payent au centuple tous les efforts qu' on peut tenter pour défendre la cause du peuple , pour assurer son triomphe ? – – Oui , reprit sir Francis , et l' effusion de ces braves gens me met au cœur un nouveau courage , une ardeur nouvelle à le servir , à rester son avocat dévoué . Le premier moment d' émotion passé , Mac Allan revint à la demande qu' il avait une fois déjà adressée à Tom Flasher : – – Eh bien ! maître Tom , diras -tu maintenant à Sa Seigneurie et à moi -même pourquoi vous nous avez ainsi brutalement attaqués , ni plus ni moins que si vous aviez été des voleurs ? – – Nous espérions même passer pour tels , répondit Tom Flasher . – – Bah ! dit en souriant sir Francis , et d' où vous venait cette singulière ambition ? – – Ainsi que j' avais l' honneur de le dire tout à l' heure à sir Edward , fit un des hommes , il y avait la consigne et nous l' exécutions . – – Et cette consigne ? – – Cette consigne nous prescrivait de surveiller le Wap ping , et Vos Seigneuries ont pu voir que nous le surveillions . Mais elle ne nous disait pas d' attaquer les gens qui nous paraîtraient suspects , et nous espérions , en passant à vos yeux pour des voleurs , vous effrayer assez pour vous forcer à quitter la place . – – Parfaitement , mais ceci , tout en nous apprenant quelle était la consigne , ne nous dit pas dans quel but cette consigne vous avait été donnée . – – Que Vos Seigneuries veuillent nous suivre l' espace de quelques pas , dit Tom Flasher , elles ne tarderont pas à en savoir autant que nous . Et il conduisit les deux hommes en face d' un trou béant qui s' ouvrait dans le mur d' une maison voisine , avec l' intention bien évidente de remplir le rôle d' une porte : – – Cette ouverture , continua Tom Flasher , ou si vous le préférez , cette fente donne accès dans un corridor , au bout duquel se trouve une cave . – – Ensuite ? – – Dans cette cave un œil exercé peut apercevoir un nouveau passage au moyen duquel il est facile de s' introduire dans un souterrain , ou plutôt dans un ancien égout dont les eaux ont été depuis longtemps détournées . – – Parfaitement , interrompit Mac Allan , c' est l' égout qui passe sous la taverne du Mûrier , située aux pieds de la Tour de Londres . – – Oui , Votre Grâce , et qui communique même avec les sous-sols de cette taverne . Or , comme cette dernière issue est connue d' un grand nombre d' habitués , par conséquent de la police elle -même , nous avions mission d' en surveiller les alentours . – – Mais ce que je ne comprends pas encore , reprit Mac Allan , malgré que je saisisse parfaitement votre consigne , c' est le but dans lequel elle vous avait été donnée . – – Les frères sont en séance à la taverne du Mûrier , répondit Tom , dont ce fut le tour de montrer quelque étonnement ; est -ce que sir Edward l' ignorerait ? – – Les frères sont en séance ! s' écria Mac Allan . Et qui a convoqué cette réunion ? Et comment se fait-il que je n' aie pas été prévenu qu' elle devait avoir lieu ? Tom et ses trois compagnons firent signe qu' ils étaient , à cet égard , d' une ignorance aussi complète que celle de l' Irlandais . Celui -ci parut un moment réfléchir : – – Mac Allan , lui dit tout bas sir Francis Burdett , ne serait -ce pas le moment de m' introduire dans l' assemblée de vos amis ? Il me semble que jamais occasion plus favorable ne risquera de se présenter ? – – J' y pensais , murmura le jeune homme , mais cette assemblée , tenue sans ma participation , pour ainsi dire en dehors de ma volonté , me paraît suspecte autant qu' inexplicable . Après quelques instants de nouvelles réflexions , l' Irlandais reprit en s' adressant à sir Burdett , mais en employant la langue française : – – Je désire ne rien vous cacher , milord , afin que vous ne puissiez éprouver aucune surprise . Parmi nous se meuvent deux courants contraires , l' un que je dirige à volonté ; celui -là descend des sources les plus pures pour aller vers la réalisation légale et pacifique des réformes dont vous vous êtes fait le noble défenseur . L' autre se précipite avec une impatience fébrile , une fureur souvent démoniaque ; il veut , il prétend procéder par la violence , par la lutte armée , immédiate , et celui -là m' échappe souvent . Si vous ne craignez pas plus que moi de le braver , je vais vous conduire à la taverne . Mais réfléchissez tandis que je vais éclaircir mes derniers doutes . Et en effet , pour achever de s' instruire , pour fixer ses suprêmes hésitations , Mac Allan , reprenant son idiome national , demanda à Tom Flasher : – – Qui préside cette séance ? – – William Castle est le président , répondit Tom , et les deux frères Watson lui servent d' assesseurs . – – Toujours lui ! toujours ces hommes ! s' écria malgré lui Mac Allan frappant du pied avec colère . Des scélérats ou des fous qui finiront par perdre et déconsidérer la plus noble des causes ! ... « Et quel est le sujet à traiter dans cette réunion ? continua l' Irlandais en s' adressant à Flasher . – – Il s' agit de prendre une résolution pour s' opposer à l' envoi de la pétition que le dernier meeting de Greystoke place a résolu d' adresser à S . A . le Prince-Régent , sur la motion de Hunt , le marchand de cirage du quartier Saint-Paul . – – Vous l' entendez , milord , reprit Mac Allan , reprenant l' usage de la langue française , vis-à-vis de sir Francis Burdett , vous voyez à quoi risquent d' aboutir les efforts que Votre Seigneurie , Hunt et moi -même , avons faits pour obtenir l' envoi de cette pétition . – – Raison de plus , répondit sir Burdett , qui paraissait avoir pris son parti , pour que nous neutralisions par notre présence inattendue dans cette réunion , le mauvais effet des paroles de Castle et des Watson . – – Vous le voulez , milord ? – – Je le désire . – – Je vous avertis que la réunion doit toucher à sa fin , que l' auditoire de Castle et des frères Watson doit être maintenant surexcité jusqu' aux dernières limites de l' exaltation , et qu' il peut y avoir quelque danger pour Votre Seigneurie . – – N' importe ! allons . Mac Allan hésitait encore . Cependant , en présence de la résolution fermement exprimée de sir Francis , il dut à son tour s' arrêter à une décision : – – Tom , dit-il à Flasher , sir Burdett désire être introduit dans la réunion de la taverne du Mûrier . Avez -vous quelque ordre qui me concerne et m' empêche d' accompagner Sa Seigneurie ? – – Nullement , et je me ferai un insigne honneur de vous guider tous les deux jusqu' au milieu de nos frères . – – Nous vous suivons , dit sir Burdett . Tom Flasher franchit la porte délabrée de la vieille maison devant laquelle se trouvaient les interlocuteurs , et bientôt on put voir briller , puis s' agiter à l' intérieur la lumière de plusieurs torches . Alors il revint chercher sir Burdett et Mac Allan . – – Vous autres , dit-il à ses trois compagnons , redoublez de vigilance tandis que je vais introduire ces deux seigneurs où ils désirent qu' on les conduise , et je reviens . Sur les pas de Tom Flasher , sir Burdett et l' Irlandais pénétrèrent à leur tour dans le trou béant qui s' ouvrait devant eux , parcoururent le corridor dont leur avait parlé le guide , trouvèrent la porte établissant une communication entre la cave et l' égout dont les eaux avaient été détournées ; suivirent cet égout dans toute sa longueur , pour arriver ainsi devant une dernière ouverture , celle qui donnait accès dans une des caves de la taverne précitée . A cette limite les hauts personnages durent s' arrêter sur l' ordre de quatre nouveaux surveillants qui s' étaient avancés de quelques pas à leur rencontre , en apercevant briller dans l' ombre la clarté des torches que portait Tom Flasher : – – Du pain ! leur cria Mac Allan se servant , comme il l' avait fait à l' égard de Tom , de la langue française . – – Ou du fer ! répondit un des hommes dans le même langage . Vous pouvez avancer . Sir Francis et Mac Allan remercièrent leur guide et pénétrèrent dans la salle basse de la taverne du Mûrier . Un instant après , ils entraient dans l' endroit spacieux spacieux , sous la présidence de William Castle , se tenait une tumultueuse réunion . Il est temps pour nous d' initier le lecteur à la situation dans laquelle se trouvait l' Angleterre , au moment où s' y préparaient les terribles événements que nous allons raconter . La lutte opiniâtre et longue que venait de soutenir la Grande-Bretagne contre la France de Napoléon I er , avait augmenté sa puissance extérieure ; une fois son formidable ennemi vaincu , elle avait vu grandir son prestige de toute la hauteur et de toute l' étendue de la défaite qu' elle lui avait infligée . Mais , si le résultat de sa victoire avait été favorable à l' accroissement de la puissance anglaise , si l' événement de Waterloo , qui l' avait terminée , pouvait dans l' immensité de son résultat flatter l' orgueil de l' Angleterre , les efforts désespérés qu' elle avait dû soutenir , les ruineux sacrifices qu' elle s' était imposé , avaient porté un coup fatal à sa prospérité intérieure . Le mécontentement se manifestait à la fois de tous les côtés . À la tribune parlementaire , dans la presse , il éclatait en attaques violentes contre le gouvernement du Prince-Régent ; il devait bientôt se traduire dans la rue par des séditions furieuses et de graves attentats . On n' aimait pas la famille royale , par contre on détestait le ministère , auquel on reprochait hautement de rester trop attaché aux principes et à la politique antilibérale de la Sainte-Alliance . Le premier ministre , Castelreagh , d' après l' opinion publique se laissait guider par les hommes d' État du continent , et Wellington , le vainqueur de Waterloo , quoique élevé déjà sur le piédestal que l' Angleterre dresse à tous ses héros , mécontentait la foule par son insupportable vanité , comme aussi par le mépris qu' il affectait hautement pour les moindres idées de réformes dans le sens démocratique . Au fond , le plus grand mal résultait des impôts dont une guerre prolongée à outrance avait nécessité l' énorme augmentation , et qui écrasaient tout particulièrement les classes laborieuses . Un dicton à la mode voulait qu' on comparât la dette nationale à un vampire s' engraissant constamment de la substance et du sang des citoyens . Si l' on veut un état approximatif de la misère à Londres , il suffira d' apprendre qu' un cinquième au moins de la population vivait d' aumônes , et que le montant de la taxe des pauvres dépassait de beaucoup les revenus d' un État de second ordre . La liberté civile et politique , dont jouissent les Anglais , dont ils sont si justement fiers , n' avait plus d' attraction pour personne ; la classe moyenne menaçait de disparaître par l' émigration , qui emportait peu à peu tous ceux qui à cette liberté misérable dans leur pays préféraient le bien-être et le travail dans un pays étranger . C' est dans ces circonstances si difficiles que se produisirent les premiers rudiments de ce qu' on devait appeler plus tard le socialisme et le communisme , et l' on peut dire , d' abord , que c' est de cette époque que date l' apparition de certaines utopies sociales , et que l' Angleterre de 1816 à 1817 fut le berceau de ces utopies . Le paupérisme avait pris de telles proportions , la misère était devenue si écrasante , si générale , que les pauvres ne pouvaient tarder plus longtemps à relever la tête , à parler de leurs droits , à chercher à les revendiquer . Pour la première fois , les déshérités de la civilisation songèrent qu' ils étaient les plus nombreux , qu' en s' unissant ils pouvaient espérer d' être les plus forts , et le premier grain de salpêtre destiné à faire un jour sauter l' édifice social fut jeté dans le sillon tracé par l' insouciance , l' égoïsme et l' orgueil des classes riches de la superbe Angleterre . Dans l' enthousiasme de la guerre contre la France , on n' avait pas pris garde aux souffrances du peuple , et celui -ci les avait patriotiquement supportées comme un malheur nécessaire . Le bruit du canon avait empêché d' entendre les cris de la détresse publique , la faim s' était cachée derrière les exigences de la lutte , derrière l' immensité de l' orgueil national ; mais quand tout ce fracas de gloire se fut apaisé et que les nuages qu' elle dégage eut dissipé ses flocons rouges dans le ciel , les plaintes commencèrent à se faire entendre et durèrent jusqu' à ce qu' elles obtinssent le dessus sur tous les autres bruits . La nation supputa et calcula le nombre des siens dévorés par la guerre . On s' aperçut alors , on le cria bien haut , que la guerre contre la France , que des alliances avec la Prusse de Blucher et la Russie d' Alexandre , ne pouvaient être au fond que fatales à la cause de la liberté anglaise . Par un revirement des plus extraordinaires , par suite d' une erreur politique inconcevable , erreur que la France devait longtemps partager et payer si cher plus tard , le peuple anglais se déclara fanatique de Napoléon , en qui il voulait voir le représentant de la Révolution française . Lui qu' on regardait avant sa chute , et à bon droit comme un despote , comme l' ennemi déclaré de la liberté de tous les peuples , ne passa plus en Angleterre que pour le champion glorieux et peut-être malheureux des idées libérales du monde entier . En face de la Sainte-Alliance , à la grande stupéfaction de l' Allemagne fanatique alors d' indépendance , le nom du tyran , justement détenu au bagne de Sainte-Hélène , devint , pour l' opposition anglaise , une arme contre le ministère , qui persistait à maintenir l' Angleterre dans l' alliance de l' Allemagne et de la Russie . La réforme parlementaire devint bientôt le drapeau de tous les mécontents . Les Wihgs la demandaient pour renverser le pouvoir ; les innombrables sectes religieuses pour obtenir l' entrée du parlement ; les communistes enfin , encore peu nombreux , mais déjà très audacieux , pour inoculer leurs opinions à quelques législateurs et essayer de traduire leurs doctrines en faits légaux . Cette situation générale se compliquait de quelques difficultés particulières . Par le succès de la réforme parlementaire , on espérait , pour ne citer que cet exemple , obtenir le changement de l' acte de navigation , et amener l' État à déclarer la libre importation des céréales . Sur ce point capital , le ministère allié à l' aristocratie avait vigoureusement combattu la nation , et l' opposition , quoi qu' elle fit , ne put parvenir à procurer au peuple le pain à meilleur marché . Elle se rattrapa d' un autre côté en forçant le ministère à décréter l' abolition de la taxe du revenu . Ce ne fut un soulagement que pour la classe aisée , mais dans le peuple , ceux qui souffraient réellement , n' en saluèrent pas moins avec ivresse cette victoire de l' opposition . Elle ne servait en rien leurs intérêts , elle n' améliorait aucunement leur situation , mais c' était un échec au gouvernement qu' ils abhorraient et cela leur suffisait pour l' instant . On peut juger par là de l' état dans lequel se trouvaient les esprits . Cependant le nombre des malheureux allait toujours croissant . L' élévation des salaires , nécessitée par l' augmentation du prix des vivres , avait obligé un grand nombre de fabricants et de manufacturiers à renvoyer tout ou partie de leurs ouvriers . Le manque de travail engendra bientôt la faim , et les affamés s' organisèrent en bandes de luddistes , ( destructeurs de machines ) . Ces bandes furieuses parcouraient le pays , démolissaient les fabriques , brûlaient les machines , ajoutant à la destruction le pillage , l' incendie , et ne reculant même pas devant l' assassinat . A cette époque , profitant des malheurs de la situation , l' opposition parlementaire se lança dans un rôle aussi singulier qu' inexplicable . Au fond , c' était toujours la même lutte des Wihgs et des Torys , alors aux affaires , c' est-à-dire l' antagonisme d' un parti riche et puissant contre un autre parti non moins puissant et non moins riche . Le peuple n' avait absolument rien à espérer de la victoire ou