LA PETITE JEANNE OU LE DEVOIR LIVRE DE LECTURE COURANTE SPÉCIALEMENT DESTINÉ AUX ÉCOLES PRIMAIRES DE FILLES PAR MME Z . CARRAUD OUVRAGE COURONNÉ PAR L' ACADÉMIE FRANÇAISE NOUVELLE ÉDITION Imprimée sur papier teinté conformément aux prescriptions de la commission de l' hygiène de la vue . PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie 79 , BOULEVARD SAINT-GERMAIN , 79 1884 LA PETITE JEANNE OU LE DEVOIR . Il y avait dans un bourg du département du Cher une bonne veuve âgée de soixante ans , qu' on appelait la mère Nannette . Elle possédait une petite maison avec une petite chènevière et un jardin planté de pommiers , de pruniers et de groseilliers . Du côté du chemin , un gros noyer , qui avait plus de cent ans , ombrageait le devant de sa porte . Quand les fleurs de cet arbre ne gelaient pas au printemps , il donnait assez de noix à la mère Nannette pour qu' elle eût sa provision d' huile l' année suivante . S' il se faisait deux bonnes récoltes de suite , elle vendait une partie des noix , ce qui lui donnait un petit profit . Quoiqu'elle possédât une vigne et un beau morceau de terre , elle n' avait que bien juste ce qu' il lui fallait pour vivre . Elle semait du froment deux années de suite dans son champ , qui , la troisième , rapportait alternativement du trèfle et des pommes de terre . Elle récoltait assez de blé pour se nourrir pendant les trois ans . Mais si l' année était mauvaise , la mère Nannette vendait la pièce de toile qu' elle avait fait faire avec le chanvre amassé et filé pendant quatre ans . L' argent qu' elle en retirait lui servait à compléter sa provision de blé ; et , malgré tout cela , elle pâtissait bien un peu l' hiver . Pour que la terre rapporte chaque année sans se reposer , il faut beaucoup de fumier ; la mère Nannette , qui le savait bien , avait une vache et une chèvre qu' elle menait paître sur les communaux et le long des haies . Avec leur lait elle faisait du beurre et des fromages , qu' elle vendait à la ville voisine . Quand ses bêtes étaient rentrées à l' étable , elle allait chercher pour elles de l' herbe dans les champs et au bord des ruisseaux . Comme elle les tenait bien proprement , elles étaient en bon état . L' hiver , elles mangeaient ou du trèfle qui avait été rentré bien sec , ou du regain récolté après la fauche des grands foins . La mère Nannette vendait son vin et ne buvait que sa boisson [ 1 ] ; mais , comme l' argent qu' elle tirait de son vin suffisait bien juste , avec celui de son beurre et de ses fromages , à payer l' impôt et les façons de son champ et de sa vigne , et qu' il lui fallait encore se procurer quelque argent pour son entretien , elle élevait des oisons qu' elle achetait au sortir de la coque . Elle se donnait beaucoup de mal pour appâter ces petites bêtes et pour les garantir du froid pendant la nuit . Ses voisines plumaient leurs oies quatre fois avant de les vendre ; mais la mère Nannette disait que c' était une mauvaise méthode , parce qu' ainsi la plume n' avait pas le temps de se nourrir , et elle ne plumait les siennes que trois fois ; puis elle en vendait la moitié pour la Toussaint et l' autre moitié à Noël . Tout cela ne lui rapportait pas une grosse somme ; mais elle était si ménagère qu' il lui restait toujours un peu d' argent à la fin de l' année . Pourtant elle ne se nourrissait pas trop mal , disant qu' elle aimait mieux donner au boucher une pièce de cinquante centimes toutes les semaines , que vingt-cinq francs par an au médecin et au pharmacien . Un matin , la mère Nannette , tricotant devant sa porte , vit venir à elle une jeune femme qui tenait par la main une petite fille de sept à huit ans et qui lui demanda un morceau de pain . Comme cette femme était très-pâle et avait l' air malade , la mère Nannette l' emmena dans sa maison et la fit asseoir . Elle ralluma son feu , fit réchauffer un reste de soupe qu' elle avait gardé pour son repas du soir et le donna aux deux mendiantes . L' enfant mangea de si bon cœur , que la mère Nannette vit bien que cette petite fille n' avait pas souvent si bonne chance . Ensuite elle leur versa un verre de boisson à chacune , et dit à la pauvre femme : « Mon Dieu ! il faut qu' il vous soit arrivé un bien grand malheur , pour qu' une femme , aussi jeune que vous , ait pu se décider à demander son pain ! — Oh ! oui , un bien grand malheur , ma chère femme . Il faut se trouver dépourvue de toute ressource pour se résoudre à en venir là . J' ai bien souffert de la faim avant de pouvoir me décider à tendre la main ; je crois que je me serais plutôt laissé mourir , si je n' avais la crainte de Dieu et si je n' aimais tant cette pauvre innocente que voilà , et qui serait morte aussi . Quand il m' en coûte trop pour aller demander , je la regarde et je reprends courage . C' est bien triste , allez , ma chère femme , quand on a du cœur , de vivre en ne faisant rien , aux dépens de ceux qui travaillent ! mais je ne peux pas faire autrement . — Pourquoi donc ? dit la mère Nannette . Contez -moi ça . » La pauvre femme dit à la mère Nannette : « Je suis du village qui est auprès du Cher , à trois lieues d' ici . Il y a deux mois , j' ai perdu mon mari à la suite d' une grosse maladie qui l' a retenu au lit pendant bien longtemps . J' ai vendu tout ce que j' avais afin de pouvoir le soigner . Quand il n' y a plus rien eu à la maison que le lit sur lequel il était couché , il a bien fallu s' endetter . Après sa mort , on a vendu la maison , le jardin , la chènevière , enfin tout , pour payer le médecin et les autres , et je ne sais plus où me retirer . On ne veut pas me louer , même une petite chambre , parce que je n' ai pas de mobilier pour répondre du loyer . Je couche avec ma petite Jeanne dans les granges , quand on veut bien m' y souffrir , ou bien sur les tas de chaume . C' est bon à présent qu' il fait chaud ; mais plus tard , comment faire avec cette enfant , moi à qui les médecins ont défendu de sortir pendant tout l' hiver ? » Et la pauvre malheureuse se mit à pleurer . Sa petite fille pleura aussi en l' embrassant . Elle avait l' air si doux et si aimable , cette petite , que la mère Nannette sentit fondre son cœur en pensant à la misère qu' elle endurerait quand l' hiver serait venu . Aussitôt il lui vint dans l' idée de faire une bonne action . « Comment vous appelez -vous donc ? demanda la mère Nannette . — On m' appelle Catherine Leblanc . — Eh bien ! Catherine , j' ai là un vieux lit , une paillasse et une couverture ; si vous voulez rester ici , je vous logerai de bien bon cœur et je vous soignerai de mon mieux , ainsi que votre petite ; j' aime beaucoup les enfants ; j' en ai eu quatre , que le bon Dieu m' a retirés , et je suis bien seule au monde . — Grand merci ! ma brave femme ; vous me rendrez là un service qui nous sauvera la vie à moi et à mon enfant . J' ai encore mon lit , avec un coffre et une petite chaise . Maître Guillaume , le cousin de feu mon pauvre homme , me les garde dans sa grange ; il me les apportera bien dimanche . Si vous me logez avec mon chétif mobilier , je vous donnerai les sous que je ramasserai en allant aux portes . — Je ne vous demande rien , Catherine ; j' aime déjà votre petite Jeanne et j' en aurai bien soin . Dieu veut que nous fassions aux autres ce que nous voudrions que les autres fissent pour nous ; et si j' étais dans votre position , je serais bien heureuse de trouver quelqu'un qui voulût me recevoir dans sa maison . » Catherine était bien contente , et sa petite fille lui sauta au cou . « Maman ! il ne faut plus pleurer , » lui dit-elle . Puis , se tournant du côté de la mère Nannette , elle dit en baissant la tête : « Je voudrais bien vous embrasser aussi . » La mère Nannette la prit sur ses genoux et l' embrassa de bon cœur . Après que la mère et la fille se furent reposées , elles se remirent en chemin pour aller chercher leur pain dans la campagne , en disant qu' elles reviendraient le soir . Comme on était dans la saison des prunes et des groseilles , la mère Nannette en alla cueillir au jardin et les mit dans le bissac de Jeanne , pour qu' elle pût se rafraîchir quand elle aurait trop chaud . Comme elles traversaient la grande route pour revenir chez la mère Nannette , après avoir achevé leur tournée , la petite Jeanne vit briller un objet au soleil ; elle courut le ramasser et l' apporta joyeusement à sa mère . « Voyez donc , maman , le joli collier que j' ai trouvé ; je le mettrai dimanche à mon cou . — Ma fille , ceci est un bijou qui se porte autour du bras et qu' on appelle bracelet . Il n' est pas à nous , et nous ne pouvons pas le garder . — Pourquoi donc , maman ? Puisque je l' ai trouvé , c' est bien à nous . — Non , ma fille ; ce qu' on trouve ne nous appartient pas ; il y a toujours quelqu'un qui l' a perdu . — Mais , maman , si personne ne l' a perdu ? — Ce n' est pas possible , mon enfant : les bijoux ne poussent pas comme l' herbe dans les champs . — Et si personne ne le redemande ? — Ça ne doit pas nous empêcher de chercher à qui ce bracelet peut appartenir ; nous nous en informerons dans tout le pays . — Et s' il n' est à personne ? — Eh bien , nous le garderons soigneusement , et l' on finira par venir le réclamer . » Jeanne ne paraissant pas très-contente , sa mère lui dit : « Écoute -moi , ma Jeanne : si tu avais perdu ton bissac en chemin , ne serais -tu pas contente qu' on te le rendît ? — Oui , maman , car il m' est bien utile pour mettre le pain qu' on me donne . — Eh bien ! la dame qui a perdu ce joyau en est en peine ; elle le regrette comme tu regretterais ton bissac . Dès que nous saurons où elle demeure , nous le lui reporterons . » Quand elles furent rentrées chez la mère Nannette , elles lui montrèrent ce qu' elles avaient trouvé et lui demandèrent si elle savait qui pouvait avoir perdu un si beau bijou . « Ce ne peut être que Mme Dumont ; il n' y a qu' elle dans le pays qui porte des choses pareilles . Elle demeure dans le voisinage , derrière les beaux arbres que l' on voit d' ici . Il faut aller le lui reporter tout de suite , si vous n' êtes point trop lasses ; suis sûre qu' elle en est fort inquiète . — Je suis trop fatiguée pour marcher encore ; mais demain matin j' irai chez cette dame avec Jeanne , et je lui rendrai ce qui est à elle . Comme on nous a beaucoup donné aujourd'hui et que je suis très-lasse , je me reposerai demain toute la journée , pour avoir la force d' aller samedi dans notre village , prier maître Guillaume de m' apporter mon lit . » Le lendemain matin , Catherine peigna les grands cheveux noirs de sa petite fille avec encore plus de soin qu' à l' ordinaire ; elle lui lava le visage et les mains , l' habilla le plus proprement qu' elle le put , et elles partirent pour aller chez Mme Dumont . Elles arrivèrent devant une grille qui servait de porte à un beau jardin ; mais , comme il n' y avait personne , Catherine suivit le mur et vit une grande porte qui donnait dans la cour et qui était ouverte . Une servante , qui l' aperçut , lui apporta un morceau de pain et deux sous . « Merci , mademoiselle , dit Catherine ; mais je voudrais parler à votre dame . — Ma pauvre femme , on ne peut guère la voir à cette heure -ci . — Eh bien ! voulez -vous lui demander si c' est elle qui a perdu ce que j' ai trouvé hier sur la grande route ? » Et elle montra le bijou , qu' elle avait enveloppé d' un chiffon bien blanc . « Justement ! c' est le bracelet que madame a perdu hier en se promenant avec les enfants ! Elle va être bien contente de le retrouver ; car nous l' avons cherché jusqu' à la nuit . Je vais le lui porter : en attendant , ma brave femme , asseyez -vous sur le banc . Petite , viens avec moi , tu rendras toi -même le bracelet à madame . » La petite Jeanne regarda sa mère , qui lui dit : « Va , ma fille , et sois bien honnête . » La servante prit Jeanne par la main et la fit entrer dans la maison . Elles montèrent un grand escalier et traversèrent une chambre pleine de beaux meubles . Jeanne ouvrait de grands yeux , car elle n' avait jamais rien vu de semblable . Elles entrèrent dans une autre chambre où il y avait deux lits tout blancs . Mme Dumont était occupée à peigner les cheveux blonds d' une petite demoiselle qui était de l' âge de Jeanne , et qui se mit à dire : « Ah ! maman , la jolie petite fille ; voyez donc ! » Mme Dumont leva les yeux , et sa servante lui dit : « Cette enfant a trouvé le bracelet de madame et vient le lui rapporter . Allons , petite , avance donc ; madame est bien bonne ; n' aie pas peur ! » Jeanne se laissa mener par la servante en tenant la tête baissée et sans oser seulement lever les yeux . La dame lui dit : « Tu ne sais pas tout le plaisir que tu me fais , mon enfant , en me rapportant ce bracelet . Qui es -tu donc ? » Comme Jeanne ne disait rien , la servante répondit pour elle : « Madame , sa mère est en bas à la porte ; c' est une pauvre femme qui demande son pain . — Je descendrai la voir aussitôt que j' aurai relevé les cheveux d' Isaure . — Madeleine , s' écria la petite demoiselle blonde , j' espère que tu ne diras plus que le vendredi est un jour de malheur : tu vois bien que l' on peut être heureux ce jour -là tout comme un autre . — Et je ne veux pas qu' il n' y ait de bonheur que pour moi aujourd'hui , ajouta Mme Dumont ; cette pauvre femme sera bien récompensée . » Mme Dumont descendit alors , suivie d' Isaure et de la servante , qui tenait toujours Jeanne par la main . Quand elle fut arrivée au bas de l' escalier , elle appela Catherine , et , la voyant si pâle , elle la fit asseoir . « Où avez -vous donc trouvé mon bracelet ? — Madame , c' est Jeanne , ma petite fille , qui l' a vu reluire au soleil et qui l' a ramassé au bord du fossé sur la route . — Je vous remercie de me l' avoir rapporté , et voici quinze francs pour vous récompenser de votre probité . — Oh ! merci , madame : je n' ai fait que mon devoir en vous rendant ce qui vous appartient ; je ne dois pas en être récompensée . — Eh bien ! comme vous m' avez fait un grand plaisir , je veux vous en faire un aussi : prenez donc cet argent . — Que Dieu vous bénisse , madame , pour le bien que vous me faites ! — Mais , dites -moi : il me semble que je ne vous ai jamais vue dans ce pays -ci ? Pourquoi mendiez -vous donc , étant encore dans la force de l' âge ? — C' est que , madame , j' y suis forcée par ma grande misère . » Alors elle raconta son malheur et la charité de la mère Nannette . « Catherine , vous enverrez votre petite fille ici tous les vendredis , et je lui donnerai une pièce du cinquante centimes . — Que Dieu vous récompense , madame ! » Et Catherine , ayant pris sa fille par la main , sortit pour retourner chez la mère Nannette . En entrant , elle lui présenta les trois pièces de cinq francs qu' on lui avait données : « Prenez -les , mère Nannette ; ça vous dédommagera un peu ; car il n' est pas juste que vous me logiez pour rien si je puis vous donner quelque chose . — Vous savez bien , Catherine , que je ne veux rien accepter pour cela ; ce n' est pas une grande gêne pour moi de vous avoir dans ma maison , qui peut nous loger toutes les deux ; mon feu peut faire bouillir votre pot en même temps que le mien . Mais donnez -moi votre argent ; je vous le garderai pour acheter ce qui vous sera nécessaire . » Après s' être reposée tout le reste de la journée , Catherine se coucha de bonne heure . Le lendemain elle éveilla Jeanne de bon matin ; elle l' habilla et lui lava les mains et le visage ; puis , après lui avoir fait faire sa prière , elle lui dit : « Ma fille , il faut que j' aille à notre village pour prier maître Guillaume de m' amener ici notre pauvre mobilier . Je ne peux pas t' emmener , tu es trop petite pour faire tant de chemin ; tu ne marcherais pas pendant trois lieues de suite . Si la mère Nannette , qui est une brave femme , veut bien te garder avec elle pendant ce temps -là , j' irai trouver maître Guillaume , et tu m' attendras ici ; je coucherai dans sa grange , et demain de bonne heure je serai de retour . » La petite Jeanne pleura un peu ; mais , quand elle eut considéré la bonne figure de la mère Nannette , elle dit qu' elle voulait bien rester ; Catherine partit , et Jeanne , s' approchant tout doucement de la mère Nannette , lui dit : « Voulez -vous m' emmener aux champs avec vous ? je garderai bien les oisons . — Oui , ma Jeanne , je ne demande pas mieux . » Après l' avoir fait déjeuner avec elle , la mère Nannette amena les oisons sous le noyer , et Jeanne les garda pendant que la vieille femme détachait sa vache et sa chèvre . Cette petite s' entendait si bien à conduire les oies et à les empêcher de faire du dommage , que la mère Nannette en était tout étonnée . Vers les dix heures , comme il commençait à faire chaud , elles firent rentrer les bêtes , qui ne voulaient plus manger dehors , parce qu' elles étaient tourmentées par les mouches . Jeanne voulut ensuite aller à l' herbe ; elle en ramassa un bon petit paquet qu' elle lia dans son tablier , et elle le posa sur sa tête en le maintenant avec ses deux petites mains , pour le rapporter à la maison . La mère Nannette lui donna des prunes pour son goûter ; et , quand la chaleur fut tombée , elles firent sortir encore les bestiaux , et ne les ramenèrent qu' à la brune , en passant par l' abreuvoir . On leur donna pour la nuit une grande partie de l' herbe qui avait été ramassée . La mère Nannette fit une bonne soupe aux pommes de terre , et Jeanne , qui n' était pas habituée à en avoir de pareille , en mangea une grande assiettée ; puis elle se coucha . L' enfant était bien un peu lasse , mais très-contente d' avoir aidé la mère Nannette . Le lendemain , en s' éveillant , la petite Jeanne appela sa mère ; puis , se souvenant qu' elle n' était pas là , elle se leva , s' habilla et pria la mère Nannette de la laver et de la peigner , comme faisait Catherine ; ensuite , elle se mit à genoux et fit sa prière . « Quelles prières sais -tu ? lui demanda la mère Nannette . — Je sais Notre Père et Je vous salue , Marie . — Dis -les donc tout haut . » Jeanne les récita sans en manquer un mot . Quand elle eut fini , comme elle restait encore à genoux , la mère Nannette lui demanda : « Que dis -tu donc encore ? — Je demande au bon Dieu d' avoir pitié de nous et de bénir tous ceux qui nous assistent ; je dis votre nom le premier et celui de Mme Dumont après . Maman me l' a fait dire comme cela hier . » La messe sonna , et la mère Nannette prit ses beaux habits . Elle regarda la petite Jeanne , et , lui voyant un fichu tout déchiré , elle lui en mit un des siens ; puis elles partirent pour l' église , emportant chacune sa chaise . Pendant toute la messe , Jeanne tint un chapelet que lui avait prêté la mère Nannette , et dit ses prières . Elle ne tourna point la tête pour voir qui entrait ni qui sortait ; elle se mettait à genoux en même temps que tout le monde , et se relevait comme les autres . M . le curé , après la messe , demanda à la mère Nannette où elle avait pris cette enfant -là . Alors elle lui raconta l' histoire de Catherine . « Mère Nannette , vous êtes une digne femme , lui dit-il ; la parole de Dieu n' est pas perdue pour vous . » Vers midi , l' on vit venir maître Guillaume dans une charrette attelée d' un bel âne brun . Il s' arrêta devant la porte de la mère Nannette , et fit descendre Catherine , qui fut bien contente de revoir sa petite Jeanne qu' elle n' avait jamais quittée auparavant . Elle détela l' âne ; la mère Nannette le prit par le licou pour l' attacher dans l' étable à côté de sa vache ; puis elle remplit le râtelier de bon trèfle , et revint aider Guillaume à descendre le coffre et le lit de Catherine . Ce lit avait des rideaux de toile rayée et une paillasse que Guillaume avait remplie de paille fraîche , en souvenir de son amitié pour son parent , l' homme défunt de Catherine . Il y avait aussi une petite chaise . On monta le ciel du lit dans un coin de la chambre , qui était fort grande ; on mit le châlit dessous et le coffre au pied du lit . « A présent que tout est en place , vous allez goûter avec nous , maître Guillaume , dit la mère Nannette . J' ai fait une bonne fricassée de pommes de terre nouvelles que j' ai accommodées avec mon beurre tout frais ; j' ai aussi cueilli une salade dans mon jardin , et nous l' assaisonnerons avec l' huile de mon noyer . Mon pain n' a que quatre jours , et mes pruniers , sans les vanter , donnent d' excellentes prunes . » En disant cela , elle alla au cellier avec la petite Jeanne , et en rapporta du vin bien rouge , qui écumait tout autour de la gueule du broc . « Voyez -vous , maître Guillaume , dit-elle en posant le vase sur la table , j' ai toujours un quartaut de bon vin en perce . Si quelque voisin reçoit un mauvais coup , je lui en porte un peu ; quand un malade en convalescence n' a pas de vin pour se refaire , je lui en donne aussi longtemps qu' il en a besoin ; et tous les dimanches j' en donne aussi une chopine au père Bonnet , le vieux pauvre du bourg : ça le réchauffe , le cher homme , qui aura quatre-vingts ans à Noël prochain . Pour moi , je n' en bois guère que lorsque j' ai du monde , comme aujourd'hui . » L' on se mit à table et l' on mangea les pommes de terre , qui étaient excellentes . Maître Guillaume , remplissant son verre jusqu' aux bords , se leva , ôta son chapeau et dit : « Je bois à la santé de la mère Nannette , qui a compassion du pauvre monde ! » Quand on eut fini , la mère Nannette tira un bon seau d' eau fraîche pour faire boire l' âne de maître Guillaume . Il l' attela et s' en retourna chez lui . Après le départ de maître Guillaume , Catherine prit sa fille par la main et lui donna son bissac ; elles firent une tournée dans le bourg et dans les métairies des environs . En passant , elles s' arrêtèrent devant la porte de M . le curé , qui les fit entrer . « Ma bonne femme , dit-il à Catherine , pourquoi ne placez -vous pas cette enfant chez quelque cultivateur qui l' enverrait aux champs garder les bestiaux ? Elle y serait plus heureuse qu' elle ne peut l' être avec vous , et elle ne s' accoutumerait pas à mendier . Prenez garde ! vous en ferez une fainéante . — Monsieur le curé , il y a longtemps que j' y ai pensé , et je vous assure que c' est un grand chagrin pour moi que de la voir aller aux portes : il y a même des jours où elle ne peut s' y décider ; mais je suis si faible , si malade , que je ne pourrai sortir de tout l' hiver . — Pourquoi donc cela ? — C' est que les médecins l' ont défendu , parce qu' ils disent que j' ai les poumons attaqués . Je tousse beaucoup