M . Kesselbach s' arrêta net au seuil du salon , prit le bras de son secrétaire , et murmura d' une voix inquiète : – Chapman , on a encore pénétré ici . – Voyons , voyons , monsieur , protesta le secrétaire , vous venez vous -même d' ouvrir la porte de l' antichambre , et , pendant que nous déjeunions au restaurant , la clef n' a pas quitté votre poche . – Chapman , on a encore pénétré ici , répéta M . Kesselbach . Il montra un sac de voyage qui se trouvait sur la cheminée . – Tenez , la preuve est faite . Ce sac était fermé . Il ne l' est plus . Chapman objecta : – Êtes -vous bien sûr de l' avoir fermé , monsieur ? D' ailleurs , ce sac ne contient que des bibelots sans valeur , des objets de toilette ... – Il ne contient que cela parce que j' en ai retiré mon portefeuille avant de sortir , par précaution , sans quoi ... Non , je vous le dis , Chapman , on a pénétré ici pendant que nous déjeunions . Au mur , il y avait un appareil téléphonique . Il décrocha le récepteur . – Allô ! C' est pour M . Kesselbach , l' appartement 415. C' est cela Mademoiselle , veuillez demander la Préfecture de police , Service de la Sûreté ... Vous n' avez pas besoin du numéro , n' est -ce pas ? Bien , merci ... J' attends à l' appareil . Une minute après , il reprenait : – Allô ? allô ? Je voudrais dire quelques mots à M . Lenormand , le chef de la Sûreté . C' est de la part de M . Kesselbach ... Allô ? Mais oui , M . le chef de la Sûreté sait de quoi il s' agit . C' est avec son autorisation que je téléphone ... Ah ! il n' est pas là ... À qui ai -je l' honneur de parler ? M . Gourel , inspecteur de police ... Mais il me semble , monsieur Gourel , que vous assistiez , hier , à mon entrevue avec M . Lenormand ... Eh bien ! monsieur , le même fait s' est reproduit aujourd'hui . On a pénétré dans l' appartement que j' occupe . Et si vous veniez dès maintenant , vous pourriez peut-être découvrir , d' après les indices ... D' ici une heure ou deux ? Parfaitement . Vous n' aurez qu' à vous faire indiquer l' appartement 415. Encore une fois , merci ! De passage à Paris , Rudolf Kesselbach , le roi du diamant , comme on l' appelait – ou , selon son autre surnom , le Maître du Cap – le multimillionnaire Rudolf Kesselbach ( on estimait sa fortune à plus de cent millions ) , occupait depuis une semaine , au quatrième étage du Palace-Hôtel , l' appartement 415 , composé de trois pièces , dont les deux plus grandes à droite , le salon et la chambre principale , avaient vue sur l' avenue , et dont l' autre , à gauche , qui servait au secrétaire Chapman , prenait jour sur la rue de Judée . À la suite de cette chambre , cinq pièces étaient retenues pour Mme Kesselbach , qui devait quitter Monte-Carlo , où elle se trouvait actuellement , et rejoindre son mari au premier signal de celui -ci . Durant quelques minutes , Rudolf Kesselbach se promena d' un air soucieux . C' était un homme de haute taille , coloré de visage , jeune encore , auquel des yeux rêveurs , dont on apercevait le bleu tendre à travers des lunettes d' or , donnaient une expression de douceur et de timidité , qui contrastait avec l' énergie du front carré et de la mâchoire osseuse . Il alla vers la fenêtre : elle était fermée . Du reste , comment aurait -on pu s' introduire par là ? Le balcon particulier qui entourait l' appartement s' interrompait à droite ; et , à gauche , il était séparé par un refend de pierre des balcons de la rue de Judée . Il passa dans sa chambre : elle n' avait aucune communication avec les pièces voisines . Il passa dans la chambre de son secrétaire : la porte qui s' ouvrait sur les cinq pièces réservées à Mme Kesselbach était close , et le verrou poussé . – Je n' y comprends rien , Chapman , voilà plusieurs fois que je constate ici des choses ... des choses étranges , vous l' avouerez . Hier , c' était ma canne qu' on a dérangée ... Avant-hier , on a certainement touché à mes papiers ... et cependant comment serait-il possible ? – C' est impossible , monsieur , s' écria Chapman , dont la placide figure d' honnête homme ne s' animait d' aucune inquiétude . Vous supposez , voilà tout ... vous n' avez aucune preuve ... rien que des impressions ... Et puis quoi ! on ne peut pénétrer dans cet appartement que par l' antichambre . Or , vous avez fait faire une clef spéciale le jour de votre arrivée , et il n' y a que votre domestique Edwards qui en possède le double . Vous avez confiance en lui ? – Parbleu ! depuis dix ans qu' il est à mon service ... Mais Edwards déjeune en même temps que nous , et c' est un tort . À l' avenir , il ne devra descendre qu' après notre retour . Chapman haussa légèrement les épaules . Décidément , le Maître du Cap devenait quelque peu bizarre avec ses craintes inexpliquées . Quel risque court -on dans un hôtel , alors surtout qu' on ne garde sur soi ou près de soi aucune valeur , aucune somme d' argent importante ? Ils entendirent la porte du vestibule qui s' ouvrait . C' était Edwards . M . Kesselbach l' appela . – Vous êtes en livrée , Edwards ? Ah ! bien ! Je n' attends pas de visite aujourd'hui , Edwards ou plutôt si , une visite , celle de M . Gourel . D' ici là , restez dans le vestibule et surveillez la porte . Nous avons à travailler sérieusement , M . Chapman et moi . Le travail sérieux dura quelques instants pendant lesquels M . Kesselbach examina son courrier , parcourut trois ou quatre lettres et indiqua les réponses qu' il fallait faire . Mais soudain Chapman , qui attendait , la plume levée , s' aperçut que M . Kesselbach pensait à autre chose qu' à son courrier . Il tenait entre ses doigts , et regardait attentivement , une épingle noire recourbée en forme d' hameçon . – Chapman , fit-il , voyez ce que j' ai trouvé sur la table . Il est évident que cela signifie quelque chose , cette épingle recourbée . Voilà une preuve , une pièce à conviction . Et vous ne pouvez plus prétendre qu' on n' ait pas pénétré dans ce salon . Car enfin , cette épingle n' est pas venue là toute seule . – Certes non , répondit le secrétaire , elle y est venue grâce à moi . – Comment ? – Oui , c' est une épingle qui fixait ma cravate à mon col . Je l' ai retirée hier soir tandis que vous lisiez , et l' ai tordue machinalement . M . Kesselbach se leva , très vexé , fit quelques pas , et s' arrêtant : – Vous riez sans doute , Chapman ... et vous avez raison ... Je ne le conteste pas , je suis plutôt ... excentrique , depuis mon dernier voyage au Cap . C' est que voilà ... vous ne savez pas ce qu' il y a de nouveau dans ma vie ... un projet formidable ... une chose énorme ... que je ne vois encore que dans les brouillards de l' avenir , mais qui se dessine pourtant ... et qui sera colossale ... Ah ! Chapman , vous ne pouvez pas imaginer . L' argent , je m' en moque , j' en ai ... j' en ai trop ... Mais cela , c' est davantage , c' est la puissance , la force , l' autorité . Si la réalité est conforme à ce que je pressens , je ne serai plus seulement le Maître du Cap , mais le maître aussi d' autres royaumes ... Rudolf Kesselbach , le fils du chaudronnier d' Augsbourg , marchera de pair avec bien des gens qui , jusqu' ici , le traitaient de haut ... Il aura même le pas sur eux , Chapman , il aura le pas sur eux , soyez -en certain et si jamais ... Il s' interrompit , regarda Chapman comme s' il regrettait d' en avoir trop dit , et cependant , entraîné par son élan , il conclut : – Vous comprenez , Chapman , les raisons de mon inquiétude ... Il y a là , dans le cerveau , une idée qui vaut cher et cette idée , on la soupçonne peut-être et l' on m' épie ... j' en ai la conviction ... Une sonnerie retentit . – Le téléphone ... dit Chapman . – Est -ce que , par hasard , murmura M . Kesselbach , ce serait ... Il prit l' appareil . – Allô ? De la part de qui ? Le Colonel ? ... Ah ! Eh bien ! oui , c' est moi ... Il y a du nouveau ? ... Parfait ... Alors je vous attends ... Vous viendrez avec vos hommes ? Parfait ... Allô ! Non , nous ne serons pas dérangés ... je vais donner les ordres nécessaires ... C' est donc si grave ? ... Je vous répète que la consigne sera formelle ... mon secrétaire et mon domestique garderont la porte , et personne n' entrera . Vous connaissez le chemin , n' est -ce pas ? Par conséquent , ne perdez pas une minute . Il raccrocha le récepteur , et aussitôt : – Chapman , deux messieurs vont venir ... Oui , deux messieurs ... Edwards les introduira ... – Mais ... M . Gourel ... le brigadier ... – Il arrivera plus tard ... dans une heure ... Et puis , quand même , ils peuvent se rencontrer . Donc , dites à Edwards d' aller dès maintenant au bureau et de prévenir . Je n' y suis pour personne ... sauf pour deux messieurs , le Colonel et son ami , et pour M . Gourel . Qu' on inscrive les noms . Chapman exécuta l' ordre . Quand il revint , il trouva M . Kesselbach qui tenait à la main une enveloppe , ou plutôt une petite pochette de maroquin noir , vide sans doute , à en juger par l' apparence . Il semblait hésiter , comme s' il ne savait qu' en faire . Allait-il la mettre dans sa poche ou la déposer ailleurs ? Enfin , il s' approcha de la cheminée et jeta l' enveloppe de cuir dans son sac de voyage . – Finissons le courrier , Chapman . Nous avons dix minutes . Ah ! une lettre de Mme Kesselbach . Comment se fait-il que vous ne me l' ayez pas signalée , Chapman ? Vous n' aviez donc pas reconnu l' écriture ? Il ne cachait pas l' émotion qu' il éprouvait à toucher et à contempler cette feuille de papier que sa femme avait tenue entre ses doigts , et où elle avait mis un peu de sa pensée secrète . Il en respira le parfum , et , l' ayant décachetée , lentement il la lut , à mi-voix , par bribes que Chapman entendait : – Un peu lasse , je ne quitte pas la chambre ... je m ' ennuie , quand pourrai -je vous rejoindre ? Votre télégramme sera le bienvenu ... – Vous avez télégraphié ce matin , Chapman ? Ainsi donc Mme Kesselbach sera ici demain mercredi . Il paraissait tout joyeux , comme si le poids de ses affaires se trouvait subitement allégé , et qu' il fût délivré de toute inquiétude . Il se frotta les mains et respira largement , en homme fort , certain de réussir , en homme heureux , qui possédait le bonheur et qui était de taille à se défendre . – On sonne , Chapman , on a sonné au vestibule . Allez voir . Mais Edwards entra et dit : – Deux messieurs demandent monsieur . Ce sont les personnes ... – Je sais . Elles sont là , dans l' antichambre ? – Oui , monsieur . – Refermez la porte de l' antichambre , et n' ouvrez plus sauf à M . Gourel , brigadier de la Sûreté . Vous , Chapman , allez chercher ces messieurs , et dites -leur que je voudrais d' abord parler au Colonel , au Colonel seul . Edwards et Chapman sortirent , en ramenant sur eux la porte du salon . Rudolf Kesselbach se dirigea vers la fenêtre et appuya son front contre la vitre . Dehors , tout au-dessous de lui , les voitures et les automobiles roulaient dans les sillons parallèles , que marquait la double ligne de refuges . Un clair soleil de printemps faisait étinceler les cuivres et les vernis . Aux arbres un peu de verdure s' épanouissait , et les bourgeons des marronniers commençaient à déplier leurs petites feuilles naissantes . – Que diable fait Chapman ? murmura Kesselbach ... Depuis le temps qu' il parlemente ! ... Il prit une cigarette sur la table puis , l' ayant allumée , il tira quelques bouffées . Un léger cri lui échappa . Près de lui , debout , se tenait un homme qu' il ne connaissait point . Il recula d' un pas . – Qui êtes -vous ? L' homme – c' était un individu correctement habillé , plutôt élégant , noir de cheveux et de moustache , les yeux durs – l' homme ricana : – Qui je suis ? Mais , le Colonel ... – Mais non , mais non , celui que j' appelle ainsi , celui qui m' écrit sous cette signature ... de convention ... ce n' est pas vous . – Si , si ... l' autre n' était que ... Mais , voyez -vous , mon cher monsieur , tout cela n' a aucune importance . L' essentiel c' est que moi , je sois ... moi . Et je vous jure que je le suis . – Mais enfin , monsieur , votre nom ? – Le Colonel ... jusqu' à nouvel ordre . Une peur croissante envahissait M . Kesselbach . Qui était cet homme ? Que lui voulait-il ? Il appela : – Chapman ! – Quelle drôle d' idée d' appeler ! Ma société ne vous suffit pas ? – Chapman ! répéta M . Kesselbach . Chapman ! Edwards ! – Chapman ! Edwards ! dit à son tour l' inconnu . Que faites -vous donc , mes amis ? On vous réclame . – Monsieur , je vous prie , je vous ordonne de me laisser passer . – Mais , mon cher monsieur , qui vous en empêche ? Il s' effaça poliment . M . Kesselbach s' avança vers la porte , l' ouvrit , et brusquement sauta en arrière . Devant cette porte il y avait un autre homme , le pistolet au poing . Il balbutia : – Edwards ... Chap ... Il n' acheva pas . Il avait aperçu dans un coin de l' antichambre , étendus l' un près de l' autre , bâillonnés et ficelés , son secrétaire et son domestique . M . Kesselbach , malgré sa nature inquiète , impressionnable , était brave , et le sentiment d' un danger précis , au lieu de l' abattre , lui rendait tout son ressort et toute son énergie . Doucement , tout en simulant l' effroi , la stupeur , il recula vers la cheminée et s' appuya contre le mur . Son doigt cherchait la sonnerie électrique . Il trouva et pressa le bouton longuement . – Et après ? fit l' inconnu . Sans répondre , M . Kesselbach continua d' appuyer . – Et après ? Vous espérez qu' on va venir , que tout l' hôtel est en rumeur parce que vous pressez ce bouton ? ... Mais , mon pauvre monsieur , retournez -vous donc , et vous verrez que le fil est coupé . M . Kesselbach se retourna vivement , comme s' il voulait se rendre compte , mais , d' un geste rapide , il s' empara du sac de voyage , plongea la main , saisit un revolver , le braqua sur l' homme et tira . – Bigre ! fit celui -ci , vous chargez donc vos armes avec de l' air et du silence ? Une seconde fois le chien claqua , puis une troisième . Aucune détonation ne se produisit . – Encore trois coups , roi du Cap . Je ne serai content que quand j' aurai six balles dans la peau . Comment ! vous y renoncez ? Dommage ... le carton s' annonçait bien . Il agrippa une chaise par le dossier , la fit tournoyer , s' assit à califourchon , et montrant un fauteuil à M . Kesselbach : – Prenez donc la peine de vous asseoir , cher monsieur , et faites ici comme chez vous . Une cigarette ? Pour moi , non . Je préfère les cigares . Il y avait une boîte sur la table . Il choisit un Upman blond et bien façonné , l' alluma et , s' inclinant : – Je vous remercie . Ce cigare est délicieux . Et maintenant , causons , voulez -vous ? Rudolf Kesselbach écoutait avec stupéfaction . Quel était cet étrange personnage ? À le voir si paisible cependant , et si loquace , il se rassurait peu à peu et commençait à croire que la situation pourrait se dénouer sans violence ni brutalité . Il tira de sa poche un portefeuille , le déplia , exhiba un paquet respectable de bank-notes et demanda : – Combien ? L' autre le regarda d' un air ahuri , comme s' il avait de la peine à comprendre . Puis au bout d' un instant , appela : – Marco ! L' homme au revolver s' avança . – Marco , monsieur a la gentillesse de t' offrir ces quelques