de la défaite des uns et des autres . Les Wihgs résolurent de l' intéresser à la lutte . Dans la chambre haute , les lords Grey , Landsowm , Holland , Belford et quelques autres , appartenant d' ailleurs à des familles chez qui la défense des droits du peuple était héréditaire , accentuèrent encore leurs réclamations en sa faveur . Dans la chambre des Communes , Henri Brougham , lord Russel , Hobhouse , sir Robert Wilson , tinrent une conduite analogue . Ce n' était pas , à proprement parler , l' enthousiasme ni un sentiment de compassion bien sincère pour les souffrances populaires qui poussaient tous ces nobles seigneurs à s' entremettre ainsi . Ils s' y résignaient plutôt comme s' il se fût agi de remplir une obligation formant partie naturelle de leur patrimoine parlementaire . Aussi n' étaient -ils réformistes qu' au point de vue politique , alors que c' était surtout au point de vue social que l' Angleterre éprouvait un urgent besoin de réformes , et d' institutions nouvelles , en rapport avec l' horrible situation dans laquelle elle se trouvait . Sir Francis Burdett , seul , accentua , dans ce sens , son opposition au ministère , et nous avons vu dans quel discrédit il était tombé auprès de ses collègues et de la famille royale . Mais il s' était créé de la sorte une grande notoriété , et quoique certains envieux soutinssent hautement qu' il en arriverait à jongler avec les deux partis , la cour et le peuple , il était adoré de ce dernier , qui voyait en lui son unique champion au parlement et surtout sa suprême espérance . Nos lecteurs nous pardonneront certainement l' indispensable digression historique , au développement de laquelle nous avons dû consacrer notre dernier chapitre tout entier . Notre œuvre n' est point un travail de fantaisie ; pour en saisir l' ensemble ainsi que les détails il fallait absolument instruire ceux qui la parcourent des passions politiques et des souffrances de toutes sortes qui dévoraient le peuple anglais , à l' époque où se passent les événements que nous avons entrepris de raconter . Nous profiterons de cette occasion pour certifier , une fois pour toutes , que nous n' inventons rien que , tous les personnages de ce récit ont existé , qu' ils ont joué les rôles dans lesquels nous les montrons , et que notre part de labeur , dans ce livre historique au fond , consiste dans l' arrangement de la forme , laquelle nous avons tenté de rendre intéressante . Il en est de même pour les actes et les discours où nous allons les voir se lancer ; les uns ont été recueillis , les autres énumérés dans les pièces judiciaires qui servirent de base au célèbre procès de l' Insurrection de Spafields , et dont le résultat fournira le dénouement naturel de notre drame . Ceci dit , nous revenons à notre action que nous n' abandonnerons plus désormais . Au moment où Mac Allan et sir Francis Burdett pénétraient dans la grande salle de la taverne du Mûrier , l' aspect de la réunion qui s' y tenait sous la présidence de William Castle , offrait le coup d' œil le plus pittoresque et le plus animé . Sur une estrade placée au fond de cette pièce immense , autour d' une table en bois blanc que l' usage avait rendue de la couleur de l' ébène , se tenait le bureau , composé de William Castle , président , et des deux frères Watson , l' un forgeron , de son métier , l' autre charpentier . Pour l' instant , ils remplissaient le rôle d' assesseurs . Autour d' eux , une foule compacte , assise ou debout selon les hasards du groupement , se serrait , se pressait , écoutant avec avidité les paroles fiévreuses de l' orâteur , qui n' était autre en ce moment que Watson junior . Dans la salle , éclairée seulement par quatre lampes fumeuses , régnait une atmosphère lourde , épaisse , pénétrante . Des vapeurs nauséabondes , résultat d' une moisissure générale , s' élevaient de toutes parts , mêlées à l' âcre odeur de la pipe , à celle des exhalaisons alcooliques . La respiration des dix-huit cents ou deux mille personnes , réunies dans cet espace trop étroit , malgré son étendue , avait fini par en échauffer l' air et à le vicier d' une façon à le rendre insupportable aux gens qui venaient du dehors . Mais ceux qui se trouvaient placés là , depuis le commencement de la séance , paraissaient ne prendre qu' un médiocre souci de ces inconvénients , à supposer qu' ils s' en aperçussent . Leur attention tout entière s' attachait aux paroles de l' orateur , aux développements qu' il donnait à son sujet . L' auditoire se composait en majorité d' hommes du peuple , d' ouvriers probablement en chômage forcé , de malheureux plus profondément atteints que les autres par l' incurable misère qui gagnait d' un bout à l' autre de la ville et semblait pénétrer dans tous les ménages indistinctement . Cependant , de loin en loin , au milieu des vêtements en guenilles et des figures patibulaires , se distinguaient sur le fond du tableau , pour en éclaircir les ombres , quelques personnages convenablement vêtus , de figure intelligente et paraissant posséder une éducation plus en rapport avec l' importance du sujet qu' on discutait . Quelques femmes – elles n' étaient ni les moins attentives , ni les moins passionnées , – se faisaient aussi remarquer parmi l' auditoire , ainsi qu' un assez grand nombre de jeunes gens , si on peut appeler de ce nom les enfants précoces au vice , chétifs et insolents , qui forment le fond des voleurs à Londres , et qui sont à notre voyou parisien , quel que soit d' ailleurs le peu de mérites de ce dernier , ce qu' est le pire au mal , le mal au passable . Le président William Castle , qui prit plus tard dans cette affaire le rôle odieux d' espion et de dénonciateur , était un homme d' aspect imposant , presque sympathique . Simplement , mais très proprement vêtu , il dirigeait la discussion avec un très grand tact et une fermeté surprenante . La foule pouvait se méprendre sur son compte , le considérer comme un grand homme inconnu , capable de diriger l' État ; mais il ne fallait pas le regarder deux fois attentivement , l' observer dans la direction qu' il savait imprimer aux volontés de l' auditoire , pour comprendre que , seul peut-être au milieu de tous ces malheureux surexcités par la souffrance ou la passion , il restait maître de lui -même et ne perdait pas de vue le but secret qu' il était chargé sans doute de poursuivre et d' atteindre . Il nous faut dire quelques mots de cet homme qui joua un rôle si important et si fatal dans l' insurrection des pauvres de Londres de 1 8 1 6 , et c' est dans l' interrogatoire que lui fit subir l' avocat de ceux mêmes qu' il avait poussés dans l' abîme , avant de les dénoncer , que nous trouverons des preuves de la bassesse de son caractère , des égarements sans nombre de sa vie . Castle dissimulait avec le plus grand soin son âge , ou ses allégations à ce sujet semblaient absurdes , ce qui revient au même . Il prétendait avoir vingt-neuf ans au moins , trente-trois au plus . Or , le défenseur établissait , de l' aveu de Castle en personne , qu' il y avait , en 1 8 1 6 , vingt ans qu' il avait renoncé à travailler de son état de forgeron , auquel on ne peut se livrer qu' après un certain développement de force . Il aurait donc exercé ce métier dans son enfance . Cette application que prenait notre héros d' entourer son passé d' un voile mystérieux et impénétrable , ne prouvait rien de bon en sa faveur . Interrogé s' il était marié , Castle , non sans avoir longtemps hésité , se décida à répondre affirmativement ; mais il ne savait pas de laquelle de ses femmes on voulait lui parler : marié avec une créature de son goût , il avait , disait-il , vécu longtemps avec une autre . La conviction générale fut que Castle était bigame au moins , sinon polygame . Une de ses femmes avait été expatriée par ses soins , probablement pour se débarrasser d' un témoin compromettant . Avec une seconde il avait subsisté d' un commerce très suspect : d' un commerce de chambres garnies , ce qui laissait soupçonner la profession la plus honteuse . Après avoir délaissé l' enclume , Castle avait vécu , prétendait-il encore , du produit que lui donnait la fabrication et la vente des poupées d' enfant . Toujours dans une gêne profonde , capable d' être confondue avec la misère , tous les moyens lui semblaient favorables pour essayer d' en sortir . C' est ainsi qu' il avait longtemps vécu des produits de sa traîtrise envers son pays , en aidant , contre une récompense importante , les officiers français , prisonniers de guerre , à s' enfuir du Royaume-Uni . Depuis que la mode avait inventé de regretter l' appui prêté à la Sainte-Alliance par la politique anglaise , dans le but de renverser Napoléon , Castle se vantait hautement de la part qu' il avait prise dans ces sortes de hauts faits , en déclarant à qui voulait l' entendre qu' il avait organisé et facilité l' évasion du général Lefèvre-Desnouettes . En relations suivies avec des escrocs , il avait souvent mis en circulation de fausses bank-notes , ce qui lui avait mérité un commencement d' instruction judiciaire . Mais si ses complices avaient été condamnés à mort ou à la déportation , lui seul avait eu la vie et la liberté sauves , parce qu' il s' était fait dénonciateur en profitant du bénéfice de la loi anglaise et en se déclarant témoin de la couronne , c' est-à-dire révélateur . Selon l' avocat qui l' interrogeait , Castle avait encore sur la conscience la mort de plusieurs hommes et la perte de beaucoup d' autres . Le misérable avait en effet élevé à la hauteur d' un art l' immonde profession de témoin de la couronne . Espion de police , agent provocateur , il poussait au mal les natures faibles et faciles à corrompre , puis dénonçant ses complices , il vivait du produit de ses dénonciations . Tous ces faits ne furent pas suffisamment prouvés , mais la personne de Castle , son attitude dans le procès de l' insurrection qui nous occupe , la rapidité avec laquelle il se déclara une fois de plus témoin de la couronne , tout contribua à rendre sa véracité fort suspecte . Un fait d' ailleurs , et celui -là était accablant pour lui , fut victorieusement établi par son interrogatoire : naguère encore dans une pénurie extrême , il avait vécu dans l' aisance tant qu' avaient duré les préparatifs de l' insurrection , dont il fut le principal excitateur . Tel était l' homme qui présidait la réunion de la taverne du Mûrier . Disons tout de suite que c' était par lui et sur ses instigations que cette réunion avait été convoquée , que c' était sur sa demande que Mac-Allan , dont il redoutait la profonde influence , n' avait pas en revanche été prévenu . L' Irlandais et sir Francis Burdett se glissèrent sans bruit au milieu de la foule écoutant les paroles de Wilson le jeune . Le premier , en entrant , laissa tomber les plis de son manteau et se découvrit par un mouvement naturel . Castle , à qui rien ne pouvait échapper de ce qui se passait dans l' auditoire qu' il dominait , vit Mac-Allan et ne put s' empêcher de pâlir légèrement . Mais lorsque sir Burdett , gêné par la chaleur étouffante du lieu dans lequel il entrait , imita son compagnon et laissa voir les traits de son visage , Castle , qui connaissait trop bien , pour avoir sans doute espionné plus d' une fois le noble membre des Communes , tressaillit de dépit et de colère . Quelques têtes s' étaient retournées vers les nouveaux venus , quelques saluts affectueux , témoignant d' un grand , d' un sympathique respect , avaient été envoyés de loin à l' adresse de l' Irlandais . Un peu de tumulte s' en était suivi , couvrant la voix de l' orateur et le gênant dans l' énonciation de ses pensées . Castle voulut payer d' audace , et , d' une voix nette , brève , sonore , prononça les mots sacramentels : – Attention ! Écoutez ! Sur l' invitation du président , avec cet esprit de discipline qui forme le trait caractéristique des réunions politiques de la libre Angleterre , toutes les têtes se retournèrent à la fois vers l' orateur , qui put continuer son discours . Le sujet qu' il traitait , si on se rappelle les paroles de Tom Flasher , portait sur la discussion et l' annulation d' une décision prise quelques jours avant dans un meeting tenu à Greystoke-Place , décision obtenue par les soins de Mac Allan et de Hunt , le marchand de cirage , dont il sera bientôt question , en vertu de laquelle une pétition relatant les souffrances du peuple et demandant au gouvernement qu' il se hâtât d' y porter remède , devait être remise par le négociant lui -même au Prince-Régent . Ce moyen conforme à la loi , très correct , tout à fait dans les habitudes de la nation anglaise , avait séduit tous ceux des amis du peuple qui songeaient sérieusement à l' adoucissement de ses souffrances . Mais le gouvernement d' un côté , les fauteurs de troubles de l' autre , les exaltés , les impatients , la tourbe des malfaiteurs qui comptaient sur le pillage de Londres , plusieurs étrangers à la solde de la Sainte-Alliance , avaient résolu de faire avorter ce projet . Watson , l' orateur , était un jeune homme à peu près du même âge que l' Irlandais . Ouvrier intelligent , ainsi que son frère , ils avaient pris à cœur la cause populaire et s' étaient , avec une généreuse , une aveugle ardeur , jetés l' un et l' autre à corps perdu dans le mouvement qui s' accentuait si rapidement . Loyaux , enthousiastes , ils n' avaient pas deviné le rôle odieux de William Castle , et celui -ci les employait comme l' instrument de ses machinations , prêt à les briser dès qu' ils deviendraient compromettants ou même qu' ils cesseraient de lui devenir nécessaires : – – On vous parle de cette pétition ( 1 ) , continua l' orateur dès que le silence se fut rétabli , voulez -vous connaître quelle sera la réponse du Prince-Régent ? – – Oui , oui ! s' écrièrent de toutes parts les auditeurs anxieux . – – Il répondra que ses oreilles ne doivent pas être salies par le bruit de vos plaintes , que dans la famille royale on ne répond jamais à une pétition , à moins qu' elle ne vienne des nobles universités d' Oxford ou de Cambridge , ou de la corporation de Londres . Je l' entends s' écrier déjà : Laissez -moi tranquille et périssez dans votre misère . Et pourtant il se décerne à lui -même le titre de père du peuple – – Ce titre appartient à un autre , interrompit une voix glapissante . – – À sir Francis Burdett , continua sur un ton de basse-taille un batelier de la Tamise . – – Hurrah ! pour sir Francis Burdett ! s' écria l' auditoire tout entier . – – Attention ! Écoutez ! prononça le président déjà débordé de fureur , tandis que Mac Allan serrait et sentait trembler d' émotion dans les siennes la main de sir Francis . ( 1 ) Avons -nous besoin de répéter que cette harangue est tout à fait historique ? Ce dernier assistait ainsi , inconnu et silencieux , à ces douces manifestations de sa propre popularité . – Lui , le Prince régent , notre père ! reprit Watson . Le premier devoir d' un père n' est-il pas de protéger ses enfants ? – – Oui ! oui ! – – Le fait-il ? – – Non ! non ! – – Nos droits sont sous ses pieds . Il ne ménage pas son luxe , il sait pourtant que l' argent qui le paye sort de nos poches . Des Anglais libres souffriront -ils longtemps d' être menés comme des esclaves nègres , d' être foulés aux pieds comme des pierres ou des bûches inutiles ? A ces mots , toute l' assemblée se leva , agitant les mains et s' écriant : – – Non , non ! nous ne devons plus le souffrir . – – À nous seuls de nous délivrer , frères ! Qu' attendons -nous encore de nos maîtres ? – – Rien ! rien ! – – Depuis le dernier meeting , où nous prîmes la résolution de nous aider les uns les autres , quelques personnes ont distribué aux pauvres des écuelles de soupe faite avec des os de bœuf sans viande ; des souscriptions entre les riches ont produit la misérable somme de deux ou trois cents livres sterling ( 1 ) , quand ces millionnaires auraient pu , sans se gêner , sacrifier cent mille ou deux cent mille livres . Croient -ils donc que c' est avec cette