et je suis incapable de travailler ; si Jeanne ne va pas demander du pain pour moi , il faudra donc mourir de faim ! Mais soyez tranquille , monsieur le curé , je placerai ma petite Jeanne chez d' honnêtes gens aussitôt que je le pourrai ; ça me peine bien trop de mendier à mon âge , pour vouloir que ma fille en fasse autant . — Vous avez raison , ma brave femme . Nous verrons dans quelque temps ce qu' on pourra faire pour vous : en attendant , vous viendrez tous les dimanches ici chercher vingt-cinq centimes . — Grand merci , monsieur le curé : ces vingt-cinq centimes -là , avec les cinquante que me donne Mme Dumont , serviront à nous acheter quelque chose pour nous habiller ; car j' ai honte de nos guenilles . » Deux jours après , la mère Nannette dit qu' elle allait faire la lessive . Catherine lui proposa de l' entasser pendant qu' elle mènerait ses bêtes aux champs . La petite Jeanne alla toute seule aux portes : elle eut bien de la peine à s' y décider ; mais quand sa mère lui eut fait comprendre que , si elle ne l' accompagnait pas , c' était pour rendre service à la mère Nannette , la petite partit sans rien dire . Elle rentra le soir bien joyeuse , parce qu' elle rapportait beaucoup de pain et une paire de sabots presque neufs qu' une femme lui avait donnée ; elle les avait mis tout de suite à ses pieds , car les siens étaient tout percés . En passant auprès de l' abreuvoir , elle s' était arrêtée pour regarder un homme qui lavait des radis et en faisait de petits paquets . Il lui avait dit : « En veux -tu , petite , que tu les regardes si bien ? » Jeanne baissa la tête et ne dit rien , car elle n' était pas hardie . « Allons , lui dit l' homme , tends ton tablier . » Et il lui en jeta une bonne poignée . La petite Jeanne le remercia et fut bien contente . La mère Nannette lui donna du sel pour manger ses radis , et elle fit un bon souper , ainsi que sa mère . Catherine dit à la mère Nannette : « Je chaufferai votre lessive demain et je vous aiderai à la laver après-demain . On a beaucoup donné à Jeanne : elle ira à l' herbe et conduira les oisons aux champs ; cela vous fera gagner du temps , et vous pourrez travailler un peu . » Le vendredi , Jeanne , en s' éveillant , dit à sa mère : « C' est aujourd'hui que nous devons aller chez la dame chercher les cinquante centimes ; nous irons , n' est -ce pas , maman ? — Ma fille , tu iras toute seule , car il faut que j' aide la mère Nannette à laver son linge . Tu vas même y aller ce matin , afin de mener les oisons et la chèvre aux champs quand tu seras revenue . — Maman , jamais je n' oserai entrer toute seule dans cette belle maison . — Pourquoi donc , ma Jeanne ? Cette dame est si bonne , que tu ne dois pas craindre de lui parler . Je vais t' habiller le plus proprement que je le pourrai . Trouveras -tu bien la maison ? — Oh ! oui : je suivrai le ruisseau jusqu' au moulin , et j' y arriverai tout droit . » En partant , Jeanne prit un bâton pour se défendre contre les chiens qu' elle pourrait rencontrer . Elle arriva devant la grille du jardin , et vit sous un berceau de chèvrefeuille M . et Mme Dumont qui déjeunaient avec leurs enfants . Ce fut Isaure , la petite demoiselle aux cheveux blonds , qui vit Jeanne la première : « Maman , voici la jolie petite fille qui a rapporté le bracelet . » Et elle se leva pour aller lui ouvrir la grille ; mais son frère Auguste , qui avait déjà treize ans , courut plus vite qu' elle et fit entrer Jeanne . « Tu viens chercher les cinquante centimes ? » dit Isaure , qui n' était pas plus grande que Jeanne . Puis , avec la permission de sa mère , elle prit un gros morceau d' une tarte aux prunes qui était sur la table , et le lui mit dans la main : « Mange , petite ; c' est bien bon . » Jeanne prit la tarte , mais elle n' y toucha pas . « Tu n' as donc pas faim ? — Si fait , mademoiselle , je n' ai pas encore déjeuné . — Tu n' aimes peut-être pas la tarte ? — Je ne sais pas , je n' en ai jamais mangé ; mais elle sent bien bon ! je crois que c' est encore meilleur que la galette . — Eh bien , pourquoi n' en manges -tu pas ? » Jeanne ne répondit rien . Mme Dumont demanda aussi à Jeanne pourquoi elle ne touchait pas à sa portion de tarte . Elle lui répondit en baissant la tête : « C' est que je voudrais l' emporter pour le goûter de maman et de la mère Nannette . — Mon enfant , il n' y a pas de mal à cela , au contraire ; tu fais bien de partager ce que tu as de bon avec la mère Nannette , qui vient au secours de votre grande misère ; mais en voici un autre petit morceau , que tu vas manger là , devant moi . » Quand Jeanne eut fini de manger , on lui fit boire un peu de vin et d' eau , et on lui donna une pièce de cinquante centimes toute neuve . Comme Jeanne , en s' en retournant , passait auprès du moulin , elle vit un jeune chien qui tenait une cane par la tête ; il la secouait si fort qu' il n' aurait pas tardé à lui arracher le cou , si la petite Jeanne , qui était courageuse , n' eût frappé sur lui de toutes ses forces . Il lâcha la cane qui resta comme morte , étendue par terre . Elle la ramassa et la mit dans son tablier pour la porter à la meunière . On fit prendre quelques gorgées de vin à la pauvre bête , et on la mit dans une corbeille pleine de plumes . Cette cane avait dix-huit canetons qui étaient restés au bord de l' eau ; la meunière alla les chercher et en donna deux à Jeanne en lui disant : « Tiens , ma petite , voilà deux canetons que je te donne , parce que tu as sauvé la vie à ma cane . Si tu les soignes bien , ils deviendront beaux , et tu pourras les vendre pour avoir un fichu et un tablier . Je vais aller te chercher deux œufs pour ton souper . » La petite Jeanne mit les œufs et les canetons dans son tablier , et rentra tout de suite . Elle commença par montrer à sa mère les deux petits canards , et elle raconta comment la meunière les lui avait donnés . Elle posa les œufs sur la table , et tira de sa poche la pièce de cinquante centimes et le morceau de tarte aux prunes , qu' on avait enveloppé dans une feuille de papier . Elle répéta aussi tout ce qu' on lui avait dit chez Mme Dumont . « Je vais acheter du beurre et du sel pour notre semaine avec ces cinquante centimes -là , dit Catherine . — Pas encore , répondit la mère de Nannette ; vous travaillez aujourd'hui pour moi , il est bien juste que je trempe votre soupe en même temps que la mienne ; et j' ai là un fromage mou qui va bien régaler la petite Jeanne . — Pourtant , mère Nannette , puisque vous me logez pour rien , je vous dois mes services . — Si je ne vous récompensais pas quand vous travaillez pour moi , Catherine , ce serait comme si je vous faisais payer votre loyer . Je n' entends pas ça . » Quelques jours après , Isaure dit : « Maman , si nous allions voir la petite Jeanne et cette bonne mère Nannette ? — Je le veux bien , » dit Mme Dumont . Et elle se mit en route avec ses deux filles et son fils . En entrant chez la mère Nannette , elles trouvèrent la veuve Catherine occupée à battre le beurre . Mme Dumont lui demanda où était sa petite fille . « Elle est au lit , madame . — Est -ce qu' elle est malade ? dit vivement Isaure en se tournant du côté du lit , où l' on voyait la jolie tête de Jeanne sur le traversin . — Dieu merci , non , ma chère demoiselle ; mais j' ai nettoyé ses habits ce matin , et , comme elle n' a que ceux -là , il faut bien qu' elle reste au lit pendant qu' ils sèchent . — Où est donc la mère Nannette ? — Elle garde ses bêtes , mais elle ne tardera pas à rentrer . Madame , si vous voulez vous asseoir en l' attendant , vous vous reposerez . Nous n' avons que trois chaises , mais le jeune monsieur se mettra bien sur un coffre . » En entrant , Mme Dumont avait vu du premier coup d' œil que la maison et les meubles étaient de la plus grande propreté ; elle s' assit donc sans crainte . Pendant que sa mère parlait , Isaure était montée sur une chaise auprès du lit de Jeanne , et causait avec elle . « Tu t' ennuies bien au lit , n' est -ce pas , petite Jeanne ? — Oui , mademoiselle , j' aimerais mieux être levée et garder les oisons de la mère Nannette ; mais il faut bien que maman nettoie mes habits ; elle dit que c' est bien assez d' être pauvre , et qu' il ne faut pas causer de répugnance aux gens qui nous soulagent . — Tu vas donc tous les jours chercher ton pain ? — Oh ! non , mademoiselle : quand on nous en donne beaucoup , nous restons à la maison aussi longtemps qu' il y en a ; c' est si pénible d' aller aux portes ! — Te donne-t -on toujours , quand tu demandes ? — Mademoiselle , je ne demande rien ; je reste à la porte jusqu' à ce qu' on me donne . Quelquefois il n' y a personne dans les maisons , pendant la moisson , ou bien en temps de fenaison . Ces jours -là , je ne trouve pas grand'chose . — Et quand on ne te donne rien ? — Nous nous couchons sans souper ; ça nous est arrivé plus d' une fois avant d' être chez la mère Nannette ; mais elle ne veut pas que nous souffrions la faim , et , quand nous n' avons point de pain , elle nous en prête . — Vas -tu t' amuser quelquefois sur la place de l' église avec les petites du bourg ? — Oh ! mademoiselle , elles ne voudraient pas de moi ! — Tiens ! pourquoi ? — C' est que je cherche ma vie . — Sais -tu que c' est bien mal cela ! » La mère Nannette rentra , et Mme Dumont la loua beaucoup de sa charité envers la pauvre veuve et son enfant . « Mon Dieu , maman , dit Isaure en retournant au château , j' ai tant de robes qui ne me servent plus ! ne pourrais -tu pas en donner une à la petite Jeanne ? J' avais le cœur gros en la voyant au lit faute de vêtements . — Ma fille , tes robes seraient d' un mauvais usage pour cette enfant ; elles resteraient accrochées aux épines des buissons auprès desquels il faut qu' elle passe , et la boue des mauvais chemins où elle est obligée de marcher emporterait le morceau quand elle voudrait les décrotter . — Comment faire alors , chère maman , pour lui donner une robe ? — N' as -tu donc plus rien dans ta bourse , mon enfant ? — Oh si ! oh si ! dit vivement la petite fille ; je vais lui en acheter une ; de quelle étoffe , maman ? — Il faut prendre le jupon en droguet bleu ; c' est fort solide , et le corsage en bonne cotonnade doublée . — Moi , dit Sophie , la sœur d' Isaure , qui avait quatorze ans , je donnerai une jupe de dessous en flanelle rayée blanc et noir , et un corset de nankin . — Et moi , que donnerai -je donc ? dit Auguste . — Mon frère , tu as une cravate noire qui est tranchée au milieu , dont les bouts sont tout neufs ; ma bonne en fera un bonnet à Jeanne , et tu achèteras de la dentelle noire pour le garnir . — Il ne me reste plus à donner que la chemise , le fichu et le tablier , » dit en souriant Mme Dumont . Quand ils furent arrivés à la maison , les enfants racontèrent à leur père ce qu' ils voulaient faire pour Jeanne . « Tout cela est très-bien , dit M . Dumont ; mais je vois que personne n' a pensé aux souliers . Vous habillez complètement cette petite , et vous la laissez nu-pieds ! — C' est pourtant vrai ! dirent les enfants . Papa , il faut que vous donniez les souliers , pour que rien ne lui manque . » On s' occupa le jour même d' acheter et de couper les vêtements de la petite Jeanne , afin de pouvoir les lui donner le vendredi suivant ; il n' y avait plus que quatre jours , il ne fallait pas perdre de temps . Isaure fit les ourlets , pendant que sa mère , sa sœur et la bonne faisaient les coutures . Quand tout fut fini , la bonne dit : « Mesdemoiselles , vous croyez avoir pensé à tout ; il me restera pourtant quelque chose à donner aussi , et , quoique je ne sois pas riche , je veux prendre part à la bonne action que vous faites . Vous avez oublié le mouchoir et le serre-tête ! j' en donnerai des miens . » Le vendredi , Isaure s' éveilla plus tôt qu' à l' ordinaire ; le cœur lui battait bien fort en pensant au plaisir qu' elle allait faire à la petite Jeanne . Longtemps avant le déjeuner , elle était à la grille , que son frère lui avait ouverte , et à chaque instant elle allait sur le chemin pour voir si Jeanne arrivait . Enfin , elle parut au bout de l' avenue : Isaure alla au-devant d' elle et la prit par la main ; elle l' amena toujours courant dans le jardin , puis dans la maison , puis dans sa chambre . Quand elles y furent entrées , Sophie et la bonne déshabillèrent l' enfant et lui mirent sa chemise neuve et le reste de ses habits . On la coiffa ; mais , quand il fallut lui mettre ses souliers , on s' aperçut qu' il manquait des bas . « C' est un petit malheur , dit la bonne ; mesdemoiselles , il faudra lui en tricoter ; comme il fait grand chaud , elle s' en passera bien d' ici à ce que vous lui en ayez fait . D' ailleurs , je crois bien que la pauvre petite n' en porte pas souvent . — Oui ! oui ! dit Isaure , je vais commencer dès demain à lui en faire une paire ; le voulez -vous , dites , maman ? ajouta-t-elle en s' adressant à Mme Dumont , qui venait d' entrer dans la chambre . — Certainement , mon enfant ; si tu emploies bien ton temps , tu les auras finis dans quinze jours . » La petite Jeanne remercia ces dames de tout son cœur . Isaure la ramena sous le berceau pour la faire voir à son père et à Auguste ; on la fit déjeuner , et , après avoir mis la pièce de cinquante centimes dans la poche de son tablier neuf , on fit un paquet de ses vieux habits . Elle le prit et s' en alla . Jeanne ne resta pas longtemps en chemin , tant elle était pressée de faire voir ses beaux habits . La mère Nannette et Catherine travaillaient à la porte de la maison . « Regardez donc , mère Nannette , dit la veuve , ne dirait -on pas que c' est Jeanne qui court là-bas ? Je le croirais presque , si cette petite fille n' était pas si bien habillée . — Et vous n' auriez pas tort , répondit la mère Nannette après avoir regardé un moment avec attention ; c' est bien elle qui vient à nous toujours courant . Elle est si belle qu' on la prendrait pour la fille de maître Tixier , le fermier du Grand-Bail . » Quand Jeanne fut à portée de se faire entendre , elle cria : « Maman ! mère Nannette ! — Oh ! mon Dieu ! ma fille ! où as -tu donc pris ces beaux habits -là ? — Ce sont les dames Dumont qui les ont faits exprès pour moi , parce que Mlle Isaure a eu du chagrin de me voir au lit le jour que vous avez lavé ma robe ; elles m' ont dit qu' il fallait mettre mes habits neufs le dimanche pour aller à la messe , et quand vous nettoieriez les vieux . — Et tu les mettras aussi le vendredi pour aller chez ces dames , ma fille . » Catherine laissa la petite Jeanne dans sa toilette jusqu' au soir , en lui recommandant bien de ne pas se salir , et l' enfant s' occupa tout de suite de donner à manger aux canards , qui venaient très-bien . La veille du marché , Jeanne , tout en gardant ses oisons , remarqua de belles fleurs dans la haie du grand pré et au bord du ruisseau qui traversait le bois . Elle eut l' idée d' en faire des bouquets ; elle les entremêla avec les épis de toutes sortes d' herbes des prés , et quand ils furent faits , elle les posa pour la nuit sur une grosse touffe de gazon ; puis elle vint demander à la mère Nannette si elle voulait bien l' emmener en ville avec elle pour vendre ses bouquets . La mère Nannette dit que oui , et le lendemain Catherine mit à Jeanne ses beaux habits . L' enfant trouva ses fleurs aussi fraîches que si elle venait de les cueillir . Aussitôt que la mère Nannette fut arrivée sur la place , tout le monde lui demanda où elle avait pris cette jolie petite fille . « C' est une pauvre enfant qui demande son pain , répondit-elle . — Elle est bien belle , pour demander l' aumône ! — C' est que des dames charitables ont eu pitié d' elle et l' ont habillée comme ça . » En regardant la petite Jeanne , on regardait ses bouquets et on les lui marchandait . « Payez -les -moi ce que vous voudrez ; c' est pour maman qui est malade . » On lui en donnait dix centimes ; quelques dames qui étaient venues au marché les lui payèrent quinze ou vingt , tant elles la trouvaient jolie et modeste . Elle vendit tous ses bouquets , et rapporta un franc à sa mère . Depuis elle ne manqua pas , quand il faisait beau , de faire des bouquets pour aller les vendre . On ne les lui payait pas toujours aussi cher ; mais elle aimait mieux cela que d' aller aux portes . Le vendredi suivant , Jeanne alla comme à l' ordinaire chercher les cinquante centimes chez Mme Dumont . Sophie lui fit voir les bas qu' elle lui tricotait et qui étaient presque finis . « Moi , je ne suis pas aussi avancée , dit Isaure ; je n' en suis encore qu' au premier bas : c' est que je ne travaille pas aussi vite que ma sœur , parce que je suis plus petite qu' elle . — Que je voudrais donc bien en faire autant ! dit Jeanne . — Veux -tu que je t' apprenne à tricoter ? — Je le veux bien , mademoiselle . — Eh bien , dit Mme Dumont , tu viendras tous les lundis , les mercredis et les vendredis à deux heures . — Oui , madame : ces jours -là je ne fais point de tournée , parce que maman dit qu' il ne faut pas ennuyer les gens qui nous assistent . Elle ne peut presque plus marcher , car ses jambes sont enflées , et je vais demander toute seule . — Et comment fais -tu pour avoir un peu de bois ? car il faut du feu pour faire de la soupe ? — La mère Nannette nous laisse mettre notre pot devant son feu ; elle est si bonne ! » Jeanne ne manqua pas de venir apprendre à tricoter , et Isaure lui commença une jarretière ; rien n' était plus charmant à voir que ces deux petites têtes si près l' une de l' autre et ces petites mains entrelacées . Jeanne était assise sur un tabouret ; Isaure , à genoux derrière elle , tenait une des mains de son écolière dans chacune des siennes , pour lui apprendre à se servir de ses aiguilles ; elle passait sa tête par-dessus l' épaule de Jeanne , afin de voir comment elle s' y prenait . « As -tu les mains propres ? lui demanda Mme Dumont . — Oui , madame , je me les suis frottées dans le son que la mère Nannette a mis bouillir pour ses oisons . Maman se sert d' un petit bout de bois bien pointu pour nettoyer mes ongles . — Elle est donc bien propre , ta maman ? — Oui , madame ; tous les matins elle peigne ses cheveux dans l' étable , et les miens aussi ; et quand elle allait chercher son pain avec moi , nous nous arrêtions toujours au bord du ruisseau pour nous laver les pieds . — Fais -tu habituellement ta prière , petite Jeanne ? — Oui , madame , je la fais tous les soirs et tous les matins . Quand le temps est beau , nous la faisons dehors , et , quand nous passons devant l' église , nous entrons toujours pour prier l' enfant Jésus . — Et que lui demandes -tu dans ta prière ? — Je le prie de me faire devenir bien grande et bien forte pour gagner notre vie , afin de ne plus demander à ceux qui ne nous doivent rien . — Tu seras donc bien contente quand tu pourras travailler ? — Oh ! oui , madame , je vous l' assure . — Et que feras -tu de l' argent que tu gagneras , quand tu seras grande ? — Je donnerai du pain et une robe à maman ; puis je donnerai aussi quelque chose à la mère Nannette , qui est si charitable pour nous . — Mais elle me semble fort à l' aise , la mère Nannette . — Madame , elle n' est pas riche , et , si elle n' épargnait pas autant , elle aurait bien de la peine à vivre . » Au bout de quinze jours , Jeanne sut assez bien tricoter pour faire un bas . Sophie lui en commença un , et Jeanne fut très-joyeuse de faire voir à sa maman et à la mère Nannette comment elle travaillait . Quand elle gardait les oies et les deux petits canards , elle avait toujours son bas à la main ; elle ne le quittait pas non plus pour aller aux portes . Les gens qui la voyaient si travailleuse lui donnaient souvent quelque chose avec son pain , ou bien des légumes pour mettre dans le pot ; et quand on faisait de la galette dans les métairies , l' on gardait toujours la part de la petite Jeanne . Jeanne continua d' aller trois fois par semaine chez Mme Dumont . Les deux demoiselles avaient entrepris de lui enseigner à lire et à compter ; elles continuaient de lui apprendra à tricoter , et chaque vendredi elle avait ses cinquante centimes . Elle fut toute une semaine sans venir . « Je crains bien que Jeanne ne soit malade , dit Mme Dumont ; elle , qui est si exacte , n' a pas paru depuis huit jours . — Maman , allons la voir ! J' aime beaucoup la petite Jeanne ; si elle était malade , il faudrait venir à son secours : elle est trop pauvre pour se procurer ce dont elle a besoin . » Et en disant cela Isaure courut appeler sa sœur et mettre son chapeau . En arrivant chez la mère Nannette , ces dames virent la petite Jeanne qui pleurait à la porte de la maison . Isaure courut à elle : « Tu pleures , petite Jeanne ? qu' as -tu ? qui t' a fait du chagrin ? — Mademoiselle , c' est que maman est bien malade . » Mme Dumont laissa ses filles avec Jeanne , et entra dans la maison . Catherine était au lit , si pâle qu' on l' aurait crue morte déjà . « Pourquoi ne m' avoir pas fait dire que vous étiez malade , ma pauvre femme ? Ce n' est pas bien cela ; il fallait envoyer votre petite fille nous avertir . — Merci , ma chère dame ; mais vous êtes si généreuse pour elle , que je n' ai pas voulu abuser de votre bonté . D' ailleurs , je n' aurai bientôt plus besoin de rien , je le sens ; j' ai trop pâti depuis que j' ai perdu mon mari , et j' ai eu trop de chagrin . Le bon Dieu a pitié de moi ; il me rappelle à lui , et je vais rejoindre mon pauvre Jacques . Tout ce qui m' afflige , c' est de laisser ma petite Jeanne seule au monde . — Il ne faut pas perdre courage , Catherine ; vous êtes jeune , et à votre âge il y a toujours de la ressource . — Non , madame , il n' y a plus de ressource , parce que le chagrin et la misère me minent depuis trop longtemps . — Avez -vous vu M . le curé ? — Oui , madame , il vient me voir tous les jours et a la bonté de m' envoyer un peu de bouillon . Il me console en me faisant voir la miséricorde de Dieu , qui a mis sur mon chemin une aussi digne femme que la mère Nannette , ainsi que vous , madame , qui avez tant de bontés pour ma fille . La mère Nannette promet de la garder quand je ne serai plus , et cela me tranquillise un peu . — Catherine , je n' abandonnerai pas Jeanne non plus , vous pouvez être tranquille . Mais où est donc la mère Nannette ? — Elle est allée mener son bétail à l' abreuvoir . La pauvre chère femme me quitte le moins qu' elle le peut ; elle me soigne comme si j' étais sa fille et ne me laisse manquer de rien . — Adieu , Catherine , prenez courage ; je reviendrai vous voir après-demain . » En disant cela , Mme Dumont lui donna une pièce de cinq francs . Le surlendemain , ces dames retournèrent voir Catherine . En entrant , elles remarquèrent que les rideaux de son lit étaient fermés ; dans un coin de la chambre , la mère Nannette tenait la petite Jeanne qui s' était endormie sur ses genoux . Mme Dumont s' approcha . « C' est fini , ma chère dame : la pauvre âme est allée au bon Dieu ; elle est morte comme une sainte . M . le curé , qui ne l' a pas quittée , assure qu' il y a bien longtemps qu' il n' a vu une mort pareille . — Et qu' allez -vous faire de cette enfant ? — Je vais la garder avec moi , madame ; comme je le disais hier à M . le curé , c' est le bon Dieu qui me l' a envoyée ; elle prendra soin de ma vieillesse comme je vais prendre soin de son enfance . — L' enverrez -vous encore mendier ? — Oh ! non , madame . Je ne suis pas riche , mais il y aura bien assez de pain ici pour nous deux . D' ailleurs , la voilà en âge de me rendre des services qui me payeront sa nourriture . — Mère Nannette , il faut continuer d' envoyer Jeanne à la maison ; mes filles lui apprendront à écrire et à faire toutes sortes d' ouvrages . Je me charge de son entretien ; ainsi vous n' aurez rien à dépenser pour elle . — Que le bon Dieu vous conserve , ma chère dame ! En apprenant à Jeanne à travailler , vous ferez plus que moi pour elle : vous lui mettrez le pain à la main pour toute sa vie . — Mère Nannette , voici quinze francs pour faire enterrer cette pauvre femme ; il ne faut pas que ces frais -là retombent à votre charge . » Docilité et intelligence de la petite Jeanne . Quelques jours après la mort de sa mère , Jeanne alla chez Mme Dumont ; on lui mit des bas et un fichu noirs pour qu' elle portât le deuil . Le dimanche suivant , Sophie l' habilla tout en noir . La pauvre enfant était bien triste ; elle pleurait toujours en pensant à sa mère ; ses yeux étaient rouges et gonflés ; elle ne disait rien et ne mangeait presque pas . On la trouvait souvent à genoux , priant Dieu . La mère Nannette craignait qu' elle ne tombât malade ; mais , comme elle n' avait que huit ans bien juste , elle finit par oublier un peu . Elle continua d' aller chez Mme Dumont , et elle apprenait très-vite tout ce qu' on lui montrait . Les deux jeunes demoiselles , en la trouvant si docile et si travailleuse , s' attachèrent à elle de plus en plus . M . le curé , qui la voyait toujours sage à l' église , lui donnait de temps en temps de belles images . Quand elle sut bien lire , il lui fit cadeau d' un petit livre d' heures , ce qui la rendit fort contente . A l' âge de douze ans , elle lisait et écrivait bien ; elle faisait toutes sortes d' ouvrages avec beaucoup d' adresse . La mère Nannette lui avait appris à filer ; et déjà son fil était plus fin que celui des autres fileuses du bourg , parce qu' elle était bien attentive à ce qu' elle faisait . Il y avait déjà un an que Jeanne allait à l' instruction de la paroisse avec les autres enfants , quand M . le curé lui donna un Catéchisme et une Histoire sainte pour qu' elle les apprît par cœur . Mme Dumont , qui lui en faisait réciter un chapitre tous les jours , était charmée de son intelligence et de sa mémoire . Jeanne écoutait très-attentivement toutes les explications : aussi était-elle , avec Isaure , celle qui répondait le mieux au catéchisme ; et M . le curé les citait toutes les deux comme un exemple à suivre , tant elles avaient bonne tenue à l' église . On ne les voyait jamais ni causer ni tourner la tête au moindre bruit , comme plusieurs autres enfants : elles priaient Dieu de si bon cœur , que ceux qui les voyaient en étaient émerveillés . Quand M . le curé admit les enfants à faire leur première communion , il mit Jeanne et Isaure à la tête des autres petites filles , parce qu' elles étaient les plus instruites et les plus sages : elles n' en furent pas pour cela moins modestes et moins humbles . Enfin le grand jour arriva . Dès la veille , Mme Dumont avait retenu Jeanne , et elle l' avait même fait coucher au château , pour qu' elle eût moins de distractions que dans le bourg . Le matin , Sophie lui apporta une robe blanche et le reste de la toilette entièrement neuf , afin que , dans ce beau jour , elle n' eût rien de vieux sur elle ; elle lui dit que sa mère voulait la récompenser ainsi de sa bonne conduite . Pendant la cérémonie , qui fut très-longue , Jeanne et Isaure montrèrent tant de piété que tout le monde en était édifié . Après la messe , M . le curé , qui avait invité toute la famille Dumont à déjeuner , voulut que Jeanne se mît aussi à table ; il disait qu' il ne pouvait pas faire trop d' honneur à une petite fille aussi pieuse . La mère Nannette était dans un coin de l' église , où elle pleurait de contentement ; il l' envoya chercher pour dîner avec sa gouvernante . Jeanne , après sa première communion , ne cessa pas d' aller chez Mme Dumont . Le dimanche , on la faisait écrire , lire et compter , pour qu' elle n' oubliât pas ce qu' elle savait . Si l' on faisait la lessive , elle aidait à savonner le linge , à le mettre au bleu , à l' étendre et à le plier ; elle repassait les draps et les serviettes , et raccommodait ce qui était déchiré : elle finit même par apprendre à repasser le linge fin . Quand il y avait quelqu'un à dîner , Jeanne aidait à la cuisinière et au domestique qui mettait le couvert , ce qui lui apprenait un peu le service ; on lui payait toujours sa journée quand elle la passait au château . Comme elle cousait très-bien , la mère Nannette , qui connaissait assez de monde en ville , lui rapportait de temps en temps quelque ouvrage à faire , soit des chemises ou des draps , ce qui lui faisait un petit profit . Les filles de Mme Dumont traitaient Jeanne en véritable amie , parce qu' elle était aussi réservée dans son langage que sage dans sa conduite . Elle les aimait tant , qu' elle se serait jetée au feu pour leur rendre service . Elle allait très-souvent chez M . le curé , qui lui donnait de bons conseils et lui faisait remarquer combien Dieu avait eu pitié d' elle , pauvre enfant sans famille . Jeanne donnait à la mère Nannette tout ce qu' elle gagnait , car elle n' avait besoin de rien acheter pour elle -même ; Mme Dumont fournissait tout ce qui était nécessaire pour l' habiller , comme elle l' avait promis à la mère Nannette , après la mort de Catherine ; Jeanne usait si peu de chose que Mme Dumont lui disait quelquefois : « Comment fais -tu , Jeanne , pour que tes robes durent aussi longtemps ? — Madame , je plie tous mes effets le soir et je les mets sur mon coffre . Quand il y a trop de boue à mes jupons , j' en lave le bas , ce qui l' use bien moins que de le décrotter , et puis je le repasse . Je visite mes habits tous les matins , et , aussitôt que j' y vois le moindre trou , je le raccommode . — C' est très-bien , Jeanne ; tu as pris là une bonne habitude . — C' est bien le moins que je soigne mes habits , madame , puisque c' est vous qui me les donnez ! » A seize ans , Jeanne était grande et forte : elle soignait toute seule le bétail de la mère Nannette , qui se faisait vieille ; elle pétrissait le pain et chauffait le four ; elle faisait le beurre et l' allait vendre à la ville , car elle ne voulait pas que la mère Nannette eût la moindre fatigue ; et comme Jeanne savait bien prendre son temps , elle trouvait encore le moyen de faire quelque ouvrage pour gagner un peu d' argent . « Ma chère mère , disait-elle quand la mère Nannette la grondait de ce qu' elle voulait tout faire , vous avez eu pitié de moi quand j' étais petite ; vous m' avez soignée comme si j' eusse été votre propre enfant : il est bien juste que j' aie toute la peine , à présent que je suis plus forte que vous . » Plusieurs des personnes à qui Jeanne vendait son beurre lui avaient offert de bons gages si elle voulait servir en ville ; mais elle répondait toujours qu' elle ne se résoudrait jamais à quitter la mère Nannette . Quand elle lui racontait cela , cette excellente femme lui disait : « Ma fille si tu es jamais obligée d' aller chez les autres , crois -moi , ne te place pas en ville ; on y gagne plus d' argent , c' est vrai ; mais aussi on y dépense davantage , et les jeunes filles y ont bien du désagrément . » La mère Nannette dépérissait peu à peu , et Jeanne en avait beaucoup de chagrin . Elle conta sa peine à M . le curé , en qui elle avait grande confiance . « La croyez -vous en danger de mort ? lui dit-il ; en ce cas il faudrait voir le médecin . — Oui , monsieur , elle est en grand danger , mais elle ne s' en doute pas . J' ai fait entrer l' autre jour , comme par hasard , le médecin qui était venu saigner le maréchal ; il a causé avec elle et l' a bien examinée ; quand il est sorti , je l' ai suivi sans rien dire ; il m' a assuré qu' il n' y avait rien à faire à la mère Nannette , parce que c' est un corps usé : il dit qu' elle pourra traîner encore longtemps , et qu' elle s' éteindra sans souffrir . — J' irai la voir . — Oh ! oui , monsieur le curé , il faut y venir bien souvent ; vos visites la soulageront plus que celles d' un médecin ; vous lui parlerez du bon Dieu , et elle sera toute prête quand il lui plaira de l' appeler à lui . » Au bout de dix-huit mois , la mère Nannette était devenue si faible qu' elle ne sortait plus de la maison . Comme elle ne se plaignait de rien , Jeanne ne lui disait pas combien elle la trouvait malade , de peur de l' effrayer ; mais , quand elle allait voir Mme Dumont , elle pleurait à chaudes larmes , en disant qu' elle voyait bien que sa chère mère Nannette ne passerait pas l' hiver . « Ne te désole pas trop , ma petite Jeanne ; nous ne t' abandonnerons pas , lui disait Isaure . — Je le sais bien , mademoiselle , et je vous en remercie de tout mon cœur ; mais ce n' est pas parce que je vais me trouver toute seule que je pleure ; grâce à Dieu , je suis forte , et , grâce à vous aussi , je saurai bien gagner ma vie ; je me désole parce que j' aime la mère Nannette de toute mon âme ; et puis , qui donc m' aimera jamais comme elle , qui m' a prise toute petite et m' a accoutumée au travail , puis m' a appris à aimer Dieu , et de qui j' ai toujours reçu de si bons exemples ? » Jeanne soignait sa malade avec une extrême tendresse ; elle trouvait le moyen de lui faire venir un petit pain blanc tous les deux jours ; quand elle allait à la ville vendre son beurre , elle en rapportait de la viande et quelque friandise . Quelquefois elle achetait un poulet ou bien un canard dans le bourg , et elle les accommodait comme elle avait vu faire à la cuisinière de Mme Dumont . Elle allait aussi au moulin chercher un peu de poisson ; d' autres fois , elle lui donnait une petite crème , et , quand elle chauffait le four , elle lui faisait toujours cuire quelque bonne pâtisserie ; enfin , elle ne lui laissait boire que du bon vin qu' elle sucrait un peu . La mère Nannette la laissait faire ; pourtant elle lui disait quelquefois : « Tu me gâtes , petite Jeanne ; tu dépenses trop d' argent , ma fille : cela n' est pas raisonnable . — Hé bien donc , répondait Jeanne , n' avez -vous pas assez travaillé quand vous étiez jeune , et n' est-il pas juste que vous jouissiez à présent de quelques douceurs ? — Mais écoute donc , petite , si tu dépenses tout , tu te feras tort ; car c' est toi qui hériteras de ce que je laisserai , entends -tu ! — C' est bon , c' est bon , ma chère mère ; ne vous inquiétez pas de cela ! laissez -moi faire ; j' en aurai toujours bien assez . N' ai -je pas de bons bras pour travailler ? Et d' ailleurs , ne faut-il pas que vous engraissiez un peu pour aller faire la veillée cet hiver avec les voisines ? — Eh bien , ma fille , j' entends que tu manges de toutes les bonnes fricassées que tu me fais . — Merci , mère Nannette ; ne serait-il pas honteux qu' il fallût des fricassées à une grande fille comme moi ! » M . le curé vient voir tous les jours la mère Nannette . M . le curé ne manquait pas de venir chaque jour voir la mère Nannette ; comme c' était une femme de grand sens , il parlait avec elle de la bonté et de la miséricorde de Dieu , et la préparait à mourir sans qu' elle s' en doutât . Il la confessait souvent et lui apportait la sainte communion , afin qu' elle fût toujours en état de grâce ; il lui faisait entendre aussi que l' église était trop froide pour elle et qu' il ne voulait pas qu' elle y entrât avant Pâques . On était à la fin de l' automne : la mère Nannette baissait de plus en plus , et bientôt elle ne quitta plus le lit . Jeanne la mettait chaque matin dans le sien propre , afin de faire prendre l' air à l' autre , qu' elle exposait dehors si le temps le permettait . Le lit de Jeanne était encore meilleur que celui de la mère Nannette , qui , pendant huit ans , n' avait pas vendu la plume de ses oies , pour amasser le lit complet de sa fille adoptive . La malade retrouvait le soir son coucher tout frais , et elle dormait mieux la nuit . Un jour du mois de décembre , le soleil ayant percé les nuages , Jeanne mena le bétail à l' abreuvoir . En revenant , elle fit le grand tour par la pelouse ; ses bêtes , qui ne sortaient pas depuis longtemps , étaient bien contentes de se trouver dehors , et Jeanne se pressait d' autant moins de les ramener à l' étable que la mère Nannette semblait mieux ce jour -là . En rentrant , elle alla tout droit au lit de la malade qu' elle trouva endormie et encore plus pâle que de coutume . Elle ralluma le feu tout doucement pour lui faire chauffer un bouillon . Quand il fut chaud , elle le mit dans un gobelet et le porta à sa chère mère ; mais en lui soulevant la tête pour la faire boire , elle la sentit toute froide . Elle courut à la porte appeler du secours . Deux voisines entrèrent et virent bien que tout était fini pour la mère Nannette . Elles voulurent emmener Jeanne , en disant qu' elles se chargeraient de faire la veillée ; mais elle leur dit en pleurant à chaudes larmes qu' elle ne voulait pas quitter sa chère mère Nannette avant qu' on l' eût portée en terre . L' une des voisines alla faire la déclaration , pendant que l' autre aidait Jeanne et lui tenait compagnie auprès du lit de la morte . Le maire entra et demanda à Jeanne si la défunte avait fait un testament pour lui donner son bien ; car elle avait toujours dit que sa fille adoptive serait son héritière . « Non , monsieur le maire , dit Jeanne ; si elle avait fait quelque chose pour moi , elle me l' aurait bien dit ... . — Mais elle ne se croyait peut-être pas si près de sa fin ; vous ne lui avez donc pas rappelé ce qu' elle devait faire pour vous ? — Non vraiment , monsieur le maire , j' en aurais été bien fâchée ! Si la pauvre femme s' était crue en danger , cette idée l' aurait peut-être fait mourir plus tôt . Elle n' a pas eu un seul instant la pensée que tout serait bientôt fini pour elle , et pour tout l' or du monde je ne le lui aurais pas dit . D' ailleurs , je suis jeune et je peux travailler : il est juste que son neveu hérite ; il faudra l' avertir . — Je vais lui envoyer un exprès , » dit le maire . Et il sortit . Jeanne se mit à genoux au pied du lit et lut les prières des morts ; de temps en temps elle se levait pour embrasser la défunte , puis elle continuait ses prières en pleurant . Elle fit la veillée du corps en compagnie des deux bonnes voisines qui ne voulurent pas la quitter . Comme la mère Nannette avait été une honnête femme , bien obligeante , tout le monde du bourg , jusqu' aux petits enfants , vint , le lendemain matin , la voir sur son lit de mort et lui apporter des bouquets d' herbes fortes . Quoique Jeanne pleurât toujours , elle présentait le buis à tous ceux qui voulaient jeter de l' eau bénite sur le corps . Vers midi , le charpentier apporta la bière , et Jeanne , aidée de ses deux voisines , y plaça le corps après l' avoir embrassé une dernière fois . Pendant qu' on clouait le couvercle , la pauvre fille criait sans pouvoir se retenir . On mit la bière devant la porte ; alors le maire entra avec maître Gerbaud , neveu et héritier de la défunte , et la maison s' emplit de monde . Jeanne , la tête enfoncée dans sa capote , pleurait dans un coin . M . le curé vint avec la croix , et l' on partit pour l' église . La pauvre fille n' aurait pas pu suivre l' enterrement si les voisines ne l' eussent soutenue . Après la cérémonie , on la ramena dans la maison , où le maire et Gerbaud étaient déjà rendus . M . le curé ne tarda pas à les y rejoindre . « Maître Gerbaud , dit-il , cette fille a son lit et son coffre , tout le monde le sait ; vous les lui laisserez bien emporter ? — Elle a aussi huit draps tout neufs dans l' armoire de la défunte , dit une des voisines ; je les lui ai vu faire et marquer à son nom . — La mère Nannette avait l' argent de Jeanne , ajoute M . le curé . La pauvre femme m' a souvent dit qu' elle la ferait son héritière ; mais , comme elle n' a pas laissé de testament , vous usez de votre droit : c' est juste . — Monsieur le curé , dit Gerbaud , je ne veux rien prendre à cette fille : qu' elle me dise combien d' argent elle a remis à ma tante , et je le lui rendrai tout de suite avec ses draps . — Voyons , Jeanne , dit le maire , quelle somme avez -vous confiée à la mère Nannette ? — Monsieur , je serais bien en peine de le dire ; à mesure que je gagnais quelque chose , je le donnais à ma chère mère , et je ne lui ai pas demandé de compte , bien sûrement . Maître Gerbaud , vous pouvez tout garder ; la pauvre femme a bien assez fait pour moi sans que je réclame encore quelque chose ; d' ailleurs , j' ai la force de travailler , et je ne crains pas l' ouvrage . » M . le curé dit que Jeanne agissait et parlait en honnête fille , et que Gerbaud ne voudrait certainement pas qu' elle fût dupe de sa probité . « Non , monsieur le curé , elle ne sera pas dupe avec moi : ils disent tous qu' elle a soigné ma pauvre tante aussi bien que si c' eût été sa propre fille ; et , pour lui prouver que je lui en sais bon gré , nous partagerons par moitié l' argent qui se trouvera . Qu' en dites -vous ? est -ce bien comme ça ? — Oui , Gerbaud , c' est bien . » On ouvrit l' armoire , et l' on en tira d' abord les huit draps de Jeanne , qui étaient marqués à son nom . En bouleversant tout , on trouva , derrière un paquet de vieux linge , cent pièces de cinq francs , dans un bas bleu qui servait de bourse à la mère Nannette . « Je crois , dit Gerbaud , qu' il y a longtemps que le premier écu a été mis au fond de cette bourse ; car ma tante avait bien juste de quoi vivre . — Mais elle était si ménagère , dit une voisine , et elle travaillait tant ! » Gerbaud prit deux cent cinquante francs , qu' il donna à Jeanne . « Non , maître Gerbaud , pas tant que ça ; je n' ai pas pu gagner une si grosse somme . — Petite , j' ai dit que tu aurais la moitié de l' argent , et je n' ai qu' une parole : ainsi , tu vas prendre cette somme ; et , comme c' est toi qui as filé cette pièce de toile qui n' est pas encore entamée , tu en auras aussi la moitié pour ta peine ; tu t' en feras des chemises . — Vous êtes trop bon , dit Jeanne , pour une pauvre fille que vous ne connaissez seulement pas . — Je ne suis pas plus mauvais qu' un autre , quoique ma tante m' ait gardé rancune , parce qu' autrefois j' ai eu noise avec son mari . — Et où vas -tu donc mettre tout ça ? dit une voisine ; ton coffre est trop petit ; puis il est si vieux qu' il pourrait bien se défoncer . — Allons ! je vais aussi lui donner l' armoire , et je n' en serai pas plus pauvre . — Au contraire , Gerbaud , dit M . le curé , vous faites là une bonne action qui vous donnera plus de contentement que vous n' en auriez eu en gardant tout ce que vous cédez si généreusement à Jeanne . » Tout le monde dit que Gerbaud était un brave homme et qu' il se comportait bien . « Écoute , Jeanne , dit-il avant de partir , je n' affermerai pas la maison avant Noël ; tu peux y rester jusque -là si ça t' arrange . Je te laisse tout le ménage avec la chèvre et les oisons ; je vais emmener la vache seulement . Je viendrai après-demain avec ma femme , qui choisira ce qu' elle veut garder , et nous vendrons le reste . » Après avoir dit cela , il mit dans sa poche l' argent qui lui appartenait , et alla chercher la vache à l' étable . Tout le monde sortit en même temps que lui , à l' exception de M . le curé , qui resta avec Jeanne . « Qu' allez -vous faire maintenant , Jeanne ? dit M . le curé . — Je vais tâcher de me placer au plus vite ; car , si je restais longtemps seule dans cette maison , je sens bien que le chagrin me rendrait malade . — Voyons , Jeanne , il faut être raisonnable : la mère Nannette est plus heureuse que nous maintenant ; elle veillera sur vous . Dieu ne veut pas qu' on s' abandonne ainsi à son chagrin . Si vous voulez vous placer en ville , Mmes Dumont vous trouveront une bonne maison où vous aurez de forts gages . — Monsieur le curé , je ne me placerai pas en ville ; ma chère défunte me l' a défendu , et , quoiqu'elle ne soit plus de ce monde , je veux toujours lui obéir . — Puisque vous voulez rester à la campagne , j' irai voir la fermière du Grand-Bail ; sa servante se marie dans trois semaines : si elle n' a personne encore , je vous y mènerai demain . — Grand merci , monsieur le curé ; ce sont de braves gens , et je serai bien contente d' être chez eux . » Quand Jeanne fut toute seule , elle soigna la chèvre et les oies comme à l' ordinaire ; elle remit dans l' armoire tout ce qu' on en avait tiré , puis elle courut chez Mmes Dumont : elle leur dit tout en pleurant qu' on devait parler pour elle à la mère Tixier , fermière du Grand-Bail . « Elle te prendra bien , ma bonne Jeanne , dit Sophie , qui était mariée depuis deux ans : elle nous a souvent entendues parler de toi , et elle sera bien heureuse de t' avoir dans sa maison , où tu seras comme de la famille . Console -toi donc un peu ! est -ce que nous ne te restons pas ? — Sans vous , qu' est -ce que je deviendrais donc ? aussi je vous serai reconnaissante toute ma vie . » Le lendemain , M . le curé mena Jeanne au Grand-Bail , comme il l' avait promis . La maîtresse l' accepta tout de suite à cause de sa bonne renommée : elle lui offrit dix écus jusqu' à la Saint-Jean . « Mère Tixier , vous ne pouvez pas donner moins de douze écus à cette fille ; elle les gagnera bien , je vous le promets . — Je ne vous contredirai pas , monsieur le curé , elle aura douze écus . Quand viendras -tu , petite Jeanne ? — Maître Gerbaud arrive demain matin pour vendre les effets de sa tante ; je voudrais bien ne pas me trouver là , j' en aurais trop