COMTESSE DASH . LE CHATEAU DE PINON . I PARIS DESESSART , ÉDITEUR , 22 , RUE DES CRANDS-AUGUSTINS . M DCCC XLIV . A Madame La Vicomtesse de Courval À la fin du mois d' octobre 1672 , un lourd carrosse , traîné par quatre chevaux assez maigres et très fatigués , parcourait , vers les sept heures du soir , la rue Saint-Honoré ; le cocher et le laquais qui suivait s' arrêtaient à chaque nouvelle enseigne d' hôtellerie , et continuaient leur marche lorsqu' on avait répondu à leurs questions . Enfin , à l' auberge de Saint-Gabriel , après un colloque long avec le maître de la maison , l' équipage entra dans la cour , et la porte se referma , au grand désappointement des curieux . Cette voiture renfermait d' abord un vieux seigneur en habit de voyage dont l' air insignifiant cherchait à prendre de l' importance ; puis une jeune fille et sa suivante . Toutes deux sautèrent à terre avec la vivacité de leur âge . — On va donner une chambre à madame , dit l' hôtelière , et on placera monsieur auprès des seigneurs de Lameth , ainsi qu' ils en ont envoyé l' ordre . La jeune dame monta , sans répondre , les degrés qui la conduisirent aux étages supérieurs , sa fille de chambre derrière elle . On les introduisit dans une grande pièce noire , donnant sur la cour , avec des rideaux de serge verte et une tenture à personnages . L' aspect de cet appartement fit pousser un gros soupir aux étrangères . La maîtresse se laissa tomber dans un fauteuil , sans ôter ni sa mante ni ses coiffes . Lorsqu' on eut fait du feu , et qu' on les laissa seules : — Eh bien ! Louison , dit la jeune personne , que te semble de ce lieu -ci ? — Je le trouve abominable , mademoiselle . Il ne doit pas y faire clair en plein midi , et il y règne une odeur de renfermé qui fait mal au cœur . — Aller choisir dans Paris un trou comme celui -là ! il n' y a que M . de Bussy capable d' une chose semblable . — C' est tout à fait dans leur plan , mademoiselle . — Que veux -tu dire par là ? — Ce que j' ai tardé à vous apprendre , dans la crainte de vous faire de la peine , et parce que j' ai cru qu' ils n' auraient pas le courage d' y persister . — Et quoi donc ? — A présent qu' ils exécutent leurs menaces , je m' en vais tout vous révéler . Il y a un mois , M . le comte se promenait à Sissone , dans le grand verger , avec M . le comte de Bussy-Lameth le père . J' étais à cueillir des raisins , cachée derrière la treille , j' eus peur qu' ils ne me vissent , car M . le comte m' aurait grondée ; je me gardai bien de me montrer . Ils vinrent juste s' asseoir sur le banc en face de la tonnelle , et j' entendis toute leur conversation . D' abord je n' écoutai pas , mais ils prononcèrent le nom de mademoiselle , je pensai que cela pourrait lui être utile , et je prêtai l' oreille . — Oui , monsieur , disait M . le comte , ma fille veut aller à la cour , et il me faudra lui accorder cette grâce , c' est une condition qu' elle met à son mariage , et vous connaissez Henriette , elle ne cédera pas . — Je connais Henriette et je vous connais , monsieur , elle est forte et vous êtes faible ; vous ne savez pas avoir une volonté , vous avez fait de cette enfant un despote auquel vous obéissez au lieu de la faire obéir . Vous ne soupçonnez pas les conséquences de cette éducation . J' ai deviné ce caractère , moi , que le bonheur de mon fils a placé près d' elle en avant-garde , et ( je demande bien pardon à mademoiselle de ce que je vais dire , mais ce n' est pas moi qui parle ) Henriette est ambitieuse , elle est passionnée , elle est vaine surtout . Je ne sais pas si elle aimera mon fils , ce qu' il y a de certain , c' est qu' elle ne l' aime pas . Il serait donc dangereux de la conduire à la cour , où sa beauté lui attirera des hommages empressés ; elle ne voudra plus en sortir . Cependant , si vous avez du caractère , nous pouvons tourner cette difficulté en parlant au plus impérieux de tous ses penchants , à l' orgueil . — Comment cela ? dit M . le comte . — Châtelaine de Pinon , comtesse de Lameth , elle mènera un train de princesse , elle aura la plus belle position de la province ; à la cour , elle sera comme tout le monde , moins que tout lé monde , et elle sera humiliée . Vous n' avez pas une grande fortune , monsieur , vous avez plusieurs enfants , il vous est donc bien difficile de lui donner à Paris tous les plaisirs auxquels elle s' attend , surtout de la placer aussi haut que le voudrait sa fierté . Cédez à son désir , elle se lassera bien vite et elle demandera elle -même à revenir en Picardie . — Mais , reprit M . votre père , si elle rencontrait à la cour quelque godelureau qui lui tournât la tête , comment nous y prendrions-nous pour l' empêcher de faire une folie ? — Cette supposition n' est pas admissible , interrompit M . de Bussy-Lameth , nous avons votre parole , vous êtes gentilhomme , mademoiselle de Roucy sait trop ce qu' elle doit à son nom pour vous y faire manquer . — Nous irons donc à Paris ? — Sans doute ; aux conditions que je vous ai posées , ce voyage ne peut être que favorable . — Comme elle va être contente ! — Vous voilà toujours le même , uniquement occupé du plaisir que vous ferez à Henriette , au lieu de penser aux choses sérieuses . Et il a fait à M . votre père un sermon sur sa faiblesse , sur sa tendresse aveugle pour vous , ajoutant qu' il gâterait votre avenir , qu' il dérangerait tous les plans , et mille discours de ce genre . M . le comte l' a assuré qu' il serait ferme , qu' il ne se laisserait pas séduire , ils se sont levés et ils sont rentrés au château . Le soir , notre départ à été annoncé , je n' en sais pas davantage . Mademoiselle de Roucy avait écouté sa suivante la tète appuyée , les yeux sur les charbons et dans l' attitude d' une réflexion profonde . — Ah ! c' est là leur projet , dit-elle lentement et comme une personne qui cherche à deviner une énigme ; ils veulent m' humilier pour me faire accepter comme un bienfait la main de M . de Lameth . Eh bien ! continua-t-elle en se levant résolument , je ne me laisserai pas jouer ainsi , et ils n' en sont pas où ils croient . Mon bon père a raison , je trouverai quelque godelureau qui me tournera la tête , ou à qui je la tournerai , et nous verrons . Je ne suis point faite pour leur province , je dois rester à la cour , de brillantes destinées m' y attendent . Je serai aimée d' un homme de sang royal , la bohémienne de Sissone me l' a prédit l' année dernière , tu le sais bien ... Quant à la fin moins favorable de l' oracle , je la changerai , cela dépend de moi . Ah ! M . de Bussy , M . de Bussy , vous verrez que je suis aussi fine que vous ! En parlant ainsi , elle se promenait dans la chambre , faisant des gestes animés et avec tous ses signes d' une émotion vive . Son coqueluchon , tombé sur les épaules , laissait voir son admirable visage encadré par les boucles de ses cheveux blonds qu' elle rejetait souvent en arrière d' un mouvement gracieux et prompt tout à la fois . Il y avait dans sa physionomie une expression intraduisible de dédain et de colère ; elle semblait avoir totalement oublié la présence de Louison . Celle -ci la rappela à elle -même , en lui demandant si elle ne voulait pas souper . — On nous servira sans doute dans de l' étain , répliqua la jeune fille , cette auberge est le commencement de la leçon , c' est égal , va demander à M . le comte de Roucy ses ordres pour le repas , et tâche de savoir si nous jouirons de l' aimable société des comtes de Lameth . La suivante sortit ; pendant ce temps , mademoiselle de Roucy s' approcha du miroir cassé suspendu au-dessus de la cheminée , et se mit à raccommoder sa toilette . Elle sourit malgré elle en voyant ses traits charmants illuminer , pour ainsi dire , cette glace antique et ne put se défendre d' un mouvement de vanité à l' aspect de ses yeux noirs bordés de cils d' ébène , et surmontés de deux sourcils arrondis par l' amour , de sa bouche semblable à une cerise , et de son teint , nuancé des couleurs les plus suaves . Puis elle admira sa belle taille , si richement dessinée par son corset de damas noir ; sa main et son pied mignons ; et , faisant quelques pas en arrière , elle se sentit reine du monde par ses charmes et par sa volonté . Louison rentra . — Réjouissez -vous , mademoiselle , s' écria-t-elle en riant , vous aurez l' honneur d' une compagnie magnifique . On soupera dans cette chambré , et MM . de Bussy attendent chez M . le comte votre bon plaisir . — Je m' en doutais ; Aussi vois , Louison , comme je me suis faite belle ! — Eh ; ! pour plaire à qui ? mon Dieu ! — A qui ? à mon prétendu apparemment . Je ne veux pas qu' il en réchappé . Ah ! ils s' imaginent que je les laisserai arranger ma destinée sans m' occuper de la diriger ! cela leur plaît à dire . Il me plaît à moi de rendre le jeune comte de Lameth , amoureux fou de sa fiancée ; il me plaît de lui apprendre par avancé le métier de mari , puisqu'ils ont décidé qu' il sera le mien ; chacun use de ses armes , nous verrons qui se lassera le premier . L' entrée des servantes , qui venaient dresser le couvert , interrompit ce propos . Henriette regarda d' un air de mépris le gros linge et la poterie commune qu' elles étalèrent . — N' y a-t-il donc pas d' autre porcelaine que celle -là à Paris ? demanda-t-elle . — Oh ! si , madame , il y en a de toute dotée , dans les grandes maisons , répliqua une des filles . — Cette auberge -ci reçoit-elle beaucoup de gens de qualité ? — Presque jamais , madame . Ce sont des bourgeois et des marchands de province , que nous voyons le plus souvent . — C' est bon ! Quand le souper sera servi vous avertirez MM . les comtes de Bussy-Lameth , et M . le comte de Roucy qu' ils peuvent venir se mettre à table . Henriette appuya avec une sorte d' emphase sur ces titres pompeux , et sa voix trahissait une nuance de moquerie bien prononcée . Elle continua à se promener en attendant les convives ; on ouvrit enfin la porte et ils parurent sur le seuil . Celui qui marchait en tête , le comte de Roucy , était un homme d' une soixantaine d' années , faible et maladif . Ses traits insignifiants , sa petite taille , ses manières peu élégantes le destinaient à passer inaperçu . Il portait néanmoins dans toute sa personne un air de bienveillance qui prévenait en sa faveur . Ce devait être nécessairement un bon homme et rien de plus . Derrière lui marchait un vieillard de plus de soixante-dix ans . Sa physionomie hautaine , son immense perruque brune , ses sourcils grisonnants froncés et rapprochés l' un de l' autre , son teint rouge et ses yeux perçants annonçaient un homme d' un caractère violent et presque mauvais . Il avait près de six pieds et se tenait tellement droit qu' il semblait défier les années . C' était le comte de Bussy-Lameth . Enfin à quelque distance se tenait avec une sorte de respect , un jeune seigneur dont la ressemblance frappante avec le comte de Bussy-Lameth , le faisait reconnaître pour son fils . Il était comme lui , d' une taille remarquablement noble et élevée . Il avait la même expression de regard , modifiée par la jeunesse , et était beau sans être agréable . On devait le remarquer malgré soi , pour ainsi dire , cependant une sorte de répulsion inexplicable ôtait à l' instant le désir de le connaître davantage . Tous les deux saluèrent profondément Henriette que son père embrassa au front . — Que vous êtes belle ! ma fille , s' écria-t-il d' un air joyeux , vous nous faites regretter de ne pas avoir de plus nombreux admirateurs à vous offrir . — Je n' en désire point d' autres , répondit-elle avec une révérence toute de grâce , je suis très contente de ce qui m' est accordé . Le comte de Lameth remercia par un salut plus profond encore et en rougissant beaucoup . — Vous trouvez -vous bien dans votre chambre , continua M . de Roucy , et que pensez -vous de notre établissement ? — Il me parait tout à fait commode . Quelle différence de cette hôtellerie , avec nos vilaines auberges de province ! Comme tout y est propre et avenant en comparaison ! Les deux vieillards se regardèrent étonnés . — C' est comme notre équipage de voyage . On avait je crois choisi un carrosse du temps de mon grand-père , et les rosses les plus étiques de l' écurie . J' en étais honteuse en quittant Sissone . Eh bien ! je ne sais pas quelle en est la cause , mais en entrant dans Paris , j' ai trouvé tout cela superbe . Il y à dans cette atmosphère quelque chose d' enivrant , le reflet de ses merveilles embellit tout , jusqu' à ce plat d' étain qui me fait vite oublier nos plats d' argent ciselé . — Cependant , mademoiselle , reprit le comte de Bussy-Lameth , à Sissone , à Pinon , quand vous en serez la maîtresse , vous trouverez les jouissances du luxe et de la fortune , vous aurez des laquais , des pages , vous serez entourée de respects . Ici il faudra vous contenter de Louison Beaupré pour tout domestique , il faudra vous résoudre à passer inaperçue au milieu de la foule . — Louison me sert à merveille , Monsieur , et quant à passer inaperçue , cela m' est parfaitement égal , d' ailleurs ... Elle s' arrêta en faisant une petite moue coquette , qui laissait deviner la certitude d' être remarquée à Paris comme en province . — D' ailleurs ? répéta le comte de Roucy . — Eh bien ! mon père , à Sissone , à Pinon , je m' ennuierais , et ici je m' amuserai . — Voilà un vrai argument de jeune fille , dit en riant , le père , si facile à séduire . — A mon sens il est très dangereux , car il peut mener loin , répliqua sentencieusement M . de Bussy-Lameth . Vous êtes donc décidée à être contente de tout à Paris ? — De tout ! — même de vous , ajouta-t-elle malignement . — Vous vous soumettrez aux privations ? — Sans doute . — Vous irez à la cour sans diamants , sans perles , sans dentelles ? — J' irai . — Dans le vieux carrosse de votre grand père , traîné par ces rosses efflanquées ? — J' irai . — Avec Louison Beaupré et Champagne pour toute suite ? — Cela m' est égal . — Eh bien ! mademoiselle , voici votre ordre de présentation . Madame la marquise d' Heudicourt , ma parente , vous mènera dimanche à Versailles , et vous présentera à Leurs Majestés . Madame a promis de vous admettre au nombre de ses filles d' honneur , et j' espère que vous serez reçue de façon à vous satisfaire . — Vraiment tout cela est certain ! mon bon père ? s' écria-t-elle avec l' étourderie de son âge , oubliant déjà le rôle qu' elle s' était imposé ; vous me prêterez les diamants de ma mère pour ce jour -là . — Je le voudrais de tout mon cœur ma chère enfant ; mais je les ai confiés à M . Chardu , notre notaire à Laon , qui m' a avancé la somme nécessaire à notre voyage , sans cela nous n' aurions pas pu venir ici . La physionomie d' Henriette se rembrunit ; puis reprenant toute sa gaîté , elle s' écria d' un air de coquetterie , en jetant un regard à son prétendu , qui n' avait pas dit une parole , et qui ne se lassait pas de la contempler : — Je friserai mes cheveux et je tâcherai d' avoir bonne mine ; c' est assez pour une fille de mon âge . Le comte de Roucy secoua la tête en lançant un coup-d'œil à M . de Bussy-Lameth . Celui -ci ne se déconcerta point . — Permettez -moi , mademoiselle , de vous faire une observation paternelle , et ne m' en veuillez pas de ma franchise . Ne vous laissez point enivrer par les séductions . Rappelez -vous toujours que vous êtes accordée avec un brave gentilhomme qui ne cédera jamais ses droits sur vous ; rappelez -vous qu' une belle existence vous attend dans notre château , que vous y commanderez en souveraine , et le jour où vous serez lasse des grandeurs d' emprunt , le jour où il ne vous plaira plus de servir votre maîtresse et de vous soumettre à ses caprices , venez régner à Pinon , vous y trouverez non-seulement les diamants de la feue comtesse de Roucy , mais encore tous ceux de notre maison , et nous serons fiers d' orner tant de beauté . Il y eut un moment de silence . Il reprit : — Et si plus tard vous voulez prendre votre revanche à la cour , soyez sans inquiétude , la comtesse de Bussy-Lameth n' aura rien à envier à personne . — Je vous remercie , monsieur , répondit-elle froidement . Le souper était fini ; ils se retirèrent — Bon Dieu ! mademoiselle , s' écria Louison , monsieur votre prétendu vous a tellement mangée des yeux pendant toute la soirée , qu' il n' a pu ni parler ni toucher à quoi que ce soit ; il n' a pas même bu un verre de vin . — Tu as vu cela , Louison ? J' ai donc bien rempli mon devoir de fiancée ! Et quelque chose de diabolique brillait dans les yeux de mademoiselle de Roucy , lorsqu' elle prononça ces mots en souriant . Le grand jour était arrivé . Dès le matin , Henriette , se mit à sa toilette et commença à se parer . — Louison , dit-elle , retiens bien ceci : Il faut que mademoiselle de Roucy , qui va être présentée ce matin en simple robe de gros de Tours blanc , sans bijoux , sans points de Hongrie , ni de Venise , soit remarquée de toute la Cour . Arrange -toi donc de manière à empêcher le moindre pli à mes cheveux et à mon corsage , que mes boucles soient tombantes et gracieuses , que cette branche de houx avec ses graines rouges , qui formera toute ma coiffure , soit placé artistement en arrière . Je l' ai apportée du bois de Sissone , et je ne m' attendais guère qu' elle paraîtrait devant le roi de France . Ce sont les diamants de ma couronne à moi . Lorsqu' elle fut prête et que madame d' Heudicourt vint la prendre dans son carrosse , son père et MM . de Lameth reculèrent de surprise en la voyant si belle . — Hélas ! monsieur , dit le jeune homme à l' oreille de son père , on la remarquera toujours ! — Comme vous voilà fraîche et jolie , mademoiselle , s' écria la marquise à son aspect ; je vais ce matin être bien questionnée . Pendant tout le voyage , Henriette fut distraite et préoccupée . La nouveauté du spectacle , la beauté de la route , les équipages qui se croisaient autour d' elle , lui causaient une sorte d' étourdissement . Lorsqu' elle aperçut le château de Versailles , lorsqu' elle descendit de carrosse , lorsqu' elle monta cet escalier de marbre , encombré de tout ce que la France avait de beau , de vaillant , de noble , elle sentit son cœur battre , et elle jura en elle -même de ne plus quitter ce séjour enchanteur . Bonne de Pons , marquise d' Heudicourt , était une des femmes les mieux placée à la Cour . Liée d' amitié avec madame de Montespan , admise à l' intimité du roi et de sa favorite , elle était de leurs parties de chasse et de jeu , on la considérait