dérisoire aumône qu' ils viendront à bout de calmer les souffrances du peuple ? Et ce Prince-Régent , auquel on veut que nous nous adressions encore , n' a-t-il pas , ( 1 ) La livre sterling vaut 2 5 francs . dans son inflexible générosité , trouvé , – au fond de nos poches , non des siennes , – pour nous nourrir et nous vêtir , la somme vraiment bien énorme de cinq mille livres ? Le fait malheureusement véritable semblait tourner bien plus à la confusion qu' à la gloire des donateurs . L' aristocratie et le haut commerce anglais , prenant exemple sur le gouvernement lui -même , apportaient à guérir les plaies causées parla crise générale , une insouciance égoïste et maladroite , dont , avec les idées philanthropiques actuelles , on ne peut se forger une idée bien exacte . Aussi , aux paroles ardentes et ironiques de Watson , tout l' auditoire se souleva une seconde fois , prêt à marcher , sur un ordre de ses chefs , contre une aristocratie dévorante autant que détestée . – – Et l' on voudrait encore , reprit l' orateur avec une nouvelle énergie que nous nous adressions à un tel homme , que nous comptions sur sa bonne volonté . Allons donc ! En nous enlevant des millions et en consentant à nous restituer ensuite une part de son butin , il fait et il fera toujours de même son métier de pasteur de peuple . Les ministres ont pris , à ce qu' il paraît , la résolution de conduire le char de l' État à grandes guides , en nobles et fainéants seigneurs , ils persisteront . Notre gracieux maître et roi , disent -ils négligemment , terminera tout avec fermeté , c' est-à-dire qu' il nous secouera du sol comme une scorie , une vermine ; c' est-à-dire qu' il veut étouffer la grande voix du peuple ; c' est-à-dire qu' ils vont opposer quelques brins d' herbe morte aux flots du torrent ... – – Oui , oui ! s' écria de nouveau et d' une seule voix l' assemblée qui s' enflammait progressivement à la brûlante et sauvage éloquence du charpentier , ils veulent se débarrasser de nous , en finir avec le peuple et ses récriminations . Mac Allan frémissait d' impatience , mais sir Burdett le retenait encore et le contraignait à rester dans le coin où ils étaient placés . – – Les ministres et le Prince-Régent ! continua amèrement Watson . Ils ont à dessein égaré les titres de notre héritage , mais nous saurons les retrouver . La terre est à nous , qu' ils prennent garde ! S' ils ne veulent pas nous restituer ce qui nous appartient , ne ferons -nous pas bien de nous en emparer nous -mêmes ? – – Oui ! oui ! s' écrièrent de tous côtés les auditeurs du jeune tribun , arrivés au paroxysme de l' exaltation et se précipitant , les poings levés , les regards brillants , vers la tribune où il se tenait dans une attitude enthousiaste et pour ainsi dire frénétique . Mac Allan , entraînant son compagnon , se glissa à la faveur du tumulte jusqu' au pied de cette tribune improvisée , et malgré l' opposition visible du président Castle , il entreprit d' y monter en compagnie du membre des Communes . – – Êtes -vous disposés à nous suivre ? ... voulut reprendre Wilson . Mais Mac Allan , toujours suivi de son compagnon , était parvenu à se placer à côté de l' orateur . De toutes les parties de l' immense salle , on put l' apercevoir en même temps , et un hurrah ! frénétique salua son apparition . – – Laissez parler Mac Allan , crièrent des voix nombreuses . – – La parole à sir Edward , répéta-t -on de tous les côtés . Castle essaya vainement de maintenir la parole à son préféré . La confiance aveugle qu' inspirait l' Irlandais Irlandais emporta sur l' effervescence soulevée par le populaire orateur . Au milieu des cris : Attention ! Écoutez ! il put lancer ces simples paroles : – – Mes amis , notre cher Watson se trompe en vous trompant . La preuve qu' on s' occupe de vos souffrances en haut lieu , que si l' on négligeait de s' en occuper , votre cause compte assez de partisans dévoués et capables de faire entendre leurs voix pour rappeler le gouvernement et le ministère à ses devoirs , c' est que voici mon noble ami , celui que vous saluiez naguère du titre de père du peuple , sir Francis Burdett ... A ce nom vénéré , en voyant le geste par lequel Mac Allan désignait son compagnon , debout et découvert à ses côtés , en apercevant la tête intelligente de sir Francis , l' auditoire de la Taverne du Mûrier se calma comme par enchantement , ou plutôt il passa , avec la mobilité d' impression qui distingue les foules , à un autre genre d' exaltation , et accueillit par d' enthousiastes acclamations l' arrivée parmi tant de malheureux du noble et riche seigneur . Sir Francis Burdett était un de ces orateurs merveilleux dont la parole ardente à la fois et musicale oblige à l' attention profonde les auditeurs même les plus prévenus . Depuis longtemps d' ailleurs , il s' était préparé à l' éventualité dans laquelle il se trouvait en ce moment placé ; il savait d' avance comment il convenait de s' exprimer en s' adressant directement au peuple . Les quelques phrases qu' il venait d' entendre prononcer par Watson , le succès qui s' en était suivi , ainsi que les procédés employés pour y arriver , lui avaient donné la mesure des moyens oratoires les plus propres à frapper l' imagination des masses , à se les attacher , à leur plaire , à les dominer . Avec une surprenante facilité , doublée de cet aplomb que donne l' habitude de la parole ; avec la confiance que lui inspiraient le sentiment de sa popularité et la certitude du sympathique respect que son auditoire ressentait pour lui , il reprit en sous-ordre la thèse de Watson , la combattit dans ses parties essentielles , et n' eut pas trop de peine à ramener à lui les esprits égarés . Son principal argument , le meilleur parce qu' il est humain et sensé , c' est qu' on ne saurait rien fonder par la force , tandis qu' en s' appuyant sur la loi , en usant même , jusqu' à leur entière limite , des moyens de revendication qu' elle offre , en sachant se maintenir dans une ligne politique inébranlable et invariable , les combattants du droit finissent toujours par le faire triompher . Castle écoutait frémissant et blême les vérités qui s' échappaient limpides de cette bouche dorée pour aller convaincre l' esprit de ses auditeurs . Quant aux Watson , quoique pleins d' impatience et d' illusions , leur bonne foi laissait parler sir Francis et cherchait dans ses paroles celles qui leur permettaient de se rallier à sa prudence , à sa sagesse , à son patriotisme . La présence de Mac Allan fut pour l' orateur le secours le plus efficace . L' Irlandais , en sa qualité d' idole de tous ces déshérités , ne craignait jamais de se mêler à eux . Tous le connaissaient , et le plus grand nombre avait pu juger par ses actes que son amour pour le peuple n' était ni platonique , ni intéressé , qu' il savait agir à l' occasion et secourir les plus malheureux d' entre eux dans la plus large mesure de ses moyens . Sir Francis remporta donc ce soir -là le plus beau succès de sa carrière d' orateur . Il fit décider que la pétition continuerait à se signer comme il avait été convenu au meeting de Greystoke-Place , et il s' engagea à accompagner Hunt , le populaire marchand de cirage , pour la déposer entre les mains du gouvernant . Le rendez -vous , primitivement fixé au 1 5 novembre , à Spa-Fields , pour entendre la réponse du Prince-Régent à la pétition , fut scrupuleusement maintenu , et Castle , aussi honteux que confus , se vit placé dans l' obligation de lever la séance . Sir Francis Burdett et Mac Allan eurent à lutter néanmoins contre le dangereux triomphe d' une ovation que le président , dans un but facile à deviner , voulait leur faire décerner . Il s' agissait de reconduire le noble lord jusqu' à son hôtel , au milieu des acclamations populaires et à la clarté des torches . Les Watson eux -mêmes jugèrent cette manifestation comme inopportune , dangereuse et bien plus capable de nuire à la justice de leur cause qu' à la servir . Castle en fut donc pour sa nouvelle confusion et les deux hommes purent enfin se retirer aussi modestement qu' ils étaient arrivés ; les autres assistants disparurent moitié par les portes entr'ouvertes de la taverne , moitié par l' autre issue . Les gentlemen , pour s' en retourner dans le quartier du Strand , non loin duquel se trouvait l' hôtel de sir Francis , reprirent le chemin qu' ils avaient parcouru précédemment ; mais en passant dans une petite rue située derrière le chevet de l' église Saint-Paul , l' Irlandais fit remarquer à son compagnon une grande lanterne aux vitres rouges qui se balançait , agitée par le vent , au-dessus d' une porte de triste et pauvre apparence . Sur les deux plus grands côtés , qu' une flamme intérieure rendait transparents , se détachaient en grandes lettres noires les mots suivants : Lodging-House . – – Sir Francis , dit l' Irlandais en s' arrêtant sous la lanterne , ce qui contraignit le lord à l' imiter , vous avez , n' est -ce pas , voué votre existence et votre parole au soulagement de cette misère dont meurent et se déshonorent vos compatriotes ? Lord Burdett fit signe que sa présence en ce lieu , à une pareille heure , après ce qu' il venait de dire et de faire , répondait assez de ses sentiments à cet égard . – – Oui , reprit l' Irlandais , mais vous ne savez pas , vous ne pouvez pas savoir jusqu' où subsiste cette misère . – – Ce que j' ai pu observer au Wapping , répondit sir Francis , sans deviner encore la pensée de Mac Allan , me semble atteindre aux plus hautes limites de la dégradation humaine , et l' assemblée d' où nous sortons ... – – Au Wapping , interrompit l' Irlandais , vous avez pu constater en effet une des formes de la misère ; les hideuses demeures de ce sinistre quartier ont pu vous faire supposer l' abjection de leurs habitants : mais pour contempler de plus près toute une catégorie de misérables , pour comprendre tout à fait le degré de souffrance jusqu' où peuvent descendre des créatures dont nous sommes l' image , il faut entrer dans cette maison , il faut visiter , à l' heure où nous sommes , un de ces réduits connus sous le nom de lodging-house . – – Pourquoi non ? répliqua lord Burdett , puisque nous n' avons qu' à pousser la porte . Mac Allan , heureux de l' assentiment du lord , continua en désignant le volumineux réverbère qui servait d' enseigne . – – Précisément le lodging-house que nous annonce cette lanterne est tenu par un homme que je connais de longue date , car il est tout à fait des nôtres . Il est même probable que quelques-uns de vos auditeurs de tout à l' heure ont eu ou vont avoir recours à son hospitalité à prix réduit . Que votre grâce veuille donc prendre la peine de remonter le collet de son manteau si , semblablement à moi , elle désire n' être point reconnue . Ces précautions prises , les deux hommes pénétrèrent dans la maison de vice et de douleur , dans le réduit suspect et misérable qu' ils avaient l' intention de visiter . Par un étroit et obscur vestibule ils arrivèrent au pied d' un escalier en échelle , aux marches mouillées d' humidité , aux parois grasses et sordides , le long desquelles courait une corde que la main de lord Burdett , quoique gantée , se refusa à toucher deux fois . Grâce à une légère et vague lueur venant du haut de l' escalier et se reflétant sur le poli graisseux des murs en forme de puits qui les entouraient , les deux hommes purent gravir sans accident cette montée d' espèce véritablement dangereuse . En haut , dans une sorte de niche pratiquée moitié dans la largeur du carré , moitié en empiètement sur une salle voisine dont la porte entr'ouverte laissait échapper des bouffées d' air chaud et singulièrement singulièrement , se tenait le maître , le logeur , le propriétaire du taudis . Il passait là , dans cette niche , la plus grande partie de sa vie , derrière un grillage de fer à guichet , surveillant ainsi ses clients ; que ceux -ci entrassent ou sortissent , ils étaient obligés de passer sous ses regards . Les arrivants n' obtenaient l' entrée qu' après avoir déposé entre les mains du logeur le prix complet de leur coucher . Mac Allan se penchant à l' ouverture du guichet lança au logeur son mot français , qui paraissait véritablement magique puisqu'il suffisait à lui seul pour lui ouvrir toutes les portes : – – Du pain ! – – Ou du fer ! se hâta de répondre le gardien , en quittant avec empressement sa logette . Qu' y à-t-il pour le service de Votre Seigneurie ? – – Maître John Dyale , dit l' Irlandais , ce gentlemen et moi désirons visiter votre maison . – – Je suis complètement aux ordres de Vos Seigneuries , répondit avec un zèle du meilleur augure celui qui veillait aux destinées du temple , et je me fais un véritable honneur de les accompagner . Qu' elles veuillent bien daigner me suivre . Ayant fermé à clef le guichet de sa loge , fait résonner , en fermant de même la serrure , évidemment fort solide , d' un tiroir dans lequel il tenait sa recette journalière , maître John tira sur lui une porte à coulisses qu' il assujettit au moyen d' une troisième et non moins résonnante serrure ; puis il se mit en devoir de guider ses visiteurs . Ici , nous éprouvons le besoin d' abriter derrière une autorité respectable des descriptions que le lecteur lecteur peut-être tenté de traiter de romanesques ou d' exagérées , et nous laisserons pour quelques instants la parole à un écrivain ( 1 ) qui , ayant étudié de près et à son corps défendant , les mœurs des classes infimes de la population de Londres , peut en parler en toute connaissance , être écouté en confiance et cru sur parole . Le lodging-house se compose généralement de deux pièces : la cuisine et le dortoir . Il peut contenir de douze à quatre-vingts pensionnaires . La cuisine est entourée d' un banc de bois ; des tables solidement attachées au sol sont placées de loin en loin . Les fourchettes et les couteaux ne sont fournies que sur le dépôt de quelques centimes fait au comptoir , en manière de garantie . Au milieu de cette pièce s' ouvre une grande cheminée alimentée de poussière , de détritus de charbon et d' autres ordures . Le manteau en est orné d' agréables dessins et d' aimables légendes , dont la lecture ne laisse pas que de choquer un peu les usages reçus . À une crémaillère en serpent tordu pend une gigantesque bouilloire de cuivre , dans laquelle chante incessamment l' eau destinée au thé . C' est à cette cheminée et avec cette eau que , moyennant deux penny ( environ quatre sous ) , les hôtes de ce logis font cuire de pitoyables débris de tous les aliments avec lesquels l' homme peut assouvir sa faim , débris puisés à toutes les sources impures , ramassés dans les sentines de Londres , épaves du vol aux étalages , miettes de charité privée . L' arlequin s' y trouve à côté de la bouteille de fin Porto . Le lodging-house en effet ne fournit pas les plats ; ( 1 ) M . Aylic-Langlé . il loue la cuisine et le foyer à tout venant de cinq heures du matin à onze heures du soir . À cette heure la porte est fermée , et les payants de la nuit restent seuls et passent au dortoir . Le dortoir a de quarante-deux à quarante-cinq pieds de long , trente à trente-six de large . Les lits ont depuis cinq pieds et demi jusqu' à six pieds et demi de longueur , sur une largeur de trois à quatre pieds . Ils sont formés d' un banc élevé de trois à quatre pieds au-dessus du sol , sur lequel une paillasse est posée , mais seulement dans les lodging-house à quatre sous la nuit . Dans les autres , on couche trois ou quatre ; il faut être riche , payer supplément , pour avoir un lit à soi et coucher seul ; mais c' est un luxe auquel les habitués de ces taudis paraissent généralement très peu sensibles . Voilà pour le matériel ; nous allons maintenant dire un mot du personnel qui fréquente les lodging-house et n' a pas d' autres lieux d' habitation , car il est tout à fait en rapport avec le tableau que nous venons de retracer de ces sombres demeures . Hommes , femmes , enfants , jeunes filles , tous les sexes et tous les âges sont confondus