de chagrin . Si vous pouvez m' envoyer chercher avant midi , je serai bien contente . J' ai mon lit , mon coffre et l' armoire de la mère Nannette ; pourrez -vous me les loger ? — Oui ; il n' y a pas de lit dans la boulangerie ; on y mettra le tien , et tu y seras toute seule , à moins pourtant que tu ne prennes avec toi l' une de mes trois filles , qui couchent dans un même lit et se disputent souvent . — Je le veux bien , maîtresse ; vous donnerez avec moi celle que vous voudrez . » Dès le matin du jour suivant , Gerbaud amena sa femme dans une carriole d' osier ; le meunier le suivait avec une grande voiture pour emporter le blé , le vin et tout le reste . Alors on vida l' armoire , et la femme de Gerbaud mit de côté ce qu' elle voulait garder . On s' occupa de charger la grande voiture . Jeanne était sortie pendant qu' on déménageait , pour ne pas montrer son chagrin à des étrangers , ne pouvant supporter le séjour de cette maison depuis qu' elle n' y voyait plus la mère Nannette . Elle aperçut de loin venir la charrette du Grand-Bail , et , comme ses paquets étaient faits d' avance , elle les apporta devant la porte : ses rideaux étaient démontés et pliés bien proprement . Le charretier , qui était grand et fort , chargea tout seul les meubles de Jeanne . Elle dit adieu à maître Gerbaud et à sa femme , après les avoir bien remerciés ; embrassa aussi ses voisines , qui s' étaient rassemblées devant la porte pour la voir partir , et enfin monta dans la charrette . Quand elle quitta le bourg et qu' elle vit disparaître au détour du chemin la maison de la mère Nannette , elle ne put s' empêcher de pleurer bien fort . « Est -ce que tu es fâchée de venir chez nous , petite ? dit le charretier . — Mon Dieu non ! ce n' est pas là ce qui me fait pleurer ; c' est que je pense à la mère Nannette , qui m' aimait tant . — Apaise -toi donc , va ! la maîtresse est une bonne femme qui t' aimera bien aussi . » Quand la charrette arriva au Grand-Bail , les pâtres et les bergères étaient rangés devant la maison pour voir descendre Jeanne . Le charretier , qu' on appelait grand Louis , déchargea les meubles à la porte de la boulangerie : on l' aida à monter le ciel du lit ; puis , quand tout fut rangé , chacun s' en alla à son ouvrage , et Jeanne entra dans la maison , où elle trouva maître Tixier tout seul avec sa femme . « Notre maître , dit Jeanne en entrant , j' ai deux cent cinquante francs , que je ne voudrais pas garder dans mon coffre ; si vous vouliez me les serrer avec votre argent , je vous serais bien obligée . » Et elle tira de sa poche le vieux bas de laine bleue qui avait servi de bourse à la mère Nannette , et le posa sur la table . Maître Tixier le vida et compta l' argent . « Il y a bien cinquante bons écus de cinq francs , ma foi ! dit-il ; je vais te les garder , ma fille ; mais d' où te vient donc tout cet argent -là ? » Jeanne raconta comment maître Gerbaud avait partagé avec elle l' argent de sa tante et la pièce de toile qu' on avait trouvée dans l' armoire , et comment il lui avait donné cette armoire pour mettre son linge . « Je connais un peu ce Gerbaud pour m' être trouvé quelquefois en foire avec lui ; je ne l' aurais pas cru si généreux ; quand je le rencontrerai , je lui donnerai une poignée de main . » Jeanne se mit promptement au fait de son ouvrage ; et , comme elle était habile et courageuse , elle avait toujours le temps de coudre après avoir fait le ménage . La maîtresse lui disait quelquefois : « Jeanne , tu ne me laisses rien à faire . Je vais devenir fainéante . Je ne sais pas vraiment comment tu t' arranges ; mais tu as du temps pour tout , et il t' en reste encore pour faire l' ouvrage des autres . Est -ce que tu crois que je ne te vois pas tous les soirs aider à cette grande sotte de bergère , qui n' en a jamais fini ? J' entends que tu profites de ton temps pour toi , et que tu fasses tes chemises de la toile que Gerbaud t' a donnée ; tu te charges toujours de l' ouvrage de mes filles , et ce n' est pas juste . J' ai mis avec toi Solange , parce que c' est la moins raisonnable , quoique l' aînée ; tâche donc de me la rendre bonne et laborieuse comme toi . » Grand Louis le laboureur , qui n' était pas mauvais au fond , avait l' humeur difficile ; rien ne le contentait ; on avait beau faire , il ne trouvait jamais rien de bon . Les filles et les servantes de la maison ne pouvaient pas le souffrir ; il avait toujours de mauvaises paroles à leur dire , et elles les lui rendaient bien . Il brusquait aussi la petite Jeanne ; mais elle ne lui répondait jamais . Un jour qu' il faisait beau soleil , grand Louis s' habilla pour aller à l' assemblée de Meunet-sur-Vatan [ 3 ] ; il venait de mettre un pantalon neuf et une blouse qui n' avait pas encore servi . Quand il voulut prendre son carton à chapeau , qui était sur une planche de l' écurie à côté de son lit , il monta sur la traverse d' une herse en fer dressée le long du mur ; mais le pied lui manqua à l' instant même où il venait d' atteindre le carton , qui lui échappa ; en voulant le rattraper , il s' accrocha aux dents de la herse , qui déchirèrent son pantalon et sa blouse du haut jusqu' en bas . Il se mit dans une si grande colère , qu' on l' entendait jurer de la maison . Le bouvier alla voir ce qu' il avait , et revint le raconter aux filles qui étaient devant la porte . « C' est bien fait pour lui , dit Solange ; il est si butor , que ce n' est pas dommage qu' il lui arrive quelque chose . — Sais -tu que c' est bien vilain ce que tu dis là , Solange ! dit Jeanne ; grand Louis est le meilleur laboureur du pays , et il rend de grands services à ton père . Ses habillements lui ont coûté de l' argent , et c' est malheureux pour lui s' il ne peut plus s' en servir . » Les garçons du bourg , qui étaient venus chercher grand Louis , se moquaient de lui ; ils le pressaient d' en finir pour venir avec eux , car on le regardait comme le chef de la jeunesse du pays , tant il était grand et fort ; et puis il avait plus d' esprit qu' eux tous . « Allons , allons , j' y vas ! » dit-il en se dépêchant de se rhabiller ; et il jeta ses habits déchirés sur son lit , sans les ranger dans son coffre comme à l' ordinaire . Quand ils furent tous partis , garçons et filles , Jeanne , qui n' allait pas à cette fête , parce qu' elle était en deuil de la mère Nannette , fut chercher à l' écurie la blouse et le pantalon déchirés . Comme ce n' était pas un dimanche , elle demanda à la maîtresse si elle voulait lui permettre de les raccommoder ; et , comme Jeanne était habile à tout faire , elle les arrangea si bien qu' on n' y reconnaissait aucune trace de l' accident . Elle les plia et les reporta sur le lit de grand Louis . « En vérité , dit la maîtresse , tu es bien bonne fille de raccommoder les effets de ce grand bourru qui ne t' épargne pas plus que les autres ! — Que voulez -vous donc , maîtresse ! c' est son naturel qui est comme ça ; mais il n' est pas plus méchant qu' un autre . Il jure bien quelquefois après ses juments : c' est mal ; mais voyez s' il les bat jamais ! Y a-t-il des bêtes plus belles et mieux soignées que les siennes ? Et puis il n' a pas son pareil à l' ouvrage . Le maître sait bien ce qu' il vaut , lui ! aussi il ne s' en fie pas à un autre pour les semailles et pour tout . Si grand Louis était heureux , il ne nous tourmenterait pas autant ; mais il est comme moi : il a perdu ses parents , et c' est un grand malheur . » Un jour que grand Louis avait dételé plus tôt qu' à l' ordinaire , la soupe n' était pas encore trempée quand il rentra . « Il n' y a jamais rien de prêt ici , dit-il pendant que Jeanne se dépêchait de mettre le couvert ; demandez -moi ce qu' elles ont fait depuis le matin ! » Solange murmura , mais Jeanne ne répondit pas , et prit le broc pour aller tirer à boire . Quand elle fut partie , la maîtresse dit : « Tu seras donc toujours bourru , grand Louis ! tu ne changeras donc pas ! Regarde un peu : y a-t-il une maison où les cuillers et les fourchettes soient plus claires qu' ici ? on dirait que c' est de l' argent . As -tu vu quelque part des verres plus nets , du linge plus blanc , une maison plus propre ? Vois s' il y a un seul grain de poussière sur les meubles , une seule toile d' araignée aux soliveaux ! Tout n' est-il pas clair à se mirer dedans ? Qui est -ce qui tient tout en état , si ce n' est la petite Jeanne ? L' as -tu vue quelquefois perdre son temps ? Avant qu' elle vînt remplacer Marie , je me tuais , et jamais rien n' était fini ; à présent je ne prends plus grand'peine , et tout va bien . Il n' y a que toi au monde pour te plaindre d' une fille pareille ! Qui donc t' a raccommodé ta blouse et ton pantalon pendant que tu faisais le beau à Meunet , l' autre jour , hein ? ce n' est pas moi , bien sûrement . » Jeanne rentra ; les laboureurs se mirent à table ; grand Louis dîna sans mot dire , lui qui d' ordinaire parlait tant . Après les laboureurs , ce fut le tour des petits pâtres . Jeanne secoua la nappe , rinça les verres et leur coupa du pain . Un dimanche que Jeanne servait son maître qui soupait seul à sa petite table , pendant que les autres hommes , grands et petits , mangeaient ensemble , il lui dit : « Petite Jeanne , l' argent ne vaut rien à garder . Voilà Gerbaud qui vend le bien de sa défunte tante la mère Nannette ; tu sais qu' elle avait un joli quartier de vigne dans les Hautes-Roches , tout contre la mienne ; si tu veux m' en croire , je te l' achèterai . — Comme vous voudrez , notre maître , répondit Jeanne , qui pleurait toutes les fois qu' elle entendait prononcer le nom de sa chère mère Nannette ; mais il faut pourtant de l' argent tous les ans pour les façons et du fumier pour les provins . — Qu' est -ce que tu dis donc là , petite Jeanne ? Est -ce qu' en bêchant mon arpent on ne donnera pas un coup de pioche à ton quartier ? est -ce qu' en menant du fumier à ma vigne on n' en pourra pas laisser un brin devant la tienne ? Nous les vendangerons toutes les deux ensemble ; notre cuve est bien assez grande pour tenir le tout , et tu auras le profit de la vigne tout net : ça ne fait pas de mal à une jeunesse , pour se marier , que d' avoir un bout de bien au soleil ! — Notre maître , vous êtes trop bon pour moi : je ne suis pas pressée de me marier ; si vous ne me renvoyez pas , je ne vous quitterai jamais . — Te renvoyer , ma Jeanne ! dit la maîtresse ; ah ! si tu ne quittes la maison que quand je t' en mettrai dehors , tu es bien sûre d' y mourir . — Eh bien , c' est entendu , dit maître Tixier . On fait la criée d' aujourd'hui en huit ; j' irai , et je t' achèterai le quartier des Hautes-Roches . » Le dimanche suivant , il dit à Jeanne : « Ma fille , c' est fini ; jeudi , en allant au marché , je te conduirai chez le notaire pour signer l' acte , puisque tu sais écrire ; j' ai eu bien de la peine à l' avoir , ce quartier -là ; il faisait envie à beaucoup de monde . Je l' ai emporté ; mais aussi il te coûte deux cent dix bons francs , le contrat à la main . Es -tu contente ? — Notre maître , ce que vous faites est bien fait , » répondit Jeanne . Un matin , en se levant , Jeanne dit à Solange , qui couchait avec elle : « Tes cheveux sont bien mêlés : tu ne les peignes donc jamais ? je ne te vois pas non plus laver ni tes bras ni ton cou . — A quoi ça sert-il , puisqu'on ne les voit pas ? — D' abord , ça sert à être propre , ce qui est déjà un grand avantage . Tu te tourmentes au lit , tu dors mal , parce que la tête te démange ; tu n' es , ma foi , pas aussi raisonnable que les oisons que tu mènes tous les matins à l' abreuvoir . Tu n' as donc pas vu comme ils se baignent , comme ils relèvent leurs plumes pour que l' eau touche à leur peau ; ils plongent leur tête et s' en servent après comme d' une vergette pour se nettoyer et se lisser . Il n' y a pas jusqu' à la chatte , que tu aimes tant , qui ne fasse sa toilette . Et tes mains ! tu t' imagines qu' elles sont propres parce que tu les a trempées dans l' eau ; mais des filles comme nous , qui touchent à tout , ont besoin de frotter ferme pour nettoyer leurs mains ; l' eau toute seule n' y fait rien ; il faut les dégraisser dans le son que l' on fait bouillir pour la volaille ; ou bien , si tu écrases une des pommes de terre que l' on met cuire pour les porcs et que tu t' en frottes bien les mains , tu verras comme elles deviendront nettes et douces . — Est -ce que je songe à tout cela , moi ! — Je t' y ferai songer , sois tranquille , ainsi qu' à changer de chemise tous les soirs . Crois -tu qu' il soit bien sain de garder sa chemise pour coucher , quand on a eu bien chaud toute la journée ? Et le matin , si tu te lèves toute en moiteur , es -tu bien à ton aise quand ta chemise sèche sur ton corps ! Et la prière du matin , tu ne la fais pas souvent ! Pourquoi ne vas -tu jamais voir M . le curé ? — Je n' oserais jamais y aller toute seule . — Viens -y avec moi ; j' y vais toujours en sortant de vêpres ou de la messe ; tu verras comme on a le cœur content et l' esprit tranquille en sortant de chez lui ! » Depuis ce temps -là , Jeanne ne manquait pas de faire rester Solange pour la prière du matin ; elle parvint enfin à la rendre propre à force de lui répéter ses bons conseils . Solange devint plus endurante à mesure qu' elle était plus contente d' elle -même : elle profitait des avis de Jeanne , et elle commença à se montrer bienveillante , à aimer tout le monde de la maison . Les premiers jours de mars , la maîtresse dit à Jeanne : « Voilà le temps au beau , j' ai envie de faire la lessive . — Vous ferez bien , maîtresse ; il faut dire à Solange de donner ses agneaux à la bergère pour les mener aux champs avec les moutons ; elle viendra nous aider . — Ah bien oui ! Solange va grogner comme à l' ordinaire . — Peut-être que non , maîtresse ; appelez -la donc , et vous verrez ! » La mère Tixier appela sa fille , et lui dit de donner ses agneaux à la bergère pour venir aider à la lessive . Solange fit sans répliquer ce que sa mère lui commandait . « Comment donc as -tu fait pour changer ainsi le caractère de Solange ? elle est toujours de bonne humeur à présent . En vérité , la bénédiction du bon Dieu est entrée chez nous avec toi ; il n' y a pas jusqu' à ce bourru de grand Louis qui ne soit devenu doux comme un mouton . » Le jour où on lavait la lessive , Solange et Joséphine , les deux plus grandes filles de maître Tixier , lavaient avec la bergère , pendant que Jeanne savonnait les coiffes et les mettait au bleu , ainsi que le col des chemises d' homme ; puis elle étendait le linge à mesure qu' il était lavé . La maîtresse , suivie de sa petite Louise , qui n' avait guère que huit ans , allait et venait , et elle écoutait ce que disaient les jeunes filles en travaillant . « Mon Dieu , que les riches sont heureux ! disait la bergère . Que je voudrais donc être comme la maîtresse , qui se promène là-bas sans rien faire , pendant que nous nous fatiguons à taper ce linge ! — Tu crois donc qu' elle n' a rien fait dans sa jeunesse , répondit Solange , et que ce qu' elle a amassé est venu tout seul ? — Moi , continua Marguerite ( c' était le nom de la bergère ) , je voudrais avoir des maisons , des vignes , des terres et ne rien faire du tout . — Tu n' en aurais pas pour longtemps , dit Jeanne , car ce n' est pas tout que d' avoir du bien ; il s' en va vite , si on ne le soigne pas ; et tu ne t' en occuperais guère , toi qui ne soignes seulement pas tes habits . — C' est bien vrai , dit Solange , tu es toujours sale et déchirée , et pourtant tout ton gage passe sur ton corps ; regarde donc la petite Jeanne , qui n' achète jamais rien , comme elle est bien ajustée ! On dirait qu' elle a toujours ses habits des dimanches . — Peut-être bien ; mais je n' ai pas été élevée par charité , moi . » Jeanne essuya une larme . « Voilà une méchanceté que je n' oublierai pas , dit la maîtresse qui s' était approchée ; Marguerite , tu auras affaire à moi . N' aie pas de chagrin , ma Jeanne ; quoique tu aies été demander ton pain , on ne t' en estime pas moins . — Ça ne nous empêche pas de t' aimer comme notre sœur , ajouta la petite Louise en l' embrassant . — Il est pourtant bien dur de s' entendre reprocher sa misère , dit tristement Jeanne . — Ne dis rien , ma Jeanne , reprit la maîtresse ; tu la verras un jour ! la paresse la mènera aux portes , comme ton malheur t' y avait conduite . D' ailleurs , est -ce que le contentement se mesure à la richesse ? Elle aurait bien toutes les terres du monde qu' elle ne serait pas heureuse , parce qu' elle n' a pas le cœur sain . » Quand la lessive fut sèche , Jeanne apprit à Solange à bien étirer le linge et à le plier de façon qu' il eût l' air d' avoir été repassé ; elle s' était aperçue que la maîtresse marchait difficilement depuis quelque temps , et qu' elle avait de la peine à se servir de son bras gauche ; elle ne voulut donc pas que la mère Tixier prît la moindre fatigue à ranger le linge ; elle veilla un peu plus tard chaque jour pour finir de le raccommoder . Comme elle savait bien se servir de son aiguille , elle apprêtait toujours l' ouvrage des autres filles et leur apprenait à le faire . En pliant les chemises de grand Louis , elle les trouva en bien mauvais état . « Voyez donc , maîtresse , comme les chemises de grand Louis sont déchirées ! Si vous le vouliez , je veillerais pour les raccommoder , et je couperais les plus mauvaises pour avoir des pièces . — Fais , petite Jeanne , fais comme tu l' entendras , quoique pourtant grand Louis ne le mérite guère . — Ne dites donc pas ça , maîtresse ; grand Louis prend mieux vos intérêts que vos propres enfants ; je le vois bien , moi , et c' est pour ça que je veux soigner son linge . » Quand Jeanne eut fini de raccommoder les chemises de grand Louis , elle choisit l' heure où elle ne le croyait pas à l' écurie pour les porter sur son lit ; mais grand Louis était un finaud , et , se doutant bien que c' était Jeanne qui avait soin de ses effets , il la guettait depuis plusieurs jours . Il se tapit derrière la porte quand il la vit venir les bras chargés de linge , et , pendant qu' elle le posait sur le lit , il sauta tout à coup auprès d' elle . « Mon Dieu ! que vous m' avez donc fait peur ! dit-elle toute honteuse . — Ha ! ha ! c' est donc toi , petite Jeanne , qui soignes mes effets ? Je t' en remercie ; mais , comme il n' est pas juste que tu travailles pour rien , je veux te payer . — Non , grand Louis , vous ne me devez rien ; mon temps est à la maîtresse , et c' est elle qui m' a laissé travailler à vos chemises . — Te l' a-t-elle commandé ? — Je ne dis pas ça , grand Louis ; mais , si elle me l' avait défendu , je ne l' aurais pas fait . — Et ma blouse , et mon pantalon ! Je te dis , moi , petite Jeanne , qu' il ne faut pas tant faire la fière , et que je veux te donner quelque chose . — Non , grand Louis , vous ne me donnerez rien . Je ne toucherai plus à vos effets si vous me payez , parce que vous croiriez que c' est par intérêt ; mais , pour vous prouver que ce n' est pas la fierté qui m' empêche d' accepter votre argent , écoutez : Je suis une pauvre fille qui n' ai de support de personne sur la terre ; si je me trouve jamais dans la peine , je n' irai pas à un autre qu' à vous . — C' est dit ; tape là , petite Jeanne ! » Et il lui tendit une main large comme un battoir . Jeanne frappa dedans , et grand Louis , retenant un instant sa main dans la sienne , ajouta : « Je suis bien sûr que tu me tiendras parole ! » Jeanne retira sa main et s' en retourna à la maison . Après les semailles de mars , maître Tixier dit un soir : « Mes enfants , il faut conduire du fumier aux vignes demain matin , et puis nous irons les piocher . » Le lendemain , quand ils furent dans les Hautes-Roches , grand Louis se mit tout de suite à la vigne de Jeanne , pendant que les autres travaillaient à celle du maître , et il n' y épargna pas le fumier . Vers midi , Jeanne apporta le goûter , et maître Tixier , qui était avec elle , dit en voyant l' ouvrage de grand Louis : « Ho ! ho ! comme tu y vas ! c' est travaillé comme dans un jardin , et la terre est si bien égrenée qu' on dirait qu' elle a été passée au crible ; mais n' aie pas peur , ce n' est pas un blâme que je te donne : la petite Jeanne mérite bien ça . » Jeanne remercia grand Louis par un regard si doux , qu' il se sentit le cœur tout joyeux . Un dimanche , pendant les vêpres , Jeanne était seule auprès de la mère Tixier , qui ne bougeait plus guère de son fauteuil ; elle vit entrer un jeune colporteur qui lui offrit des images et des livres : « Achetez -moi donc quelque chose , s' il vous plaît , dit-il ; voilà le grand saint Martin , le grand Napoléon ! voyons , ma jolie brune , voulez -vous des almanachs de l' année ? — J' en prendrai peut-être un s' ils ne sont pas trop barbouillés ; car ordinairement ils sont si mal imprimés qu' il est impossible de les lire . » Le marchand en présenta un à Jeanne ; il lui convint , et elle l' acheta . Pendant qu' elle le feuilletait , il ouvrit sa boîte , et en tira de vilaines images qu' il se disposait à lui faire voir , quand on entendit tout le monde revenir . « Ah ! dit Jeanne , voilà le garde champêtre qui vient avec maître Tixier . » En entendant cela , le petit colporteur referma bien vite sa boîte , après y avoir remis les images . « Pourquoi donc tant vous presser ? lui dit Jeanne ; les autres vous achèteront peut-être quelque chose . » Il ne l' entendit pas , et sortit en courant ; mais il s' embarrassa le pied dans un morceau de bois qui était auprès de la porte , et il tomba de toute sa hauteur . Sa tête porta sur une grosse pierre carrée qui servait de banc , et il se la fendit si dangereusement qu' on le crut mort sur le coup . Grand Louis l' enleva dans ses bras et le porta sur un lit dans la maison ; toutes les filles se mirent à pleurer , pendant que Jeanne lavait la plaie et faisait respirer du vinaigre au blessé . « Grand Louis , dit Jeanne , courez vite chez M . le curé ; il s' entend à toutes sortes de maux , et soulagera ce pauvre garçon , s' il est possible . — Il faut appliquer une compresse de persil trempé dans du vin vieux , dit le garde , ça empêchera le sang de couler . — Non , du tout , répondit Jeanne ; il faut toujours laisser saigner une plaie avant de la panser . Tenez , voilà qu' il n' est déjà plus si pâle ; il faut lui faire un peu d' eau sucrée avec de la fleur d' oranger . » Joséphine prit la clef dans la poche de sa mère , et donna ce que Jeanne demandait . M . le curé arriva au moment où le petit marchand