chiffons pour ta bonne amie . Accepte , Marco . Tout en braquant son revolver de la main droite , Marco tendit la main gauche , reçut les billets et se retira . – Cette question réglée selon votre désir , reprit l' inconnu , venons au but de ma visite . Je serai bref et précis . Je veux deux choses . D' abord une petite enveloppe en maroquin noir , que vous portez généralement sur vous . Ensuite , une cassette d' ébène qui , hier encore , se trouvait dans le sac de voyage . Procédons par ordre . L' enveloppe de maroquin ? – Brûlée . L' inconnu fronça le sourcil . Il dut avoir la vision des bonnes époques où il y avait des moyens péremptoires de faire parler ceux qui s' y refusent . – Soit . Nous verrons ça . Et la cassette d' ébène ? – Brûlée . – Ah ! gronda-t-il , vous vous payez ma tête mon brave homme . Il lui tordit le bras d' une façon implacable . – Hier , Rudolf Kesselbach , hier , vous êtes entré au Crédit Lyonnais , sur le boulevard des Italiens , en dissimulant un paquet sous votre pardessus . Vous avez loué un coffre-fort ... Précisons : le coffre numéro 16 , travée 9. Après avoir signé et payé , vous êtes descendu dans les sous-sols , et , quand vous êtes remonté , vous n' aviez plus votre paquet . Est -ce exact ? – Absolument . – Donc , la cassette et l' enveloppe sont au Crédit Lyonnais . – Non . – Donnez -moi la clef de votre coffre . – Non . – Marco ! Marco accourut . – Vas -y , Marco . Le quadruple nœud . Avant même qu' il eût le temps de se mettre sur la défensive , Rudolf Kesselbach fut enserré dans un jeu de cordes qui lui meurtrirent les chairs dès qu' il voulut se débattre . Ses bras furent immobilisés derrière son dos , son buste attaché au fauteuil et ses jambes entourées de bandelettes comme les jambes d' une momie . – Fouille , Marco . Marco fouilla . Deux minutes après , il remettait à son chef une petite clef plate , nickelée , qui portait les numéros 16 et 9. – Parfait . Pas d' enveloppe de maroquin ? – Non , patron . – Elle est dans le coffre . Monsieur Kesselbach , veuillez me dire le chiffre secret . – Non . – Vous refusez ? – Oui . – Marco ? – Patron ? – Applique le canon de ton revolver sur la tempe de monsieur . – Ça y est . – Appuie ton doigt sur la détente . – Voilà . – Eh bien ! mon vieux Kesselbach , es -tu décidé à parler ? – Non . – Tu as dix secondes , pas une de plus . Marco ? – Patron ? – Dans dix secondes tu feras sauter la cervelle de monsieur . – Entendu . – Kesselbach , je compte : une , deux , trois , quatre , cinq , six ... Rudolf Kesselbach fit un signe : – Tu veux parler ? – Oui . – Il était temps . Alors , le chiffre , le mot de la serrure ? – Dolor . – Dolor ... Douleur ... Mme Kesselbach ne s' appelle-t-elle pas Dolorès ? Chéri , va ... Marco , tu vas faire ce qui est convenu ... Pas d' erreur , hein ? Je répète ... Tu vas rejoindre Jérôme au bureau où tu sais , tu lui remettras la clef et tu lui diras le mot d' ordre : Dolor . Vous irez ensemble au Crédit Lyonnais . Jérôme entrera seul , signera le registre d' identité , descendra dans les caves , et emportera tout ce qui se trouve dans le coffre-fort . Compris ? – Oui , patron . Mais si par hasard le coffre n' ouvre pas , si le mot « Dolor » ... – Silence , Marco . Au sortir du Crédit Lyonnais , tu lâcheras Jérôme , tu rentreras chez toi , et tu me téléphoneras le résultat de l' opération . Si par hasard le mot « Dolor » n' ouvre pas le coffre , nous aurons , mon ami Kesselbach et moi , un petit entretien suprême . Kesselbach , tu es sûr de ne t' être point trompé ? – Oui . – C' est qu' alors tu escomptes la nullité de la perquisition . Nous verrons ça . File , Marco . – Mais vous , patron ? – Moi , je reste . Oh ! ne crains rien . Je n' ai jamais couru aussi peu de danger . N' est -ce pas , Kesselbach , la consigne est formelle ? – Oui . – Diable , tu me dis ça d' un air bien empressé . Est -ce que tu aurais cherché à gagner du temps ? Alors je serais pris au piège , comme un idiot ? Il réfléchit , regarda son prisonnier et conclut : – Non ce n' est pas possible , nous ne serons pas dérangés Il n' avait pas achevé ce mot que la sonnerie du vestibule retentit . Violemment il appliqua sa main sur la bouche de Rudolf Kesselbach . – Ah ! vieux renard , tu attendais quelqu'un ! Les yeux du captif brillaient d' espoir . On l' entendit ricaner , sous la main qui l' étouffait . L' homme tressaillit de rage . – Tais -toi sinon , je t' étrangle . Tiens , Marco , bâillonne-le . Fais vite ... Bien . On sonna de nouveau . Il cria , comme s' il était , lui , Rudolf Kesselbach , et qu' Edwards fût encore là : – Ouvrez donc , Edwards . Puis il passa doucement dans le vestibule , et , à voix basse , désignant le secrétaire et le domestique : – Marco , aide -moi à pousser ça dans la chambre là , de manière qu' on ne puisse les voir . Il enleva le secrétaire , Marco emporta le domestique . – Bien , maintenant retourne au salon . Il le suivit , et aussitôt , repassant une seconde fois dans le vestibule , il prononça très haut d' un air étonné : – Mais votre domestique n' est pas là , monsieur Kesselbach ... non , ne vous dérangez pas ... finissez votre lettre ... J' y vais moi -même . Et , tranquillement , il ouvrit la porte d' entrée . – M . Kesselbach ? lui demanda-t -on . Il se trouvait en face d' une sorte de colosse , à la large figure réjouie , aux yeux vifs , qui se dandinait d' une jambe sur l' autre et tortillait entre ses mains les rebords de son chapeau . Il répondit : – Parfaitement , c' est ici . Qui dois -je annoncer ? – M . Kesselbach a téléphoné ... il m' attend ... – Ah ! c' est vous ... je vais prévenir ... voulez -vous patienter une minute ? ... M . Kesselbach va vous parler . Il eut l' audace de laisser le visiteur sur le seuil de l' antichambre , à un endroit d' où l' on pouvait apercevoir , par la porte ouverte , une partie du salon . Et lentement , sans même se retourner , il rentra , rejoignit son complice auprès de M . Kesselbach , et lui dit : – Nous sommes fichus . C' est Gourel , de la Sûreté ... L' autre empoigna son couteau . Il lui saisit le bras : – Pas de bêtises , hein ! J' ai une idée . Mais , pour Dieu , comprends -moi bien , Marco , et parle à ton tour ... Parle comme si tu étais Kesselbach ... Tu entends , Marco , tu es Kesselbach . Il s' exprimait avec un tel sang-froid et une autorité si violente que Marco comprit , sans plus d' explication , qu' il devait jouer le rôle de Kesselbach , et prononça , de façon à être entendu : – Vous m' excuserez , mon cher . Dites à M . Gourel que je suis désolé , mais que j' ai à faire par-dessus la tête ... Je le recevrai demain matin à neuf heures , oui , à neuf heures exactement . – Bien , souffla l' autre , ne bouge plus . Il revint dans l' antichambre , Gourel attendait . Il lui dit : – M . Kesselbach s' excuse . Il achève un travail important . Vous est-il possible de venir demain matin , à neuf heures ? Il y eut un silence . Gourel semblait surpris et vaguement inquiet . Au fond de sa poche , le poing de l' homme se crispa . Un geste équivoque , et il frappait . Enfin , Gourel dit : – Soit ... À demain neuf heures mais tout de même ... Eh bien ! oui , neuf heures , je serai là ... Et , remettant son chapeau , il s' éloigna par les couloirs de l' hôtel . Marco , dans le salon , éclata de rire . – Rudement fort , le patron . Ah ! ce que vous l' avez roulé ! – Débrouille -toi , Marco , tu vas le filer . S' il sort de l' hôtel , lâche-le , retrouve Jérôme , comme c' est convenu ... et téléphone . Marco s' en alla rapidement . Alors l' homme saisit une carafe sur la cheminée , se versa un grand verre d' eau qu' il avala d' un trait , mouilla son mouchoir , baigna son front que la sueur couvrait , puis s' assit auprès de son prisonnier , et lui dit avec une affectation de politesse : – Il faut pourtant bien , monsieur Kesselbach , que j' aie l' honneur de me présenter à vous . Et , tirant une carte de sa poche , il prononça : – Arsène Lupin , gentleman-cambrioleur . Le nom du célèbre aventurier sembla faire sur M . Kesselbach la meilleure impression . Lupin ne manqua pas de le remarquer et s' écria : – Ah ! ah ! cher monsieur , vous respirez ! Arsène Lupin est un cambrioleur délicat , le sang lui répugne , il n' a jamais commis d' autre crime que de s' approprier le bien d' autrui une peccadille , quoi ! et vous vous dites qu' il ne va pas se charger la conscience d' un assassinat inutile . D' accord ... Mais votre suppression sera-t-elle inutile ? Tout est là . En ce moment , je vous jure que je ne rigole pas . Allons -y , camarade . Il rapprocha sa chaise du fauteuil , relâcha le bâillon de son prisonnier , et , nettement : – Monsieur Kesselbach , le jour même de ton arrivée à Paris , tu entrais en relation avec le nommé Barbareux , directeur d' une agence de renseignements confidentiels , et , comme tu agissais à l' insu de ton secrétaire Chapman , le sieur Barbareux , quand il communiquait avec toi , par lettre ou par téléphone , s' appelait « Le Colonel » . Je me hâte de te dire que Barbareux est le plus honnête homme du monde . Mais j' ai la chance de compter un de ses employés parmi mes meilleurs amis . C' est ainsi que j' ai su le motif de ta démarche auprès de Barbareux , et c' est ainsi que j' ai été amené à m' occuper de toi , et à te rendre , grâce à de fausses clés , quelques visites domiciliaires au cours desquelles , hélas ! je n' ai pas trouvé ce que je voulais . Il baissa la voix , et , les yeux dans les yeux de son prisonnier , scrutant son regard , cherchant sa pensée obscure , il articula : – Monsieur Kesselbach , tu as chargé Barbareux de découvrir dans les bas-fonds de Paris un homme qui porte , ou a porté , le nom de Pierre Leduc , et dont voici le signalement sommaire : taille , un mètre soixante-quinze , blond , moustaches . Signe particulier : à la suite d' une blessure , l' extrémité du petit doigt de la main gauche a été coupée . En outre , une cicatrice presque effacée à la joue droite . Tu sembles attacher à la découverte de cet homme une importance énorme , comme s' il pouvait en résulter pour toi des avantages considérables . Qui est cet homme ? – Je ne sais pas . La réponse fut catégorique , absolue . Savait-il ou ne savait-il pas ? Peu importait . L' essentiel , c' est qu' il était décidé à ne point parler . – Soit , fit son adversaire , mais tu as sur lui des renseignements plus détaillés que ceux que tu as fournis à Barbareux ? – Aucun . – Tu mens , monsieur Kesselbach . Deux fois , devant Barbareux , tu as consulté des papiers enfermés dans l' enveloppe de maroquin . – En effet . – Alors , cette enveloppe ? – Brûlée . Lupin tressaillit de rage . évidemment , l' idée de la torture et des commodités qu' elle offrait traversa de nouveau son cerveau . – Brûlée ? mais la cassette ... avoue donc ... avoue donc qu' elle est au Crédit Lyonnais ? – Oui . – Et qu' est -ce qu' elle contient ? – Les deux cents plus beaux diamants de ma collection particulière . Cette affirmation ne sembla pas déplaire à l' aventurier . – Ah ! ah ! les deux cents plus beaux diamants ! Mais dis donc , c' est une fortune ... Oui , ça te fait sourire ... Pour toi , c' est une bagatelle . Et ton secret vaut mieux que ça ... Pour toi , oui , mais pour moi ? Il prit un cigare , alluma une allumette qu' il laissa éteindre machinalement et resta quelque temps pensif , immobile . Les minutes passaient . Il se mit à rire . – Tu espères bien que l' expédition ratera , et qu' on n' ouvrira pas le coffre ? Possible , mon vieux . Mais alors il faudra me payer mon dérangement . Je ne suis pas venu ici pour voir la tête que tu fais sur un fauteuil ... Les diamants , puisque diamants il y a ... Sinon , l' enveloppe de maroquin ... Le dilemme est posé ... Il consulta sa montre . – Une demi-heure ... Bigre ! ... Le destin se fait tirer l' oreille ... Mais ne rigole donc pas , monsieur Kesselbach . Foi d' honnête homme , je ne rentrerai pas bredouille ... Enfin ! C' était la sonnerie du téléphone . Lupin s' empara vivement du récepteur , et changeant le timbre de sa voix , imitant les intonations rudes de son prisonnier : – Oui , c' est moi , Rudolf Kesselbach ... Ah ! bien , mademoiselle , mettez -moi en communication ... C' est toi , Marco ? ... Parfait ... Ça s' est bien passé ? ... À la bonne heure ... Pas d' accrocs ? ... Compliments , l' enfant ... Alors , qu' est -ce qu' on a ramassé ? La cassette d' ébène ... Pas autre chose ? aucun papier ? ... Tiens , tiens ! ... Et dans la cassette ? ... Sont -ils beaux , ces diamants ? ... Parfait , parfait ... Une minute , Marco , que je réfléchisse ... tout ça , vois -tu ... si je te disais mon opinion ... Tiens , ne bouge pas ... reste à l' appareil ... Il se retourna : – Monsieur Kesselbach , tu y tiens à tes diamants ? – Oui . – Tu me les rachèterais ? – Peut-être . – Combien ? Cinq cent mille ? – Cinq cent mille ... oui ... – Seulement , voilà le hic ... Comment se fera l' échange ? Un chèque ? Non , tu me roulerais ... ou bien je te roulerais ... écoute , après-demain matin , passe au Lyonnais , prends tes cinq cents billets et va te promener au Bois , près d' Auteuil ... moi , j' aurai les diamants ... dans un sac , c' est plus commode ... la cassette se voit trop ... – Non ... non ... la cassette ... je veux tout ... – Ah ! fit Lupin , éclatant de rire ... tu es tombé dans le panneau ... Les diamants , tu t' en fiches ... ça se remplace ... Mais la cassette , tu y tiens comme à ta peau ... Eh bien ! tu l' auras , ta cassette ... foi d' Arsène ... tu l' auras , demain matin par colis postal ! Il reprit le téléphone . – Marco , tu as la boîte sous les yeux ? ... Qu' est -ce qu' elle a de particulier ? De l' ébène , incrusté d' ivoire ... oui , je connais ça ... style japonais , faubourg Saint-Antoine ... Pas de marque ? Ah ! une petite étiquette ronde , bordée de bleu , et portant un numéro ... oui , une indication commerciale ... aucune importance . Et le dessous de la boîte , est-il épais ? ... Bigre ! pas de double fond , alors ... Dis donc , Marco , examine les incrustations d' ivoire sur le dessus ... ou plutôt , non , le couvercle . Il exulta de joie . – Le couvercle ! c' est ça , Marco ! Kesselbach a cligné de l' œil ... Nous brûlons ! ... Ah ! mon vieux Kesselbach , tu ne voyais donc pas que je te guignais . Fichu maladroit ! Et , revenant à Marco : – Eh bien ! où en es -tu ? Une glace à l' intérieur du couvercle ? ... Est -ce qu' elle glisse ? Y a-t-il des rainures ? Non ... eh bien ! casse -la ... Mais oui , je te dis de la casser ... Cette glace n' a aucune raison d' être ... elle a été rajoutée . Il s' impatienta : – Mais , imbécile , ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas ... Obéis ... Il dut entendre le bruit que Marco faisait , au bout du fil , pour briser le miroir , car il s' écria , triomphalement : – Qu' est -ce que je te disais , monsieur Kesselbach , que la chasse serait bonne ? ... Allô ? Ça y est ? Eh bien ? ... Une lettre ? Victoire ! Tous les diamants du Cap et le secret du bonhomme ! Il décrocha le second récepteur , appliqua soigneusement les deux plaques sur ses oreilles , et reprit : – Lis , Marco , lis doucement ... L' enveloppe d' abord ... Bon ... Maintenant , répète . Lui -même