dans ces sentines ; l' immoralité la plus révoltante y fait la loi ; le droit du plus fort s' y exerce dans toute sa plénitude . Mais ce qu' on ne saurait se représenter , ce qu' il faut avoir vu , c' est la prétentieuse sordidité qui règne parmi les commensaux ordinaires de l' endroit , la physionomie étrange , navrante à la fois grotesque des êtres qui se pressent sur leurs grabats . Le haillon en est l' uniforme , il est vrai , mais le haillon de haute tenue ; les misérables du Royaume-Uni n' en connaissent pas d' autre . Ils ont une façon particulière , on pourrait ajouter nationale , d' être déguenillés : habit noir et chapeau rond , véritable habit habillé , habit de bal , habit de cour , de noce , d' enterrement , de cérémonie , vêtement décent , convenable , very respectable comme disent avec leur imperturbable aplomb les fils de la pudique Albion . L' habitué du lodging-house tient autant qu' un lord à ce vêtement de gentleman ; qu' on juge au prix de quelle malpropreté cet homme parvient à conserver cette loque luisante de graisse , presque toujours trop courte de manches et d' entournures , qui le garantit mal du froid et le fait grelotter sous la glaciale atmosphère de sa chère patrie . Aux femmes du lodging-house la même remarque peut s' appliquer . Ce qu' elles portent la plupart du temps , sur la tête , ne saurait être classé , faute de forme ; mais il n' est pas rare de voir s' échapper une plume fanée , un panache déchiqueté de ce qui fut autrefois un chapeau . Les loques dont elles sont enveloppées possèdent des vestiges de volants , quelquefois de soie ou de velours . De même que son congénère est et prétend rester gentleman , l' habituée des lodging-house ne veut pas cesser d' être lady . – – Voilà bien l' Angleterre , murmura Mac Allan à sir Francis , en lui montrant un groupe du sinistre et singulier tableau qu' offrait en ce moment à la vue le bouge de maître John Dyale ; voilà bien cette ruche immense , cette Inde brumeuse , qui maintient orgueilleusement jusqu' au sein de la misère la plus noire les distinctions de castes , et qui le fait avec une rigueur encore plus sauvage parmi ses parias que parmi ses lords et ses grands seigneurs . Sir Francis Burdett s' était arrêté stupéfait au centre du dortoir , croyant être le jouet d' une illusion d' optique . Le spectacle qu' il avait sous les yeux était à peu près indescriptible . C' était inouï , incroyable , et pourtant il fallait se rendre à l' évidence , croire à un fait pour ainsi dire palpable quoique paraissant impossible . Quelques-uns des hôtes de maître John Dyale s' étant levés à l' aspect de deux hommes aussi convenablement vêtus que l' étaient le lord et l' Irlandais , ceux -ci furent en un instant entourés d' un certain nombre de femmes déguenillées , d' enfants presque nus et d' hommes aux figures patibulaires . Mais un geste accompagné d' un grognement significatif de maître John , renvoyait tout le monde à sa place , où chacun reprit , comme s' il ne les avait jamais abandonnées ses occupations particulières ; un instant après nul ne prenait attention à la présence de ces visiteurs réellement fort extraordinaires dans un semblable milieu . Le lodging-house contenait , ce soir -là , autant de misérables qu' il en pouvait contenir : mendiants , malfaiteurs , ouvriers sans travail , femmes , enfants , vagabonds de toutes les espèces , de toutes les catégories , la plupart ivres de gin , aux attitudes abruties , aux faces insouciantes , aux regards mornes et éteints , ou brillants du feu ardent de la fièvre et de l' ivresse . Tout cela grouillait dans un indicible pêle-mêle . Et cependant , loin du groupe principal , plusieurs des moins déguenillés s' étaient réunis autour d' un homme qui ne paraissait pas , quelque désir qu' il en affectât , être tout à fait un habitué de ce bouge . Là , comme à la taverne du Mûrier , comme en bien d' autres endroits sans doute , on s' occupait de la grande question du moment , de la misère du peuple anglais , de la pétition qui devait être envoyée au Prince-Régent , de l' insouciance du gouvernement et de l' égoïsme des classes opulentes en présence de tant de souffrances . C' est d' ailleurs un signe distinctif , un des traits caractéristiques du peuple anglais , de s' occuper partout et toujours des affaires du pays , et les plus pauvres , les plus ignorants , ceux qui sembleraient devoir attacher la moindre importance aux choses de la politique , sont souvent les plus ardents à s' inquiéter de la question du jour , à la discuter , à donner leur solution personnelle . Cette fois du moins , les orateurs et les membres du conciliabule qui se tenait sous les misérables lambris de la maison John Dyale , parlaient d' une question qu' ils connaissaient à fond pour l' avoir expérimentée : la misère , et se trouvaient sur un terrain dont ils possédaient la nu-propriété . Celui dont nous avons parlé semblait être parvenu déjà à la fin de son discours . Monté sur un banc , il s' y tenait debout sur une seule jambe , l' autre , ballant dans le vide , étant notoirement plus courte que celle sur laquelle il s' appuyait . – – Eh ! n' est -ce pas Preston , fit tout bas Mac Allan à maître John en lui désignant l' orateur . – – C' est bien lui , Votre Seigneurie , répondit le logeur sur le même ton . – – Que fait-il ici ? Y vient-il quelquefois ? – – Ce qu' il fait , Votre Seigneurie le voit , il épilogue . Quant à venir ici , voici trois jours qu' il n' en sort , et s' il cesse de parler parfois , c' est seulement pour boire , manger et dormir . Mac Allan ne put retenir un mouvement d' impatience . – – Il doit y avoir là-dessous du Castle et des Watson , murmura-t-il à part lui . L' individu qui répondait au nom de Preston , professait ordinairement le métier de tailleur ; il avait sans doute des prétentions au beau langage , car il pérorait avec une certaine suffisance au milieu d' auditeurs qui semblaient l' écouter , sinon avec admiration , du moins avec l' attention la plus avide . Sir Francis , qui venait de consigner ces observations dans sa mémoire , ne put s' empêcher de les transmettre tout bas à son compagnon . – – Ne vous y trompez pas , milord , répondit celui -ci en baissant toujours la voix , cet homme sait parfaitement ce qu' il veut ; il parle à ceux qui l' écoutent la langue qui leur convient et qu' ils comprennent le mieux . – – Ecoutons-le donc nous -mêmes , acheva sir Francis Burdett . Les deux hommes s' avancèrent silencieux , le visage à moitié caché dans leurs manteaux et se placèrent au dernier rang des auditeurs de Preston . Seul du groupe dont il faisait partie , dont il était le centre , car seul il leur présentait sa face , le tailleur put voir les nouveaux arrivants , mais , quoique très intrigué , il n' en continua pas moins à pérorer avec des gestes épileptiques et une animation croissante . – – Oui , je vous le répète , il faut que cela cesse ; c' est sur nous , sur les plus misérables , que retombe , que retombera toujours le poids des nouveaux impôts . On veut , chose étrange ! que celui qui n' a rien soit précisément celui qui donne le plus . Pendant qu' on ne songe à demander aux riches qu' une part ridicule de leur superflu , on tente de nous enlever à nous -mêmes le nécessaire qui nous manque . – – C' est vrai ! c' est vrai ! crièrent quelques convaincus , non par la phrase illogique de l' orateur , mais pour le fait constant et cruel dont ils étaient les plus tristes victimes . – – Le peuple est las de tant souffrir , reprit l' orateur , las de voir ses oppresseurs en possession de toutes les jouissances de la vie , pendant qu' il est , lui , en proie à toutes les misères . Il faut que cela finisse . – – Cela doit finir ! Cela finira ! glapit une vieille femme hideuse et édentée , vêtue d' une splendide robe de satin couleur feu , créée autrefois par une excellente habilleuse , aujourd'hui tombant en loques et souillée de toutes les taches que son étoffe lui permettait de récolter . Cette mégère , qui répondait au nom de Jane Reapert , avait , au temps de sa jeunesse , ébloui , soulevé Piccadilly de son luxe et promené ses débauches en carrosse à Hyde park . Mais les orgies répétées , jointes à l' ignoble passion du gin , lui avaient constitué une vieillesse sordide autant qu' anticipée . – – Et si cela ne finit pas ! appuya sur le ton de la menace une grande et jeune femme placée derrière elle , et comme elle ivre et déguenillée , si cela ne finit pas ! ... – – Eh bien ? fit alors une voix grave et ferme . Toutes les têtes se tournèrent vers Mac Allan qui , le front découvert , s' avançait d' un air calme et menaçant à la fois jusqu' aux premiers rangs des auditeurs . A la vue de l' Irlandais , le boiteux parut un moment pétrifié , mais rentrant vite en possession de lui -même , il se glissa rapidement derrière la vieille ivrognesse , puis derrière une autre , se faufila , gagna la porte et disparut . Ces précautions du tailleur étaient d' ailleurs parfaitement inutiles , car l' attention de Mac Allan venait subitement de se déplacer . Lorsque la jeune femme obéissant au mouvement général de l' assistance avait elle aussi tourné la tête vers l' interrupteur , celui -ci , subitement secoué par une violente commotion , venait de pâlir et de s' accrocher au pilier . À grand'peine avait-il pu contenir un cri de douloureuse surprise . Chose inattendue ! cette jeune femme ( elle avait à peine vingt ans ) était encore d' une admirable beauté , quoique déjà tourmentée par l' ivresse et défraîchie par les excès . D' admirables cheveux noirs en désordre , des yeux de même couleur , au regard ardent et passionné , une bouche aux lèvres un peu fortes mais fermement dessinées , un nez arqué aux narines frémissantes , au teint éclatant de pureté et de blancheur , tout concourait en elle à éblouir , à fasciner , à émouvoir . De même que Mac Allan avait frissonné à son aspect , l' inconnue , au son de sa voix , à la vue de ses traits , se mit à tressaillir comme si la fièvre s' emparait de sa personne . Pâle et les mains jetées en avant , pour se défendre contre une terrible vision , elle baissait maintenant la tête et semblait prête à s' évanouir . Et son ivresse , soit qu' elle fût simulée , soit à cause de sa trop vive émotion , avait complètement disparu depuis un instant . La vieille voulut rompre sans doute le charme qui semblait suspendu sur tous les témoins de cette scène étrange . – – Si cela ne finit pas , reprit-elle dans un cri rauque et qui n' avait plus rien d' humain , à nous les grands moyens ! à nous le pillage ! À nous l' incendie ! Mac Allan , se bornant à hausser les épaules aux cris de la mégère , marcha vers la jeune femme , qui semblait avoir à peu près complètement perdu l' usage de ses sens et de sa raison . Il arriva près d' elle , et lui touchant l' épaule : – – Vous ici , Jenny ? dit-il non sans mêler à son affectueuse interrogation une amertume involontaire . C' est vous que je retrouve en un semblable endroit et prononçant les paroles que je viens d' entendre ? Celle que Mac Allan venait d' appeler Jenny leva les yeux , et , se trompant sans doute à l' expression de ses traits autant qu' au timbre triste et radouci de sa voix , elle essaya de le braver d' un regard , et se redressant , répondit : – – Oui , c' est moi , Edward ! Que vous importe après tout ? A ces mots , surtout à la façon dont ils furent prononcés , l' Irlandais reprit son ton d' autorité qu' il avait un instant abandonné . – – Sortez d' ici , Jenny , reprit-il , sortez tout de suite , devant moi , et songez que je veux vous voir dès demain . – – Me voir ! répondit la folle créature sur le ton de l' égarement , passant sur son front une main que la fièvre rendait moite . Me voir ! Où voulez -vous me voir – – Où vous trouve-t -on ? Ce lieu répugnant ne peut être votre seul domicile . Jenny sourit d' un air de dédain qui le disputait à l' aigreur . – – Non , dit-elle , et il vous est facile en effet de me trouver ailleurs , comme je pourrai , moi aussi , vous rencontrer souvent ailleurs que chez vous , dans les environs du quartier Saint-Paul , par exemple ... – – Je vous demande , interrompit fougueusement l' Irlandais , où je pourrai vous voir demain ? Oui ou non , voulez -vous me répondre ? Jenny , baissant de nouveau la tête , et domptée cette fois , murmura avec docilité : – – Dans Grafton street ; vous demanderez William Castle . A ce nom détesté , à l' aveu des relations qui paraissaient exister entre le président de la réunion de la taverne et l' oratrice improvisée du lodging-house de John Dyale , Mac Allan , et même sir Francis , qui assistait impassible , quoique avec curiosité à toute cette scène , ne purent tout à fait contenir l' expression de leur surprise . – – Vous connaissez William Castle ? dirent -ils à la fois . – – C' est lui qui m' a ... recueillie , avoua Jenny non sans quelque hésitation dans la voix . Revenu de l' émotion qui l' avait un instant envahi , paraissant de nouveau en possession de toute son énergie , Mac Allan poursuivit . – – Eh bien ! J' irai vous voir demain chez Castle ; essayez de vous y trouver . Maintenant , partez d' ici ; que je vous voie en sortir . Jenny n' ajouta plus un mot , se leva et se dirigea lentement vers la porte . Sir Francis Burdett , convaincu qu' entre son compagnon et la jeune femme se dénouaient quelques péripéties d' un drame intime , la regardait s' éloigner , tandis que les hôtes du dortoir , extraordinairement intéressés par ces mystères sur l' intérêt desquels ils n' avaient pas compté comme supplément à l' hospitalité qui leur était due par maître John Dyale , suivaient également de l' œil les mouvements et la retraite de la jeune femme . Parvenue à la porte du dortoir , Jenny se retourna : – – Et lui ? dit-elle en tendant vers Mac Allan des bras suppliants . – – Lui ! ... répondit l' Irlandais , non sans une profonde émotion . Il vit . Rassurez -vous . Un éclair de joie passa dans les yeux de Jenny : – – Et ... continua-t-elle avec un tremblement dans la voix qu' elle ne pouvait maîtriser , et ... le verrai -je verrai -je – – Attendez -moi demain , dit l' Irlandais d' un ton à la fois ferme et ému , le reste dépendra de votre attitude . Jenny poussa un dernier cri , un sanglot où la joie se mêlait à la douleur et disparut . Derrière elle , Mac Allan et sir Francis sortirent du lodging-house , non sans que l' Irlandais eût laissé à son propriétaire la recommandation suivante , qui parut produire la plus vive impression sur l' esprit de maître John Dyale : – – Maître John , ce qui se passe chez vous , ce que nous y avons vu , est absolument contraire à la cause que vous prétendez défendre , et de nature à nuire à son succès . Ce n' est pas en excitant le peuple à commettre des actes de brigandage et de fureur que nous parviendrons à le soulager dans ses souffrances . Dites ceci de ma part à maître Preston . S' il revient ici jouer le rôle que je l' ai vu essayer de remplir , veuillez me prévenir . Si vous ne le faites , je me plaindrai à qui de droit , comme je vais me plaindre à l' instant de la conduite de votre acolyte . Vous voilà prévenu . Après ces paroles , Mac Allan , suivi de son inséparable compagnon , sortit du lodging-house . Une fois dans la rue , sur le chemin de leur logis , les deux hommes comprirent qu' ils avaient à s' interroger sur les événements si nombreux de cette soirée . Soit pour éviter à sir Francis l' ennui de lui poser les questions qui déjà se pressaient sur ses lèvres , soit pour diriger à sa fantaisie la conversation qui allait inévitablement s' engager , l' Irlandais fut le premier à rompre le silence . – – Vous connaissez maintenant , milord , dit-il tout en marchant à son côté , pour les avoir observées de près , la misère et l' exaspération du peuple anglais . Votre Grâce puisera certainement dans cette connaissance qu' elle vient d' acquérir , le courage et les vertus nécessaires à l' accomplissement de la tâche qu' elle s' est imposée dans le parlement . – – Oui , certes ! répondit sir Burdett ; mais vous me connaissez , vous savez qu' il est dans ma nature de ne rien entreprendre à la légère , et j' ai vu ce soir bien des choses dont je ne m' explique ni les prémisses , ni la conséquence . – – Et Votre Grâce serait bien aise que je les lui expliquasse , n' est -ce pas ? acheva l' Irlandais . Eh bien ! je me tiens à vos ordres et vous prie de m' écouter . Sir Burdett prit le bras de son interlocuteur , et , tout en remontant vers le Str and , non loin duquel , nous l' avons dit , se trouvait l' hôtel du membre des Communes , Mac Allan lui développa la situation dans laquelle se trouvait l' association dont il faisait partie . Pour abréger , pour ne point contraindre le lecteur à assister à la longue conversation de l' Irlandais et de sir Francis , nous en résumerons les traits principaux , les indications qui se rapportent plus spécialement aux incidents passés de notre récit , ainsi qu' à ceux qui vont suivre . En présence de la misère croissante et des souffrances intolérables du peuple , une association s' était formée en vue d' obtenir , par les voies légales , d' abord , des reformes politiques et sociales de nature à adoucir ces souffrances et à faire cesser cette misère . Sous la désignation de comité central , un certain nombre de citoyens de Londres , ou habitant cette ville , avaient pris la haute direction de l' agitation qu' il fallait produire , et le siège de ce Comité central se trouvait transporté chez le tailleur Preston , à Greystoke place , dans le lieu même où avait été tenu le meeting , dont la principale résolution devait se traduire dans l' envoi de la pétition des pauvres au Prince-Régent . Le comité dont il s' agit se composait primitivement de Mac Allan ; des frères Watson , que leurs relations avec les ouvriers des ports et de la Tamise rendaient de précieux auxiliaires ; de Preston , le tailleur , entrevu dans le lodging-house de John Dyale ; de Dyale lui -même , dont les rapports permanents avec les misérables les plus déshérités de la capitale offraient de puissants moyens d' action ; de Frantz Hooper que sa profession de maçon plaçait en rapports continuels avec tous les compagnons de ce qu' on nomme le bâtiment ; de George Thistlewood , un Anglais naturalisé américain , qui se disait général au service des États-Unis ; enfin de Tom Harisson , prédicateur d' une secte religieuse , qui représentait au sein du comité , concurremment avec Mac Allan , l' élément irlandais . D' après la pensée qui avait présidé à son organisation , le comité devait poursuivre son but et essayer de l' atteindre par les voies purement légales et pacifiques . Mais , à cause de l' impatience des frères Watson , et par suite de mésintelligences qui s' étaient élevées entre le plus jeune d' entre eux et Harrisson , celui -ci s' était retiré ; on ignorait même ce qu' il était devenu . Pour occuper sa place , sur l' indication de Georges Thislewood , le comité avait désigné William Castle , dont Mac Allan n' avait pas encore deviné toute la scélératesse , mais qui , des plus suspects à l' Irlandais , n' avait pas tardé à se laisser deviner . Quoi qu' il en fût , depuis l' entrée de Castle au comité , l' esprit qui l' animait naguère s' était complètement transformé . De la revendication légale et pacifique des droits du peuple , l' influence que Castle avait su prendre et qui contrebalançait celle de Mac Allan laissait prévoir qu' on passerait bientôt aux faits de violence et à la révolte ouverte . En résumé , l' Irlandais se sentait débordé . Il prévoyait que tous ses efforts allaient se briser contre ceux qui poussaient incessamment et clandestinement le peuple à se soulever , chose facilement exécutable , si l' on veut bien songer à l' extrême misère qui le minait moralement et physiquement . Pour essayer d' opposer une digue au torrent , d' arrêter ou de retarder le mouvement , Mac Allan avait résolu de pousser au comité qui , depuis quelques jours , avait ostensiblement pris le titre de comité de salut public , un certain nombre d' hommes honorables , que leurs hautes positions , les sièges qu' ils occupaient soit à la Chambre des lords , soit à celle des Communes , les efforts par eux tentés dans ces assemblées en faveur du peuple et la popularité qu' ils en avaient retirée , plaçaient à même de faire contrebalancer l' influence néfaste de William Castle , de Thislewood et des Watson . C' est ainsi que Mac Allan avait d' abord jeté les yeux sur Hunt , son vieil ami , le marchand de cirage du quartier Saint-Paul , récemment élu membre du parlement , et sur sir Francis Burdett , que sa popularité désignait naturellement au choix du plus grand nombre . Par eux , il espérait obtenir l' adhésion des lords Gray , Cochram , Landsowm , Holland , Belford , membres de la Chambre haute , ainsi que celle des lords Brougham , Russel , Hobbhouse , Wilson , membres de la Chambre des communes , et de quelques autres personnages importants , dont l' affiliation au comité serait une garantie à la fois pour la cause du peuple et pour le maintien de l' ordre matériel . Le comité disposait d' ailleurs d' immenses moyens d' action . La populace de Londres , la bonne autant que la mauvaise , l' honnête autant que la criminelle , était disciplinée , prête à appuyer les efforts qu' on tenterait en son nom . Les grands centres de l' Angleterre , Birmingham , Sheffield , Nottingham , Derby , étaient organisés à l' instar de Londres . À Manchester , le comité comptait plus de 7 0 , 0 0 0 adhérents . Sir Francis Burdett , tout en marchant à côté de son compagnon , écoutait avec la plus grande attention les confidences instructives qu' il en recevait . Connaissant à fond la nature chevaleresque , le dévouement à ses idées et la loyauté de Mac Allan , l' ambitieux ambitieux d' État n' avait garde de le contrarier dans ses idées d' agitation légale ; mais il connaissait aussi l' esprit de routine du gouvernement anglais et l' inflexible résistance , qu' appuyé sur l' aristocratie , le ministère ne manquerait pas d' opposer à toutes les tentatives de réformes qui ne lui seraient imposées par la force et la crainte . Ce n' était d' ailleurs pas là l' affaire de sir Francis Burdett . Ce qu' il voulait , c' était prendre en main , soit ouvertement , soit d' une façon occulte , l' immense mouvement qui se préparait . Ambitieux au delà de toute expression et tout à fait en passe d' arriver au pouvoir , couvert d' ailleurs par sa haute position et les immunités qu' elle entraînait , il ne cherchait qu' à se rendre redoutable par sa popularité , par l' importance des moyens d' action que le soit-disant comité de salut public pouvait mettre à sa disposition . Une fois appuyé sur cette énorme puissance , il lui était facile de battre en brèche le ministère , et selon les circonstances , de le renverser ou de se faire admettre dans son sein , à l' un des premiers rangs . Le reste , ce qu' il adviendrait de Mac Allan , du comité et même du peuple , lui importait peu . Sir Francis Burdett était un homme politique dans toute la cruelle acception du mot . Dans sa loyauté naïve , Mac Allan allait donc se trouver pris entre l' égoïsme ambitieux de sir Francis , la fourbe intéressée de William Castle et l' aveugle enthousiasme des Watson . – – Et cette jeune femme , dit le noble lord à l' Irlandais , cette Jenny que nous avons rencontrée chez John Dyale ? Un sourire douloureux plissa les lèvres de Mac Allan . – C' est , répondit-il , ainsi que Votre Seigneurie Seigneurie a sans doute deviné , une erreur de ma jeunesse . Je suis très obligé à ceux de mes amis qui connaissent ce secret de ne jamais m' en parler . Le lendemain du jour où Mac Allan et sir Francis Burdett avaient visité le lodging-house de maître John Dyale , l' Irlandais sortit de bonne heure de son domicile et se dirigea vers le quartier Saint-Paul , dans l' intention d' y rendre visite à Hunt , le célèbre marchand de cirage , dont le nom était en ce moment dans toutes les bouches . Mac Allan s' en allait lentement dans les rues de Londres , songeant aux incidents de la veille et plus particulièrement à sa rencontre avec Jenny . S' il n' avait plus revu , depuis le drame de Livourne , cette jeune femme qu' il avait tant aimée , il n' était cependant pas resté complètement sans recevoir parfois de ses nouvelles . Jenny , dont un orgueil démesuré formait le fond du caractère , avait espéré , – Mac Allan connut plus tard tous ces détails , – que la passion qu' elle avait su inspirer à sir Patrice Wellinster serait assez forte pour pousser celui -ci à lui donner son nom . Elle , fille d' un simple pasteur irlandais , épouser le fils d' un duc et pair , porter le nom d' un homme qui possédait son siège à la Chambre des lords ! Il y avait bien là de quoi exalter son orgueil , et c' est ainsi qu' elle céda à l' amour de sir Patrice . Mais celui -ci , quelque amoureux qu' il fût , était trop imbu des préjugés de sa caste , pour se prêter aux projets de la fière Irlandaise . Une explication des plus catégoriques avait eu lieu entre eux à ce sujet : sir Patrice aimait Jenny avec fureur , il ne demandait pas mieux que de l' aimer toute la vie , mais , entre son amour et la pensée de l' épouser il y avait pour lui un abîme infranchissable . A partir de ce jour , Jenny , ainsi brutalement précipitée des hauteurs de ses rêves ambitieux , était devenue froide et cruelle envers l' amoureux anglais , inabordable et cependant pleine d' exigences , quoique ayant toujours à la bouche d' amers reproches à lui adresser . Ce fut dans un moment de dépit qui suivit une de leurs querelles que sir Patrice , après avoir renoncé à son voyage aux Indes , se résolut enfin à l' exécuter . Il espérait que le temps et l' éloignement lui appporteraient l' oubli . Sur ces entrefaites , Mac Allan arriva à l' hôtel Wellinster . Le lecteur se rappelle quels évènements furent la suite de sa première entrevue avec la jeune institutrice de miss Oratia . Mais Jenny , qui n' avait éprouvé pour sir Patrice qu' une inclination dirigée par la soif des grandeurs , doublée d' une secrète ambition toujours inassouvie , se sentit prise d' un ardent et véritable amour pour son ancien compagnon d' enfance . On juge quels durent être ses regrets d' avoir cédé au fils de lord Wellinster , quelles craintes elle dut éprouver de voir cette intrigue découverte et avec quelle terreur elle apprit la nouvelle du retour de sir Patrice . Ce fut pour le fuir , pour éviter ses révélations et les malheurs qui pouvaient en être la suite , que Jenny s' enfuit de l' hôtel Wellinster , témoigna le désir de quitter sur-le-champ Paris et qu' elle entraîna ainsi Mac Allan d' un bout de l' Europe à l' autre . La passion persistante de sir Patrice réduisit à néant toutes les précautions prises par Jenny . En route pour les Indes , arrivé au Cap de Bonne-Espérance , l' Anglais avait compris que son amour était le plus fort , qu' il lui était désormais impossible de se passer de la jeune fille . Aussi , était-il revenu , décidé , même , à donner son nom à l' irlandaise . Qu' on juge de sa stupéfaction , de sa rage , quand , arrivé à Paris , il apprit la fuite de Jenny en compagnie de Mac Allan . Il se mit à leur poursuite , et le lecteur sait encore ce qui en résulta . Jenny avait donc été abandonnée à Livourne par Mac Allan . Dans sa juste colère , l' Irlandais avait décidé qu' il ne verrait plus l' indigne créature qui s' était si cruellement jouée de sa personne et de son amour ; il s' était promis aussi de la priver à jamais de la vue de leur enfant , et jusqu' au jour où nous sommes arrivés , malgré les lettres nombreuses qu' il avait reçues de Jenny , malgré les démarches que la coupable mais infortunée mère avait tentées auprès de lui , il s' était rigoureusement tenu parole . Seul il savait où se trouvait le baby , et , seul , il veillait à lui assurer l' existence : – – Ce sera sa punition , s' était-il cent fois répété . Plus elle semble aimer son fils , plus elle doit souffrir dans son âme de mère . Dieu la punit ainsi selon qu' elle a pêché . Mais depuis quelque temps un revirement singulier s' était produit dans les sentiments que nourissait à ce sujet l' Irlandais . C' est qu' une manifestation nouvelle de son âme , un amour de fraîche date , un sentiment dont la pureté , l' idéalité même , s' il est permis de s' exprimer ainsi , ne ressemblant en rien à l' ardeur et à la fougue de la passion qu' il avait éprouvée pour Jenny , s' était emparé du cœur de Mac Allan . Dans l' heureuse disposition où l' avait jeté son pur enthousiasme , l' Irlandais avait trouvé d' abord l' oubli complet de ses relations passées ; il y avait puisé une force nouvelle pour combattre certains souvenirs qui , malgré tout , venaient quelquefois encore le mordre au cœur . Ayant cessé de se répéter qu' il haïssait et méprisait Jenny , qu' il devait la mépriser et la haïr , il se trouva que Jenny lui devint complètement indifférente et qu' il en arriva à se demander à lui -même si sa vengeance n' avait pas assez duré , s' il avait le droit de punir l' enfant en punissant la mère en les tenant toute la vie séparés l' un de l' autre . Mac Allan en était là de ses hésitations et de ses doutes quand il avait fait , chez John Dyale , la rencontre inattendue de l' infortunée créature . Dans la stupéfaction , dans l' épouvante où le jeta l' état dans lequel il retrouvait Jenny , Mac Allan , à qui les exigences de sa situation politique , autant que la curiosité et l' intérêt particulier qu' il portait à Jenny , inspira un vif désir de savoir ce que la jeune femme pouvait comploter chez John Dyale , quels liens l' unissaient à William Castle , de quelle nature étaient leurs relations , Mac Allan , disons -nous , avait demandé un rendez -vous à Jenny . C' est à ce rendez -vous , ainsi qu' à tous les événements et à toutes les passions dont nous venons d' esquisser le tableau , que pensait l' Irlandais en se rendant chez Hunt , le marchand de cirage du quartier Saint-Paul . Et pour un homme dans sa situation , il y avait réellement là matière à de longues et sérieuses réflexions . Car en se rendant chez Hunt , ce n' était pas Hunt seulement qu' il allait voir ; en se dirigeant vers la demeure de ce célèbre tribun , de cet homme politique si connu , ce n' était pas seulement de politique qu' il allait s' occuper . Hunt avait une fille unique , véritable trésor de jeunesse et de beauté , une angélique et délicieuse créature , dont le seul nom , Mary , transportait l' Irlandais dans la région des rêves les plus suaves et les plus harmonieux . Blonde , de ce blond transparent , presque diaphane qui distingue les Anglaises , élégante dans sa taille élancée , avec des yeux d' un bleu céleste et doux , un regard humide et rêveur , avec des cheveux légèrement dorés , abondants et d' une finesse exquise , Mary Hunt réalisait le type le plus parfait , le plus séduisant de ces vaporeuses beautés qui semblent n' avoir presque plus rien d' humain , et dont la jalouse Angleterre ne nous envoie la plupart du temps que des contrefaçons ridicules et maniérées . Il ne faut pas croire cependant qu' avec tous ces attributs célestes , avec son aspect poétique et sa nature d' ange , Mary Hunt fut une de ces inutiles et fastidieuses jeunes filles , comme on en trouve par troupeaux dans notre pays , dit « de bon sens » , qui passent leur vie à s' admirer ou à s' occuper de chiffons et de futilités . Fille sage et raisonnable d' un homme à l' esprit très pratique , elle avait à l' exemple d' un très grand nombre de filles d' industriels et de négociants anglais , pris la haute main dans la direction du commerce de son père , et c' était merveille de voir cette radieuse créature tenir en partie double le compte des pots de cirage et des flacons de vernis pour la chaussure que contenait leur magasin du quartier Saint-Paul . En France , – il n' est pas inutile d' insister sur ce détail , – avec la légèreté et même la sottise qui nous distinguent , on eut souri de voir cet ange présider