Ce sont des paysages magnifiques et variés à l' infini : de grandes forêts , des rivières , des montagnes . Cela s' appelle les Ardennes ; c' est plein de souvenirs . Et nul ne saurait dire pourquoi la poésie s' est retirée de ces admirables campagnes . Est -ce l' odeur des moulins à foulons , ou la fumée noire des cheminées de la fabrique ? Cette charmante rivière , la Meuse , coule tout doucement et sans jamais faire de folies parmi les belles prairies un peu fades . On voit bien déjà qu' elle est prédestinée à baigner les fanges grasses de la pacifique Hollande . Ce n' est pas la Loire , celle -là , riante aussi , mais si fière ! Ce n' est pas le Rhône , ce dieu fougueux ! Ce n' est pas la Seine , l' élégante , la française , qui baigne tant de palais et tant de cathédrales ! C' est bien la France encore , mais une France à part . La poésie n' est pas là comme en d' autres campagnes de notre pays , moins pittoresques , assurément , ni comme en d' autres villes moins riches . Le caractère manque ici parce que la ville a envahi la campagne , et la campagne la ville par la porte de la fabrique . Autant le paysan était beau sous son brave costume et même sous la blouse de travail , autant il est , gauche et lourd sous la farauderie de sa terrible redingote mal faite . Et pourtant , c' était le comté de Champagne . La forêt des Ardennes est parsemée des pages de notre histoire . Et d' autres souvenirs plus lointains encore abondent : c' était le rendez -vous de la chevalerie . Là-haut , vers Francheval , le fier coursier des quatre fils Aymon n' a-t-il pas laissé l' empreinte de son sabot ? Voici Château- Renaud ! voici la Roche -Aymon ! Les noms sont une mémoire obstinée . Mais ce ne sont plus que des noms . Sedan a oublié Turenne et vit dans la gloire de ses casimirs noirs . J' aurais renoncé à vous dire cette histoire , s' il nous avait fallu rester au bord de la Meuse , et voir toujours à l' horizon Sedan , la ville minutieuse et soigneuse . La plume est comme le pinceau : il lui faut un peu d' imprévu , un peu de désordre , un grain de poussière . On ne peut pas faire un tableau avec un monsieur bien , brossé et tiré à quatre épingles ; non plus avec un parterre à compartiments réguliers , bordés de buis taillés au cordeau . Sedan trop balayé nous gênerait . Mais Sedan ne nous gênera pas . La forêt des Ardennes est là tout près . Le terrible balai n' a pas encore conquis ces sentiers perdus , et ces arbres énormes sont à l' abri du badigeon . Notre récit s' en va traversant la forêt séculaire ; il passe la frontière du Luxembourg , il va chercher , dans l' ancien comté de Chiny , les derniers paysans et les larges aspects de ce pays illustre qui s' appelle encore la vallée d' Orval . Grandes ruines faites par la guerre et les révolutions ! Thébaïde opulente et hospitalière que , le canon stupide a broyée ? Aurea Vallis : Orval ! le val d' or ! Pactole caché derrière son rempart de chênes monstrueux , reliques pieuses et mystérieuses où les décombres , la terre et l' eau recouvrent , dit -on , d' incalculables trésors ... C' était le premier dimanche de carême en l' année 1832. La nuit des Sauderies était commencée . On saudait d' un bout à l' autre de la ville , malgré la neige fine qui tombait tourbillonnant au vent d' hiver . C' est là un très-vieil usage , absolument particulier au pays de Sedan . Sauder ( on prononce ainsi le verbe souder dans la patrie de Turenne ) veut dire ici fiancer dans le sens actif du mot . Les jeunes gens du pays se donnent à eux -mêmes ce titre la jeunesse . C' est un détail , mais qui rentre bien dans la physionomie de cette colonie endimanchée . La jeunesse ! ce seul mot vous a une bonne odeur de libéralisme naïf . Une contrée assez heureuse pour posséder une « jeunesse » est mûre pour fêter la Raison et adorer l' Être suprême , au lieu du bon Dieu . Quand ces gros garçons rouges vous disent avec une fierté modeste : Je m' ai mis dans la jeunesse , on voit bien que la guitare de Jean-Jacques fait encore danser les moellons , et qu' il se pourrait trouver un dernier aréopage pour couronner des rosières de la religion naturelle . La sauderie appartient en propre à la jeunesse , qui s' adjoint , pour la circonstance , les polissons de la ville et des villages voisins . C' est en quelque sorte le parafe apposé au bas des farces du carnaval . Dès que la nuit est tombée , on entend dans les rues le son rauque et discord des cornets à bouquins . La ville est aux saudeurs qui la parcourent , divisés en petites escouades de dix à douze mystificateurs . Tous sont armés de la redoutable conque . Chaque troupe a son chef . Mais voici que la troupe s' arrête à la porte d' une maison de bonne apparence . Les cornets sonnent , puis le chef de la bande crie d' une voix retentissante : – Saudés ! saudés ! -- Qui ? demandent ensemble ses compagnons . -- M . un tel avec Mlle une telle . -- Sont -ils bien saudés ? -- Oui ! répond bruyamment le chœur . Et les cornets à bouquins d' offenser les oreilles du voisinage . Telle est la sauderie au pays de Sedan . Il n' y a rien de plus , rien de moins . Les paroles de ces burlesques accordailles sont sacramentelles . Ailleurs , l' usage est un thème sur lequel l' entrain ou la fantaisie peuvent broder des milliers de variations , mais ici nous n' inventons rien . Notre esprit est muré comme nos villes : toutes ces citadelles et ces grandes maisons d' alentour sont faites pour fabriquer du drap , non des calembredaines . Cela n' empêche pas l' usage d' être fort curieux et véritablement utile . Les érudits prétendent qu' il a été inventé au XVe siècle par une vieille fille qui se nommait Mlle Mesnard ou la Mesnarde . Cette bonne personne ne trouvait pas à se marier , bien qu' elle en eût une considérable envie . Voyant l' âge venir elle consulta un clerc de l' abbaye d' Orval , qui lui dit de prendre patience . En revenant à son logis , elle rencontra sur la route , entre Douzy et Bazeille , le bedeau de Saint-Laurent de Sedan , qui allait de ci de là pour avoir eu trop soif . C' était un mardi-gras . La Mesnarde lui conta son cas et le bedeau lui dit : – Que donneriez -vous bien , commère , à M . Saint-Laurent de Sedan , s' il sonnait vos noces ? -- Dix sous d' or de Brabant , répondit la Mesnarde sans hésiter . Le bedeau fit le compte . Dix sous d' or de Brabant valaient juste trente écus de Flandres à dix-sept pour la livre , chaque livre donnant vingt sous tournois de douze deniers . En ce temps , la pinte de bière ne coûtait qu' un denier . Le bedeau trouva qu' il y avait juste cent vingt-deux mille quatre cents pintes de bière dans le mariage de la Mesnarde . – À dimanche , ma commère ! dit-il ; M . Saint-Laurent vous accordera ! Pendant toute la semaine il songea . Le matin du premier dimanche de carême , il n' avait , pas encore trouvé moyen d' intéresser Saint-Laurent au mariage de la vieille fille . La peur le prit . Quand il avait peur , il bavait double , pour tâcher de se rassurer . Après vêpres , il s' était rassuré comme cela tant et si bien que ses jambes ne pouvaient plus le porter . Il s' en allait battant les murailles et répétant : – Je voudrais pourtant bien la sauder ... la sauder ... la sauder ! Les jeunes gens qui passaient , le voyant ivre , l' arrêtaient et lui demandaient : – Bedeau , qui veux -tu sauder ? -- Ce n' est pas moi , mes amis , c' est Saint-Laurent . -- Qui , bedeau , qui , qui ? -- Je vous dis M . Saint-Laurent , mes amis . -- Avec qui , bedeau ? -- Avec la Mesnarde ma commère . Or , il y avait à Sedan un procureur crasseux , cinq fois marqué au B , comme on dit , car il était borgne , bossu , boiteux , bègue et brèche-dents . Ce procureur avait nom maître Saint-Laurent . Des jeunes gens de la ville , trouvant qu' il faisait bien la paire avec la Mesnarde , qui était un peu plus laide qu' un péché mortel , prirent leurs cornets à bouquins et se rendirent sous ses fenêtres , afin de lui donner une sérénade . Le bedeau était rentré à son logis et dormait de désespoir . C' est en dormant que vient la fortune . Toute la nuit , le procureur borgne , bossu , boiteux , bègue et brèche-dents avait entendu qu' on criait sous ses fenêtres : – Saudés ! saudés ! maître Saint-Laurent et la Mesnarde ! Saudés ! saudés ! la Mesnarde et Maître Saint-Laurent ! Le vilain n' avait jamais songé à mal , mais le diable marieur vint le tenter . Dès le matin , il mit ses chausses neuves et se rendit chez la Mesnarde . La Mesnarde était partie déjà pour demander au bedeau le mari qu' il lui devait . Le procureur , ayant trouvé porte close , prit sa course vers la cathédrale , boitant et cahotant . Sur sa route , tout le monde lui riait au nez , et il en était content , car il n' avait point coutume de rencontrer tant de visages gais dans la rue . Il poussa la porte entr'ouverte du bedeau que la Mesnarde venait de battre comme plâtre parce qu' il n' avait point tenu sa promesse . – Or çà ! lui dit le vilain , ne pourrai -je point rejoindre cette Mesnarde ? -- Allez sur le chemin de l' enfer ... commença le bedeau . Mais , se ravisant : – Que lui voulez -vous , à ma commère ? -- Je veux l' épouser ! répondit le procureur . -- Ô grand Saint-Laurent ! fit dévotement le pauvre bedeau . -- C' est mon nom , en effet , repartit le vilain . Donnez -moi , je vous prie , des renseignements sur la Mesnarde , votre commère . Le bedeau était un homme prudent . Au lieu de dire que la Mesnarde était bavarde comme une pie , menteuse , rechignée , médisante , etc . , il répliqua : – Mon maître , la Mesnarde est douce , modeste et bonne . Elle vaut dix sous d' or de Brabant . -- Je vous les donnerai , s' écria le vilain , si vous parlez pour moi , bedeau , mon ami bedeau ! -- Ô grand Saint-Laurent ! fit encore l' ivrogne , qui vit s' allonger devant lui , en perspective éblouissante , deux cent quarante-quatre mille pintes de bière cervoise . Le procureur épousa la Mesnarde vers la Pâque . Il en eut pour tous les péchés qu' il avait commis . Quand ils passaient tous deux , on disait : – Voilà Saint-Laurent et son gril . Toutes les vieilles demoiselles de Sedan voulurent être saudées . Sedan devint le purgatoire des procureurs , greffiers , maltôtiers et autres . Et l' usage est resté . Pour quelques francs , les grands benêts de « la jeunesse » se font sauder avec les demoiselles des contre-maîtres . Le bedeau de Saint-Laurent a pour héritiers et successeurs tous les gamins de la ville . Mais ce n' est pas tout à fait pour raconter l' histoire du bedeau que nous avons parlé des sauderies . Arrivons à notre drame . Il était environ dix heures du soir . Les rues commençaient à se faire silencieuses ; c' est à peine si de temps en temps on pouvait ouïr encore la fanfare des cornets à bouquins , précédant le dialogue sacramentel . La fanfare avait fini cette année beaucoup plus tôt que de coutume , parce qu' une grave préoccupation pesait sur la ville . Le lendemain , lundi , au point du jour , on devait fusiller un homme au champ de Mars . Un soldat , le plus beau chasseur du régiment de Vauguyon , un enfant de vingt ans , un enfant de Sedan , que chacun avait connu ouvrier dans la maison Legagneur , et qui portait déjà les galons de maréchal des logis , après six mois de service . Il se nommait Hector , le bel Hector , comme ils disaient tous . Il n' avait pas d' autre nom . Mais des bruits singuliers couraient depuis son arrestation , qui avait eu lieu en forêt , du côté de Francheval . Le pays connaissait traditionnellement les étranges aventures de la famille de Soleuvre , dont l' aîné , le plus haut personnage de la contrée , après l' aîné de Bazeille , portait toujours , de père en fils , ce nom d' Hector . Il y avait même des gens pour prétendre que le bel Hector ressemblait au dernier baron de Soleuvre , qui s' était fait négociant à la fin de l' Empire et qui avait disparu , laissant sa maison aux mains des Legagneur . Les Legagneur étaient une famille puissante dans l' industrie et puissante aussi près de l' administration , depuis les événements de 1830. C' était un Legagneur , major au régiment de Vauguyon , qui avait fait condamner Hector . Il y avait eu , de la part du jeune homme , voies de fait envers un supérieur . On pensait qu' une rivalité était sous jeu . Les Legagneur , Belges d' origine et venus du pays de Namur , passaient pour être fort riches , mais ils avaient plus de crédit commercial que de considération . Ils étaient sortis avec bonheur de certaines affaires qui n' étaient pas nettes . Des bruits singuliers et presque lugubres couraient sur leur passé . Personne ne les accusait hautement , mais il semblait acquis que leur ceinture dorée valait mieux que leur renommée . On allait jusqu' à s' étonner de voir un Legagneur porter l' épaulette dans l' armée française . Je dois ajouter ici que le commerce de Sedan est proverbialement respectable . Les vieilles familles industrielles de la ville et des alentours font assaut d' honneur et de probité . Les Legagneur , malgré leur réputation d' opulence , restaient isolés parmi leurs pairs . Ils étaient nombreux . Ils avaient , outre leur fabrique , une maison de banque à Sedan et des succursales dans les départements voisins . Le second frère , Jean Legagneur , était établi en Belgique , à Namur . On disait que ses deux fils faisaient la contrebande en grand . Je saisis l' occasion de faire remarquer que , la Belgique , comme la France , venait de subir une révolution . Assurément , la postérité rangera parmi les curiosités historiques ce pays , si passionnément imitateur . Bruxelles avait eu ses trois journées , à l' instar de Paris , et de sourdes agitations , qui n' avaient rien de politique , régnaient le long de la frontière . Il y a toujours là-bas de bonnes gens qui sont enchantés quand l' eau se trouble . C' est l' heure de pêcher . Toutes les industries interlopes se développent alors outre mesure , et le travail déserté cède une moitié de ses soldats aux aventures . C' était ainsi à l' époque où nous parlons ; jamais on n' avait vu tant de contrebandiers ni de braconniers . La jeunesse de certains villages partait en masse au milieu de la nuit pour mettre en coupe réglée les forêts du Luxembourg . Le bois , disaient ces casuistes , était à tout le monde , comme l' air et l' eau : système ingénieux qui ne peut être réfuté que par la gendarmerie . Enfin , chose rare dans ces districts laborieux et tranquilles , les grands chemins étaient infestés de malfaiteurs . L' opinion publique se préoccupait en outre beaucoup d' une sorte d' association mystérieuse dont on ne connaissait bien ni le but ni l' organisation . Les uns lui attribuaient tous les méfaits commis à dix lieues à la ronde , les autres voyaient en elle seulement une confrérie instituée pour la recherche des trésors . Il n' est pas possible de vous dire combien est enracinée , dans cette partie des Ardennes , la croyance aux trésors cachés . Cette foi n' existe pas seulement chez la classe populaire , on cite des exemples de négociants , de lettrés , de légistes , qui se sont ruinés à interroger le sol pour lui arracher son secret . Je ne sais pourquoi le nom des Legagneur était mêlé parfois aux vagues et bizarres histoires qui se racontaient touchant les Errants de nuit . Ils n' étaient pas gens à courir les aventures , et cependant on prétendait que les deux neveux de Michel Legagneur , le grand Legagneur de Sedan , qu' on appelait aussi le baron Michel , avaient été rencontrés en conférence nocturne avec le piémontais Battaglia , dont la baguette , allait droit à l' or comme l' aimant va au fer . On disait même que l' ancien tondeur de drap , Nicolas Souquet , surnommé le cloqueur , qui passait pour faire pis que la contrebande , s' était vanté dans les cabarets d' avoir un compte-courant chez les Legagneur . Une cloque à Sedan est une grève à Paris . Nicolas Souquet avait démonté une douzaine de fabriques en sa vie . C' était un homme célèbre , un cloqueur ! Ce fut devant la maison Legagneur que s' arrêta la dernière bande de gens faisant la sauderie . La bande était composée de onze personnes , y compris le chef , grand gaillard à la tournure débraillée . Quelques enfants attardés la suivaient à distance . La maison Legagneur , située non loin de l' arsenal , était presque un monument . Bien des gens l' appelaient encore l' hôtel Soleuvre , quoique le grand Legagneur , le baron Michel , y eût établi sa demeure . La façade , datant de la fin du XVIe siècle , présentait sur la rue un développement énorme . Au premier étage , le centre de cette façade était occupé par un grand balcon de fer forgé , aux chiffres réunis des deux maisons incessamment alliées : Soleuvre et Bazeille . Il y avait cette nuit de la lumière aux fenêtres . On dansait chez le baron Michel . Les demeures voisines étaient noires , sauf une habitation de pauvre apparence , élevée d' un seul étage , dont les croisées du rez-de-chaussée laissaient passer une lueur pâle . Quelques minutes avant l' arrivée des saudeurs , vous eussiez entendu , parmi le silence qui emplissait la rue , deux bruits d' espèce bien différente . Du côté de la maison Legagneur , le son du violon ; du côté de la masure , une sourde et lente psalmodie . À droite , chez le baron , derrière la mousseline des rideaux , on devinait des ombres qui allaient au mouvement balancé de la contredanse . À gauche , dans la masure , pour apercevoir quelque chose , il eût fallu s' approcher de bien près et coller son œil au châssis , car une serge épaisse était au-devant des vitres . Si quelqu'un eût fait cela , il aurait vu un de ces contrastes frappants auxquels chacun de nos pas se heurte dans la vie . Dans une salle basse , triste et nue , un vieillard suait son agonie . Il tenait à la main le crucifix , et sa face ravagée exprimait la résignation du chrétien . Autour de lui , cinq personnes se rangeaient : un prêtre , deux enfants de chœur , un homme à longs cheveux blancs qui semblait singulièrement robuste encore , malgré son grand âge , et une femme de soixante-ans , à figure masculine , droite sur ses hanches , et campée comme un soldat . C' étaient le mari et la femme , on sentait cela : un beau couple paysan , sain , vigoureux , solide . La bonne femme était propre , mais humble dans son costume ; l' homme portait avec une sorte de fierté grave sa veste de drap fin , amplement taillée à la mode de la campagne , et ses culottes courtes de velours qui dessinaient une jambe robuste . Au village , on rentre dans la loi de nature , qui a fait le mâle plus brillant que la femelle . Dans nos villes , c' est le contraire . Aux premiers sons du cornet à bouquins des saudeurs l' agonisant rendit une plainte . Le paysan dit à sa femme : – Julienne , allez sur la porte et faites taire ces chats-huants ! – Oui , la Victoire , répliqua la bonne femme avec une respectueuse déférence . Elle serra le chapelet qu' elle tenait à la main et se dirigea vers le seuil . Le mourant fit un signe . – Restez , Julienne ! ordonna le paysan . Il paraît que ce n' est pas l' idée de frère Arsène . La bonne femme s' arrêta aussitôt . Le prêtre avant d' entamer les prières qui accompagnent le dernier sacrement , disait , sur la demande du mourant , le Dies iræ que son doigt décharné avait désigné dans le livre . Ç'avait été une longue agonie que celle de l' homme qui s' éteignait sur le grabat . Il y avait plus de douze heures qu' il ne parlait plus . En ce moment , la bande joyeuse arrivait sous les fenêtres des Legagneur . – Saudés ! saudés ! cria le chef de sa voix enrouée . Le paysan à cheveux blancs se prit à écouter . – Vous entendez mieux que moi , Julienne ... murmura-t-il . – C' est la voix de Nicolas Souquet , la Victoire , répondit la bonne femme , si vous voulez . Une étincelle semblait se ranimer dans les yeux du mourant . – Qui ? demanda cependant la bande . Qui , qui ? Le prêtre disait en latin , continuant le psaume : « -- La trompette fera entendre son terrible éclat , qui pénétrera au fond des sépulcres , pour réunir tous les morts devant le trône . » – M . le major Antoine Legagneur , répondit le chef des saudeurs , et Mlle Honorine de Blamont ! Le prêtre continua encore de réciter : « -- Quand-le juge sera sur son siège , tout ce qui est caché apparaîtra , et aucun crime ne restera sans vengeance . » – Sont -ils bien saudés ? ajouta le chef , selon la formule . Le mourant répondit d' une voix creuse , mais distincte : – Non , Dieu ne permettra pas cela ! Puis , continuant lui -même la prose du Dies iræ , il récita , les lèvres sur les pieds du crucifix : « -- Roi de la majesté redoutable , sauveur qui ne reçois point de salaire , source de miséricorde , sauve -moi ! » Le chœur criait à tue-tête , au dehors : – Oui ! oui ! ils sont bien saudés ! Et la fanfare cornait dans la ville silencieuse . Il y avait dans cette pauvre chambre mortuaire deux chaises , une table de sapin et un coffre massif couvert d' admirables sculptures . Vous l' eussiez pris d' abord pour un meuble en bois de chêne noirci , mais la rouille qui s' amoncelait dans les creux et le froid toucher annonçaient le fer . On trouve dans quelques châteaux voisins de la frontière de ces pièces en fer forgé d' une valeur inestimable . Le marteau de frère Amand Robin , de Chauvency-le-Château , qui avait forgé les féeriques ornements de l' église neuve , en l' abbaye d' Orval , était plus délicat que le burin des ciseleurs . Mais pourquoi ce coffre merveilleux dans cet indigent asile ? Au-dessus du coffre pendait comme un trophée de haillons où l' on avait peine à reconnaître les débris d' un costume monacal . Dans la rue , les cornets des saudeurs se turent subitement . Les fenêtres de la