répéta : – Copie de la lettre contenue dans la pochette de maroquin noir . – Et après ? Déchire l' enveloppe , Marco . Vous permettez , monsieur Kesselbach ? Ça n' est pas très correct , mais enfin ... Vas -y , Marco , M . Kesselbach t' y autorise . Ça y est ? Eh bien ! lis . Il écouta , puis ricanant : – Fichtre ! ce n' est pas aveuglant . Voyons , je résume . Une simple feuille de papier pliée en quatre et dont les plis paraissent tout neufs ... Bien ... En haut et à droite de cette feuille , ces mots : un mètre soixante-quinze , petit doigt gauche coupé , etc . Oui , c' est le signalement du sieur Pierre Leduc . De l' écriture de Kesselbach , n' est -ce pas ? ... Bien ... Et au milieu de la feuille ce mot , en lettres capitales d' imprimerie : APOON « Marco , mon petit , tu vas laisser le papier tranquille , tu ne toucheras pas à la cassette ni aux diamants . Dans dix minutes j' en aurai fini avec mon bonhomme . Dans vingt minutes je te rejoins ... Ah ! à propos , tu m' as envoyé l' auto ? Parfait . À tout à l' heure . Il remit l' appareil en place , passa dans le vestibule , puis dans la chambre , s' assura que le secrétaire et le domestique n' avaient pas desserré leurs liens et que , d' autre part , ils ne risquaient pas d' être étouffés par leurs bâillons , et il revint vers son prisonnier . Il avait une expression résolue , implacable . – Fini de rire , Kesselbach . Si tu ne parles pas , tant pis pour toi . Es -tu décidé ? – À quoi ? – Pas de bêtises . Dis ce que tu sais . – Je ne sais rien . – Tu mens . Que signifie ce mot Apoon ? – Si je le savais , je ne l' aurais pas inscrit . – Soit , mais à qui , à quoi se rapporte-t-il ? Où l' as -tu copié ? D' où cela te vient-il ? M . Kesselbach ne répondit pas . Lupin reprit , plus nerveux , plus saccadé : – écoute , Kesselbach , je vais te faire une proposition . Si riche , si gros monsieur que tu sois , il n' y a pas entre toi et moi tant de différence . Le fils du chaudronnier d' Augsbourg et Arsène Lupin , prince des cambrioleurs , peuvent s' accorder sans honte ni pour l' un ni pour l' autre . Moi , je vole en appartement ; toi , tu voles en Bourse . Tout ça , c' est kif-kif . Donc , voilà , Kesselbach . Associons-nous pour cette affaire . J' ai besoin de toi puisque je l' ignore . Tu as besoin de moi parce que , tout seul , tu n' en sortiras pas . Barbareux est un niais . Moi , je suis Lupin . Ça colle ? Un silence . Lupin insista , d' une voix qui tremblait : – Réponds , Kesselbach , ça colle ? Si oui , en quarante-huit heures , je te le retrouve , ton Pierre Leduc . Car il s' agit bien de lui , hein ? C' est ça , l' affaire ? Mais réponds donc ! Qu' est -ce que c' est que cet individu ? Pourquoi le cherches -tu ? Que sais -tu de lui ? Je veux savoir . Il se calma subitement , posa sa main sur l' épaule de l' Allemand et , d' un ton sec : – Un mot seulement . Oui ou non ? – Non . Il tira du gousset de Kesselbach un magnifique chronomètre en or et le plaça sur les genoux du prisonnier . Il déboutonna le gilet de Kesselbach , écarta la chemise , découvrit la poitrine , et , saisissant un stylet d' acier , à manche niellé d' or , qui se trouvait près de lui , sur la table , il en appliqua la pointe à l' endroit où les battements du cœur faisaient palpiter la chair nue . – Une dernière fois ? – Non . – Monsieur Kesselbach , il est trois heures moins huit . Si dans huit minutes vous n' avez pas répondu , vous êtes mort . Le lendemain matin , à l' heure exacte qui lui avait été fixée , le brigadier Gourel se présenta au Palace-Hôtel . Sans s' arrêter , et dédaigneux de l' ascenseur , il monta les escaliers . Au quatrième étage il tourna à droite , suivit le couloir , et vint sonner à la porte du 415. Aucun bruit ne se faisant entendre , il recommença . Après une demi-douzaine de tentatives infructueuses , il se dirigea vers le bureau de l' étage . Un maître d' hôtel s' y trouvait . – M . Kesselbach , s' il vous plaît ? Voilà dix fois que je sonne . – M . Kesselbach n' a pas couché là . Nous ne l' avons pas vu depuis hier après-midi . – Mais son domestique , son secrétaire ? – Nous ne les avons pas vus non plus . – Alors , eux non plus n' auraient pas couché à l' hôtel ? – Sans doute . – Sans doute ! Mais vous devriez avoir une certitude . – Pourquoi ? M . Kesselbach n' est pas à l' hôtel ici , il est chez lui , dans son appartement particulier . Son service n' est pas fait par nous , mais par son domestique , et nous ne savons rien de ce qui se passe chez lui . – En effet ... en effet ... Gourel semblait fort embarrassé . Il était venu avec des ordres formels , une mission précise , dans les limites de laquelle son intelligence pouvait s' exercer . En dehors de ces limites , il ne savait trop comment agir . – Si le Chef était là ... murmura-t-il , si le Chef était là ... Il montra sa carte et déclina ses titres . Puis il demanda , à tout hasard : – Donc , vous ne les avez pas vus rentrer ? – Non . – Mais vous les avez vus sortir ? – Non plus . – En ce cas , comment savez -vous qu' ils sont sortis ? – Par un monsieur qui est venu hier après-midi au 415. – Un monsieur à moustaches brunes ? – Oui . Je l' ai rencontré comme il s' en allait vers trois heures . Il m' a dit : « Les personnes du 415 viennent de sortir . M . Kesselbach couchera ce soir à Versailles , aux Réservoirs , où vous pouvez lui envoyer son courrier . » – Mais quel était ce monsieur ? À quel titre parlait-il ? – Je l' ignore . Gourel était inquiet . Tout cela lui paraissait assez bizarre . – Vous avez la clef ? – Non . M . Kesselbach avait fait faire des clefs spéciales . – Allons voir . Gourel sonna de nouveau furieusement . Rien . Il se disposait à partir quand , soudain , il se baissa et appliqua vivement son oreille contre le trou de la serrure . – écoutez ... on dirait ... mais oui c' est très net ... des plaintes ... des gémissements ... Il donna dans la porte un véritable coup de poing . – Mais , monsieur , vous n' avez pas le droit ... – Je n' ai pas le droit ! Il frappait à coups redoublés , mais si vainement qu' il y renonça aussitôt . – Vite , vite , un serrurier . Un des garçons d' hôtel s' éloigna en courant . Gourel allait de droite et de gauche , bruyant et indécis . Les domestiques des autres étages formaient des groupes . Les gens du bureau , de la direction , arrivaient . Gourel s' écria : – Mais pourquoi n' entrerait -on pas par les chambres contiguës ? Elles communiquent avec l' appartement ? – Oui , mais les portes de communication sont toujours verrouillées des deux côtés . – Alors , je téléphone à la Sûreté , dit Gourel , pour qui , visiblement , il n' existait point de salut en dehors de son chef . – Et au commissariat , observa-t -on . – Oui , si ça vous plaît , répondit-il du ton d' un monsieur que cette formalité intéresse peu . Quand il revint du téléphone , le serrurier achevait d' essayer ses clefs . La dernière fit jouer la serrure . Gourel entra vivement . Aussitôt il courut à l' endroit d' où venaient les plaintes , et se heurta aux deux corps du secrétaire Chapman et du domestique Edwards . L' un d' eux , Chapman , à force de patience , avait réussi à détendre un peu son bâillon , et poussait de petits grognements sourds . L' autre semblait dormir . On les délivra . Gourel s' inquiétait . – Et M . Kesselbach ? Il passa dans le salon . M . Kesselbach était assis et attaché au dossier du fauteuil , près de la table . Sa tête était inclinée sur sa poitrine . – Il est évanoui , dit Gourel en s' approchant de lui . Il a dû faire des efforts qui l' ont exténué . Rapidement , il coupa les cordes qui liaient les épaules . D' un bloc , le buste s' écroula en avant . Gourel l' empoigna à bras-le-corps , et recula en poussant un cri d' effroi : – Mais il est mort ! Tâtez ... les mains sont glacées , et regardez les yeux ! Quelqu'un hasarda : – Une congestion , sans doute ou une rupture d' anévrisme . – En effet , il n' y a pas de trace de blessure , c' est une mort naturelle . On étendit le cadavre sur le canapé , et l' on défit ses vêtements . Mais , tout de suite , sur la chemise blanche , des taches rouges apparurent , et , dès qu' on l' eut écartée , on s' aperçut que , à l' endroit du cœur , la poitrine était trouée d' une petite fente par où coulait un mince filet de sang . Et sur la chemise était épinglée une carte . Gourel se pencha . C' était la carte d' Arsène Lupin , toute sanglante elle aussi . Alors Gourel se redressa , autoritaire et brusque : – Un crime ! Arsène Lupin ! Sortez ... Sortez tous ... Que personne ne reste dans ce salon ni dans la chambre ... Qu' on transporte et qu' on soigne ces messieurs dans une autre pièce ! Sortez tous ... Et qu' on ne touche à rien ... Le Chef va venir ! Arsène Lupin ! Gourel répétait ces deux mots fatidiques d' un air absolument pétrifié . Ils résonnaient en lui comme un glas . Arsène Lupin ! le bandit-roi ! l' aventurier suprême ! Voyons , était -ce possible ? – Mais non , mais non , murmura-t-il , ce n' est pas possible , puisqu ' il est mort ! Seulement , voilà , était-il réellement mort ? Arsène Lupin ! Debout près du cadavre , il demeurait stupide , abasourdi , tournant et retournant la carte avec une certaine crainte , comme s' il venait de recevoir la provocation d' un fantôme . Arsène Lupin ! Qu' allait-il faire ? Agir ? Engager la bataille avec ses propres ressources ? Non , non il valait mieux ne pas agir ... Les fautes étaient inévitables s' il relevait le défi d' un tel adversaire . Et puis le Chef n' allait-il pas venir ? Le Chef va venir ! Toute la psychologie de Gourel se résumait dans cette petite phrase . Habile et persévérant , plein de courage et d' expérience , d' une force herculéenne , il était de ceux qui ne vont de l' avant que lorsqu' ils sont dirigés et qui n' accomplissent de bonne besogne que lorsqu' elle leur est commandée . Combien ce manque d' initiative s' était aggravé depuis que M . Lenormand avait pris la place de M . Dudouis au service de la Sûreté ! Celui -là était un chef , M . Lenormand ! Avec celui -là , on était sûr de marcher dans la bonne voie ! Si sûr , même , que Gourel s' arrêtait dès que l' impulsion du Chef ne lui était plus donnée . Mais le Chef allait venir ! Sur sa montre , Gourel calculait l' heure exacte de cette arrivée . Pourvu que le commissaire de police ne le précédât point et que le juge d' instruction , déjà désigné sans doute , ou le médecin légiste , ne vinssent pas faire d' inopportunes constatations avant que le Chef n' eût eu le temps de fixer dans son esprit les points essentiels de l' affaire ! – Eh bien , Gourel , à quoi rêves -tu ? – Le Chef ! M . Lenormand était un homme encore jeune , si l' on considérait l' expression même de son visage , ses yeux qui brillaient sous ses lunettes ; mais c' était presque un vieillard si l' on notait son dos voûté , sa peau sèche comme jaunie à la cire , sa barbe et ses cheveux grisonnants , toute son apparence brisée , hésitante , maladive . Il avait péniblement passé sa vie aux colonies , comme commissaire du Gouvernement , dans les postes les plus périlleux . Il y avait gagné des fièvres , une énergie indomptable malgré sa déchéance physique , l' habitude de vivre seul , de parler peu et d' agir en silence , une certaine misanthropie et , soudain , vers cinquante-cinq ans , à la suite de la fameuse affaire des trois Espagnols de Biskra , la grande , la juste notoriété . On réparait alors l' injustice , et , d' emblée , on le nommait à Bordeaux , puis sous-chef à Paris , puis , à la mort de M . Dudouis , chef de la Sûreté . Et , en chacun de ces postes , il avait montré une invention si curieuse dans les procédés , de telles ressources , des qualités si neuves , si originales , et surtout il avait abouti à des résultats si précis dans la conduite des quatre ou cinq derniers scandales qui avaient passionné l' opinion publique qu' on opposait son nom à celui des plus illustres policiers . Gourel , lui , n' hésita pas . Favori du Chef , qui l' aimait pour sa candeur et pour son obéissance passive , il mettait M . Lenormand au-dessus de tous . C' était l' idole , le dieu qui ne se trompe pas . M . Lenormand , ce jour -là , semblait particulièrement fatigué . Il s' assit avec lassitude , écarta les pans de sa redingote , une vieille redingote célèbre par sa coupe surannée et par sa couleur olive , dénoua son foulard , un foulard marron également fameux , et murmura : – Parle . Gourel raconta tout ce qu' il avait vu et tout ce qu' il avait appris , et il le raconta sommairement , selon l' habitude que le Chef lui avait imposée . Mais quand il exhiba la carte de Lupin , M . Lenormand tressaillit . – Lupin ! s' écria-t-il . – Oui , Lupin , le voilà revenu sur l' eau , cet animal -là . – Tant mieux , tant mieux , fit M . Lenormand après un instant de réflexion . – évidemment , tant mieux , reprit Gourel , qui se plaisait à commenter les rares paroles d' un supérieur auquel il ne reprochait que d' être trop peu loquace , tant mieux , car vous allez enfin vous mesurer avec un adversaire digne de vous ... Et Lupin trouvera son maître ... Lupin n' existera plus ... Lupin ... – Cherche , fit M . Lenormand , lui coupant la parole . On eût dit l' ordre d' un chasseur à son chien . Et , de fait , ce fut à la manière d' un bon chien , vif , intelligent , fureteur , que chercha Gourel sous les yeux de son maître . Du bout de sa canne , M . Lenormand désignait tel coin , tel fauteuil , comme on désigne un buisson ou une touffe d' herbe avec une conscience minutieuse . – Rien , conclut le brigadier . – Rien pour toi , grogna M . Lenormand . – C' est ce que je voulais dire ... Je sais que , pour vous , il y a des choses qui parlent comme des personnes , de vrais témoins . N' empêche que voilà un crime bel et bien établi à l' actif du sieur Lupin . – Le premier , observa M . Lenormand . – Le premier , en effet ... Mais c' était inévitable . On ne mène pas cette vie -là , sans , un jour ou l' autre , être acculé au crime par les circonstances . M . Kesselbach se sera défendu ... – Non , puisqu'il était attaché . – En effet , avoua Gourel déconcerté , et c' est même fort curieux ... Pourquoi tuer un adversaire qui n' existe déjà plus ? ... Mais n' importe , si je lui avais mis la main au collet , hier , quand nous nous sommes trouvés l' un en face de l' autre , au seuil du vestibule ... M . Lenormand avait passé sur le balcon . Puis il visita la chambre de M . Kesselbach , à droite , vérifia la fermeture des fenêtres et des portes . – Les fenêtres de ces deux pièces étaient fermées quand je suis entré , affirma Gourel . – Fermées ou poussées ? – Personne n' y a touché . Or , elles sont fermées , chef ... Un bruit de voix les ramena au salon . Ils y trouvèrent le médecin légiste , en train d' examiner le cadavre , et M . Formerie , juge d' instruction . Et M . Formerie s' exclamait : – Arsène Lupin ! Enfin , je suis heureux qu' un hasard bienveillant me remette en face de ce bandit ! Le gaillard verra de quel bois je me chauffe ! ... Et cette fois il s' agit d' un assassin ! ... À nous deux , maître Lupin ! M . Formerie n' avait pas oublié l' étrange aventure du diadème de la princesse de Lamballe , et l' admirable façon dont Lupin l' avait roulé , quelques années