en un mot , comme une puissance . Aussitôt qu' elle parut , les flatteurs l' entourèrent . Elle fut saluée par mille compliments , et chacun lui demanda le nom de sa charmante compagne . La simplicité étrange de son costume , dont sa beauté était plus parée que d' une couronne , attirait tous les regards . Quand le roi parut , il fit le tour de la galerie , saluant les femmes , leur parlant selon le degré de faveur où elles étaient classées . En passant devant madame d' Heudicourt , il s' approcha d' elle et lui adressa quelques phrases bienveillantes . Ses yeux tombèrent sur Henriette , rouge d' émotion , et plus belle que madame de Montespan elle -même . — Quelle est cette charmante personne ? demanda-t-il . — Sire , c' est mademoiselle de Roucy de Sissone ; Madame a daigné l' admettre parmi ses filles . Sa famille a toujours servi le Roi dans les armées . Le roi regarda longtemps Henriette . — Je serai charmé de rencontrer Mademoiselle chez Madame , dit-il enfin , et il continua sa marche en retournant souvent la tête . Il n' en fallut pas davantage pour apporter à Henriette un succès furieux . Dès que le roi entra au conseil , on se dispersa dans les salons , et ce fut à qui approcherait de la merveille du jour . Madame d' Heudicourt ne pouvait suffire à lui nommer les gens de qualité qui réclamaient cette faveur . Elle ne s' en montra point embarrassée , répondit à toutes les questions qu' on lui adressa , à tous les compliments qu' elle reçut , comme si elle n' eût fait que cela toute sa vie . Madame de Montespan , inquiète et jalouse de cette nouvelle rivalité , voulut savoir si son esprit ressemblait à son visage . L' altière jeune fille ne baissa pas son regard en rencontrant celui de la favorite . Elle se sentait son égale en beauté , et elle la surpassait en jeunesse . — Mademoiselle arrive de province ? dit-elle . — Oui , madame . — Et quand comptez -vous y retourner ? — Est -ce qu' à la Cour il y a un lendemain ? On m' a toujours répété qu' il n' y fallait pas penser . — Il faut s' occuper du passé et surtout du présent , c' est le Dieu des courtisans , mademoiselle . — Je vous remercie , madame , de cette leçon politique , je ne l' oublierai pas . Madame de Montespan se mordit les lèvres et comprit qu' elle avait affaire à forte partie . — Cette jeune fille a un aplomb singulier pour son âge , dit-elle en se retirant , elle ira loin . Les gens qui se rappelaient mademoiselle de Tonnay-Charente , avant son mariage avec M . de Montespan , pensèrent que la marquise devait s' y connaître . Mademoiselle de Roucy fut présentée à Madame , qui lui fit son compliment de ses triomphes , en ajoutant : — Prenez-garde , Mademoiselle , prenez-garde , la tête tourne vite à Versailles , et on s' en repent , ajouta la princesse en lui montrant madame de la Vallière , pâle et dolente dans un coin du sallon . Henriette chercha parmi les seigneurs à apercevoir son père et les comtes de Lameth , elle les découvrit bientôt debout près d' une colonne et assez désorientés . Elle compara sa propre assurance à leur timidité gauche , et son orgueil s' en applaudit . — Ces gens -là ne sont pas faits pour moi , pensa-t-elle , voyez un peu la belle figure que fait là mon futur mari avec son justaucorps vert pomme ! il a l' air d' un paysan Picard . De ce jour mademoiselle de Roucy commença son service de fille d' honneur . Madame , seconde femme de Monsieur , duc d' Orléans , et frère de Louis XIV , était une princesse d' un esprit juste et droit , avec des formes allemandes et une franchise qui dégénérait souvent en brusquerie . Elle aimait que ses filles conservassent des dehors modestes , et prétendait qu' elle n' aurait pas souffert comme la première Madame , les assiduités du roi près de mademoiselle de la Vallière . Aussi lorsqu' elle était présente , ces demoiselles prenaient des airs graves , fort peu en harmonie avec leurs habitudes . Henriette s' accoutuma sur-le-champ à cette existence . Ses compagnes , qui toutes enviaient sa beauté , la raillaient quelquefois de l' excessive simplicité de sa toilette . Elles lui détaillaient leur richesse , leur élégance , il s' élevait dans son cœur une révolte douloureuse contre son père et surtout contre M . de Lameth , qui l' avaient exposée à ces humiliations , mais elle n' en laissa jamais rien paraître . Elle plaisantait sur elle -même de la meilleure grâce du monde . — Voyez -vous , Mesdemoiselles , disait-elle , vous serez bien magnifiques aux fêtes qu' on donnera à carnaval . Eh bien ! moi je ne porterai que ma branche de houx . Eussé -je tous les diamants de la couronne , je ne m' en parerais pas . Peut-être aurai -je comme vous l' honneur de donner une devise pour le Carrousel , et ce sera celle -ci : Qui s' y frotte s' y pique . Un matin les filles de Madame étaient réunies dans leur chambre , elles travaillaient en causant , elles riaient et passaient en revue les personnages un peu connus de la cour . — Qui de vous , mesdemoiselles , a vu le colonel du régiment de Navarre , demanda mademoiselle de Hautefort . Personne ne répondit . — Eh bien ! je suis la plus heureuse , continua-t-elle , j' étais près de Madame , lorsqu' il a fait sa visite d' arrivée . — Et qui est-il ? demanda mademoiselle de Pons . — Vous savez donc bien mal votre nobiliaire si vous ignorez que c' est messire Charles Amanireux , marquis d' Albret , chevalier , sire de Pons , prince de Mortagne , comte de Mossant , baron de Vorray de Gerderé , et autres lieux , neveu de M . le maréchal d' Albret , et parent , du côté des femmes , de notre glorieux roi Henri IV . — J' espère que voilà une généalogie , s' écria en riant aux éclats mademoiselle de la Mothe , et laquelle de vous , mesdemoiselles , aspire à partager ces titres pompeux ? — Ajoutez , s' il vous plaît , que le marquis est jeune , qu' il est beau à miracles , et d' une élégance qui passe toute idée , ajouta mademoiselle de Hautefort . Il était ce matin chez Madame , d' un air à faire retourner toutes les filles d' honneur . — Lui connaît -on un sentiment ? — Non pas , jusqu' ici . Il a uniquement vécu pour la gloire . Madame en faisait un éloge brillant , et louait surtout son indifférence . Elle l' a appelé mon cousin , en disant que la parenté à laquelle elle tenait le plus était celle de Henri IV , et que tout ce qui venait de lui était en vénération pour elle . Elle a dit même qu' elle ne consultait pas le foi pour ces sortes de choses dans ses particuliers . — Et nous trouverons ce beau colonel à la fête de demain ? interrompit Henriette toute pensive . — Sans doute , et c' est à lui qu' il faut donner la branche de houx . — Pourquoi pas ? si cela me plaît . — Il est certain que personne ne vous en empêche . — Rochefort , vous ne pensez pas à ces deux gardes du corps établis près d' Henriette , qui ne lui parlent jamais , qui la couvent du regard , comme on regarde un enfant qui essaye ses premiers pas , reprit mademoiselle de Cossé , croyez -vous qu' ils laisseront approcher le loup ravissant de leur jeune et timide brebis ? Toutes ces jeunes filles se mirent à rire . — Qui est ou plutôt qui sont , ces gardiens de la pomme d' or du jardin des Hespérides ? continua mademoiselle de Pons . Qui sont -ils , Roucy , dites-nous cela entre nous . — Tout bonnement messieurs de Bussy-Lameth , propriétaires du château de Pinon , à quelques lieues de Sissone . — Et c' est en qualité de voisins qu' ils vous gardent ainsi ? c' est bien généreux de leur part ! — Ils me font peur , répondit mademoiselle de Rochefort , et je ne voudrais pas les avoir , comme Henriette , en manière de défenseurs . Enfin on peut aimer quelquefois à être attaquée , ne fut -ce que pour apprendre à triompher . — Enfin , Mesdemoiselles , il est bien arrêté que demain au bal , chacune d' entre nous respectera M . d' Albret , comme livré aux séductions de mademoiselle de Roucy , nous ne nous permettrons pas la plus petite œillade à ce mari -là , jusqu' à ce qu' il nous soit démontré que notre champion a échoué et que c' est à nous de venger notre honneur , s' écria mademoiselle de Pons . — J' accepte le défi , répliqua vivement Henriette , vous serez mes témoins . — Nous le voulons , crièrent -elles toutes en chœur . - Malgré tout nous voilà bien folles ! et si madame de Navailles nous entendait , elle répéterait partout que les filles de Madame sont coquettes , frivoles , et qu' à force de vouloir chercher des maris , elles n' en trouveront jamais , dit mademoiselle de Cossé avec une mine de béate . — N' importe ! j' ai consenti à tout . Cependant il me vient un scrupule : si le marquis ne me plaît pas , suis -je tenue à l' épouser ? — Cela vous est permis , répliqua mademoiselle de Rochefort avec une gravité comique , mais cela ne vous est pas ordonné . — Mesdemoiselles , vous envoyez à la boucherie ce charmant colonel de Navarre , interrompit mademoiselle de La Mothe . Le gardien d' Henriette ne souffrira pas qu' elle en épouse un autre , et cette grande figure rouge est capable de tout . — Croyez -vous ? demanda Henriette en tressaillant . — Elle a déjà peur ! — Oh ! c' est que l' on m' a prédit des choses si étranges ! — Ne songeons plus à cela , voici l' heure du dîner de Madame , rendons-nous à notre service , reprit mademoiselle de Cossé . Demain nous aurons un beau sujet d' examen durant le bal . Et elles se séparèrent . Henriette rentra seule dans sa chambre , et pour la première fois de sa vie elle réfléchit sérieusement . Elle ne pouvait se dissimuler que ses propos avaient été plus que légers , et que si son père , ou M . de Bussy-Lameth en étaient informés , elle serait sévèrement grondée , elle eut un instant l' idée de ne pas paraître à la fête , de se faire malade et d' éviter ainsi l' imprudente gageure qu' elle avait risquée ; l' amour-propre , le désir de s' amuser un moment la retinrent . — Et si je ne réussissais pas ! pensa-t-elle . Oh ! Un sourire de triomphe erra sur ses lèvres , elle n' osait pas se mentir à elle -même . Madame la désigna pour l' accompagner , et ses irrésolutions se trouvèrent fixées . Il ne lui était pas possible de refuser à moins d' une maladie , et son frais visage démentait toute crainte de ce genre . Elle remit donc sa robe de gros de Tours , sa branche de houx , et pourtant elle était encore la plus belle . La fête parut magnifique . Le Roi dansa avec madame de Montespan et avec mademoiselle de Lavallière . Celle -ci avait peine à retenir ses pleurs , et ce supplice officiel lui était odieux . La pitié de ce que l' on aime est le plus grand des maux , après son ingratitude . Mademoiselle de Roucy ne quitta pas sa place derrière Madame , jusqu' au moment où celle -ci se leva pour passer dans la salle de Diane . Le cortège nombreux de la princesse fut divisé par la foule , et Henriette resta bientôt seule au coin d' une porte , assez éloignée de ses compagnes . A côté d' elle deux jeunes seigneurs se tenaient debout et causaient , l' un était le marquis de Lafarre , l' autre lui était inconnu . — Quoi donc ? disait Lafarre , vous êtes demeuré en route pour si peu de chose ? — Ce n' est pas peu de chose à mon sens qu' une femme dévouée , répondait l' étranger , je n' ai pas osé l' abandonner ainsi . — Et l' aimiez -vous donc ? — Je crois que oui , cependant je ne suis pas malheureux de son absence . — Alors cela n' est pas dangereux . — Je ne suis pas de votre avis , et je pense que ce souvenir ne s' effacera pas . En ce moment , il se retourna et se trouva en face d' Henriette . Ils rougirent tous les deux en même temps . Le jeune homme avait un justaucorps gris perlé avec des hauts-de-chausses pareils , ses nœuds et ses crevés couleur de rose , ses dentelles , ses canons , son linge de la plus fine batiste , ce je ne sais quoi d' indéfinissable qui trahit l' excessive élégance , firent souvenir Henriette du colonel de Navarre , elle le regarda encore une fois . Sa beauté noble et mâle n' était point au-dessus de l' éloge qu' en avait fait mademoiselle de Rochefort . Sa tournure pleine de souplesse et de grâces ne ressemblait à rien de ce qu' elle avait rencontré jusque -là . Elle rougit encore , car elle sentit qu' elle avait à présent grand'peur de perdre sa gageure . — Au nom de Dieu ! quelle est cette charmante personne ? dit M . d' Albret à l' oreille du marquis de Lafarre . Leurs pensées se rencontrèrent ainsi pour la première fois . Mademoiselle de Roucy sentit enfin qu' il fallait retourner à sa place ; lorsqu' elle chercha autour d' elle , elle trouva deux personnes qui la regardaient avec des yeux étincelants , le marquis d' Albret et le comte de Bussy-Lameth . Il lui prit un frisson glacial , et elle se hâta de se perdre dans la foule . Deux heures après , Madame alla s' asseoir près du roi . Sa majesté manda le marquis d' Albret , pour l' interroger sur une danse étrangère qu' il avait apprise en Allemagne et dont on disait des merveilles . — Vous nous la montrerez un de ces jours chez madame de Montespan , ajouta le roi . — Je suis trop heureux d' obéir à Sa Majesté , cependant je ne puis pas exécuter ce pas sans une danseuse . — Choisissez -en une . — Le Roi et Madame , me donnent -ils la permission de demander celle que je désirerai obtenir ? — Sans doute , mais prenez garde , vous vous ferez bien des ennemies ! — Cherchez parmi mes filles d' honneur , continua Madame ; je saurai bien maintenir celles qui se plaindraient . Le regard du marquis se promena longtemps sur ce groupe de jeunes visages , qui tous cherchaient à lui plaire et à attirer son suffrage . Il s' avança enfin vers Henriette . — Mademoiselle , lui dit-il , avec un léger tremblement dans la voix , le Roi et Madame , m' ont autorisé , me refuserez -vous ? Henriette fit une grande révérence , et remercia par un geste plein de modestie et de dignité . — Il n' est pas maladroit , murmura le roi , il ne prend que la belle Picarde . — Henriette , disait tout bas mademoiselle de Rochefort , vous avez magnifiquement gagné votre pari et je le proclamerai demain dans notre appartement . Mais silence ! le roi se retire , il vous faut suivre Madame , et n' ayez pas la contenance trop fière , si vous ne voulez pas qu' elle vous retienne une heure pour vous prêcher . La fête arriva à sa fin . Henriette , retirée dans sa petite chambre , ne dormit pas une minute , l' image du marquis d' Albret était sans cesse devant elle . — C' est ainsi qu' il me faudrait un époux , soupirait-elle . Aussitôt la promesse de son père ; ses engagements , l' impossibilité de les rompre , et surtout la crainte du comte de Bussy-Lameth lui revenaient à la mémoire et sa tristesse n' avait pas de bornes . Le matin de ce jour , elle se leva découragée , pensive , sans espoir et sans énergie . Elle n' écouta point les plaisanteries de ses compagnes et leur répondit encore moins ; elle ne causait qu' avec ses pensées . Sur le midi on lui apporta une lettre . Elle l' ouvrit indifféremment , mais après en avoir regardé la signature , son cœur battit à briser sa poitrine ; elle était du marquis d' Albret . Cette lettre contenait ces mots : « Mademoiselle — , Le Roi , et son Altesse Royale Madame , ayant désiré de me voir danser un pas moscovite avec une personne de la cour , et m' ayant permis de choisir parmi les filles de son Altesse Royale celle à qui je demanderais de vouloir bien me faire l' honneur de figurer avec moi , j' ose espérer que vous ne me refuserez pas le bonheur d' être votre cavalier . Si vous daignez y consentir , nous nous réunirons chez madame la marquise d' Heudicourt , pour arranger les entrées et les passes qui devront être exécutées par nous . Croyez bien , Mademoiselle , à toute « ma reconnaissance , pour un semblable bien fait , car on ne saurait être , plus passionnément que je le suis , Votre très humble et très obéissant esclave , Le marquis D' ALBRET . » — Comme Henriette a rougi ! s' écria mademoiselle de Rochefort . — C' est quelque billet doux , répliqua mademoiselle de Pons . — Et du colonel de Navarre encore ! reprit mademoiselle de Cossé . — Faut-il vous le montrer , Mesdemoiselles ? Vous verrez que rien n' est plus simple . Un arrangement à prendre pour ce pas étranger , qu' il me faudra danser devant le roi , ce qui ne ne m' amuse guère . Lisez plutôt . — Le plus passionné de vos esclaves . Voilà qui m' éclaire , dit mademoiselle de la Mothe . — Oh ! mon Dieu ! cela ne signifie rien , continua Henriette . M . de Benserade , M . Voiture , et tous les beaux esprits , ne s' écrivent pas autrement entre eux . — Alors vous voulez donc avoir perdu la gageure ? ajouta mademoiselle de Rochefort . — Ni perdue , ni gagnée ; c' était une folie , qu' il n' en soit plus question , répondit mademoiselle de Roucy . — Mesdemoiselles , cria follement mademoiselle de Pons Henriette devient mystérieuse . Je crois que M . d' Albret a plus gagné encore à cette gageure , que notre compagne elle -même . — Allons donc , ma chère , minauda Henriette , je ne sais ce que vous entendez par là . Je vais chez madame d' Heudicourt . Il me faut apprendre cette ennuyeuse entrée ; en vérité , j' en suis excédée d' avance . Et légère comme un oiseau , elle courut mettre ses coiffes pour se rendre chez la marquise . M . d' Albret l' y attendait déjà . Ils se firent un profond salut , qui aurait montré leur embarras d' une lieue . Chacun se regarda , et madame d' Heudicourt dit à l' oreille de madame la princesse de Tarente près de laquelle elle était assise . — On marie cette enfant à mon cousin de Lameth , ne vaudrait-il pas mieux cent fois la donner à ce joli marquis que voilà ? Je ne puis y rien faire à cause de ma parenté ; mais j' ai idée qu' il arrivera quelque chose de tout ceci . — Voulez -vous que j' en parle à Madame ? répliqua la princesse . — Gardez -vous -en bien ! Madame ferait un grand bruit , et vous ne sauriez plus comment la faire taire . Laissons aller les choses . Pendant ce temps les jeunes gens répétaient leurs figures sous l' inspection d' un maître à danser qui jouait du violon ; ils ne se parlaient pas , ils se regardaient à peine , et cependant leur cœur battait bien fort . — Mademoiselle , dit madame d' Heudicourt lorsqu' ils eurent terminé , vous reviendrez demain , n' est -ce pas ? Surtout n' amenez pas ma nièce de Pons , qui nous troublerait , car elle ne sait pas se tenir tranquille . Votre suivante va vous ramener à la chambre des filles . Je suis bien à l' étroit dans ce petit salon , mais enfin à ce château de Versailles , lorsque Sa Majesté accorde