maison Legagneur , qui donnaient sur le balcon , venaient de s' ouvrir . Le riche baron Michel apparaissait , comme un roi qui vient saluer son peuple , suivi de serviteurs portant des flambeaux et d' une partie de la famille . Le major Antoine vint s' accouder à la balustrade . – Merci , mes bons amis , merci ! dit-il . Puis il lança plusieurs poignées de pièces de monnaie qui tintèrent sur le pavé . – C' est de l' argent , dit Julienne , qui prêtait l' oreille . – Du temps que cette maison -là était l' hôtel de Soleuvre , répondit le beau vieux paysan à cheveux blancs , j' ai vu les deux Hector , que Dieu les bénisse ! Hector de Bazeille , Hector de Soleuvre , jeter les pièces d' or comme une pluie sur tous ceux qui passaient . La voix du mourant répéta comme un écho : – Hector de Soleuvre ! ... Le prêtre ouvrait la boîte qui contient les saintes huiles . Les saudeurs criaient vivat ! au dehors . En un moment où le silence régnait à la fois dans la rue et dans la chambre funèbre , des pas se firent entendre tout contre la croisée . On se prit à parler à voix basse . Quelques mots seulement vinrent aux oreilles de ceux qui entouraient le lit . On disait : – Dessécher l' étang ... faire des fouilles ... les Errants de nuit ... Le paysan et sa femme échangèrent un rapide regard . Le prêtre récitait déjà la prière magnifique qui accompagne l' extrême-onction . Tout le monde s' agenouilla . Au dehors , les fenêtres de la maison Legagneur se refermaient et la fanfare éclatait en s' éloignant . Quelques minutes après , il ne restait plus auprès du moribond que le paysan la Victoire . Sa femme Julienne avait pris son bâton pour servir d' escorte au prêtre jusqu' à l' église voisine . Elle n' avait pas peur de deux hommes . Le paysan s' appelait Jean Guern . Ce n' est pas un nom de buveur de bière . Jean Guern venait de Lamballe , au pays de Bretagne . Il avait soixante-quinze ans . Quatre hommes , voilà sa mesure . Quand Julienne et lui revenaient le soir par les sentiers , à travers champs , frappant le sol de leur pas lent et sûr , il n' eût pas fait bon à une demi-douzaine de mal-voulants de leur barrer le passage . Jean Guern avait été dragon de Cluny , avant la révolution de 1789. C' était au régiment qu' il avait gagné son nom de la Victoire . Il n' y avait que Julienne , sa femme , pour avoir le droit de l' appeler ainsi . Les autres devaient dire : Monsieur Guern ; il n' admettait point de familiarité . Il y avait quarante-cinq ans que Jean Guern demeurait dans le pays , au gros village de Bazeille , où il exerçait la profession de sellier-carrossier . On venait à lui de bien loin . C' était , dans son genre , un artiste sans rival . Il disait parfois , quand ses quatre grands fils étaient au logis , assemblés autour de la vaste cheminée : – Qui vit de peu est toujours assez riche . Mais si j' avais autant de cent francs de rente que j' ai envoyé de carrosses rouler sur le pavé de Paris , on ne ferait plus de drap au château de Bazeille car je l' achèterais ! Il avait conservé aux anciens seigneurs de Bazeille un attachement qui tenait du culte . Souvenez -vous qu' il était de Bretagne , où le dévouement s' obstine . Malgré son dire , il vivait de peu et il n' était pas riche . Les marchands , qui avaient remplacé partout , dans le pays , les gentilshommes vaincus , ne l' aimaient point , parce qu' il n' était pas homme à cacher ses regrets . Il avait été , en définitive , l' ami des Soleuvre , des Bazeille , des Blamont et autres , comme Benvenuto était l' ami de François Ier . Il ne voulait pas être l' ami de leurs successeurs . Et ses outils se rouillaient dans son atelier désert . Julienne avait eu parfois bien de la peine à donner du pain aux enfants . Mais elle n' avait garde de se plaindre , la rude et bonne femme : la Victoire ne pouvait pas avoir tort . Dans ce ménage , aux allures hautement patriarcales , le rôle de la femme était tout entier d' obéissance et d' abnégation . Hors du ménage , Julienne redevenait la femme forte , la femme un peu trop forte . Jean Guern racontait volontiers comme il avait eu l' idée d' épouser Julienne , au temps jadis . Tous les goûts sont dans la nature . Bien des gens se seraient effrayés de ce qui fut pour lui un appât irrésistible . Une fois que Julienne était à repasser du linge , dans la ferme de son père , il vint trois dragons de Cluny demander à boire , Julienne avait seize ans . Elle donna à boire aux dragons de Cluny . L' un d' eux , grand gaillard habitué à traiter le village en pays conquis , voulut prendre la taille de Julienne . Elle lui dit : Ne vous y fiez mie l' homme ! Le dragon persista . Elle lui dit encore : Ne faut mie me fâcher ! Le dragon téméraire fit mine de l' embrasser . -- Nichetée ! T' as fronté la fille à m' père ! s' écria-t-elle en redressant sa tête au-dessus de celle du dragon . C' est péché ! Il y avait deux tisons qui brûlottaient dans l' âtre . Julienne empoigna le dragon , traversa la chambre en le tenant dans ses bras et le jeta dans le feu comme une brassée de copeaux . Puis elle mit son pied dessus , repoussant des deux mains , à dix pas , les deux camarades terrifiés . S' il y avait eu un bon brasier sous le chaudron , le troupier y passait . La Victoire entendit parler de cela . – Voilà une femme ! se dit-il . Il vint faire sa cour , et fut agréé . Sur ces entrefaites , Mgr de Cluny , archevêque de Lyon , l' appela près de lui pour lui faire un sort . C' était un prélat magnifique ; il ne voulait pas d' autres carrosses que ceux de Jean Guern . La pauvre Julienne le reconduisit jusqu' au détour du chemin en pleurant : -- La Victoire , lui dit-elle , va lo être moult riche , après le temps ; ne nous ronaîtrez plus ! ( vous allez être bien riche : vous ne nous connaîtrez plus ! ) Mais la Victoire était un chevalier . Il épousa Julienne et ne fit pas fortune . Il y avait quantité de raisons pour qu' il ne fît pas fortune . Le général L le fit venir une fois sur la grande route , où sa chaise était brisée . La Victoire se mit à travailler , et le général lui disait : – Je donnerais cent écus pour être à Sedan avant la nuit ! Quand la Victoire eut achevé , le général lui demanda : -- Qu' est -ce pour votre peine , l' ami ? -- Un louis d' or , répondit Jean Guern . -- Comment , coquin ! s' écria le général L . Il n' acheva pas . D' un seul coup de son couteau de bourrelier , la Victoire avait tranché le ressort de la chaise . Le général vint sur lui la canne levée . Jean Guern brisa la canne sur son genou . – Morbleu ! lui dit l' autre , je ne suis pas le plus fort , Raccommode -moi cela , et tu auras dix louis ! Jean Guern ne bougea pas . – Les veux -tu d' avance ? -- Je veux que vous restiez là , mon général lui répondit Jean Guern en soulevant son grand chapeau : vous m' avez appelé coquin , c' est péché . Voici l' heure de la soupe , à vous revoir . Qui vit de peu est toujours assez riche . Il raconta cela à Julienne qui dit : – Vous avez bien fait , la Victoire , si vous voulez , mais nous n' amasserons jamais de quoi ! Il y avait quarante ans de cela , et la prédiction de la bonne femme s' était réalisée . Jean Guern , à l' heure où nous sommes , vivait de si peu , qu' il devait se trouver bien riche . Mais il avait gardé ses goûts de grande tenue , et vous n' eussiez trouvé dans le village de Bazeille ni un métayer , ni un tisseur pour avoir si haute mine que lui . Il s' assit sur l' une des chaises , au pied du lit du mourant , qui était maintenant immobile . Jean Guern réfléchissait . – Bien des gens croient qu' il a perdu la raison depuis des années , pensait-il , mais il connaît plus d' un secret ... – Frère Arsène , ajouta-t-il doucement il est grand temps de me dire pourquoi vous m' avez fait venir cette nuit . Il n' eut point de réponse . – Ne pouvez -vous parler ? demanda le paysan . Point de réponse encore . Jean Guern croisa ses bras , et tout naïvement il interrogea disant : Frère Arsène , êtes -vous mort ? Cette fois , les paupières du moribond eurent un battement . Au mouvement de ses lèvres , Jean Guern crut deviner qu' il lui disait : Approchez -vous de moi . Il se leva et obéit . – Donnez -moi une goutte d' eau , lui dit le malade . Jean Guern avisa la cruche . Il versa deux ou trois gorgées dans la tasse de faïence qui était par terre auprès du lit , et y ajouta un doigt d' eau-de-vie . L' eau-de-vie était à Jean Guern . Il en portait toujours sur lui dans une demi-pinte vêtue de jonc tressé . Le mourant mouilla ses lèvres à ce breuvage . Puis il fut deux ou trois secondes dans le recueillement . – Monsieur Jean , dit-il tout à coup d' une voix distincte , j' ai confiance en vous parce que vous êtes un chrétien . Il y a là-bas , sous la terre et sous l' eau , dans les ruines d' Orval , de quoi reconstruire le monastère plus grand et plus beau qu' il n' était au moment de sa chute . Mais la prophétie annonce que les temps ne sont pas venus . À quoi bon dire : les trésors sont ici ou là , si les trésors doivent tomber aux mains des damnés ? Le coffre de fer appartient à l' abbaye . Il était dans l' oratoire de dom Lucas de Trêves , notre dernier abbé . Il y retournera un temps qui sera . Dans le coffre , c' est la fortune de Soleuvre qui git . Il s' arrêta . Jean Guern l' écoutait attentivement . Les prophéties du solitaire d' Orval sont célèbres dans l' Ardennes , à ce point que personne n' en ignore la teneur . La révolution de juillet 1830 , qui s' y trouve prédite en termes exprès , leur avait donné récemment aux yeux des habitants de ces campagnes une valeur extraordinaire . – Là ... là ... reprit le mourant , dont la main montrait le coffre de fer . Son bras retomba . Une idée pénible travaillait son cerveau . – Le soldat prisonnier ... continua-t-il ; j' ai envoyé l' argent ... la lime ... le diamant ... et tout ... Il y a longtemps ... mais le désespoir est aussi une chaîne ... On lui a dit : Elle t' a oublié ... et il reste dans son cachot ... et il attend la mort ... Il parlait si bas désormais , que Jean Guern avait peine à entendre . – Mon frère , dit ce dernier , de quel soldat parlez -vous ? L' agonisant ne répondit pas , mais il murmura : – Elle dont le cœur est encore plus beau que le visage ! – Je ne vous comprends pas , mon frère , fit Jean Guern , qui avait de la sueur aux tempes , par l' effort qu' il faisait pour deviner la pensée obscure du mourant . Celui -ci eut un spasme qui faillit l' emporter . Jean Guern rapprocha la tasse de ses lèvres . – Je suis bien vieux , reprit-il en même temps , mais j' ai Dieu merci ! du bon sang dans les veines . Si quelque chose peut être fait pour la mémoire de MM . de Soleuvre et de Bazeille , me voilà ! – Oui , murmura vivement le malade ; sans la prédiction , aurais -je attendu si longtemps ? Il est bien tard ! Quelque chose peut encore être fait . S' ils avaient eu leur argent autrefois ... mais je ne m' en suis pas servi , monsieur Guern . Il s' interrompit pour réciter : « -- Sauveur qui ne reçois point de salaire , source de miséricorde , sauvez -moi ! » Ses yeux roulèrent tout effarés . – On a écrit ! reprit-il avec égarement ; on a écrit au roi et à ses ministres ... A-t -on reçu la grâce ? il faut aller à la prison ! Il faut le délivrer ... à tout prix ... Il essaya de parler encore , mais l' agonie le domptait . Il entr'ouvrit , par un effort désespéré , sa chemise de grosse toile , et montra une clef qui pendait à son cou parmi des médailles bénies . – Là ! répéta-t-il , tandis que ses yeux ternes essayaient encore de se retourner vers le coffre ; là ! tout est là ! Sa main froide et mouillée rencontra la bonne grosse main de Jean Guern et s' y cramponna . Puis ses doigts lâchèrent prise . Il ne respira plus . -- Requiescat in pace ! murmura Jean Guern . Il ferma les yeux du mort , après s' être assuré que son cœur ne battait plus , et lui jeta le drap sur le visage . Julienne rentrait . – C' est donc fini ? demanda-t-elle . – Il était le dernier , répondit Jean Guern ; il avait vingt ans quand le couvent fut saccagé . Il savait où sont les trésors . – Vous l' a-t-il dit , la Victoire ? – Non ! il ne me l' a pas dit . – Dieu ait son âme ! Ils se mirent tous deux à genoux et récitèrent le De profundis . Après cela , Jean Guern dit : – Julienne , coupez le cordon qui retient cette clef . Il venait de découvrir la poitrine du mort . Julienne se signa , toute tremblante , mais elle obéit . Jean Guern prit la clef et ouvrit le coffre de fer . – Tenez la lumière Julienne , ordonna-t-il . – Oui , la Victoire , si vous le voulez , répondit la bonne femme , dont les dents claquaient . Ce n' était pas la frayeur . Mais elle n' avait pas entendu frère Arsène nommer Jean Guern son exécuteur testamentaire . Elle ne soupçonnait pas son mari , Julienne , non . Mais son cœur se serrait . Avant de soulever le couvercle du coffre-fort , Jean Guern dit : – Voici les dernières paroles de frère Arsène : « La fortune des Soleuvre est là dedans . » . – Merci ! la Victoire , murmura la bonne femme , dont la main ne trembla plus . Puis elle ajouta : -- C' est Mlle Honorine qui est l' héritière maintenant . Tous deux se penchèrent avec curiosité , pendant que Jean Guern levait le couvercle . Il y avait dans le coffre un petit tas de papiers , une plume , un crayon , une écritoire . Jean Guern prit tous les papiers d' une seule poignée . Il les étala sur la table , après avoir refermé le coffre . – M' est avis , dit-il , qu' il y a là dedans de l' embarras pour nous . – Ça se peut , la Victoire , repartit Julienne , mais la mère de Mlle Honorine était une Bazeille . Jean Guern tendit sa main . La bonne femme lui donna une étreinte toute virile . – Tiens ! s' écria-t-elle , pendant que son mari dépliait deux feuilles de papier , réunies à l' aide d' une épingle , on dirait des images ! Jean Guern examinait les deux papiers attentivement . – La Victoire , demanda Julienne impatiente , car elle ne savait pas lire , qu' est -ce donc que cela ? -- Le premier papier , répondit le vieillard avec recueillement , est le plan de l' abbaye d' Orval . J' ai vu ces grands palais debout . C' était la merveille du monde ! Le second papier , porte deux écussons : celui de l' abbaye à droite , celui de Soleuvre à gauche avec sa devise latine : Solum opus . C' est tout . – Et là , dans le coin , la Victoire , qu' y a-t-il d' écrit ? Jean Guern se courba . L' écriture était très-fine . Il lut avec effort : -- Ne vendez pas le Christ pour trente deniers . – Que signifient ces paroles ? murmura la bonne femme . Jean Guern songeait . Sa large main était posée sur les deux papiers ouverts . Les rides de son front se creusaient . « Ne vendez pas le Christ pour trente deniers ! » Évidemment , ces mots se rapportaient aux armoiries de la maison de Soleuvre , qui étaient des armes parlantes et qui portaient : d' azur à la main d' argent , issant d' un nuage de même et supportant un crucifix d' or . C' est ma seule œuvre , disait la devise : Solum opus . Jean Guern resta muet pendant plusieurs minutes . – Il y a quelque chose , Julienne , dit-il enfin , c' est une devinaille . Nous chercherons . – Oui , la Victoire , nous chercherons . Mais pourquoi ce point rouge dans la poitrine du Christ ? Jean Guern tressaillit . À la place où , d' ordinaire , on voit la blessure faite par la lance , on avait dessiné un tout petit cœur écarlate . Jean Guern songea encore et répéta : – Il y a quelque chose ; cherchons ! Il prit au hasard un papier dans le tas . C' était un chiffon jauni sur lequel était collée une mince bande de parchemin qui portait en caractères presque effacés : « Le cœur est d' or , il vaut six cent mille écus . » Guern lut tout haut . Julienne s' écria en joignant les mains : – Y a-t-il tant d' argent sur la terre ? La sueur perçait sous les cheveux blancs de Jean Guern . – Me voilà bien vieux , pensa-t-il tout haut , pour me jeter là dedans ! et la raison du pauvre frère Arsène Scholtus n' était pas solide ... Machinalement , il avait ouvert un autre papier . Celui -ci portait en tête : Pour Jean Guern . Il était de l' écriture du mort . Frère Arsène y disait : « Je m' adresse à Jean Guern , parce que je l' ai toujours vu brave , généreux , prudent et fort ... – Cela est vrai , la Victoire , interrompit julienne . – Silence ! femme ... « je m' adresse à Jean Guern , parce qu' il a été l' ami et le serviteur de Bazeille , le serviteur et l' ami de Soleuvre . L' enfant a dans ses veines le sang de Bazeille et de Soleuvre . On ne sait ni qui vit , ni qui meurt . Je ne suis qu' un pauvre vieillard , et mes secrets me pèsent . « Je certifie sur les trois portes ouvertes par Notre-Seigneur au salut de l' homme pécheur , sur la Foi , sur l' Espérance et sur la Charité , que le jeune homme portant le nom d' Hector , maréchal des logis au deuxième régiment de Vauguyon , comme on l' appelle , est né du légitime mariage du baron de Soleuvre et de Constance de Bazeille ... Les preuves de sa naissance sont avec les six cent mille écus qui forment son héritage . » Julienne se leva toute droite , criant : -- Constance ! m' nafant ! ( mon enfant . ) Les bras du vieillard tombaient . Julienne avait nourri de son lait les deux sœurs jumelles : les deux dernières Bazeille , cette Constance , dont parlait le billet de frère Arsène , et Mathilde , mère d' Honorine de Blamont . De grosses larmes étaient sur la joue rude de la bonne femme . Constance était morte , Mathilde était morte , toutes deux bien jeunes et si belles ! toutes deux malheureuses et loin du pays ! – M' nafant ! M' nafant ! répétait-elle , revenant au patois dans l' excès de son émotion . Puis , soudain plus blême que le visage du mort : – La Victoire , mon homme ! prononça-t-elle d' une voix étranglée ; comment l' appellent -ils donc , celui -là qui sera fusillé demain ? La tête de Jean Guern s' inclina lourdement sur sa poitrine . – Il y a des choses qui ne sont pas possibles ! murmura-t-il ; non ! non ! je ne veux pas croire cela ! Dans le profond silence qui suivit , le mari et la femme purent entendre la grand'porte de la maison Legagneur tourner avec bruit sur ses gonds . Les invités du baron Michel sortaient de bonne heure et sortaient gaiement . Quelques douces voix de jeunes femmes échangeaient les adieux , expliquant qu' il fallait se lever matin le lendemain pour aller au champ de Mars ... Au champ de Mars , où ce beau jeune soldat devait tomber avec des taches rouges à sa chemise . On ne voit pas cela tous les jours ! Julienne serra son bâton d' une main convulsive et dit : – Nous y serons aussi , nous deux , pas vrai , la Victoire , si vous voulez ? Le vieux dragon mit le billet de frère Arsène avec les papiers déjà examinés . – Nous avons toute une nuit devant nous , dit-il . Sa belle figure avait désormais un calme extraordinaire . Julienne le regardait comme un brave soldat contemple son général à l' heure du danger suprême . – Cherchons ! répéta Jean Guern ; tout à l' heure , avant de mourir , ce brave homme a prononcé des paroles , et sa main montrait toujours le coffre . Cherchons ! Il prit l' un après l' autre plusieurs papiers aussitôt rejetés qu' ouverts . C' étaient des manuscrits jaunis par le temps , des copies de cantiques , diverses leçons de cette fameuse prophétie d' Orval , qui avait exercé une si grande influence sur les actions de frère Arsène . Julienne suivait le travail de son mari . Elle dévorait du regard ces papiers qui étaient muets pour elle . Tout en feuilletant , Jean Guern disait : – Se peut-il que j' aie oublié si longtemps ceux qui sont morts ? Femme ... Ce jeune homme serait le fils d' Hector et de Constance ! Un Soleuvre ! une Bazeille ! Attendez ! attendez , que je me souvienne ! Il pressa sa tête à deux mains . – Il m' a dit , reprit-il ; oui , c' est cela : il m' a dit qu' on avait demandé la grâce à Paris ... et qu' on avait envoyé de l' argent ... et une lime ; mais l' enfant croit que quelqu'un l' a oublié ... Comprenez -vous cela , femme ? – Oui , répondit Julienne ; l' enfant est désespéré et veut mourir . – Il l' a dit , s' écria Jean Guern , ce sont ses propres paroles ! – Et pour le sauver , fit la bonne femme , qu' a-t-il dit ? – Rien ! murmura Jean Guern à voix basse . Il avait pourtant un moyen ! reprit-il ; oui , je crois qu' il avait un moyen , mais la mort était sur ses lèvres comme un bâillon ... Il s' est tu pour toujours , avant d' avoir dit ! – Et Dieu ne fera pas un miracle ! s' écria Julienne . Les mains de Jean Guern se prirent à trembler . – Silence ! ma femme , prononça-t-il d' une voix altérée : Dieu est bon ... Mais voilà que mes pauvres yeux se troublent ! Il essuya ses paupières enflammées et reprit : – Dieu est bon ! Dieu est bon ! le mort va parler ! Julienne retomba sur son siège , écrasée par l' émotion . – Lisez vite , la Victoire ! dit-elle ; mon cœur me fait mal ! Le vieillard tenait à la main un papier dont la souscription était la même que celle du premier billet : Pour Jean Guern . Le préambule était aussi presque semblable . Mais l' Écriture était bien changée . On eût dit que la main , déjà paralysée , avait fait de longs et pénibles efforts pour tracer chaque mot . « ... On ne peut pas lui donner l' héritage , disait Frère Arsène , on ne peut pas lui révéler les noms de ses père et mère avant que l' heure ait sonné . J' ai relu ce matin la prophétie , peut-être pour la dernière fois . Ils disent que je suis fou . Non , mais je crois . C' est la quatrième centurie , celle qui suit la prédiction particulière pour la maison de Bazeille , éteinte au jour et à l' heure que le solitaire avait indiqués ... Le solitaire appelle les Soleuvre les fils de la croix , à cause du crucifix qui est dans leurs armoiries . « Il annonce la mort du troisième Hector , celui qui confia le trésor à notre saint abbé Lucas de Trêves , pour la lune médiale de sa trente-troisième année ; or , le baron Hector , du temps de la Révolution , mourut en exil à trente-trois ans et six mois . Je l' atteste . « Le solitaire annonce la mort de son fils , le quatrième Hector , pour un âge moins avancé : sept ans et demi plus tôt . Le dernier baron quitta Sedan le jour de ses vingt-six ans . Les Legagneur savent pourquoi . Il partit avec sa femme et son petit enfant de cinq ans pour le domaine de Blamont . Jamais on ne revit le père ni la mère . Les Legagneur prirent la maison ; ils avaient des titres . Ils étaient en règle avec la justice ... Mais ce qui se passa au château de Blamont , dans la nuit du 12 novembre 1817 , sera connu par la volonté de Dieu . « L' enfant fut sauvé . L' enfant s' était égaré dans les bois d' Orval par la permission de la Providence . Il trouva un asile dans la cabane où je m' étais retiré , moi Arsène , dernier vivant de la sainte communauté . Que le nom de Dieu soit béni ! Voici la partie de la prédiction qui a trait à l' enfant : « 22. Après cinq lustres et treize lunes non parfaites ( vingt-six ans ; ) le sang de la croix nuitamment coulera . « 23. C' est fait . Le fils de la croix ne porte plus le nom de son père . L' ennemi interroge les quatre vents du ciel . « 24. Que l' enfant soit placé dans la maison même de l' ennemi . Qu' il s' ignore . Chaque lune écoulée rend le danger moins grand . « 25. L' ennemi puissant est aveugle . Il faut trois lustres , une moitié , puis un quart pour lui dessiller les yeux . « 26. Le fils de la croix ceint l' épée . « 27. Depuis le jour de sa naissance , dix fois vingt lunes et sept fois dix lunes et quatres lunes non parfaites . Le grand danger commence . « 28. Le dernier gardien de l' anneau d' or va à Dieu . ( Ceci est l' annonce de MON décès . ) 29. C' est fait . La deux cent soixante-quinzième lune est commencée . Si le fils de la croix a dit son nom aux méchants , deuil , deuil , deuil : « 30. C' est fait . Dieu soit avec ceux qui vivront après le quatrième lustre accompli ! » « Tel est le texte écrit de la propre main du solitaire . Le dernier gardien de l' anneau d' or , c' est moi , Arsène . Mon heure a sonné . Je vais à Dieu ... Ce matin , je me suis senti faible , et pour la première fois , la crainte de la mort m' est venue . J' ai des secrets qu' il ne m' est pas permis d' emporter avec moi . Je me suis rendu au village de Bazeille , chez M . Jean Guern , sellier-carrossier , parce qu' il aime et respecte , comme je peux les aimer et respecter moi -même , ceux dont la destinée terrestre est dans ma pauvre misérable main . Jean Guern et sa femme Julienne étaient partis pour la ville de Mézières . Que la volonté de Dieu soit faite ! » Depuis que ses quatre enfants étaient des hommes et que le travail n' allait plus dans Bazeille , Jean Guern s' absentait souvent . – Ah ! la Victoire ! s' écria la bonne femme , quelque chose nous disait de ne point quitter la maison ! Vous en souvenez -vous ? – Oui , femme , il faut écouter les avertissements . – Mais lisez , lisez , mon homme . Vous avez bien raison : Dieu est bon , et c' est le mort qui parle . Jean Guern poursuivit : « Ils sont autour de l' héritage comme des loups autour d' une proie . La fièvre me brûle , mais mon esprit est sain : croyez mes paroles . Tout ce qui arrivera de mal sera le fait de ceux qui habitent la maison de son père . Les prophéties l' ont dit , et sachez un secret . Vous pensez que leurs trésors sont inépuisables ? Mensonge ! Ils poursuivent l' orphelin , parce que désormais son héritage est leur seule ressource ... » Jean Guern s' arrêta parce qu' il ne pouvait plus déchiffrer l' écriture embrouillée . Le pauvre frère disait vrai : il avait la fièvre . Sa plume tremblait davantage à mesure que son style devenait plus obscur . Julienne demanda : – Est -ce des Legagneur qu' il parle ? Au lieu de répondre , Jean Guern secoua la tête lentement . Il tourna la page . L' écriture changeait brusquement et il y avait une date : « samedi matin . » Ce qui suivait avait été écrit la veille . C' était ainsi : « Pour Jean Guern . -- Je viens d' avoir une crise terrible et qui m' annonce ma fin . Arriverez -vous quand je n' aurai plus ni mon esprit ni ma parole ? C' est après-demain , lundi matin , que commence le dernier mois , le mois fatal . J' ai essayé en vain de relire la page qui précède . Je prie Dieu de me laisser assez de force pour vous instruire , Jean Guern , ami et serviteur de Bazeille et de Soleuvre ! « Ils ont tendu un piège à l' enfant . Il leur faut sa mort . On lui avait enlevé le nom de son père pour le mettre à l' abri . Ils l' ont deviné dans son humble fortune . Je n' étais pas seul dans le secret . Dieu me garde d' accuser à ma dernière heure ! Mais ils ont le secret ... Une grande part du secret . Ils savent que le trésor est caché dans les ruines de l' abbaye d' Orval . Je jure sur mon salut que , pour ma part j' ai été discret . « ... L' enfant est tombé dans le piège . Le voici condamné à mort , et le jour même de sa condamnation , la main du Seigneur s' est appesantie sur moi . Je suis enchaîné dans ma pauvre demeure . Pourquoi avez -vous quitté le pays , Jean Guern ? Voici ma mort qui vient : la prédiction s' accomplit . Sur le point de paraître devant Dieu , je dis la vérité : j' ai fait ce que j' ai pu . J' ai dit à l' enfant quels étaient ses amis : je vous ai nommé , j' ai nommé Mathieu Sudre , l' homme au loup . C' est grâce à Mathieu que nous avons le plan , et c' est grâce au plan que l' enfant aura son héritage , s' il garde sa vie ... « J' ai fait encore ceci , quand l' enfant a été prisonnier : l' enfant a reçu de moi , dans son cachot , par un soldat nommé Monnin , cinquante louis amassés par moi sou à sou , une bague de diamant qui était à sa mère et des limes . On lui a dit : Avec cela vous pouvez vous sauver , le geôlier est un homme à vendre . L' enfant a répondu : « Je ne veux pas me sauver . » « Il a donné son cœur à Honorine de Blamont . Il ne sait pas qu' il est plus noble et plus riche qu' elle . Ceux qui le tuent lui ont fait accroire que la bonne demoiselle Honorine ne voulait plus de son cœur . Et il n' a que trop de motifs pour ajouter foi à ce mensonge ! Mais , je vous le dis , Jean Guern , c' est un mariage écrit dans le ciel ! « L' enfant avait envoyé vers sa cousine le soldat Monnin , qui n' est pas revenu . Est-il mort ? Les Legagneur le savent . La bonne demoiselle Honorine vit en prisonnière auprès de son père , le mari veuf de la sainte Mathilde de Bazeille , l' avare André de Blamont de Bastoigne , chez qui sont morts , la même nuit , le dernier baron Soleuvre et Constance de Bazeille , sa femme ... » – Mon homme ! mon homme ! interrompit Julienne , qui écoutait avidement , vous qui comprenez mieux que moi , y a-t-il tant de crimes autour de nous ? – Taisez -vous , femme ! ordonna Jean Guern d' une voix grave . Et il continua de lire : « Honorine a le cœur brisé . Depuis le jour de la chasse où l' enfant tira l' épée contre le major Legagneur , elle n' a pas quitté son lit de souffrance . Mais Mathieu Sudre , l' homme au loup , l' a vue . Elle lui a dit : « Je prie pour lui ; après Dieu , « mon cœur est à lui . » Or , écoutez bien ceci , Jean Guern , si vous voulez achever ma tâche . L' enfant se doutait bien que le soldat Monnin ne pourrait pénétrer une seconde fois dans sa prison . Un signal avait été convenu entre eux . L' enfant avait dit : -- Si elle veut que je me sauve , je me sauverai . Je serai encore ici le premier dimanche de carême , car les délais pour l' exécution n' expirent que le lendemain lundi . Allez et revenez , Monnin mon ami . J' aurai l' oreille au guet . Que j' entende seulement , dans la nuit des sauderies , mon nom accordé avec son nom bien-aimé , je saurai ce que cela veut dire , et je serai libre ! « C' est un lionceau . Ce qu' il a promis , il le fera . Mais Monnin , le soldat , ne reviendra pas . C' était à moi d' agir . Jean Guern , si Dieu ne veut pas que je recouvre ma force , agissez à ma place ! Payez les saudeurs , et qu' ils aillent sur le rempart , vis-à-vis du château . Leur voix arrivera jusqu' à l' enfant . Du fond de leur tombe , Bazeille et Soleuvre vous béniront , Jean Guern . L' enfant sera sauvé ! » – Allons , dit Julienne , qui se leva , tout de suite , si vous voulez . – Aller où , femme ? demanda Jean Guern . Il avait l' air grave et triste . Julienne reprit : – Nous trouverons encore des saudeurs . – Et de l' argent , femme ? – J' ai ma croix d' or , mon homme . Le vieux dragon prit un ton brusque pour cacher son attendrissement . – Et s' il n' y a pas de saudeurs ? objecta-t-il . – La Victoire , répondit Julienne résolument , là où l' ouvrier manque , le maître fait la besogne . Venez ! Elle se dirigeait vers la porte . – Attendez , Julienne , dit Jean Guern , je n' ai pas fini . Il y a encore une ligne à lire , écoutez -la ! « Il faut que tout cela soit fait avant dix heures . À dix heures , la consigne change avec les postes sur le rempart : ce serait exposer la vie des hommes . » Julienne était arrêtée au milieu de la chambre . Elle avait la tête haute . Elle s' appuyait sur son bâton comme un soldat sur sa lance . Jean Guern reprit : – Femme , que dites -vous de cela ? – Nos enfants sont grands , répliqua Julienne ; ils n' ont plus besoin de nous . Venez , la Victoire ! Jean Guern changea de couleur . Il se leva à son tour , mais tout en chancelant . Julienne le regardait étonnée . Il s' approcha d' elle presque sournoisement , l' entoura de ses bras vigoureux et la souleva de terre comme si elle eût été un enfant . – Ma femme , murmura-t-il , les larmes aux yeux , et c' était quelque chose de touchant que de voir des pleurs sur ce mâle visage , j' ai été quelquefois trop rude avec vous ... – Oh ! la Victoire ! fit Julienne toute confuse . – J' ai mal agi , ma femme , et je vous en demande pardon , car vous valez mieux que moi . – Je ne veux pas que vous parliez ainsi , la Victoire , départit Julienne , prête à se révolter ; ce que vous faites est bien fait , mon homme ! – Embrassez -moi , Julienne . – Oui , la Victoire , si vous voulez . Vous eussiez dit un sergent et son capitaine se donnant l' accolade . Ils firent tous deux le signe de la croix devant le mort et se dirigèrent vers la porte . Jean Guern avait mis tous les papiers en un paquet dans la vaste poche de sa veste de beau drap noir . Il avait dit : -- Nous lirons le reste demain . Au moment où il franchissait le seuil , derrière sa femme , un des papiers , mal pris dans la liasse , glissa hors de sa poche et tomba sur le carreau . La lampe était près de s' éteindre . Les deux vieux époux ne prirent point garde à ce chiffon qui tombait et sortirent en ayant soin de fermer la porte . À peine avaient -ils fait une centaine de pas dans la rue qu' un mouvement eut lieu dans l' enfoncement du portail de la maison Legagneur . Un homme traversa la chaussée à pas de loup et vint droit à la porte de la masure . Un instrument qu' il introduisit dans la serrure fit sauter le pêne . L' homme entra . C' était un grand gaillard dégingandé , à la figure effrontée . On eût dit qu' il savait ce qui venait de se passer dans cette chambre , car il alla donner un coup d' œil au mort . – Celui -là a son compte ! grommela-t-il ; voyons le bahut . Il souleva le couvercle du coffre et un blasphème lui échappa . – Dénichés , les oiseaux ! on dit que le vieux Guern en vaut six et sa femme quatre : nous nous mettrons douze . La lampe jeta une grande lueur . L' homme s' arrêta effrayé : il lui avait semblé que le mort s' agitait sous sa couverture . – Eh bien ! quoi donc ! quoi donc ! dit-il d' un ton caressant et humble ; vous voilà un saint dans le paradis . Vous n' avez plus besoin de tout cet or et de tout cet argent . Ça ne sert à personne dans la terre ... Il fit , ma foi ! le signe de la croix en repassant devant le lit , tant il avait grand'peur . Puis , tout à coup , il gagna d' un saut la porte et se baissa pour ramasser le chiffon de papier égaré par Jean Guern . Il poussa un véritable rugissement de joie . – Merci , vieux ! s' écria-t-il en ôtant son chapeau pour saluer le mort ; tu n' as pas tout à fait déshérité ton pauvre cloqueur de neveu Nicolas Souquet . Voilà de quoi boire et de quoi manger ; merci , mon oncle ! Il s' élança au dehors et prit sa course en sens contraire de Jean Guern et de sa femme . Tout dormait dans la ville . C' est à peine si de temps en temps on voyait aux fenêtres quelques lumières attardées . Les cabarets étaient fermés . Guern et sa femme allaient tous deux , droits et grands dans l' ombre . Leur pas égal retentissait militairement sur le pavé . À chaque seconde enjambée , leurs bâtons frappaient un coup sec à l' unisson . Comme ils passaient devant la cathédrale , onze heures sonnaient à l' horloge . La neige ne tombait plus . On distinguait la forme de la lune sous un nuage . – Mieux vaudrait une nuit moins claire , femme , dit Jean Guern . – Oui , la Victoire , répondit Julienne , mais on prend le temps comme il vient . – Si j' allais tout seul ? ... continua le vieux dragon en hésitant . L' accent de la bonne femme devint suppliant . – C' est une mauvaise idée , la Victoire , dit-elle ; ne faut-il pas être deux pour sauder ? Une ligne noire se dressait devant eux : c' était le rempart . Au-dessus du rempart , une grande masse sombre découpait ses profils sur le ciel . C' est à ces heures nocturnes qu' on juge bien le dessin d' un monument . Le château de Sedan est une belle et vigoureuse forteresse carrément assise , solidement coiffée . Au temps où le second système de Vauban n' avait pas encore rendu inutile ces géants de pierre , ce devait être une redoutable citadelle . Jean Guern et Julienne commencèrent à monter l' escalier du rempart . – Qui vive ? demanda la sentinelle . – Amis ! répondit Jean Guern . – Passez au large ! Jean Guern savait bien qu' on ne dispute pas contre une consigne . Julienne aurait parlementé . Il s' agissait de trouver , en dedans du rempart , un lieu d' où la voix pût arriver au château . On nivelait alors l' ancien terre-plein de Bouillon , attenant aux bastions sur l' emplacement desquels on a bâti depuis la caserne d' Asfeld . La partie orientale était déjà déblayée et couverte de constructions , tandis qu' on voyait encore , à l' ouest , en dessous du rempart et précisément en face du château , un tertre où les enfants de la ville venaient jouer pendant le jour . Il y avait là de vieux affûts et quelques pyramides de boulets rouillés . Jean Guern prit la montée qui gravissait le tertre . Arrivé au sommet , il regarda du côté du château ; le château tout entier découvrait sa masse sévère , et la lune , qui allait se dégageant , argentait vivement les arrêtes de la toiture . La lune était au revers . Toute la partie du château qui regardait la ville semblait taillée dans un bloc de marbre noir . On entendait distinctement les pas de trois sentinelles : deux sur les remparts de la ville , une sûr la courtine du château . Toutes les trois étaient dans l' ombre . – Le vent donne à nous , dit Julienne ; nous entendra-t-il , le pauvre jeune monsieur ? – Nous ferons ce qu' il faut pour cela , ma femme . Son cachot doit être là , vis-à-vis de la corne du bastion . – La fenêtre ouvre sur le fossé , murmura Julienne avec un gros soupir ; il faudrait des ailes pour s' échapper . – Il est Bazeille et Soleuvre , répliqua Jean Guern , aigle et lion ! qu' il nous entende seulement ! Jean Guern s' arrêta au point culminant du tertre . C' était un ancien bastion ruiné et comblé , au centre duquel se trouvaient cinq ou six affûts montés sur roues et quelques lots de fascines . Rien ne protégeait nos deux époux , mais rien non plus ne pouvait faire obstacle à leur voix . – Il s' agit de donner un coup de gosier , ma femme , dit le vieux dragon , qui tira de sa poche sa demi-pinte clissée ; buvez un peu , Julienne , cela éclaircit la voix . – Après vous , la Victoire ! répondit Julienne , toujours , cérémonieuse , si vous voulez . – Ma femme , reprit le bonhomme , en montrant sa large bouche , vous savez bien qu' une fois que j' ai mis le goulot là dedans , tout y passe ! -- C' est donc pour vous obéir , la Victoire , dit Julienne , qui prit enfin le flacon . Je vous salue , et votre compagnie . Ce mot n' est point un non-sens , comme on pourrait le croire . Les vieux usages sont rares dans les pays qui ont subi la réforme , mais celui -là est plus vieux que la réforme . Un chrétien n' est jamais seul : il a la compagnie de son bon ange . Saluer le passant , c' est la politesse ; mais saluer aussi le compagnon invisible , l' ange gardien , c' est la foi . Ayant accompli ce devoir , Julienne fit une belle révérence avec un signe de croix . Puis elle but une gorgée qui pouvait compter pour quatre . – À la vôtre , ma femme , dit Jean Guern , qui prit le flacon à son tour , et à celle de votre compagnie ! Il renversa la tête et ses grands cheveux blancs flottèrent . La demi-pinte était vide . – Attention ! reprit-il en élargissant sa poitrine ; ils ne tireront qu' après trois qui vive , et nous avons le temps , Y êtes -vous , Julienne ? – Oui , la Victoire , si vous voulez . Ils se placèrent à côté l' un de l' autre , la tête tournée vers le château , hauts tous deux et droits comme des colonnes . Puis la voix du bonhomme retentit sonore et vibrante : un vrai cri de cor : – Saudés ! saudés ! saudés ! Parmi le silence profond , les échos des remparts envoyèrent ces trois mots dans la nuit . Le pas des sentinelles s' arrêta . – Qui ? prononça Julienne de sa voix puissante autant que celle de son mari ; qui ? qui ? qui ? Et les murailles répétèrent au loin la question . Les crosses des mousquets sonnèrent sur le granit . Trois « qui vive ! » tombèrent à la fois . Jean Guern dit tout bas : – Bien , femme ! Nous avons le temps ! Puis , à pleins poumons : – M . Hector , maréchal des logis aux chasseurs de Vauguyon , et Mlle Honorine de Blamont ! – Qui vive ? crièrent les sentinelles . – Ils arment , murmura Jean Guern ; avez -vous entendu , femme ? – Oui , là Victoire , j' ai entendu . Dieu veuille qu' il ne vous arrive point de mal ! – Sont -ils bien saudés ? reprit le bonhomme en faisant un porte-voix de ses grandes mains . Ensemble , Julienne ! ajouta-t-il tout bas . Et tous deux à la fois , en effet , le mari et la femme : – Oui ! oui ! oui ! – Qui vive ? Celui -là était le dernier . Une lueur parut dans le noir . Une meurtrière s' éclaira au centre de la sombre masse des bâtiments du château . – Voilà son signal , dit Jean Guern ; que le bon Dieu soit béni , il a entendu ! La lueur était éteinte déjà . Les deux vieillards se touchèrent la main . Mais une traînée de feu sillonna les ténèbres au haut de la courtine . Une détonation retentit . – Baissez -vous , Julienne ! commanda l' ancien dragon . Les balles sont lâches : elles frappent les femmes . Et comme Julienne n' obéissait pas assez vite , il appuya sa large main sur son épaule . Julienne s' affaissa du coup , en dedans de la murette du bastion , derrière les fascines . – Allons ! fit Jean Guern , qui se mit à rire en regardant le rempart , feu ! coquins ! Vous eussiez dit qu' on obéissait à son commandement . Deux autres traînées de feu s' allumèrent presque en même temps aux deux extrémités du rempart . Deux explosions se firent , roulant d' échos en échos , comme deux coups de tonnerre . Le timon de l' affût devant lequel Julienne se tenait debout tout à l' heure vola en éclats . – Bien visé ! s' écria Jean Guern , qui agita son chapeau ; descendons tranquillement , femme , notre besogne est finie . L' enfant est sauvé , puisqu'on lui a rendu son cœur ! Ils avaient bien raison de l' appeler le bel Hector . Jadis , quand il était commis chez les Legagneur , et qu' il avait ses grands cheveux blonds sur ses épaules , les dames du vieux commerce de Sedan , qui sont un peu classiques , le comparaient volontiers au souriant Adonis ou au jeune Endymion . Tous les benêts de « la jeunesse » le jalousaient à l' unanimité . Mais c' était un rêveur , indifférent aux succès , paresseux à la besogne des bureaux , ennemi de la danse , des jeux innocents et même des charades en action . On reconnut bientôt , parmi le monde de Sedan , qu' il n' avait point d' esprit . Ne nous demandez pas ce que c' est qu' avoir de l' esprit , dans le monde provincial , et même dans le monde parisien . Nous ne saurions vous faire qu' une réponse , et vous la trouveriez insolente . Hector n' avait donc point d' esprit : voilà le fait . Ces messieurs de la jeunesse radotaient cela tant qu' ils pouvaient , mais tout bas , parce que ce pauvre Hector , doux comme un agneau , en avait malmené quelques-uns , par hasard , en ses jours de mauvaise humeur . Avec son petit air modeste et ses beaux grands yeux , il cassait tout , quand la colère le prenait . C' était un diable . Il y avait bien , dans la jeunesse , une demi-douzaine de matadors qui savaient cela par expérience . Deux ou trois fois il s' était pris de parole avec ces messieurs -- qui avaient de l' esprit . Quelques-uns prétendaient que ces messieurs n' avaient pas brillé . Il n' eut point fallu en demander des nouvelles à ce pauvre Hector , qui ne se souvenait guère de ses victoires . Il ne buvait jamais que de l' eau . Un soir , je ne sais sur quel défi , il s' attabla en compagnie des six tonneaux les plus capables qui fussent parmi la jeunesse de Sedan . Il les emplit , les mit sous la table et s' en alla gagner le prix du tir à la carabine . S' il avait eu seulement