auparavant . La chose était restée célèbre dans les annales du Palais . On en riait encore , et M . Formerie , lui , en conservait un juste sentiment de rancune et le désir de prendre une revanche éclatante . – Le crime est évident , prononça-t-il de son air le plus convaincu , le mobile nous sera facile à découvrir . Allons , tout va bien ... Monsieur Lenormand , je vous salue ... Et je suis enchanté ... M . Formerie n' était nullement enchanté . La présence de M . Lenormand lui agréait au contraire fort peu , le chef de la Sûreté ne dissimulant guère le mépris où il le tenait . Pourtant il se redressa , et toujours solennel : – Alors , docteur , vous estimez que la mort remonte à une douzaine d' heures environ , peut-être davantage ? ... C' est ce que je suppose ... nous sommes tout à fait d' accord ... Et l' instrument du crime ? – Un couteau à lame très fine , monsieur le juge d' instruction , répondit le médecin ... Tenez , on a essuyé la lame avec le mouchoir même du mort ... – En effet ... en effet ... la trace est visible ... Et maintenant nous allons interroger le secrétaire et le domestique de M . Kesselbach . Je ne doute pas que leur interrogatoire ne nous fournisse quelque lumière . Chapman , que l' on avait transporté dans sa propre chambre , à gauche du salon , ainsi qu' Edwards , était déjà remis de ses épreuves . Il exposa par le menu les événements de la veille , les inquiétudes de M . Kesselbach , la visite annoncée du soi-disant colonel , et enfin raconta l' agression dont ils avaient été victimes . – Ah ! ah ! s' écria M . Formerie , il y a un complice ! et vous avez entendu son nom ... Marco , dites -vous ... Ceci est très important . Quand nous tiendrons le complice , la besogne sera avancée ... – Oui , mais nous ne le tenons pas , risqua M . Lenormand . – Nous allons voir ... chaque chose à son temps . Et alors , monsieur Chapman , ce Marco est parti aussitôt après le coup de sonnette de M . Gourel ? – Oui , nous l' avons entendu partir . – Et après ce départ vous n' avez plus rien entendu ? – Si ... de temps à autre , mais vaguement ... La porte était close . – Et quelle sorte de bruit ? – Des éclats de voix . L' individu ... – Appelez-le par son nom , Arsène Lupin . – Arsène Lupin a dû téléphoner . – Parfait ! Nous interrogerons la personne de l' hôtel qui est chargée du service des communications avec la ville . Et plus tard , vous l' avez entendu sortir , lui aussi ? – Il a constaté que nous étions toujours bien attachés , et , un quart d' heure après , il partait en refermant sur lui la porte du vestibule . – Oui , aussitôt son forfait accompli . Parfait ... Parfait ... Tout s' enchaîne ... Et après ? ... – Après , nous n' avons plus rien entendu ... la nuit s' est passée ... la fatigue m' a assoupi ... Edwards également ... et ce n' est que ce matin ... – Oui ... je sais ... Allons , ça ne va pas mal ... tout s' enchaîne ... Et , marquant les étapes de son enquête , du ton dont il aurait marqué autant de victoires sur l' inconnu , il murmura pensivement : – Le complice ... le téléphone ... l' heure du crime ... les bruits perçus ... Bien ... Très bien ... il nous reste à fixer le mobile du crime . En l' espèce , comme il s' agit de Lupin , le mobile est clair . Monsieur Lenormand , vous n' avez pas remarqué la moindre trace d' effraction ? – Aucune . – C' est qu' alors le vol aura été effectué sur la personne même de la victime . A-t -on retrouvé son portefeuille ? – Je l' ai laissé dans la poche de la jaquette , dit Gourel . Ils passèrent tous dans le salon , où M . Formerie constata que le portefeuille ne contenait que des cartes de visite et des papiers d' identité . – C' est bizarre . Monsieur Chapman , vous ne pourriez pas nous dire si M . Kesselbach avait sur lui une somme d' argent ? – Oui ; la veille , c' est-à-dire avant-hier lundi , nous sommes allés au Crédit Lyonnais , où M . Kesselbach a loué un coffre ... – Un coffre au Crédit Lyonnais ? Bien ... il faudra voir de ce côté . – Et , avant de partir , M . Kesselbach s' est fait ouvrir un compte , et il a emporté cinq ou six mille francs en billets de banque . – Parfait ... nous sommes éclairés . Chapman reprit : – Il y a un autre point , monsieur le juge d' instruction . M . Kesselbach , qui depuis quelques jours était très inquiet – je vous en ai dit la cause ... un projet auquel il attachait une importance extrême – M . Kesselbach semblait tenir particulière­ment à deux choses : d' abord une cassette d' ébène , et cette cassette il l' a mise en sûreté au Crédit Lyonnais , et ensuite une petite enveloppe de maroquin noir où il avait enfermé quelques papiers . – Et cette enveloppe ? – Avant l' arrivée de Lupin , il l' a déposée devant moi dans ce sac de voyage . M . Formerie prit le sac et fouilla . L' enveloppe ne s' y trouvait pas . Il se frotta les mains . – Allons , tout s' enchaîne ... Nous connaissons le coupable , les conditions et le mobile du crime . Cette affaire -là ne traînera pas . Nous sommes bien d' accord sur tout , monsieur Lenormand ? – Sur rien . Il y eut un instant de stupéfaction . Le commissaire de police était arrivé et , derrière lui , malgré les agents qui gardaient la porte , la troupe des journalistes et le personnel de l' hôtel avaient forcé l' entrée et stationnaient dans l' antichambre . Si notoire que fût la rudesse du bonhomme , rudesse qui n' allait pas sans quelque grossièreté et qui lui avait déjà valu certaines semonces en haut lieu , la brusquerie de la réponse déconcerta . Et M . Formerie , tout spécialement , parut interloqué . – Pourtant , dit-il , je ne vois rien là que de très simple : Lupin est le voleur ... – Pourquoi a-t-il tué ? lui jeta M . Lenormand . – Pour voler . – Pardon , le récit des témoins prouve que le vol a eu lieu avant l' assassinat . M . Kesselbach a d' abord été ligoté et bâillonné , puis volé . Pourquoi Lupin qui , jusqu' ici , n' a jamais commis de crime , aurait-il tué un homme réduit à l' impuissance et déjà dépouillé ? Le juge d' instruction caressa ses longs favoris blonds d' un geste qui lui était familier quand une question lui paraissait insoluble . Il répondit d' un ton pensif : – Il y a à cela plusieurs réponses ... – Lesquelles ? – Cela dépend ... cela dépend d' un tas d' éléments encore inconnus ... Et puis , d' ailleurs , l' objection ne vaut que pour la nature des motifs . Pour le reste , nous sommes d' accord . – Non . Cette fois encore , ce fut net , coupant , presque impoli , au point que le juge , tout à fait désemparé , n' osa même pas protester et qu' il resta interdit devant cet étrange collaborateur . À la fin il articula : – Chacun son système . Je serais curieux de connaître le vôtre . – Je n' en ai pas . Le chef de la Sûreté se leva et fit quelques pas à travers le salon en s' appuyant sur sa canne . Autour de lui , on se taisait et c' était assez curieux de voir ce vieil homme malingre et cassé dominer les autres par la force d' une autorité que l' on subissait sans l' accepter encore . Après un long silence , il prononça : – Je voudrais visiter les pièces qui touchent à cet appartement . Le directeur lui montra le plan de l' hôtel . La chambre de droite , celle de M . Kesselbach , n' avait point d' autre issue que le vestibule même de l' appartement . Mais la chambre de gauche , celle du secrétaire , communiquait avec une autre pièce . Il dit : – Visitons -la . M . Formerie ne put s' empêcher de hausser les épaules et de bougonner : – Mais la porte de communication est verrouillée et la fenêtre close . – Visitons -la , répéta M . Lenormand . On le conduisit dans cette pièce qui était la première des cinq chambres réservées à Mme Kesselbach . Puis , sur sa prière , on le conduisit dans les chambres qui suivaient . Toutes les portes de communication étaient verrouillées des deux côtés . Il demanda : – Aucune de ces pièces n' est occupée ? – Aucune . – Les clefs ? – Les clefs sont toujours au bureau . – Alors , personne ne pouvait s' introduire ? – Personne , sauf le garçon d' étage chargé d' aérer et d' épousseter . – Faites-le venir . Le domestique , un nommé Gustave Beudot , répondit que la veille , selon sa consigne , il avait fermé les fenêtres des cinq chambres . – À quelle heure ? – À six heures du soir . – Et vous n' avez rien remarqué ? – Non , rien . – Et ce matin ? – Ce matin , j' ai ouvert les fenêtres , sur le coup de huit heures . – Et vous n' avez rien trouvé ? – Non ... rien ... Ah ! cependant ... Il hésitait . On le pressa de questions , et il finit par avouer : – Eh bien , j' ai ramassé , près de la cheminée du 420 , un étui à cigarettes que je me proposais de porter ce soir au bureau . – Vous l' avez sur vous ? – Non , il est dans ma chambre . C' est un étui en acier bruni . D' un côté , on met du tabac et du papier à cigarettes , de l' autre des allumettes . Il y a deux initiales en or ... Un L et un M . – Que dites -vous ? C' était Chapman qui s' était avancé . Il semblait très surpris , et , interpellant le domestique : – Un étui en acier bruni , dites -vous ? – Oui . – Avec trois compartiments pour le tabac , le papier et les allumettes ... du tabac russe , n' est -ce pas , fin , blond ? ... – Oui . – Allez le chercher ... Je voudrais voir ... me rendre compte moi -même ... Sur un signe du chef de la Sûreté , Gustave Beudot s' éloigna . M . Lenormand s' était assis , et , de son regard aigu , il examinait le tapis , les meubles , les rideaux . Il s' informa : – Nous sommes bien au 420 , ici ? – Oui . Le juge ricana : – Je voudrais bien savoir quel rapport vous établissez entre cet incident et le drame . Cinq portes fermées nous séparent de la pièce où Kesselbach a été assassiné . M . Lenormand ne daigna pas répondre . Du temps passa . Gustave ne revenait pas . – Où couche-t-il , monsieur le Directeur ? demanda le chef . – Au sixième , sur la rue de Judée , donc , au-dessus de nous . Il est curieux qu' il ne soit pas encore là . – Voulez -vous avoir l' obligeance d' envoyer quelqu'un ? Le directeur s' y rendit lui -même , accompagné de Chapman . Quelques minutes après , il revenait seul , en courant , les traits bouleversés . – Eh bien ? – Mort ... – Assassiné ? – Oui . – Ah ! tonnerre , ils sont de force , les misérables ! proféra M . Lenormand . Au galop , Gourel , qu' on ferme les portes de l' hôtel ... Veille aux issues ... Et vous , monsieur le Directeur , conduisez-nous dans la chambre de Gustave Beudot . Le directeur sortit . Mais , au moment de quitter la chambre , M . Lenormand se baissa et ramassa une toute petite rondelle de papier sur laquelle ses yeux s' étaient déjà fixés . C' était une étiquette encadrée de bleu . Elle portait le chiffre 813. À tout hasard , il la mit dans son portefeuille et rejoignit les autres personnes . Une fine blessure au dos , entre les deux omoplates ... Le médecin déclara : – Exactement la même blessure que M . Kesselbach . – Oui , fit M . Lenormand , c' est la même main qui a frappé , et c' est la même arme qui a servi . D' après la position du cadavre , l' homme avait été surpris à genoux devant son lit , et cherchant sous son matelas l' étui à cigarettes qu' il y avait caché . Le bras était encore engagé entre le matelas et le sommier , mais on ne trouva pas l' étui . – Il fallait que cet objet fût diablement compromettant , insinua M . Formerie , qui n' osait plus avancer une opinion trop précise . – Parbleu ! fit le chef de la Sûreté . – Mais on connaît les initiales , un L et un M ... et avec cela , d' après ce que M . Chapman a l' air de savoir , nous serons facilement renseignés . M . Lenormand sursauta : – Chapman ! Où est-il ? On regarda dans le couloir parmi les groupes de gens qui s' y entassaient ... Chapman n' était pas là . – M . Chapman m' avait accompagné , fit le directeur . – Oui , oui , je sais , mais il n' est pas redescendu avec vous . – Non , je l' avais laissé près du cadavre . – Vous l' avez laissé ! Seul ? – Je lui ai dit : « Restez , ne bougez pas . » – Et il n' y avait personne ? Vous n' avez vu personne ? – Dans le couloir , non . – Mais dans les mansardes voisines ou bien , tenez , après ce tournant personne ne se cachait là ? M . Lenormand semblait très agité . Il allait , il venait , il ouvrait la porte des chambres . Et soudain il partit en courant , avec une agilité dont on ne l' aurait pas cru capable . Il dégringola les six étages , suivi de loin par le directeur et par le juge d' instruction . En bas , il retrouva Gourel devant la grand-porte . – Personne n' est sorti ? – Personne . – À l' autre porte , rue Orvieto ? – J' ai mis Dieuzy de planton . – Avec des ordres formels ? – Oui , chef . Dans le vaste hall de l' hôtel , la foule des voyageurs se pressait avec inquiétude , commentant les versions plus ou moins exactes qui lui parvenaient sur le crime étrange . Tous les domestiques , convoqués par téléphone , arrivaient un à un . M . Lenormand les interrogeait aussitôt . Aucun d' eux ne put donner le moindre renseignement . Mais une bonne du cinquième étage se présenta . Dix minutes auparavant , peut-être , elle avait croisé deux messieurs qui descendaient l' escalier de service entre le cinquième et le quatrième étage . – Ils descendaient très vite . Le premier tenait l' autre par la main . Ça m' a étonnée de voir ces deux messieurs dans l' escalier de service . – Vous pourriez les reconnaître ? – Le premier , non . Il a tourné la tête . C' est un mince , blond . Il avait un chapeau mou , noir et des vêtements noirs . – Et l' autre ? – Ah ! l' autre , c' est un Anglais , avec une grosse figure toute rasée et des vêtements à carreaux . Il avait la tête nue . Le signalement se rapportait en toute évidence à Chapman . La femme ajouta : – Il avait un air ... un air tout drôle comme s' il était fou . L' affirmation de Gourel ne suffit pas à M . Lenormand . Il questionnait tour à tour les grooms qui stationnaient aux deux portes . – Vous connaissez M . Chapman ? – Oui , monsieur , il causait toujours avec nous . – Et vous ne l' avez pas vu sortir ? – Pour ça , non . Il n' est pas sorti ce matin . M . Lenormand se retourna vers le commissaire de police : – Combien avez -vous d' hommes , monsieur le commissaire ? – Quatre . – Ce n' est pas suffisant . Téléphonez à votre secrétaire qu' il vous expédie tous les hommes disponibles . Et veuillez organiser vous -même la surveillance la plus étroite à toutes les issues . L' état de siège , monsieur le commissaire ... – Mais enfin , protesta le directeur , mes clients ... – Je me fiche de vos clients , monsieur . Mon devoir passe avant tout et mon devoir est d' arrêter , coûte que coûte ... – Vous croyez donc ? hasarda le juge d' instruction . – Je ne crois pas , monsieur ... je suis sûr que l' auteur du double assassinat se trouve encore dans l' hôtel . – Mais alors , Chapman ... – À l' heure qu' il est , je ne puis répondre que Chapman soit encore vivant . En tout cas , c' est une question de minutes , de secondes ... Gourel , prends deux hommes et fouille toutes les chambres du quatrième étage ... Monsieur le Directeur , un de vos employés les accompagnera . Pour les autres étages , je marcherai quand nous aurons du renfort . Allons , Gourel , en chasse , et ouvre l' œil ... C' est du gros gibier . Gourel et ses hommes se