ouvrait les yeux : il trempa une compresse dans de l' eau fraîche , où il mit trois ou quatre gouttes de teinture d' arnica , et il banda le front du blessé , qui se l' était fendu depuis le sourcil gauche jusque dans les cheveux du côté droit . On lui fit boire de l' eau sucrée , et on lui demanda comment il se trouvait . « Il me semble que tout tourne devant moi , dit-il ; et il retomba dans sa faiblesse . — Maître Tixier , dit M . le curé , il faut garder ce pauvre garçon chez vous jusqu' à ce qu' il puisse continuer sa route ; je crains bien qu' il n' ait de la fièvre demain ; je viendrai le voir dès le matin . » Le lendemain , trouvant un peu de fièvre au colporteur , M . le curé ne lui permit pas de se lever de toute la journée . Il lui demanda son âge et de quel pays il était . « J' ai seize ans et je suis de Paris , monsieur . — Dites -moi donc comment vous avez fait pour tomber ; car rien n' embarrassait la porte , et vous pouviez bien passer au milieu sans heurter ce morceau de bois . — Monsieur , c' est que je me pressais trop de sortir . — Et pourquoi donc tant vous presser , quand , au contraire , vous eussiez mieux fait d' attendre , puisque vous aviez l' occasion de vendre votre marchandise ? » Le jeune homme ne répondit pas et rougit beaucoup , ce que le curé vit bien ; mais il ne lui adressa aucune observation à ce sujet . Au bout de deux jours , M . le curé permit au colporteur de se lever , et lui dit de remercier Dieu , qui l' avait sauvé d' une mort presque certaine . « Vous savez bien votre prière , n' est -ce pas , mon enfant ? » Le pauvre garçon baissa la tête sans mot dire . « Monsieur , quand j' étais tout petit , ma mère ne manquait jamais de me faire prier matin et soir ; mais je l' ai perdue à huit ans , et depuis ce temps -là personne ne s' est occupé de moi . — Alors , vous n' avez pas fait votre première communion ? — Si , monsieur ; je l' ai faite à onze ans avec les autres enfants de ma paroisse ; mais depuis je n' ai plus pensé à tout cela . — Mon petit ami , je vais prier tout haut pour vous . » Et le saint homme pria Dieu de toute son âme ; sa voix était si douce que le malade en fut tout remué . Quand la prière fut finie , M . le curé lui dit : « Vous savez sans doute lire , puisque vous vendez des livres ? — Oui , monsieur , j' ai été aux écoles de charité . — Eh bien , pourquoi ne lisiez -vous pas vos prières dans les livres que vous vendez ? » Le colporteur rougit encore sans répondre . « Voyons -les donc , ces livres ! Si j' en trouve quelques-uns qui me conviennent , je vous les achèterai . » Il prit la boîte et l' apporta au jeune homme . « Ah ! monsieur le curé , s' écria-t-il , ne l' ouvrez pas , je vous en prie . — Pourquoi donc , mon garçon ? — C' est que ... . c' est que ... . » Il n' en put pas dire davantage . « Allons , donnez -moi votre clef . » Le colporteur n' osa pas refuser sa clef à M . le curé ; mais en la lui donnant il se mit à ses genoux . « Ah ! monsieur , dit le pauvre garçon , ne me perdez pas ; ayez pitié de moi , ne me faites pas mettre en prison . — Et pourquoi vous ferais -je mettre en prison , mon ami ? — C' est que ma boîte est pleine de vilaines images et de livres mauvais , et que l' on met en prison ceux qui en vendent . » En disant cela il fut encore pris d' une faiblesse . Quand on l' eut fait revenir , M . le curé lui dit : « Comment , mon enfant , avez -vous pu , à votre âge , vous décider à faire un tel commerce ? — C' est qu' on m' avait dit qu' on y gagnait beaucoup d' argent , et je voulais acheter un petit fonds d' étoffes aussitôt que j' aurais seulement une centaine de francs . — Eh bien , vous a-t -on dit la vérité ? Avez -vous gagné plus qu' en vendant de bons livres ? — Mon Dieu non : je ne suis pas assez hardi pour faire ce métier -là ; j' ai toujours peur d' être pris , et je ne vends presque rien . — Je suis sûr que c' est précisément pour cela que vous êtes sorti si vite dimanche , quand tous les gens de la maison revenaient des vêpres . — Oui , monsieur , parce que j' avais vu le garde champêtre avec eux . — Voyez un peu ! votre détestable commerce a failli vous coûter la vie . Mon garçon , il n' y a jamais d' avantage à faire le mal ; et vous en faisiez plus aux gens de la campagne en leur vendant de mauvais livres , que si vous leur eussiez volé leur argent : car leur argent était perdu comme si vous l' aviez pris , et vous leur laissiez des livres qui leur apprenaient à se mal conduire . » Le jeune colporteur resta levé une bonne partie de la journée ; il voyait tout le monde si heureux dans la maison , qu' il enviait leur sort , quoiqu'ils travaillassent beaucoup : car , si maître Tixier traitait bien ses domestiques , il exigeait qu' ils fussent laborieux . Tous les soirs , on faisait la prière tout haut , en commun ; puis chacun allait se coucher et dormait tranquillement jusqu' au lendemain matin . Le petit marchand les trouvait bien heureux de n' être pas poursuivis par la peur des gendarmes , car lui ne dormait jamais que d' un œil , tant il craignait que l' on ne devinât son genre de commerce : le pain qu' il mangeait ne lui profitait point . Tout cela lui donnait à réfléchir . M . le curé , étant venu le voir , le trouva tout triste . « Est -ce que vous souffrez davantage aujourd'hui ? lui demanda-t-il . — Non , monsieur ; mais j' ai bien pensé à tout ce que vous m' avez dit , et , en voyant ces braves gens si heureux , j' ai encore plus de honte du métier que je fais . Que je voudrais donc pouvoir gagner ma vie honnêtement comme eux ! — Et qui vous en empêche , mon garçon ? — C' est que je n' ai rien au monde que ce qui est dans ma boîte , et il faut bien que je le vende pour avoir de quoi acheter autre chose . — Pour combien y a-t-il de marchandises ? — Pour cinquante francs , prix d' achat . — Eh bien , mon ami , je vous trouverai cinquante francs ; je ne suis pas assez riche pour les prendre dans ma bourse , mais j' irai quêter dans le village , et je vous réponds de les trouver . Je commencerai par vous donner dix francs ; mais il faut auparavant que vous brûliez toute votre marchandise . — Comme vous le voudrez , monsieur le curé ; d' ailleurs , vous m' ôterez un grand poids de dessus le cœur : je ne rêve que prison toutes les nuits . Quand j' ai quitté mon père , il m' a bien recommandé de ne pas m' y faire mettre , parce qu' on en sort toujours plus mauvais sujet qu' on n' y est entré : aussi j' en ai une peur terrible . » L' après-midi , M . le curé tira tous les livres et les images de la boîte du marchand ; grand Louis en fit un tas au milieu de la route ; les petits pâtres le couvrirent de chaume et de menu bois , et l' on y mit le feu , qui flamba pendant près de quatre heures . Le jeune garçon était tout triste en voyant brûler ses livres ; M . le curé lui dit : « Est -ce que vous vous repentez de votre bonne résolution ? — Non , monsieur , je ne m' en repens pas ; mais c' était là tout mon bien ! — Je vous ai promis que vous auriez vos cinquante francs . — Et si vous ne les trouvez pas , monsieur le curé ? — Soyez tranquille , mon enfant ; si je ne les trouve pas , je vendrai mon grand gobelet et mon couvert d' argent pour compléter la somme . » Le colporteur le regarda avec de grands yeux , puis il se mit à fondre en larmes ; il n' avait pas cru qu' il y eût des gens aussi bons que cela au monde . « Que le bon Dieu vous bénisse , dit-il en joignant les mains , pour avoir eu pitié d' un pauvre garçon qui ne le méritait guère ! » Tous les gens du bourg s' étant rassemblés autour du feu de joie , M . le curé leur dit : « Voyez -vous , mes amis , je brûle les livres et les images de ce brave garçon , qui me laisse faire , parce que je lui ai dit que c' était offenser Dieu que de vendre des choses pareilles ; et pourtant c' est là tout son avoir . » Deux jours après , le petit marchand , étant assez fort pour sortir , pria Jeanne de le mener à la messe . Quand elle fut finie , M . le curé lui demanda s' il pourrait venir avec lui quêter dans le village ; le marchand lui dit qu' il croyait bien en avoir la force ; il retourna déjeuner au Grand-Bail , et à midi M . le curé vint l' y prendre . « Monsieur le curé , c' est moi qui veux étrenner votre bourse , dit maître Tixier . — Ce n' est pas juste , s' écria le colporteur , ce serait bien plutôt à moi de vous donner de l' argent . — Apprends , jeune homme , que nous n' avons jamais fait payer les gens qui mangent à notre table , et qu' il y a chez nous du pain pour tous ceux qui en demandent . Voilà ma pièce de deux francs . » Les trois filles de Tixier donnèrent chacune une pièce de cinquante centimes , et Jeanne , ainsi que grand Louis , une d' un franc . « Mon Dieu ! que vous êtes donc tous généreux ! » dit le colporteur . M . le curé emmena le jeune marchand dans le bourg . En entrant dans chaque maison , il disait : « Voilà un garçon dont j' ai brûlé toute la marchandise ; il y en avait pour cinquante francs , et je ne suis pas assez riche pour les lui rendre ; je ne puis lui en donner que dix . Aidez -moi , mes braves gens , à finir la somme ; quelque peu que vous me donniez , je vous en saurai bon gré . Le mérite de l' aumône ne se mesure pas à son importance , mais au bon cœur qui la fait . » Et chacun donnait selon son pouvoir . M . le curé remerciait ceux qui donnaient peu comme ceux qui donnaient beaucoup , car il savait bien que chacun avait fait tout ce qu' il pouvait . Ils finirent leur tournée par la maison de Mme Dumont . Cette dame avait su par Jeanne l' accident arrivé au colporteur , et lui avait envoyé du bouillon et du vin vieux pendant sa maladie . Chacun dans la maison lui donna cinq francs , et , comme ils étaient cinq , cela fit vingt-cinq francs . A leur retour au Grand-Bail , M . le curé vida la bourse sur un coffre , et dit au jeune homme de compter ce qu' on leur avait donné ; il trouva , tant en sous qu' en petites pièces , trente-deux francs soixante-quinze centimes , ce qui , avec les vingt-cinq francs de Mme Dumont , faisait cinquante-sept francs soixante-quinze centimes . « Vous voilà riche , mon enfant , dit joyeusement le curé en mettant ses dix francs sur le tas d' argent ; je vous l' avais bien dit , que mes paroissiens ne me laisseraient pas dans l' embarras ! — Monsieur , j' ai plus que ne valaient tous mes livres : il ne faut pas me donner en outre vos dix francs . — Si , mon ami , vous les aurez ; car je vous les ai promis . — C' est vrai , monsieur ; mais vous avez bien d' autres pauvres qui en ont plus besoin que moi . — Je ne veux pas vous ôter le mérite de votre désintéressement ; mais ce n' est pas moi qui donnerai cette petite somme , ce sera vous . Sortons ensemble , nous la porterons à un pauvre homme , simple d' esprit , et qui est hors d' état de gagner son pain ; cela l' aidera à payer son loyer . — Ma foi , monsieur le curé , dit le père Tixier , ce petit marchand est au fond très-honnête ; c' eût été bien dommage qu' il se perdît . » Le lendemain le colporteur alla encore à la messe ; quand elle fut finie , M . le curé lui demanda comment il allait employer son argent . « Je vais acheter de la mercerie et des mouchoirs ; je courrai les foires et les assemblées , et je ferai mes affaires , j' en suis bien certain . Je reviendrai vous voir quelque jour , et vous n' aurez pas à vous repentir de toutes vos bontés pour moi . » « Mon ami , dit M . le curé , qui avait ramené le jeune marchand au Grand-Bail , il faut demain , avant de partir , entendre la messe d' actions de grâce que je dirai pour remercier Dieu d' avoir eu pitié de vous ; je suis bien sûr que tout le monde ici voudra y assister . — Pas encore , monsieur le curé ! je voudrais renouveler ma première communion à cette messe -là . On est si content ici en servant Dieu , que je veux le servir aussi ; mais je ne suis pas préparé pour cela . — Mon ami , dit M . le curé en l' embrassant , rien au monde ne pouvait me causer plus de joie que cette bonne résolution . Venez passer le reste de la semaine chez moi ; nous ne sommes qu' au mardi , et quatre jours d' instruction et de retraite suffiront à un garçon de votre âge qui a bonne volonté ; je serai tranquille sur vous maintenant ; Dieu vous a touché , vous ne quitterez plus le sentier du bien . — Reste donc ici , dit maître Tixier , tu ne nous gênes pas ; le bien qu' on fait aux pauvres gens , c' est la bénédiction d' une maison . — Puisque M . le curé veut bien me prendre , j' irai chez lui , parce qu' ici j' aurais trop de distractions . Ça ne m' empêche pas , maître Tixier , de vous remercier beaucoup pour ne pas vous être lassé de moi . Le dimanche suivant , le colporteur communia à la grand'messe , ainsi que plusieurs autres personnes , entre autres Jeanne et Solange . Le jeune homme , qui était encore bien pâle et avait le front bandé , édifia tout le monde par sa piété . Après avoir déjeuné avec M . le curé , le jeune marchand lui dit adieu et lui demanda la permission de l' embrasser . Quand il passa au Grand-Bail pour y faire ses adieux , tout le monde était à dîner . « Je ne vous oublierai jamais , ni vos bontés non plus , mes braves gens ; quelque loin que j' aille , je penserai toujours que vous êtes la cause de mon bonheur , car c' est pour être resté une semaine en votre compagnie que j' ai voulu devenir honnête comme vous . — Tu as raison , mon garçon , de vouloir être honnête homme ; crois -moi , on n' est heureux qu' avec une conscience bien nette , » dit maître Tixier . On approchait de la Saint-Jean ; maître Tixier dit un soir à ses domestiques : « Ah çà , vous autres , je n' aime pas à me trouver dans l' embarras : qui veut quitter ? qui veut rester ? » Et comme personne ne parlait , il dit à grand Louis : « Voyons , toi qui es le plus vieux , restes -tu ? — Notre maître , si vous n' êtes pas las de moi , je ne suis pas las de vous : ainsi je reste , si vous me gardez . — Te garder ! je crois bien , grand Louis ; il n' y a pas ton pareil pour le labour à quatre lieues à la ronde ; si tu es content , moi aussi je le suis . Et toi , Claude ? — Notre maître , si vous voulez me laisser aller m' amuser toute la journée à la Saint-Jean et à la Saint-Pierre , je resterai . — La jeunesse est toujours la jeunesse ! Claude , je t' accorde ces deux jours , et tu auras une pièce de trois francs pour faire la fête ; le père Bonnet viendra soigner tes bœufs . » Le vacher et le porcher restèrent aussi ; mais Marguerite , la bergère , dit qu' elle voulait aller à la louée . « Notre maître , dit-elle , vous me relouerez sur la place , au prix des autres . — Tu ne te trouves donc pas bien ici , Marguerite ? dit la maîtresse . — Si fait , maîtresse , mais je veux aller à la louée pour avoir un denier à Dieu . D' ailleurs on m' a dit que les bergères gagnaient vingt-cinq écus , et vous ne m' en donnez que vingt . — Tu crois ces bêtises -là , toi , Marguerite ? — Dame ! c' est Marie , de la ferme du Chétif-Bail , qui me l' a dit . — Eh bien , va-t'en si tu le veux ; nous ne ferons pas une grande perte : je n' ai pas oublié ce que tu as dit à la petite Jeanne . — Qu' elle fasse comme elle voudra , dit le maître ; mais je t' avertis , Marguerite , que , quand tu seras sortie de la maison , tu en seras bien dehors , et que je ne te reprendrais pas , même pour rien . Tu me connais , et tu sais que je tiens ma parole . Et toi , petite Jeanne , tu ne dis rien ? — Moi , notre maître ! que voulez -vous que je dise ? Est -ce qu' il y a pour moi une autre maison que la vôtre ? Je n' en sortirai que quand vous me renverrez , je vous l' ai déjà dit . Je vous aime comme mon propre père , et il me semble que vos filles sont mes sœurs : qu' est -ce qu' il me faut donc de plus ? — Si c' est comme ça , ma fille , nous ne nous quitterons pas de sitôt ; mais , comme nous ne sommes convenus de prix que jusqu' à la Saint-Jean , il faut dire ce que tu veux gagner l' an prochain . — Notre maître , vous êtes un homme raisonnable ; je prendrai ce que vous me donnerez , ainsi n' en parlons plus . — Non pas , petite Jeanne , non pas ! Il ne faut point que tu sois dupe . Iras -tu à l' assemblée ? — Non , notre maître , je n' ai pas le cœur à la joie ; je pense toujours à ma chère défunte , et je resterai . Je garderai toutes les bêtes pendant que vos filles iront s' amuser . — Puisque tu ne veux pas aller à la fête , je sais bien ce que je ferai : je marchanderai toutes les bonnes servantes de maison , et tu auras le plus fort gage de la louée car on n' y trouvera pas ta pareille . — Merci , notre maître , vous êtes trop bon . » Le lendemain , Jeanne , qui n' aidait plus aussi souvent à Marguerite depuis qu' elle l' avait tant choquée , alla la trouver dans la bergerie . Tout en soignant avec elle les moutons , elle lui dit : « Quel profit auras -tu donc , Marguerite , à quitter de si bons maîtres pour aller chez tu ne sais pas qui ? S' il est vrai qu' il y ait des bergères à vingt-cinq écus , crois -tu que c' est toi qui les gagneras ? Es -tu assez habile pour soigner tes bêtes toute seule , et travailles -tu jamais aux champs ? — J' en vaux bien une autre , petite Jeanne ! Ils pourront bien en prendre une qui les volera , au lieu que moi je suis une honnête fille . — Écoute donc , Marguerite : il est bien vrai que tu ne prendrais pas une fusée de fil à la maîtresse , ni un brin de laine non plus ; mais quel emploi fais -tu du temps qu' elle te paye ; car enfin , il est à elle , et le temps vaut de l' argent , puisque c' est avec le temps qu' on fait tout . Quand tu ne travailles pas , n' est -ce pas comme si tu la volais ? A quoi t' occupes -tu en gardant tes bêtes , au lieu de filer ou de tricoter ? Ne faut-il pas que la maîtresse paye pour faire faire l' ouvrage que tu n' as pas fait ? Eh bien , c' est comme si tu lui prenais cet argent -là dans sa poche . As -tu pensé quelquefois à cela ? — Est -ce que je pense à quelque chose , moi ? — Et tu n' en fais pas mieux . Et du pain , donc ! en gaspilles -tu avec ta chienne et tes moutons ! Je devrais le dire à la maîtresse , moi qui suis chargée du ménage ; mais je n' ai pas voulu te faire renvoyer , parce que je suis bien sûre qu' on ne voudra pas te souffrir ailleurs . — A savoir , petite Jeanne . — Tu ne trouveras toujours pas facilement une autre ferme où , comme ici , l' on ne crie jamais après les domestiques , et où on les soigne quand ils sont malades . Aie le malheur d' avoir seulement les fièvres , et l' on t' enverra bien vite te faire soigner ailleurs , sans s' inquiéter si tu as de l' argent ou non ! Et puis , vois -tu , ma pauvre Marguerite , on n' amasse jamais rien quand on change si souvent de condition : on a beau gagner de bons gages , je ne sais comment cela se fait , mais l' argent coule comme l' eau ; au lieu qu' en restant toujours chez les mêmes maîtres , les gages se mettent les uns sur les autres ; et quand on se marie , on trouve une bonne somme ronde pour acheter un lit et une armoire . » « Voyons , Marguerite , continua Jeanne , conte -moi pourquoi tu ne peux pas rester longtemps dans la même place . Qu' est -ce qui te pousse à toujours changer ? — Veux -tu que je te le dise ? c' est que mes maîtres ne m' ont jamais aimée . — Mais , dis donc , Marguerite , les aimais -tu , toi , tes maîtres ? Tu n' aimes seulement pas le bon Dieu ! Est -ce que je ne te vois pas le soir agacer Claude pour le faire rire pendant la prière , au lieu d' écouter notre maître ? A l' église , tu parles , tu ris , tu fais la belle ; tu n' entends pas un mot de ce que dit M . le curé , et tu ne vas jamais à confesse . Sais -tu que c' est bien vilain tout ça ? — Ne voilà-t-il pas un grand mal ! Je ne fais de tort à personne . — Mais c' est à toi que tu fais tort , sans compter que tu donnes le mauvais exemple . Est -ce que l' église n' est pas la maison du bon Dieu ? Prends -tu ces airs -là quand la maîtresse t' envoie porter quelque chose chez Mme Dumont ? ris -tu , parles -tu , quand tu es dans ses belles chambres ? — Ma Jeanne , je n' ose seulement pas lever les yeux ! — Est -ce que le bon Dieu qui est au ciel n' est pas plus que Mme Dumont ? As -tu seulement pris garde comment ces dames se tiennent à l' église , où elles restent à genoux les trois quarts du temps ? Je vais te dire la vérité , moi : on ne t' aime pas parce que tu n' aimes personne et que tu ne sais pas retenir ta langue . Si tu priais Dieu de tout ton cœur , si tu aimais ceux qui t' entourent , tu verrais comme tu serais heureuse ! D' ailleurs , c' est la volonté du bon Dieu que l' on s' aime les uns les autres , puisque l' on ne peut pas vivre tout seul . Je sais bien ça , moi , qui aimais tant ma chère mère Nannette : quand je l' ai perdue , c' était comme si j' eusse été seule sur la terre , et , si je ne m' étais pas attachée a nos maîtres , j' aurais fini par mourir de chagrin de n' avoir personne à aimer . Crois -moi donc , Marguerite , reste avec nous autres , aime-nous bien , et tu verras comme tu seras contente ! » Mais Jeanne eut beau dire , Marguerite voulut quitter le Grand-Bail . Le jour de la Saint-Jean , chacun mit ses plus beaux habits pour aller à la fête , et prit à peine le temps de déjeuner . La maîtresse resta toute seule avec Jeanne et le porcher , qui pleurait dans un coin . « Maîtresse , laissez-le donc aller avec les autres , ce pauvre petit ! je soignerai ses bêtes , et elles ne mourront pas pour rester au tect toute la journée . — Allons , porcher , dit la maîtresse , va donc , puisque la petite Jeanne le veut . Tiens , voilà cinquante centimes pour t' amuser . » L' enfant ne se le fit pas dire deux fois , et il courut s' habiller . A trois heures , Jeanne fit sortir toutes les bêtes à laine pour les promener un peu , et elle les mena dans un champ tout près de la maison . Il n' y avait pas longtemps qu' elle était là , quand elle vit passer un chien avec la tête basse et la queue serrée : ses trois chiennes se mirent à sa poursuite en jappant . Jeanne , qui voyait bien que c' était un chien malade , criait et courait après les siens pour les faire revenir . Enfin elle en vint à bout ; mais , pendant ce temps -là , les moutons étaient entrés dans une pièce d' avoine qui ne dépendait pas de la ferme , et le propriétaire se trouvait là en ce moment avec deux personnes . « Ha ! ha ! je t' y prends , petite Jeanne . Ton maître , qui ne fait grâce à personne quand on va sur ses terres , aura donc son procès-verbal à son tour ! Il était si fier de n' avoir jamais été pris : il faudra bien qu' il aille devant le juge de paix comme les autres . — Mon petit père