un peu d' esprit ! Mais toutes ses additions étaient fautives ; il ne savait pas même écrire à un correspondant de Paris : « Monsieur . Bonne note de votre honorée du 7 courant , dont nous avons reçu la faveur . Notre sieur Michel vous retourne le compte Gondenèche , ensemble les factures de la maison Robert , dont accusé de réception à vos commodités , S . V . P ... » Et autres . Les splendeurs de ce style étaient absolument au-dessus de sa portée . Les petites infamies marchandes qui se commettaient dans la maison Legagneur passèrent longtemps inaperçues devant ses yeux fermés . Pour voir cela du premier coup , il faut la vocation . Mais quand il découvrit cette myriade de hontes microscopiques , il prit du chagrin , se sauva , s' ennuya de ne rien faire et résolut de s' engager dans les chasseurs de Vauguyon . S' engager ! voilà un de ces actes graves qui forcent à interroger le passé . Pour s' engager , il faut , quand on n' est point majeur , l' autorisation des parents et il faut , en tout état de cause , cet ensemble de pièces qu' on appelle excellemment des papiers . Or , le pauvre Hector n' avait point de parents , n' avait point de papiers . Il fallut s' adresser aux Legagneur , ses anciens patrons . Le chef de correspondance du baron Michel répondit que c' était un enfant de contrebandier , trouvé sur la frontière belge , et qu' on l' avait nommé Hector , à cause du dernier Soleuvre , qui était son parrain . On appelait le 3e chasseurs le régiment Vauguyon en souvenir du brillant jeune homme , le marquis de la Vauguyon , qui l' avait commandé sous la Restauration . Le marquis s' était retiré en 1830 ; son successeur , vieux brave de l' Empire , se souvenait bien de s' être engagé sans papiers en 1808. Hector lui plut ; il lui mit l' uniforme sur le dos . Et , je vous en réponds , Hector ne valut pas mieux sous l' uniforme que la plume à l' oreille , pendant les premières semaines , du moins . La discipline militaire lui sembla un esclavage intolérable . Il regretta presque le grillage derrière lequel il faisait autrefois ses additions . Il était plus rêveur que jamais . Cette lettre du chef de correspondance avait soulevé en lui je ne sais quelle vague tempête de souvenirs . Son parrain ! Hector de Soleuvre ! Il se rappelait bien ce jeune homme beau , triste et fier . C' étaient les seules douces caresses qu' il eût reçues alors qu' il était enfant . Il y avait bien aussi une jeune femme ... Mais notre pauvre Hector croyait rêver quand il avait cette vision angélique : un front pur , entouré de cheveux blonds rayonnants ; de belles larmes au travers d' un mélancolique sourire . L' avait-il vue vraiment dans sa petite enfance , cette chère et délicieuse apparition , ou était -ce le rêve qui vient au chevet des enfants sans mères ? questions répétées sans cesse et toujours vainement . Notre pauvre bel Hector était comme le monde lui -même , qui a ses temps historiques et ses fabuleuses périodes . Plus on veut fouiller ces espaces mythologiques , plus on s' égare dans les sentiers de l' impossible . Il faut arriver à la première date certaine , au premier fait humain , au lever de cette longue journée dont les temps poétiques ne sont que le crépuscule . Ainsi pour Hector . Dès que sa mémoire lui fournissait des réponses précises , il retombait du ciel sur la terre . Il se voyait petit paysan dans une terre appartenant aux Legagneur . Puis , la sœur aînée du baron Michel , une bonne créature qui était morte trop tôt , l' amenait à la ville . Puis le collège et les dédains de ceux qui avaient père et mère . Puis le bureau , et encore les dédains des collègues , qui pouvaient ajouter quelque chose à leur nom de baptême . Hector laissait là volontiers ces souvenirs de sa jeunesse maussade , mais il s' acharnait aux rêves de son enfance . Or , on n' est pas chasseur à cheval pour rêver . Le bon colonel Poncelet disait déjà que sa nouvelle recrue ferait un piètre soldat , lorsque tout changea comme par magie . Le 3e chasseur tenait garnison à Montmédy , tout près de la frontière belge . Un matin que notre Hector se promenait après la parade , il vit du monde assemblé sur le pont de la Chiers . La rivière débordée passait en tourbillonnant sous les arches . Il y avait une voiture arrêtée à la tête du pont . La foule se penchait sur le parapet . Parmi la confusion des voix , Hector crut entendre qu' un enfant se noyait . Il perça la cohue . Comme il arrivait au parapet , une jeune fille , admirablement belle , les yeux en pleurs , les cheveux épars , agitait une bourse et implorait ceux qui l' entouraient . Ses yeux tombèrent sur Hector . Il y eut un rayonnement autour de son front . Elle s' élança . Elle lui prit les deux mains . Elle s' écria , ( je ne sais si elle était folle , car Hector ne l' avait jamais vue : ) – C' est vous ! c' est vous ! vous allez le sauver ! Elle l' entraîna vers le parapet . On eût dit une sœur qui reconnaît son frère . Hector ne répondit point . Il se jeta du haut du pont , tête première . Il revint deux fois à fleur d' eau pour prendre haleine : deux fois les mains vides . La jeune fille criait : – Pour moi ! Encore ! Pour moi ! Elle repoussait une vieille dame qui voulait contenir ses cris . C' était à elle la voiture . Les chevaux emportés avaient effrayé un enfant qui jouait sur le pont étroit . L' enfant avait voulu monter sur le parapet . Le pied lui avait manqué . On l' avait vu disparaître dans le tourbillon , blanc d' écume . Hector replongea une troisième fois et ramena l' enfant à la berge . La mère vint lui baiser les mains . Il ne vit pas la mère . La jeune fille était là , près de lui , muette désormais , et si pâle , qu' elle semblait prête à défaillir . Sa bourse était toujours dans sa main . Elle la présenta à Hector qui recula . Elle fit un pas vers Hector . Elle lui tendit sa main , sans la bourse . – Merci ! murmura Hector . – Comment vous nommez -vous ? demanda la jeune fille . – Je me nomme Hector . – Hector qui ? – Rien qu' Hector ! La bonne dame qui accompagnait la jeune fille l' appelait de loin : – Honorine ! mademoiselle Honorine ! Ce nom sonnait dans le cœur d' Hector comme la voix d' un souvenir . La foule , qui n' avait plus peur , regardait . Honorine vit cela et rougit . – Je voudrais ... murmura-t-elle avec embarras . Elle allait encore parler de récompense . Hector l' interrompit . Il la regarda en face et lui dit cette chose insensée : – Si dans deux ans j' étais capitaine , m' accepteriez -vous pour fiancé ? Qu' ils sont fous , ces enfants ! Hector avait beau être enfant et fou , il s' arrêta stupéfait d' avoir prononcé de semblables paroles . La belle jeune fille avait changé de couleur ; ses sourcils délicats se froncèrent . Hector n' avait jamais eu peur , mais cette fois il se sentit trembler . La bonne dame arrivait . La jeune fille dit tout bas : – Peut-être ... Elle le dit si bas et d' une façon si étrange , qu' il semblait que ce fût malgré elle . Puis elle monta dans sa voiture , qui reprit le galop . La bourse avait été pour la mère de l' enfant . À dater de cette heure , un changement profond s' opéra chez Hector . L' ambition naquit en lui à l' improviste . Il travailla nuit et jour . Son cœur et son cerveau s' étaient emplis à la fois , et son effort ressembla tout de suite à une fièvre . Il alla trouver le colonel Poncelet et lui dit : – Par le travail , par la bonne conduite , par tous les moyens que l' on peut employer humainement , est-il possible de devenir capitaine en deux ans ? – Si vous n' aviez pas été si beau cavalier , lui répondit le vieux brave , je vous aurais déjà mis à la porte . Ce n' était pas une solution . Mais le colonel Poncelet avait un faible pour ce jeune fou . Hector insista . D' ordinaire , ceux qui ont gagné honorablement et péniblement tous leurs grades sont fort scandalisés des ambitieuses impatiences de la jeunesse . Ils raisonnent d' après leurs années de services , et ne veulent point qu' il soit possible d' arriver en moins de temps qu' eux . Le colonel Poncelet était un peu de cet avis -là . Il appela Hector impertinent , mais il lui frappa deux ou trois fois sur l' épaule avec bonhomie , et finit par dire : – Si nous avions la guerre ... – Il faut donc la guerre pour avancer ? s' écria Hector . – Morbleu ! dit le vieux brave , je ne demande qu' une campagne pour passer général ! Mais pourquoi vous faut-il des épaulettes en deux ans , maître fou ? – Parce que je l' ai promis , mon colonel , répondit gravement Hector . – À qui l' avez -vous promis ? Un pied de rouge et le silence . Le colonel éclata de rire . – La jeune demoiselle vous accordera terme et délai , mon garçon , dit-il . Si vous allez comme il faut , je me charge de faire de vous un lieutenant dans cinq à six ans , et ce sera bien marcher . Par file à gauche ! C' était sa manière de donner congé à ses visiteurs subalternes . Hector faillit se décourager . Mais dès qu' il fut seul , l' image de cette fière et douce enfant qui avait dit : Peut-être ... passa devant ses yeux éblouis . On raille parfois les insensés , mais pouvait-elle railler , celle -là ? N' avait-elle pas son cœur dans son regard ? Au bout d' un mois , le colonel Poncelet fit appeler Hector . – Brigadier , lui dit-il , qui donc avons-nous demandé en mariage ? Quand le roi appelait quelqu'un monsieur le comte , même en se trompant , c' était de la besogne pour le sceau . – Merci , colonel , balbutia Hector ; voilà mon premier pas fait , grâce à vous ! – Tu iras loin si tu veux , petit , reprit le bonhomme . Je sais de tes nouvelles . Tu travailles la nuit et le jour ; ça peut servir . Mais moi , je n' ai jamais eu besoin de trigonométrie pour commander la manœuvre . Tu as rêvé tout éveillé , ça se voit comment la nommes -tu ? Et comme Hector cherchait des paroles pour éluder la question , le vieux brave ajouta : – Par file à gauche , petit ! on est content de toi . Si tu vis cent sept ans , tu seras maréchal de France . Il l' avait revue , cet heureux Hector ! Il savait son nom : Honorine de Blamont . Elle n' avait plus de mère . Elle demeurait en Belgique , tout près de la frontière , entre le territoire de l' ancienne abbaye d' Orval et Villiers . Son père , M . de Blamont de Bastoigne , vivait dans la retraite la plus absolue et passait pour un homme fort étrange . Il avait la manie de singer la pauvreté . À cause de cela peut-être , l' esprit de contradiction lui prêtait une immense fortune . Hector l' avait revue . Il s' était étonné de l' avoir trouvée mille fois plus charmante que la première fois . Elle l' avait reconnu , et des roses plus fraîches s' étaient épanouies sur sa joue . C' était tout . Mais n' était -ce pas assez ? Trois mois s' écoulèrent encore . Le colonel Poncelet suivait Hector . Il le nomma maréchal des logis . Et le jour même , il y a des jours heureux , Hector rencontra Mlle de Blamont sur le seuil de cette pauvre femme qui avait failli perdre son enfant dans les eaux de la Chiers débordée . L' enfant était devenu le protégé de la belle Honorine . Elle venait le voir avec la bonne dame qui toujours l' accompagnait . Hector hésitait à passer le seuil , Honorine lui rendit son salut et lui dit : – Entrez . N' avez -vous pas le droit de venir à toute heure dans cette maison dont vous avez été la providence ? Hélas ! il eût fallu répondre . Mais le cœur trop plein ne trouve pas de paroles . La maison où l' enfant dormait seul avait un aspect misérable . Ce n' était pas seulement le dénûment , c' était aussi l' abandon . La mère avait une mauvaise réputation dans la ville . Il y avait bien un père mais il errait de l' autre côté de la frontière avec une condamnation sur le corps . Pendant qu' Hector se taisait , Mlle de Blamont souriait , et son sourire était bon comme la tendresse d' une sœur . Elle dit enfin : – Votre nom est dans ma prière le matin et le soir . Une larme jaillit sur la joue d' Hector . Honorine déposa son offrande sur le poêle éteint , puis elle s' approcha du petit lit où dormait l' enfant , qui avait la fièvre . Elle se pencha au-dessus de lui et le baisa au front . À son tour , Hector vint au berceau . Il chercha sur le front de l' enfant la place où les lèvres d' Honorine avaient laissé leur empreinte de pure fraîcheur . C' étaient des fiançailles . L' enfant ne savait pas . Il s' éveilla et Honorine lui dit : – Je vais rester tout un mois à Montmédy , petit Pierre , dis-le à ta mère . Je suis à l' hôtel de Blamont . Guéris -toi pour venir me voir . L' enfant se guérit , et il était bien heureux entre son bon ami Hector et sa belle protectrice ! La mère bénissait Dieu , qui avait fait déborder ce ruisseau de la Chiers , l' abondance était dans la pauvre maison désormais . Quand petit Pierre partait pour l' hôtel de Blamont avec un bouquet , Hector était toujours sur la route . Il avait aussi des fleurs . On refaisait le bouquet en causant de la demoiselle . Et là-bas , à l' hôtel , petit Pierre causait de son bon ami Hector . Puis , quand petit Pierre revenait , Hector était là . – Qu' a-t-elle fait du bouquet ? – Elle a pris une fleur ? – Quelle fleur ? – La pareille à celle -ci , qu' elle a mise en riant à ma boutonnière . Le bon ami Hector emportait la fleur et s' en allait heureux . Un matin que petit Pierre revenait de porter son bouquet , Hector le vit qui pleurait . C' était le trentième jour . – Qu' as -tu donc , petit Pierre ? Les larmes étouffaient la voix de l' enfant . – La bonne demoiselle va s' en aller , répondit-il ; nous ne la verrons plus . – T' a-t-elle dit où elle allait , petit Pierre ? – Au pays du Luxembourg , de l' autre côté de la frontière . Hector laissa tomber sa tête sur sa poitrine . Mais l' enfant reprit : – C' est là que s' est passé l' histoire . – Quelle histoire , petit Pierre ? – Une belle histoire que la bonne demoiselle m' a racontée . – Veux -tu me la dire ? – Oh ! non , car elle me l' a bien défendu ! La tête de notre Hector se releva à demi . Il prononça d' un accent dédaigneux : – C' est que tu ne la sais pas mon pauvre petit Pierre ! – Oh ! si fait , répondit l' enfant , irrité de cette provocation ; c' est l' histoire des deux fiancés du chêne d' Orval . La demoiselle était noble ; le garçon n' était qu' un bachelier , mais il était si beau ! et si bien il aimait ! Voilà donc que les parents de la demoiselle voulaient la marier à un baron qui était méchant et qui avait la barbe rousse . La demoiselle ne voulait pas : elle pleurait la nuit et le jour . Il y avait un grand chêne au bout de l' avenue , un grand chêne creux où les moines d' Orval avaient mis une sainte Vierge dans sa niche toute tapissée de fleurs . La demoiselle , qui s' appelait Marie , venait faire sa prière devant l' image de la Vierge sa patronne . Voilà qu' un beau jour elle vit du blanc dans le trou noir . C' était un papier ; elle le prit ; le papier contenait de l' écriture du pauvre bachelier ... Trouves -tu cela joli , monsieur ? – Bien joli , répondit Hector , qui tâcha d' assurer sa voix tremblante . Continue ton histoire . – Eh bien ! l' héritière du château lut l' écriture du bachelier , qui lui disait : « Je vais me faire soldat . On me nommera baron , moi aussi , attendez -moi . » Tu vois bien que je la sais , l' histoire ! – Et le bachelier devint-il baron ? – Oh ! non , va ! répliqua petit Pierre ; la fin est bien triste , bien triste ! Le méchant baron , qui était le promis de Marie , apprit cela de manière ou d' autre . Il fit tendre un piège à loup dans le creux du chêne , et quand le bachelier vint encore porter de l' écriture dans le chêne creux , sa main fut prise par les dents de fer . Alors les gardes du baron arrivèrent avec des lances , lui percèrent le cœur et creusèrent une fosse au pied du chêne , où ils mirent son pauvre corps . Marie fut religieuse . Depuis qu' elle est morte , on voit une forme blanche , assise , la nuit , au pied du chêne ... Le jour tombait . Petit Pierre frissonna et dit : – C' est moi qui ne voudrais pas passer par là ! – Et où est-il , ce chêne creux ? demanda notre Hector . – C' est le dernier de la grande avenue du château de Blamont . Hector monta à cheval à la brune . Il fit en deux heures trois lieues pour aller à la frontière belge , trois lieues pour en revenir . Et le lendemain Honorine de Blamont trouva , dans le creux du chêne , un petit papier blanc qui disait : « Moi , on ne me tuera pas . J' ai gagné un grade . Si vous priez pour moi , rien ne m' empêchera de tenir ma promesse . » Hector passa la journée suivante dans des transes mortelles . Il avait osé écrire ! Quel serait le prix de son audace ? Quand il monta à cheval , le lendemain soir , pour aller chercher sa réponse , il n' avait pas une goutte de sang dans les veines . Il faisait nuit au moment où il arriva au bout de l' avenue . À perte de vue , entre les huit rangs de grands vieux chênes , on apercevait quelques lumières aux fenêtres du château . C' était au mois de novembre , mais la soirée était belle . Hector mit pied à terre à la lisière du bois . La lune éclairait ces halliers déserts où jadis s' élevaient comme un Louvre d' un kilomètre carré , les colossales constructions de l' abbaye d' Orval , car c' était juste l' emplacement de l' illustre monastère . Hector s' approcha de l' arbre . Au moment où il allait introduire dans le creux sa main tremblante , il entendit tout à coup un bruit sourd dans la direction de la frontière de France qu' il venait de franchir . C' était comme si une grande troupe d' hommes eût marché ou plutôt trotté dans la nuit . Il se tapit derrière le chêne . À peine avait-il pris cette position , qu' une masse sombre et mouvante parut au détour du chemin . C' était une sorte de cohue qui allait courant et soufflant . Hector compta une trentaine d' hommes , dont la moitié à peu près portaient des fusils en bandoulière . Les autres avaient des pelles , des pioches , des haches . Ils ne parlaient point . Le dernier de tous allait sur un âne qui trottinait en suivant le gros de la troupe . C' était un petit vieillard qui avait la tête nue et qui portait à la main une longue baguette dorée , dont les ornements brillaient aux rayons de la lune . Au lieu de s' engager dans l' avenue du château de Blamont , toutes ces étranges gens tournèrent court et se dirigèrent vers les ruines d' Orval , qui commençaient à quelques cents pas de là . Hector les suivit un instant de l' œil dans leur marche turbulente , quoique muette . Il songea involontairement à ces Errants de nuit dont on parlait tant à la ville . Quand il se releva , il aperçut devant lui un homme , appuyé contre l' arbre . Il n' aurait point su dire comment cet homme était arrivé là sans exciter son attention . Cet homme était de grande taille . On apercevait à peine sa figure barbue et maigre sous une sorte de capuchon monacal qui lui cachait le front et les yeux . Il portait une robe de bure et des sandales . Hector ouvrait la bouche pour interroger , lorsque l' inconnu lui tendit un papier plié qu' il lui mit dans la main sans mot dire . Après quoi il s' éloigna tout de suite à grands pas , prenant le même chemin que cette bizarre cohue dont le passage avait excité naguère l' étonnement d' Hector . Hector se frotta les yeux . L' idée lui vint qu' il rêvait . Puis il eut la pensée de se précipiter à la poursuite de cet homme . Mais on ne voyait plus déjà sa haute et maigre silhouette entre les troncs des hêtres . Hector plongea sa main dans le creux du chêne . Il y trouva un petit billet qu' il porta à ses lèvres avant de l' ouvrir . Il eût voulu en dévorer des yeux le contenu , mais les faibles rayons de la lune , qui s' élevait à peine au-dessus de l' horizon , ne lui montrait que des caractères confus . Son cheval était resté à l' abri dans le taillis qui s' étendait de l' autre côté de l' avenue . Il se remit en selle et reprit le galop . En quelques minutes , son cheval le conduisit à la frontière de France , il y avait encore de la lumière derrière les carreaux poudreux d' une petite auberge située à l' extrémité de la commune de Thonne-les-prés , et qui portait pour enseigne un lion repeint à neuf . Ç'avait été le lion batave : c' était maintenant le lion belge . Hector sauta hors des étriers et poussa la porte sans dire gare . Trois hommes étaient assis à une table , dans la salle basse fumeuse . Ils ramenèrent leurs chapeaux sur leurs yeux . C' était peine perdue . Hector ne les remarquait point . Il vint se mettre sous la lampe , et parcourut d' un regard avide le billet qu' il tenait à la main . Le billet ne contenait qu' une ligne ainsi conçue : « Ne croyez pas le mal qu' on vous dira de moi . » Point de signature . C' était une écriture élégante et délicate , mais la main qui l' avait tracée avait tremblé . Pendant qu' Hector cherchait le sens de cette phrase singulière , il entendit les trois inconnus attablés derrière lui élever la voix tout à coup . On eût dit qu' ils entamaient une de ces conversations destinées à donner le change à un tiers . – Le vieux ne demande pas mieux , fit l' un des trois interlocuteurs . – Et la demoiselle , donc ! Le major Antoine arrive à la quarantaine , mais c' est un des plus beaux officiers du régiment ! – Il vaut mieux être Mme Legagneur avec des diamants , des dentelles et des cachemires , que Mlle Honorine de Blamont dans un trou maudit où l' on ne voit pas , en six mois , quatre figures humaines . Cela fera une gentille colonelle , quand le major va avoir son épaulette . Hector avait un voile sur les yeux . Il y avait huit jours que M . Antoine Legagneur était major au 3e régiment . Il avait eu la bonté de promettre sa haute protection à Hector , comme ancien commis de la maison Legagneur de Sedan . Sans