à la mise en pot du cirage à l' œuf ; mais l' éducation des jeunes filles anglaises , éducation qui vaut bien celle dont nous gratifions nos demoiselles , est faite ainsi qu' elle permet aux jeunes misses d' être pour le public les plus vulgaires d' entre les créatures , tandis qu' elles savent réserver pour leur intérieur , pour leur mari et leurs enfants , tous leurs trésors d' amour et de poésie . Mac Allan , nature élevée , poursuivant l' idéal , même quelque peu rêveuse et contemplative , n' avait pu voir longtemps la fille de Hunt sans en devenir vivement épris . Mary , de son côté , touchée des soins et des attentions que lui prodiguait le jeune homme , dans cette honnête liberté que tolèrent les mœurs anglaises , n' avait pas tardé à lui faire comprendre que sa passion était devinée , qu' elle ne demandait pas mieux de l' encourager en la partageant . Hunt , dont les relations amicales avec Mac Allan s' augmentaient de leur mutuel entendement politique , fut mis au courant de ces amours naissantes par sa fille , et , comme il professait l' estime la plus sérieuse pour le caractère de son ami , comme il savait quel fonds on pouvait tabler sur son honneur , sur la loyauté de son caractère , il avait autorisé , encouragé même l' affection qui portait les deux jeunes gens l' un vers l' autre , et n' avait pas songé un seul instant à s' opposer à la réalisation de leurs douces espérances . Mais , gendre futur et futur beau-père , emportés en ce moment par la fièvre de la politique et par la gra vité des événements qui se préparaient , avaient , d' un commun accord , remis à d' autres temps la solution définitive du doux roman d' amour , dont l' Irlandais et Mary n' étaient d' ailleurs aucunement pressés d' abréger les premières pages . Dans cette situation , la rencontre que Mac Allan avait faite de Jenny , la nécessité qui s' imposait à lui de la revoir , le rôle qu' elle paraissait destinée à jouer dans le mouvement , dont il était l' un des principaux moteurs , la passion qu' elle pouvait y apporter , les droits qu' elle devait se croire encore sur un homme qu' elle voyait en définitive comme le père de son enfant , enfin une allusion , que le lecteur n' a pas oubliée , et que Jenny , au lodging-house , avait faite à l' intimité de son ancien amant avec le marchand de cirage , sinon de Mary elle -même ; tout se réunissait pour lui donner à réfléchir , pour soulever au fond de son cœur des craintes vagues , des appréhensions qui , pour être encore sans fondements sérieux , ne laissaient pas que d' être pénibles et même cruelles . Mac Allan , en se dirigeant vers la demeure de Hunt et de sa fille , se rappelait donc dans quelles circonstances pleines de dangers possibles pouvait précipiter sa rencontre inattendue avec Jenny . Il trouva le célèbre manufacturier déjà levé , travaillant travaillant le plus humble de ses ouvriers , et s' occupant des détails de son commerce , avec cette liberté d' esprit , cet oubli complet et momentané d leur situation politique , qui fait des hommes d' état anglais et américains les plus étranges d' aspect et en apparence les plus singuliers de tous les pays du monde . Ce Hunt , ce marchand de cirage , dont la capitale toute entière , et la plus grande partie de l' Angleterre connaissaient alors le nom et les produits ( commencement de novembre 1816 ) , était un industriel à nul autre pareil . Commerçant consommé , homme habile et réussissant à merveille dans sa partie , il était de plus cité comme un orateur de premier ordre , comme un homme politique de la plus grande valeur . À ces derniers titres , il jouissait d' une immense réputation et d' une influence véritablement extraordinaire . Ayant vigoureusement pris en main la cause du peuple , il excellait à en dépeindre les souffrances , à en faire toucher du doigt la misère , ce qu' il obtenait dans des improvisations passionnées , enchaînant à sa parole , tantôt un auditoire de misérables , excitant leurs passions ou les maîtrisant avec la plus grande facilité , tantôt des assemblées telles que la Chambre des Communes , dont , depuis peu de temps , il venait d' être élu membre , et au sein desquelles , à son gré , il jetait l' épouvante ou faisait naître la compassion . Ses partisans , ceux dont il défendait sans cesse la cause , soit dans les meetings tumultueux , soit à la tribune parlementaire , étaient fanatiques de sa personne et de son talent . Hunt était d' ailleurs l' orateur populaire par excellence , doué de toutes les qualités et de tous les défauts qui font ces sortes d' orateurs , et tous les avantages qu' il possédait à cet égard étaient rehaussés encore par une originalité puissante et la plus extrême des audaces . A l' époque dont nous nous occupons , notre héros était âgé d' environ quarante-cinq ans . Bien découplé , fort d' aspect , des yeux d' un bleu sombre sous d' épais sourcils roux , une forêt de cheveux blonds , épais et bouclés naturellement , quoique taillés fort courts , un teint fortement coloré , le geste impératif , la physionomie ouverte et hardie , tout trahissait en lui un de ces tempéraments comme seuls en sont doués les hommes dont le rôle est de séduire , d' entraîner les masses ou d' enchaîner leurs élans . Sa plus grande puissance , son plus irrésistible moyen d' action consistaient dans une voix tonnante , à la fois séduisante et harmonieuse , qu' il savait guider et maintenir toujours au niveau des mouvements de l' âme de ses auditeurs ; cette voix , quand il le voulait ou que le besoin s' en faisait sentir , dominait le tumulte des foules les plus emportées ; tandis qu' à l' occasion et selon les nécessités du moment , elle savait aussi prendre toutes les intonations de la persuasion , de la prière ou de la pitié . Les lords , les ministres et le Prince-Régent lui -même se sentaient troublés rien qu' au seul nom de ce redoutable tribun , le favori de la foule , l' idole des misérables , l' ami particulier de tous les réformistes des trois royaumes , l' instrument préféré de tous les membres des deux chambres , dont la pensée secrète ou avouée était le renversement du pouvoir . Dans la rue , au milieu des places , au coin des carrefours , du haut d' une borne , d' un tonneau ou de la charrette sur laquelle il effectuait d' ordinaire son entrée dans les meetings , dans ceux surtout où le sujet à traiter était le plus souvent : la misère du peuple , Hunt se présentait avec les allures d' un orateur véritablement formidable . Violent par calcul , emporté quand il le voulait , usant à l' occasion , et pour se faire mieux comprendre d' expressions triviales ou d' une pantomime au goût du vulgaire , il savait à fond remuer les masses , dont il connaissait , pour les avoir partagés et peut-être pour les partager encore , les besoins , les vices , les passions , les vœux . Ce qui ne l' empêchait aucunement , la circonstance l' exigeant , de s' élever et d' élever avec lui ses auditeurs jusqu' aux dernières limites de la passion noble et des généreux enthousiasmes . Aussi était-il le favori des classes les plus malheureuses , et savait-il à la fois se faire écouter par les auditeurs les plus blasés . Ses contemporains le dépeignaient comme un homme de grand sens , quoique d' un tempérament ardent , emporté , plein d' orgueil et , disons le mot , dominé par une insatiable ambition . Le bruit public voulait que sir Francis Burdett , l' acolyte avec lequel il semblait le mieux s' entendre , l' eût appelé de Bristol , sa ville natale , où il s' était acquis une réputation d' éloquence que justifièrent ses débuts dans la capitale de l' Angleterre . A ces qualités de l' homme public , Hunt , au grand avantage de la renommée dont il jouissait , joignait toutes les vertus de l' homme privé . Resté veuf de très bonne heure avec une fille unique , Mary , qu' il adorait , jamais on ne surprit cet homme au tempérament si puissant , aux passions si énergiques qu' elles semblaient indomptables , cherchant en dehors des affaires de son pays , des siennes propres et de son affection pour son enfant , des distractions à sa solitude et à son précoce célibat . Sobre , actif , régulier dans tous les actes de la vie , la politique et son commerce , le soin de sa réputation et de son amour pour Mary , absorbaient tout le temps que d' autres , à sa place , eussent peut-être passé dans les clubs , les tavernes ou les dangereuses illusions de quelque liaison clandestine . Hunt était un homme de mœurs pures dans toute la force du mot , et son prestige politique auprès d' une classe dont les vertus privées sont en Angleterre la moindre qualité , s' augmentait encore de ce respect qu' il avait pour lui -même et de l' affection que chacun savait qu' il portait à son unique enfant . Tout semblait d' ailleurs tourner au bénéfice de la réputation dont il jouissait . La beauté de Mary , son exquise et inépuisable bonté , l' esprit de charité simple et bienveillant dont on la savait douée , tout , jusqu' à l' apparition de Mac Allan dans sa vie et dans ses affections , contribuait à faire du membre populaire de la chambre des communes un de ces rares hommes politiques , d' autant plus heureux que le bonheur qui accompagne et facilite toutes leurs actions , semble plus mérité . Hunt et Mac Allan étaient à cette époque les idoles de Londres , une espèce de dieu en deux personnes , sur lequel comptait , à peu près exclusivement , toute cette population d' affamés , de déguenillés , et dont la salutaire influence avait seule jusqu' alors empêché l' explosion terrible , dont chacun sentait approcher le moment . Mary complétait la trinité : Entre cette force virile et cette jeune et chevaleresque loyauté , elle représentait la bonté , l' amour et la compassion . Dans l' organisation de l' association dont l' Irlandais avait parlé à sir Francis Burdett , Hunt était , s' il est permis de s' exprimer ainsi , le roi qui règne et ne gouverne pas . D' un commun et tacite accord , il se mouvait dans une sphère supérieure à celle où s' agitait le comité de salut public ; les membres de ce comité étaient en quelque sorte les exécuteurs de ses volontés , les préparateurs de son action ; lui , n' avait point à compter avec eux ; la faveur populaire l' avait rendu pour ainsi dire irresponsable , même devant ceux qui prenaient ou passaient pour prendre le plus à cœur le soulagement des souffrances du peuple . Hunt , en un mot , était dans la situation la plus séduisante et la plus fausse dans laquelle l' engouement du public puisse placer un homme politique . C' était une idole ; on ne le discutait plus , on l' adorait . Ces sortes d' adoration ont toujours leurs revers . Les premiers qui trouvèrent que l' idole durait depuis bien longtemps , que son adoration obligée devenait fatigante et fastidieuse , commencèrent par jeter un doute sur la sincérité de ses convictions . Les seconds allèrent jusqu' à nier son talent , à le représenter comme un charlatan habile , ivre seulement de popularité et doué d' une éloquence fort relative . – – J' en ferais bien autant , disait partout William Castle . – – Il nous trahit ou nous trahira , répétaient les Watson . – – Il n' est pas bon qu' un homme soit autant et aussi longtemps populaire , concluait Georges Thistlewood , dont nous verrons plus tard se dessiner le rôle fatal . C' était surtout depuis son élection au parlement que la faveur dont il jouissait auprès du peuple avait reçu les plus sérieuses atteintes . Cette élection avait été cependant un grand triomphe , le plus grand qu' on put espérer , pour la cause des souffrances du peuple , et les moins ardents y avaient travaillé de toutes leurs forces . Le gouvernement , qui prétendait ne rien modifier à la situation , qui préférait la terminer par une série de coups de fusil ou par une bonne déportation en masse , avait frémi néanmoins en apprenant ce succès légal des classes populaires ; il se savait maintenant , au sein du parlement et sur un terrain où il fallait lui répondre autrement que par la force , un adversaire qui ne lui laissait plus un moment de répit . Hunt était donc , et il s' en était aperçu , sur la pente où on glisse de la popularité vers la défaveur auprès de ceux même qui vous exaltaient le plus autrefois . À certains signes vagues , mais indéniables , il avait compris qu' il allait être dépassé , et , de temps en temps , une anxieuse tristesse , un dégoût profond s' emparaient de son âme . Cependant sa vaillante nature se roidissait encore , et il était loin de vouloir abandonner la partie . La cause , qu' il avait entrepris de défendre , lui paraissait toujours la plus juste et la plus sacrée , il s' était dit qu' il ne la laisserait échapper qu' à la dernière extrémité ; mais ce n' était pas sans chagrin qu' il voyait se produire les exagérations calculées de William Castle , les excitations préméditées de Georges Thistlewood et les généreuses folies des Watson . Hunt réfléchissait à cette situation et aux dangers qu' elle comportait , quand Mac Allan entra dans sa boutique . Le marchand de cirage aimait déjà l' Irlandais comme un fils . À son arrivée , il se leva vivement de son siège , sortit de son bureau et marcha vers lui . – – Vous voilà , cher Mac Allan , s' écria le commerçant en tendant cordialement la main au jeune homme . – – Oui , répondit l' Irlandais , dont le front se dérida à cette avance amicale , me voilà , et prêt à déposer mille confidences dans votre oreille discrète . Le marchand de cirage sourit d' un air bienveillant : – – Oh ! reprit-il , vos confidences , je les connais déjà ; je sais sur quel sujet elles vont porter . – – Vous savez ce que j' ai à vous dire ? fit Mac Allan étonné . – – Je m' en doute tout au moins . N' ai -je point ma police , absolument comme le Prince-Régent À la sienne ? Seulement , ajouta Hunt sur le ton de la plaisanterie , comme la mienne est composée uniquement de volontaires , je la crois meilleure et mieux faite que celle des ministres . – – Peut-être ? murmura l' Irlandais en retombant dans sa préoccupation . – – En doutez -vous , ami ? Vous allez en avoir un exemple : hier soir , à dix heures , vous attendiez Lord Burdett sur le Strand . Il arriva . Vous vous rendîtes , en sa compagnie au Wapping , de là chez John Dyale , puis vous allâtes vous coucher . Est -ce cela ? – – C' est exact , avec une lacune . Entre notre visite au Wapping et notre apparition au lodging-house de maître John , il y à quelque chose que vous ignorez , que vous devez ignorer comme je devais l' ignorer moi -même , et que le hasard seul m' a fait surprendre . Vous voyez , ami , que votre police est encore à moitié bonne , comme l' autre , puisqu'elle vous cache ce qu' elle ne veut point dire . Hunt regarda l' Irlandais avec des yeux pleins de surprise et de muettes interrogations : – – Hier , continua Mac Allan , il y avait réunion à la Taverne du Mûrier . – – Il y avait réunion ? s' écria le marchand . Et pourquoi cette réunion ? Comment se fait-il qu' on ne m' en ait point informé ? – – Vous répétez là absolument ce que je disais moi -même , reprit Mac Allan , car je n' en étais pas plus informé que vous . – – Et qui s' était permis de convoquer cette réunion ? demanda Hunt , dont les sourcils se froncèrent , car un commencement de colère bouillonnait dans son être . – – Eh ! mon Dieu ! fit négligemment l' Irlandais , je crois fort que c' est le chef de votre police lui -même , l' honorable William Castle . – – Est -ce possible ? il n' aurait pas manqué de m' en parler , laissa échapper le commerçant . – – Vous l' avez donc vu ce matin ? demanda vivement l' Irlandais . – – Oui , répondit Hunt sans trop se fâcher de cette petite surprise , dont Mac Allan venait de se rendre coupable envers lui , oui j' ai vu Castle , et c' est bien de lui que je tiens les renseignements que je vous donnais tout à l' heure . Mais revenons à cette réunion . Quelle raison avez -vous de croire que c' est Castle qui l' avait provoquée ? – – Une raison bien simple , mais de la plus grande valeur à mes yeux : savez -vous qui présidait cette réunion ? Castle en personne . Le front de l' honnête industriel s' assombrit de nouveau . – – Cher Hunt , s' écria l' Irlandais avec un chaleureux mouvement et en s' emparant des deux mains de son ami , je vous l' ai dit une fois déjà et vous avez souri de mes craintes , cet homme nous trahit , cet homme est un espion . – – Castle , un espion ! murmura le marchand , c' est impossible ! Dans le ton dont il prononça ces paroles , il y avait comme un léger commencement de doute que Mac Allan saisit au passage , qu' il résolut de mettre à profit sur-le-champ : – – Cela , pour moi , ne laisse point un doute , reprit-il . Et il expliqua à son futur beau-père , dont la surprise et l' indignation allaient croissant à mesure qu' il parlait , le but de la réunion tenue sur les bords de la Tamise . Puis il raconta leur intervention avec sir Burdett , la victoire qu' ils avaient remportée sur Castle et sur les Watson , enfin la résolution qu' ils avaient fait prendre à l' assemblée de maintenir le rendez -vous du 1 5 novembre , à Greystoke Place , pour entendre la réponse du Prince-Régent à la pétition que Hunt lui -même devait lui porter . Comme correctif aux tristes impressions que le récit de ces accidents avait pu faire naître dans l' esprit de l' industriel , l' Irlandais lui annonça que les dernières irrésolutions de lord Burdett semblaient avoir disparu , qu' il était décidé à l' accompagner le jour où celui -ci porterait la pétition . Un sourire amer se dessina sur les lèvres du commerçant commerçant laissa percer en outre une pensée tellement significative qu' elle ne put échapper à son compagnon : – – De votre côté , demanda-t-il , vous méfierez -vous de sir Burdett ? – – Je me méfie ... de tout le monde , murmura l' interpellé , hors de vous , mon ami . Et sa main rechercha celle du jeune homme pour mieux affirmer ses paroles . Puis , après quelques instants donnés au doute , à l' accablement , au dégoût ; dans un de ces mouvements de colère qui lui étaient habituels : – – Oh ! la politique , s' écria-t-il , quelle sotte chose ! et que les hommes l' emportent de bien peu sur les autres animaux , puisque les meilleurs se laissent corrompre par elle ! Si nos convictions profondes , si le sentiment du devoir incarné n' étaient là pour nous soutenir , avec quelle volupté n' irions -nous pas terminer , dans une Thébaïde , une existence insupportable . Oh ! vie misérable ! engagée tout entière au service d' une cause que les uns trahissent par profit , que les autres soutiennent par intérêt , que personne ne défend par humanité . Tenez , Mac Allan , reprit Hunt , après un nouveau silence , vous êtes jeune et vous possédez les illusions de votre âge ; l' ambition n' a point touché votre cœur ; laissez là toutes vos généreuses illusions , avec votre confiance encore intacte ; fuyez la scène politique comme vous fuiriez la peste , et , puisque vous aimez , allez enfuir votre bonheur dans une existence tranquille , loin du bruit , loin du monde , surtout loin des regards indiscrets . Arrangez -vous ce nid dans quelque coin , le plus obscur sera le meilleur , et vivez vieux avec Mary . – – Ne parlez pas de Mary , murmura Mac Allan presque malgré lui , car ce nom venait de lui rappeler Jenny , son enfant , ses irrésolutions de tout à l' heure . – – Comment ! reprit le père , dont les quelques mots échappés à son coréligionnaire en soulevant chez lui une vive surprise , venaient aussi de calmer l' indignation . Comment ! que je ne vous parle pas de Mary ! – – Oui , répondit l' Irlandais avec un triste sourire , ou du moins ne m' en parlez pas encore , car il me reste une dernière confidence à tenter . Quand il m' aura écouté jusqu' au bout , s' il le juge à propos , le père pourra encore prononcer le nom de sa fille . – – Mais vous m' effrayez , Mac Allan ! répliqua le marchand qui ne savait plus que penser de ce singulier incident . Parlez , mon ami , parlez vite . L' Irlandais alors , avec cette loyauté dont il était l' esclave , raconta la deuxième partie des événements auxquels il avait été mêlé dans le courant de la soirée précédente , c' est-à-dire sa visite au lodging-house , les excitations au meurtre , au pillage et à l' incendie dont il avait pu surprendre le secret , enfin sa rencontre avec Jenny et la manière dont ils avaient , sir Burdett et lui , quitté le taudis de maître John . Puis , ce que Mac Allan avait voulu taire à sir Francis , il le raconta tout en détail au père de sa fiancée : sa liaison avec Jenny , les suites qui en étaient résultées , la mort de sir Patrice , la naissance d' un fils sur lequel le devoir lui commandait de veiller pour le restant de ses jours . Hunt réfléchit pendant quelques instants : – – Ceci n' est rien pour moi , mon fils , dit-il en serrant les mains de l' Irlandais , et l' aveu que vous venez d' en faire redouble l' estime et l' amitié que je vous ai vouées . – – Mais Mary ? fit l' Irlandais . – – Mary ! C' est elle en effet qui doit prononcer en dernier ressort , car c' est de son bonheur , non du mien qu' il s' agit . L' Irlandais , d' un signe , fit comprendre à Hunt qu' il approuvait complètement ses scrupules à ce sujet . – – Mary , reprit le père toujours hésitant , est une fille de grand caractère , mais elle est femme , c' est-à-dire égoïste dans ses affections ; elle croit vous prendre tout entier , tandis qu' une part de vous -même appartiendra toujours , et quoique vous fassiez , à votre enfant . Je lui parlerai . – – Ce n' est pas tout encore , dit Mac Allan , veuillez m' accorder la grâce d' écouter la fin . Il aborda les craintes qui s' agitaient au fond de son cœur . Après lui avoir dépeint la nature ardente et le caractère orgueilleux de Jenny , il lui raconta dans quelle étrange situation la plaçaient ses relations avec Castle . – – Hier , acheva-t-il , au lodging-house , Jenny était évidemment une émissaire de ce misérable ; elle y effectuait une besogne analogue à celle que son complice tentait à la taverne du Mûrier . Or , si j' ai pendant de longs mois , perdu de vue cette ancienne maîtresse , j' ai des raisons de penser qu' elle , au contraire , a toujours surveillé ma vie , et qu' elle n' ignore absolument rien de ce qui me concerne . Le désir de revoir son enfant a dû développer en elle les aptitudes qu' elle ne possédait que trop naturellement pour l' intrigue , et qui sait si elle ne nourrit pas encore d' autres espérances que celles de retrouver ce fils ? Dans tous les cas , il y à là pour l' avenir , un danger que l' homme politique autant que le père de Mary devait connaître ; j' ai accompli mon devoir en le lui montrant , il décidera . – – Que voulez -vous que Jenny puisse encore espérer ? – – Je ne sais , mais je la crois capable de bien des choses . Ajoutez , et ceci est à son honneur , qu' elle est Irlandaise de cœur comme de naissance . Seulement , avec l' indomptable passion et la puissante énergie qu' elle apporte en tout , son amour pour son pays se traduit en une haine féroce pour l' Angleterre . « Si quelqu'un , me disait-elle un jour , trouvait le moyen de miner Londres , je m' offrirais volontiers pour mettre le feu aux poudres . » – – Il faut voir cette femme , Mac Allan , dit Hunt avec vivacité , savoir de quelle nature sont ses relations avec notre ennemi commun . Il y à là un mystère qu' il importe d' éclaircir au plus tôt . – – Je verrai Jenny dans la journée , répondit l' Irlandais , elle a promis de m' attendre . Et ... Mary ? Hunt réfléchit un instant : – – Je vais monter chez elle , dit-il enfin . Avant de vous rendre chez cette ... femme , passez à votre domicile , mon ami ; vous y trouverez une lettre de ma fille ... ou quelques mots de ma main . Hunt acheva ces dernières paroles non sans laisser percer les signes d' une grande émotion . Les deux hommes se séparèrent après s' être une dernière fois serré la main . Mac Allan , quittant son ami , s' en alla errant à travers les rues sombres de la ville . La conscience de son devoir accompli n' empêchait point qu' il ne ressentît douloureusement les conséquences possibles de ses aveux au père de Mary ; mais il trouvait dans l' accomplissement de cet acte de loyauté une consolation anticipée des suites qu' il pouvait entraîner . – – Mary décidera , se disait-il , et Mary m' aime , je n' en saurais douter . Puis sa pensée se reportait vers l' autre , l' ancienne , la première . Cette femme , qui avait déjà jeté un si grand trouble dans sa vie , l' effrayait maintenant . Il se repentait presque de la promesse qu' il lui avait faite de la revoir , des espérances vagues qu' il lui avait données au sujet de leur enfant , et il édifiait un plan de conduite pour le moment de leur entrevue maintenant inévitable . Mais Mac Allan était doué d' un caractère ferme et des mieux trempés . Une fois sa résolution prise et ses vaisseaux brûlés , il redevenait maître de lui -même et savait attendre d' un front calme les événements qu' il avait prévus , préparés , dirigés . – – Attendons , se dit-il . Dans deux heures , j' irai chez moi , puis , quelle que soit la décision de Mary ou celle de son père , je me rendrai chez Castle pour essayer de pénétrer le double mystère qui me sollicite sollicite la culpabilité de ce drôle et l' existence de cette drôlesse . Après ce monologue , sorte de traité conclu avec lui -même , Mac Allan reprit d' un pas calme sa promenade dans les quartiers de la capitale . Le spectacle qu' offrait Londres ce jour -là était des plus curieux . Ajoutons que pour Mac Allan , dans les circonstances où il se trouvait , ce spectacle s' offrait des plus intéressants . On était au 1 0 novembre , la fameuse pétition au Prince-Régent devait lui être remise le 1 2 , et trois jours après , c' est-à-dire le 15 , devait être tenu le grand meeting dans lequel Hunt rapporterait au peuple la réponse de la couronne . C' était là , on le voyait à mille symptômes , on le comprenait par mille indices , la grande , l' immense , l' unique préoccupation du moment . La nouvelle commençait à se répandre que sir Burdett avait pris l' engagement d' accompagner Hunt dans sa visite au Prince-Régent , d' appuyer par sa présence et sa parole les réclamations que le marchand de cirage devait , au nom du peuple , porter jusqu' au pied du trône . L' Irlandais put constater , non sans quelque étonnement , que cette résolution du noble lord , prise seulement depuis quelques heures , courait déjà d' un bout à l' autre de l' immense ville , et que l' effet qu' elle y produisait principalement , était de reléguer son futur beau-père au second plan , d' attirer l' attention de tous sur le nom de sir Francis Burdett et sur l' acte de courage , très relatif , qu' il se proposait d' accomplir . La veille , tous les industriels de l' à-propos , qui pullulent sur le pavé des grandes capitales , vendaient , en même temps que des exemplaires de la pétition , le portrait et la biographie du membre des Communes ; maintenant cette marchandise qui , quelques heures auparavant se trouvait en faveur , semblait être tombée tout à coup en discrédit , et ce qu' on s' arrachait maintenant de tous les côtés , c' était la vie et le portrait de sir Francis Burdett , membre du parlement , père du peuple , défenseur des pauvres , etc . – – Il ira trouver le Prince-Régent , répétait -on dans les groupes ; il lui exposera nos souffrances . Le nom de Burdett sortait de toutes les bouches à la fois , tandis que celui , par qui s' était faite toute cette agitation , semblait ne plus être connu de personne . Ces sortes d' injustices se produisent souvent en politique . L' un travaille , l' autre saisit les profits ; celui -ci sème , celui -là récolte ; c' est la loi commune . Ainsi que l' avait dit Hunt , d' ailleurs , que le pensait Mac Allan , et que le pensent encore quelques hommes , les convictions et le sentiment du devoir font passer les grands cœurs par-dessus toutes ces petites misères . Au milieu des manifestations enthousiastes de cet engouement pour l' idole du jour , l' esprit pratique des Anglais ne leur laissait pas perdre de vue le point capital de la question . Sur de grandes pancartes , portées au bout d' une longue perche et dominant la foule , on pouvait lire de tous les côtés : « La pétition adressée par le peuple à S . A . R . le Prince-Régent se signe à ... tel endroit . » Et des citoyens de toutes les classes se rendaient vers les endroits indiqués , s' empressaient de placer leur signature au bas des exemplaires qu' on leur présentait . Auprès de chaque nom devait figurer l' adresse et la profession des signataires . D' autres pancartes , portées de la même façon , apprenaient à tous qu' il n' y avait plus que deux jours pour signer la pétition , qu' il fallait se hâter . D' autres encore rappelaient aux passants les causes de cette pétition , la misère publique , le peu de souci que paraissait en prendre le gouvernement . Ces inscriptions étaient généralement très brèves , elles résumaient ou essayaient de résumer en trois ou quatre mots , quelquefois en deux ou en un seul , les motifs de toute cette agitation et l' urgence qu' il y avait à chercher et à trouver des remèdes aux maux inouïs engendrés par la situation . « Le peuple meurt de faim » , lisait -on sur l' une . « Du pain pour du travail » , lisait -on sur une autre . Quelques-unes de ces inscriptions étaient menaçantes . Celle qu' on remarquait le plus et qui se rencontrait le plus fréquemment nous est déjà connue : « Du pain ou du fer » , disait-elle . Mais ces devises menaçantes et de nature à soulever les mauvais intincts de la foule n' obtenaient qu' un succès médiocre . Ceux qui les portaient éprouvaient souvent beaucoup de peine à percer la foule , et plus d' un avait dû défendre sa pancarte contre des assaillants très disposés à la lui ôter des mains . Quelques scènes de pugilat avaient ainsi lieu de loin en loin ; mais les Anglais ne s' émeuvent pas pour si peu . La boxe est de toutes les réunions populaires ; sans elle , il n' y à pas de véritable fête , pas de manifestation politique bien ordonnée . Deux hommes se provoquent au milieu de la foule , on fait cercle , et pourvu que les coups soient donnés dans les règles , pourvu surtout qu' ils soient reçus avec grâce et intrépidité , nul n' y trouve à redire . Il y à toujours dans les environs quelque taverne où , vainqueur et vaincu , finissent par aller noyer dans les pots leur triomphe ou leur défaite . Au milieu de tout cela , ce qu' il y à de plus merveilleux ; c' est l' absence , tout au moins l' insouciance absolue de la police . Cette fois , cependant , l' agitation ayant pris des proportions extraordinaires , peut-être aussi en raison des causes qui la produisaient et des dangers spéciaux qu' elle offrait , de loin en loin , au coin de certaines rues , devant certains établissements publics , particulièrement les banques et les établissements de crédit , mais toujours de façon à ne pas gêner la foule et à ne passe mêler à elle , se tenaient des groupes de policemen , conduits par des constables . Mac Allan contemplait avec une secrète satisfaction ce tableau de l' agitation légale anglaise . En voyant cette foule immense résolue à obtenir du gouvernement par les moyens légaux et pacifiques qu' il s' occupât enfin de ses justes réclamations , ses craintes de la veille se dissipaient peu à peu . Que pouvaient , en effet , quelques énergumènes et quelques traîtres contre la volonté aussi clairement et aussi fermement exprimée d' une population entière ? – – William Castle et les Watson auront fort à faire , se disait-il à part lui , pour détourner dans le mauvais sens toutes ces passions qui coulent si naturellement vers le bon . Il achevait à peine de terminer cette réflexion que d' une rue voisine sortit un cortège , en très grande partie composée de femmes , et précédé d' un immense drapeau noir porté par la vieille Jane Reapert , la mégère qu' il avait remarqué au lodging-house de John Dyale . Sur le drapeau on pouvait lire , en gigantesques