Colis , dit Jeanne , vous ne ferez pas cet affront à mon maître : ce n' est pas sa faute si je n' ai pas veillé sur ses bêtes ; mais , voyez -vous , je n' étais occupée que de ce chien enragé , et j' avais peur qu' il ne mordît mes chiennes qui valent leur pesant d' or ; si elles avaient été mordues , il en serait arrivé du malheur dans le pays . Estimez vous -même le dommage que vous ont fait mes moutons , et je vous le payerai aussitôt que je serai rentrée à la maison . — Du tout , petite , du tout ; je veux que le père Tixier ait sa condamnation tout comme un autre , pour lui apprendre à avoir un peu plus d' indulgence pour les pauvres gens qui sont pris sur ses terres . Je vais aller en ville tout exprès . Tu vois que j' ai deux bons témoins . » « Mon Dieu ! que j' ai donc de chagrin ! » se dit Jeanne quand elle fut seule . Tout à coup elle pensa que grand Louis était l' ami du père Colis , et elle espéra qu' il la tirerait de là . Elle fit rentrer bien vite ses bêtes et dit à la maîtresse : « J' ai bien envie d' aller un instant à la ville voir l' assemblée . Si vous le voulez , je vais faire le souper , et j' irai au bourg chercher la mère Feuillet pour vous tenir compagnie : il n' est guère que cinq heures , et ce soir il fera clair de lune . — Va , ma Jeanne , et amuse -toi bien . Ne t' inquiète pas du souper , je le ferai faire par la mère Feuillet ; d' ailleurs , ils n' auront pas grand'faim tous en revenant . Allons , fais -toi bien brave . » Jeanne s' ajusta de son mieux et partit pour la ville , en passant par le bourg . Quand elle fut sur la grande place , elle n' eut pas de peine à reconnaître grand Louis , et elle le tira par sa manche . Il se retourna tout en colère ; mais aussitôt qu' il vit la petite Jeanne , il se mit à rire d' aise et lui dit : « Je ne m' attendais guère à te voir ici ! — Mon pauvre grand Louis , venez donc sur le banc là-bas ; j' ai quelque chose à vous dire , et je suis venue si vite que j' en suis tout essoufflée . » Quand ils furent assis , Jeanne dit à grand Louis : « J' ai promis de m' adresser à vous si jamais je me trouvais dans la peine , et m' y voilà ; il n' y a que vous , grand Louis , qui puissiez m' en tirer . » Alors elle lui raconta ce qui lui était arrivé avec le père Colis , et comment il n' avait voulu entendre à rien . « Et , voyez -vous , dit-elle en finissant , ce qui me désole , c' est que notre maître , qui est bien un peu fier et un peu dur pour ceux qui font mal , va être humilié et que j' en serai la cause . Vous qui êtes ami avec le père Colis , il faut aller le trouver tout de suite , mon bon grand Louis : il est là sur cette place ; promettez -lui de ma part tout ce qu' il vous demandera : rien ne me coûtera pour épargner ce chagrin à notre maître qui est si bon pour moi . — Ne t' inquiète pas , petite Jeanne ; je vais le chercher , et je l' entortillerai si bien qu' il ne sera plus question de rien ; il faudra qu' il ait la tête bien dure s' il ne fait pas ce que je veux . Tiens , Solange est là-bas avec Joséphine ; va-t'en auprès d' elles : il faudra nous attendre tous sous le gros ormeau qui est au bout de la place , pour retourner ensemble à la maison vers les neuf heures . Tu le diras aux autres . » Jeanne eut bien vite rejoint Solange et sa sœur . En se promenant , elles trouvèrent maître Tixier , qui leur dit avoir loué une bergère qui était forte comme un homme , et qui saurait bien tendre les gerbes et faire toute espèce d' ouvrage au besoin . En revenant , grand Louis dit à Jeanne : « Sois tranquille , le père Colis ne fera pas de plainte ; il m' a même bien promis que personne ne saurait qu' il t' avait prise dans son avoine . — Merci , grand Louis , vous m' avez tirée d' une grande peine . » M . le curé venait souvent voir la maîtresse , qui était paralysée et ne pouvait plus marcher ni rien faire . Chaque fois qu' elle le voyait , elle lui disait : « Que je vous ai d' obligations , monsieur le curé , d' avoir pensé à nous donner la petite Jeanne ! c' est un vrai trésor pour notre maison . Qu' est -ce que je deviendrais donc dans l' état où je suis , et avec des filles si jeunes , si j' avais une servante comme il y en a tant ? » De son côté , Jeanne remerciait aussi le curé de l' avoir placée chez des maîtres qui l' avaient adoptée comme leur enfant , et chez qui elle n' avait jamais que de bons exemples sous les yeux . Elle s' échappait de temps en temps pour aller voir les dames Dumont . Comme elle cherchait tout ce qui pouvait faire plaisir à la maîtresse , elle avait demandé à Mlle Isaure des livres et du papier pour enseigner à lire et à écrire à la petite Louise . Les foins et la moisson se passèrent sans accidents . Jeanne faisait de si bonne soupe aux moissonneurs , et son pain avait si bon goût , qu' ils disaient n' avoir jamais été mieux régalés . Dès le matin , elle tirait de l' eau et la jetait à pleins seaux dans la maison ; puis elle balayait pour ôter la boue et le fumier que chacun apportait aux pieds . Si grand Louis la voyait faire , il allait lui chercher l' eau . Un jour il lui dit : « Petite Jeanne , ça m' ennuie de te voir te fatiguer , et pour rien encore ! tu as beau nettoyer le matin , à midi il y en a autant . — C' est bien vrai , grand Louis ; mais , si je n' ôtais pas les ordures à fond tous les jours , nous serions , sans comparaison , comme les bestiaux dans l' étable . S' il y avait seulement un bon cailloutage devant notre porte , la boue des sabots y resterait , et la maison ne serait pas si sale . » Le lendemain , comme il avait beaucoup plu le matin , et que les gerbes étaient trop mouillées pour être rentrées , grand Louis , après avoir aidé à les mettre debout afin qu' elles pussent sécher , revint vers trois heures , et , comme il n' avait rien à faire , il attela son tombereau et fit plusieurs voyages à la carrière voisine ; il en rapporta des pierrailles et fit devant la maison un bon cailloutage . « Tu as fait là un fameux ouvrage , dit maître Tixier en soupant ; c' était bien nécessaire , et je ne sais pas pourquoi je n' y ai jamais pensé . Comment l' idée t' en est-elle donc venue ? — Ce n' est pas mon idée à moi , c' est celle de la petite Jeanne , qui a dit que , s' il y avait un bon cailloutage devant la porte de la maison , elle serait plus saine et plus propre . — Mon garçon , tu as bien raison de faire ce que la petite Jeanne te commande . — Notre maître , dit Jeanne toute rouge , je ne lui ai rien commandé ; il l' a fait de sa bonne volonté . — C' est encore mieux , ma fille . » « Mes amis , dit maître Tixier , vous ne savez pas ce que le père Colis vient de me dire ? Il se trouve trop cassé pour continuer à cultiver ses terres ; c' est trop fort pour lui maintenant ; il ne veut garder que son jardin , afin de s' occuper un peu . Comme il a perdu tous les siens et qu' il est seul au monde , il veut vendre son bien en viager . Ma Jeanne , j' ai pensé à toi pour cette bonne pièce de terre où il avait ses avoines cette année : il en veut trente écus par an ; c' est bien un peu lourd , et pourtant ce serait dommage de manquer une si bonne occasion . Écoute : tu me l' affermeras quarante-cinq francs ; il t' en restera autant à donner sur tes gages , juste la moitié de ce que tu gagnes , et l' autre moitié suffira pour tes dépenses . Qu' en dis -tu ? — Notre maître , si vous croyez que c' est pour mon avantage , il faut m' acheter ce champ . Faites donc comme pour vous . — Moi , dit grand Louis , je m' arrangerais bien de son demi-arpent de vigne dans les Pierres-Folles , et aussi de sa pièce de seigle . — Va donc le trouver demain matin . Il veut vendre sans que ça s' ébruite , et , comme il fait grand cas de toi , tu auras de lui ce que tu voudras . » Le jeudi suivant , maître Tixier mena Jeanne et grand Louis chez le notaire pour signer les actes . Vers le commencement des vendanges , Jeanne était seule à la maison avec la maîtresse , qui ne quittait plus guère le lit depuis que les chaleurs étaient passées . Elle vit entrer Marguerite , l' ancienne bergère ; elle était si changée que Jeanne eut de la peine à la reconnaître . « Tiens ! te voilà ici , toi ! lui dit-elle . — Mon Dieu , oui , ma Jeanne , et je suis bien dans la peine . — Est -ce que tu n' es plus en place ? — Non ; j' ai eu la fièvre à la fin de la moisson , et ceux de la Périnnerie , où j' étais , m' ont renvoyée . Je me suis retirée dans le bourg , chez la mère Feuillet ; la pauvre femme m' a bien soignée , mais le peu d' argent que j' avais y a passé , et il m' a fallu vendre ma robe de cotonnade violette et mon tablier noir . Si je ne trouve pas une place tout de suite , je serai obligée d' aller demander mon pain . — Eh bien ! Marguerite , je te l' avais bien dit ! — Ah oui ! tu avais bien raison ! j' y ai souvent songé , pendant que j' étais au lit avec la fièvre et que je voyais mon pauvre argent s' en aller . » La maîtresse , qui ne dormait pas , écarta son rideau et dit durement à Marguerite : « Que viens -tu faire ici , toi ? — Maîtresse , si vous vouliez me reprendre , vous me feriez une grande charité . — Tu sais bien ce que le maître t' a dit ; tu le connais , il ne revient jamais sur sa parole . » M . le curé entra et alla s' asseoir comme d' ordinaire au chevet de la mère Tixier . « N' est -ce pas là Marguerite , votre ancienne bergère ? — Oui , monsieur le curé . — Elle a donc quitté le pays ? Je ne l' ai plus vue à l' église . — Non , monsieur , elle était à la Périnnerie , de l' autre côté du bourg . — Elle a donc été malade ? — Oui , monsieur , dit Marguerite , et je n' ai plus de place ; je demandais à la maîtresse de me reprendre et elle ne le veut pas ; priez -la donc pour moi , monsieur le curé , je vous en prie ! — Ce n' est pas à l' entrée de l' hiver qu' on se charge de bouches inutiles , dit la maîtresse . — Votre bergère se marie pour la Toussaint : si le maître veut me reprendre , il me donnera ce qu' il voudra , et je ferai tout comme la petite Jeanne me dira . — Marguerite , continua la mère Tixier , je t' ai dit que le maître ne voudrait pas te reprendre . — Maîtresse , si vous le lui demandiez bien ! — Tiens , le voilà qui vient , va le lui demander toi -même . — Je n' oserai jamais ; ma Jeanne , vas -y donc ; il ne te refusera pas , toi ! » Jeanne sortit pour aller au-devant de maître Tixier ; quand elle rentra avec lui , il lui disait : M . le curé engage la mère Tixier à reprendre Marguerite . M . le curé entra et alla s' asseoir comme d' ordinaire au chevet de la mère Tixier . « N' est -ce pas là Marguerite , votre ancienne bergère ? — Oui , monsieur le curé . — Elle a donc quitté le pays ? Je ne l' ai plus vue à l' église . — Non , monsieur , elle était à la Périnnerie , de l' autre côté du bourg . — Elle a donc été malade ? — Oui , monsieur , dit Marguerite , et je n' ai plus de place ; je demandais à la maîtresse de me reprendre et elle ne le veut pas ; priez -la donc pour moi , monsieur le curé , je vous en prie ! — Ce n' est pas à l' entrée de l' hiver qu' on se charge de bouches inutiles , dit la maîtresse . — Votre bergère se marie pour la Toussaint : si le maître veut me reprendre , il me donnera ce qu' il voudra , et je ferai tout comme la petite Jeanne me dira . — Marguerite , continua la mère Tixier , je t' ai dit que le maître ne voudrait pas te reprendre . — Maîtresse , si vous le lui demandiez bien ! — Tiens , le voilà qui vient , va le lui demander toi -même . — Je n' oserai jamais ; ma Jeanne , vas -y donc ; il ne te refusera pas , toi ! » Jeanne sortit pour aller au-devant de maître Tixier ; quand elle rentra avec lui , il lui disait : — Vous voyez qu' elle en a été bien punie , et la voilà à l' aumône comme Jeanne y a été ; seulement Jeanne n' était pas en âge de travailler , ce qui est bien différent . — Moi , je n' offense personne , monsieur le curé , et je ne veux pas qu' on m' offense ; aussi , quand on me fait une injure , je ne l' oublie jamais . — Et vous avez grand tort , car il faut toujours pardonner . Si Dieu nous retirait son soleil chaque fois que nous l' offensons , nous n' aurions guère d' épis mûrs pour la moisson . — Il me semble pourtant que , quand on a la conscience bien nette , on peut sans pécher en vouloir à ceux de qui on a reçu quelque injure . — C' est de l' orgueil , cela , maître Tixier . Personne ne peut dire qu' il ne péchera pas ni qu' il n' a pas offensé Dieu ; c' est pourquoi il faut toujours faire miséricorde à notre prochain . Le pardon profite à tout le monde : il soulage le cœur qui pardonne ; il ramène au bien celui qui a commis la faute . — Qu' elle vienne donc à la Toussaint , monsieur le curé , puisque vous le voulez . — Mais d' ici là , que voulez -vous qu' elle devienne , cette pauvre fille ? Père Tixier , il ne faut jamais faire le bien à demi . — D' ailleurs , dit la maîtresse , je lui ferai broyer le chanvre pendant qu' il y a encore un peu de soleil , car ta bergère n' est plus bonne à rien depuis qu' elle a le mariage en tête . — Qu' il en soit donc fait à votre volonté , monsieur le curé . Allons , va chercher tes effets , Marguerite ; et toi , Jeanne , je te charge de veiller sur elle ; si tu n' en es pas contente , tu la mettras à la porte . » Marguerite courut au bourg chercher son paquet , et elle revint pour le souper ; avant de se coucher , elle alla trouver Jeanne à la boulangerie . « Ma Jeanne , lui dit-elle , oublie ce que je t' ai dit , et demande -moi tout ce que tu voudras , je le ferai ; tu n' auras jamais de reproches à mon sujet , et je t' aiderai à faire ton ouvrage . — Marguerite , je n' ai pas besoin que l' on m' aide , je fais bien mon ouvrage toute seule ; sois pieuse et n' aie plus de paresse , c' est tout ce que je te demande . — Jeanne , il faudra que tu viennes avec moi remercier M . le curé . — Tu peux bien y aller sans moi . — Est -ce que je l' oserais ! je n' ai pas mis le pied à l' église depuis que je suis sortie d' ici ; il ne voudrait pas seulement me voir . — Pourtant , c' est lui qui est cause qu' on t' a reprise . — C' est égal , je te dis qu' il ne me laisserait pas entrer chez lui . — On voit bien que tu ne le connais guère : n' aie pas peur , il te recevra bien , quoique tu aies des torts ; il dit que ce ne sont pas les bons qui ont besoin de lui . » Tous ceux qui venaient au Grand-Bail aimaient Jeanne , parce qu' elle était avenante pour tout le monde , pour les pauvres comme pour les autres . Quand de petits enfants demandaient à la porte , elle les faisait entrer , les débarbouillait , leur lavait les mains . Si elle n' avait rien à mettre sur leur pain , elle tirait de la piquette pour qu' ils pussent le tremper ; ou bien , s' il y avait de la beurrée [ 4 ] , elle la leur donnait à boire . L' hiver , elle faisait cuire des pommes de terre sous la cendre pour réchauffer l' estomac de ces pauvres petits . Si des femmes âgées venaient demander l' aumône , elle les faisait asseoir au coin du feu ; elle ôtait elle -même leur capote et la posait sur un lit , puis elle bassinait leurs sabots , et il était bien rare qu' elle n' eût pas quelque reste de soupe à leur donner . Quand elles s' étaient bien reposées , elles les reconduisait jusqu' au chemin , pour qu' elles ne se heurtassent pas contre les charrettes , le bois , et tout ce qui encombre la cour d' une ferme . Après la Toussaint , l' on cassa les noix à la veillée ; Jeanne , qui allait souvent chez Mme Dumont , en avait rapporté le Livre de morale pratique . C' est un livre bien instructif et bien amusant , et elle en lisait tout haut de beaux passages à la veillée du dimanche . Elle lisait fort bien . Quand les autres ne comprenaient pas , elle leur faisait des explications parfaitement claires , avec toute la patience et la complaisance possibles . Quelquefois , dans la semaine , les filles de maître Tixier voulaient la forcer à lire ; mais elle s' y refusait , en disant qu' il fallait qu' elle cassât des noix comme tout le monde . Comme , depuis que la mère Tixier était tout à fait arrêtée , on restait dans la maison pour la désennuyer un peu , au lieu d' aller veiller dans la bergerie , la bonne fermière disait à Jeanne : « Lis donc , les autres feront ta part d' ouvrage et veilleront un peu plus tard . — Ce ne sera toujours pas grand Louis , dit la petite Louise ; il reste là la bouche ouverte , avec ses gros yeux fixés sur la petite Jeanne , comme s' il voulait la manger . » C' est qu' en effet il était bien changé , grand Louis ! Au lieu de brusquer tout le monde , il était doux et complaisant , surtout pour Jeanne ; il n' allait plus aux têtes des villages , et on le trouvait souvent tout songeur , les coudes sur ses genoux et la tête dans ses mains . On était en carnaval . Un matin , grand Louis entra dans la boulangerie , où Jeanne était occupée à pétrir le pain . « Écoute , petite Jeanne , lui dit-il , il y a bien longtemps que j' ai quelque chose à te dire ; mais le courage m' a toujours manqué . Je suis tout triste , je n' ai de cœur à rien ; il faut pourtant que ça finisse : veux -tu être ma femme ? Tu me connais , et tu sais que tu ne seras pas malheureuse avec moi ; j' ai cinq cents bons francs dans mon coffre pour nous mettre en ménage ; nous avons chacun un morceau de terre et une vigne ; d' ailleurs je ne crains pas de travailler . Hein ! qu' en dis -tu ? — Merci , grand Louis , je ne veux pas me marier . — C' est ça ! je m' en doutais ! tu es trop demoiselle pour prendre un paysan comme moi ! Et pourtant , mon Dieu ! tu n' en trouveras pas un en ville qui t' aimera autant . — Vous avez tort de vous fâcher , grand Louis . Si je voulais me marier , je ne pourrais trouver mieux que vous . Mais la maîtresse est dans son lit , incapable de rien faire , et la pauvre femme n' a aucun espoir de guérir ; Solange ne tardera pas à être demandée en mariage et à quitter la maison ; Joséphine n' a que dix-sept ans , elle est trop jeune pour soigner sa mère et tout : je ne peux donc pas quitter nos maîtres , que j' aime tant ; il y a quelque chose au-dedans de moi qui me dit que , si je le faisais , ce serait mal . — Qu' à cela ne tienne , ma Jeanne , nous resterons ici ; on ne demandera pas mieux que de nous y garder . — Peut-être bien , grand Louis ; mais les enfants viendront , et , quand on a des enfants , il faut être à son ménage . On a déjà bien de la peine à vivre toujours d' accord avec ses proches parents ; c' est bien pis chez des étrangers . Mais pour vous prouver que je fais grand cas de vous , si vous voulez m' attendre , je vous promets de ne pas me marier à un autre ; je n' ai que vingt ans , vous n' en avez pas encore vingt-six , nous avons du temps devant nous . — Comme tu voudras , Jeanne , quoique j' eusse mieux aimé nous marier tout du suite . » Maître Tixier , qui cherchait grand Louis , entra dans la boulangerie comme la petite Jeanne finissait de parler , et , comme elle était fort rouge , il dit à son laboureur : « Pourquoi la brusques -tu encore ? Qu' est -ce qu' elle n' a pas bien fait ? — Notre maître , il ne faut pas vous fâcher contre lui ; il ne me brusquait pas , au contraire . — Oui , maître Tixier , je lui demandais si elle voulait se marier avec moi , et elle dit que nous avons bien le temps . — Et elle a raison ; vous avez bien le temps de vous mettre dans la peine ; mais tu n' es pas dégouté , dis donc ! de vouloir prendre Jeanne pour ta femme ! — Vous voulez vous moquer , notre maître , répliqua Jeanne ; grand Louis peut bien choisir parmi toutes les jeunes filles du pays , il ne sera pas refusé . — Et pourquoi le refuses -tu donc ? — Je lui ai donné mes raisons , et il les comprend bien ; et puis nous mettrons un peu d' argent de côté d' ici à quelques années , et après , nous verrons . — Tu as raison , ma Jeanne ; allons , grand Louis , puisque les accords sont faits , laisse -la tranquille , et retourne à tes juments . » Solange était devenue une fille bien propre , bien soigneuse ; depuis six mois elle n' allait plus aux champs ; elle remplaçait sa mère à la maison , où elle aidait à Jeanne . C' était elle qui vendait au marché le beurre et la volaille , et qui achetait tout ce qui était nécessaire dans le ménage ; elle avait si bien profité de tout ce que Jeanne lui avait appris , qu' il n' y avait pas dans les environs une seule fille de métayer qui la valût . Guillaume Jusserand , de la ferme des Ormeaux , désirait vivement l' épouser ; mais il n' avait pas encore tiré à la conscription , et il n' osait faire connaître ses intentions , parce qu' il savait bien que maître Tixier ne voudrait pas de lui pour gendre tant qu' il n' aurait pas satisfait à la loi . Enfin le tirage se fit , et Guillaume eut un bon numéro . Dès le lendemain , il vint en grande cérémonie , avec son père et sa mère , pour demander Solange en mariage . « Tu es bien jeune pour te marier déjà , mon garçon , lui dit le fermier . — Tant mieux , maître Tixier , je travaillerai plus longtemps , et je pourrai amasser quelque chose pour ne pas être à charge à mes enfants quand je serai vieux . — Je vais appeler Solange pour savoir ce qu' elle en dit . » Elle , qui s' était bien douté du motif pour lequel Guillaume était venu , s' était sauvée dans la boulangerie , où elle avait mis un bonnet blanc et un joli fichu ; quand son père l' appela , elle entra en baissant les yeux , et , après avoir dit bonjour à tout le monde , elle s' assit au bout du banc . « Sais -tu bien ce que Guillaume demande ? » lui dit son père . Solange ne répondit pas , mais elle baissa la tête et devint rouge comme une cerise . « Ha ! ha ! il paraît que tu t' en doutes . Qu' en dis -tu ? veux -tu te marier ? — A votre volonté , mon père . — A ma volonté , à ma volonté ! mais je ne veux pas te contraindre . Guillaume est un brave garçon à qui l' ouvrage ne fait pas peur ; maître Jusserand est un digne et honnête homme ; enfin vous aurez quelque chose tous les deux : mais encore faut-il que cela te convienne ! — Si ça vous convient , mon père , ça me convient aussi . — Allons ! allons ! c' est bon . Si Guillaume ne te plaisait pas , tu saurais bien le dire . Eh bien ! maître Jusserand , puisque c' est ainsi , nous irons dimanche de bon matin chez le notaire pour parler du contrat . » Pendant ce temps -là , Jeanne avait demandé la clef de l' armoire à la maîtresse , qui la gardait toujours sous son oreiller : elle en avait tiré une nappe bien blanche et l' avait mise sur la table ; puis elle avait pris des verres bien nets sur le dressoir , car elle les lavait toujours après les repas . Comme elle avait chauffé le four le matin