hâtèrent . M . Lenormand , lui , resta dans le hall et près des bureaux de l' hôtel . Cette fois , il ne pensait pas à s' asseoir , selon son habitude . Il marchait de l' entrée principale à l' entrée de la rue Orvieto , et revenait à son point de départ . De temps à autre , il ordonnait : – Monsieur le Directeur , qu' on surveille les cuisines , on pourrait s' échapper par là ... Monsieur le Directeur , dites à votre demoiselle de téléphone qu' elle n' accorde la communication à aucune des personnes de l' hôtel qui voudraient téléphoner avec la ville . Si on lui téléphone de la ville , qu' elle mette en communication avec la personne demandée , mais alors qu' elle prenne note du nom de la personne . Monsieur le Directeur , faites dresser la liste de vos clients dont le nom commence par un L ou par un M . Il disait tout cela à haute voix , en général d' armée qui jette à ses lieutenants des ordres dont dépendra l' issue de la bataille . Et c' était vraiment une bataille implacable et terrible que celle qui se jouait dans le cadre élégant d' un palace parisien , entre le puissant personnage qu' est un chef de la Sûreté et ce mystérieux individu poursuivi , traqué , presque captif déjà , mais si formidable de ruse et de sauvagerie . L' angoisse étreignait les spectateurs , tous groupés au centre du hall , silencieux et pantelants , secoués de peur au moindre bruit , obsédés par l' image infernale de l' assassin . Où se cachait-il ? Allait-il apparaître ? N' était-il point parmi eux ? celui -ci peut-être ? ou cet autre ? Les nerfs étaient si tendus que , sous un coup de révolte , on eût forcé les portes et gagné la rue , si le maître n' avait pas été là , et sa présence avait quelque chose qui rassurait et qui calmait . On se sentait en sécurité , comme des passagers sur un navire que dirige un bon capitaine . Et tous les regards se portaient vers ce vieux monsieur à lunettes et à cheveux gris , à redingote olive et à foulard marron , qui se promenait , le dos voûté , les jambes vacillantes . Parfois accourait , envoyé par Gourel , un des garçons qui suivaient l' enquête du brigadier . – Du nouveau ? demandait M . Lenormand . – Rien , monsieur , on ne trouve rien . À deux reprises , le directeur essaya de faire fléchir la consigne . La situation était intolérable . Dans les bureaux , plusieurs voyageurs , appelés par leurs affaires ou sur le point de partir , protestaient . – Je m' en fiche , répétait M . Lenormand . – Mais je les connais tous . – Tant mieux pour vous . – Vous outrepassez vos droits . – Je le sais . – On vous donnera tort . – J' en suis persuadé . – M . le juge d' instruction lui -même . – Que M . Formerie me laisse tranquille ! Il n' a pas mieux à faire que d' interroger les domestiques comme il s' y emploie actuellement . Pour le reste , ce n' est pas de l' instruction . C' est de la police . Ça me regarde . À ce moment une escouade d' agents fit irruption dans l' hôtel . Le chef de la Sûreté les répartit en plusieurs groupes qu' il envoya au troisième étage , puis , s' adressant au commissaire : – Mon cher commissaire , je vous laisse la surveillance . Pas de faiblesse , je vous en conjure . Je prends la responsabilité de ce qui surviendra . Et , se dirigeant vers l' ascenseur , il se fit conduire au second étage . La besogne n' était pas facile . Elle fut longue , car il fallait ouvrir les portes des soixante chambres , inspecter toutes les salles de bains , toutes les alcôves , tous les placards , tous les recoins . Elle fut aussi infructueuse . Une heure après , sur le coup de midi , M . Lenormand avait tout juste fini le second étage , les autres agents n' avaient pas terminé les étages supérieurs , et nulle découverte n' avait été faite . M . Lenormand hésita : l' assassin était-il remonté vers les mansardes ? Il se décidait cependant à descendre , quand on l' avertit que Mme Kesselbach venait d' arriver avec sa demoiselle de compagnie . Edwards , le vieux serviteur de confiance , avait accepté la tâche de lui apprendre la mort de M . Kesselbach . M . Lenormand la trouva dans un des salons , terrassée , sans larmes , mais le visage tordu de douleur et le corps tout tremblant , comme agité par des frissons de fièvre . C' était une femme assez grande , brune , dont les yeux noirs , d' une grande beauté , étaient chargés d' or , de petits points d' or , pareils à des paillettes qui brillent dans l' ombre . Son mari l' avait connue en Hollande où Dolorès était née d' une vieille famille d' origine espagnole : les Amonti . Tout de suite il l' avait aimée , et , depuis quatre ans , leur accord , fait de tendresse et de dévouement , ne s' était jamais démenti . M . Lenormand se présenta . Elle le regarda sans répondre et il se tut , car elle n' avait pas l' air , dans sa stupeur , de comprendre ce qu' il disait . Puis , tout à coup , elle se mit à pleurer abondamment et demanda qu' on la conduisît auprès de son mari . Dans le hall , M . Lenormand trouva Gourel , qui le cherchait , et qui lui tendit précipitamment un chapeau qu' il tenait à la main . – Patron , j' ai ramassé ça ... Pas d' erreur sur la provenance , hein ? C' était un chapeau mou , un feutre noir . À l' intérieur , il n' y avait pas de coiffe , pas d' étiquette . – Où l' as -tu ramassé ? – Sur le palier de l' escalier de service , au second . – Aux autres étages , rien ? – Rien . Nous avons tout fouillé . Il n' y a plus que le premier . Et ce chapeau prouve que l' homme est descendu jusque -là . Nous brûlons , patron . – Je le crois . Au bas de l' escalier , M . Lenormand s' arrêta . – Rejoins le commissaire et donne -lui la consigne : deux hommes au bas de chacun des quatre escaliers , revolver au poing . Et qu' on tire s' il le faut . Comprends ceci , Gourel , si Chapman n' est pas sauvé , et si l' individu s' échappe , je saute . Voilà deux heures que je fais de la fantaisie . Il monta l' escalier . Au premier étage , il rencontra deux agents qui sortaient d' une chambre , conduits par un employé . Le couloir était désert . Le personnel de l' hôtel n' osait s' y aventurer , et certains pensionnaires s' étaient enfermés à double tour dans leurs chambres , de sorte qu' il fallait frapper longtemps et se faire reconnaître avant que la porte s' ouvrît . Plus loin , M . Lenormand aperçut un autre groupe d' agents qui visitaient l' office et , à l' extrémité du long couloir , il en aperçut d' autres encore qui approchaient du tournant , c' est-à-dire des chambres situées sur la rue de Judée . Et , soudain , il entendit ceux -là qui poussaient des exclamations , et ils disparurent en courant . Il se hâta . Les agents s' étaient arrêtés au milieu du couloir . À leurs pieds , barrant le passage , la face sur le tapis , gisait un corps . M . Lenormand se pencha et saisit entre ses mains la tête inerte . – Chapman , murmura-t-il , il est mort . Il l' examina . Un foulard de soie blanche , tricotée , serrait le cou . Il le défit . Des taches rouges apparurent , et il constata que ce foulard maintenait , contre la nuque , un épais tampon d' ouate tout sanglant . Cette fois encore , c' était la même petite blessure , nette , franche , impitoyable . Tout de suite prévenus , M . Formerie et le commissaire accoururent . – Personne n' est sorti ? demanda le chef . Aucune alerte ! – Rien , fit le commissaire . Deux hommes sont en faction au bas de chaque escalier . – Peut-être est-il remonté ? dit M . Formerie . – Non ! Non ! – Pourtant on l' aurait rencontré . – Non ... Tout cela est fait depuis plus longtemps . Les mains sont froides déjà ... Le meurtre a dû être commis presque aussitôt après l' autre , dès le moment où les deux hommes sont arrivés ici par l' escalier de service . – Mais on aurait vu le cadavre ! Pensez donc , depuis deux heures , cinquante personnes ont passé par là ... – Le cadavre n' était pas ici . – Mais alors , où était-il ? – Eh ! qu' est -ce que j' en sais ? riposta brusquement le chef de la Sûreté ... Faites comme moi , cherchez ! Ce n' est pas avec des paroles que l' on trouve . De sa main nerveuse , il martelait avec rage le pommeau de sa canne , et il restait là , les yeux fixés au cadavre , silencieux et pensif . Enfin il prononça : – Monsieur le commissaire , ayez l' obligeance de faire porter la victime dans une chambre vide . On appellera le médecin . Monsieur le Directeur , voulez -vous m' ouvrir les portes de toutes les chambres de ce couloir . Il y avait à gauche trois chambres et deux salons qui composaient un appartement inoccupé , et que M . Lenormand visita . À droite , quatre chambres . Deux étaient habitées par un M . Reverdat et un Italien , le baron Giacomici , tous deux sortis à cette heure -là . Dans la troisième chambre , on trouva une vieille demoiselle anglaise , encore couchée , et dans la quatrième un Anglais qui lisait et fumait paisiblement et que les bruits du corridor n' avaient pu distraire de sa lecture . Il s' appelait le major Parbury . Perquisitions et interrogatoires , d' ailleurs , ne donnèrent aucun résultat . La vieille demoiselle n' avait rien entendu avant les exclamations des agents , ni bruit de lutte , ni cri d' agonie , ni querelle ; le major Parbury non plus . En outre , on ne recueillit aucun indice équivoque , aucune trace de sang , rien qui laissât supposer que le malheureux Chapman eût passé par l' une de ces pièces . – Bizarre , murmura le juge d' instruction Tout cela est vraiment bizarre ... Et il ajouta naïvement : – Je comprends de moins en moins . Il y a là une série de circonstances qui m' échappent en partie . Qu' en pensez -vous , monsieur Lenormand ? M . Lenormand allait lui décocher sans doute une de ces ripostes aiguës par quoi se manifestait sa mauvaise humeur ordinaire , quand Gourel survint tout essoufflé . – Chef on a trouvé ça en bas dans le bureau de l' hôtel sur une chaise ... C' était un paquet de dimensions restreintes , noué dans une enveloppe de serge noire . – On l' a ouvert ? demanda le chef . – Oui , mais lorsqu' on a vu ce qu' il contenait , on a refait le paquet exactement comme il était ... serré très fort , vous pouvez le voir . – Dénoue ! Gourel enleva l' enveloppe et découvrit un pantalon et une veste en molleton noir , que l' on avait dû , les plis de l' étoffe l' attestaient , empiler hâtivement . Au milieu , il y avait une serviette toute tachée de sang , et que l' on avait plongée dans l' eau , sans doute , pour détruire la marque des mains qui s' y étaient essuyées . Dans la serviette , un stylet d' acier , au manche incrusté d' or . Il était rouge de sang , du sang de trois hommes égorgés , en quelques heures , par une main invisible , parmi la foule des trois cents personnes qui allaient et venaient dans le vaste hôtel . Edwards , le domestique , reconnut aussitôt le stylet comme appartenant à M . Kesselbach . La veille encore , avant l' agression de Lupin , Edwards l' avait vu sur la table . – Monsieur le Directeur , fit le chef de la Sûreté , la consigne est levée . Gourel va donner l' ordre qu' on fasse les portes libres . – Vous croyez donc que ce Lupin a pu sortir ? interrogea M . Formerie . – Non . L' auteur du triple assassinat que nous venons de constater est dans l' hôtel , dans une des chambres , ou plutôt mêlé aux voyageurs qui sont dans le hall ou dans les salons . Pour moi , il habitait l' hôtel . – Impossible ! Et puis , où aurait-il changé de vêtements ? et quels vêtements aurait-il maintenant ? – Je l' ignore , mais j' affirme . – Et vous lui livrez passage ? Mais il va s' en aller tout tranquillement , les mains dans ses poches . – Celui des voyageurs qui s' en ira ainsi , sans ses bagages , et qui ne reviendra pas , sera le coupable . Monsieur le Directeur , veuillez m' accompagner au bureau . Je voudrais étudier de près la liste de vos clients . Au bureau , M . Lenormand trouva quelques lettres à l' adresse de M . Kesselbach . Il les remit au juge d' instruction . Il y avait aussi un colis que venait d' apporter le service des colis postaux parisiens . Comme le papier qui l' entourait était en partie déchiré , M . Lenormand put voir une cassette d' ébène sur laquelle était gravé le nom de Rudolf Kesselbach . Il ouvrit . Outre les débris d' une glace dont on voyait encore l' emplacement à l' intérieur du couvercle , la cassette contenait la carte d' Arsène Lupin . Mais un détail sembla frapper le chef de la Sûreté . À l' extérieur , sous la boîte , il y avait une petite étiquette bordée de bleu , pareille à l' étiquette ramassée dans la chambre du quatrième étage où l' on avait trouvé l' étui à cigarettes , et cette étiquette portait également le chiffre 813. – Auguste , faites entrer M . Lenormand . L' huissier sortit et quelques secondes plus tard introduisit le chef de la Sûreté . Il y avait , dans le vaste cabinet du ministère de la place Beauvau , trois personnes : le fameux Valenglay , leader du parti radical depuis trente ans , actuellement président du Conseil et ministre de l' Intérieur ; M . Testard , Procureur général , et le Préfet de police Delaume . Le Préfet de police et le Procureur général ne quittèrent pas les chaises où ils avaient pris place pendant la longue conversation qu' ils venaient d' avoir avec le président du Conseil , mais celui -ci se leva , et , serrant la main du chef de la Sûreté , lui dit du ton le plus cordial : – Je ne doute pas , mon cher Lenormand , que vous ne sachiez la raison pour laquelle je vous ai prié de venir ? – L' affaire Kesselbach ? – Oui . L' affaire Kesselbach ! Il n' est personne qui ne se rappelle , non seulement cette tragique affaire Kesselbach dont j' ai entrepris de débrouiller l' écheveau complexe , mais encore les moindres péripéties du drame qui nous passionna tous , deux ans avant la guerre . Et personne non plus qui ne se souvienne de l' extraordinaire émotion qu' elle souleva en France et hors de France . Et cependant , plus encore que ce triple meurtre accompli dans des circonstances si mystérieuses , plus encore que l' atrocité détestable de cette boucherie , plus encore que tout , il est une chose qui bouleversa le public , ce fut la réapparition , on peut dire la résurrection d' Arsène Lupin . Arsène Lupin ! Nul n' avait plus entendu parler de lui depuis quatre ans , depuis son incroyable , sa stupéfiante aventure de l' Aiguille creuse , depuis le jour où , sous les yeux de Herlock Sholmès et d' Isidore Beautrelet , il s' était enfui dans les ténèbres , emportant sur son dos le cadavre de celle qu' il aimait , et suivi de sa vieille nourrice Victoire . Depuis ce jour -là , généralement , on le croyait mort . C' était la version de la police , qui , ne retrouvant aucune trace de son adversaire , l' enterrait purement et simplement . D' aucuns , pourtant , le supposant sauvé , lui attribuaient l' existence paisible d' un bon bourgeois , qui cultive son jardin entre son épouse et ses enfants ; tandis que d' autres prétendaient que , courbé sous le poids du chagrin , et las des vanités de ce monde , il s' était cloîtré dans un couvent de trappistes . Et voilà qu' il surgissait de nouveau ! Voilà qu' il reprenait sa lutte sans merci contre la société ! Arsène Lupin redevenait Arsène Lupin , le fantaisiste , l' intangible , le déconcertant , l' audacieux , le génial Arsène Lupin . Mais cette fois un cri d' horreur s' éleva . Arsène Lupin avait tué ! et la sauvagerie , la cruauté , le cynisme implacable du forfait étaient tels que , du coup , la légende du héros sympathique , de l' aventurier chevaleresque et , au besoin , sentimental , fit place à une vision nouvelle de monstre inhumain , sanguinaire et féroce . La foule exécra et redouta son ancienne idole , avec d' autant plus de violence qu' elle l' avait admirée naguère pour sa grâce légère et sa bonne humeur amusante . Et l' indignation de cette foule apeurée se tourna dès lors contre la police . Jadis , on avait ri . On pardonnait au commissaire rossé , pour la façon comique dont il se laissait rosser . Mais la plaisanterie avait trop duré , et , dans un élan de révolte et de fureur , on demandait compte à l' autorité des crimes inqualifia­bles qu' elle était impuissante à prévenir . Ce fut , dans les journaux , dans les réunions publiques , dans la rue , à la tribune même de la Chambre , une telle explosion de colère que le Gouvernement s' émut et chercha par tous les moyens à calmer la surexcitation publique . Valenglay , le président du Conseil , avait précisément un goût très vif pour toutes les questions de police , et s' était plu souvent à suivre de près certaines affaires avec le chef de la Sûreté dont il prisait les qualités et le caractère indépendant . Il convoqua dans son cabinet le Préfet et le Procureur général , avec lesquels il s' entretint , puis M . Lenormand . – Oui , mon cher Lenormand , il s' agit de l' affaire Kesselbach . Mais avant d' en parler , j' attire votre attention sur un point ... sur un point qui tracasse particulièrement M . le Préfet de police . Monsieur Delaume , voulez -vous expliquer à M . Lenormand ? – Oh ! M . Lenormand sait parfaitement à quoi s' en tenir à ce sujet , répliqua le Préfet d' un ton qui indiquait peu de bienveillance pour son subordonné ; nous en avons causé tous deux ; je lui ai dit ma façon de penser sur sa conduite incorrecte au Palace-Hôtel . D' une façon générale , on est indigné . M . Lenormand se leva , sortit de sa poche un papier qu' il déposa sur la table . – Qu' est ceci ? demanda Valenglay . – Ma démission , monsieur le Président . Valenglay bondit . – Quoi ! Votre démission ? Pour une observation bénigne que M . le Préfet vous adresse et à laquelle il n' attribue d' ailleurs aucune espèce d' importance n' est -ce pas , Delaume , aucune espèce d' importance ? Et voilà que vous prenez la mouche ! Vous avouerez , mon bon Lenormand , que vous avez un fichu caractère . Allons , rentrez -moi ce chiffon de papier et parlons sérieusement . Le chef de la Sûreté se rassit , et Valenglay , imposant le silence au Préfet qui ne cachait pas son mécontentement , prononça : – En deux mots , Lenormand , voici la chose : la rentrée en scène de Lupin nous embête . Assez longtemps cet animal -là s' est fichu de nous . C' était drôle , je le confesse , et , pour ma part , j' étais le premier à en rire . Il s' agit maintenant de crimes . Nous pouvions subir Arsène Lupin tant qu' il amusait la galerie . S' il tue , non . – Et alors , monsieur le Président , que me demandez -vous ? – Ce que nous demandons ? Oh ! c' est bien simple . D' abord son arrestation , ensuite sa tête . – Son arrestation , je puis vous la promettre pour un jour ou l' autre . Sa tête , non . – Comment ! Si on l' arrête , c' est la cour d' assises , la condamnation inévitable et l' échafaud . – Non . – Et pourquoi non ? – Parce que Lupin n' a pas tué . – Hein ? Mais vous êtes fou , Lenormand . Et les cadavres du Palace-Hôtel , c' est une fable , peut-être ! Il n' y a pas eu triple assassinat ? – Oui , mais ce n' est pas Lupin qui l' a commis . Le chef articula ces mots très posément , avec une tranquillité et une conviction impressionnantes . Le Procureur et le Préfet protestèrent . Mais Valenglay reprit : – Je suppose , Lenormand , que vous n' avancez pas cette hypothèse sans de sérieux motifs ? – Ce n' est pas une hypothèse . – La preuve ? – Il en est deux , d' abord , deux preuves de nature morale , que j' ai sur-le-champ exposées à M . le juge d' instruction et que les journaux ont soulignées . Avant tout , Lupin ne tue pas . Ensuite , pourquoi aurait-il tué puisque le but de son expédition , le vol , était accompli , et qu' il n' avait rien à craindre d' un adversaire attaché et bâillonné ? – Soit . Mais les faits ? – Les faits ne valent pas contre la raison et la logique , et puis les faits sont encore pour moi . Que signifierait la présence de Lupin dans la chambre où l' on a trouvé l' étui à cigarettes ? D' autre part , les vêtements noirs que l' on a trouvés , et qui étaient évidemment ceux du meurtrier , ne concordent nullement , comme taille , avec ceux d' Arsène Lupin . – Vous le connaissez donc , vous ? – Moi , non . Mais Edwards l' a vu , Gourel l' a vu , et celui qu' ils ont vu n' est pas celui que la femme de chambre a vu dans l' escalier de service , entraînant Chapman par la main . – Alors , votre système ? – Vous voulez dire « la vérité » , monsieur le Président . La voici , ou du moins , ce que je sais de la vérité . Mardi le 16 avril , un individu Lupin a fait irruption dans la chambre de M . Kesselbach , vers deux heures de l' après-midi ... Un éclat de rire interrompit M . Lenormand . C' était le Préfet de police . – Laissez -moi vous dire , monsieur Lenormand , que vous précisez avec une hâte un peu excessive . Il est prouvé que , à trois heures , ce jour -là , M . Kesselbach est entré au Crédit Lyonnais et qu' il est descendu dans la salle des coffres . Sa signature sur le registre en témoigne . M . Lenormand attendit respectueusement que son supérieur eût fini de parler . Puis , sans même se donner la peine de répondre directement à l' attaque , il continua : – Vers deux heures de l' après-midi , Lupin , aidé d' un complice , un nommé Marco , a ligoté M . Kesselbach , l' a dépouillé de tout l' argent liquide qu' il avait sur lui , et l' a contraint à révéler le chiffre de son coffre du Crédit Lyonnais . Aussitôt le secret connu , Marco est parti . Il a rejoint un deuxième complice , lequel , profitant d' une certaine ressemblance avec M . Kesselbach – ressemblance , d' ailleurs , qu' il accentua ce jour -là en portant des habits semblables à ceux de M . Kesselbach , et en se munissant de lunettes d' or – , entra au Crédit Lyonnais , imita la signature de M . Kesselbach , vida le coffre et s' en retourna , accompagné de Marco . Celui -ci , aussitôt , téléphona à Lupin . Lupin , sûr alors que M . Kesselbach ne l' avait pas trompé , et le but de son expédition étant rempli , s' en alla . Valenglay semblait hésitant . – Oui ... oui ... admettons ... Mais ce qui m' étonne , c' est qu' un homme comme Lupin ait risqué si gros pour un si piètre bénéfice ... quelques billets de banque et le contenu , toujours hypothétique , d' un coffre-fort . – Lupin convoitait davantage . Il voulait , ou bien l' enveloppe en maroquin qui se trouvait dans le sac de voyage , ou bien la cassette en ébène qui se trouvait dans le coffre-fort . Cette cassette , il l' a eue , puisqu'il l' a renvoyée vide . Donc , aujourd'hui , il connaît , ou il est en voie de connaître le fameux projet que formait M . Kesselbach et dont il entretenait son secrétaire quelques instants avant sa mort . – Quel est ce projet ? – Je ne sais pas . Le directeur de l' agence , Barbareux , auquel il s' en était ouvert , m' a dit que M . Kesselbach recherchait un individu , un déclassé , paraît-il , nommé Pierre Leduc . Pour quelle raison cette recherche ? Et par quels liens peut -on la rattacher à son projet ? Je ne saurais le dire . – Soit , conclut Valenglay . Voilà pour Arsène Lupin . Son rôle est fini . M . Kesselbach est ligoté , dépouillé mais vivant ! Que se passe-t-il jusqu' au moment où on le retrouve mort ? – Rien , pendant des heures ; rien jusqu' à la nuit . Mais au cours de la nuit quelqu'un est entré . – Par où ? – Par la chambre 420 , une des chambres qu' avait retenues M . Kesselbach . L' individu possédait évidemment une fausse clef . – Mais , s' écria le Préfet de police , entre cette chambre et l' appartement , toutes les portes étaient verrouillées et il y en a cinq ! – Restait le balcon . – Le balcon ! – Oui , c' est le même pour tout l' étage , sur la rue de Judée . – Et les séparations ? – Un homme agile peut les franchir . Le nôtre les a franchies . J' ai relevé les traces . – Mais toutes les fenêtres de l' appartement étaient closes , et on a constaté , après le crime , qu' elles l' étaient encore . – Sauf une , celle du secrétaire Chapman , laquelle n' était que poussée , j' en ai fait l' épreuve moi -même . Cette fois le président du Conseil parut quelque peu ébranlé , tellement la version de M . Lenormand semblait logique , serrée , étayée de faits solides . Il demanda avec un intérêt croissant : – Mais cet homme , dans quel but venait-il ? – Je ne sais pas . – Ah ! vous ne savez pas ... – Non , pas plus que je ne sais son nom . – Mais pour quelle raison a-t-il tué ? – Je ne sais pas . Tout au plus a-t -on le droit de supposer qu' il n' était pas venu dans l' intention de tuer , mais dans l' intention , lui aussi , de prendre les documents contenus dans l' enveloppe de maroquin et dans la cassette , et que , placé par le hasard en face d' un ennemi réduit à l' impuissance , il l' a tué . Valenglay murmura : – Cela se peut oui , à la rigueur ... Et , selon vous , trouva-t-il les documents ? – Il ne trouva pas la cassette , puisqu'elle n' était pas là , mais il trouva , au fond du sac de voyage , l' enveloppe de maroquin noir . De sorte que Lupin et l' autre en sont au même point tous les deux : tous les deux ils savent , sur le projet de Kesselbach , les mêmes choses . – C' est-à-dire , nota le Président , qu' ils vont se combattre . – Justement . Et la lutte a déjà commencé . L' assassin , trouvant une carte d' Arsène Lupin , l' épingla sur le cadavre . Toutes les apparences seraient ainsi contre Arsène Lupin ... Donc , Arsène Lupin serait le meurtrier . – En effet ... en effet , déclara Valenglay , le calcul ne manquait pas de justesse . – Et le stratagème aurait réussi , continua M . Lenormand , si , par suite d' un autre hasard , défavorable celui -là , l' assassin , soit à l' aller , soit au retour , n' avait perdu , dans la chambre 420 , son étui à cigarettes , et si le garçon d' hôtel , Gustave Beudot , ne l' y avait ramassé . Dès lors , se sachant découvert ou sur le point de l' être ... – Comment le savait-il ? – Comment ? Mais par le juge d' instruction Formerie lui -même . L' enquête a eu lieu toutes portes ouvertes ! Il est certain que le meurtrier se cachait parmi les assistants , employés d' hôtel ou journalistes , lorsque le juge d' instruction envoya Gustave Beudot dans sa mansarde chercher l' étui à cigarettes . Beudot monta . L' individu le suivit et frappa . Seconde victime . Personne ne protestait plus . Le drame se reconstituait , saisissant de réalité et d' exactitude vraisemblable . – Et la troisième ? fit Valenglay . – Celle -là s' offrit elle -même aux coups . Ne voyant pas revenir Beudot , Chapman , curieux d' examiner lui -même cet étui à cigarettes , partit avec le directeur de l' hôtel . Surpris par le meurtrier , il fut entraîné par lui , conduit dans une des chambres , et , à son tour , assassiné . – Mais pourquoi se laissa-t-il ainsi entraîner et diriger par un homme qu' il savait être l' assassin de M . Kesselbach et de Gustave Beudot ? – Je ne sais pas , pas plus que je ne connais la chambre où le crime fut commis , pas plus que je ne devine la façon vraiment miraculeuse dont le coupable s' échappa . – On a parlé , demanda M . Valenglay , de deux étiquettes bleues ? – Oui , l' une trouvée sur la cassette que Lupin a renvoyée , l' autre trouvée par moi et provenant sans doute de l' enveloppe en maroquin que l' assassin avait volée . – Eh bien ? – Eh bien ! pour moi , elles ne signifient rien . Ce qui signifie quelque chose , c' est ce chiffre 813 que M . Kesselbach inscrivit sur chacune d' elles : on a reconnu son écriture . – Et ce chiffre 813 ? – Mystère . – Alors ? – Alors , je dois vous répondre une fois de plus que je n' en sais rien . – Vous n' avez pas de soupçons ? – Aucun . Deux hommes à moi habitent une des chambres du Palace-Hôtel , à l' étage où l' on a retrouvé le cadavre de Chapman . Par eux , je fais surveiller toutes les personnes de l' hôtel . Le coupable n' est pas au nombre de celles qui sont parties . – N' a-t -on pas téléphoné pendant le massacre ? – Oui . De la ville quelqu'un a téléphoné au major Parbury , une des quatre personnes qui habitaient le couloir du premier étage . – Et ce major ? – Je le fais surveiller par mes hommes ; jusqu' ici , on n' a rien relevé contre lui . – Et dans quel sens allez -vous chercher ? – Oh ! dans un sens très précis . Pour moi , l' assassin compte parmi les amis ou les relations du ménage Kesselbach . Il suivait leur piste , il connaissait leurs habitudes , la raison pour laquelle M . Kesselbach était à Paris , et il soupçonnait tout au moins l' importance de ses desseins . – Ce ne serait donc pas un professionnel du crime ? – Non , non ! mille fois non . Le crime fut exécuté avec une habileté et une audace inouïes , mais il fut commandé par les circonstances . Je le répète , c' est dans l' entourage de M . et Mme Kesselbach qu' il faut chercher . Et la preuve , c' est que l' assassin de M . Kesselbach n' a tué Gustave Beudot que parce que le garçon d' hôtel possédait l' étui à cigarettes , et Chapman que parce que le secrétaire en connaissait l' existence . Rappelez -vous l' émotion de Chapman : sur la description seule de l' étui à cigarettes , Chapman a eu l' intuition du drame . S' il avait vu l' étui à cigarettes , nous étions renseignés . L' inconnu ne s' y est pas trompé ; il a supprimé Chapman . Et nous ne savons rien , que ses initiales L et M . Il réfléchit et prononça : – Encore une preuve qui est une réponse à l' une de vos questions , monsieur le Président . Croyez -vous que Chapman eût suivi cet homme à travers les couloirs et les escaliers de l' hôtel , s' il ne l' avait déjà connu ? Les faits s' accumulaient . La vérité , ou du moins la vérité probable , se fortifiait . Bien des points , les plus intéressants peut-être , demeuraient obscurs . Mais quelle lumière ! À défaut des motifs qui les avaient inspirés , comme on apercevait clairement la série des actes accomplis en cette tragique matinée ! Il y eut un silence . Chacun méditait , cherchait des arguments , des objections . Enfin , Valenglay s' écria : – Mon cher Lenormand , tout cela est parfait ... Vous m' avez convaincu ... Mais , au fond , nous n' en sommes pas plus avancés pour cela . – Comment ? – Mais oui . Le but de notre réunion n' est pas du tout de déchiffrer une partie de l' énigme , que , un jour ou l' autre , je n' en doute pas , vous déchiffrerez tout entière , mais de donner satisfaction , dans la plus large mesure possible , aux exigences du public . Or , que le meurtrier soit Lupin ou non , qu' il y ait deux coupables , ou bien trois , ou bien un seul , cela ne nous donne ni le nom du coupable ni son arrestation . Et le public a toujours cette impression désastreuse