lettres blanches se détachant sur le fond lugubre de l' étoffe , la fameuse devise : « Du pain ou du fer . » Les nombreuses commères et les quelques hommes qui composaient ce cortège hurlaient , vociféraient , menaçaient même la foule et les groupes de constables , devant lesquels ils passaient . Mac Allan se trouvait en ce moment devant un public exchange dont les vitres grillées laissaient voir des sébilles pleines d' or , des monceaux de banknotes et des billets de banque de toutes les nations . A quelques pas se tenaient une vingtaine de policemen commandés par un constable . Celui -ci , en voyant le sombre cortège se diriger de son côté , ou plutôt vers le public exchange qu' il était probablement chargé de surveiller et de protéger , mit gravement son chapeau au bout de son bâton de police , et l' éleva au-dessus de la foule en l' agitant deux ou trois fois . A ce signal quelques coups de sifflet retentirent dans toutes les directions , les groupes de policemen voisins fendirent la foule et rapidement se massèrent à portée de celui qui semblait menacé . – – Au nom de la loi et du roi , où allez -vous ? dit le constable qui avait donné le signal , en se précipitant à la tête du cortège . Celui -ci avançait toujours vers la porte principale du public exchange . Mac Allan jeta rapidement un regard autour de lui ; il vit au milieu de la foule , d' un côté , William Castle ; de l' autre , Watson l' aîné ; ici , Waston le jeune ; là , le tailleur Preston ; plus loin , l' Américain Thistlewood ; à droite , à gauche , partout , des visages connus , des figures qu' il avait vues dans les réunions , dans les meetings , partout enfin où l' on peut , à bon marché , s' acheter une médiocre notoriété . Sans répondre un mot , la vieille qui marchait en tête du cortège , poussée d' ailleurs par ceux qui la suivaient , essaya de passer outre . La situation devenait extrêmement périlleuse . Il était évident que , d' un côté , avec un aveugle acharnement , le passage serait tenté quand même , que de l' autre , avec une inflexible discipline , on s' opposerait à ce que le coup réussît . En attendant , les commis et les employés du public exchange , comprenant enfin que c' était à leur boutique , et à ce qu' elle contenait , qu' en voulait la foule , s' empressaient de fermer les portes et de les barricader au-dedans . Sur l' injonction du magistrat de police , qui voulait arracher le drapeau des mains de Jane Reapert , celle -ci s' était arrêtée , dans un moment d' hésitation . Un homme , un inconnu , se précipitant vers elle , et la poussant de toutes ses forces : – – Vieille sorcière , marcheras -tu ! s' écria-t-il . – – Oui , oui ! qu' elle marche ! s' écria la foule . Mac Allan , d' un coup d' œil , comprit quelle scène allait se dérouler . Il pensa que son intervention pouvait éviter les plus grands malheurs , qu' habitués à lui obéir , ces fous et ceux qui les conduisaient n' oseraient peut-être pas , lui présent et malgré sa volonté , accomplir jusqu' au bout leurs criminels desseins . Sur un signe de leur chef , les policemen , envisageant de leur côté que la tranquillité publique , si gravement compromise , allait être perdue complètement , s' ils n' intervenaient , se rapprochèrent encore . Ils mirent , tous ensemble , leur main sous leur manteau , et la retirèrent armée d' un instrument terrible , le casse-tête , dont la police parisienne devait essayer plus tard un si imprudent et si criminel usage . Encore quelques secondes , et le choc éclatait . L' Irlandais n' hésita plus , il fit un mouvement pour s' élancer au-devant de l' horrible vieille . Mais des mains solides le retinrent par les épaules : – – Laissez -moi , s' écria-t-il en cherchant à se dégager , car il venait de reconnaître dans ceux qui l' immobilisaient sur place ses adversaires eux -mêmes , Watson , l' aîné , et l' Américain Thistlewood , ne voyez -vous pas que ces folles et ces insensés compromettent le succès assuré de notre cause ? – – Tenez -vous tranquille , sir Edward , répondit Watson avec un regard dans lequel l' enthousiasme ressemblait de près à la folie , ces gens ont faim , ce qui ne vous est jamais arrivé ; ils n' ont pas le temps d' attendre que vos pétitions soient signées . – – D' ailleurs , ajouta l' Américain Thislewood , vous êtes un brave garçon , personne n' en doute , mais vous n' entendez rien à la politique . Et , sur un signe de sa main , un petit groupe d' individus , qui semblaient se trouver là disséminés par le hasard , se glissèrent entre Mac Allan , pâle de colère , et la tête du cortège . A partir de ce moment , l' Irlandais se trouva contraint d' assister en simple spectateur aux événements qui se déroulaient devant lui . George Thislewood , dans le peu de mots qu' il avait adressés à Mac Allan , s' était peint tout entier , avec ses prétentions à l' omniscience , son arrogance extrême et l' audacieuse confiance qu' il avait en lui -même , qu' il savait , à force d' effronterie , faire partager par ceux qu' il conduisait droit à leur perte , non sans avoir eu soin d' assurer sa retraite et de se préparer , en cas d' échec , les ressources d' un abri . Ce général américain – il se donnait ce titre – avait servi – c' est encore lui qui l' affirmait – dans l' armée anglaise . Il n' aimait pas , et pour cause , qu' on lui parlât de l' époque de ces services . Moitié de gré , moitié de force , il avait donné sa démission , à la suite , disaient certains de ses camarades , d' incidents financiers assez louches , ou qui , du moins , n' avaient jamais été bien expliqués . Après s' être libéré de la sorte , il avait gagné les États-Unis , au moment où cette république , occupée à conquérir et à pacifier les Etats du Nord-Est , entretenait une armée importante . Thislewood prétendait s' être couvert de gloire dans divers engagements , et y avoir obtenu le grade de général . La vérité , c' est que , revenu dans son pays d' origine , il signait « général George Thistlewood » , qu' il avait parcouru les comtés les plus pauvres et les plus disposés à la révolte , que naguère il avait essayé de conduire de Manchester à Londres , dans l' intention bien avouée de soulever les misérables de la capitale et de leur tendre la main , une colonne de près de cinquante mille insurgés , et qu' ayant vu cette colonne dispersée par un détachement de l' armée régulière , il avait disparu , laissant les morts sur le terrain de la bataille , et les prisonniers se débrouiller avec les juges . Un matelot du nom de Corshman , qui lui servait d' aide de camp , avait été condamné au supplice de la corde , parfaitement pendu , et personne ne s' était avisé de protester . Quant à lui , Thistlewood , il s' était tenu caché à Londres , avait renoué des relations avec le comité de salut public , et s' était emparé de la direction militaire de la future insurrection . Il ne rêvait ni plus ni moins que la dictature , quelque chose comme le protectorat dont Cromwel avait été investi , et , avec une audace sans pareille , il poursuivait son but sans autrement s' inquiéter des moyens qu' il employait pour l' atteindre et des malheurs qu' il semait sur sa route . Au fond , c' était un charlatan , quelque peu fou , amoureux surtout du faste et de la représentation . Porteur d' une barbe magnifique , il l' étalait effrontément et bêtement sous des chapeaux garnis de plumes , de fanfreluches , voire même de panaches , ne comprenant bien du pouvoir , qu' il ambitionnait , que les oripeaux dont il donne à ceux qui l' exercent le droit de se parer . Tel était le personnage qui venait de souffler à l' oreille de Mac Allan : – – Vous n' entendez rien à la politique . Si la politique consiste à exciter des mouvements populaires pour la satisfaction de les voir échouer , à troubler constamment l' eau pour essayer d' y pêcher des positions ; puis , les affaires gâtées , compromises , éventées , se mettre à l' abri avec une rare habileté , Mac Allan l' honnête homme , Mac Allan le loyal , le convaincu , n' entendait rien à la politique , tandis que Thistlewood , le voleur et le fourbe , s' y montrait d' une force écrasante et maître absolu . Quoi qu' il en soit , l' Irlandais , tenu en surveillance par les amis de ce forcené , dut se borner , en frémissant intérieurement de douleur et de pitié , à rester le témoin muet de la lutte qui n' allait point tarder à éclater . Sur l' injonction de cet inconnu dont la voix venait de résonner derrière elle , et malgré l' opposition formelle du constable , malgré l' attitude très significative et très déterminée des policemen , la vieille Jane Reapert voulut continuer son chemin . – – Au nom de la loi et du roi , s' écria le constable , en touchant légèrement de son bâton l' épaule de la vieille , je vous somme , non seulement de vous arrêter , mais encore d' abandonner ce drapeau . – – Nous avons faim , hurla cette furie en délire , dont la voix porta fort loin et fut entendue de tous , et puisqu'on ne veut pas nous donner de pain , nous allons nous procurer les moyens d' en acheter . Disant ces mots , Jane Reapert montrait du doigt le public exchange , et se précipitait en avant . – – Alors que force reste à la loi , riposta le constable ... Et , donnant l' exemple à ses hommes , le magistrat de police se précipita au milieu des assaillants , essayant d' enlever à la femme le drapeau , qu' elle défendit un instant des dents et des ongles , et s' efforçant de dissiper le groupe qui l' entourait . La mêlée fut de courte durée , mais farouche : au premier signe de collision , les promeneurs et les badauds se dispersèrent dans tous les sens , tandis que les policemen des groupes voisins de celui qu' on venait d' attaquer accouraient à son secours . Le cortège récalcitrant se trouva en quelques instants enveloppé d' une nuée d' hommes de police , dont les casse-tête et les coups de pied ou les coups de poing tombaient avec fureur sur les émeutiers . Ceux -ci répondaient vigoureusement de leur côté . Quelques détonations de pistolet retentirent , quelques couteaux furent tirés et se teignirent de sang . Watson , Preston et leurs amis se mêlèrent énergiquement au combat , et les policemen commençaient à plier , quand Castle et Thistlewood les tirèrent par le bras . – – La partie est perdue pour aujourd'hui , leur dirent -ils tout bas , esquivons -nous . Notre but est d' ailleurs atteint ; que les Mac Allan , les Hunt et les Burdett s' amusent maintenant à créer de l' agitation légale . Les frères Watson ne voulaient rien entendre : – – Sus aux policemen ! s' écriaient -ils , sans cesser de se battre comme des lions , surtout depuis qu' ils voyaient leurs adversaires lâcher pied . Mais , sur un signe mystérieux de William Castle à l' un des constables , les deux frères furent entourés puis repoussés loin du théâtre de la mêlée . Mais , singularité que ces hommes aveugles ne s' expliquèrent jamais , ni l' un ni l' autre ne furent arrêtés . Les émeutiers , n' ayant plus leurs chefs , ne tardèrent pas à perdre tout l' avantage qu' ils avaient d' abord obtenu . Débandés bientôt , le drapeau noir fut vite entre les mains des hommes de la police , ainsi qu' une quinzaine de prisonniers des deux sexes . Sur le sol , le cadavre du constable qui avait engagé la lutte , celui d' un émeutier , cinq ou six blessés se tordant d' agonie ou poussant des cris de douleur , restèrent comme les seuls mais incontestables témoins des événements qui s' étaient passés . Castle , Thistlewood , pas plus que la vieille Jane , ne se trouvèrent parmi les morts , ni parmi les blessés , ni même au nombre des prisonniers . Mac Allan , navré de cette inutile tentative , se retira un des derniers du lieu de la collision . Sans se soucier des dangers qu' il courait d' être confondu avec les fauteurs de désordre , et arrêté comme eux , il s' en alla lentement , énumérant avec tristesse les conséquences que pouvait avoir cette escarmouche pour le succès de la pétition . Il regagna sa demeure , découragé , triste , abattu . Au moment où , soucieux , il entrait chez lui , son jeune domestique lui remit une lettre qu' on venait d' apporter , il y avait à peine quelques instants . Ainsi rappelé à lui -même et au sentiment de sa propre situation , Mac Allan jeta rapidement les yeux sur l' adresse , et poussa un cri de bonheur . La main qui l' avait tracée était celle de Mary . Nous laisserons Mac Allan absorbé par la lecture de cette missive qu' il vient de recevoir , et nous essayerons de retrouver les traces des chefs du mouvement avorté et qui , cependant , s' il faut en croire Thistlewood et William Castle , avait atteint jusqu' à un certain point le but que s' étaient proposé les conjurés . Le rendez -vous général , que l' affaire fût ou non victorieuse , était à la taverne du Mûrier . Les frères Watson , rejetés à leur grand regret et à leur corps défendant en dehors du combat , arrivèrent les premiers . Ils furent bientôt rejoints par Castle , Thistlewood , Preston et les autres chefs . Jane Reapert arriva la dernière . – – À boire ! s' écria-t-elle en entrant ; j' ai tant crié et j' ai été tellement surmenée que l' enfer est dans ma gorge . – – Taisez -vous , la vieille , et buvez sans crier , même sans parler , si la chose est possible , lui dit Castle , il y va de votre horrible tête et des nôtres . La mégère avala coup sur coup plusieurs mesures de gin , et bientôt l' ivresse lui procura le mutisme que lui recommandait Willam Castle . Alors celui -ci fit signe à ses complices de le suivre et tous se glissèrent l' un après l' autre dans une salle située au fond de la taverne . – – C' est un coup manqué , disait avec désespoir Watson junior . – – Et l' occasion ne se représentera plus jamais aussi belle , ajoutait son frère aîné . Le général Thistlewood ( il faut bien lui donner ce titre ) se borna à hausser les épaules : – – C' est un coup complètement réussi , au contraire ! s' écria William Castle . Nous sommes tous ici , libres , sains et saufs , et l' effet que nous voulions produire est produit . Tant pis pour les maladroits qui l' ont payé d' une ouverture faite à leur peau ou d' un accroc à leur liberté . Les deux Watson , qui jouaient franc jeu , dont le machiavélisme n' allait pas jusqu' à comprendre comment une déroute complète et incontestable pouvait être considérée à l' égal d' une grande victoire , regardèrent William Castle d' un œil stupéfait , plein de muettes interrogations . – – Eh ! oui , reprit celui -ci au milieu du profond silence qui accueillait ses paroles , vous n' espériez pas , je pense , qu' on allait piller ce public exchange ? – – Certes ! dit l' aîné des Witson . – – Notre cause eût été déshonorée , appuya Watson le jeune . – – Il fallait donc nous borner pour aujourd'hui , continua le chef , à montrer à tous ces partisans de la légalité quand même que le peuple est fatigué d' attendre , qu' il est prêt à se porter à tous les excès pour peu qu' on tarde à faire droit à ses réclamations , et la démonstration , je crois , a eu lieu d' une façon supérieure . – – Cette vieille sorcière de Jane s' est bien conduite , ajouta le général Thistlewood . – – Mais enfin , hasarda Preston le tailleur , vous savez , messieurs , que je suis toujours de votre avis , mais enfin qui nous dit que le Prince-Régent , de concert avec les ministres , ne réservait pas un bon accueil à la pétition qui se signe , et qu' après ce qui vient d' avoir lieu , après ces scènes de violence et de désordre ... Castle et le général échangèrent un regard d' intelligence : – – Après comme avant , voyez -vous , Preston , interrompit le dernier , le Prince-Régent et les ministres se sont moqués , se moquent et se moqueront toujours du peuple . Les gens de l' espèce des Hunt , des Burnett et des Mac Allan , les uns par ambition , les autres par sottise , en nous parlant de légalité , en nous exhortant à la patience , font le jeu de nos oppresseurs . Maintenant qu' ils sont d' une manière ouverte et avérée dans le mouvement , il fallait les compromettre , ils sont compromis .