savoir pourquoi , et dès le premier aspect , Hector avait senti pour cet homme un éloignement qui ressemblait à de la haine . On frappait cependant sur la table avec des chopes , et l' on criait : – Holà ! Constant , holà ! Le cabaretier parut , un pauvre diable qui tremblait la fièvre . On le paya , puis les trois compagnons se dirigèrent vers la porte . Deux sortirent . Le troisième s' arrêta et ôta son chapeau rabattu . Hector reconnut en celui -là un ancien garçon de magasin des Legagneur qui avait eu plusieurs méchantes affaires par la ville , du temps que lui , Hector , était à Sedan . Il se nommait Bastien Lethil . – Sommes-nous en permission ? demanda cet homme en ricanant . Puis il ajouta : On gagnerait plus que la paye de maréchal de logis de chasseurs , en travaillant un peu avec les Errants de nuit ! Et il disparut à son tour . Constant , le cabaretier , rangeait les chopes . – Qui sont ces hommes ? demanda Hector . – Je ne suis pas gendarme , répondit Constant . Si vous voulez boire , dépêchez -vous ; je vas fermer . Hector demanda une chope . Pendant que le cabaretier était à la cave , Hector entendit un frôlement sourd dans la pièce voisine , puis comme le bruit d' un chien qui s' étire en bâillant . Il regarda . Il y avait en effet , sur le seuil , un chien qui paraissait de taille énorme . Hector voyait ses yeux briller comme deux ronds de feu . Le chien fit un pas . Hector tira son sabre . Il avait reconnu un loup noir , haut sur pattes , et qui lui montrait en bâillant sa mâchoire formidable . – Bijou ! prononça dans l' ombre de la pièce voisine une voix grave et douce , ici , Bijou ! Le loup noir , qui était déjà tout entier hors de la seconde pièce , battit de la tête à droite et à gauche , puis se retourna lentement , découvrant son échine longue et maigre . Il rentra en tortillant de la queue comme un bichon qui va chercher des caresses . À la place qu' il occupait naguère sur le seuil , un homme de moyenne taille , aux épaules démesurément larges , parut . Il portait une peau de mouton en sayon et s' appuyait sur un long fusil à deux coups , à pierre . Depuis une heure , notre Hector voyait d' étranges choses . La figure de cet homme le frappa plus que tout le reste . C' était un fouillis de cheveux incultes et de barbe fauve hérissé en tous sens , au milieu duquel brillaient deux grands yeux bleus intelligents et doux . Ce singulier personnage regardait Hector avec un sourire placide . – Bijou ne lui aurait pas fait de mal , murmura-t-il en se parlant à lui -même ; Bijou connaît son monde ! Il toucha un gros bonnet de drap qu' il avait sur sa tête et fit une manière de salut timide . – L' enfant vous aime tous les deux , Mlle Honorine et vous , dit-il , vous presque autant qu' elle . – Quel enfant ? demanda Hector . – La pauvre femme , poursuivit ce bizarre personnage , au lieu de répondre , m' a bien souvent parlé de vous . La rivière de Chiers n' était pas bonne , et vous étiez tout habillé . Mais ça devait arriver ; mon père s' est fait tuer pour eux , et le moine d' Orval m' a dit : « Tu te feras tuer pour leur fils ! » Hector n' écoutait plus . Son attention s' arrêtait aux premières paroles prononcées . Il se souvenait d' avoir entendu dire que la mère du petit Pierre n' était point une veuve , et que son mari vivait au-delà de la frontière , fuyant une condamnation à mort qui pesait sur lui . Il se recula , parce que l' idée lui vint qu' il était en face d' un meurtrier . L' homme à la peau de mouton croisa ses bras sur le canon de son fusil . Son sourire devint triste sans rien perdre de sa douceur . – Je ne vous ai pas offert la main , dit-il , je sais me tenir ; moi et mon loup , nous n' aimons pas les caresses . Puis , changeant de ton soudain : – Avez -vous vu le moine d' Orval ? – Je ne sais pas qui vous appelez le moine d' Orval , répliqua Hector . – C' est celui qui sait ce que vous ne savez pas , prononça l' inconnu avec emphase ; un homme qui peut vous donner ce que votre père n' a pas eu . – Mon père ! ... répéta Hector , dont l' étonnement redoublait . – Te voilà déjà de ce côté , Mathieu ! dit l' aubergiste qui rentrait ; pourquoi n' es -tu pas avec les autres ? – Ils s' éloignent au lieu d' approcher , répondit l' homme au loup ; l' Italien les trompe . – Où piochent -ils cette nuit ? – Où il n' y a rien que de la terre et de l' eau . – Qui les mène ? – L' Italien et le cloqueur . Constant , le cabaretier , vint mettre la chopine pleine sur la table , au-devant d' Hector . – Faites vite ! lui dit-il . Hector but une gorgée de bière . L' aubergiste et celui qu' il avait nommé Mathieu causaient tout bas dans la chambre voisine . Il entendit prononcer pour la troisième fois ces mots : « Le moine d' Orval . » Nous avons parlé de rêve . La situation d' Hector était bien véritablement celle d' un homme qu' un songe inextricable et puéril dans ses enchevêtrements emporte et fatigue . Les événements se suivaient pour lui , cette nuit , sans avoir entre eux de lien logique . Il ne voyait que du nouveau , et chaque chose nouvelle lui présentait une énigme . Machinalement ses yeux retournèrent à ce papier qu' il tenait à la main depuis son entrée . « Ne croyez pas le mal qu' on vous dira de moi . » Tout à l' heure , au moment où , pour la première fois , il venait de lire ces paroles , on avait accusé Honorine ; on l' avait dépeinte parfaitement ; on l' avait nommée : blonde avec des yeux noirs ! on avait dit qu' elle consentait à s' unir avec le major Antoine Legagneur . Mais , sous le papier où cette ligne si chère était tracée , il y en avait un autre . Celui -là était le papier remis par la première et la plus fantasque des apparitions de cette nuit , l' homme grand et maigre dont le visage se cachait à demi sous un capuchon de moine . L' homme qu' Hector avait vu tout à coup entre le chêne creux et lui au moment où s' étouffaient les pas de cette bande mystérieuse : les Errants de nuit . Hector relut encore le billet d' Honorine avant d' ouvrir le second papier . Le second papier portait en tête un sceau représentant les armoiries de l' ancienne abbaye d' Orval , popularisées par la merveilleuse histoire de l' anneau de la comtesse Mathilde : d' argent à l' anneau d' or , issant d' un ruisseau d' azur . Cet écusson , qui va contre toutes les règles du blason , date , dit -on , du VIIe siècle . Du reste , Godefroy de Bouillon , fils des souverains de cette contrée , portait aussi métal sur métal dans son écu , qui devint l' étendard de Jérusalem reconquise . Au-dessous de l' écusson étaient une douzaine de lignes d' écriture grosse et retournée comme la ronde . Chacun connaît la physionomie de ces caractères , qu' on retrouve dans tous les actes de la fin du dernier siècle . C' était lisible et largement tracé . Il y était dit : « In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti . » « Sous la sainte protection de Notre-Dame d' Orval . « Soleuvre et Bazeille ceux qui descendent des comtes de Chiny et de la bonne Mathilde , fille de Godefroy le Bossu , duc de Lorraine , ont droit au-dessus et au-dessous du sol où était l' abbaye . « Le fils de Soleuvre et de Bazeille celui qui viendra rebâtira le monastère plus grand et plus beau . Ainsi soit-il ! « Les temps ne sont pas accomplis . Ne vous perdez pas pour les yeux d' une jeune fille . Vos ennemis sont grands par le nombre et par la richesse . Vous ne les connaissez pas . Vous ne connaissez pas vos amis . Vos amis sont au nombre de trois : tous trois humbles , tous trois pauvres . Mettez leurs noms dans votre mémoire , les voici : « Dom Arsène Scholtus de Jamoigne , dernier profès vivant de la S . S . S . congrégation d' Orval ; « Jean Guern , de la paroisse de Bazeille ; « Mathieu Sudre , qu' on appelle l' homme au loup . » Les voix s' élevaient dans la chambre voisine . Hector entendit que l' aubergiste disait : – Ne te mêle plus de ce qui ne te regarde pas . As -tu reconnu ceux qui étaient ici avec Bastien Lethil ? – Les deux neveux , répondit Mathieu ; cette race de coquins est nombreuse , mais le bon Dieu est puissant . Il y eut un silence , puis Hector entendit de nouveau la voix du cabaretier . – Veux -tu m' en croire , disait cet homme ; les gendarmes seront ici à minuit avec le cloqueur . Il y a un coup du côté de la Thonnelle . Retourne dans ton trou ! L' homme au loup ne répondit pas , cette fois Hector acheva sa lecture . Les dernières lignes du mystérieux message étaient ainsi conçues : « -- Ces trois -là vous serviront pour vous et pour ceux qui étaient avant vous . Voilà quinze ans demain , 12 novembre , que le dernier et la dernière ont rendu à Dieu leurs belles âmes . Priez demain tout le jour . « Le 4 mars 1832 , ce sera votre vingtième année . Si tout n' est pas changé d' ici là , faites ceci : Rendez -vous , quand la nuit tombera , sur la place de Turenne , en la ville de Sedan . Vous y trouverez celui qui peut vous apprendre ce que vous ne savez pas et vous donner ce que n' a pas eu votre père . » Il y avait un * A * et une croix à la suite de ce dernier mot . Tout à l' heure cette manière de sauvage qu' on appelait Mathieu avait prononcé des paroles exactement semblables . Il faut bien le dire : le trouble des mystiques espérances et des ambitions romanesques saisissait notre Hector avec une soudaine violence . Que lui voulaient ces étranges hasards ? Il était venu la veille dans ce pays , où il n' avait rencontré que la nuit solitaire . Aujourd'hui les bizarres aventures l' entouraient comme un essaim . D' ordinaire , ceux qui ne connaissent point leur famille passent leur vie à se croire fils de princes . C' est la nature même . L' absence de toute notion laisse le champ libre au merveilleux . Ceux -là , on peut le dire , ont dans leur poche le billet d' une prodigieuse loterie . Ils ont presque le droit de se dire quand ils voient passer le roi : Voici peut-être mon père . Mais jusqu' à ce jour , ce n' est pas de ce côté qu' avaient été les songes de notre Hector . Si ces deux noms si doux étaient venus souvent à ses lèvres : mon père ! ma mère ! c' est qu' il avait soif d' amour , c' est qu' il eût payé au prix de son sang les caresses de cette chère vision de son enfance qui vivait encore dans ses vagues souvenirs . Hector tressaillit à la voix du cabaretier qui se montrait à la porte et disait rudement : – On ferme ! Pendant qu' il tirait sa bourse , une autre voix caressante et sourde murmura derrière lui : – Ami , mon vieux Bijou ! ami ! ami ! ... Un grognement plaintif qui répondait à ce murmure le fit retourner . Il vit quelque chose d' extraordinaire . Son manteau était là sur une escabelle . Mathieu le faisait flairer à son loup , qui le frottait de son museau en remuant la queue comme un chien . Et Mathieu répétait : – Ami ! ami ! mon vieux Bijou ! ne t' y trompe pas : ami ! Dès qu' il vit que le jeune militaire le regardait , il tira la laisse du loup et se recula en grommelant cette excuse : – Il n' y a pas de mal . On ne sait pas ce qui peut arriver . Bonsoir , Constant . Viens , Bijou , nous avons de la route ! Il sortit le premier , traînant son loup , qui s' étirait et brossait le sol avec son ventre . Avant de passer le seuil , il ôta son bonnet et salua respectueusement Hector . – Bonnes pratiques ! dit Constant avec son mauvais rire . Désormais le loup vous reconnaîtra au flair ! Gare à vous ! Hector paya et serra ses papiers sous le revers de son uniforme . – Allez -vous jusqu' à Montmédy de ce temps -là ? lui demanda le cabaretier . – J' y serai dans quarante minutes , répondit Hector . – C' est bien marcher ! Bonsoir , mon officier , Dieu vous préserve de mauvaises rencontres ! Il ferma bruyamment la porte sur Hector , qui était déjà en selle . Celui -ci piqua des deux . Son bon cheval prit le galop . Il pouvait être à peu près onze heures de nuit . La brume s' était levée , mais la lune argentait le brouillard qui s' étendait par couches le long du chemin , comme les vagues d' une grande mer . À de certains endroits , un coteau surgissait tout à coup , blanc comme neige , partout où le frappaient les rayons de la lune , et présentant à ses revers des ombres rudement accusées . Les arbres fuyaient , des deux côtés du chemin , semblables à des fantômes . Hector songeait . Le vent de sa course ne pouvait pas rafraîchir son front . Puis , tout à coup , un gros flot de brume l' enveloppait . Il marchait dans un nuage blanc dont l' éclat fatiguait ses yeux . À cinq ou six cents pas du cabaret , en un lieu où il n' y avait point de brouillard , il aperçut au-devant de lui Mathieu et son loup qui allaient à longues enjambées . À tout hasard , il arma un des pistolets qui étaient dans ses fontes . L' homme au loup avait son fusil à deux coups en bandoulière . Il s' arrêta , serrant la laisse de sa bête , et se tint sur le côté droit de la route . – Les pistolets ne valent rien , cette nuit , dit-il comme Hector passait ; ne comptez que sur votre sabre ! Hector passa au galop . Mais se ravisant tout à coup , il serra le mors et revint sur ses pas . – L' homme , dit-il , on te compte parmi mes amis ? – On fait bien , répliqua Mathieu . – Es -tu mon ami seulement à cause de l' enfant , petit Pierre , que j' ai tiré de l' eau ? – Ça en vaudrait bien la peine . Mais c' est pour autre chose encore . La voix de Mathieu était tout émue . Hector reprit : – Tu me parlais de choses que je ne sais pas . Peux -tu me les apprendre ! Mathieu secoua lentement sa tête chevelue . – Non , murmura-t-il ; chacun a sa besogne . Je vais faire la mienne cette nuit . – Réponds -moi du moins à ceci : sais -tu qui je suis ? as -tu connu mon père et ma mère ? Mathieu étendit sa main vers une large prairie qui était au bas de la côte et que la Chiers coupait comme un tortueux ruban d' argent . – Il n' y a encore personne au gué de Saint-Ilde , fit-il avec une brusquerie soudaine ; un temps de galop , mon jeune monsieur ! Si vous pouvez passer le gué tranquillement , peut-être que vous arriverez à la ville sans encombre . – Vous saviez donc que je devais être attaqué ? ... Mathieu ouvrait la bouche pour répondre , lorsque la laisse qui retenait Bijou eut un frémissement . – Bellement , vieux ! fit Mathieu , qui jeta à la ronde un regard perçant et rapide . Le loup abattit sa grosse tête entre ses deux pattes et toucha le sol de son museau . – Bellement ! bellement ! qui avons-nous , vieux ? Le loup renifla et s' assura sur ses quatre pattes comme un cheval . Puis il poussa un hurlement court en tournant ses naseaux vers le sud-est . – C' est par là qu' ils viennent , vieux ? grommela Mathieu Sudre ; le premier lièvre que nous aurons , nous le mangerons à nous deux . Partez , jeune homme , et piquez en droite ligne . Si vous arrivez le premier , tant mieux . Sinon , à la grâce de Dieu ! Hector hésitait . Mathieu répéta en fronçant le sourcil : – On vous dit de partir ? Et , comme le jeune militaire ne bougeait pas encore Mathieu prononça tout bas : – Pille , Bijou ! Le loup se ramassa sur ses jarrets et bondit à la croupe du cheval d' Hector , qui prit un galop furieux . Hector entendit derrière lui comme un éclat de rire . Il se retourna ; il vit Mathieu et son loup qui avaient repris leur trot régulier . La route entrait dans la prairie , au milieu de laquelle brillait une nappe d' eau plus large , qui était le gué de Saint-Ilde . Aussi loin que les regards pouvaient se porter , on n' apercevait âme qui vive dans la plaine . Au jour , ce lieu de Saint-Ilde est une grasse et riante prairie , animée par des groupes de superbe bétail . Vous diriez un paysage de Paul Potter , tant il y a là de calme et robuste richesse . Le terrain n' a pas un pli jusqu' à la croupe des collines qui remontent vers Thonne-les-Prés . La Chiers , le plus charmant de tous les affluents de la Meuse , serpente parmi l' herbe épaisse ; son cours est indiqué de loin en loin par de gracieux bouquets d' aulnes et de saules . Le gué marque à peu près la mi-route entre Montmédy et la frontière belge . La rivière s' élargit en cet endroit et forme une espèce de petit marécage . La route est bordée d' épais roseaux . Quiconque a traversé par un clair soleil ces tranquilles pâtures a dû penser aux vertus heureuses de l' âge d' or . Par le fait , en temps ordinaire , aucun pays n' est plus sûr pour le voyageur que cette portion de l' ancienne Lorraine . Mais ce n' était pas un temps ordinaire que celui où se passe notre histoire . Les prisons de Montmédy regorgeaient . Il y avait une fièvre dans ces campagnes en apparence si calmes , le golden fever , comme disent les Américains : la fièvre d' or . Je ne sais quel drame bizarre et fou se jouait le long de la frontière . On parlait d' attaques , d' incendies , de faux contrebandiers organisés en une armée . Les Errants de nuit prenaient toutes les formes . On avait arrêté aux environs de Stenay quatre gendarmes qui étaient des Errants de nuit ! Ceci est le comble , assurément . Comment peindre la maladie morale d' une contrée qui ne peut plus croire aux gendarmes ! Partout , quand apparaît au loin , sur la route , cette buffléterie jaune , terrible aux malfaiteurs , l' honnête homme qui chemine se sent le cœur soulagé . De même que l' arc-en-ciel muet rappelle la promesse divine et défend à l' ondée de devenir déluge , de même ce solide cavalier , grave sur son coursier pacifique , parle sans rien dire des bienfaits de la civilisation . Vous figurez -vous cette perversité de contrefaire les gendarmes ! De telle sorte qu' un voyageur honnête prendrait la fuite à l' aspect de l' uniforme protecteur ! Vous souriez peut-être , ô vous qui me lisez ! Qui sait si je ne souris pas moi -même ? Le faible que nous avons en France pour les voleurs fait que nous raillons volontiers les gendarmes . Hector arriva à fond de train sur le gué , où son cheval s' engagea de pleine course , faisant jaillir alentour une haute gerbe d' écume . C' était Bijou qui était cause de cela . Les chevaux ont peur des loups . Hector n' avait rien vu en approchant du gué , sinon les roseaux immobiles et les jonchères , parmi lesquelles la lune donnait aux buissons d' aulnes de fantastiques tournures . Une fois dans l' eau , il ne s' occupa qu' à modérer son cheval . Quand la fringale de celui -ci se fut calmée et que le nuage d' écume soulevé par ses bonds s' abattit , Hector était au milieu de la rivière , qui donnait à peine assez d' eau pour mouiller le poitrail de sa monture . Il sentit frémir entre ses jambes les flancs du cheval , qui se cabra dans l' eau . – Hope ! fit Hector , as -tu peur de te noyer dans cette mare ? Le cheval résista . Hector leva les yeux et vit trois hommes se dresser juste en face de lui sur la rive opposée . Ils étaient habillés comme des paysans . De larges chapeaux cachaient leurs visages . Ils étaient armés tous les trois . – Hope ! répéta Hector , qui mit ses éperons dans le ventre de son cheval . Et il arma un de ses pistolets . Au moment même où son cheval obéissait à l' éperon , il entendit qu' on entrait dans l' eau derrière lui . Il se retourna . Trois hommes étaient sortis des buissons et le suivaient . – Oh ! oh ! s' écria-t-il en riant ; six patauds contre un homme ! Ce serait beaucoup pour partager ma bourse ; c' est trop peu pour la prendre . Faites place , vous , là , devant ! Les trois paysans qui étaient sur la rive occidentale de la Chiers ne bougèrent pas . – Faites place répéta Hector , qui se pencha sur le garrot de sa bête en visant celui du milieu . Même immobilité . Il pressa la détente . Le chien n' alluma pas même une étincelle en tombant sur la platine . Hector eut comme un rapide souvenir des paroles prononcées par l' homme au loup qui avait dit : « Les pistolets ne valent rien , cette nuit : ne comptez que sur votre sabre . » Il dégaina au moment où les pieds de devant de son cheval touchaient terre . Un violent coup de bâton asséné par derrière lui engourdit l' épaule . Les trois paysans se ruèrent sur lui tous à la fois . Il avait pu reprendre son sabre de la main gauche et il taillait de son mieux . Mais il avait senti déjà deux fois le froid du couteau dans sa chair . – Nous le tenons ! dit une voix qui ne lui sembla pas inconnue ; tue le cheval , Bastien ! nous gagnons le gros lot cette nuit ! Le cheval d' Hector s' abattit sous lui pesamment . On avait dû lui trancher les jarrets par derrière . La jambe gauche d' Hector restait engagée sous la selle . Deux coups de bâton lui arrivèrent à la fois sur la tête . Un voile rouge passa au-devant de ses yeux . Il saisit pourtant son sabre à deux mains , demi-renversé qu' il était , et fit un moulinet si dru que les assaillants reculèrent . Ils étaient bien six , à présent ; Hector put les compter . Mais il n' aurait pas eu le temps de les compter deux fois , car un coup de feu retentit derrière lui : les assaillants n' étaient plus que cinq . Puis un autre coup de feu , et les bandits n' étaient plus que quatre . Deux d' entre eux se roulaient sur le sol boueux . – Ah ! on joue de cet instrument -là ! gronda un de ceux qui restaient debout . Hector entendit qu' on armait des pistolets , il faisait des efforts terribles , mais inutiles , pour se dégager . Celui qui paraissait le chef de la bande le visa . – L' homme au loup ! crièrent les trois autres . L' eau se mit à bruire dans la jonchère . Une forme noire galopa le long du bord , puis bondit prodigieusement . – Dur , Bijou ! dur ! dit une voix essoufflée de l' autre côté de l' eau . Le coup de pistolet partit , au moment où le loup passait entre Hector et le bandit . Hector poussa un gémissement . Le bandit étranglé n' acheva pas son blasphème . Puis le grand loup s' élança de nouveau . – Dur , Bijou ! dur ! Il y eut