que la justice est impuissante . – Qu' y puis -je faire ? – Précisément , donner au public la satisfaction qu' il demande . – Mais il me semble que ces explications suffiraient déjà ... – Des mots ! Il veut des actes . Une seule chose le contenterait : une arrestation . – Diable ! diable ! Nous ne pouvons pourtant pas arrêter le premier venu . – Ça vaudrait mieux que de n' arrêter personne , fit Valenglay en riant ... Voyons , cherchez bien ... Êtes -vous sûr d' Edwards , le domestique de Kesselbach ? – Absolument sûr ... Et puis , non , monsieur le Président , ce serait dangereux , ridicule et je suis persuadé que M . le Procureur général lui -même ... Il n' y a que deux individus que nous avons le droit d' arrêter : l' assassin ... je ne le connais pas ... et Arsène Lupin . – Eh bien ? – On n' arrête pas Arsène Lupin ou du moins il faut du temps , un ensemble de mesures que je n' ai pas encore eu le loisir de combiner , puisque je croyais Lupin rangé ou mort . Valenglay frappa du pied avec l' impatience d' un homme qui aime bien que ses désirs soient réalisés sur-le-champ . – Cependant ... cependant mon cher Lenormand , il le faut ... Il le faut pour vous aussi ... Vous n' êtes pas sans savoir que vous avez des ennemis puissants et que si je n' étais pas là ... Enfin , il est inadmissible que vous , Lenormand , vous vous dérobiez ainsi ... Et les complices , qu' en faites -vous ? Il n' y a pas que Lupin ... Il y a Marco ... Il y a aussi le coquin qui a joué le personnage de M . Kesselbach pour descendre dans les caves du Crédit Lyonnais . – Celui -là vous suffirait-il , monsieur le Président ? – S' il me suffirait ! Nom d' un chien , je vous crois . – Eh bien , donnez -moi huit jours . – Huit jours ! mais ce n' est pas une question de jours , mon cher Lenormand , c' est plus simplement une question d' heures . – Combien m' en donnez -vous , monsieur le Président ? Valenglay tira sa montre et ricana : – Je vous donne dix minutes , mon cher Lenormand . Le chef de la Sûreté tira la sienne et scanda , d' une voix posée : – C' est quatre de trop , monsieur le Président . Valenglay le regarda , stupéfait . – Quatre de trop ? Qu' est -ce que vous voulez dire ? – Je dis , monsieur le Président , que les dix minutes que vous m' accordez sont inutiles . J' en ai besoin de six , pas une de plus . – Ah ça ! mais , Lenormand la plaisanterie ne serait peut-être pas d' un goût ... Le chef de la Sûreté s' approcha de la fenêtre et fit un signe à deux hommes qui se promenaient en devisant tout tranquillement dans la cour d' honneur du ministère . Puis il revint . – Monsieur le Procureur général , ayez l' obligeance de signer un mandat d' arrêt au nom de Daileron , Auguste-Maximin-Philippe , âgé de quarante-sept ans . Vous laisserez la profession en blanc . Il ouvrit la porte d' entrée . – Tu peux venir , Gourel ... toi aussi , Dieuzy . Gourel se présenta , escorté de l' inspecteur Dieuzy . – Tu as les menottes , Gourel ? – Oui , chef . M . Lenormand s' avança vers Valenglay . – Monsieur le Président , tout est prêt . Mais j' insiste auprès de vous de la façon la plus pressante pour que vous renonciez à cette arrestation . Elle dérange tous mes plans ; elle peut les faire avorter , et , pour une satisfaction , somme toute minime , elle risque de tout compromettre . – Monsieur Lenormand , je vous ferai remarquer que vous n' avez plus que quatre-vingts secondes . Le chef réprima un geste d' agacement , arpenta la pièce de droite et de gauche , en s' appuyant sur sa canne , s' assit d' un air furieux , comme s' il décidait de se taire , puis soudain , prenant son parti : – Monsieur le Président , la première personne qui entrera dans ce bureau sera celle dont vous avez voulu l' arrestation contre mon gré , je tiens à bien le spécifier . – Plus que quinze secondes , Lenormand . – Gourel ... Dieuzy ... la première personne , n' est -ce pas ? Monsieur le Procureur général , vous avez mis votre signature ? – Plus que dix secondes , Lenormand . – Monsieur le Président , voulez -vous avoir l' obligeance de sonner ? – Valenglay sonna . L' huissier se présenta au seuil de la porte et attendit . Valenglay se tourna vers le chef . – Eh bien , Lenormand , on attend vos ordres ... Qui doit -on introduire ? – Personne . – Mais ce coquin dont vous nous avez promis l' arrestation ? Les six minutes sont largement écoulées . – Oui , mais le coquin est ici . – Comment ? Je ne comprends pas , personne n' est entré . – Si . – Ah ça ! Mais voyons Lenormand , vous vous moquez de moi ... Je vous répète qu' il n' est entré personne . – Nous étions quatre dans ce bureau , monsieur le Président , nous sommes cinq . Par conséquent , il est entré quelqu'un . Valenglay sursauta . – Hein ? C' est de la folie ! que voulez -vous dire ? Les deux agents s' étaient glissés entre la porte et l' huissier . M . Lenormand s' approcha de celui -ci , lui plaqua les mains sur l' épaule , et d' une voix forte : – Au nom de la loi , Daileron , Auguste-Maximin-Philippe , chef des huissiers à la Présidence du Conseil , je vous arrête . Valenglay éclata de rire : – Ah ! elle est bonne ... Celle -là est bonne ... Ce sacré Lenormand , il en a de drôles ! Bravo , Lenormand , il y a longtemps que je n' avais ri comme ça ... M . Lenormand se tourna vers le Procureur général : – Monsieur le Procureur général , n' oubliez pas de mettre sur le mandat la profession du sieur Daileron , n' est -ce pas ? chef des huissiers à la Présidence du Conseil ... – Mais oui ... mais oui ... chef des huissiers à ... la Présidence du Conseil ... bégaya Valenglay qui se tenait les côtes ... Ah ! ce bon Lenormand a des trouvailles de génie Le public réclamait une arrestation ... Vlan , il lui flanque par la tête , qui ? Mon chef des huissiers , Auguste le serviteur modèle ... Eh bien ! vrai , Lenormand , je vous savais une certaine dose de fantaisie , mais pas à ce point -là , mon cher ! Quel culot ! Depuis le début de la scène , Auguste n' avait pas bougé et semblait ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui . Sa bonne figure de subalterne loyal et fidèle avait un air absolument ahuri . Il regardait tour à tour ses interlocuteurs avec un effort visible pour saisir le sens de leurs paroles . M . Lenormand dit quelques mots à Gourel qui sortit . Puis , s' avançant vers Auguste , il prononça nettement : – Rien à faire . Tu es pincé . Le mieux est d' abattre son jeu quand la partie est perdue . Qu' est -ce que tu as fait , mardi ? – Moi ? rien . J' étais ici . – Tu mens . C' était ton jour de congé . Tu es sorti . – En effet ... je me rappelle ... un ami de province qui est venu ... nous nous sommes promenés au Bois . – L' ami s' appelait Marco . Et vous vous êtes promenés dans les caves du Crédit Lyonnais . – Moi ! en voilà une idée ! ... Marco ? Je ne connais personne de ce nom -là . – Et ça , connais -tu ça ? s' écria le chef en lui mettant sous le nez une paire de lunettes à branches d' or . – Mais non ... mais non ... je ne porte pas de lunettes ... – Si , tu en portes quand tu vas au Crédit Lyonnais et que tu te fais passer pour M . Kesselbach . Celles -là viennent de la chambre que tu occupes , sous le nom de M . Jérôme , au numéro 5 de la rue du Cotisée . – Moi , une chambre ? Je couche au ministère . – Mais tu changes de vêtements là-bas , pour jouer tes rôles dans la bande de Lupin . L' autre passa la main sur son front couvert de sueur . Il était livide , il balbutia : – Je ne comprends pas ... vous dites des choses ... des choses ... – T' en faut-il une que tu comprennes mieux ? Tiens , voilà ce qu' on trouve parmi les chiffons de papier que tu jettes à la corbeille , sous ton bureau de l' antichambre , ici même . Et M . Lenormand déplia une feuille de papier à en-tête du ministère , où on lisait à divers endroits , tracés d' une écriture qui tâtonne : Rudolph Kesselbach . – Eh bien , qu' en dis -tu de celle -là , brave serviteur ? des exercices d' application sur la signature de M . Kesselbach , est -ce une preuve ? Un coup de poing en pleine poitrine fit chanceler M . Lenormand . D' un bond , Auguste fut devant la fenêtre ouverte , enjamba l' appui et sauta dans la cour d' honneur . – Nom d' un chien ! cria Valenglay . Ah ! le bandit . Il sonna , courut , voulut appeler par la fenêtre . M . Lenormand lui dit avec le plus grand calme : – Ne vous agitez pas , monsieur le Président ... – Mais cette canaille d' Auguste ... – Une seconde , je vous en prie ... j' avais prévu ce dénouement ... je l' escomptais même ... il n' est pas de meilleur aveu . Dominé par tant de sang-froid , Valenglay reprit sa place . Au bout d' un instant , Gourel faisait son entrée en tenant par le collet le sieur Daileron , Auguste-Maximin-Philippe , dit Jérôme , chef des huissiers à la Présidence du Conseil . – Amène , Gourel , dit M . Lenormand , comme on dit : « Apporte ! » au bon chien de chasse qui revient avec le gibier en travers de sa gueule Il s' est laissé faire ? – Il a un peu mordu , mais je serrais dur , répliqua le brigadier , en montrant sa main énorme et noueuse . – Bien , Gourel . Maintenant , mène -moi ce bonhomme -là au Dépôt , dans un fiacre . Sans adieu , monsieur Jérôme . Valenglay s' amusait beaucoup . Il se frottait les mains en riant . L' idée que le chef de ses huissiers était un des complices de Lupin lui semblait la plus charmante et la plus ironique des aventures . – Bravo , mon cher Lenormand , tout cela est admirable , mais comment diable avez -vous manœuvré ? – Oh ! de la façon la plus simple . Je savais que M . Kesselbach s' était adressé à l' agence Barbareux , et que Lupin s' était présenté chez lui soi-disant de la part de cette agence . J' ai cherché de ce côté -là , et j' ai découvert que l' indiscrétion commise au préjudice de M . Kesselbach et de Barbareux n' avait pu l' être qu' au profit d' un nommé Jérôme , ami d' un employé de l' agence . Si vous ne m' aviez pas ordonné de brusquer les choses , je surveillais l' huissier , et j' arrivais à Marco , puis à Lupin . – Vous y arriverez , Lenormand . Et nous allons assister au spectacle le plus passionnant du monde , la lutte entre Lupin et vous . Je parie pour vous . Le lendemain matin , les journaux publiaient cette lettre : « Lettre ouverte à M . Lenormand , chef de la Sûreté . « Tous mes compliments , cher monsieur et ami , pour l' arrestation de l' huissier Jérôme . Ce fut de la bonne besogne , bien faite et digne de vous . « Toutes mes félicitations également pour la façon ingénieuse avec laquelle vous avez prouvé au président du Conseil que je n' étais pas l' assassin de M . Kesselbach . Votre démonstration fut claire , logique , irréfutable , et , qui plus est , véridique . Comme vous le savez , je ne tue pas . Merci de l' avoir établi en cette occasion . L' estime de mes contemporains et la vôtre , cher monsieur et ami , me sont indispensables . « En revanche , permettez -moi de vous assister dans la poursuite du monstrueux assassin et de vous donner un coup d' épaule dans l' affaire Kesselbach . Affaire très intéressante , vous pouvez m' en croire , si intéressante et si digne de mon attention que je sors de la retraite où je vivais depuis quatre ans , entre mes livres et mon bon chien Sherlock , que je bats le rappel de tous mes camarades , et que je me jette de nouveau dans la mêlée . « Comme la vie a des retours imprévus ! Me voici votre collaborateur . Soyez sûr , cher monsieur et ami , que je m' en félicite , et que j' apprécie à son juste prix cette faveur de la destinée . « Signé : ARSÈNE LUPIN . » « Post-scriptum . – Un mot encore pour lequel je ne doute pas que vous m' approuviez . Comme il est inconvenant qu' un gentleman , qui eut le glorieux privilège de combattre sous ma bannière , pourrisse sur la paille humide de vos prisons , je crois devoir loyalement vous prévenir que , dans cinq semaines , vendredi le 31 mai , je mettrai en liberté le sieur Jérôme , promu par moi au grade de chef des huissiers à la Présidence du Conseil . N' oubliez pas la date : le vendredi 31 mai . – A . L . » Un rez-de-chaussée , au coin du boulevard Haussmann et de la rue de Courcelles C' est là qu' habite le prince Sernine , un des membres les plus brillants de la colonie russe à Paris , et dont le nom revient à chaque instant dans les « Déplacements et Villégiatures » des journaux . Onze heures du matin . Le prince entre dans son cabinet de travail . C' est un homme de trente-cinq à trente-huit ans , dont les cheveux châtains se mêlent de quelques fils d' argent . Il a un teint de belle santé , de fortes moustaches , et des favoris coupés très courts , à peine dessinés sur la peau fraîche des joues . Il est correctement vêtu d' une redingote grise qui lui serre la taille , et d' un gilet à dépassant de coutil blanc . – Allons , dit-il à mi-voix , je crois que la journée va être rude . Il ouvrit une porte qui donnait dans une grande pièce où quelques personnes attendaient , et il dit : – Varnier est là ? Entre donc , Varnier . Un homme , à l' allure de petit bourgeois , trapu , solide , bien d' aplomb sur ses jambes , vint à son appel . Le prince referma la porte sur lui . – Eh bien , où en es -tu Varnier ? – Tout est prêt pour ce soir , patron . – Parfait . Raconte , en quelques mots . – Voilà . Depuis l' assassinat de son mari , Mme Kesselbach , sur la foi du prospectus que vous lui avez fait envoyer , a choisi comme demeure la maison de retraite pour dames , située à Garches . Elle habite , au fond du jardin , le dernier des quatre pavillons que la direction loue aux dames qui désirent vivre tout à fait à l' écart des autres pensionnaires , le pavillon de l' Impératrice . – Comme domestiques ? – Sa demoiselle de compagnie , Gertrude , avec laquelle elle est arrivée quelques heures après le crime , et la sœur de Gertrude , Suzanne , qu' elle a fait venir de Monte-Carlo , et qui lui sert de femme de chambre . Les deux sœurs lui sont toutes dévouées . – Edwards , le valet de chambre ? – Elle ne l' a pas gardé . Il est retourné dans son pays . – Elle voit du monde ? – Personne . Elle passe son temps étendue sur un divan . Elle semble très faible , malade . Elle pleure beaucoup . Hier , le juge d' instruction est resté deux heures auprès d' elle . – Bien . La jeune fille , maintenant ? – Mlle Geneviève Ernemont habite de l' autre côté de la route une ruelle qui s' en va vers la pleine campagne , et , dans cette ruelle , la troisième maison à droite . Elle tient une école libre et gratuite pour enfants retardataires . Sa grand-mère , Mme Ernemont , demeure avec elle . – Et , d' après ce que tu m' as écrit , Geneviève Ernemont et Mme Kesselbach ont fait connaissance ? – Oui . La jeune fille a été demander à Mme Kesselbach des subsides pour son école . Elles ont dû se plaire , car voici quatre jours qu' elles sortent ensemble dans le parc de Villeneuve , dont le jardin de la maison de retraite n' est qu' une dépendance . – À quelle heure sortent -elles ? – De cinq à six . À six heures juste , la jeune fille rejoint son école . – Donc , tu as organisé la chose ? – Pour aujourd'hui , six heures . Tout est prêt . – Il n' y aura personne ? – Il n' y a jamais personne dans le parc à cette heure -là . – C' est bien . J' y serai . Va . Il le fit sortir