un logement , il faut s' y arranger à merveille . Henriette , de retour chez elle , n' écouta ni les questions , ni les quolibets de ses compagnes . Elle se mit à rêver seule dans un coin , elle se rappela jusqu' aux moindres gestes du charmant colonel , elle se demanda mille fois si elle était assez belle pour lui plaire ; son miroir lui répondit . Plusieurs jours se passèrent ainsi , elle le voyait chaque matin , elle le rencontrait chaque soir chez le roi ou chez Madame ; jamais il n' avait été aussi assidu à faire sa cour . Pourtant pas un mot d' amour n' avait été prononcé entre eux ; la timidité du marquis , fondée sur sa passion profonde , surpassait encore celle d' Henriette , plus orgueilleuse que tendre . Le pas moscovite fut dansé avec toute la grâce possible devant le roi , chez madame de Montespan . Louis XIV trouva mademoiselle de Roucy adorable , il lui fit un compliment dans des termes plus galants qu' il n' en avait l' habitude . Madame de Montespan s' en aperçut , et ne vit pas d' autre moyen de parer à une infidélité , que de raconter au monarque tout un roman sur l' amour du marquis et de la belle Picarde . Madame d' Heudicourt lui avait fait part de ses soupçons , il n' en fallait pas davantage pour fournir un thème à l' imagination de la favorite . De ce moment , le roi ne regarda plus Henriette , car l' ombre d' une rivalité , même passée , lui était odieuse . On célébrait alors les fêtes de la paix . La jeunesse avait demandé un carrousel . Louis XIV , passionné pour cet exercice , l' accorda sur-le-champ . Ce furent de tous côtés des préparatifs immenses ; chaque femme orna son chevalier d' une écharpe et d' une devise , M . d' Albret s' approcha un soir de mademoiselle de Roucy , au moment où elle était seule près d' une fenêtre . — Mademoiselle , lui dit-il , il n' est pas un homme de qualité devant jouter au carrousel qui n' ait un emblème et une couleur . Jusqu' ici je n' ai pas osé en choisir une , voulez -vous bien me donner votre goût ? — Vraiment , Monsieur , je suis bien ignorante de ces sortes de choses . — Que penseriez -vous d' une branche de houx , avec cette phrase : Qui s' y frotte s' y pique ? Henriette sentit qu' elle avait été trahie par une de ses compagnes . — Je trouverais cela très bien choisi pour un combattant , et surtout pour un vainqueur . Et elle se retira vers madame de Ludre qui l' appelait . C' était alors le temps des jeux de mots , des concetti , et il fallait , pour être une personne spirituelle , savoir deviner les énigmes . M . d' Albret comprit très bien celle -ci , et jura qu' à tout prix il serait vainqueur . Je n' entreprendrai point la description d' un de ces carrousels si fameux auxquels Louis XIV prit part toute sa première jeunesse , à l' époque de ses poétiques amours avec madame de La Vallière . Au moment où se passe ce récit , entièrement subjugué par madame de Montespan , qui n' avait ni cœur ni imagination , et à laquelle on ne pouvait accorder qu' un des esprits les plus brillants et les plus délicieux qui fut jamais , il se renferma dans sa grandeur et se contenta d' être juge . L' honneur fut pour le marquis d' Albret , commandant le quadrille des Maures et portant pour cimier à son casque la branche de houx en émeraudes , avec les grains en corail . La richesse de son costume , la beauté de son visage et de sa taille , l' adresse qu' il déploya dans les différents exercices , faisaient l' objet de toutes les conversations . En même temps on exaltait jusqu' aux nues les charmes de mademoiselle de Roucy , à laquelle ses hommages s' adressaient bien visiblement , et qui ne paraissait pas les repousser loin d' elle . Le comte de Roucy était retourné à Sissone , mais MM . de Bussy-Lameth restèrent à Paris . Tous les deux assistaient au triomphe du marquis d' Albret , et il est impossible de rendre leur colère lorsqu' ils entendirent parler de l' amour qu' il portait à Henriette . Le soir du carrousel , au jeu du roi , belle d' orgueil et de passion , elle s' enivrait de l' encens dont elle était entourée , lorsque la figure pâle de son fiancé parut à côté d' elle . — Mademoiselle , lui dit-il , me sera-t-il permis de vous faire mon compliment sur le succès qu' ont obtenu aujourd'hui vos couleurs ? Elle s' inclina sans répondre . — J' avais osé espérer que vous n' oublieriez pas les promesses que j' ai reçues , et que vous ne me feriez pas l' injure de douter de moi . — Je n' en doute pas , Monsieur . — Alors pourquoi me jeter un défi aussi insultant que de permettre à un autre de se parer de vos dons ? Croyez -vous donc que je puisse supporter cette audace insolente ? — Allons donc ! répliqua-t-elle à demi effrayée , une simple galanterie de cour . — Mon père vous en a prévenue , Mademoiselle , cette cour que vous préférez à tout n' est faite ni pour lui ni pour moi . — C' est-à-dire que vous n' êtes pas faits pour elle ! Le jeune comte pâlit encore , regarda un instant Henriette et se retira sans ajouter un mot . Cette conversation , à voix basse , n' avait été entendue de personne . Henriette en resta atterrée ; un pressentiment lui disait qu' elle ferait le malheur de sa vie en blessant ce jeune homme auquel on l' avait attachée depuis son enfance ; mais sa fierté se révoltait à l' idée du moindre ménagement . — Qu' importe ! s' écria-t-elle , je ne puis consentir à être traitée ainsi , ils ploieront ou je les briserai . Ne doivent -ils pas être à mes genoux ? que sont -ils donc , eux , pauvres gentilshommes de campagne , malgré leur fortune et leur noblesse , auprès de la femme choisie par le beau marquis d' Albret ? La lutte entre toutes les passions des différents personnages s' engagea dès ce jour , ardente , impétueuse , incessante . Hélas ! notre cœur est leur champ de bataille , et le triomphe coûte cher au vainqueur ! Quinze jours s' écoulèrent . Mademoiselle de Roucy sentait s' accroître dans son cœur son amour pour le marquis , mais rien dans sa conduite ne l' avait trahie . Elle se montrait coquette , impérieuse , jamais tendre ni empressée . On annonça vers cette époque un voyage à Fontainebleau . Madame de Montespan , par calcul sans doute , donnait de l' ombrage au roi contre le duc de Lauzun . Le roi ne daigna pas s' en montrer jaloux , mais il résolut de s' en venger . Un matin chez la reine , la marquise était présente avec quelques femmes de son intimité . — Votre protégée reste-t-elle chez Madame ? dit le roi à madame d' Heudicourt . — Oui , Sire , du moins jusqu' à présent rien ne s' y oppose . — Les filles de Madame sont des écervelées , assez mal conduites et encore plus mal surveillées . Elles reçoivent des jeunes seigneurs dans leurs chambres ; Madame , tout en s' en plaignant sans cesse , ne donne pas les ordres nécessaires pour corriger ces abus . — Que faire alors , Sire ? — Je m' intéresse à cette jeune fille , continua le monarque , et pour qu' elle soit en sûreté , pour que sa vertu soit à l' abri de tout danger , j' ai envie de la donner à la reine . Sous la garde de madame de Navailles il n' y a rien à craindre . La reine regarda un instant le roi avant de répondre . Son premier mouvement fut la crainte d' approcher d' elle une autre rivale , et de se préparer ainsi un supplice nouveau , mais ses yeux tombèrent sur madame de Montespan , elle devina la colère à laquelle elle était en proie , et le désir de la tourmenter fut plus fort que son inquiétude . La douce Marie-Thérèse ne fut jamais outrée que contre cette favorite , elle supporta les autres , parce qu' elles lui rendaient les respects dûs à son rang et à sa vertu , mais il lui fut impossible de s' accoutumer à la domination impérieuse de la marquise . — J' accepte volontiers ce présent , si toutefois Madame veut bien me le faire , répliqua la reine , et je recommanderai à madame de Navailles une sollicitude toute particulière pour cette belle Picarde . — La reine sait qu' on peut tromper madame de Navailles , reprit madame de Montespan , faisant allusion aux amours du roi et de mademoiselle de la Vallière . — Hélas ! Madame , je sais qu' on peut tromper tout le monde , mais on ne trompe ni Dieu ni sa conscience . A la suite de cet entretien , il fut donc signifié à mademoiselle de Roucy qu' elle allait passer chez la reine . Ce fut un étonnement général parmi ses compagnes , elles ne pouvaient s' en taire , surtout en apprenant que le roi l' avait arrangé ainsi . — C' est bien autre chose vraiment que M . d' Albret , disait mademoiselle de Pons , le roi ! — Cela va faire une seconde La Vallière , répliqua mademoiselle de Rochefort . — Cela n' ira même pas jusque -là , madame de Montespan ne le permettra pas , continua mademoiselle de la Mothe . — Oui , Mademoiselle , reprit Henriette , entrée sans qu' on l' entendit , vous voulez dire sans doute quelque chose dans le genre de votre cousine , mademoiselle de la Mothe-Houdancourt , une faveur de trois semaines . Soyez tranquille , ma bonne amie , rien de tout cela n' arrivera . Je serai fille de la reine au lieu d' être fille de Madame , et voilà tout . Madame la duchesse de Navailles me tourmentera jour et nuit , ce sera la seule différence . Je préférerais rester ici , mais il n' y a pas moyen de refuser . Henriette emporta chez la reine sa préoccupation de tous les instants . Son imagination s' exaltait à la pensée d' être marquise d' Albret , d' obtenir des honneurs , des richesses , de passer sa vie à cette cour brillante où tout lui semblait si magnifique et si délicieux . Quand , à côté de cela , la Picardie , Laon . , Pinon , Sissone , les références de province , madame la baillie et madame l' élue lui revenaient en mémoire , c' était pour maudire les promesses de son père , et pour jurer qu' elle ne consentirait jamais à se sacrifier ainsi . Elle trouvait aussi le marquis d' Albret mieux fait et plus élégant que M . de Bussy-Lameth . Son amour-propre était plus flatté par l' un que par l' autre ; pour le cœur , je le dis à regret , celui d' Henriette était problématique . Le voyage de Fontainebleau eut lieu sur ces entrefaites , il fut décidé que la Cour y passerait un mois . L' espèce d' attention factice accordée par le roi à mademoiselle de Roucy cessa dès que madame de Montespan , avertie par cette fausse alerte , eut sacrifié le duc de Lauzun . Mais Louis XIV conserva cette sorte d' épouvantail en cas de récidive . Ni le roi ni la marquise n' oublièrent leurs rivaux d' un jour ; Lauzun l' expia à Pignerol , et Henriette comme on le verra plus tard . Le séjour de la Cour de France dans le vieux château de François Ier fut marqué par des fêtes presque champêtres , c' est-à-dire par des chasses , des courses dans la forêt et des parties de cheval . Rien n' était plus galant que tous ces équipages , et Henriette trouva le moyen d' y briller , malgré la simplicité dans laquelle on s' obstinait à l' entretenir . Elle avait surtout un habit de chasse de drap vert qui lui donnait un air si conquérant qu' elle ne pouvait répondre à tous les compliments dont elle était entourée . L' amour du marquis augmentait chaque jour , il en perdait la tête ; il ne quittait pas sa belle maîtresse . MM . de Bussy-Lameth étaient retournés en Picardie , de sorte que rien ne lui portait ombrage et ne gênait leurs entrevues . Un matin , ils suivaient la chasse à côté l' un de l' autre , à cheval , par un beau temps et dans une de ces admirables allées qui ressemblent à un jardin . M.d'Albret s' enivrait du poison répandu dans les regards d' Henriette , et celle -ci , qui s' en apercevait à merveille , l' excitait encore par le manège de la plus adroite coquetterie . Tantôt elle poussait son cheval , tantôt elle l' arrêtait brusquement et le faisait cabrer sous elle . Le marquis de venait pâle et se suspendait à la bride . Enfin , une fois , le docile animal , lassé d' être tourmenté ainsi , fit un saut en arrière et manqua de la renverser . Elle eut peur , jeta un cri et étendit la main vers le marquis , en l' appelant à son aide . Lorsqu' ils furent revenus de cette frayeur , ils se trouvaient très loin du reste de la compagnie , et pour ainsi dire seuls sous une voûte de feuillage . — Quel bonheur de passer ainsi sa vie , belle Henriette ! et que ne donnerais -je pas pour me promener avec vous , chez moi , sans contrainte et pouvant vous nommer tout haut ma dame et maîtresse ! — Ce serait beaucoup d' honneur pour moi , Monsieur ! — De l' honneur ! de l' honneur ! est -ce cela que je vous demande ? Vous ne m' aimez pas , mademoiselle , puisque vous me parlez ainsi ? — Je ne vous ai jamais dit que je vous aimais , répondit-elle en baissant les yeux . — Non ! mais je l' ai quelquefois espéré en vous voyant écouter doucement mes propos et mon amour . Vous savez trop votre empire sur moi pour douter un instant qu' un mot de vous ne me jette à vos pieds . Prononcez-le , et moi , et tout ce que j' ai , tout ce que je suis , est à vous ! — Vous connaissez ma position , Monsieur ; vous savez que je ne suis pas libre ; ma main est promise . — Au moins , votre cœur ne l' est pas ? — Si , répliqua-t-elle avec un sourire dé coquetterie ineffable . — Il est promis , votre cœur ? Vous aimez quelqu'un ? reprit-il en tremblant . — Hélas ! oui , je ne l' ai avoué à personne ; je voudrais me le cacher à moi -même ; mon cœur parle plus haut que moi . — Et ... . c' est votre prétendu ? — Ce n' est pas celui — de mon père , — c' est le mien . — Et qui est-il ? Nommez-le . Nommez ce mortel trop heureux . — Je me suis promis de ne le lui dire que s' il le devinait . — Oh ! mon Dieu ! que dois -je croire ? Cela est-il vrai ? — Vous le savez mieux que moi . Il sauta à bas de son cheval et vint baiser le bout de son pied . — Monsieur ! marquis ! que faites -vous ? — Je vous consacre ma vie , je me prosterne devant vous . — Oh ! monsieur , cela sera-t-il ainsi quand nous nous promènerons ensemble dans vos domaines , et que je vous appellerai tout haut mon maître et seigneur ? — Cela sera toute ma vie ; peut-il en être autrement ? — Vous me jurez donc de m' adorer toujours ? — Oh ! toujours ! toujours ! — Et moi je vous aimerai de même . Il faut donc vaincre les obstacles qui nous séparent , et pour cela nous avons besoin d' abord d' une fermeté inébranlable . — Comptez sur moi . — Si nous n' avions à combattre que mon père , rien ne serait plus facile , il me préfère à tout en ce monde ; mais nous avons MM . de Lameth ; ils persuaderont à mon père que c' est se déshonorer que de manquer à sa parole . — Comment faire alors ? — Je ne sais . — Un seul moyen nous est offert ; je défierai M . de Lameth fils , nous nous battrons , et je le tuerai . — Ne me parlez pas ainsi : ne mettez pas de sang entre nous , s' écria-t-elle en pâlissant . — Que devenir , mon Dieu ! Si je vous perds , je meurs . — Et moi aussi ; mais je ne veux pas que nous soyons séparés , et j' ai une volonté de fer , entendez -vous , Monsieur , jusqu' à ce que mon mari la brise . — Je la bénis au contraire . — Il faut , oui , c' est cela , il faut obtenir du roi qu' il me demande pour vous à mon père , qu' il lui donne ordre , s' il le faut , de nous unir . — Le roi ne le fera pas . — Pourquoi non ? il m' a montré tant de bontés ! — Cette bonté n' ira pas jusqu' à vous marier à un homme de votre choix . — Alors , je résisterai à mon père . Je me ferai tuer plutôt que de céder ... et nous attendrons . — Attendre ! oh ! cela m' est impossible . — Je suis seule ici , mes Argus se sont ennuyés de notre brillante vie , ils sont rentrés dans leur tanière . Nous pourrons alors nous voir souvent ; d' ici là , le ciel viendra peut-être à notre secours . Hélas ! ainsi est la jeunesse ; pour elle l' avenir est dans le lendemain , même lorsqu' il s' agit d' une passion qui souvent n' en a pas . — Oh ! oui , nous nous verrons , nous nous verrons chaque jour . Ne pouvez -vous vous échapper quelques instants pour me rejoindre dans cette belle forêt , il me semble que là , je jouis mieux de notre réunion . — Madame de Navailles est bien sévère ; pourtant j' essaierai . En ce moment , ils rejoignaient la châsse , on ne s' était pas aperçu de leur absence . Henriette se rapprocha de ses compagnes , parmi lesquelles elle n' avait point d' intimité , personne ne la questionna . Le soir , au cercle , elle resta tout le temps derrière la reine , au-dessous des dames du palais , ayant à ses côtés mademoiselle Charlotte d' Albret fille du maréchal et cousine germaine du marquis . Cette jeune fille n' était point jolie , elle avait quelque chose de parfaitement distingué dans les manières et une grande douceur dans le visage . Une sorte de répulsion l' éloignait de mademoiselle de Roucy ; c' était comme un instinct de jalousie . Elles s' examinaient sans se parler ; le marquis s' en aperçut et en fit le lendemain l' observation à Henriette . — Je ne suis pas maîtresse de ce sentiment , lui répondit-elle , je ne puis m' empêcher de croire que cette jeune fille vous est destinée . Tout le monde ledit ici , et elle -même semble le penser , comment voulez -vous donc que je l' aime ? Tous les matins Henriette sortait avec Louison Beaupré de la chambre des filles , sous prétexte d' aller voir la marquise d' Heudicourt . Elle avait étudié le château , et en avait facilement découvert les escaliers dérobés et les entrées secrètes . Elle descendait dans le parc , et là , près d' un massif de platanes , cachée par les branches , elle retrouvait le marquis avec lequel elle restait autant de temps que cela lui était possible . Ces entrevues toutes innocentes , augmentaient leur amour mutuel ; elles furent découvertes par madame de Navailles , qui , sur-le-champ , défendit à Henriette de sortir de l' appartement des filles , sous quelque prétexte que ce fut , à moins que ce ne soit pour son service . M . d' Albret l' attendit deux fois au rendez -vous , et son inquiétude ne connut plus de bornes lorsqu' il ne la vit point le soir au jeu . Il demanda à sa cousine ce qu' elle était devenue , sans penser au mal qu' en ressentirait mademoiselle d' Albret . — On dit qu' elle a été courir je ne sais où dans la forêt , et que madame de Navailles l' a sévèrement grondée , et comme c' est une orgueilleuse , elle a refusé de quitter le lit sous prétexte qu' elle était malade , mais pour ne pas montrer ses yeux rouges . Je n' en sais pas davantage , je ne connais pas cette demoiselle , ajouta Charlotte d' un air de dédain . Il fallut se contenter de cette réponse , et trois jours de suite elle ne parut pas . Remploya