une lutte confuse , des cris , des jurements , des plaintes , et la bête silencieuse qui faisait çà et là des bonds désordonnés . Après quoi le loup se vautra , pantelant , dans l' herbe . Tout se taisait et rien ne bougeait plus . Le combat , depuis le moment où Hector était entré dans l' eau , n' avait pas duré trois minutes . Il y avait trois cadavres sur le gazon . Les autres malfaiteurs avaient pris la fuite . Mathieu Sudre était encore au milieu de l' eau et disait : – Bien joué , Bijou , mon vieux ! Voyez -vous qu' il a reconnu son monde ! Il avait flairé le manteau , le vieux : ami ! ami ! ami : Mais parlez donc un petit peu ; jeune homme ! Il se hâta , parce qu' on ne lui répondait point . Il trouva Hector évanoui et serrant convulsivement la poignée de son sabre . – C' est Bastien qui a tiré ! grommela-t-il ; le coquin s' est sauvé ; les deux neveux aussi . Ça entrera dans notre compte ! Mathieu dégagea Hector avec adresse et précaution . Il examina ses blessures et se convainquit de ce fait : c' était l' atroce douleur causée par la position de sa jambe qui avait provoqué son évanouissement . Il l' accota contre le cheval , qui était roide mort . Il rechargea avec soin son fusil : deux bonnes mesures de poudre , deux bourres en filasse de chanvre , deux balles , justes comme le piston d' une machine à vapeur . Il faut être prêt à tout événement ; les deux neveux et Bastien pouvaient revenir . Puis il dit doucement : – Ici , vieux ! Le grand loup vint aussitôt , faisant ses grâces et remuant la queue . Mathieu le caressa . – Tu n' es pas blessé , toi ? murmura-t-il ; bonne bête ! bonne bête ! Allons ! debout ! Le loup se dressa sur ses pattes . Mathieu prit Hector dans ses bras et l' assit sur le dos long et flexible de Bijou ; puis , sans lâcher prise , il ordonna : – Bellement ! marche ! Le loup marcha . Mathieu soutenait Hector , qui reprenait lentement connaissance . À deux cents pas de là , en suivant le cours de la Chiers , il y avait une cabane roulante , toute vermoulue et abandonnée par son berger . On l' avait poussée dans les joncs pour ne point perdre le fourrage qu' eût couvert sa superficie . La cabane n' avait point de porte . L' intérieur contenait une maigre litière de paille . Mathieu dormait là souvent , et qu' avait-il besoin de porte , puisque Bijou restait en travers du seuil ? Mathieu déposa Hector sur la paille et lui jeta de l' eau au visage . Les blessures du jeune soldat étaient au nombre de quatre , mais peu dangereuses . La balle du pistolet n' avait fait que lui effleurer le flanc . Sa première question fut celle -ci : – Pourquoi m' ont -ils attaqué ? Pourquoi m' avez -vous défendu ? – Un temps qui viendra , vous saurez tout , mon jeune monsieur , répondit Mathieu . – Étaient -ils là pour moi ? – Oui bien , car leur besogne est ailleurs : la mienne aussi . – Vous saviez donc les uns et les autres que je devais venir ? – Eh ! eh ! fit Mathieu en souriant dans sa barbe ; petit Pierre est un bon garçonnet qui conte tout à son papa . Il m' a dit hier que la bonne demoiselle lui avait récité la légende du chêne creux d' Orval . Je lui ai demandé : « L' as -tu répétée au monsieur , la légende , petit Pierre ? » Il m' a dit : « Oui . » Alors ; j' ai bien deviné que vous iriez là-bas comme le bachelier . – Mais ces bandits ? ... – Mon jeune monsieur , j' ai ouï dire bien des fois : « Les murs ont des oreilles . » Là-bas , au clair de la lune , dans les bois d' Orval et de Blamont , les arbres ont des yeux . – Mais d' où me connaissent -ils ? demanda encore Hector , et que peuvent -ils avoir contre moi ? – Qu' avait le baron de la légende contre ce pauvre bachelier qui se prit au piège à loup ? – Quoi ! ... commença Hector . Le braconnier l' interrompit d' un geste grave . – Il y a cela , prononça-t-il lentement ; il y a encore autre chose . Vous saurez tout , un temps qui viendra ! Il faisait jour quand Hector revint au quartier sur un cheval de louage que l' homme au loup avait été prendre au Grand-Verneuil . Son absence avait été constatée dès la veille au soir . En supposant même qu' aucun accident ne lui fût arrivé , il n' aurait pu éviter la punition . On l' avait guetté au départ , c' était chose évidente . Chose plus malaisée à expliquer , on savait qu' il avait passé la frontière . Il fut puni avec sévérité ; ses blessures elles -mêmes portèrent témoignage contre lui . L' intervention seule du colonel l' empêcha d' être traduit devant un conseil de guerre pour la perte de son cheval . Le bon colonel Poncelet le fit venir à la fin de sa peine . – Hector , lui dit-il , répondez -moi franchement . Les jeunes gens sont parfois entraînés . Ils n' ont pas d' expérience qu' il faut pour se garder des mauvaises liaisons . Connaissez -vous quelqu'un de ces aventuriers à qui l' on donne le nom d' Errants de nuit ? – Pas un seul , mon colonel , répliqua Hector . – Alors , qu' avez -vous été faire en Belgique , la nuit où vous avez perdu votre cheval ? – Mon colonel , je ne puis vous le dire . Le vieux brave se leva et fit un tour dans la chambre . – J' aurais cru que le major Legagneur vous aurait été favorable ? reprit-il du ton dont on fait une question . – Je ne tiens qu' à un seul protecteur , mon colonel , répondit Hector , c' est à vous . M . Poncelet secoua la tête . – J' ai vu des lettres ! murmura-t-il avec brusquerie ; que diable ! ce n' est pas une histoire en l' air ! On adressé des menaces à votre capitaine et au major Legagneur , au sujet de votre détention . Les yeux du colonel étaient fixés sur ceux d' Hector . Son franc et honnête visage se rasséréna un peu quand il vit l' étonnement sincère du jeune homme , et il grommela : – Je ne voudrais pourtant pas qu' on me démontât un si joli cavalier ! ... Écoute , petit , reprit-il en lui frappant sur l' épaule , j' ai eu de la peine à te garder tes galons . Tu parlais de protection , c' est vrai : je t' aime ; tu es du bois dont on faisait les généraux , du temps de l' autre . Mais il faut te mettre une chose dans la tête , c' est que les vieux ne sont plus à la mode . Après la chute de Charles X , on nous a caressés pas mal . On aurait voulu mettre ce qui restait de la Grande Armée sous verre pour enjoliver les galeries de Versailles ! Mais on commence à se défier de nous . Nous ne sommes pas du gouvernement de Juillet , vois -tu bien . Les petits bourgeois qui sont maintenant la jeunesse dorée n' ont pas de respect pour nos vieilles moustaches ... Tout cela est pour te dire que le major Legagneur est au régiment pour m' espionner , et que si j' avais une querelle avec le major Legagneur , ce ne serait pas à moi que l' on donnerait raison . En conséquence , tiens -toi bien , fais ton service , pas d' escapades , et ... par file à gauche ! On ne peut pas savoir si notre Hector aurait eu la force d' obéir à cet ordre tout paternel : « Pas d' escapades ! » Depuis un mois , il n' avait aucune nouvelle de Mlle de Blamont ... Petit Pierre et sa mère avaient quitté tout à coup la ville de Montmédy . Les voisins ne savaient pas où ils s' étaient retirés . Hector se disait que , depuis bien longtemps peut-être , il y avait une lettre dans le creux du chêne . La fièvre le prenait parfois , et il se tenait à quatre pour ne pas sauter en selle . Mais une circonstance vint le contraindre plus étroitement à la résignation . Le régiment partit inopinément pour Sedan . Le crédit du major Legagneur , qui voulait se rapprocher de sa famille avait obtenu cette mutation . Or , pour aller de Sedan à Blamont , il eût fallu faire désormais vingt lieues en deux traites , entre l' appel du soir et celui du matin . C' était l' impossible . Hector arriva à Sedan triste et morne . Le découragement venait . Un soir qu' il se promenait seul par les rues , un bruit de fête le surprit au milieu de sa rêverie désespérée . Il ne savait pas où il était , mais au premier coup d' œil il se reconnut . Les chants et les rires partaient d' une grande maison de noble apparence qu' il n' avait pu oublier , car elle avait été longtemps sa demeure : c' était le logis des Legagneur . En face se trouvait une sorte de masure . Hector remarqua à la fenêtre du rez-de-chaussée un homme , un vieillard qui le regardait fixement . Hector ne se souvenait point d' avoir jamais vu cet homme , et cependant l' aspect de cet homme provoquait en lui ces vagues efforts de mémoire qui vont remuant le passé lointain . C' était une figure austère dont la maigreur s' encadrait dans une longue barbe blanche . Les yeux avaient un peu d' égarement . À un mouvement qu' il fit , Hector entrevit derrière lui , dans la salle basse , éclairée faiblement , la rude silhouette de Mathieu , l' homme au loup . Plus d' un mois s' était écoulé depuis cette nuit si pleine d' événements extraordinaires , où l' homme au loup avait joué un rôle . Depuis lors , Hector , n' avait rien vu , rien entendu qui eût un lien quelconque avec les bizarres aventures de cette nuit . Les trois hommes morts sur la rive gauche de la Chiers avaient été enlevés sans doute avant le soleil du jour suivant , car aucune instruction criminelle n' avait été entamée au tribunal de Montmédy . On avait retrouvé le cadavre du cheval à plus d' une demi-lieue de là , de l' autre côté de la Chiers , sur la lisière des grands bois de Thonne-le-long . Le cadavre était à demi-dévoré . Ce n' était point encore la saison des loups . Cette nuit , si semblable à un rêve de fièvre , n' avait laissé nulle autre trace . C' étaient des heures isolées et tranchées qui ne gardaient aucun point de contact avec la vie ordinaire de notre Hector . L' impression , comme on peut le penser , n' en restait chez lui que plus vive : cette nuit valait dans ses souvenirs autant et plus que tout le reste de son existence . Sans le vieux colonel , qu' il aimait comme un père , il eût depuis longtemps déjà franchi la haie qui le séparait de ces domaines inconnus où d' autres que lui semblaient jouer sa propre destinée . Il y avait un mot qui l' arrêtait surtout : déserteur ! Hector patientait , mais il n' avait plus foi en son étoile . Il était retombé du haut de ses folles espérances : capitaine dans deux ans ! Il ne croyait plus à cela . Ce n' était pas une nature crédule . Quand nous disions tout à l' heure que rien ne lui était redit de son aventure nocturne , il faut excepter cependant le billet laconique trouvé dans le creux du chêne et cet autre papier que lui avait remis au même lieu l' inconnu , dont le visage se cachait sous un capuchon de moine , et dont l' apparition avait été comme le prélude de tant de fantasmagories . Ces deux plis étaient dans le portefeuille d' Hector . Il avait certes pu se convaincre que le mystérieux message du moine disait la vérité , au moins quant à Mathieu Sudre , l' homme au loup , qui l' avait si vaillamment tiré de peine au gué de Saint-Ilde , et cependant cela ne le préoccupait point comme nous pourrions le croire . Sur dix orphelins de son âge ; neuf en auraient perdu le boire et le manger . Lui attendait avec indifférence le terme fixé : la pensée de Mlle de Blamont l' absorbait . Que devait-elle croire ! Il n' y avait en lui que tristesse , et ses espoirs d' hier lui semblaient misérablement fous . Le vieillard qui se montrait à la fenêtre basse de la masure se prit à remuer les lèvres sans parler , comme quelqu'un qui prie . Il appela Hector d' un geste furtif . Hector croyait voir comme un égarement dans ses yeux , et néanmoins , il s' approcha . Le vieillard lui dit à voix basse : -- Voilà les temps qui viennent . Si vous êtes prudent , vous aurez ce que votre père n' a pas eu . Ne me questionnez pas : je n' ai point la permission de vous répondre . C' est demain que les jours de l' avant-dernière lune commencent ... Voici l' homme qui va partir avec vous et qui vous gardera pendant les jours dangereux . Mathieu , l' homme au loup , ôta son bonnet de laine et dit avec un respectueux salut : – Bonjour , mon jeune monsieur . Puis il ajouta : Voulez -vous venir avec moi ? – Où cela ? demanda Hector . – Où le mal ne pourra vous atteindre , répondit le vieillard , à qui Mathieu semblait obéir . Nous ne voulons pas prétendre que notre Hector fût à l' abri de faire une extravagance , mais cette aventure se présentait à lui sous un aspect si puéril , cela ressemblait si bien au début d' un conte de ma mère l' Oie , qu' il n' eut aucune tentation d' accepter . Le vieillard ne le pressa point . Il se tourna vers l' intérieur de la salle basse et dit à son compagnon : – Il est annoncé que l' enfant doit refuser . Quand donc la prédiction d' Orval a-t-elle menti ? Nous avons fait notre devoir : le reste à la volonté de Dieu ! La nuit devenait de plus en plus sombre . La rue n' était plus éclairée que par le reflet brillant des salons Legagneur . Le vieillard ramena sur son visage le capuchon de sa vaste houppelande brune qui ressemblait à un froc . Puis il prit à deux mains les deux battants de la fenêtre pour les refermer . – Celle qui doit l' entraîner va venir , murmura-t-il . Adieu ! enfant , je ne verrai pas la fin de tout ceci . Les prophéties ont prédit aussi la dernière heure du dernier solitaire . La fenêtre se ferma . Le balcon de la maison Legagneur venait de s' éclairer tout à coup . C' était une belle soirée d' hiver . – Celle qui doit l' entraîner va venir , avait dit le vieillard . Hector eut comme un éblouissement . Il avait tourné la tête aux lueurs nouvelles qui tombaient du balcon . Honorine de Blamont , belle comme il ne l' avait jamais vue , montrait à la fenêtre ouverte son front pâle couronné de cheveux blonds . Hector resta cloué à sa place ; il était devenu statue . Le major Legagneur et le baron Michel , patriarche de cette tribu , accompagnaient Honorine . Ils lui parlèrent un instant , puis le major baisa sa main avec une grande affection de respect , et Mlle de Blamont resta seule sur le balcon . Elle vint s' appuyer à la balustrade , triste et toute pensive . Hector , à son insu peut-être , prononça son nom tout bas . Elle se pencha . Son regard interrogea la rue ; puis revenant à la fenêtre , elle dit à haute voix : – Baron , j' accepte votre invitation ... Je serai des vôtres pour la chasse au loup dans la forêt de Bazeille , à une condition . – Laquelle ? s' écrièrent à la fois le baron Michel et le major . – Cela dépend de vous , monsieur le major . Je suis peureuse . Je veux un escadron de vos chasseurs pour me défendre contre les loups . Le major Legagneur s' inclina jusqu' à terre et répondit . – Mademoiselle , tout le régiment y sera . On avait fait bel et bien une révolution contre les insolences de l' ancien régime , et voilà que d' autres insolences avaient grandi en une nuit , comme des champignons ! Le règne de Juillet fut une époque singulière et féconde en comédies . Les marchands mirent des talons rouges . Ne rions pas trop haut , cependant , nous avons eu , depuis lors , la mascarade bien autrement crottée des grands seigneurs radicaux . Les Legagneur avaient précisément la position qu' il fallait en ce temps -là pour être les suzerains du pays de Sedan . C' était une famille très-nombreuse qui englobait , par ses alliances , presque tout le commerce du département . Plusieurs de ses membres occupaient des postes administratifs ou parlementaires . On les craignait à Sedan pour le crédit qu' on leur supposait auprès du gouvernement nouveau ; le gouvernement nouveau les ménageait , pensant qu' ils devaient exercer là-bas une considérable influence . Le monde est plein de ces faux dieux dont les pieds d' argile reposent sur un double mensonge . Le lendemain de ce jour où le major Legagneur avait promis tout le régiment , le 3e régiment de chasseurs quittait Sedan , avant l' aube , par la porte du Mesnil , pour une battue au loup , déclarée d' utilité publique . Le vieux colonel Poncelet avait eu la main forcée . Le général , l' intendant militaire et tout le corps d' officiers de la garnison étaient de la fête . Les soldats et les sous-officiers devaient se rendre directement à la Virée , village situé à deux lieues de Sedan , vers l' est . La forêt commence là . Les officiers , au contraire , et les invités avaient quitté la ville la nuit pour faire médianoche au château de Bazeille , propriété du baron Michel Legagneur . Ils devaient partir de là pour retrouver les équipages de chasse entre La Virée et Francheval . Il y avait au bois , outre le régiment de Vauguyon et les ouvriers de la maison Legagneur , une armée de douze cents traqueurs , répartis sur quatre à cinq lieues carrées de cultures et de forêts . Bazeille est un superbe château qui domine le village du même nom , sur la rive droite de la Meuse , et qui , dès lors était transformé en fabrique de draps . Nous l' avons dit : c' est le sort de presque toutes les seigneuriales demeures du voisinage . Il serait malséant de nier que souvent ces transformations sont utiles et que les antiques manoirs , devenus les palais du travail , rendent parfois à toute une contrée la monnaie du bien-être qui était jadis le lot d' un seul homme . Mais ici ce n' était point le cas . Les anciens seigneurs de Bazeille avaient toujours été les bienfaiteurs du pays où leur souvenir restait l' objet d' une sorte de culte ; les vieillards racontaient encore aux veillées comme quoi le château était la maison de tous . Quand le seigneur se réjouissait , le village entier avait place à table . C' était jadis le renom de la paroisse de Bazeille de n' avoir pas un seul pauvre sur son large territoire . Aussi , tout le monde , hommes , femmes et petits enfants , faisaient la haie devant la porte de l' église , quand M . de Bazeille arrivait le dimanche , à l' heure de la grand'messe , dans son beau carrosse , chef-d'œuvre de Jean Guern . Il souriait en passant , et chacun pouvait lui parler sans crainte . Son allié , le baron de Soleuvre , venait toujours derrière lui . Le carrosse de Soleuvre n' avait jamais de chevaux . C' était la tradition , depuis que Chrétien III de Soleuvre et de Salm était revenu de la bataille de la Marfée , en 1641 , blessé douze fois et attaché sur un joug entre deux bœufs . Le carrosse de Soleuvre était traîné par quatre taureaux noirs . Mais Soleuvre était tombé comme Bazeille , et ces choses ne vivaient plus que dans les récits du soir . Cette nuit , c' était un peuple de bourgeois qui encombrait le salon d' honneur où se voyaient , sous émail , dans des cartouches dorés , les cinquante écussons d' alliance de Bazeille : La Tour d' Auvergne , Lamarck , Arlon , Pont-d'Oye , Montaigu , Rochefort , Wianden , Houffalize , Ansembourg , Malandry , Dampvillers , etc . On dansait . Le faste sert à gagner de l' argent . Le baron Michel était fastueux à l' occasion , Sedan lui avait fourni tout un essaim de charmantes jeunes femmes . Le roi de la fête était le major Antoine , bel homme entre deux âges qui se portait galamment et faisait une cour assidue à Mlle Honorine de Blamont . Celle -ci restait sous l' aile de Mme la baronne Legagneur , vieille femme de grande tournure , menant ses deux filles laides à la baguette et sachant recevoir . La baronne était de race noble . Elle s' était mariée pendant la Révolution . Elle traitait sa nièce Honorine beaucoup mieux que ses filles . Ses filles étaient deux énormes pensionnaires , fortes de taille , rouges de joues et de bras , qui riaient comme des folles quand deux ou trois salons les séparaient de leur auguste mère . L' aînée s' appelait Brigitte , la seconde Clémentine . Elles n' étaient pas méchantes par trop . On parlait beaucoup dans les groupes et autour des quadrilles , du mariage probable de Mlle Honorine de Blamont avec le major Antoine Legagneur . Personne ne pouvait dire qu' Honorine ne fût pas charmante , mais on s' accordait à reconnaître que le major eût pu faire mieux sous le rapport de la fortune . Quant à la famille , Honorine n' avait que son père . Il passait pour un homme singulier . Il vivait comme un loup , solitairement et pauvrement . En province , singulier veut dire fou . L' opinion générale était que la belle Honorine ne semblait pas apprécier suffisamment l' honneur et le bonheur d' une pareille alliance . On lui trouvait l' air triste et froid . Quelques-uns , parmi les officiers , avaient déjà prononcé ce terrible mot : bégueule ... Elle ne dansait pas . À quoi pensait-elle ? Ce n' était pas comme au temps des vrais seigneurs . Le village n' était point de la fête . Le village dormait . En dehors des murs du parc , tout était solitude et silence . Vers trois heures du matin , vous eussiez pu voir une ombre apparaître tout à coup à califourchon sur la muraille du parc de Bazeille , à l' opposé du village . C' était un homme de courte taille mais démesurément large d' épaules . Il resta un instant immobile , regardant au loin les fenêtres illuminées , puis il se laissa glisser en dedans du mur . Le parc était noir et désert . L' homme se coula sans bruit entre les massifs et s' approcha jusqu' à deux cents pas du château . Arrivé là , il emboucha un petit cornet de cuivre et sonna trois mots pareils . Puis il se blottit derrière un gros arbre . L' instant d' après , un pas léger bruit sur le sable fin des parterres , et une voix douce qui tremblait demanda : – Où êtes -vous , Mathieu ? – Par ici , bonne demoiselle ! Honorine de Blamont avait jeté une mante sur sa toilette de bal , mais le froid et la frayeur peut-être la faisaient grelotter . – Mathieu , dit-elle , je te remercie d' être venu . Il faut que je lui parle demain ; ma résolution est prise . Au son de sa voix Mathieu devina qu' elle pleurait . Il baisa le bout de ses doigts et répondit : – Tout ce que vous ordonnerez sera , bonne demoiselle . Vous ne pouvez vouloir que la volonté de Dieu . – Je ne connais pas bien le bois de ce côté , reprit Honorine : y a-t-il un lieu où je puisse le rencontrer en sûreté ? ... Va , ce ne sera pas long , mon pauvre Mathieu ! ajouta-t-elle pendant que ses sanglots éclataient . Et tu seras là . – Il y a l' ancienne loge du garde à Vaurenault , répliqua Mathieu . – Qu' il y soit ; à huit heures du matin , tu m' y conduiras . – Cela suffit , bonne demoiselle . Honorine reprit le chemin du château , et Mathieu franchit de nouveau la muraille du parc . Il ramassa son fusil à deux coups qui était au pied du mur , et se dirigea vers la route de la Moncelle . En passant le long des coutures il se mit à siffler doucement ; un objet noir et long bondit dans les sillons . Mathieu ne s' arrêta point . Il n' était plus seul . Son grand loup allongeait en trottant à ses côtés . Mathieu traversa la Moncelle et la Petite-Moncelle . Ils allaient du même pas , son loup et lui . Quand ils passaient devant les maisons les chiens hurlaient . Comme ils traversaient Doigny , cinq heures sonnaient à l' horloge du village . – Vieux , dit Mathieu sans cesser de trotter , il ne fera pas bon pour toi en forêt aujourd'hui . Tu vas te terrer comme un renard , mon pauvre Bijou ! L' énorme bête se mit à gambader joyeusement , il y avait plus d' une heure que son maître ne lui avait parlé . – La paix , Bijou ! fit tout à coup le braconnier . Qui avons-nous là , mon vieux ? Le loup se coucha sur le ventre aussitôt . Il mit son museau sur l' herbe . Un bruit sourd et lointain venait du côté de la route de Givonne . Bijou fit entendre un aboi plaintif et tronqué . – Des gendarmes ? fit Mathieu en riant ; non , non , mon vieux ! tu te trompes , mais il n' y a pas de ta faute , ce sont aussi des hommes et des chevaux . Il se gratta l' oreille et parut réfléchir . – Nous n' avons pas le temps d' aller jusqu' à notre trou du Bois-Chevalier , murmura-t-il ; nous manquerions le jeune homme . Ici , Bijou ! Le loup se traîna sur le ventre en battant de la queue . Mathieu lui enleva son collier , qu' il enroula avec la laisse autour de sa ceinture , et prononça distinctement : – À la maison , vieux ! et vite ! Vous eussiez dit une flèche . Le grand loup bondit par dessus le fossé voisin et disparut en un clin d' œil dans les coutures . Il allait dans la direction de Villiers . On entendait maintenant distinctement un bruit de pas et de voix vers la route de Givonne . C' était le 3e régiment de chasseurs qui était en marche pour la forêt . Le jour venait . La chasse était postée . Les huées des traqueurs allaient s' éteignant au lointain : on avait signalé une louve , trois grands loups et plusieurs louveteaux . La campagne promettait d' être belle . Il n' y avait pas un fort qui ne fût entouré , pas une sente qui ne fût gardée . D' un autre côté , rien n' avait été négligé pour que la halte fût splendide . Des tentes étaient dressées au carrefour Bayaud . Une armée de marmitons et de valets commençaient déjà la besogne . Toutes les musiques de la garnison de Sedan étaient là . À une demi-lieue environ de la Virée , sur la lisière du bois , s' élève un monticule où la futaie file en hauteur et atteint la plus belle venue . La pente qui regarde la plaine est riche et alignée comme ces magnifiques bocages qui accompagnent les demeures royales . Au sommet se trouve une étoile à dix branches où trois routes et deux sentiers se croisent . L' une des deux sentes va déboucher en plaine au lieu dit le petit Saint-Rémy . C' était là qu' on avait posté notre Hector , avec mot d' ordre de tirer en avant , en arrière et même sous bois , car les affûts voisins étaient protégés par la conformation du terrain . Hector avait pour second un jeune soldat de son régiment qui s' appelait Denis Monnin . Le poste , il faut bien le dire , n' était pas très-important , les loups devaient être poussés à l' encontre vers la frontière belge , où les vrais chasseurs , ces messieurs , allaient échelonner leur formidable ligne . Denis Monnin était un petit homme qui aimait beaucoup Hector . Vers sept heures et demie du matin , nous les eussions trouvés tous deux assis à côté l' un de l' autre sur les racines arc-boutées d' un grand chêne . Denis fumait sa pipe ; Hector avait sa tête entre ses mains . À vingt pas d' eux , de l' autre côté de la sente , Mathieu Sudre s' asseyait aussi sur une roche moussue avec son fusil à deux coups posé en travers sur ses genoux . – Je croyais , dit Monnin avec ce langage doux et ces notes de ténor naïf qui vont si bien sous l' uniforme , que je m' aurais davantage amusé dans cette partie de plaisir . Il secoua les cendres de sa pipe , et s' adressant à Mathieu : – Sans vous commander , monsieur , lui demanda-t-il , sur les quelle heure le loup qu' il va se présenter , censé , s' il vous plaît , à nos coups que nous allons lui prodiguer ? Hélas ! oui ! Monnin était enfant de cette cité illustre où les chiffonniers font du style ! C' était un Parisien que Monnin , un Parisien de la barrière d' Italie . Juste la taille de chasseur : pas une ligne de plus , pas un millimètre ! Une petite figure chiffonnée , des cheveux incolores , trois poils de moustache et de l' éloquence . Avec cela une désinvolture élégante , beaucoup de timidité à de certains égards ; à d' autres points de vue , une remarquable effronterie . Le mot pour rire , quelques bribes de chansons apprises au café chantant , des muscles d' acier sous des formes mièvres , une agilité de chat et l' art de ne douter de rien : tel était l' avoir de ce jeune soldat . Mathieu sourit dans sa barbe hérissée et lui répondit avec politesse : – Nous trois , jeune homme , nous ne sommes pas ici pour les loups . Il se leva en disant cela et vint droit à Hector : – Êtes -vous sûr de votre compagnon ? demanda-t-il sans faire de mystère . – Je crois que Denis est mon ami , répliqua le jeune sous-officier . – Censé , jusqu' à la mort ! ajouta solennellement Monnin : je le jure ! Mathieu regarda la plaine , où le brouillard léger , présage d' une belle journée , s' étendait comme une blanche nappe sur les coutures . La plaine était déserte . Il approcha son oreille de terre . Puis , déposant son fusil dans une brousse , il monta lestement en haut d' un jeune hêtre qui dépassait la lisière du bois . – C' est censément un sauvage , dit Monnin ; mais il est agréable et monte bien aux arbres . – Si j' avais besoin de toi ? ... commença Hector . – Vous pourriez y compter inclusivement ! interrompit le Parisien , pour la chose que vous avez toujours été honnête envers le subalterne . Si vous voulez m' épancher vos secrets , allez -y ! Si ça ne vous va pas , dites seulement : À droite ! à gauche ! et ce qu' il faut faire ... À qui en veut-il , le barbu ? Mathieu venait de donner trois mots dans son cornet . Il se laissa glisser le long de l' arbre . – Détachez les chevaux , jeune homme , dit-il à Monnin . Les chevaux broutaient les basses branches des recoupes à une cinquantaine de pas de là . Monnin interrogea son chef d' un coup d' œil , puis il se hâta d' obéir . Il avait vaguement la réminiscence de quelque drame qui commençait ainsi , au théâtre de l' Ambigu . Cela l' intéressait . Mathieu reprit son fusil et se rassit . Le bruit d' une cavalcade nombreuse se fit entendre au bas du tertre , derrière une pointe que faisait la forêt . – À cheval ! ordonna Mathieu , tenez -vous prêt ! – Faut-il que Denis vienne ? demanda Hector . – Il fera le guet là-bas , répondit Mathieu ; vous souvenez -vous bien de la route que je vous ai dite ? – Oui . – Alors partez et bonne chance ! Je tiendrai votre poste . La bonne demoiselle a voulu tout cela . Hector et Monnin étaient en selle . La tête de la chasse se montra en bas du sentier . C' était une troupe brillante de jeunes femmes et d' élégants cavaliers . Le major Legagneur tenait le premier rang . Derrière lui , riant et causant , venaient des officiers , puis des amazones . Honorine de Blamont était entre les deux demoiselles Legagneur . Honorine ralentit le pas . Comme la cavalcade arrivait au détour de la sente , elle tourna bride brusquement . Mathieu , l' homme au loup , était à son côté . – Au galop , bonne demoiselle ! dit-il ; et n' oubliez pas de mettre les chevaux de l' autre côté de la loge ! La cravache d' Honorine effleura la croupe de sa jument , qui partit comme un trait . Un voile flottait au-devant de son gracieux visage . Hector et Monnin s' étaient enfoncés sous le couvert . La cavalcade passa . C' était à une lieue et demie de là , tout près de la frontière belge , et en dehors des battues . Il y avait un ancien rendez -vous de chasse des seigneurs de Bazeille , connu sous le nom de la Loge du Garde à Vaurenault . Le bâtiment , désemparé et ruiné , était abandonné depuis longtemps . Ce lieu présentait un aspect tout particulièrement sauvage . C' était le fond d' un ravin , étranglé entre deux collines rocheuses . Les ruines , engagées dans un inextricable écheveau de broussailles , fermaient absolument le passage . Ceux qui voulaient aller outre pour abréger le chemin étaient obligés de traverser la loge elle -même , dont les deux portes branlantes existaient encore . Cela rappelait , en vérité , ces défilés gardés , ces pas d' armes , si fréquents dans l' antique forêt de Brocélyande au temps de la chevalerie , où un seul preux pouvait , dire à toute une armée : Tu n' iras pas plus loin ! Hector et Denis Monnin arrivèrent les premiers , mais Honorine de Blamont ne les fit pas attendre . Elle mit pied à terre devant la loge et dit à Hector : – Faites passer les chevaux de l' autre côté , dans le ravin . Les portes étaient étroites et basses . Il fallut tirer les chevaux par la bride et les contraindre à fléchir les genoux . On les attacha aux branches du taillis , et , Monnin fut placé en sentinelle devant la loge . Mademoiselle de Blamont resta dans la loge avec Hector . Elle se laissa choir tout de suite , plutôt qu' elle ne s' assit , sur un billot vermoulu . Son attitude exprimait une mortelle tristesse . Elle appuya ses deux mains contre son cœur , et un sanglot souleva sa poitrine . Hector était soucieux et s' en étonnait , car il avait éprouvé une grande joie quand Mathieu Sudre lui avait dit ce matin : « La bonne demoiselle veut vous parler . » Maintenant il avait comme un pressentiment de malheur . Il parla le premier . – Vous avez peur de cet homme ? dit-il , sans nommer le major Legagneur . – Oui , répondit Honorine de même , j' ai peur de cet homme . – Et vous ne pensez pas que je pourrais vous défendre contre lui ? – Je crois que vous ne pourriez pas me défendre contre lui , répondit-elle encore . En même temps elle releva son voile . Hector vit qu' elle avait des larmes plein les yeux . Son cœur se serra ; elle lui sembla plus belle . Il y avait autour de ses lèvres un sourire qui parlait à la fois de souffrance et de vaillance . Il y avait de la vaillance aussi et une résignation profonde dans son regard , malgré ces pleurs si beaux qui mouillaient sa paupière . – Ne parlons que de nous , dit-elle , et parlons vite , car le temps va nous manquer peut-être . D' autres vous diraient : Hector , nous avons échangé un jour , enfants que nous étions tous deux , des paroles extravagantes . Vous m' avez fait une question folle , j' y ai follement répondu . – Si vous voulez me reprendre votre promesse , mademoiselle , répondit le jeune militaire , vous n' avez pas besoin d' excuse , votre promesse avait une condition ; la condition ne sera pas remplie . Oh ! poursuivit-il en s' animant , j' étais un enfant , en effet . Il me semblait que ma volonté aplanirait des montagnes . Je croyais promettre bien peu en promettant l' impossible ... – Vous aviez raison , Hector , interrompit mademoiselle de Blamont ; vous tiendrez plus que vous n' avez promis ! Hector la regardait sans comprendre . – Vous tiendrez plus que vous n' avez promis , répéta-t-elle ; c' est la volonté de Dieu . Il y avait dans le regard qu' elle lui jeta une tendresse de sœur . – Hector , reprit-elle , vous avez le droit de m' aimer , et le devoir aussi . Vous connaîtrez votre histoire . Moi je dois vous prévenir que les filles de notre maison ne sont jamais heureuses dans le mariage . La sœur de mon père , qui est morte abbesse de Marienthal , m' a dressé une fois la liste de tous nos deuils . Cette liste s' arrête à ma mère , entrée au château de Blamont , toute belle et toute jeune , et mise au tombeau six mois après ma naissance . Il en sera ainsi de moi , Hector : je ne veux pas vous porter malheur . Je ne serai pas votre femme . – Ma femme ! répéta le jeune soldat , qui joignit ses mains . Honorine détourna les yeux . Une expression d' angoisse se répandit sur ses traits . – Hector , reprit-elle ; il me faut votre pitié ; c' est votre pitié que je suis venue chercher . Hector pleurait comme un pauvre enfant . – Vous m' avez dit que j' avais le droit de vous aimer , murmura-t-il , et je sens , oh ! je sens que vous allez m' éloigner de vous pour jamais ! – C' est vrai , dit-elle . Puis elle ajouta , voyant qu' il chancelait : – Hector ! Hector ! promettez -moi que vous vivrez ! Il n' avait pas de paroles pour répondre , mais son regard parlait , tout plein d' un sombre désespoir . Elle se redressa . Ses larmes se séchèrent . – Il faudra donc encore cette douleur ! dit-elle en pressant son front à deux mains ; Hector , écoutez -moi , ne me punissez pas , je ne suis pas libre de choisir ... Il y a un homme qui tient dans sa main la vie de mon père ! – Nommez-le donc ! s' écria le jeune soldat , rugissant comme un lion ; c' est un homme mort ! Il s' était relevé d' un bond . Il était si vaillant et si beau qu' un instant la prunelle d' Honorine rayonna d' espoir . Mais ce ne fut qu' un instant . La nuance rosée qui était revenue à ses joues s' éteignit dans une mortelle pâleur . Son regard , en même temps , prit une expression de résignation froide et ferme . Hector se sentait condamné ; il voyait dans les yeux de mademoiselle de Blamont sa résolution douloureuse mais indomptable . Mais il était tout jeune , il voulut plaider la cause de sa tendresse . Aux premiers mots , Honorine l' arrêta et lui dit : – Écoutez ! – C' est la chasse qui passe au loin , répondit Hector , que nous importe cela ? Mademoiselle , vous m' avez commandé de vivre , je suis chrétien , je ne me tuerai point de mes mains , à quoi bon ? La blessure est faite , je n' ai qu' à laisser couler le sang de mon cœur , vous m' aviez accepté pour fiancé , vous ne voulez pas de moi pour défendre votre père ... – Écoutez ! écoutez ! répéta Honorine : il a retrouvé nos traces ! Elle se leva et fit un pas vers la porte . Le bruit se rapprochait . – Qui ? demanda Hector : le major Legagneur , n' est -ce pas ? – Oui ... le major . – Et quel droit cet homme a-t-il sur vous ? – Le droit ... mais je n' aurais plus le temps de vous répondre ... Hector , la vie de mon père est en suspens ici . Si vous m' aimez , partez et oubliez -moi ! Hector croisa ses bras sur sa poitrine . – Je vous aime et je reste , dit-il . – Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Honorine qui passa tour à tour ses deux mains sur son front . Monnin arrivait en courant vers la porte . – Les voici , dit-il . – Détachez les chevaux ! ordonna mademoiselle de Blamont . Et dès qu' il eut traversé la loge : – Hector , dit-elle , adieu ! Vous serez un jour grand et puissant , je le crois , je l' espère , cela me console et me donne la force de renoncer à vous . Adieu ! Elle s' élança hors de la loge au moment où le pas des premiers chevaux sonnait sur le sol moussu de la clairière voisine et disparut . – Voici des traces de chevaux ! cria une voix au dehors , des traces fraîches ! Elle est ici ! Une cavalcade nombreuse débouchait dans le sentier . De l' autre côté de la loge , Hector entendit en même temps le galop du cheval d' Honorine qui fuyait . En tête de la cavalcade se présentait l' homme qui venait de parler ; il portait le costume d' un paysan de l' Ardenne , et il était à pied . Hector reconnut en lui cet individu qu' il avait vu , quelques semaines auparavant , à l' auberge de Constant , sur la frontière belge , au début de la fameuse nuit si féconde en aventures , en compagnie de ces deux autres rôdeurs nocturnes que Mathieu avait appelés les Neveux . L' homme était Bastien Lethil . Il avait certainement pris part au guet-apens du gué de Saint-Ilde . Il allait , penché sur la trace , comme un veneur . Derrière lui , c' était tout le clan Legagneur , des jeunes gens de la ville , des officiers , des dames . Le major Antoine , portant le brillant costume de son grade , venait par un autre sentier . Il s' arrêta à vingt pas de la loge . – Elle n' a pu passer là avec son cheval , dit-il . – Savoir , répondit Bastien Lethil ; il y a quelqu'un dans la masure . Évidemment , c' était mademoiselle de Blamont que tout ce monde cherchait . Hector n' avait point pris la peine de pousser la porte , qui était restée entr'ouverte après le passage du soldat Monnin . Le major Legagneur s' inclina sur le garrot de son cheval , puis il sauta à terre . Dans la cavalcade , on riait , on chuchotait et l' on disait . – Ce n' est pas mademoiselle de Blamont qui est là . – Ou tout au moins mademoiselle de Blamont n' est pas seule . Le major entendit peut-être , car le rouge lui monta au front . Il jeta bas d' un coup de pied la porte entrebâillée de la loge . – Hector ! le bel Hector ! fut-il dit dans les groupes de chasseurs et de chasseresses . – J' en étais sûr , moi ! murmura Bastien à l' oreille du major . Celui -ci restait sur le seuil de la porte . Hector était en face de lui , muet et immobile . – Ah ! c' est vous qui êtes là ! fit le major entre ses dents serrées ; pourquoi avez -vous quitté votre poste ? Hector ne répondit point . Il était si pâle , que Bastien toucha le bras du major par derrière en murmurant : – Prenez garde ! Le major haussa les épaules . Dehors on regardait . Le major reprit : – Répondez au moins comme un homme ! Un tressaillement agita les lèvres du jeune homme . Une flamme jaillit de son regard . Bastien répéta : – Prenez garde ! – Étiez -vous seul ici ? demanda le major Legagneur . – Non , répondit Hector d' une voix sourde . – Avec qui étiez -vous ? – Je ne veux pas vous le dire . – Bravo ! jeune homme ! fit le major . Il se tourna vers ceux qui le suivaient et demanda : – Avez -vous entendu comme ce sous-officier a répondu à son chef . – Oui , répondirent cinq ou six voix , nous avons entendu . – Elle a dû passer par là ! reprit le major en montrant la seconde porte . Même silence de la part d' Hector . – Faites place ! s' écria M . Legagneur . Hector ne bougea pas . Le major leva sa cravache , Hector était comme une statue . – Faites place ! ordonna une seconde fois le major dont les dents grinçaient . En même temps sa cravache siffla . Hector , touché à l' épaule , dégaina son sabre d' un mouvement plus rapide que l' éclair . Mais il le lança loin de lui , et d' une telle violence que la lame éclata contre le mur . Il paraît qu' Hector était effrayant à voir , car M . Antoine Legagneur recula jusqu' au seuil en criant : À l' aide ! Jeunes gens de la ville et officiers s' élancèrent aussitôt à son secours . Quand ils arrivèrent , M . Legagneur était déjà terrassé . Hector appuyait son talon sur sa poitrine . Il se laissa arrêter sans se défendre . Antoine Legagneur ivre de rage , voulait lui passer son épée au travers du corps , mais Bastien le calma d' un mot . – Vous avez votre affaire , lui dit-il , tout bas ! voies de fait envers un supérieur , peine de mort . Les millions sont à vous ! Hector passa en effet devant le conseil de guerre . L' issue du procès ne pouvait être douteuse . Malgré les efforts du bon colonel Poncelet , il fut déclaré coupable par le conseil et condamné à la peine de mort . Plusieurs démarches furent tentées en sa faveur . Le colonel , deux commandants et d' autres officiers signèrent un recours en grâce spécifiant deux faits : la provocation brutale du major , qui avait fait usage de sa cravache , et ce bon mouvement du jeune soldat brisant son sabre pour ne point en frapper son chef . Chose plus inattendue , monseigneur l' archevêque de Reims , qui a juridiction jusqu' à Sedan , usa de son crédit en faveur du condamné . Il écrivit au roi une lettre très-pressante . On disait à ce sujet qu' un vieillard , dernier débris vivant de la communauté d' Orval , avait fait le voyage de Reims pour solliciter une audience du prélat , et qu' après l' avoir entendu , Monseigneur avait écrit la lettre . Mais tout fut inutile . Les révolutions amènent toujours un certain relâchement dans la discipline . L' armée , fut-il dit à Paris , avait besoin d' un exemple . Devant le conseil de guerre , Hector ne s' était pas défendu . Il rentra dans son cachot , sombre et muet . Ce n' était pas la condamnation prononcée par ses juges qui l' accablait . C' était un autre arrêt tombé de la bouche même d' Honorine qui lui avait enlevé d' un mot toutes ses espérances , et la mort qui allait le frapper lui apparaissait comme un refuge . Ce n' était , après tout , qu' un enfant . Il avait eu un jour une audace d' enfant , adressant à la belle , à la fière Honorine de Blamont , cette question qui ne méritait pour réponse qu' un silencieux dédain : « Si dans deux ans , j' étais capitaine , m' accepteriez -vous pour votre fiancé ? » Par suite de circonstances que le lecteur connaîtra , mais que lui , Hector , ne pouvait même pas soupçonner , Mlle de Blamont , au lieu de s' irriter , avait répondu : « Peut-être . » Quel rêve ! Et les événements avaient ensuite donné à ce rêve une couleur de