par la porte du vestibule , et revenant vers la salle d' attente , il appela : – Les frères Doudeville . Deux jeunes gens entrèrent , habillés avec une élégance un peu trop recherchée , les yeux vifs , l' air sympathique . – Bonjour , Jean . Bonjour , Jacques . Quoi de nouveau à la Préfecture ? – Pas grand-chose , patron . – M . Lenormand a toujours confiance en vous ? – Toujours . Après Gourel , nous sommes ses inspecteurs favoris . La preuve , c' est qu' il nous a installés au Palace-Hôtel pour surveiller les gens qui habitaient le couloir du premier étage , au moment de l' assassinat de Chapman . Tous les matins Gourel vient , et nous lui faisons le même rapport qu' à vous . – Parfait . Il est essentiel que je sois au courant de tout ce qui se fait et de tout ce qui se dit à la Préfecture de police . Tant que Lenormand vous croira ses hommes , je suis maître de la situation . Et dans l' hôtel , avez -vous découvert une piste quelconque ? Jean Doudeville , l' aîné , répondit : – L' Anglaise , celle qui habitait une des chambres , l' Anglaise est partie . – Celle -là ne m' intéresse pas . J' ai mes renseignements . Mais son voisin , le major Parbury ? Ils semblèrent embarrassés . Enfin l' un des deux répondit : – Ce matin , le major Parbury a commandé qu' on transportât ses bagages à la gare du Nord , pour le train de midi cinquante , et il est parti de son côté en automobile . Nous avons été au départ du train . Le major n' est pas venu . – Et les bagages ? – Il les a fait reprendre à la gare . – Par qui ? – Par un commissionnaire , nous a-t -on dit . – De sorte que sa trace est perdue ? – Oui . – Enfin ! s' écria joyeusement le prince . Les autres le regardèrent , étonnés . – Eh oui , dit-il voilà un indice ! – Vous croyez ? – évidemment . L' assassinat de Chapman n' a pu être commis que dans une des chambres de ce couloir . C' est là , chez un complice , que le meurtrier de M . Kesselbach avait conduit le secrétaire , c' est là qu' il l' a tué , c' est là qu' il a changé de vêtements , et c' est le complice qui , une fois l' assassin parti , a déposé le cadavre dans le couloir . Mais quel complice ? La manière dont disparaît le major Parbury tendrait à prouver qu' il n' est pas étranger à l' affaire . Vite , téléphonez la bonne nouvelle à M . Lenormand ou à Gourel . Il faut qu' on soit au courant le plus vite possible à la Préfecture . Ces messieurs et moi , nous marchons la main dans la main . Il leur fit encore quelques recommandations , concernant leur double rôle d' inspecteurs de la police au service du prince Sernine , et il les congédia . Dans la salle d' attente , il restait deux visiteurs . Il introduisit l' un deux . – Mille excuses , docteur , lui dit-il . Je suis tout à toi . Comment va Pierre Leduc ? – Mort . – Oh ! oh ! dit Sernine . Je m' y attendais depuis ton mot de ce matin . Mais , tout de même , le pauvre garçon n' a pas été long ... – Il était usé jusqu' à la corde . Une syncope , et c' était fini . – Il n' a pas parlé ? – Non . – Tu es sûr que , depuis le jour où nous l' avons cueilli ensemble sous la table d' un café à Belleville , tu es sûr que personne , dans ta clinique , n' a soupçonné que c' était lui , Pierre Leduc , que la police recherche , ce mystérieux Pierre Leduc que Kesselbach voulait trouver à tout prix ? – Personne . Il occupait une chambre à part . En outre , j' avais enveloppé sa main gauche d' un pansement pour qu' on ne pût voir la blessure du petit doigt . Quant à la cicatrice de la joue , elle est invisible sous la barbe . – Et tu l' as surveillé toi -même ? – Moi -même . Et , selon vos instructions , j' ai profité , pour l' interroger , de tous les instants où il semblait plus lucide . Mais je n' ai pu obtenir que des balbutiements indistincts . Le prince murmura pensivement : – Mort ... Pierre Leduc est mort ... Toute l' affaire Kesselbach reposait évidemment sur lui , et voilà ... voilà qu' il disparaît sans une révélation , sans un seul mot sur lui , sur son passé ... Faut-il m' embarquer dans cette aventure à laquelle je ne comprends encore rien ? C' est dangereux ... Je peux sombrer ... Il réfléchit un moment et s' écria : – Ah ! tant pis ! je marche quand même . Ce n' est pas une raison parce que Pierre Leduc est mort pour que j' abandonne la partie . Au contraire ! Et l' occasion est trop tentante . Pierre Leduc est mort . Vive Pierre Leduc ! Va , docteur . Rentre chez toi . Ce soir je te téléphonerai . Le docteur sortit . – À nous deux , Philippe , dit Sernine au dernier visiteur , un petit homme aux cheveux gris , habillé comme un garçon d' hôtel , mais d' hôtel de dixième ordre . – Patron , commença Philippe , je vous rappellerai que , la semaine dernière , vous m' avez fait entrer comme valet de chambre à l' hôtel des Deux-Empereurs , à Versailles , pour surveiller un jeune homme . – Eh oui , je sais ... Gérard Baupré . Où en est-il ? – À bout de ressources . – Toujours des idées noires ? – Toujours . Il veut se tuer . – Est -ce sérieux ? – Très sérieux . J' ai trouvé dans ses papiers cette petite note au crayon . – Ah ! ah ! fit Sernine , en lisant la note , il annonce sa mort et ce serait pour ce soir ! – Oui , patron , la corde est achetée et le crochet fixé au plafond . Alors , selon vos ordres , je suis entré en relation avec lui , il m' a raconté sa détresse , et je lui ai conseillé de s' adresser à vous . « Le prince Sernine est riche , lui ai -je dit , il est généreux , peut-être vous aidera-t-il . » – Tout cela est parfait . De sorte qu' il va venir ? – Il est là . – Comment le sais -tu ? – Je l' ai suivi . Il a pris le train de Paris , et maintenant il se promène de long en large sur le boulevard . D' un moment à l' autre il se décidera . À cet instant un domestique apporta une carte . Le prince lut et dit : – Introduisez M . Gérard Baupré . Et s' adressant à Philippe : – Passe dans ce cabinet , écoute et ne bouge pas . Resté seul , le prince murmura : – Comment hésiterais -je ? C' est le destin qui l' envoie , celui -là ... Quelques minutes après , entrait un grand jeune homme blond , mince , au visage amaigri , au regard fiévreux , et qui se tint sur le seuil , embarrassé , hésitant , dans l' attitude d' un mendiant qui voudrait tendre la main et qui n' oserait pas . La conversation fut courte . – C' est vous , M . Gérard Baupré ? – Oui ... oui ... c' est moi . – Je n' ai pas l' honneur ... – Voilà monsieur ... voilà ... on m' a dit ... – Qui , on ? – Un garçon d' hôtel qui prétend avoir servi chez vous ... – Enfin , bref ? – Eh bien ... Le jeune homme s' arrêta , intimidé , bouleversé par l' attitude hautaine du prince . Celui -ci s' écria : – Cependant , monsieur , il serait peut-être nécessaire ... – Voilà , monsieur , on m' a dit que vous étiez très riche et généreux ... Et j' ai pensé qu' il vous serait possible ... Il s' interrompit , incapable de prononcer la parole de prière et d' humiliation . Sernine s' approcha de lui . – Monsieur Gérard Baupré , n' avez -vous pas publié un volume de vers intitulé : Le S ourire du printemps ? – Oui , oui , s' écria le jeune homme dont le visage s' éclaira ... vous avez lu ? – Oui ... Très jolis , vos vers ... très jolis ... seulement , est -ce que vous comptez vivre avec ce qu' ils vous rapporteront ? – Certes ... un jour ou l' autre ... – Un jour ou l' autre ... plutôt l' autre , n' est -ce pas ? Et , en attendant , vous venez me demander de quoi vivre ? – De quoi manger , monsieur . Sernine lui mit la main sur l' épaule , et froidement : – Les poètes ne mangent pas , monsieur . Ils se nourrissent de rimes et de rêves . Faites ainsi . Cela vaut mieux que de tendre la main . Le jeune homme frissonna sous l' insulte . Sans une parole il se dirigea vivement vers la porte . Sernine l' arrêta . – Un mot encore , monsieur . Vous n' avez plus la moindre ressource ? – Pas la moindre . – Et vous ne comptez sur rien ? – J' ai encore un espoir ... J' ai écrit à un de mes parents , le suppliant de m' envoyer quelque chose . J' aurai sa réponse aujourd'hui . C' est la dernière limite . – Et , si vous n' avez pas de réponse , vous êtes décidé sans doute , ce soir même , à ... – Oui , monsieur . Ceci fut dit simplement et nettement . Sernine éclata de rire . – Dieu ! que vous êtes comique , brave jeune homme ! Et quelle conviction ingénue ! Revenez me voir l' année prochaine voulez -vous ? Nous reparlerons de tout cela ... C' est si curieux , si intéressant et si drôle surtout ah ! ah ! ah ! Et , secoué de rires , avec des gestes affectés et des salutations , il le mit à la porte . – Philippe , dit-il en ouvrant au garçon d' hôtel , tu as entendu ? – Oui , patron . – Gérard Baupré attend cet après-midi un télégramme , une promesse de secours ... – Oui , sa dernière cartouche . – Ce télégramme , il ne faut pas qu' il le reçoive . S' il arrive , cueille-le au passage et déchire-le . – Bien , patron . – Tu es seul dans ton hôtel ? – Oui , seul avec la cuisinière qui ne couche pas . Le patron est absent . – Bon . Nous sommes les maîtres . À ce soir , vers onze heures . File . Le prince Sernine passa dans sa chambre et sonna son domestique . – Mon chapeau , mes gants et ma canne . L' auto est là ? – Oui , monsieur . Il s' habilla , sortit et s' installa dans une vaste et confortable limousine qui le conduisit au bois de Boulogne , chez le marquis et la marquise de Gastyne , où il était prié à déjeuner . À deux heures et demie , il quittait ses hôtes , s' arrêtait avenue Kléber , prenait deux de ses amis et un docteur , et arrivait à trois heures moins cinq au parc des Princes . À trois heures , il se battait au sabre avec le commandant italien Spinelli , dès la première reprise coupait l' oreille à son adversaire , et , à trois heures trois quarts , taillait au cercle de la rue Cambon une banque d' où il se retirait , à cinq heures vingt , avec un bénéfice de quarante-sept mille francs . Et tout cela sans hâte , avec une sorte de nonchalance hautaine , comme si le mouvement endiablé qui semblait emporter sa vie dans un tourbillon d' actes et d' événements était la règle même de ses journées les plus paisibles . – Octave , dit-il à son chauffeur , nous allons à Garches . Et , à six heures moins dix , il descendait devant les vieux murs du parc de Villeneuve . Dépecé maintenant , abîmé , le domaine de Villeneuve conserve encore quelque chose de la splendeur qu' il connut au temps où l' impératrice Eugénie venait s' y reposer . Avec ses vieux arbres , son étang , l' horizon de feuillage que déroulent les bois de Saint-Cloud , le paysage a de la grâce et de la mélancolie . Une partie importante du domaine fut donnée à l' Institut Pasteur . Une portion plus petite , et séparée de la première par tout l' espace réservé au public , forme une propriété encore assez vaste , et où s' élèvent , autour de la maison de retraite , quatre pavillons isolés . « C' est là que demeure Mme Kesselbach » , se dit le prince en voyant de loin les toits de la maison et des quatre pavillons . Cependant , il traversait le parc et se dirigeait vers l' étang . Soudain il s' arrêta derrière un groupe d' arbres . Il avait aperçu deux dames accoudées au parapet du pont qui franchit l' étang . « Varnier et ses hommes doivent être dans les environs . Mais , fichtre , ils se cachent rudement bien . J' ai beau chercher ... » Les deux dames foulaient maintenant l' herbe des pelouses , sous les grands arbres vénérables . Le bleu du ciel apparaissait entre les branches que berçait une brise calme , et il flottait dans l' air des odeurs de printemps et de jeune verdure . Sur les pentes de gazon qui descendaient vers l' eau immobile , les marguerites , les pommeroles , les violettes , les narcisses , le muguet , toutes les petites fleurs d' avril et de mai se groupaient et formaient çà et là comme des constellations de toutes les couleurs . Le soleil se penchait à l' horizon . Et tout à coup trois hommes surgirent d' un bosquet et vinrent à la rencontre des promeneuses . Ils les abordèrent . Il y eut quelques paroles échangées . Les deux dames donnaient des signes visibles de frayeur . L' un des hommes s' avança vers la plus petite et voulut saisir la bourse en or qu' elle tenait à la main . Elles poussèrent des cris , et les trois hommes se jetèrent sur elles . « C' est le moment ou jamais de surgir » , se dit le prince . Et il s' élança . En dix secondes il avait presque atteint le bord de l' eau . À son approche les trois hommes s' enfuirent . Fuyez , malandrins , ricana-t-il , fuyez à toutes jambes . Voilà le sauveur qui émerge . Et il se mit à les poursuivre . Mais une des dames le supplia : – Oh ! monsieur , je vous en prie mon amie est malade . La plus petite des promeneuses , en effet , était tombée sur le gazon , évanouie . Il revint sur ses pas et , avec inquiétude : – Elle n' est pas blessée ? dit-il . Est -ce que ces misérables ? – Non ... non ... c' est la peur seulement ... l' émotion ... Et puis ... vous allez comprendre ... cette dame est Mme Kesselbach ... – Oh ! dit-il . Il offrit un flacon de sels que la jeune femme fit aussitôt respirer à son amie . Et il ajouta : – Soulevez l' améthyste qui sert de bouchon Il y a une petite boîte , et dans cette boîte , des pastilles . Que madame en prenne une ... une , pas davantage , c' est très violent ... Il regardait la jeune femme soigner son amie . Elle était blonde , très simple d' aspect , le visage doux et grave , avec un sourire qui animait ses traits alors même qu' elle ne souriait pas . « C' est Geneviève » , pensa-t-il . Et il répéta en lui -même , tout ému . « Geneviève ... Geneviève ... » Mme Kesselbach cependant se remettait peu à peu . étonnée d' abord , elle parut ne pas comprendre . Puis , la mémoire lui revenant , d' un signe de tête elle remercia son sauveur . Alors il s' inclina profondément et dit : – Permettez -moi de me présenter : Le prince Sernine . Elle dit à voix basse : – Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance . – En ne l' exprimant pas , madame . C' est le hasard qu' il faut remercier , le hasard qui a dirigé ma promenade de ce côté . Mais puis -je vous offrir mon bras ? Quelques minutes après , Mme Kesselbach sonnait à la maison de retraite , et elle disait au prince : – Je réclamerai de vous un dernier service , monsieur . Ne parlez pas de cette agression . – Cependant , madame , ce serait le seul moyen de savoir ... – Pour savoir , il faudrait une enquête , et ce serait encore du bruit autour de moi , des interrogatoires , de la fatigue , et je suis à bout de forces . Le prince n' insista pas . La saluant , il demanda : – Me permettrez -vous de prendre de vos nouvelles ? – Mais certainement ... Elle embrassa Geneviève et rentra . La nuit cependant commençait à tomber . Sernine ne voulut pas que Geneviève retournât seule . Mais ils ne s' étaient pas engagés dans le sentier qu' une silhouette détachée de l' ombre accourut au-devant d' eux . – Grand-mère ! s' écria Geneviève . Elle se jeta dans les bras d' une vieille femme qui la couvrit de baisers . – Ah ! ma chérie , ma chérie , que s' est-il passé ? Comme tu es en retard ; toi si exacte ! Geneviève présenta : – Mme Ernemont , ma grand-mère . Le prince Sernine ... Puis elle raconta l' incident et Mme Ernemont répétait :