tous les moyens pour lui faire parvenir un billet . Elle lui répondit en deux lignes qu' elle était prisonnière et qu' elle ne sortait pas de sa chambre . Il lui vint alors dans la pensée que jadis le roi et M . de Lauzun étaient entrés par les toits chez mademoiselle de Lavallière , et que peut-être il lui serait possible de tenter la même entreprise . Sans réfléchir au danger , suivi de son valet de chambre , il commença son périlleux voyage sur les plombs du château . Malheureusement il fut aperçu , on donna l' éveil , et il lui fallut renoncer à son projet , avant sa complète exécution . Le lendemain on interrogea Henriette , elle nia tout . La reine fut instruite , le roi s' en informa , en quelques heures tout le palais retentit de cette aventure . — Eh bien ! dit le roi , il faut les marier ! — M . de Roucy n' y consentira jamais , répondit madame d' Heudicourt ; il a engagé sa parole à M . de Bussy-Lameth , qui ne la lui rendra pas . — Cependant la jeune fille est compromise . d' Albret doit la demander en mariage ; s' il est refusé , le tort ne sera plus de son côté . — Votre Majesté rendra le maréchal d' Albret bien malheureux , lui qui destinait le marquis à mademoiselle sa fille , répliqua madame de Richelieu . — Il trouvera un autre gendre . Il s' agit ici de l' honneur d' une fille de la reine . On lui doit réparation avant tout , je le veux . Cette conversation fut rapportée à Henriette et lui causa une grande joie . Elle ne pouvait croire que son père se refusât au désir du roi , déjà elle formait mille châteaux en Espagne , lorsqu' elle vit entrer dans sa chambre le comte de Roucy et le comte de Bussy-Lameth le père . La foudre tombant à ses pieds ne l' eut pas plus effrayée . Elle se leva interdite , et les salua , sans savoir ce qu' elle faisait . — Je viens vous chercher , ma fille , dit M . de Roucy d' une voix tremblante ; vous êtes restée assez longtemps dans cette cour maudite pouf votre honneur . — Vous venez me chercher , Monsieur ! s' écria-t-elle . — Oui , Mademoiselle , et , malgré les bruits injurieux répandus sur votre compte , nous ne reprenons pas notre parole ; mon fils vous attend pour vous donner son nom , dit le comte de Bussy . — Je vous remercie , Monsieur , répliqua Henriette qui , après le premier moment de surprise , avait repris toute sa hauteur ; je ne vous demande point une pareille grâce , et vous trouverez bon que je la refuse . — Vous refusez , Mademoiselle , interrompit son père , vous refusez un honneur auquel vous n' oseriez pas prétendre ! — Je vous répète , Monsieur , que je ne veux ni grâce ni honneur ; mademoiselle de Roucy n' en reçoit de personne , elle en accorde . — Toujours la même , Henriette , toujours fière et indomptable , même à présent où vous ne devriez pas lever les yeux après un pareil éclat . — Mais enfin , Monsieur , qu' y a-t-il ? un homme d' un haut rang , qui réunit toutes les convenances , me demande ma main , je la lui accorde parce qu' il me plaît . Vous aviez arrangé , dès mon enfance et sans me consulter , que j' épouserais M . de Lameth ; vous tiendrez votre parole comme il vous conviendra , ce qu' il y a de certain , c' est que je ne manquerai pas à la mienne . Pendant qu' elle parlait ainsi , le comte de Bussy-Lameth se promenait dans la chambre avec tous les signes d' une agitation extrême . Enfin , il croisa ses bras et s' arrêta droit devant elle . — Si c' était moi qui aie reçu la promesse de votre père , je la lui rendrais sur-le-champ , car je ne consentirais jamais à unir mon sort à celui d' une femme qui me haïrait ; mais mon malheureux fils vous aime au point d' en perdre la raison , si vous passiez en d' autres bras . Je ne renoncerai donc pas à un droit qui tient à la vie de mon enfant , et je vous prie , Mademoiselle , de nous suivre de bonne grâce , autrement il nous sera facile d' obtenir un ordre auquel il faudra bien vous soumettre . — Mais le roi veut que j' épouse le marquis , il l' a dit , j' en suis sûre . — Sa Majesté a entendu monsieur votre père et l' a autorisé à tout faire pour briser votre insistance . — Je n' ai donc plus d' espoir qu' en moi -même ; eh bien ! je ne m' abandonnerai pas . — Vous le voyez , Monsieur , dit le comte de Lameth à M . de Roucy , voilà la suite de votre faiblesse . — Oh ! elle partira , je vous en réponds . — Je partirai , car je n' ai pas la force ; mais j' ai d' autres armes , et nous verrons . Je proteste d' avance contre toute démarche qui compromettrait ma liberté . — Tenez -vous prête , demain dès le lever du soleil nous nous mettrons en route . — J' y consens , mon père , pour ne pas vous désobéir ; mais je n' épouserai jamais que l' homme choisi par moi -même , je tous prie dé ne pas l' oublier . — Vous obéirez à mes ordres . — Encore un mot , Monsieur : je pars demain , je ne reviendrai plus à la cour , sans doute , permettez -moi de descendre ce soir au cercle , c' est pour la dernière fois . Deux larmes roulèrent dans ses yeux en disant ces mots , elle les renferma . — J' y consens , se hâta de dire M . de Roucy , pour ôter à son compagnon le temps de l' interrompre . M . de Bussy haussa les épaules , leva les yeux au ciel et marcha vers la porte . — Dites bien un éternel adieu à ces folies et à ces orgueilleux projets , car je jure sur mon épée que vous n' en entendrez plus parler . Il sortit , M . de Roucy allait le suivre , sa fille l' arrêta par le bras . - Monsieur , dit-elle , tous avez entendu ce que tient de dire cet homme , prenez -y gardé , vous me sacrifiez en me livrant à sa tyrannie , vous en répondrez devant Dieu . Le comte , interdit de ces deux apostrophes , écarta Henriette d' un geste et se jeta dans le corridor sans répondre . Le soir elle parut au Cercle dans l' éclat d' une beauté embellie de tout le charme d' une mélancolie profonde . Chacun la regarda , elle ne chercha qu' un regard , tout en recueillant les autres . Le marquis était en face d' elle . Sa tristesse lui apprit qu' il n' ignorait rien , et qu' il ne se résignait pas à son sort . Il s' approcha d' elle lorsque les parties furent engagées . - Vous partez , lui dit-il bien bas , on vous enlève , et je suis condamné à le voir sans m' y opposer , sous peine de vous compromettre . Recevez ici mon serment de n' appartenir qu' à vous , de passer mes jours dans les regrets jusqu' à ce que vous soyez rendue à mon amour . Dites -moi maintenant que , vous aussi , vous me serez fidèle , que rien ne nous séparera , que vous résisterez à tout pour vous conserver à moi , dites-le et je ne crains plus rien . — Je vous dis que je vous aime , répondit-elle avec une passion concentrée dans son regard , tant elle craignait d' élever la voix au milieu des indifférents dont ils étaient entourés . Je pars , je vous écrirai , nous nous reverrons , ou je serai morte . Ils se quittèrent ; madame d' Heudicourt s' approcha d' eux . — Venez , mademoiselle , dit-elle , madame de Montespan désire vous dire un mot . Mademoiselle de Roucy suivit sa conductrice jusqu' à une table où la favorite jouait avec le marquis de Dangeau , Langlée et M . de Richelieu . — Nous vous perdons , mademoiselle , dit-elle entre deux cartes , et en ramassant une pile d' or étalée devant elle en manière de jetons . Vous êtes heureuse de retourner dans votre pays , de vivre en paix dans votre famille . Recevez -en mon compliment , ajouta-t-elle d' un air qui affectait d' être distrait . N' est -ce pas là ce que vous désiriez ? — Elle désirait rester à la cour , répondit madame d' Heudicourt en montrant l' air triste d' Henriette . — J' ai donc bien mal compris , car j' ai cru vous rendre service en demandant pour vous à la reine la permission de partir ; en vérité , je vous croyais le mal du pays . — Vous avez pris , madame , bien des soins dont je vous remercie , mais je sais que je les acquitte tous par mon départ . Vous me devez plus que vous ne pensez , et puissiez -vous ne jamais l' apprendre ! Fière de ce trait porté dans le sein de son ennemie , elle n' attendit pas de réponse , fit une profonde révérence et se retira . Pendant toute la durée du voyage Henriette resta appuyée dans le fond du carrosse , sans prononcer une parole ; elle ne répondit point aux questions de ses compagnons , et ils finirent par ne plus lui en adresser . Ils causaient entre eux de choses indifférentes , de la route , des auberges , de la guerre , pas un mot de mariage ni de la cour . Ils arrivèrent ainsi à Sissone les frères d' Henriette vinrent au-devant d' elle . Elle les embrassa du bout des lèvres , et apercevant le jeune comte de Bussy-Lameth qui se tenait derrière eux , elle remonta dans son appartement , en annonçant qu' elle ne reviendrait pas souper . Le lendemain , aussitôt son réveil , elle vit entrer son père , qui s' assit auprès de son lit , après lui avoir adressé un froid bonjour . — Vous voilà de bien bonne heure chez moi , Monsieur , lui dit-elle . — Je voudrais vous parler , ma fille , et ne point être dérangé . Louison , laissez-nous . Louison sortit . — Je n' ai pas besoin de vous rappeler les motifs qui m' ont décidé à vous ramener à Sissone , vous les connaissez comme moi . — Oui , mon père . — Vous savez que votre mariage avec le comte de Lameth a toujours été l' objet de mes vœux les plus chers ? — Oui , Monsieur . — Et vous comprenez que le moment est venu d' exécuter mes promesses . Vous allez avoir vingt ans , Henriette , pensez -y . — Oui , Monsieur , je sais que dans un an je serai majeure . — Vous ne songez donc pas aux suites de tous ces événements ? Les seigneurs de Lameth veulent bien ne pas ajouter foi aux calomnies répandues contre vous , et ne pas retirer leur parole , d' autres ne seraient pas aussi généreux . — Ce ne sont point des calomnies , c' est une vérité . J' ai donné ma foi à M . le marquis d' Albret , et je n' appartiendrai qu' à lui , tant qu' il sera vivant . — Vous réfléchirez , Mademoiselle . — Je n' ai pas besoin de réfléchir . Vous le voyez , Monsieur , je ne vous prie pas , je n' essaie pas d' employer l' ascendant que j' ai eu sur vous autrefois : c' est vous montrer assez que mon parti est irrévocable . — Eh bien ! ma fille , si votre orgueil ne veut pas ployer jusqu' à prier votre père , si vous vous croyez assez forte sans mon appui , je ne fléchirai pas non plus . Vous épouserez M . de Lameth , ou vous n' épouserez personne . — Je resterai fille . — Vous ne sortirez pas de votre appartement , où je vous ferai garder à vue . — J' y consens d' autant plus volontiers que j' allais vous en faire la demande , je ne puis revoir le comte de Lameth . — Et ce ne sera pas Louison Beaupré qui vous gardera , je choisirai une autre personne . — Comme vous voudrez . — Et vous ne recevrez ni n' écrirez aucune lettre . — Cela m' est égal . — Vous êtes décidée ? — Absolument . — Adieu , Mademoiselle , je reviendrai de temps en temps savoir si vous êtes moins fière . Le comte de Roucy faisait comme tous les gens faibles révoltés contre leur tyran , il se croyait le maître et il ne trouvait pas de chaînes assez lourdes à imposer à sa fille . Aussitôt qu' il fut sorti de la chambre , Henriette se précipita vers la porte , mit le verrou , et prenant une plume , elle écrivit : « On me défend de vous revoir , on veut que je donne ma main à cet odieux comte , soyez sans inquiétude , je l' ai dit à mon père , tant que vous serez au monde aucun autre ne recevra ma foi . Je ne crains ni persécutions ni menaces , et ma famille se lassera plutôt de me persécuter , que moi de souffrir pour me conserver à vous . Écrivez -moi : adressez la lettre à Louison Beaupré , elle m' arrivera tôt ou tard . Adieu , je suis prête à tout , j' attends et je vous aime . HENRIETTE DE ROUCY . » Elle appela Louison , lui remit ce billet , se fit habiller et attendit , ainsi qu' elle venait de l' écrire . Sur le midi on lui apporta à dîner , une vieille femme de charge de M . de Lameth le père , mariée à son sommelier , nommé Joguet parut à la suite . Elle fît une profonde révérence et dit qu' elle était envoyée près de mademoiselle , de la part de M . son père , qu' elle devait coucher dans sa chambre et ne pas la quitter un instant . — C' est bien , répondit Henriette , sans observations . La vieille femme s' assit près de la croisée , et tricota . — Vous ne me servirez pas , il m' est donc permis de garder Louison . — Mademoiselle Louison peut rester , seulement elle ne parlera pas à Mademoiselle à voix basse , elle ne lui remettra rien que je ne l' aie d' abord examiné , enfin elle se bornera à son service de fille de chambre . — Très bien . Voilà un système d' espionnage parfaitement organisé . Tu as entendu , Louison , nous nous conformerons à cet ordre . Cela ennuiera mon père , avant trois jours . Patience et courage , mon enfant , il y a une fin à tout . Et elle se mit gaîment à sa tapisserie . Henriette avait raison . Le comte de Roucy se fatigua de sa rigueur . Il chassa toute la journée , pour tuer le temps , mais à son retour le château de Sissone lui paraissait d' une tristesse affreuse . Les repas n' avaient plus de gaîté , les jardins privés de la folâtre et gracieuse jeune fille , lui semblaient déserts . Il commença à regretter sa sévérité , et il aurait été lui -même ouvrir la porte de sa prison , si le comte de Bussi ne fut arrivé à son secours . Il apprit avec surprise que la captive ne fléchissait point , qu' elle prenait au contraire les choses le plus philosophiquement possible , et surtout qu' elle ne cherchait pas à s' occuper du dehors . — Elle est plus dangereuse encore que je ne le croyais , dit-il . Oh ! s' il ne s' agissait pas de la vie de mon fils , avec quel empressement je vous rendrais votre parole , car il ne sera jamais heureux avec une telle femme . — Il l' aime donc bien ? — Il en a la tête tournée , et qui plus est le cœur rempli . L' idée de la perdre lui donne des vertiges , et je ne sais vraiment pas ce qu' il deviendrait dans le cas où elle persisterait à le refuser . Mon fils m' est plus cher que tout , je n' ai aimé que lui au monde , l' affliger , c' est me tuer ; ses larmes tombent sur mon cœur , et rien ne me coûtera pour le rendre heureux . Il le sera à sa manière , car je ne crois pas qu' il puisse l' être raisonnablement . Je resterai là , il est vrai , et je veillerai pour lui . Il y avait dans la physionomie de M . de Lameth en prononçant ces mots , quelque chose de sombre et de résolu , qui aurait fait trembler Henriette si elle eut été présente . — Que faire maintenant avec ma fille ? dit M . de Roucy . — La laisser dans sa chambre jusqu' à ce qu' elle se lasse . — Elle ne cédera pas ; d' ailleurs je me punis autant qu' elle en m' en séparant . — Allez la voir , comme pour savoir si elle n' est pas plus docile . — J' ai peur de céder à ses larmes . — Soyez tranquille , elle ne pleurera pas , elle a trop d' orgueil pour cela . — J' essayerai donc , peut-être ma vue produira-t-elle l' effet que nous désirons . — Votre vue ? Vous connaissez bien mal votre fille ! Madame Joguet est près d' elle ? — Toujours , elle ne l' a pas quittée . Je monte et je vous rendrai compte de ma visite . Lorsque Henriette vit monter son père , elle se leva et lui fit une grande révérence , comme à un étranger de distinction . — Eh bien ! lui dit-il , comment trouvez vous la vie que vous menez ? — Je m' y résigne , Monsieur , puisque je ne puis la changer que contre une autre mille fois plus cruelle . — Vous êtes donc toujours aussi obstinée ? — Je suis toujours aussi fidèle à mon serment . — Oh ! ma fille ! ma fille ! vous me faites bien du mal ! — Mon bon père , si vous étiez délivré des influences étrangères qui vous conduisent nous serions trop heureux . Je vous aime tant , répliqua-t-elle en lui baisant la main . — C' est vous qui troublez notre existence avec vos chimères . Vous savez , depuis votre enfance , que vous êtes promise à M . de Lameth , vous vous y étiez décidée , vous n' aviez point songé à vous en défendre . Et ce maudit voyage ! ... — Vous vous trompez , mon père , je n' ai jamais consenti à épouser M . de Lameth . Je me suis tue , mais j' ai toujours compté sur l' avenir pour rompre ce mariage . — Cependant , quoi de plus convenable ? N' a-t-il pas tout ce que vous pouvez désirer ? Naissance , beauté , fortune , jeunesse . Vous serez avec lui la première dame du pays , et c' est bien quelque chose . — Je ne l' aime pas , mon père . — Vous préférez donc le couvent ? — Cent fois ! — Eh bien ! vous irez , puisque rien ne vous touche , ni mes ordres , ni mes prières . — Je suis prête à partir . Le vieillard devint pâle de colère , il eut préféré une résistance violente à cette soumission révoltée . Il se leva et sortit en répétant : — Vous irez ! Madame Joguet avait assisté à cette scène . Elle essaya de mêler ses observations à celles du comte , Henriette lui imposa silence . — Vous êtes ici pour me garder , et non pas pour me prêcher , dit-elle . En ce moment , Louison entra . Elle avait un air de mystère et de gravité , qui frappa sur le champ sa maîtresse . Elle ouvrait la bouche pour lui en demander la raison , la suivante mit un doigt sur ses lèvres en regardant madame Joguet , dont les yeux ne quittaient pas son éternel tricot . Puis elle se baissa , comme pour ramasser quelque chose , et montra à Henriette une lettre cachée dans son tablier . Dès que celle -ci l' aperçut , son cœur battit vivement . Elle se tourna par un mouvement involontaire vers l' argus placé auprès de la fenêtre . — Louison , dit-elle , je voudrais un livre . Louison apporta un volume du théâtre de Corneille . — Non , pas celui -là ; ce Nicolle qui est là-haut sur la tablette . — Quoi ! Madame , ce gros là ! — Oui , justement ce gros -là . Louison sourit , car elle venait de comprendre . Elle apporta le volume . — Donne -moi un morceau de papier , le feu ne va pas . — Je n' en ai point , Madame . Est -ce qu' on nous en laisse ! — Demandes -en à madame Joguet . Louison alla près de la vieille femme , qui sortit de sa poche une liasse de papiers assez crasseux , et chercha celui dont elle n' avait plus besoin . — Vous sentez bien l' ambre , ma mie , dit-elle , en regardant la soubrette d' un air de méfiance . — C' est ce nœud de rubans qui vient de Mademoiselle , il embaume tout mon tiroir . Madame Joguet lui donna des vieux comptes de linges , Louison les porta à mademoiselle de Roucy , mais elle y glissa d' abord la lettre du marquis d' Albret . Elle déchira avec bruit les papiers en morceaux pour les chiffonner , et de la sorte elle brisa l' enveloppe sans attirer l' attention de la duègne . Elle la jeta au feu avec le reste , et plaça la lettre ouverte dans une des feuilles du livre . — Quelle histoire vais -je vous lire ? Mademoiselle . — Une très belle . — En voici une que j' ai commencée hier toute seule , elle vous amusera . — Le permettez -vous , madame Joguet ? — On ne me l' a pas défendu . — Alors écoutez , Mademoiselle . Je vais vous dire ce que j' ai déjà lu . Ce sont deux jeunes gens qui s' aiment , qui veulent se marier , leurs parents s' y refusent . — Cela arrive partout . — Mademoiselle Louison , cette histoire me semble un peu bien impertinente . — Du tout vous verrez . Ils s' aiment donc . On les sépare et ils s' écrivent ; j' en étais à une lettre du jeune homme , la voici : « Vous souffrez pour moi , adorable Hen ... . » Comment s' appelle-t-elle l' héroïne ? je ne puis pas lire son nom . — Elle s' appelle Charlotte , c' est écrit là . — Je reprends . « Adorable Charlotte , je voudrais racheter « vos larmes aux dépens de ma vie . Il me faut , hélas ! me soumettre et attendre ; mais les ce charmantes assurances que vous me donnez me comblent de joie . Le temps viendra peut-être où je pourrai vous en témoigner ma reconnaissance . Que dois -je faire ? donnez -moi vos ordres . Soyez mon ange tutélaire et ma souveraine . Je languis loin de vous . Oh ! mon Dieu ! si vous alliez céder aux tortures dont vous êtes affligée , si vous alliez cesser de m' aimer ! Je cesserais de vivre , car vous l' avez dit : tant que je serai vivant rien ne pourra me séparer de vous . Je suis à vos pieds , je les couvre de mes pleurs . Quand me sera-t-il permis de vous exprimer toute la passion que je ressens d' être à jamais votre esclave . » — Voici une lettre , très tendre et fort bien tournée . Ton héros a de l' esprit , Louison . — Vous trouvez ? — C' est ainsi qu' on trompe les jeune filles . Je gage que cet homme n' était qu' un séducteur , reprit madame Joguet , d' un ton doctoral . Voyons la suite . — La suite ? — Sans doute . — Oui , Louison , continua mademoiselle de Roucy , qui s' amusait de l' embarras de sa suivante , comment cela finit-il ? — Mademoiselle , je suis bien fatiguée , je ne puis lire davantage , mais si vous le voulez , je vous raconterai la fin , je la sais . — Déjà fatiguée ? — J' ai un rhume affreux . — Soit , raconte le dénouement . Se marièrent -ils ? — Oui , Mademoiselle ? — Et ils furent heureux ? — Non , Mademoiselle . — Et pourquoi ? — Parce que lorsqu' ils furent mariés , ils ne s' aimèrent plus et qu' ils se trouvèrent mille défauts . — Madame Joguet avait raison , ton conte est très impertinent . — Mon conte est vrai . — Où as tu pris cette expérience qui te rend si instruite ? — Eh ! mon Dieu ! Mademoiselle , dans mon état on s' instruit en ouvrant les yeux . — Qu' en pensez -vous , madame Joguet ? — Je pense que voilà une hardie commère d' oser parler ainsi à Madame . — Vous savez bien , madame Joguet , que tout lui est permis . Madame Joguet fit un gros soupir en levant les yeux au ciel , la conversation en resta là . Après quelques jours , Henriette , qui avait trouvé moyen de se procurer un crayon , en coupant un morceau d' une couverture de plomb adaptée à une boite , répondit au marquis , une lettre toute pleine de ses résolutions et de son amour . Louison trouva moyen de la faire partir ; elle avait séduit un garçon d' écurie par ses minauderies , et en lui promettant de causer avec lui de temps en temps , elle lui imposait ses commissions dangereuses . Un malin madame Joguet descendit , après avoir enfermé Henriette seule dans sa chambre , elle remonta au bout d' une demi-heure , et se remit à travailler , Louison était sortie . — Mademoiselle doit bien s' ennuyer , dit la vieille femme , voilà plus d' une heure qu' elle ne parle pas . — Que voulez -vous que je dise . — Si Mademoiselle avait envie de voir une gazette on m' a prêté celle -ci ? — Donnez . Qui vous l' a remise ? — Le maître d' hôtel de M . le comte . Henriette la parcourut . — La guerre recommence , dit-elle , ah ! le roi et toute la cour sont à l' armée . — Il y a déjà plus d' un mois . — Oui , sur le Rhin . Les régiments de Champagne , de Navarre et de Normandie sont à ce corps d' armée , à ce que prétend cette feuille . — On s' est battu , m' a-t -on dit . — C' est dans cette gazette ? — Oui , Mademoiselle , un peu plus loin , je crois ! — Ah ! mon Dieu ! Elle vit en effet les détails d' une bataille , quelques noms de sa connaissance se trouvaient cités , mais elle respira , le marquis n' y était point ! — Mon père doit-il savoir que tous m' avez prêté ceci ? — On ne m' a pas défendu de vous donner des imprimés . — C' est bien . Il y a quelque machination dans tout ceci , pensa-t-elle . Plusieurs semaines se suivirent sans apport ter le moindre changement dans la position d' Henriette . Elle commençait à s' accoutumer à sa solitude , et d' ailleurs l' amour-propre la détournait d' aucune soumission . Un soir Louison vint la prévenir que son père et le comte de Bussy allaient monter chez elle . — J' ignore ce qui est arrivé , dit la suivante , mais ils ont un visage triste comme s' il s' agissait d' un enterrement . Il viennent peut-être s' avouer vaincus . — Mon père , ce serait possible , mais le comte , jamais . Il y a entre cet homme là et moi une lutte qui ne finira pas tant que tous les deux nous serons de ce monde . On entendit des pas dans l' antichambre , c' étaient les visiteurs annoncés . Henriette composa son visage sur le leur , et les reçut aussi sérieusement que possible . — Ma fille , dit le vieux comte , je viens de recevoir une lettre , et , quoiqu'il m' en coûte de vous affliger , je crois devoir vous en donner connaissance . — J' écoute , Monsieur . — Vous allez apprendre une triste nouvelle . Mais c' est une punition de votre désobéissance , vous avez résisté à votre père , vous en êtes châtiée dès cette vie , tel est le commandement de Dieu . — Mon père vous me faites mourir d' impatience ! — Cette lettre est du duc de Villeroi . Il me mande de Paris que le marquis d' Albret a été tué en duel à l' armée , par le chevalier d' Artagan , vous pouvez la lire . Henriette ouvrit de grands yeux , elle ne voulait pas comprendre . — Vous dites ... mon père reprit-elle en tremblant de tous ses membres . — Hélas ! mon enfant , ne tremblez pas ainsi , vous me faites un mal affreux . C' est un malheur sans doute , ayez du courage , le temps vous guérira . — Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s' écria-t-elle . Et elle se mit à fondre en larmes . M . de Bussy-Lameth la regardait sans changer de physionomie . — Mademoiselle , lui dit-il , je sens que ma présence , doit vous être désagréable , mais je suis venu moi -même vous assurer qu' à dater d' aujourd'hui , vous n' endurerez plus aucune persécution de notre part , nous attendrons tout de l' avenir et de notre bon droit . Il salua , ouvrit la porte et laissa ensemble le père et la fille . — Mon père ! mon père ! criait Henriette au milieu de ses sanglots , dites que cela n' est pas vrai , dites qu' il existe encore ! — Ma fille , mon Henriette , n' aimez -vous donc que cet homme au monde , et ne puis -je pas vous consoler ? La jeune fille pleurait toujours . — Cette affreuse-lettre , où est-elle ? — La voilà , vous pouvez la lire . Henriette lut . — Eh bien , mon père , dit-elle après un moment de silence , je vous prie de me faire conduire à Laon , au couvent des Ursulines . C' est là désormais que je veux vivre , jusqu' à ce qu' il me soit permis de prononcer mes vœux . — Vous voulez me quitter , Henriette ! — Mon père , je ne puis supporter le monde lorsque tout ce que j' aimais en a disparu . Je n' ai plus qu' à prier pour lui . Le lendemain Mademoiselle de Roucy coucha aux Ursulines de Laon . Sur les ailes du temps la tristesse s' envole , Le temps ramène les plaisirs . a dit le bon La Fontaine . Mademoiselle de Roucy était depuis trois mois au couvent , et déjà elle commençait à tourner ses regards vers le monde . Elle avait d' abord pleuré à flots , les premiers jours , puis elle avait séché ses larmes pour se livrer à la mélancolie . Ses beaux cheveux épars commençaient à se relever en tresses , son habit de couleur foncée arriva peu à peu au bleu de ciel , et lorsque madame l' Abbesse lui proposa d' entrer parmi les postulantes , elle répondit qu' elle voulait rester encore quelque temps pensionnaire . Son orgueil se soutint longtemps après la fin de sa douleur . Elle ne voyait personne que le comte de Roucy , parce qu' elle l' avait déclaré dès son entrée au monastère . Aucune nouvelle du dehors ne parvenait jusqu' à elle , parce qu' elle l' avait voulu ainsi . — Mon Dieu ! Louison , dit-elle un jour à sa suivante , il me semble que je deviens laide dans cette affreuse prison . — Mademoiselle devrait en être dehors depuis longtemps . Ce n' est pas à son âge et avec sa beauté qu' on s' enterre ainsi . — Comment veux -tu que j' en sorte ? Je serais la risée de la province . — Pas le moins du monde . Tous les jours on se met en pension et on en sort , cela n' a rien d' étrange . N' avez -vous pas au contraire toujours refusé d' entrer en religion ? — Que te semble de la belle flamme de M . de Lameth ? Il prend son parti bravement , ce me semble . N' est-il point marié par hasard ? — Oh ! que vous savez bien que non , Mademoiselle , que vous êtes certaine de votre empire ! — Hélas ! ce pauvre marquis ne m' aurait pas oubliée , lui ! — Qui sait ? les gens de la cour sont sujets à caution . — Il m' aimait tant ! — Et puis il habitait Versailles . — Je ne me consolerai jamais de sa perte . — Louison , tu crois que je pourrai quitter ce couvent sans ridicule ? reprit-elle après un moment de silence . — J' en suis certaine . — Alors demande-le pour moi à mon père , tu comprends ? comme de toi -même . Engage-le à me le proposer , je me ferai prier un peu , et puis je céderai . — Il en sera ravi . Je vais engager madame l' Abbesse à lui écrire . Le lendemain matin le comte de Roucy était au parloir . — Je vous trouve changée , ma fille , dit-il à Henriette . Ne seriez -vous donc plus bien dans ce saint asile ! — Je ne dis pas cela , Monsieur , mais ma tristesse est si profonde ! — Il faudrait cependant prendre un parti , vous ne pouvez rester toujours pensionnaire aux Ursulines ; madame l' Abbesse m' a écrit à ce sujet . . — Vraiment , mon père ? — Certainement , ma fille . Vous avez à choisir entre le voile ou la main de M . de Lameth . — Ni l' un ni l' autre , mon père . - Prenez huit jours de réflexions , Mademoiselle , d' ici là je ne veux pas de réponse . Enfermée dans votre appartement avec Louison Beaupré , vous ne verrez personne . Dimanche prochain , je viendrai savoir ce que vous aurez décidé , et songez bien que c' est irrévocable ! . Lorsque le comte fut sorti , Henriette resta accablée sous le poids de son étonnement . — C' est mon père qui me parle ainsi ! s' écria-t-elle . Mon père ! il faut qu' il soit bien dominé par cet abominable Bussy . Qu' en penses -tu , Louison ? — Je pense , Mademoiselle , que cela vaut la peine d' y réfléchir . Vous avez deviné juste , M . le comte est conduit et soutenu par un esprit ferme que rien ne fera dévier de sa route ; il a de plus je préjugé , si vous voulez que c' en soit un , de sa parole engagée , il tiendra bon . — Moi , je ne puis supporter l' idée de prendre le voile ! A cette heure , le soleil dorait de ses joyeux rayons la petite chambre d' Henriette ; assise en face de la fenêtre ouverte , elle regardait la campagne embellie de toutes les splendeurs du mois de juin , son œil se portait au loin sur les plaines vertes et fleuries . Louison était debout appuyée contre le dossier de son fauteuil , c' était un tableau ravissant de grâce et de jeunesse . — Il faudrait ne plus voir tout cela , il faudrait renoncer à mes courses dans la forêt , à cheval par un beau temps comme celui -ci ! — Il faudrait couper ces boucles , enfermer ce visage sous une coiffe noire ! — Il faudrait renoncer au sommeil que j' aime tant , mettre de gros linge , porter de gros souliers et des robes de bure . — Il faudrait oublier les compliments , les hommages des jeunes seigneurs ; si par hasard vos yeux se portaient en dehors de la grille , il faudrait les baisser bien vite pour ne pas rencontrer de profanes regards ! — Il faudrait me séparer de toi , ma pauvre Louison ! — Au lieu de cela , à Pinon , du monde , des équipages , des robes de velours , des diamants ! — Ah ! oui . — Des fêtes , des chasses , des adorateurs , des fleurs , des dentelles ! — Tu as raison . — Et la liberté ! la liberté ! Madame , dont vous ne parlez pas ! — Louison , que ferais -tu à ma place ? — Ce que je ferais , Mademoiselle ? j' écrirais à mon père de tout préparer pour mon mariage . — Mais , Louison , je n' aime pas le comte de Lameth . — Mais , Mademoiselle , l' amour s' en va si vite que ce n' est pas la peine de le compter en face de toute la vie . — Tu crois ? — N' avez -vous pas cru mourir de la mort du marquis d' Albret ? Ne vous êtes -vous pas consolée ? — Consolée , Louison I oh ! non , je ne suis pas consolée ! répliqua-t-elle avec un gros soupir ... . . — Enfin , vous n' en êtes pas morte , et vous vous déciderez à en épouser un autre , c' est déjà beaucoup . — Oh ! je ne puis me résoudre ... . — Eh ! Mademoiselle , devenez comtesse de Lameth , daime de Pinon , et puis vous vous résoudrez après . — Vraiment , tu me fais rire , quoique je n' en aie guère envie . — Vous en avez besoin , c' est bien pis ! Ces discussions se renouvelèrent cent fois . Louison , comme un démon tentateur , montrait toujours la magnificence et les plaisirs pour compenser l' époux qu' on n' aimait pas . Henriette essayait de se persuader à elle -même qu' elle céderait pour le bonheur de son père . Dès que cette idée fut entrée dans sa tête , elle s' y cramponna ; c' était en effet le plus saint prétexte à donner pour colorer son inconstance . La veille du jour fixé , elle prit une plume et écrivit : Mon père , vous avez toujours été pour moi d' une bonté et d' une indulgence sans pareilles . Je n' ai qu' un moyen de vous en prouver ma reconnaissance , c' est de vous obéir . Pour vous , pour vous seul , je consens à renoncer à la vie religieuse , je consens à épouser ce lu que vous avez choisi . Faites tout préparer , j' attendrai dans cet asile le moment fixé par vous . C' est aux pieds de ces autels , où j' ai tant prié , que je consommerai mon sacrifice , et je ne sortirai plus de ces lieux qu' avec le titre de « comtesse de Lameth . Votre soumise et affectueuse fille , HENRIETTE DE ROUCY . — Vivat ! Mademoiselle , s' écria Louison quand elle tint cette lettre cachetée et prête à être remise au comte de Roucy . Il y aura demain une grande joie dans Sissone . — Je ne verrai pas mon père , je n' en ai pas le courage , Louison ; tu descendras à la grille et lu lui remettras cela . Tout est fini , me voilà donc liée ! — Et vous ne vous en repentirez pas . C' est si beau le château de Pinon ! La lettre d' Henriette combla de joie son excellent père . Il lui répondit qu' il ferait tout ce qui lui serait agréable , qu' il lui permettait de rester à Laon jusqu' à son mariage , et qu' il mettrait la province à l' envers pour célébrer dignement cet événement tant désiré . — Vous aurez les plus superbes présents , lui écrivait-il , le comte de Lameth est transporté , il veut vous parer autant que la reine . » — Vous voyez bien , Mademoiselle , disait Louison , voilà que cela commence ! . — Hélas ! répondait Henriette , cela ne commence que trop tôt ! Les religieuses étaient à chaque instant dans la chambre de mademoiselle de Roucy pour la complimenter et pour admirer les belles choses qui lui étaient envoyées . Le matin de la cérémonie le couvent était en révolution , et toutes voulaient parer la mariée . Avant de recevoir personne , elle s' enferma un instant avec Louison , puis lui donnant un petit paquet soigneusement cacheté : — Garde -moi cela , lui dit-elle , ce sont mes souvenirs . Je ne veux plus les revoir , et surtout je ne veux plus qu' ils troublent ma vie . Il faut avoir du courage ! Et en même temps elle examinait la magnifique robe de brocart d' argent qu' elle allait revêtir . — Oui , Mademoiselle , répondit Louison en serrant le paquet dans sa poche , oui , je comprends à merveille . Soyez tranquille , je garderai tout cela , et vous n' en entendrez plus parler . — Hélas ! il le faut bien ! Tout en soupirant elle essayait sa coiffure . — Voilà une douleur réellement touchante , reprit Louison . Mais , Mademoiselle , l' heure s' avance , dans quelques instants on viendra vous chercher ; hâtons-nous de commencer votre toilette . Les portes s' ouvrirent et les novices , les professes , l' Abbesse , toute la maison vint assister à cette grande affaire , Mademoiselle de Roucy portait , comme nous l' avons dit , une robe de brocart d' argent , son corsage était brodé en perles fines , elle avait sur la tête une couronne de fleurs d' oranger , et autour du front deux rangs de perles grosses comme des noisettes , rattachées au milieu par une agrafe de diamants . Son collier , ses girandoles étaient pareils , et un immense voile de point de Flandre recouvrait tout cela sans cacher sa céleste beauté , l' admiration de tous . Elle descendit à la chapelle lorsque tout fut prêt pour la cérémonie . Elle y trouva son fiancé , son père , le comte de Roucy , et toute la noblesse de Picardie qui l' attendaient . Sa contenance fut aussi aisée qu' en présence de Louis-le-Grand . Elle avait une foi si entière dans sa beauté , une certitude si profonde d' être admirée , qu' elle ne craignait rien ni personne . La cérémonie fut aussi belle que possible : le comte de Lameth ne pouvait croire à son bonheur , il n' osait pas adresser la parole à sa femme , et lorsque , en sortant de l' église , il entendit appeler les gens de madame la comtesse de Lameth , il tressaillit des pieds à la tête . — Nous allons nous rendre à Pinon sur-le champ , dit le comte de Bussy , si cela vous plaît toutefois , Madame la comtesse . — Je suis décidée à faire tout ce qui pourra être agréable à M . le comte , répondit-elle en baissant les yeux . Le jeune comte lui baisa la main . Ils montèrent en carrosse . Celui de la mariée était magnifique , couvert d' or , avec des peintures charmantes ; quatre beaux chevaux gris y étaient attelés , et la livrée ne le cédait en rien à tout le