réalité . Hector interrogeait sa mémoire , il y retrouvait l' entrevue au chevet de Petit-Pierre malade , le creux du chêne , que sais -je ? ... Et tout d' un coup , après ces espoirs enchantés , ces trois mots : « Adieu ! oubliez -moi . » Et le fiancé d' Honorine était maintenant le major Antoine Legagneur ... Hector se croyait abandonné de Dieu et se laissait mourir . Il y avait à la prison de Sedan un geôlier venu de Paris : un protégé du major Legagneur . Ce geôlier se nommait Larchal . C' était le produit hybride d' une mère flamande et d' un père auvergnat . Il avait le poids de sa mère et l' avidité de son père . Un jour , ce Larchal amena Denis Monnin dans le cachot d' Hector . Monnin se jeta en pleurant dans les bras de son ancien chef de file . – Censé , dit-il à Larchal ; on vous donnera le reste en sortant . Il avait donc déjà donné quelque chose ; Larchal repassa la porte . – Qu' a-t-elle dit ? demanda Hector . Denis Monnin se recula pour le regarder . – Vous avez fameusement changé , murmura-t-il , depuis que vous êtes dans les fers ! – N' a-t-elle rien dit ? soupira Hector . Monnin haussa les épaules . – Censé , répliqua-t-il ; le moment n' y est pas de songer au sentiment . Le plus pressé , c' est la clef des champs . Je vous apporte de quoi l' acheter comptant . Hector mit sa tête entre ses mains et soupira : – Quoi ! pas un mot ! – Eh ! fit Monnin avec impatience , je comprends censé les délicatesses du cœur , mais il y a temps pour tout , marchef . Voyons , causons affaires . Il tira de sa poche une petite boîte contenant cinquante louis d' or et une bague en diamants . – Voici l' os pour jeter à l' Auverpin , dit-il . Et comme Hector se taisait , il ajouta : – L' Auvergnat ne fait jamais la petite bouche , vous savez . Allez -y sans vous gêner . – Qui m' envoie cet argent ? demanda Hector . – C' est juste , je ne l' ai pas prélevé sur mes économies . Ça vient du vieux . – Quel vieux ? – Le moine . – Quel moine ? – Dame ! je croyais que vous le connaissiez , moi , l' ami du sauvage qui monte aux arbres , et il monte bien ! Je ne lui ai pas demandé son nom . Maintenant , voici des limes . Hector repoussa les limes et remit la petite boîte dans la main de Monnin . – Puisqu'elle m' a repris sa promesse , murmura-t-il , à quoi bon vivre ? – Nom d' un petit bonhomme ! s' écria Monnin , c' est trop bête ... Si elle vous a repris sa promesse , elle vous la redonnera ; mais pour ça d' abord primo , il faut être en vie ... Allons , marchef , soyez homme ! Entre promis , on se dispute des fois qu' il y a ... Voulez -vous que je jette un coup de pied chez la demoiselle ? Seulement je ne pourrais pas vous apporter la réponse jusqu' ici , parce que ça m' a coûté gros pour acheter l' auverpin , et que le vieux moine , là-bas , a tout donné jusqu' à son dernier sou ... Mais votre cellule donne sur les remparts ; convenons d' un signal . Hector accueillit avec avidité l' idée de cette suprême ambassade . Cela lui plaisait de faire à Honorine cette question romanesque : -- Faut-il vivre ? faut-il mourir ? On chercha un signal pour le cas où Monnin ne pourrait pénétrer dans la prison . Hector était enfant de Sedan . Il songea aux sauderies . Monnin s' en alla après avoir juré sur son honneur que le signal traduirait rigoureusement la réponse de Mlle de Blamont . Si la réponse était favorable , en avant le cri joyeux : Saudés ! Saudés ! Dans le cas contraire , rien ! Après le départ de Monnin , Hector serra la boîte et lima un de ses barreaux à tout hasard . À dater de ce jour , Larchal vint le voir plus souvent . On eût dit qu' il tendait la corde pour ouvrir des conférences . Il avait flairé la boîte ; mais Hector restait muet . Il attendait . Le matin du premier dimanche de carême , Larchal vint avec une bouteille de vin . Il est certain qu' il avait senti les écus . Hector refusa de boire . Larchal dit : – Quand vous aurez une demi-douzaine de balles dans le corps , il ne sera plus temps ! Que diable ! un geôlier ne peut pourtant pas vous prendre au collet pour vous mettre à la porte ! Ce Larchal faisait de son mieux . Hector resta sourd à cette offre peu déguisée . Larchal sortit en l' appelant nigaud . Hector passa toute cette journée du dimanche dans un état de calme très-grand . La pensée de Dieu lui vint et il pria . C' est vers huit heures du soir que commencent les sauderies en la bonne ville de Sedan . À huit heures , Hector ouvrit le châssis de la petite fenêtre étroite et longue qui éclairait sa prison . La fenêtre était à cinq pieds du sol . Hector monta sur une escabelle . Il faisait froid et la neige fouettait , mais Hector ne sentait ni le froid ni la neige . Il éprouva le barreau scié qui ne tenait plus qu' à un fil . Jamais Larchal n' essayait les barreaux . Hector tira de sa poche une allumette à frottement . Il avait promis à Monnin de répondre à son signal par une lueur . Il attendit . Et de sourdes impatiences commencèrent à troubler son cœur . L' heure de la fièvre venait . Le vent soufflait de la ville . Hector ne fut pas longtemps sans entendre les premières fanfares des cornets à bouquin , suivies des premiers cris de la sauderie . Sa poitrine se serra . Le grand désir d' être libre naissait en lui ou plutôt ressuscitait . Il sentait le poids de sa chaîne , pour la première fois depuis sa condamnation . Cet air frais qui lui montait au visage , c' était le vent de la forêt . Comme il battait autrefois , son pauvre cœur , quand il s' élançait sur son bon cheval et qu' il hâtait son galop rapide à travers les prairies où lentement serpentait la Chiers ! Le vent venait de là ; le vent venait de ces belles futaies où les chênes géants répandent leurs parfums . Le vent avait passé sur le vieux château de Blamont ... Elle était en fête , la ville , d' ordinaire si calme . De tous côtés montaient les sons de cuivre mêlés aux éclats des huées . Hector écoutait . Jusqu' à ce moment , l' espoir avait sommeillé en lui . Mais ce sommeil n' était plus . Il comptait les minutes ; il retenait son souffle pour mieux entendre . Son oreille cherchait des bruits de pas dans le silence , et il se disait à chaque instant : – Ils viennent , je crois qu' ils viennent . Ils approchaient , en effet , ces pas chimériques qui ne vivaient que dans sa fièvre . Il les distinguait plus nets . Il aurait pu dire à quel endroit ils étaient sur le terre-plein de Bouillon . Mais ils allaient trop loin . Ils dépassaient le but . Pourquoi les voix tardaient -elles à s' élever ? ... Ses oreilles cessaient tout à coup de tinter . Nul ne gravissait le tertre solitaire . Qui aurait -on pu fêter ou railler en ce désert ? S' il y avait des pas , c' étaient ceux des sentinelles dormant debout sur le rempart . Neuf heures sonnèrent aux horloges de la ville . La fête avait tout son essor . De toutes parts à la fois éclatèrent les fanfares , puis les bruits allèrent s' apaisant , s' éteignant peu à peu et mourant . Dix heures sonnèrent . Hector brûlait . Ses mains se crispaient à l' appui de sa meurtrière . C' était fini . Il descendit . Il se coucha tout pantelant sur sa paille . Une soif ardente dévorait sa gorge . Il ferma les yeux . Des éblouissements dansèrent au-devant de ses paupières closes . Puis des voiles tombèrent sur ces lueurs désordonnées . Il s' écria hautement . Il avait le délire . ... C' était là-bas , au pied de l' arbre creux . Il était à la place où il s' était caché pour laisser passer les Errants de nuit , quelques semaines auparavant . Une forme blanche vint s' agenouiller sur le tertre moussu que faisaient les racines soulevées du grand chêne . Sous le voile blanc , il reconnaissait Honorine pâle , les yeux creusés par les larmes et si changée ! Elle priait en pleurant . Le gazon et la terre diaphanes laissaient voir ce qu' il y avait sous le tertre . Il y avait des ossements . Ces ossements étaient à lui , Hector . Il lui semblait éprouver jusque dans la moelle de ses os dénudés le froid humide de ce sol ... Puis c' était comme un brouillard fait de milliers d' étincelles . De vagues accords traversaient l' air embaumé . Dans un salon plein d' or et de velours , il voyait des femmes et des fleurs . Honorine apparaissait , portant la blanche couronne des mariées . Elle souriait , au bras du major Legagneur . Il fendait la foule , lui , Hector : il s' élançait pour lui barrer le passage . Et Honorine , défaillant sous son regard , s' affaissait , toute livide . Elle était morte . Il l' avait tuée ... Chose singulière , il avait vaguement la conscience de son état . Il voulait secouer ces rêves épuisants et terribles . Il ne pouvait . La lutte le brisait , et le transport , vainqueur , le dominait à chaque instant davantage . Une heure entière se passa ainsi . Au bout d' une heure , il entendit le pas lent et paresseux de l' Auvergnat dans le corridor , puis la musique des grosses clefs . Ce n' était point l' habitude de le visiter la nuit après la ronde faite . Il éprouva une joie , parce qu' il pensa qu' on venait lui annoncer son exécution . Le délai expirait à minuit . Comme il se donnait à cette sombre allégresse , tout son être tressaillit et vibra . Une voix puissante , une voix distincte et qui semblait tout près de son oreille , criait sur le terre-plein de Bouillon : – Saudés ! saudés ! saudés ! Était -ce le signal ? si tard ! Honorine , repentante , parlait-elle par cette voix qui éclatait comme un cri de clairon ? Il sauta sur ses pieds . Dans le corridor , Larchal s' arrêtait , choisissant la clef du cachot , sans doute . – Qui ? demanda cependant une seconde voix au-delà du rempart : qui ? qui ? Et trois cris de sentinelles : – Qui vive ? qui vive ? qui vive ? Hector saisit à deux mains son cœur qui le blessait . Il remonta sur l' escabelle . Quelle fut ardente , l' action de grâces qu' il vous envoya , Seigneur Dieu ! La clef grinçait dans la serrure . Et les deux voix du dehors , mariées , répondaient : – M . Hector , maréchal des logis au régiment de Vauguyon , et Mlle Honorine de Blamont ! Hector alluma sa flammèche . Il n' écouta pas le reste de la formule . Trois détonations le jetèrent en bas de son billot . La porte s' ouvrit . L' Auvergnat leva sa lanterne , derrière laquelle apparaissait sa face large et plate , aux cheveux touffus , plantés jusque dans les sourcils . – Est -ce qu' on s' occupe de vous , là-bas ? dit-il ; va-t -on faire le siège du château ? Il ajouta en ricanant : – Il n' est que temps , c' est le cas de dire . Je viens vous avertir en ami , c' est pour demain matin , savez -vous . – Demain ! fit Hector d' une voix étranglée , fusillé ! Mais vous ne savez donc pas , je me trompais , j' étais injuste , j' étais fou . C' est impossible ? je ne veux plus mourir ! Le geôlier Larchal gardait ce sourire flegmatique qu' il devait à sa mère belge ; mais ses petits yeux noirs , bordés de cils plantés droits dans une paupière un peu gonflée , eurent un rayonnement avide . Ses yeux étaient à son père , l' Auvergnat . Il est connu que le croisement des races produit de merveilleux résultats . Sur cent geôliers , vous n' en trouveriez pas deux réunissant cette épaisseur solide à cette vaillante âpreté . Larchal avait l' honneur d' être ce qu' on appelle un type . – Eh ! eh ! dit-il avec une gaieté pesante , il y avait donc une affaire de cœur sous jeu , mon camarade ! Eh bien , je ne vous en veux pas pour ça , moi ! c' est de votre âge . Quand nous avions vingt ans , c' est le cas de dire ... mais voilà si longtemps ? Y aurait-il quelque chose à faire dire à la personne après la cérémonie du Champ de Mars ? Ses petits yeux noirs clignotaient horriblement sous ses paupières enflammées . Hector s' était relevé . Un calme extraordinaire avait succédé tout à coup à son élan . Il fixa son regard froid et perçant sur Larchal , qui baissa les yeux . – M' avez -vous compris ? dit-il de ce ton péremptoire qu' on prend quand on a le droit de commander : je ne veux plus mourir . Le geôlier croisa ses grosses mains derrière son dos . – J' en ai vu plus d' un , grommela-t-il , qui avaient la même idée que vous : le moment est vilain à passer ... Là ! là ! fit-il , voyant que les veines du front d' Hector se gonflaient ; je ne suis qu' un pauvre homme . Je viens vous demander tout uniment si vous avez quelque message à faire tenir , un testament , un adieu . Si vous n' avez rien , ne nous fâchons pas . Dans une heure , on va venir avec la camisole de force . Vous pouvez encore dormir un bon petit somme avec cela , c' est le cas de dire . Puis , vers l' aube , la toilette , l' aumônier et ce qui s' ensuit . À bientôt , mon jeune camarade ! Il fit un pas vers la porte . – J' ai de l' argent , dit Hector . Larchal s' arrêta comme malgré lui . – Je me suis toujours douté de cela un petit peu , grommela-t-il . Puis , tout haut : – C' est le cas de dire comme du chien sur sa botte de paille : vous n' en pourrez point manger ... combien avez -vous ? – Vous le saurez si vous répondez à ma question : Pouvez -vous me faire évader ? Larchal poussa un large éclat de rire . – Comme il y va , le petit ! s' écria-t-il . Je suis ici pour empêcher les gens de s' évader , et non pas ... – Alors vous refusez ? – Parbleu ! Ah çà , pour qui me prenez -vous , jeunesse ? J' ai donc l' air d' un homme qui fait des marchés comme ça ? Mettez vos lunettes ! La conscience vaut mieux que tout l' or du monde . À vous revoir ! Il ouvrit la porte du cachot et sortit précipitamment . Hector eut néanmoins le temps d' ajouter : – Je vous préviens d' une chose : quand je ne serai plus là , vous démoliriez la prison pierre par pierre que vous ne trouveriez pas mon argent ! Il entendit le geôlier qui arpentait le corridor à pas précipités , mais il avait remarqué qu' un seul tour de clef avait été donné à la serrure . Nul bruit de verrou ne s' était fait . Il vint coller son oreille à la porte . Les pas s' éloignèrent d' abord rapidement , puis se rapprochèrent à petit bruit . Hector eut un sourire ; il retourna à sa paille . L' instant d' après , la porte se rouvrait . – C' est le cas de dire , murmura Larchal en rentrant , vous êtes un drôle de corps , jeune homme . Quand on parle de ces choses -la , on n' a pas besoin de crier comme des sourds , n' est -ce pas vrai ? Combien avez -vous ? – Allons-nous nous entendre ? – C' est selon la somme . Je risque gros : Si le jeu n' en vaut pas la chandelle ... – J' ai cinquante louis écus , prononça Hector presque timidement . Car la passion de vivre s' enracinait en lui . Larchal fit la grimace . – Et j' ai une bague en diamant , ajouta le prisonnier , qui vaut plus du double . – Peut -on la voir ? – Non . – L' argent n' a pas de marque , grommela Larchal ; mais une bague , à qui vendre cela ? Et puis ? – C' est tout ce que j' ai . – Absolument ? – Absolument . – Mille écus pour tout potage ! Ce n' est pas le Pérou ? On risque gros . – Refusez -vous ? demanda Hector , qui fronça le sourcil . – C' est le cas de dire : J' en ai bonne envie . Mais les appointements , n' est -ce pas vrai , y a-t-il de l' eau à boire ? Si vous voulez qu' on soit fidèle , donnez ce qu' il faut ! Je parle au gouvernement . Il tira de sa poche une petite Bible protestante , huileuse comme un cuir à rasoirs . – Si vous aviez plus , vous lâcheriez plus , n' est -ce pas vrai ? fit-il d' un ton aimable et insinuant : on n' est pas chien dans votre position . – Je ne sais pas ce que je ferais si j' avais plus , repartit Hector que l' impatience gagnait ; je sais que je n' ai rien autre chose et je suis pressé . Décidez -vous . – C' est le cas de dire : Dieu vous bénisse ! ça vous prend comme une envie d' éternuer . Je vas vous proposer une chose . Vous êtes un honnête homme et chrétien , n' est -ce pas vrai ? Jurez -moi que si vous avez de quoi , vous me donnerez trois autres mille francs . – Je vous le jure ! s' empressa de dire Hector . – Là-dessus ! fit Larchal en tendant sa petite Bible luisante . Elle lui servait de portefeuille depuis quinze ans . Hector jura sur la petite Bible grasse . Ne vous étonnez pas de sa patience . Il avait de la joie plein le cœur . Larchal se gratta l' oreille , bien fâché d' avoir si peu demandé . Il ajouta : – Avec les intérêts à six , du jour d' aujourd'hui , capitalisés tous les mois et portant intérêt à leur tour , c' est le cas de dire . – C' est le cas de dire , interrompit Hector , que vous êtes un assommant coquin ! Sommes-nous d' accord , oui ou non ? Larchal , ce Belge greffé sur auvergnat , avait la susceptibilité brabançonne , tempérée par la prudence qui fleurit sur les bords de l' Allier . Il eut envie de se fâcher . Il ne se fâcha point . – Allez -vous me donner l' argent et la bague ? demanda-t-il . – Quand vous les aurez gagnés , repartit Hector . – Vous êtes défiant , jeune homme , c' est le cas de dire . Mais je suis au-dessus de tout cela , et ce que j' en fais , c' est pour épargner le sang , je le dis franchement . Mes principes n' admettent pas la peine de mort . Vous m' objecterez : pourquoi êtes -vous geôlier ? Je vas vous expliquer ... – Je n' objecte rien , interrompit Hector ; en besogne ? Larchal le regarda avec étonnement . – En besogne ! répéta-t-il ; c' est le cas de dire ! Croyez -vous que je vas vous emporter sur mes épaules ? – Ne me donnerez -vous pas les moyens de fuir ? – Il ne manquerait plus que cela ! Un bon conseil , je ne dis pas . Vous sciez un barreau . – C' est fait . – Je ne m' en doutais pas ; vous fabriquez une corde avec vos draps et vos couvertures ... Hector secoua la tête . – Faut-il vous aider ? demanda ironiquement Larchal . – Vous avez une corde dans votre poche , dit froidement Hector . Larchal sourit . – Et une bonne , c' est le cas de dire , prononça-t-il très bas , qui a déjà servi . – Donnez ! – Donnez l' argent et la bague . Hector hésita . Le temps pressait . – L' argent et la bague , répondit-il , seront attachés au dernier nœud de la corde . – Vous les avez donc sur vous ? conclut Larchal . – C' est ce que vous ne saurez pas . Voyons la corde ! Larchal déboutonna son gilet ; il avait la corde enroulée autour du corps . C' était une fine et solide tresse de soie écrue qui avait dû servir déjà , en effet . Ce geôlier flamand , panaché d' Auvergnat , n' en était pas à son début . Il avait dû gagner de bonnes sommes à protester contre la peine de mort , qui ne cadrait pas avec ses principes . Hector examina la corde . – Oh ! fit Larchal , c' est le cas de dire : ça en porterait bien une demi-douzaine comme vous . – Est -ce assez long demanda le jeune prisonnier . – Puisqu'on l' a faite exprès , répliqua Larchal . Hector , qui le considérait attentivement , ne put lire ni encouragement ni menace sur ce visage tout rond à la bouche large et béante , surmontée d' un nez trop court que flanquaient deux yeux pleins de candeur . Hector dit : – J' ai essayé de voir par ma fenêtre ; c' est impossible ; où tomberai -je ? – Sur la petite marge du terre-plein , en dedans du fossé . Quand vous serez au bout de la corde , lâchez sans crainte : vous ne serez pas à plus de quatre pieds du sol , tout gazon , un vrai matelas , et n' essayez pas de me faire une farce avec la bague et l' argent . C' est le cas de dire : je vous revaudrais ça . – Ce qui est promis est promis , répliqua Hector . Restez -vous ici ? – Le plus souvent ! on n' aurait qu' à venir ! Il tira sa montre en se dirigeant vers la porte . – Vous avez une heure , une heure dix même . Ne perdez pas de temps , et bonne chance ! – Dans une demi-heure , repartit Hector , vous pourrez remonter votre corde , le salaire sera au bout . Larchal sortit et referma la porte à triple tour . Sa tête se pencha sur sa poitrine , pendant qu' il reprenait sa route le long des corridors . – C' est le cas de le dire , grommelait-il d' un air soucieux ; je suis curieux de voir l' argent de ces Legagneur . Il descendit un escalier d' une douzaine de marches et s' arrêta devant une porte basse qui était dans le mur au tournant de la cage . – Tiens ! tiens ! encore de la lumière chez M . Gavaux ! Il frappa . On vint ouvrir . C' était une sorte de cellule où deux petites tables étaient installées derrière un grillage . Un vieillard à la tête branlante , au bon sourire triste et doux , était l' hôte de cette retraite . C' était le commis-greffier du conseil de guerre , Vieux soldat chargé de famille et à qui sa retraite ne suffisait pas . – Vous veillez tard , ce soir , père Gavaux , dit le geôlier . Le père Gavaux lui tendit toute ouverte sa vaste tabatière en cuir bouilli . – Et vous ne faites pas votre ronde de bonne heure , vous , monsieur Larchal ! répondit-il . – C' est le cas de le dire , répliqua le geôlier . Je n' ai plus de jambes en songeant à l' affaire de demain . Si jeune ! – Et si beau garçon ! enchérit M . Gavaux . Eh bien ! monsieur Larchal , reprit-il en cassant ses reins à angle droit pour se remettre en marche et gagner sa place derrière le grillage , ça me fait plaisir de voir que vous avez bon cœur . Je vas vous mettre du baume dans le sang . Le président du conseil de guerre a reçu un pli de Paris , ce soir , et je suis consigné en attendant ses ordres . – Est -ce qu' on penserait ? ... commença Larchal en pâlissant . – On est à peu près sûr que la grâce est arrivée . Mais qu' avez -vous donc , monsieur Larchal ? vous tremblez ! – Monsieur Gavaux , c' est l' émotion ! Je ne suis pas riche , mais j' aurais donné de bon cœur ... – Allons ! allons ! fit le vieux soldat , vous êtes un brave homme . Larchal était de nouveau dans l' escalier . Sa face ordinairement rougeaude avait des tons verdâtres . Il fit un pas pour remonter , puis il s' arrêta . À deux ou trois reprises , sa main glacée essuya son front , ruisselant de sueur .