même , elle servit une bonne galette au fromage ; elle la faisait si bien qu' on n' en mangeait pas de meilleure chez les pâtissiers de la ville . La compagnie but un coup , et l' on convint que le mariage se ferait bientôt . Maître Tixier , qui était un peu vaniteux , invita plus de cent personnes . Il fallait faire à manger pour tout ce monde -là , et ce n' était pas une petite affaire . On prit des femmes de journée que la maîtresse commandait de son lit ; car , quoiqu'elle fût infirme , rien ne se faisait dans la maison sans son avis . Jeanne préparait les viandes et faisait la pâtisserie ; Solange veillait à ce qu' il n' y eût pas de gaspillage . La noce se faisait par moitié entre les deux familles , comme c' est la coutume ; les Jusserand avaient envoyé leur part de farine , de vin , de beurre , de viande et de volailles , ainsi que de l' huile pour les salades . La noce devait durer trois jours ; tout fut prêt à temps , et les cornemuses arrivèrent pour mener la mariée à l' église . Tout était bien ordonné ; on avait mis une table dans la belle chambre pour M . le curé , la famille Dumont , le père et la mère du marié et les parrains et marraines . Maître Tixier la gouvernait , et l' on avait levé la maîtresse , qui était à un bout , dans son grand fauteuil , entourée d' oreillers . La mariée servait avec le marié , et de temps en temps elle allait visiter les autres tables . « Mon Dieu , mère Tixier , dit la mère Jusserand , on dirait que tu es fâchée d' avoir mon Guillaume pour garçon ? C' est pourtant un bon enfant , je t' assure . — Ce n' est pas cela qui me peine , ma chère ; mais tu vas emmener Solange et j' en ai un grand chagrin . — Laisse donc ! elle ne sera pas si loin de toi . — C' est vrai , mais je ne la verrai plus à tout moment , comme j' en ai la coutume . — Ma femme , dit maître Tixier , sois donc plus raisonnable ; est -ce qu' on a des enfants pour soi ? Ne faut-il pas que leur contentement passe avant le nôtre ? Voyons , fais-nous donc un meilleur visage ! Tiens ! voilà nos maîtres qui viennent : ne vas -tu pas leur faire la mine ? » La famille Dumont entra et se mit à table . Les demoiselles avaient apporté une belle couverture de laine blanche à Solange et un gobelet d' argent pour le marié . Jeanne veillait à ce que rien ne manquât sur les tables dressées dans la grange et sur celles de la maison . Quand un plat était fini , elle en servait promptement un autre tout semblable . Elle faisait la part des pauvres , qui s' étaient rangés le long des murs de la bergerie pour recevoir ce qu' on leur donnerait ; elle leur apportait de tout ce qu' il y avait à la noce , et une chopine de bon vin à chacun . Les uns s' asseyaient sur le chaume pour manger leur part , d' autres l' emportaient à leurs enfants . Jeanne qui les connaissait tous , avantageait en cachette ceux qui avaient beaucoup de famille ; elle venait de temps en temps voir s' il ne manquait rien à la table du maître , qui disait à sa compagnie : « Vous voyez bien Jeanne ! elle songe à tout . Je ne m' inquiète pas plus de la noce que si ce n' était pas chez nous qu' elle se fît . Je suis sûr que personne ne manquera de rien , pas plus les pauvres que les autres . » Après la noce , l' on prit une autre bergère , et Joséphine put rester à la maison pour remplacer sa sœur . La maîtresse avait bien du chagrin du départ de sa fille aînée ; mais elle se consola quand Jeanne eut dressé sa sœur . Louise grandissait à vue d' œil et savait joliment lire , écrire et compter ; elle était fort adroite , et faisait de ses doigts ce qu' elle voulait . Sa mère , qui la gâtait un peu , n' avait pas voulu qu' elle allât aux champs comme les autres . Cette enfant ne pouvait pas vivre sans sa Jeanne , et elle avait demandé à coucher dans la boulangerie à la place de Solange . Tout allait bien à la maison , sauf la maîtresse , qui gardait presque toujours le lit . Grand Louis déclare à son maître qu' il veut se marier . Il y avait déjà deux ans que Solange était mariée ; on approchait de la Saint-Jean . Grand Louis dit à Jeanne : « Tu as fait ton devoir , petite Jeanne ; tu as bien soigné la maîtresse et la maison aussi ; à présent que Joséphine est capable de gouverner tout le monde , veux -tu nous marier ? — Grand Louis , si vous avez toujours votre idée sur moi , ce sera quand vous voudrez ; mais il faut en parler à maître Tixier . — C' est trop juste , ma Jeanne ; je vais lui en dire un mot , et pas plus tard que ce soir . » Au lieu d' aller à l' écurie se coucher en même temps que les autres , grand Louis resta et , s' approchant de maître Tixier , il lui dit : « Notre maître , Jeanne et moi nous voulons nous marier , et nous vous demandons votre avis . — Qu' est -ce que tu me dis là , grand Louis ? Vous marier ! me quitter ! mais tu veux donc ma ruine ? Que veux -tu que devienne ma maison , quand vous n' y serez plus ? Qui donc aura soin de ma pauvre femme qui ne bouge plus du lit ? Joséphine est encore trop jeune pour gouverner le ménage ; Simon , qui n' a pas tiré à la conscription , n' est pas capable de tenir la charrue toute la journée dans les terres fortes ; et si je tombais malade aussi , qui donc surveillerait les autres domestiques ? Est -ce que tu veux perdre ma maison ? Qu' est -ce que je t' ai fait , pour que tu me mettes dans une si grande peine ? — Notre maître , il ne faut pas vous échauffer comme ça , il faut écouter la raison . Vous savez bien qu' il y a trois ans j' ai demandé Jeanne , et qu' elle a refusé de se marier parce qu' elle voyait que la maîtresse ne pouvait se passer d' elle : la pauvre fille vous aimait trop pour vouloir vous laisser dans l' embarras . Mais à présent que Joséphine peut remplacer sa mère , nous voulons nous marier . C' est assez avoir attendu ; car enfin la jeunesse se passe , voyez -vous , notre maître ! » « C' est donc bien vrai que tu veux nous quitter , petite Jeanne ? dit la maîtresse , qui ne dormait pas et qui avait tout entendu . — Ma chère maîtresse , je n' ai point de parents ; si j' avais le malheur de vous perdre tous les deux , je ne pourrais me faire à d' autres maîtres , et je ne trouverai jamais un autre homme comme grand Louis , que j' aime depuis longtemps . » Maître Tixier avait la tête dans ses mains et restait sans mot dire . « Elle a raison , notre homme ; il faut les laisser marier , mais à la condition qu' ils ne nous quitteront pas . — Oui , dit le maître ; promettez -moi de rester tant que Joséphine ne sera pas mariée . — Puisque vous le voulez , nous resterons avec vous , n' est -ce pas , petite Jeanne ? — Mais , dit-elle , quand les enfants viendront , je ne pourrai plus faire autant d' ouvrage ; ils crieront et ça vous ennuiera . — Ne t' en inquiète pas , dit Louise ; c' est moi qui les soignerai , tu n' en auras pas l' embarras . — Est -ce que mes enfants n' ont pas crié ? dit le maître ; est -ce que ceux qu' auront Joséphine et Simon , quand ils seront mariés , ne crieront pas ? et n' es -tu pas notre enfant aussi bien qu' eux ? — Que vous êtes donc bons , tous ! dit Jeanne . — Ainsi , c' est entendu , vous ne nous quitterez pas ? » Jeanne et grand Louis promirent de rester . Un mois après ils se marièrent sans noce et sans bruit . M . le curé , qui aimait beaucoup Jeanne , lui donna un déjeuner après la messe du mariage ; il y invita les témoins , à la tête desquels se trouvait le père Tixier . Le soir , au Grand-Bail , on donna du bon vin à tout le monde pour boire à la santé des mariés . Jeanne était mariée depuis six mois , Joséphine gouvernait bien la maison , et Louise continuait d' apprendre tout ce qu' elle voulait . Un jour , maître Tixier rentra en traînant la jambe . « Qu' avez -vous donc , notre maître ? est -ce que vous vous êtes fait mal ? — Non , petite Jeanne ; mais il m' est venu des boutons à la jambe ; il y a un mois que ça va et que ça vient , et depuis deux jours j' en souffre tout à fait . — Il faut soigner ce mal -là . Je vais aller chez M . le curé , qui a des remèdes pour tout ; il trouvera bien ce qu' il faut pour vous guérir . — Laisse donc ! ça n' en vaut pas la peine . — Si fait , notre maître , c' en vaut la peine ; j' ai toujours entendu dire à ma chère défunte , qu' un mal pris à temps n' était rien , mais qu' un mal négligé c' était une ruine . — C' est bon ! tu iras dimanche ; ce n' est pas quelques jours de plus ou de moins qui y feront grand'chose . » Le samedi , quand le meunier vint chercher la fournée , tous les hommes étaient au travail ; maître Tixier monta au grenier et mesura le blé pour le donner à moudre . En descendant , son pied glissa le long de l' échelle , comme il était presque en bas ; sa jambe malade frotta et fut écorchée ; il rentra tout tremblant et se jeta sur une chaise . « Mon Dieu , notre maître , comme vous êtes pâle ! Qu' est -ce qui vient donc de vous arriver ? » Maître Tixier , sans répondre , leva le bas de son pantalon , et Jeanne vit une écorchure longue de quatre doigts , avec une entaille toute saignante au bas . Elle chercha tout de suite un bout de linge , le trempa dans l' eau fraîche et l' appliqua sur la plaie ; puis elle envoya Louise chez M . le curé . « Dis -lui que ton père s' est blessé sur un mal qu' il avait déjà ; il apportera ce qu' il faut . » M . le curé ne tarda pas à venir ; il apportait une petite bouteille de teinture d' arnica , dont il mit quelques gouttes dans l' eau , et il mouilla une compresse ; il en couvrit la plaie et banda la jambe , puis il laissa une petite éponge à Jeanne en lui recommandant de s' en servir pour mouiller le linge sans l' ôter , quand il serait sec ; il dit au père Tixier que , s' il voulait guérir , il fallait rester au lit sept ou huit jours . « C' est bien difficile , monsieur le curé ; il y a tant à faire ici ! — Il faut pourtant rester tranquille ; vous n' êtes plus jeune , mon ami , et les plaies aux jambes ne guérissent pas facilement à votre âge . Si vous ne voulez pas être infirme pour le reste de vos jours , restez en repos comme je vous le dis . — Et comment donc faire ? — Ne vous tourmentez pas , notre maître , dit Jeanne ; est -ce que grand Louis n' est pas là pour faire ce que vous commanderez ? Soyez tranquille , restez au lit une bonne huitaine , et rien n' en souffrira dans la maison . » Un matin , maître Tixier , qui ne marchait pas encore , était assis dans son fauteuil auprès de la porte ; il vit venir à lui un grand officier de cuirassiers , suivi de son maréchal des logis . « Tiens ! s' écrie-t-il en voyant le maréchal des logis , c' est Étienne Durand , de la Tréchauderie ! Comment se fait-il que tu sois dans le pays , mon garçon ? — Parce que j' y suis venu avec mon capitaine , que voilà . Nous achetons des chevaux pour le régiment , et je me suis souvenu que votre écurie était toujours bien montée . — Jeanne , va tirer du vin , et du meilleur ! Monsieur l' officier , vous allez boire un coup . — Merci , mon brave homme , je suis très-pressé . Faites donc sortir vos chevaux de l' écurie , s' il vous plaît . » Jeanne appela son mari , qui amena les quatre juments devant la porte . « Voilà de belles bêtes , dit le capitaine , je n' en ai pas vu de semblables dans tout le pays . » Et il se mit à les examiner , à les faire trotter , galoper ; il rentra pour en faire compliment à maître Tixier et lui demanda combien il voulait les vendre . « Ma foi , monsieur l' officier , je ne me soucie pas de m' en défaire ; ce sont de braves bêtes sans défauts , et je ne les remplacerai jamais ; et puis , sans vous offenser , ce serait trop cher pour vous : on ne donne pas des chevaux de ce prix -là aux soldats . — Vous voulez donc les vendre bien cher ? — On m' a offert douze cents francs de la grise et trois mille francs des trois autres ensemble . — C' était bien payé ; mais ce n' est pas seulement pour mes hommes que j' achète des chevaux ; je suis quelquefois chargé par mes camarades de leur trouver quelque belle bête , et justement mon colonel m' a demandé un beau cheval de bataille ; ainsi , nous ferons affaire ensemble , si vous le voulez . — Je vous dis , monsieur le capitaine , que je n' ai pas envie de vendre mes juments . — Pourquoi donc , mon ami ? Avec la moitié du prix que je vous en donnerai , vous aurez deux poulains de trente mois qui feront parfaitement votre service et qui deviendront à leur tour de beaux chevaux entre les mains de votre homme , qui s' entend si bien à les soigner . — Monsieur l' officier , il faut dîner avec nous ! nous traiterons cette affaire -là le verre à la main . Ce n' est que le dîner d' un paysan , mais le cœur y est . — Pas pour aujourd'hui , mon ami ; j' ai un rendez -vous à la ville avec le maquignon ; mais je viendrai après-demain , et , si vous voulez que nous fassions marché , je me prie à dîner sans cérémonie . — C' est dit , monsieur l' officier ; et toi , Étienne , tu n' y manqueras pas : il faut renouveler connaissance . — Merci , père Tixier ; je viendrai , soyez -en sûr , » dit-il en regardant Joséphine . « Allons , Jeanne , et toi , Joséphine , il faut se distinguer , mes enfants ; nous allons bien régaler l' officier , afin qu' il se souvienne des dîners du Berry quand il sera retourné à son corps . » Le surlendemain , les deux militaires arrivèrent à midi . Le dîner était prêt . Maître Tixier , assis dans son fauteuil de paille , avait la jambe étendue sur une petite chaise et appuyée sur un oreiller ; on donna le fauteuil de la maîtresse à l' officier , qui dit en se mettant à table : « Eh bien ? maître Tixier , avez -vous fait vos réflexions ? — Monsieur le capitaine , mangeons d' abord en repos , puis on parlera d' affaires . Simon , va-t'en au cellier , mon garçon ; tu chercheras derrière la cuve , dans le coin à gauche , il y a quelques bouteilles de vin vieux que je gardais pour une bonne occasion ; tu vas les apporter sans les remuer et Jeanne les dépotera . — Mais pourquoi ces deux jolies filles ne se mettent -elles pas à table avec nous ? dit le capitaine en mangeant la soupe . — Monsieur , dans notre pays , les femmes ne se mettent jamais à table avec les hommes , et le maître mange toujours tout seul ; je trouve la coutume bonne et je la conserve . — Vous avez là une belle famille , ma foi ! je vous en fais mon compliment . — Tout n' est pas là , monsieur : j' ai une fille mariée dans le voisinage ; mais cette grande brune n' est pas à moi : c' est notre servante , la femme du laboureur qui soigne les juments ; ce qui n' empêche pas que je l' aime autant que mes propres enfants . Elle a dressé mes filles mieux que si je les avais mises dans les pensions ; et , si je n' avais pas ma pauvre femme infirme , là , dans son lit , j' aurais le cœur léger et l' esprit tranquille avec Jeanne et son mari pour soigner ma maison . » « Maître Tixier , dit l' officier , vous devez remercier Dieu de vous avoir donné d' aussi bons domestiques , car on n' en rencontre pas souvent de semblables . Savez -vous qu' on fait très-bonne chère chez vous ? je n' ai jamais rien mangé de meilleur que cette étuvée et cette fricassée noire . — Oh ! c' est que la petite Jeanne est une fine cuisinière . » Quand on servit une belle dinde rôtie à point , l' officier s' écria : « Comment ! ce n' est donc pas fini ? — Et ce pâté , et les écrevisses , et la galette , et puis les friandises ! C' est que Jeanne veut que rien n' y manque . — C' est vraiment beaucoup trop ! Que faites -vous donc , maître Tixier , quand vous mariez vos filles , si vous donnez un repas comme celui -ci à deux personnes ? — Je n' en fais pas davantage , monsieur l' officier ; seulement , au lieu d' un pâté il y en a quarante ; au lieu d' une dinde j' en mets quinze , et ainsi de tout ; puis l' on défonce deux pièces de vin pour qu' il soit plus tôt tiré . — Hé ! hé ! comme vous y allez dans votre pays ! Et quand marierez -vous cette jolie blonde qui me donne une assiette ? — Si maître Tixier veut m' écouter , dit Étienne Durand , le maréchal des logis chef , et que Joséphine n' ait pas oublié son ancien ami Tiennaud , qui s' amusait à la faire sauter quand elle était petite , ça ne tardera pas . Si tu veux m' attendre , Joséphine , tu ne t' en repentiras pas ; tu seras bien heureuse avec moi . — Ça n' est pas de refus , Étienne , dit le père Tixier : vous êtes de braves gens et ça me va ; mais il me faut un gendre qui demeure avec moi , je t' en avertis . — Justement , il y a trop de monde chez nous pour que j' y trouve place . Voyons , Joséphine , est -ce que je te fais peur , que tu détournes la tête ? » Joséphine rougit et ne répondit rien ; mais Jeanne dit : « Étienne , revenez après avoir fini votre temps de service , et ne vous occupez pas du reste . » « Vous m' avez l' air d' être fort heureux , maître Tixier , dit le capitaine ; je connais bien des gens plus riches que vous et qui n' ont pas le bon esprit de savoir se contenter de leur sort . — Ma foi , monsieur l' officier , quand tout mon monde se porte bien et est à l' ouvrage , que les blés sont bien venants et les bergeries en bon état , je ne vois pas trop ce qui pourrait me manquer . — Mais la grêle , les maladies ? — Que voulez -vous , monsieur ! Dieu a bien fait ce qu' il a fait ; nous savons ça mieux que les autres , nous qui travaillons à la terre et qui soignons le bétail . La grêle et les autres fléaux sont des épreuves que Dieu nous envoie , et il ne faut pas en murmurer . Les maladies nous avertissent que notre corps ne peut pas toujours durer , ou bien que nous le gouvernons mal . — Ne trouvez -vous donc pas qu' il aurait mieux valu mourir sans souffrir ? — Oh ! que non ; le mal que l' on endure fait penser à Dieu , qu' on n' est déjà que trop porté à oublier . Si le corps ne ressentait aucun mal , on ne saurait pas quand on abuse de ses forces . Et si , quand on se heurte quelque part , la douleur ne nous avertissait pas du danger , on se briserait comme verre sans s' en douter . — Savez -vous bien , maître Tixier , que vous parlez là comme un livre . — Je ne sais pourtant pas lire , malheureusement pour moi ! mais je fais attention à tout ce que j' entends , et je parle souvent avec notre curé , qui est un savant homme ; puis je rumine tout ça la nuit , car à mon âge on ne dort plus guère , et j' ai reconnu que Dieu a fait tout pour le mieux dans ce monde . — Moi , je ne suis pas tout à fait de cet avis -là ; je me demande pourquoi nous ne sommes pas nés avec une bonne toison sur le dos pour nous préserver du froid qui nous fait tant souffrir ; et aussi pourquoi nous n' avons pas d' armes naturelles , comme les bœufs , par exemple , pour nous défendre contre nos ennemis . Il me semble que Dieu ne nous a pas favorisés . — Et cette tête , et cet esprit qui n' est jamais en repos , répondit Tixier , les comptez -vous donc pour rien ! Tenez , il y a des gens qui se mettent de drôles idées dans la tête ; ils feraient bien mieux de remercier le bon Dieu qui les a créés que de critiquer son ouvrage . Moi , je n' en cherche pas si long pour le bénir : il me suffit de regarder les animaux qui sont autour de moi pour comprendre que je suis mieux partagé qu' eux . Voyons , mon capitaine , avez -vous jamais vu des chevaux ( et pourtant cet animal n' est pas bête ) semer de l' avoine , la récolter et la mettre à l' abri pour l' hiver ? Ont -ils jamais eu l' idée d' atteler les hommes à la charrue et de les faire travailler pour eux ? Et , ces bœufs qui vous semblent si bien armés , un enfant les conduit avec une baguette , et je crois bien que vous ne changeriez pas votre grand sabre contre leurs cornes . — Mais il me semble que vous travaillez pour vos chevaux pendant une bonne partie de l' année ? — Écoutez donc ! c' est trop juste . Je les prive de leur liberté à mon profit ; il faut bien qu' ils aient chez moi leur nourriture , puisqu'ils ne peuvent pas aller la chercher à leur fantaisie ; et mieux je les nourris , plus ils travaillent : c' est donc dans mon intérêt que je tâche de récolter beaucoup de trèfle et d' avoine . Mais , pour en revenir à ce que nous disions tout à l' heure , qu' importe que l' homme n' ait ni plumes ni toison , s' il a l' esprit de filer le chanvre et la laine ? Qu' importe qu' il naisse sans armes , s' il sait s' en faire avec tout ? Tenez , monsieur l' officier , c' est être ingrat et offenser Dieu que de penser qu' il nous a moins bien traités que les animaux privés de raison , nous qui le connaissons et savons le prier . » « Mais où avez -vous pris tout ce que vous venez de me dire , maître Tixier , puisque vous ne savez pas lire ? — Je vous l' ai dit , mon capitaine ; je fais attention à tout ce que j' entends , et la nuit je le repasse dans ma tête . » Puis il ôta son chapeau , et , regardant le ciel , il continua : « Je lève souvent les yeux pour penser à celui qui est là-haut , et je les abaisse sur la terre pour le bénir . Quand je vois le ciel avec son beau soleil et ses étoiles , je dis que celui qui a fait tout ça s' y entend mieux que nous , et qu' il n' y a rien à redire à son ouvrage . Le soleil réchauffe les méchants comme les bons ; la pluie fait pousser le blé de tout le monde , sans préférence pour personne : c' est pour nous faire comprendre qu' il faut être bon comme Dieu pour lui plaire . — Mais à ce compte -là , maître Tixier , les méchants seraient aussi bien traités que les bons . — Le Seigneur est mort pour eux aussi , mon officier ; mais on n' est pas heureux en faisant le mal , demandez à notre curé ! Il vous dira qu' il n' y a point de repos pour les méchants , et que le mal qu' ils font les tourmente plus qu' il ne nuit aux autres . D' ailleurs , est -ce que nous n' avons pas les récompenses et les peines de l' autre vie pour nous rassurer là-dessus ? Laissons faire à la bonté de Dieu , et confions-nous dans sa justice . — Maître Tixier , vous êtes un digne homme , et je vous offre mon amitié en échange de la vôtre . Si vous l' acceptez , je m' en tiendrai fort honoré . — Mon capitaine , tout l' honneur sera pour moi . Touchez là , et si jamais vous avez besoin de Sylvain Tixier , venez le trouver sans crainte ; la nuit comme le jour , il sera prêt à vous servir . Parlons affaires , maintenant . Jeanne , va chercher ton mari . » « Voyons , grand Louis , mets -toi là ; tu vas boire un coup et manger des gâteaux de ta femme . Louise , donne -lui un verre . Voilà monsieur l' officier qui a grande envie de la Grise : faut-il la lui vendre ? — Notre maître , à votre volonté ; mais je vous avertis que , si vous la vendez , la Blanche dépérira . Vous savez bien qu' elles ne peuvent pas se passer