reste . . Madame de Lameth se sentit enivrée . Elle entendait de tous côtés retentir son nom accompagné des éclats immodérés de la joie et de l' enthousiasme . — Qu' elle est belle ! s' écriait -on . Ce fut un véritable triomphe , un délire . Le pauvre marquis d' Albret était alors bien loin de sa pensée . Elle porta un regard de reconnaissance sur son mari , dont la passion excitée au plus haut degré tenait de l' idolâtrie . — Je vous remercie , Monsieur , lui dit-elle . M . de Lameth crut voir le ciel ouvert . On arriva à Pinon . La route était semée de fleurs ; des jeunes filles portaient des bouquets , elles couvrirent les chevaux de guirlandes , elles chantèrent des couplets . Et les coups de fusil , les danses , les fusées ! On n' avait jamais vu de semblables réjouissances . Lorsqu' on entra dans l' avenue , les tours du château de Pinon apparurent à tous les regards pavoisées de drapeaux , de couronnes , de rubans qui étincelaient au soleil . — Voilà votre royaume , dit le comte de Lameth , et voici votre premier sujet . Henriette , la tête tournée de vanité , l' aimait presque dans ce moment -là . Pinon était alors un vieux manoir dont l' origine se perdait dans la nuit des temps . Il avait appartenu aux sires de Coucy , et , en 1190 , Raoul Ier , prêt à partir pour la Terre-Sainte , fit le partage de ses biens entre ses enfants . Pinon échut à Robert , le dernier de ses fils , qui prit le titre de Robert de Pinon après la mort de Raoul , arrivée l' année suivante , à Saint-Jean-d'Acre . Cette branche cadette conserva ce nom jusqu' à son extinction , en 1222. Avant cette époque même , on trouve dans des chartes relatives à l' abbaye de Prémontré , que Pinon était déjà une place importante . Robert était frère d' Alix de Dreux , petite-fille de Louis-le-Gros ; il promit foi et hommage pour la terre de Pinon à Thomas de Vervins , son frère aîné , et s' engagea à ne pas aliéner ce domaine . Robert avait épousé Elisabeth de Roucy , une des aïeules d' Henriette , ce que le comte de Bussy lui fit observer de la façon la plus galante . Ce même Robert combattit à Bouvines et fut fait maréchal de France ; il n' y en avait alors que trois . Il mourut et laissa un fils , après lequel la terre de Pinon resta dans la maison de Coucy pendant trois générations . Robert III n' eut pas d' enfants , sa succession passa à sa sœur . Jeanne , épouse de Guillaume de Ponthieu , qui ne laissèrent qu' une fille du nom de Jeanne . Ses parents lui cédèrent la châtellenie de Pinon , et la marièrent à Dreux de Crèvecœur , en 1585. Le sire de Coucy racheta Pinon de Jeanne de Ponthieux , et sa fille le revendit le 24 décembre 1401 au duc d' Orléans , avec la baronnie de Coucy et le comté de Soissons , qu' il fit ériger en pairie en 1404. En 1406 le duc de Bourgogne , ennemi du duc d' Orléans , fit prononcer la réunion de cette pairie à la couronne , sous prétexte qu' elle n' était possédée qu' à titre d' apanage . Mais cette décision n' eut pas de suite . La terre retourna en 1408 à Robert de Bar , petit fils d' Enguerrand de Coucy , et fils de Marie sa fille aînée . Cette terre passa dans la suite à la maison de Lameth . Est ce un Lameth qui en fit l' acquisition d' un descendant de Marie de Coucy ? Y-eut-il un possesseur intermédiaire ? À quelle époque la jouissance des Lameth a-t-elle commencé ? C' est ce qu' il nous a été impossible d' éclaircir . Le premier seigneur de Pinon du nom de Lameth , que nos recherches nous aient fait connaître est Christophe , qui vivait dans le seizième siècle . Les qualités qu' il prenait étaient celles -ci : « Chevalier , seigneur de Pinon , Bussy sur Aixin , Lanissecourt , Clany et Thurin , vicomte de Laon et d' Ansizy-le-Châtel . » Il fut depuis décoré de l' ordre du Roi . Il épousa Isabelle de Bayencourt et en eut deux fils . Le cadet fut héritier des noms , armes et terres de son oncle , Antoine de Bayencourt , de Bouchavannes , seigneur de Quincy . Charles de Lameth , fils aîné de Christophe , était gouverneur de Coucy . Il prit le parti de la ligue et traita directement avec Henri IV , en 1594. Après Charles vint Louis , puis François . Celui -ci se fit appeler vicomte , puis comte de Bussy-Lameth , comme titulaire de la vicomte de Laon , en ajoutant à son nom celui de Bussy , pour se distinguer du seigneur d' Hennecourt . Il était proche parent et intime ami du cardinal de Retz , qui en parle dans ses mémoires et raccommoda le Cardinal avec la cour . C' est ce même comte de Bussy-Lameth qui figure dans cette histoire . Henriette fut obligée d' entendre de lui pendant le chemin de Laon à Pinon , toute cette généalogie . — Vous devez savoir cela , Madame , ajouta-t-il , il faut qu' une femme connaisse la dignité du nom qu' elle porte , afin de le conserver dans toute sa splendeur . — N' avez -vous pas eu des événements tragiques dans votre famille ? demanda-t-elle . — Sans doute . Bussy de Clermont d' Amboise fut assassiné par le mari de sa maîtresse qui lui tendit un piège et le tua . — Pauvre jeune homme ! — C' était justice , Madame , c' est ainsi qu' on doit venger son injure . — Cela est barbare . — Non , Madame , cela est juste , encore une fois . — Il me semble , mon père , dit le jeune comte , qu' il est plus honorable de demander une réparation , l' épée à la main . — Non , Monsieur , non , l' arme des lâches avec les lâches , la ruse contre la ruse . On vous a trompé pour vous enlever l' honneur , trompez pour enlever la vie . La preuve , c' est que nous ne réclamons pas contre le sort de Bussy d' Amboise , il l' avait mérité . Madame de Lameth ne répondit pas et devint rêveuse . Les ponts-levis du château étaient baissés . Tous les gens des deux comtes rangés en haie dans la cour , ayant les vassaux derrière eux , accueillirent le cortège aux cris de : Vive M . le comte ! vive madame la comtesse ! Henriette se montra d' une affabilité extraordinaire ; en descendant de carrosse , elle jeta à la foule le contenu de sa bourse , et salua de la main . La grande salle disposée pour un banquet de cérémonie , retentissait du son des instruments . Après le dîner on ôta les tables et on commença à danser . Madame de Lameth avait la plus grande réputation comme danseuse , aussi chacun admirait-il ses grâces . C' est une tradition dans la famille de Lameth qu' elle a inventé le pas de si sol , par corruption de son nom de Sissone . Les fêtes de ce mariage durèrent plusieurs jours . Toute la province y assista . Henriette se trouvait là dans son élément , aussi se montra-t-elle parfaitement aimable . Le luxe le plus brillant l' entourait , elle n' avait pas le temps de former un désir , son mari était à ses genoux , son beau-père même , laissait fléchir son invincible volonté devant un sourire d' elle . Elle eut des laquais , des écuyers , des pages , presque des gardes . Elle tint cour plénière à Pinon pendant quelques mois ; on ne parlait que d' elle dans toute la Picardie . Les gentilshommes se rendaient à ses fêtes de vingt lieues à la ronde . Elle se montra d' abord modeste et retenue , ne laissant paraître qu' une fierté sans égale , très permise à sa beauté et à ses talents en tous genres . Puis elle devint coquette . Elle mit son plaisir à faire des malheureux ; comme elle était fort enviée , on ne manqua pas de la critiquer fortement . Ces bruits arrivèrent jusqu' au comte de Bussy-Lameth , qui , en ayant sa maison parfaitement séparée de celle de ses enfants , habitait avec eux le château de Pinon . De là commencèrent une foule de querelles , qui s' envenimaient chaque jour , et dont Henriette ne se consolait qu' en redoublant de magnificence . Le jeune comte prenait toujours le parti de sa femme , son amour s' augmentait de tous ses succès , des rivaux même qu' elle lui sacrifiait avec éclat , et à chaque nouveau désespoir , au lieu de se préoccuper , comme son père , du bruit qu' amenaient ces aventures , il s' en réjouissait avec Henriette , laquelle savait à merveille plaisanter sur toute chose . Quelque temps après son mariage , un soir , madame de Lameth se faisait déshabiller par Louison Beaupré , passée à la dignité de demoiselle suivante . — Eh bien ! Madame , disait Louison , cela ne vaut-il pas bien les Ursulines de Laon ? — Sans doute , Louison , je me trouve fort heureuse . — Malgré votre beau-père ! — Malgré mon beau-père ; mon mari me , donne toujours raison . — Et le cœur ? — Le cœur est mort . — Vous n' aimez personne ? — Personne absolument . — Et votre mari ? Henriette ne répondit pas . Le château d' Anizy , situé à un quart de lieue de celui de Pinon , appartenait aux évêques de Laon . Le cardinal d' Estrées , qui l' habitait alors , était un des convives les plus assidus de madame de Lameth . Il excellait dans la galanterie , malgré son rochet et son camail , et il ne cessait de vanter les charmes de labelle châtelaine . Anizy est un vieux manoir , dont il était déjà question en 496. Il fut donné aux évêques en 500 , lorsque saint Rémi érigea l' évêché de Laon . Plusieurs fois le bourg d' Anizy figura dans nos guerres civiles , comme appartenant à l' un ou l' autre parti ; enfin , en 1540 , le cardinal de Bourbon fit construire le château , dont une portion existe encore aujourd'hui . C' était une des magnificences de la province que ce superbe monument , où plusieurs de nos rois , entr'autres François Ier , avaient reçu l' hospitalité . Les évêques de Laon y passaient presque toujours la belle saison , et le voisinage de Pinon n' était pas un des moindres agréments qu' ils y trouvaient . Le cardinal d' Estrées avait connu le comte de Bussy à la cour , mais il n' avait pas été témoin de la brillante apparition qu' y avait faite mademoiselle de Roucy ; par une espèce d' accord tacite , ils ne parlaient jamais de ces circonstances . Le cardinal était homme de trop bon goût pour ne pas comprendre que MM . de Lameth devaient fuir cette conversation , et peut-être d' ailleurs ignorait-il jusqu' à quel point les relations d' Henriette et du marquis d' Albret avaient été poussées . Ce bruit n' avait eu qu' un très faible écho en Picardie . Les relations entre les provinces et la capitale n' étaient pas alors ce qu' elles sont aujourd'hui . Peu de personnes voyageaient et il était très rare qu' une anecdote se répandit en dehors du cercle où elle s' était passée . Dans l' été de 1774 , le cardinal d' Estrée s' établit tout à fait à Anizy et y tint un grand état . Il y recevait tous les étrangers de distinction et les hôtes des seigneurs de Pinon devenaient bientôt les siens . Il y eut une grande chasse dans la forêt de Prémontré . Les moines et le père abbé en tête reçurent le prélat , qui venait prendre ce plaisir dans leurs domaines , accompagné de labelle madame de Lameth et d' une foule d' autres personnes de distinction . La journée était superbe ; on tua un sanglier et plusieurs chevreuils , qui furent distribués aux assistants . — Monseigneur , dit madame de Lameth au cardinal , votre Éminence a donc choisi le sanglier ? — Certainement , madame la comtesse , et je vous demanderai la permission de vous en offrir une portion . — Pourquoi faire ? hors la hure cela ne se mange pas . — C' est au contraire une des meilleures venaisons possibles , lorsqu' elle est bien accommodée . — Je ne m' en doutais guère . — Eh bien ! madame la comtesse , je vous en ferai goûter à Anizy , ne le voulez -vous pas ? — Je me risque sur la parole de votre Éminence , mais j' ai bien peur que ce ne soit un triste ragoût . Toutes les personnes présentes furent également engagées , et on décida que le festin aurait lieu le dimanche de la semaine suivante . A quelques jours de là , il arriva une lettre de l' évêque . Il rappelait l' invitation , en ajoutant qu' il lui était survenu deux seigneurs de la Cour , ou pour mieux dire de l' armée , et qu' il serait très fier de leur montrer la merveille de la province . — Monsieur , dit la comtesse à son mari , vous donnerez des ordres afin que nous ayons ce jour -là notre grand équipage , n' est-il pas vrai ? — Le plus beau , Madame , je vous le promets , répondit le comte en souriant , et vous ferez , j' espère , une resplendissante toilette ; il ne faut pas qu' ils puissent dire à la Cour que vous n' êtes plus la belle Picarde . — N' irons-nous pas bientôt à la Cour , monsieur le comte ? — L' année prochaine , j' espère , répliqua-t-il d' un air embarrassé . Mais n' êtes -vous donc pas bien ici ? — À merveille ; pourtant — Pourtant , vous trouvez qu' il faut un plus grand théâtre à votre coquetterie , n' est -ce pas , Madame ? reprit le comte de Bussy , qui avait écouté jusque -là la conversation en silence . — Encore ! Monsieur , s' écria-t-elle . — Je ne comprends pas la passion aveugle de mon fils qui vous laisse courir à votre perte , et qui ne vous arrête pas sur le bord du précipice . — Je ne crois pas qu' il y ait dans tout cela le moindre précipice , Monsieur . — Il y a un abîme , Madame ; vous jouez avec l' amour , et vous vous y prendrez un jour . Ici , le danger est moins grand garce que les séductions sont moins puissantes , mais à la Cour ! Vous avez donc oublié le passé , Madame ? — Ne me le rappelez pas , au nom du ciel ! s' écria-t-elle en cachant sa tête dans ses mains . — Mon père , interrompit le jeune comte , pourquoi réveiller des souvenirs éteints ? Du reste , soyez tranquille , je vois et je sais tout ce qui se passe ; je veille à notre honneur et si jamais quelqu'un y portait atteinte , fiez -vous à moi pour le venger . La conversation en resta là . Henriette ne fut plus occupée que de sa toilette pour le grand jour . Elle chercha de nouvelles parures . Louison , qui partageait ses travaux de coquetterie , après avoir examiné l' un après l' autre tous les bijoux de son écrin , lui montra une branche de houx qu' elle n' avait pas osé porter encore , quoiqu'elle lui eût été donnée par son père en cadeau de noces . — Vous avez été proclamée la plus belle à la plus belle des cours avec une branche de houx de nos bois , avait-il ajouté , je veux que celle -ci Vous rende plus belle encore . Le pauvre père crut trouver une idée des plus délicates , pourtant elle ne plut pas aux seigneurs de Lameth , qui se donnèrent de garde d' en rien dire . Henriette le devina , et elle ne se coiffa jamais avec ce bijou . Les feuilles étaient en émeraudes de la plus belle eau et les grains eu rubis balais admirables . Dans les cheveux blonds de la comtesse , cela devait produire un effet ravissant , cette fois elle n' y résista pas . — Ainsi que me l' a dit mon père , Louison , ils apprendront que la pauvre fille , qui autrefois n' avait pour toute parure qu' une branche de feuillage , porte aujourd'hui des feuillages de pierreries . — Madame la comtesse a raison , et je serai fière de la voir aussi richement accoutrée , afin que cela se répète à la Cour . — Quant à l' habit — Madame mettra , si elle m' en croit , cet habit d' étoffe cerise brochée d' or , cela ira admirablement avec sa coiffure . — Voilà qui est décidé . — Oh ! Louison que c' est une chose à désirer que d' être riche et belle ! — Madame doit être heureuse , alors . — Oui , l' un ne va pas sans l' autre . Belle sans être riche ! avec quoi orner sa beauté ? riche sans être belle ! comment dissimuler sa laideur ? — Et si madame la comtesse avait à choisir entre les deux , que prendrait-elle ? — Je ne sais vraiment ... Cependant , oui ... ce serait la beauté ; car avec la beauté on peut quelquefois arriver à la richesse , et tout l' argent du monde ne changerait pas le visage . — Eh ! Madame , l' argent donne des charmes à tout . D' ailleurs ne nous occupons pas de cela , madame a heureusement l' un et l' autre . Ce jour -là il faisait très chaud . La comtesse ne put dormir ; elle appela Louison et descendit avec elle dans le parc sur le minuit . Toutes les deux s' acheminèrent vers une petite fontaine où elles espéraient trouver de la fraîcheur . Les grands arbres qui l' entouraient la cachaient aux regards . Madame de Lameth était assise depuis quelques minutes , lorsqu' elle entendit dans le lointain le galop d' un cheval . — Qui peut être à cette heure dans ce lieu -ci , Louison , dit-elle , j' ai peur , allons-nous -en . — Ce cheval vient à nous , Madame , en restant ici , nous ne serons point aperçues ; si nous en sortions et qu' il nous fallût traverser l' allée , on nous découvrirait certainement . Le bruit approchait toujours . — C' est un cavalier avec une plume blanche , Madame ; il est seul . — C' est un homme de qualité ? — Je le vois parfaitement au clair de la lune ; il arrête son cheval et regarde le château . Il a un justaucorps gris de perle , il tourne le dos de notre côté . — Attends , Louison , je veux le voir aussi . C' est peut-être un de mes amants qui vient soupirer devant ces murs où repose la cruelle . Heureusement , il ne peut nous soupçonner ici . — Jésus ! mon Dieu ! s' écria Louison en faisant le signe de la croix ; n' approchez pas , Madame ! — Qu' est -ce ? Qu' y a-t-il ? — N' approchez pas , je vous en conjure . Je viens de voir son visage ; c' est bien lui . — Et qui ? ... répliqua la comtesse en s' avançant . — Monseigneur le marquis d' Albret , Madame , lui -même , ou plutôt sa pauvre âme , qui vous aime encore dans l' autre monde . Henriette fut obligée de s' appuyer contre un arbre ; elle tremblait de tous ses membres . L' ombre du marquis resta quelques minutes à la même place , pâle et triste , promenant ses regards tout autour de la clairière . Il les fixa un instant sous la voûte de feuillage dont Henriette était couverte . — Il m' aperçoit ! dit-elle . Elle tomba involontairement à genoux . Le galop fougueux se fit de nouveau entendre ; le cavalier disparut avant qu' elle n' ait eu le temps de relever la tête , et le bruit se perdit dans l' éloignement . — Qu' ai -je vu ? murmura Henriette . Jamais je ne pourrai retrouver le courage d' aller jusqu' au château . — C' est un esprit , Madame , assurément c' est un esprit . Le parc est fermé , monseigneur l' évêque a seul la clé de la petite porte , ainsi personne ne peut y pénétrer . — Louison , il faudra aller à la chapelle et faire dire des messes pour lui . Après quelques irrésolutions , la comtesse se décida à rentrer . Elle traversa encourant l' espace qui la séparait du château , n' osant regarder derrière elle . — N' avez -vous donc rien entendu ? demanda-t-elle à l' homme de garde . — Rien , madame la comtesse . — Nous avons vu un homme à cheval dans le parc , et cela nous a fort effrayées . — Un homme à cheval ! cela n' est pas possible , j' en demande pardon à madame la comtesse , il faudrait que ce fut un revenant . La comtesse jeta un cri et remonta dans son appartement . En se déshabillant elle dit à Louison Beaupré : — Demain je demanderai à M . le cardinal quelque indulgence ; ce pauvre marquis est en peine apparemment . — C' est justement aujourd'hui samedi , Madame , la nuit des apparitions . — Louison , tu vas coucher dans ma chambre , n' est -ce pas ? et tu mettras le verrou du côté de M . le comte , je ne saurais lui dire un mot dans l' état où je suis . La belle comtesse ne put dormir . Elle voyait toujours devant elle ce spectre pâle et défait , cette image flétrie du seul homme qui ait fait battre son cœur , devenu si insensible . — Mon Dieu ! s' écria-t-elle , Louison , je vais être bien laide demain ! A son lever elle reçut la visite du comte , qui savait déjà pur le bruit du château son événement de la nuit . Il l' interrogea avec anxiété sur ce qu' elle avait vu . — C' était une illusion sans doute , lui répondit-elle , mais il m' a semblé voir un homme à cheval , entre la fontaine et le château . — Quel homme était -ce ? — Un homme de qualité très certainement . — Où voulez -vous qu' il soit passé , chère comtesse ? Un cheval ne saute pas par-dessus un mur de quinze pieds d' élévation et ceux du parc ont bien cela . — C' était donc un esprit , car nous l' avons vu Louison et moi . Le comte essaya de rire . — Et l' avez -vous reconnu ? — Oui , répondit-elle , en baissant la voix ; du moins , reprit-elle très vite , j' ai reconnu que ce n' était point un manant . — Voilà qui est étrange , répliqua le comte . M . de Bussy vint à son tour interroger sa bru . Elle lui fit les mêmes réponses . — J' espère , interrompit-il , que cela vous servira de leçon et que vous n' irez plus ainsi la nuit courir les champs en demoiselle errante . Mais si cela vous arrive et que vous rencontriez encore des fantômes , appelez -moi , Madame , et je leur parlerai . — Miséricorde ! Madame , que M . le comte de Bussy a l' air méchant ! s' écria Louison , dès qu' on les eut laissées seules . — C' est vrai , Louison . Je craindrais la vengeance de cet homme plus que celle de Dieu , je crois . Je n' ai jamais pu le souffrir . — Heureusement M . le comte aime tant madame la comtesse qu' il n' est pas à redouter . — Il est toujours à craindre , car il flatte les mauvais penchants de M . de Lameth , et l' excite à la colère , à la haine ; il lui répète sans cesse qu' il ne faut rien , pardonner et que l' amour ne peut , dans , aucuns cas , servir d' excuse à la faiblesse . J' ai toute la peine possible à le calmer après ses entretiens avec son père . Mais il se fait tard , occupons nous de ma toilette . Je vais être à faire peur après cette nuit de terreur . Oh ! Louison , je n' y veux plus penser , c' est horrible ! — Réellement , Madame , je crois que nous dormions toutes deux . Il n' est pas possible que Monseigneur d' Albret s' amuse à parcourir ainsi ce parc dans un galop désespéré . — Je ne sais , Louison , mais je tremble encore . — Madame en parlera à son Éminence ? — Certainement , et je lui demanderai des prières , quelque chapelet béni . Si cette pauvre ombre me cherche , je la rencontrerai bien d' autres fois , je craindrai moins , à l' aide de ces armes spirituelles . — Pauvre marquis ! comme il vous aimait , Madame ! — Oui , Louison , c' était un beau temps . Le roi aussi m' aurait aimée , si je l' avais voulu . — Toute la Cour était aux pieds de Madame . — Dis -moi , Louison , suis -je aussi belle que madame de Montespan ? — Mille fois davantage , Madame , vos mains et vos pieds sont bien au-dessus des siens , et vous avez les cheveux mieux plantés . — Quand je retournerai à Versailles , nous verrons si elle m' accablera encore de ses épigrammes . — Elle n' osera pas , Madame . — Tu dis donc qu' à Anizy , ce matin on faisait de grands préparatifs . — Oui , Madame , Deschamps , le sergent de ville de Coucy , qui y a passé en venant ici de la part de M . le conseiller Cœur de Roy , a raconté toutes ces belles choses . — Il y a beaucoup de monde ? — Toute la noblesse du pays , et Deschamps a vu les deux seigneurs venus de l' armée ; il assure qu' ils sont les mieux faits du monde . — Vraiment ? — Vous y trouverez aussi la jolie madame de Corcy , dont le deuil de veuve est terminé , et qui va rentrer dans les compagnies . — Elle habite Coucy , je crois ? — Oui , Madame , dans la maison de M . le lieutenant de Roi , son oncle . — Elle est jolie ? — Oui , Madame . — Est-elle riche ? — Très peu . La comtesse fit une moue dédaigneuse , qui annonçait une indifférence bien complète . Elle continuait à se parer , et jamais elle n' avait été plus belle . La branche de houx fut placée dans ses cheveux . Son magnifique habit faisait ressortir encore la blancheur de sa peau et l' éclat de son teint . Elle sortit des mains de Louison admirablement vêtue et d' un air à faire baisser pavillon aux Grâces . Les comtes de Lameth en furent frappés tous les deux . — Eh bien ! Monsieur , dit-elle à son mari , trouvez -vous que je sois encore labelle Picarde . — Vous êtes un ange , une déesse , une divinité . — Voilà qui est bien exagéré pour un mari de deux ans . Le comte de Bussy leva les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de cette extravagance . Il ne comprenait pas que la passion de son fils résistât au temps , à la possession , et surtout à l' indifférence de la comtesse . Il ignorait probablement que la nourriture de l' amour , c' est l' indifférence . On avait attelé six magnifiques chevaux au plus beau carrosse , les piqueurs , les pages , les écuyers caracolaient autour de la voiture , c' était un vrai train de prince . Henriette monta la première , après avoir examiné tout cet équipage . Elle s' en montra satisfaite , et son orgueil l' emportant même sur ses craintes , elle oublia sa vision de la nuit . Le trajet de Pinon à Anizy se fait en quelques minutes ; les deux paresse touchent . Madame de Lameth remarqua joyeusement les groupes animés qui se formaient sur la route . Les curieux du pays allaient voir descendre les nobles convives sur le perron . On les tenait à distance , mais ils parvenaient à apercevoir les plis d' une robe de soie , ou la plume d' un feutre . Une sorte de murmure s' éleva dans la foule lorsque la comtesse parut . Accoutumée à produire cet effet , elle n' en était pas moins flattée . Ce jour là elle le fut plus qu' à l' ordinaire . L' idée des seigneurs venus de l' armée , ne la quittait pas , et le triomphe dont ils devaient être témoins avait plus de charme encore . Pendant ce temps les jeunes seigneurs établis aux balcons regardaient et critiquaient toutes les personnes qui passaient sous leurs yeux . — Que diable ! disait l' un de ceux arrivés de l' armée à son compagnon , que diable ! mon cher marquis , je te croyais plus fort que cela . Tu as voulu venir , je t' ai suivi pour t' empêcher de faire quelque sottise , et te voilà maintenant tremblant comme un enfant . — Est -ce elle que j' entends ? dis-le moi , de Fiesque , je t' en supplie ? répliqua l' autre . — Je la vois monter l' escalier . Elle est en vérité plus belle que jamais , et situ veux conserver ton cœur , ne la regarde pas . — Nous voit-elle ? — Non pas toi , puisque tu tournes le dos . Ah ! elle me reconnaît , elle me nomme . Elle a pâli , je lui rappelle le passé . Tout à coup la comtesse de Lameth au moment d' entrer dans le salon , s' arrêta sur le seuil , jeta un cri affreux , et tomba évanouie . On se hâta de transporter Madame de Lameth dans un appartement du château . Son beau-père et son mari la suivirent . Monseigneur le cardinal s' empressa autour d' elle , ainsi que tous les domestiques . L' évanouissement n' était point une feinte , elle fut plus d' une demi-heure à reprendre ses sens . Lorsqu' elle ouvrit les yeux , ses premiers regards tombèrent sur l' évêque de Laon , elle se jeta en bas du lit et se laissa tomber à ses genoux , en s' écriant : — Monseigneur , sauvez -moi ! M . d' Estrées fit signe aux valets de sortir , et voulut relever la comtesse . — Que signifient ces paroles ? madame la comtesse ? dit-il aussitôt qu' ils furent seuls avec MM de Lameth , quel danger pouvez -vous craindre ici , dans mon château , près de M . le comte ? — Je l' ai revu , je l' ai revu encore tout à l' heure , dans votre salon , pâle , défait , comme cette nuit . Par une faculté surnaturelle , il me tournait le dos , et j' ai reconnu ses traits . – Mais qui ? au nom du ciel ! — Celui que j' ai aimé , que j' ai perdu , à la mémoire duquel j' ai été infidèle , il vient me le reprocher à présent . — Pas un mot de plus , Madame , sur votre vie ! murmura à son oreille le comte de Bussy . - Il veut que je prie pour lui , sans doute ; il souffre dans l' autre monde pour m' avoir chérie dans celui -ci . Que faut-il faire ? à qui m' adresser pour être délivrée de cette vision ? — Henriette , ma chère Henriette , répétait le jeune comte , en lui baisant les mains , calmez -vous , ce sont des folies , des rêves . — Sans doute , Monseigneur , continua M . de Bussy , Madame de Lameth a été fort souffrante toute la nuit , elle a eu la fièvre , le délire , et elle a cru aux fantômes de son imagination . Malgré cela , empressée de répondre à l' honneur que vous nous faites , elle a voulu venir , nous y avons consenti pour ne pas la contrarier ; son accès lui reprend , nous allons remonter en carrosse et retourner à Pinon . Elle se couchera , on enverra chercher le médecin , et avec quelques jours de régime , tout sera fini . — Non , non , Monseigneur , je ne suis ni folle , ni en délire , je l' ai vu cette nuit dans le parc , je viens de le revoir à l' instant avec le comte de Fiesque , c' était lui . — Avec le comte de Fiesque ? c' était ... . — Au nom du ciel , Monseigneur , dit M . de Bussy , ne le nommez pas . L' évêque le regarda étonné . — Monseigneur , je vous en supplie , continuait la comtesse , délivrez -moi de ce spectre ! — En vérité , Monseigneur , nous vous devons mille excuses pour cette ridicule scène ; nous allons nous retirer , Madame a besoin de soins . — Je ne suis pas malade , répondit-elle , et je veux essayer si je le reverrai encore . — Ce serait une imprudence , chère Henriette , ajouta son mari . — Madame se sera laissée abuser par quelque ressemblance , il n' y a pas autre chose à penser , et j' espère qu' un peu de repos la remettra de cette frayeur . Elle peut rester dans cet appartement tant qu' elle l' aura pour agréable et venir ensuite nous rejoindre , nous l' attendons pour dîner . — Croyez -vous , Monseigneur ? Au fait , c' est possible et peut-être tout cela n' est qu' un jeu de mes souvenirs . — Vous ne l' avez donc pas oublié , Henriette ! dit tout bas le jeune comte . — Je me sens mieux , Monsieur , et je suis de l' avis de Monseigneur , dans quelques instants je pourrai rentrer au salon , où j' espère que mon accident n' aura pas fait trop de scandale . — Je vais annoncer cette bonne nouvelle . , reprit le cardinal , en se levant pour sortir . — Je vous remercie mille fois , Monseigneur , mais en vérité c' est impossible , interrompit le comte de Bussy en se retournant , madame de Lameth doit rentrer . — Est -ce votre avis , Monsieur ? demanda-t-elle à son mari . Le vieillard dit un mot à l' oreille de son fils qui devint pâle comme un linge et répondit les yeux étincelants : — Sans doute , Madame , et nous partirons sur-le-champ . Le cardinal comprit qu' il était de trop . — Je vous laisse un instant pour voir ce que deviennent mes hôtes ; mais je vais revenir m' informer de votre décision ... J' espère qu' elle nous sera favorable . — Pourquoi , Monsieur , exigez -vous que je parte ? s' écria Henriette , aussitôt que l' évêque eût fermé la porte . — Votre santé le commande , Madame . — Je ne me suis jamais mieux portée . — Vous vous trompez , Madame , vous êtes fort malade . — Je ne m' en irai pas . — Vous allez monter en carrosse ou ... — Ou bien , vous oserez employer la violence ? — Eh ! morbleu , Madame , répliqua le vieux comte , vous pousserez ma patience à bout , vous nous suivrez , parce que votre mari le veut . — Et je ne le veux pas moi ! je ne me soumettrai jamais à la tyrannie . — Prenez garde , Madame , vous ne me connaissez point , j' ai été jusqu' ici votre esclave , mais vous ne pouvez savoir jusqu' où je porterai la violence , le jour où je me soustrairai à cette domination . Vous allez me suivre . En achevant ces mots , il lui serra durement le bras . — Eh ! mon Dieu , Monsieur , répliqua-t-elle en se levant , je vous épargnerai une action indigne d' un gentilhomme , je vous obéirai , ne me touchez point , Vous vous souviendrez seulement de cette scène . Retirons-nous avant que M . le cardinal ne revienne , il est inutile qu' il assiste à tout ceci . En passant devant une glace elle se regarda . — Ma belle toilette n' aura servi à rien ! dit-elle , avec un air d' humeur . Singulière nature , chez laquelle la vanité et la coquetterie l' emportaient sur les impressions les plus puissantes . Elle ne pensait plus au marquis , elle songeait à peine à la conduite de son mari , sa parure fut le plus grand de ses regrets . Le voyage se passa sans qu' elle eût échangé un mot avec MM . de Lameth , qui semblaient aussi préoccupés qu' elle -même . En descendant de carrosse , son mari lui prit le bras et l' accompagna jusqu' à sa chambre . Elle le laissa faire , mais lorsqu' elle y fut entrée : — Je suis ici chez moi , dit-elle , Monsieur . Vous avez prétendu que j' étais indisposée et vous m' avez forcée de vous suivre . Maintenant , j' espère que vous respecterez mon repos , et que vous voudrez bien me laisser libre dans mon appartement . Je n' oublierai jamais ce qui vient de se passer et je tâcherai que vous ne l' oubliiez pas non plus . — Si vous saviez combien je souffre , Madame , vous m' épargneriez ces reproches . Je vous quitte la place , je ne reviendrai que d' après vos ordres ; mais rappelez -vous que personne n' y viendra plus que moi . Je vous en donne ma parole . La comtesse le regarda sortir d' un air de dédain triomphant , qui présageait une lutte dont il lui serait difficile de sortir vainqueur . Elle resta seule avec Louison Beaupré . Celle -ci s' avança vers elle , son visage était rayonnant . — J' ai bien des choses à t' apprendre , ma chère Louison , dit-elle . — Et moi aussi , Madame . — J' ai eu une seconde apparition chez monseigneur d' Estrées , je l' ai vu , ma pauvre Louison , vu comme je le vois . Louison sourit . — Ne ris pas , Louison , ma mie , c' était bien ce visage pâle , ces yeux tristes , ce justaucorps gris perlé . — Cela est très possible . — Oh ! oui , je l' ai bien vu , je te le répète . — Et vous le reverrez encore souvent , s' il plaît à Dieu . — Que veux -tu dire ? — Oh ! ma chère maîtresse préparez -vous à une grande joie . — Qu' est -ce que c' est , mon Dieu ! — Monsieur le marquis . , . — Eh bien ? — Eh ! bien ... il vit encore . — Il vit encore ! — Oui , Madame . C' est lui que nous avons rencontré hier , c' est lui que vous avez aperçu aujourd'hui . — Oh ! mon Dieu ! La comtesse fut prête à se trouver mal de nouveau . — Il vit , il vit , dis -tu ? mais comment le sais -tu ? comment cela est-il possible ? — Rémond est venu , son valet de chambre . Madame se rappelle celui qui était avec lui à la Cour ? — Certainement . Après ? — J' ai connu Rémond à Versailles , il a cent fois apporté des lettres pour Madame , de la part de son maître . Dès qu' il a été libre , il est accouru ici pour me raconter ce qui s' est passé depuis notre séparation . Oh ! il y en a de belles ! — Avant de continuer , Louison , va voir si tout est clos , si monsieur mon mari n' écoute pas aux portes , et surtout si monsieur mon beau-père ne rôde pas aux environs . Louison alla regarder , mit les verrous partout et revint . — Allons , parle , dit la comtesse . — Voici littéralement tout ce que Rémond m' a raconté : Lorsque Madame quitta la Cour , M . le marquis faillit mourir . Il voulait la rejoindre , se jeter à ses pieds , attendrir monsieur son père , tuer M . le comte , que sais -je ? tout ce que veulent les amoureux , qui ne font jamais guère que ce qu' ils ne veulent pas . Rémond crut qu' il deviendrait fou , et il eut bien de la peine à le calmer . La lettre de Madame rendit un peu de repos à M . le marquis . Il la lisait cent fois par jour et répétait sans cesse qu' il l' aimait passionnément . On partit pour l' armée et le régiment de Navarre en tête . M . le marquis redevint lui -même en face de l' ennemi , et se battit si bien qu' il fut nommé maréchal de camp . Un jour le chevalier d' Artagnan , capitaine d' une compagnie de chevau-légers , se trouvait sous la tente de M . de Cavois avec M . le marquis . On parla des dames de la Cour et parmi elles quelqu'un vous nomma comme des plus belles . « — Cette belle Picarde dit M . d' Artagnan . a disparu de la Cour bien promptement . « — Cela est vrai , répliqua le chevalier de Grignan . Sait -on pourquoi ? « — Sans doute , continua M . d' Artagnan , madame de Montespan n' en fait pas un mystère . « — Et qu' est -ce donc ? dit avec hauteur M . le marquis . « — Elle a séduit le roi vingt-quatre heures ; il l' a honorée de ses bontés ; et promptement dégoûté de ses charmes campagnards , il l' a renvoyée dans sa province avec une bonne pension et quelques cadeaux . « — Qui vous a raconté cela ? interrompit M . d' Albret . « — Madame de Montespan . « — Madame de Montespan en a menti , « — Monsieur ! madame de Montespan est mon amie , elle a l' honneur des bonnes grâces du roi , vous lui devez le respect . « — Je ne lui dois rien , Monsieur , que ce qu' un gentilhomme doit à une femme , mais lorsque cette femme oublie son sexe et accuse l' innocence , c' est à un gentilhomme de la défendre . Mademoiselle de Roucy est la vertu même . « — Cela signifie , Monsieur , que vous avez échoué auprès d' elle ? « — Cela signifie , Monsieur , que vous êtes un fat . « — Monsieur ! « — Eh ! Monsieur , tout ce qu' il vous plaira , Nous avons ici nos épées , des témoins , battons-nous et que cela finisse . » Il en fut ainsi . Ils se battirent . Après quelques passes , M . d' Artagnan porta à M . le marquis un si furieux coup , qu' il l' étendit baigné dans son sang . — Et c' était pour moi ! s' écria madame de Lameth . — C' était pour Madame , ni plus ni moins . Il fut deux mois entre la vie et la mort . Le bruit courut même qu' il n' existait plus ; de là la lettre de monseigneur le duc de Villeroi . Madame sait comment on en profita . — Si je le sais ! continua Henriette . — Le premier mot de M . d' Albset en revenant à lui , fut pour demander des nouvelles de Madame , ses lettres ; s' il y en avait . On ne lui répondit point , car Madame n' avait eu garde d' écrire ; elle ne le croyait plus de ce monde . Il se désola . Il supplia ses amis de s' informer de mademoiselle de Roucy , de lui en donner des nouvelles . On lui assura que vous étiez à Sissone , et que vous épousiez incessamment M . de Lameth . M . d' Albret ne voulait plus ni médecin , ni remèdes . Il devint triste de plus en plus , et s' en allait dans l' autre monde . Rémond , désespéré , se mit en quête , apprit avec certitude votre entrée au couvent et rassura son maître sur votre fidélité . Il se guérit et revint à la Cour . On vous cacha tout ; vous crûtes votre amant bien mort , et moi aussi ; sans cela vous seriez à l' heure qu' il est dame du palais de la reine . — Comment ? — Écoutez la fin . Lassée des persécutions et du couvent , qui servait les projets de vos ennemis , car aucun bruit du dehors n' arrivait jusqu' à vous , et ils ne craignaient pas d' être démentis . Vous consentîtes enfin à obéir , et vous devîntes comtesse de Lameth . On ne tarda pas à l' apprendre à Versailles . M . le marquis ne pouvait le croire . Ce fut monsieur son oncle , le maréchal , qui lui en fit part . Il lui assura que M . le duc de Bouillon , ami particulier du comte de Bussy , en avait reçu la nouvelle . M . le marquis vous maudit alors dans toutes les langues ; il exalta votre perfidie ; il vous appela volage , et ne songea qu' à la vengeance . M . le maréchal en profita pour l' exécution de ses projets ; il lui représenta qu' il ne pouvait être en reste avec vous , et que si vous l' aviez oublié , il devait , vous le rendre . Il épousa mademoiselle Marie-Charlotte d' Albret , qui , en considération de ce mariage , devint dame du palais de la reine . La comtesse se leva en bondissant comme une tigresse . — Il est marié ! s' écria-t-elle , tu oses dire qu' il est marié ! — Oui , Madame , dont il est bien fâché , je vous assure . ~ Oh ! cela est affreux ! Marié ! ... Une autre femme a sur lui des droits que je n' ai plus . Louison , j' en mourrai de chagrin . — Vous n' en mourrez pas , Madame , car vous vous êtes mariée avant lui , et il n' en est pas mort . Vous vous consolerez tous les deux . — Tu crois , Louison ? — On se console de tout , excepté de vieillir , Madame . — Au fait , il n' aime pas sa femme . — Non certainement . — Elle est laide ! — Elle est affreuse ! — Elle est jalouse . — Quant à cela , Madame , il parait qu' oui . Rémond assure que si elle supposait où est M . son mari , elle viendrait le redemander . — Et le cardinal quel rôle joue-t-il dans cette affaire ? — Il ignore tout . Lié depuis longtemps avec M . d' Albert , il l' a reçu à merveille , lui a donné la clé de son parc pour se promener au clair de la lune , et prie toute la province pour lui faire honneur . Il a bien entendu parler peut-être autrefois de votre passion mutuelle , mais il ne s' en souvient pas plus que de son catéchisme . — M . le cardinal ne saurait avoir oublié son catéchisme . — Le digne cardinal d' Estrées est au-dessus de cette plaisanterie , je ne l' ai faite que pour vous égayer . Vous êtes si triste ! — C' est bien , passons . Qu' arrivera-t-il maintenant ? — M . le marquis veut vous voir , il est venu pour cela . — Me voir ! et il s' est marié ! jamais ! — Il vous aime toujours , Madame , Rémond l' assure . — Que m' importe ! puisqu'il en a épousé une autre . — N' avez -vous pas remarqué vous -même sa mélancolie , son changement ? — Les suites de sa blessure . — Reçue pour vous , Madame . — Pour moi ? C' est vrai . — Il a emmené le comte de Fiesque , ils ont quitté ensemble les bords du Rhin , ils sont chez M . le cardinal . — Hélas ! je le sais bien . — Lorsque Madame est arrivée , il n' a pu le regarder tout d' abord , il s' est retourné , c' est alors que Madame a aperçu son visage dans la glace . — Pauvre marquis ! — Eh bien , Madame , que dirai -je à Rémond ? — Je ne sais , je verrai , je réfléchirai . — Il reviendra demain matin . — Mon beau-père et mon mari sont instruits de son arrivée ; voilà pourquoi ils m' ont emmenée . — C' est clair . — La jalousie de M . de Lameth , sa colère , me sont expliquées à présent . — Je n' en doute pas . — Ils vont m' épier , mes démarches seront interprétées . Louison , je crains bien de ne pouvoir parler à M . d' Albret . — Oh ! Madame , il en mourrait de chagrin . — Tu viens de me dire qu' on n' en mourait plus , répliqua la comtesse en souriant . La journée tout entière se passa en conversations de cette sorte . Madame de Lameth se tint à la fenêtre , regardant dans les longues allées du parc , si un messager n' arrivait point de la part de son amant . Louison lui faisait mille contes , qui la faisaient parfois sourire , parfois soupirer . Elle refusa de se mettre à table , et se fit servir chez elle . Louison descendit à l' office . — Soyons sur nos gardes , Madame , dit-elle en rentrant , il s' arrange autour de nous la plus belle inquisition du monde . M . Joguet , sommelier de M . le comte de Bussy-Lameth , est le chef . — Quel homme est -ce ? je l' ai à peine aperçu — Madame , c' est une espèce de monstre , n' a au cœur qu' un sentiment , sa fidélité pour son maître . Si M . le comte de Bussy lui dira de se faire tuer pour le divertir , il n' hésitera pas une minute . — Il est donc incorruptible . — Comme l' or . — Alors il faut le tromper . — Nous essaierons . — Sais -tu ce qu' on médite ? — On s' est caché de moi , bien entendu , n' ai que des soupçons vagues . — Connaissent -ils Rémond ? — Non , Madame , il n' est jamais venu ici . — Alors attendons . Vers le soir la comtesse descendit au jardin suivie de Louison . Elle fit le tour du bois , Je guet placé en sentinelle , les observa à quelque distance . La comtesse marcha droit à lui , et lui demanda impérieusement ce qu' il faisait là . — M . le comte m' a ordonné d' accompagner Madame , elle a été effrayée la nuit dernière , et il craint que cela ne se renouvelle . — Je n' ai besoin de personne , laissez -moi , je veux être seule . — Mais , madame la comtesse , les ordres de mon maître ... — Et les miens ? Il me semble que je suis la maîtresse ici . Encore une fois retirez -vous . Joguet s' inclina profondément et rentra au château . La comtesse alla vers la fontaine . — Il était là hier , Louison , au lieu de dormir il pensait à moi . Oh ! pourquoi , pourquoi ce fatal mariage ! — M . le marquis s' expliquera , Madame . — Louison , je ne dois pas le voir . Nous sommes engagés l' un et l' autre . — Où serait le mal ? Ne pouvez -vous vous rejoindre innocemment ? — Oh ! Louison , nous nous aimons encore . Madame de Lameth ne dormit pas de la nuit . Elle ne songea qu' au marquis , à leur passé si beau , à leur séparation , à leurs douleurs , à leur avenir sans espérance . Un reste de principes combattit dans sa conscience le vif désir de revoir son amant . Elle se demanda si elle avait le droit de troubler ainsi deux ménages , de jeter le déshonneur sur deux noms illustres . La passion lui fournit mille sophismes avec lesquels elle triompha de ses scrupules . Le matin , en entrant dans sa chambre , Louison en poussa les verrous , et après avoir donné du jour elle s' approcha du lit de sa maîtresse , puis , se mettant à genoux près d' elle , elle lui baisa la main . — Je vous apporte un heureux réveil , madame la comtesse , dit-elle ; j' espère que tout ira pour le mieux . — Que m' apportes -tu , Louison ? — Une lettre de monsieur le marquis d' Albret . — Une lettre de lui ! Oh ! ferme bien les portes , veille aux fenêtres , écoute aux murailles . Si on allait nous surprendre ! — Tout est tranquille , madame la comtesse . — Alors donne -la moi , Louison . Que vais -je apprendre ! La lettre du marquis commençait ainsi . « Je vous ai revue , Madame , je vous ai entendue , et vous êtes près de moi encore . Après vous avoir tant désirée , tant cherchée , tant regrettée , vous êtes là . Oh ! mon Dieu ! que : vous dirai -je ? J' ai la tête perdue . Depuis huit jours j' ai éprouvé tant de choses , et mes forces sont si épuisées ! Pourquoi donc m' avez -vous trahi , Henriette ? Pourquoi avez -vous donné à un autre ces droits qui n' appartenaient qu' à moi ? Vous m' avez pourtant écrit : Tant que vous serez au monde je vous garderai ma foi . J' ai failli mourir ; c' était pour vous , Henriette . J' étais heureux de risquer ma vie pour votre renommée . Que n' ai -je succombé ! Je n' aurais pas assisté à mon malheur . Il m' est impossible de vous rendre ce que j' éprouvai à cette nouvelle . Je ne pouvais y croire , et si le roi ne l' avait pas répétée devant moi , j' en douterais encore . Mon oncle profita de mon étourdissement , de ma colère , il m' arracha mon consentement à son projet favori ; j' épousai ma cousine . J' éprouvai une espèce de bonheur à me venger , à vous rendre offense pour offense . Je donnais mon nom à une femme que je ne pouvais aimer ; c' était une consolation , un soulagement pour mon cœur . Vous m' aviez oublié ; je ne vous oublierais pas , moi , je n' en aurais que l' apparence . Je pourrais garder dans mon âme ce culte , cette adoration dont vous étiez l' objet , et vous deviez l' ignorer toujours . Hélas ! je n' en eus pas le courage . Le besoin de vous revoir me dévorait . Je pris la vie en horreur loin de vous , je voulus vous montrer mes regrets , vous exprimer ma rage ; il fallait me rapprocher de vous à tout prix . Un ami consentit à m' accompagner . Nous quittâmes l' armée , et nous vînmes à Anizy . Pourquoi n' ai -je pas suivi ma première idée ? Je vous aurais facilement rencontrée , je vous aurais parlé sans témoins , je vous aurais entendue , vous vous seriez justifiée peut-être . Henriette , au nom du ciel , ne me refusez pas une heure de conversation , une minute , si vous voulez , mais que je vous voie . Je vous en supplie à genoux . Si vous m' aimiez encore , rien ne nous séparerait plus . J' abandonnerais tout pour vous , ambition , fortune , famille , tout . Prononce ? , Henriette , un mot , un mot de grâce . Vous tenez dans vos mains ma destinée . Jamais femme ne fut aimée comme vous , jamais un homme ne fut plus dévoué , plus esclave que je ne le suis . Et vous m' avez trahi pourtant ! J' attends , ma belle maîtresse , j' attends et je souffre . Ayez pitié de moi . Charles-Amanieux d' ALBRET . » — Comme il m' aime , Louison ! dit la comtesse après avoir lu cette lettre , comme il m' aime ! Ah ! que je suis heureuse ! — Oh ! oui , Madame , il vous aime , J' en étais sûre ! — Je veux le voir . Cher d' Albret ! Que j' ai été trompée ! Quelle infamie ! M' avoir annoncé sa mort , m' avoir forcée à chercher dans un autre hymen l' oubli de mes douleurs ! Je ne leur pardonnerai jamais . — Il faut dissimuler , Madame . - J' en suis lasse . Je n' ai pas exprimé une fois ma pensée intime à mes bourreaux , j' ai posé un masque sur mon visage et sur mon âme , c' est assez , je n' en veux plus . — Madame , au nom du ciel ... — Qu' ai -je à craindre ? leur colère ? je la brave ; leurs persécutions ? je les supporterai , je serai vengée , enfin , — Et monsieur le comte , votre père ? — Mon père ! il a été trompé comme moi , sans doute . Je veux le savoir , et je lui écrirai dans la journée . Il faut d' abord répondre au marquis . Que lui dirai -je , Louison ? Où , quand pourrai -je le voir ? - Eh ! Madame , cela est bien difficile . Tant qu' il sera dans ce pays , madame la comtesse n' aura pas un moment de liberté . — Ils en sont bien capables . — Convenez qu' ils n' auront pas tout à fait tort . — Cherche un moyen , cherche , Louison . — Si Madame lui écrivait de partir officiellement avec monsieur le comte de Fiesque et ses gens ; puis monsieur le marquis reviendra déguisé , se cachera dans le pays , nous aviserons ensuite à le rapprocher de madame . — Tu as raison , ma mie , et c' est un bon moyen , ils s' y laisseront prendre . — Monsieur le comte de Bussy est bien méfiant ! — Et il me fera épier , ce Joguet fera tout ce qui lui plaira . — Oh ! quant à cela , Madame , absolument tout . — Eh bien , qu' importe ! s' écria Henriette en se promenant par la chambre ; s' ils me surprennent , je leur jetterai la vérité à la face , je me vengerai ainsi plus sûrement . Ah ! ils m' ont trompée ! Ils se sont joués de moi , ils m' ont déchiré le cœur par la nouvelle de sa mort , ils m' ont laissée aller dans ce couvent , où je suis restée à le pleurer , pendant qu' il se mariait avec une autre ! Ils me paieront tout cela . Ils me le paieront plus cher qu' ils ne le pensent . — Madame , j' ai peur . — Et de quoi ? Que peuvent -ils faire ? Mon mari ne m' aime-t-il pas follement , et souffrirait-il qu' on me fasse le moindre mal ? — C' est parce qu' il vous aime qu' il sera jaloux . — Je le rassurerai . — M . le comte de Bussy le forcera à un éclat . — Et lequel ? Une séparation ? Tant mieux , je retournerai chez mon père . — Ce n' est peut-être pas tout . — Quoi ! un duel ? Ils n' oseront pas . M . d' Albret est aimé du roi , son parent ; Madame , qui le protège , le ferait venger trop sévèrement , si le roi l' oubliait . Ils le savent bien . — N' importe , Madame ! il serait mort . — Il fait un beau soleil , Louison , l' air est frais , allons faire un tour de parc . Qui sait ? il y a bien près d' ici à Anizy . Apporte -moi ma mante et mon parasol . Louison obéit sans répondre . Elle connaissait assez le caractère de sa maîtresse pour comprendre cette versatilité , qui la guidait d' une idée à une autre . L' espoir de rencontrer le marquis conduisait madame de Lameth dans les jardins . Aussitôt qu' elle eut passé le seuil de la porte , Joguet marcha derrière elle , à quelque distance , comme indifféremment , et n' ayant pas l' air de la suivre . — Le voyez -vous , Madame ? dit tout bas Louison . — Certes , je le vois , et je vais faire cesser cet espionnage , ou les forcer à m' en faire l' aveu , ceci m' est insupportable . Joguet , continua-t-elle en marchant droit à lui , je désiré être seule , choisissez un autre but pour votre promenade . — J' ai ordre de M . le comté de marquer les arbres de dette allée , pour la coupe qu' il doit faire bientôt , madame la comtesse . — Vous y reviendrez dans un autre moment , lorsque je n' y serai plus . — C' est à cette heure que j' y dois être , madame la comtesse , pour rendre compte ce soir à mon maître . — Et moi , je fous ordonne de retourner au château , je me charge de tout auprès de M . de Lameth . - C' est à M . le comte de Bussy que j' ai des comptes à rendre . - Eh bien , je les lui rendrai , moi ; encore une fois ; retirez -vous . On ne vous a pas commandé de me manquer de respect , je suppose ? Joguet salua et retourna sur ses pas . — Le voilà parti , Madame . C' est un coup d' autorité dont je crains les suites , mais enfin vous êtes libre . — Je devais agir ainsi , Louison , ils m' y ont forcée . J' aperçois le toit d' Anizy entre les charmilles , je voudrais bien aller jusqu' à la grille . Un bruit léger se fit entendre dans le bois , tout près d' elles . — Qu' est -ce ceci ? un sanglier venu de la forêt . — Ils ne sautent pas les murs , Madame . — Non , ce sont des pas dans les feuilles tombées . Louison , on nous suit encore . Eh bien , je vais leur donner de l' ouvrage . Et , légère comme une biche , elle courut dans la direction du château d' Anizy . — Joguet ne m' attrapera pas , criait-elle en riant aux éclats . En effet , il perdit complètement sa trace . Elle arriva bientôt au bord de la rivière , à la séparation des deux parcs . En cet endroit se trouvait un gros saule , dont les branches tombaient jusqu' à l' eau et s' y baignaient . Elle s' y arrêta , et regarda devant elle . Le marquis d' Albret était de l' autre côté , les yeux fixés sur la grille , et ne la voyant point encore . Elle jeta un cri , et tendit les bras vers lui ; en un clin d' œil il fut à ses pieds . — Veille Louison , veille , dit-elle , qu' on ne nous soupçonne pas . — Henriette ! s' écriait-il , en baisant ses mains , mon Henriette , vous voilà près de moi . — Les moments sont précieux , car on est à ma recherche . Je ne sais quel génie m' a inspiré la certitude de vous trouver ici , et j' y suis venue . Charles , vous m' aimez donc encore ? — Plus que jamais , cruelle , et pourtant vous m' avez trahi . — J' ai tenu mon serment , Charles , je vous suis restée fidèle tant que vous avez été en ce monde . On m' a montré une lettre annonçant votre mort , j' ai failli mourir aussi . Je me suis jetée au couvent . J' y voulais demeurer , mais ils m' ont tant persécutée , ils m' ont entourée de tant d' ennuis , de tourments que Cela était au dessus des forces d' une femme ; j' ai cédé ; — Oh ! Madame , j' aurais résisté , moi ! — Pourtant vous en avez épousé une autre . — Par dépit , par vengeance , j' aurais tout tenté . — Et maintenant nous voilà séparés à jamais ! — Non pas , si vous m' aimez encore ! — Oui , je vous aimé , et à mon tour je veux me venger de nos ennemis . Mon mari m' est odieux , je ne craindrai rien pour me rapprocher de vous . — Et moi j' ai pour ma femme une indifférence complète . - Nous nous verrons donc ? — Comment . — Ce sera difficile , mais j' y réussirai . Partez bien bruyamment . Emmenez vos gens , qu' on en parle dans tout le pays . Leurs soupçons s' endormiront alors . Tenez , ajouta-t-elle , en lui donnant la moitié d' un anneau d' alliance , lorsqu' on vous portera l' autre partie de cette bague vous aurez confiance dans le messager , et vous viendrez où je vous demanderai de venir . — Madame , interrompit Louison , j' entends du bruit , prenez garde ! — Adieu , Charles , sauvez -vous , il nous importe qu' on ne se doute de rien . Cachez -vous vers le quinconce de monsieur le cardinal . — Adieu , ma belle comtesse , me serez -vous fidèle et m' aimerez vous toujours ? — Toujours , toujours , répéta-t-elle en lui envoyant un baiser et en se dirigeant à toutes jambes vers un pavillon situé assez près de là . Elle y entra , elle eut le temps de s' y asseoir et de se remettre avant que son mari , qui la cherchait , ne fût arrivé près d' elle . — Vous avez quitté votre appartement , Madame ? dit-il en la saluant d' un air soupçonneux . — Pourquoi non , Monsieur ? y suis -je prisonnière ?