l' une de l' autre ; quand vous emmenez l' une des deux pour aller seulement à la ville , l' autre ne travaille pas la moitié autant qu' à l' ordinaire , et elle ne mange pas un seul brin de foin tant que vous n' êtes pas revenu . — C' est une raison , ça ; je n' y avais pas pensé . — Mon capitaine , dit Étienne Durand , le colonel a besoin de chevaux de voiture : si l' on prenait la Grise et la Blanche , sauf meilleur avis ? — Vous avez raison , Durand ; voyons , maître Tixier , quel prix en voulez -vous ? — Vous savez , monsieur l' officier , que j' en ai refusé deux mille deux cents francs , et je vous ai dit la vérité ; mais , comme je ne veux pas faire marchander un homme comme vous , donnez -moi deux mille francs nets et je serai content . — C' est un peu cher , maître Tixier . — Je n' en peux rien rabattre , et je vous demanderai encore une pièce de vingt francs par jument pour les épingles de grand Louis . Qu' en dis -tu , toi ? — Notre maître , répondit grand Louis , je dis que c' est leur prix ; mais , si monsieur l' officier sépare les pauvres bêtes , elles dépériront , je l' en avertis , car elles ne se sont jamais quittées . — Allons , puisqu'il faut en passer par là , va donc pour deux mille francs et les épingles . Vous , mon garçon , soyez tranquille ; je vous promets que vos juments vivront dans la même écurie et qu' elles seront attelées à la même voiture . Maître Tixier , je ne peux pas prendre vos bêtes tout de suite ; vous me les amènerez à la foire de Vatan dans cinq jours . Je n' achète pas comme un particulier , moi ; il faut que mon marché soit signé des autorités . Je vais laisser les épingles à votre homme , pour qu' il soigne bien mes juments . Adieu , maître Tixier ; merci de votre bon accueil . » Étienne Durand demanda la permission de causer un instant avec Joséphine , et partit plein d' espoir avec son officier . Maître Tixier dit à Jeanne qu' il fallait régaler tout le monde de la maison avec les restes du dîner , afin que chacun eût sa part de plaisir . A souper , grand Louis dit : « Notre maître , le cœur me saigne de perdre ma pauvre Grise et la Blanche , que j' ai élevées et soignées depuis quatre ans . — Moi je ne me repens pas de mon marché . C' est une bêtise à un paysan d' avoir de si beaux chevaux dans son écurie : s' il leur arrive un accident , c' est une rude perte pour lui et dont il se ressent longtemps . J' aurai pour huit cents francs deux beaux poulains , et le reste de mon argent servira pour marier Joséphine . Enfants , les juments ne sont plus à nous ; ainsi ne vous avisez pas de les faire travailler ; il faut me les soigner mieux que si leur nouveau maître était là : entendez -vous ? » La veille de la foire , Étienne Durand vint voir les chevaux ; mais il s' en occupa moins que de Joséphine ; il avait vu son père , qui trouvait bon qu' il épousât la fille de Tixier ; il dit qu' il reviendrait dans huit mois , et Joséphine , qui le trouvait à sa convenance , promit de l' attendre . Jeanne eut une petite fille : elle n' en cacha pas sa joie , quoique grand Louis , qui désirait un garçon , fit un peu la grimace ; mais quand il eut embrassé la petite Nannette ( car Jeanne voulut donner à sa fille le nom de l' excellente femme qui avait été pour elle une seconde mère ) , il fut si aise , qu' il ne pensa plus au garçon . On baptisa l' enfant , dont Louise fut marraine avec Guillaume , son beau-frère . La petite Nannette était si douce , si tranquille , qu' on ne l' entendait jamais crier . Quand elle avait tout ce qu' il lui fallait , on la posait sur le lit de la maîtresse , à côté d' elle , et on ne la tenait jamais sur les bras . « Eh bien ! disait maître Tixier , cette enfant qui devait me casser la tête , je ne l' ai pas encore entendue . Vous la laissez sur le lit comme une souche : si elle était méchante , vous seriez toutes après ; et parce qu' elle est douce , vous ne vous en occupez seulement pas . C' est toujours comme ça . — C' est bien vrai , mon père , dit Louise ; mais Jeanne ne veut jamais que je la prenne . — Ne l' écoute pas , ma fille ; moi , je te commande de la promener . — Notre maître , elle en prendra l' habitude , puis elle ne voudra plus rester au lit . — Ne voilà-t-il pas un grand malheur ! vous êtes six femmes ici , et vous ne pouvez pas tenir cette petite les unes ou les autres ! Si c' était aussi bien l' enfant de Joséphine , tu ne le laisserais pas comme ça ! — Mais , notre maître , ce n' est pas la même chose . — Et moi je dis que si , entends -tu ? » Étienne Durand revint au bout de huit mois , comme il l' avait promis . Il passa au Grand-Bail avant d' aller chez son père , tant il était impatient de savoir par lui -même si Joséphine l' avait attendu . On fut bien content de le revoir , et , un mois après son retour , on fit la noce chez ses parents , dont la ferme n' était qu' à un quart de lieue du Grand-Bail . « Qu' est devenu ton capitaine ? dit maître Tixier en ramenant sa fille chez lui . — Il a eu de l' avancement , et on l' a envoyé en Afrique . » Un jour que le père Tixier dînait à sa petite table , comme à son ordinaire , son gendre lui dit : « Quel profit trouvez -vous donc , mon père , à manger du pain d' orge ? C' est une mauvaise nourriture : il en faut une très-grande quantité , et il n' y a pas de pain qui se pétrisse plus mal ni qui soit plus difficile à conserver . — Et que veux -tu que je fasse de mon orge , Étienne ? — Il n' en faut pas récolter du tout , ou du moins n' en récolter que bien peu . Dans un pays à froment comme celui -ci , c' est une duperie que de semer de l' orge . — Mais je ne peux pas toujours faire du froment ; la troisième année , il faut bien occuper les terres . — D' abord , mon père , vous en labourez trop ; si vous en faisiez un tiers de moins , elles seraient mieux fumées , elles vous coûteraient moins de façon et vous récolteriez autant . — C' est pourtant vrai , ce que tu dis là , Étienne ! mais il faut cependant que mes terres soient occupées . — Eh bien ! vous sèmerez deux fois plus de trèfle et de sainfoin ; vous élèverez du bétail qui vous rapportera de bon argent , et vous pourrez fumer davantage vos terres et les améliorer . C' est comme vos foins : vous les coupez beaucoup trop tard , lorsqu' ils sont déjà durs . Ordinairement , vers la fin de mai , il y a un vent qui souffle entre le nord et le levant , et qui donne du beau temps pour une bonne semaine au moins . Coupez votre foin alors ; vous en aurez davantage , il aura plus de goût , et vos bêtes le mangeront sans en gaspiller ; et puis vos regains seront plus précoces , vous les serrerez avant les pluies d' automne , qui les gâtent si souvent . Voulez -vous me laisser essayer cette année ? J' ai bien observé ce que j' ai vu dans les autres pays , et je voudrais mieux faire qu' on ne fait ici . C' est comme les moutons , à qui vous ne faites de litière que tous les mois , et dont la bergerie n' est nettoyée que deux fois par an ; croyez -vous y trouver du profit ? Mettez donc souvent de la litière , et qu' on ôte le fumier tous les mois ; le chaume ne manque pas ici , et vous verrez vos bêtes ! » Le père Tixier , qui n' était pas têtu , fit ce que voulait son gendre . Il cultiva aussi des betteraves et des carottes dans ses terrains légers , et il s' en trouva bien . Le jour du tirage approchait : maître Tixier consulta son gendre pour savoir s' il valait mieux mettre à l' assurance pour Simon que de courir la chance de tirer un bon numéro , quitte à chercher un homme si l' on en avait besoin . « Moi , dit Étienne , je vous conseille de ne faire ni l' un ni l' autre . Si votre fils tire un mauvais numéro , laissez-le partir ; rien ne fait plus de bien à un garçon que de voir un peu de pays : ça lui ouvre les idées . Je serais bien fâché d' être resté chez nous , au lieu d' aller au régiment . Je ne savais rien quand je suis parti , et maintenant je sais lire , écrire et parfaitement compter . J' ai oublié toutes les bêtises qu' on se met dans la tête quand on n' est jamais sorti de son endroit , et j' ai de reste les quinze cents francs qu' un homme m' aurait coûté . Est -ce que tu as peur de partir , Simon ? — Mais non , pas trop ; j' aimerais bien à voir du pays . — Tu as raison , mon frère ; d' ailleurs , l' on apprend à obéir quand on est au corps ; et quand on sait bien obéir , on sait bien commander . » Le père Tixier suivit le conseil de son gendre ; le sort tomba sur son fils , et il attendit patiemment qu' on l' appelât sous les drapeaux . Jeanne dit un jour à son mari : « Grand Louis , Joséphine est mariée , nous avons un enfant , nous pouvons en avoir d' autres : il faut songer à nous retirer , mon homme ; nous commençons à être de trop dans la maison . — Je crois que tu as raison , ma femme ; mais où aller demeurer ? — J' ai envie de bâtir une petite maison bien propre , bien commode , avec un jardin par devant . Qu' en dis -tu ? — Je dis que ça nous coûtera beaucoup ; mais ce serait bien mieux . Et puis les gens qui sont logés chez eux font meilleure figure . — Tiens , grand Louis , il faut la bâtir sur la pièce de terre que j' ai achetée du père Colis ; c' est tout auprès du chemin , et la terre est excellente . Il ne faudra pas longtemps pour qu' elle fasse un bon jardin et une bonne chènevière . Parlons -en à notre maître . » Tixier dit qu' ils n' avaient pas tort de vouloir être chez eux , mais qu' on avait bien le temps d' y penser . « Pas déjà tant , maître ; il faut commencer à s' en occuper : on ne plante pas une maison comme un arbre . » Le dimanche suivant , ils allèrent voir le champ tous ensemble . Jeanne expliqua qu' elle voulait que sa chambre fût élevée sur l' étable , qu' on creuserait de deux pieds pour la rendre plus chaude l' hiver , et qu' elle demanderait à Mme Isaure , qui s' était mariée presque en même temps qu' elle , de lui en faire un dessin . « Allons -y tous trois de ce pas , » dit le père Tixier . Quand ils furent arrivés chez Mme Dumont , on leur fit voir différents dessins de maisons . Jeanne en choisit une qui avait un petit perron de dix marches sur le côté , et une galerie sur la façade . Le toit avançait d' un mètre tout autour pour garantir le perron et la galerie ; ce qui permettait aussi de mettre les ustensiles de culture à l' abri sur les deux autres côtés . Cette maison contenait d' abord l' étable en bas et un cellier aussi creusé de deux pieds ; et dans l' étable un petit endroit qui n' existe pas ordinairement dans les maisons de paysans , et auquel Jeanne tenait beaucoup par propreté . Au-dessus , deux chambres et un petit escalier pour aller au grenier ; car Jeanne trouvait bien laid pour une femme de monter à l' échelle . Mais il fallait au moins quinze cents francs pour bâtir cette maison , et grand Louis trouvait que c' était bien lourd pour sa bourse . Maître Tixier lui dit : « Ne t' en inquiète pas , grand Louis ; je te prêterai sept cents francs remboursables en sept ans , et comme j' aime à être payé exactement , je te les ferai gagner ; de cette façon , tu pourras conserver un peu d' avance . — Mon Dieu , que vous êtes bon , notre maître ! dit Jeanne ; quand je serai dans notre maison , je penserai toujours que c' est à vous que je dois mon bonheur . » « Puisque vous voulez bâtir , mes , enfants , dit maître Tixier en rentrant chez lui , commencez donc tout de suite ; pour qu' une maison soit saine , il faut qu' elle sèche au moins pendant un an . Grand Louis , ce n' est pas encore le temps des foins ; profite de ce qu' il n' y a pas grand'chose à faire ici pour te procurer des matériaux . — Notre maître , je vais prendre le père Darnaud , qui a un bon cheval et qui me conduira tout ce qui est nécessaire . Il n' est pas juste que j' emploie pour moi le temps que vous me payez . — Et moi , je te dis qu' il est juste d' aider un brave domestique qui m' a servi pendant quinze ans ; je n' entends pas que tu te serves d' autres bêtes que des miennes . » Maître Tixier fit faucher le sainfoin qui était dans le champ de Jeanne , et l' on mit les ouvriers à creuser les fondations . La bâtisse allait son train ; et quand Jeanne n' avait rien à faire , elle promenait la petite Nannette jusque là ; si les ouvriers ne comprenaient pas bien le plan de Mme Isaure , elle le leur expliquait . Après la moisson , l' on posa la charpente ; mais l' on n' enduisit pas encore les murs , afin qu' ils eussent le temps de sécher entièrement jusqu' au printemps suivant . Quand la maison fut couverte , Jeanne dit qu' il fallait bêcher le jardin , afin de le planter à l' automne . « Je veux beaucoup d' arbres fruitiers , dit-elle , et de toutes les espèces . Il y en aura au bord des allées qui couperont le jardin en quatre carrés , et puis dans celle qui en fera le tour ; et je veux des pêchers le long du mur au midi , et des treilles qui garniront notre galerie . » « Que veux -tu donc faire de tous ces arbres , ma Jeanne ? lui dit son maître . — Un jour ils rapporteront , notre maître ; et ce sera le profit de Nannette , qui vendra leurs fruits à la ville . Vous verrez comme elle sera fière de vous porter ses premières pêches ! — Et comment empêcheras -tu ton bétail de mettre le jardin en friche ? — Mais la porte de l' étable donne sur le côté et au couchant ; on fermera la petite cour , et aucun animal , pas même les poules , ne viendra dans mon jardin . C' est votre gendre qui m' a donné cette idée -là , quand je lui ai dit combien je trouvais désagréable d' avoir le fumier devant ma porte pour empester ma maison . Est -ce que vous croyez , notre maître , que les gens du bourg en vaudraient pis , s' ils plantaient des vignes et des arbres le long de leurs murs , comme on fait dans cette Normandie où Durand est resté si longtemps ? Le village est si sale qu' on ne sait vraiment par où passer ; ce n' est pas sain pour les enfants , toute cette paille pourrie . Et la puanteur qu' elle donne ! comment pourraient -ils s' accoutumer à la propreté au milieu de cette ordure ? » La famille Dumont vint voir la maison de Jeanne quand elle fut finie . On parla des plantations , et M . Dumont dit que ses pépinières étant bien garnies , il donnerait tous les arbres dont on aurait besoin . « Et moi , dit Mme Isaure , je t' apporterai des fraises de tous les mois pour border tes allées . — Si tu m' en crois , petite Jeanne , dit M . Dumont , tu engageras ton mari à peindre tous les bois qui sont exposés à l' air ; ce sera un peu coûteux , parce que ta charpente dépasse les murs ; mais au fond c' est une économie ; la peinture préserve le bois des vers et de la pourriture . D' ailleurs , grand Louis achètera de l' ocre à la livre et de l' huile de rebut ; il broiera lui -même la couleur et peindra ensuite , ce n' est pas bien difficile . — Oui , monsieur ; il n' est pas maladroit , et il en viendra bien à bout . » Vers la Saint-Jean de l' année suivante , l' on crépit les murs et l' on plafonna les chambres pour qu' elles fussent plus chaudes . Jeanne fit mettre une petite couche de plâtre à l' intérieur . Elle avait eu pendant l' hiver un garçon à qui son parrain , maître Tixier , avait donné le nom de Sylvain , et elle sentait qu' il était temps de quitter le Grand-Bail . Quoique Étienne Durand , qui gouvernait à peu près tout dans la maison , fût toujours bon pour elle et pour son mari , il aurait fini par s' ennuyer de leurs enfants . Elle se mettait souvent à la porte pour regarder sa maison . Louise lui disait : « Hein ! comme tu voudrais y être déjà ! — C' est vrai , ma Louise . Je vous aime pourtant de toutes mes forces , et j' ai bien lieu de vous aimer ; mais , vois -tu , c' est plus fort que moi : quand je pense que nous serons dans une maison à nous , il me semble que mon cœur éclate au dedans de moi . C' est si bon de se sentir chez soi et de se dire qu' on est à l' abri pour le reste de ses jours ! — Et des meubles , petite Jeanne ! sais -tu que ton pauvre lit et l' armoire de la mère Nannette ne feront pas grande figure dans ces chambres si blanches ? — C' est bien là mon souci : je n' ose pas en parler à grand Louis : les hommes ne comprennent pas combien une ménagère est contente d' avoir un joli mobilier ; il a dépensé tant d' argent pour cette bâtisse , qu' il ne serait peut-être pas raisonnable de penser à autre chose . Pourtant , comme ton père lui en a avancé , nous avons bien encore de quoi acheter une armoire et un lit . — Eh bien ! moi , je lui en parlerai à souper , sois tranquille . » Le soir , Louise dit à grand Louis : « Est -ce que tu comptes mettre dans ta belle chambre le vilain lit de Jeanne et son vieux coffre ? Ce sera joli ! Tout le monde se moquera de toi : ils diront qu' au dehors tu fais le faraud avec ta maison qui n' est pas faite comme les autres , et qu' au dedans tu n' as pas seulement de quoi te coucher . — Tu as bien raison , ma Louise , et j' y pense depuis longtemps . Je sais bien que Jeanne a envie d' un mobilier neuf , quoiqu'elle n' en dise rien ; et moi je ne suis heureux que quand elle est contente . Il nous faudrait un lit , une armoire et des chaises cirées ; son vieux coffre servirait de huche à pétrir le pain . — Et où donc veux -tu qu' elle mette le linge que vous quitterez toutes les semaines , quand elle l' aura passé par l' eau ? Il y aura trop de choses dans le grenier pour l' y placer , et tu ne veux pas , j' espère , le voir traîner dans la maison . — Mais , Louise , crois -tu que ce serait bien d' acheter du mobilier , quand je dois tant d' argent à ton père ? — Allons , dit maître Tixier , le voilà encore là-dessus ! Mais puisque je t' ai dit , têtu , que je te le ferai gagner ! tu l' aurais là , dans le creux de ta main , que je n' en voudrais pas : c' est une récompense que je veux te donner , moi ! es -tu donc trop fier pour la prendre tout simplement ? D' ailleurs , tu sais bien que je ne refuse pas d' obliger un ami dans l' embarras ; seulement je veux être remboursé au jour dit , car j' aime l' exactitude avant tout . — C' est bien ça qui me tracasse ; car si je venais à mourir avant de vous avoir remboursé ! — Eh bien ! je prendrais un de tes champs en payement ; ainsi n' en parlons plus , ça m' ennuie . Ah ! écoute donc ce que je vais te dire : Prévôt , de la Bordinerie , n' a pas voulu me croire quand je lui disais : « Fauche tes prés , tu laisses trop mûrir ton foin ; tes seigles auront besoin d' être coupés avant que tu aies fini ta fauchaison , et tu te trouveras dans l' embarras ; tu ne sauras auxquels aller ; et , si le temps se mettait à la pluie , comment ferais -tu ? -- Bah ! père Tixier , me répondait-il , vous voyez toujours tout en noir ; parce que vous êtes plus vieux que moi , vous voulez avoir raison sur tout.-- C' est que , Prévôt , j' ai fait plus d' une bêtise dans ma vie , et je sais ce qu' il en coûte ! Tu ne veux pas m' écouter , eh bien , tu verras ! » Ça n' a pas manqué ; voilà le temps qui menace ; il a été obligé de prendre le double de monde pour faucher et pour faner , et il est venu demander à Étienne la grande voiture à échelles et les juments ; mais j' ai défendu de rien lui donner . Il a fait la sottise , il faut qu' il la boive . — Notre maître , dit grand Louis , quand Prévôt est venu vous dire , l' an passé , qu' il avait quelques bonnes bouteilles de vin blanc que sa défunte tante lui avait laissées , et qu' il fallait venir les boire avec lui , je me souviens que vous n' y avez pas manqué . — C' est vrai , et c' était du fameux vin , encore ! — Pourquoi donc ne l' aideriez -vous pas à boire sa sottise aujourd'hui , comme vous l' avez aidé à boire son vin l' an dernier ? — C' est juste , grand Louis ; j' ai tort , et tu as raison . Il faut aider Prévôt , qui court grand risque de perdre ses foins . C' était mal , ce que je disais là . On a beau faire , ce chien d' orgueil revient toujours ! Tu prendras tes juments et ta voiture à ridelles , et tu travailleras pour lui tant qu' il n' aura pas serré son fourrage . » Le jeudi suivant , maître Tixier emmena Jeanne en ville pour acheter ses meubles . « Mon père , dit Louise , emmenez -moi donc aussi : je voudrais choisir les étoffes de son lit avec elle . — Et la petite Nannette ? — Je vais la faire bien belle et je l' emmènerai comme Jeanne emmène Sylvain . » En chemin , le père Tixier dit à Jeanne : « Ne va pas faire la sotte , au moins ! j' entends que tu commandes tout ce qu' il te faut ; d' ailleurs , je serai là , et nous verrons bien ! » Quand ils furent chez le menuisier , Jeanne commanda une belle armoire en noyer , un lit , une table et une huche du même bois , et le menuisier dit qu' il lui donnerait une table commune par-dessus le marché . « Et un moulin pour sasser ta farine ? — Notre maître , ce n' est pas bien nécessaire pour l' instant ; vous me laisserez bien sasser chez vous ; ce sera un peu de peine pour grand Louis qui portera le sac , et voilà tout . — Je ne veux point de ça ; tu vas te commander un joli moulin pareil aux autres meubles ; je n' entends pas qu' il manque quelque chose à ton ménage . » Ils choisirent six chaises en noyer , et le père Tixier acheta un petit fauteuil semblable , en disant que ce serait pour son filleul quand il pourrait s' en servir . On alla ensuite chez le marchand d' étoffes pour prendre les rideaux du lit . « J' aurais bien désiré qu' ils fussent en serge verte , dit Jeanne à Louise , c' est plus cossu ; mais je n' ai pas assez d' argent . » Elles choisirent donc une belle cotonnade rouge à raies ; Louise força Jeanne à prendre une jolie indienne à fleurs bleues sur un fond blanc pour faire l' intérieur du lit et la courte-pointe , et enfin une bonne couverture de laine . Puis elles achetèrent aussi tous les menus ustensiles nécessaires dans un ménage . « Vois donc , ma Louise ! j' avais apporté deux cents francs , et il ne m' en reste plus que dix . Que ça coûte donc de se mettre à son ménage ! — Que veux -tu , ma pauvre Jeanne ? on ne s' y met qu' une fois dans la vie . Mais tu es si propre , si ménagère , que tout ton mobilier aura toujours l' air neuf . » Jeanne chargea une habile ouvrière de faire ses rideaux ainsi que la garniture de son lit , et demanda qu' on les lui rendît le plus tôt possible . « Pourquoi donc tant te presser , Jeanne ! tu as bien le temps de te mettre à ton ménage . — Non , je n' ai que le temps bien juste ; avec mes deux enfants je ne fais plus rien chez vous , c' est à peine si je gagne le pain que je mange ; il faut que ça ait une fin et que j' aille dans ma maison entre la moisson et les vendanges , au temps où grand Louis n' est pas occupé . »