Le 15 septembre 1840 , vers six heures du matin , la Ville-de-Montereau , près de partir , fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard . Des gens arrivaient hors d' haleine ; des barriques , des câbles , des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours , et le tapage s' absorbait dans le bruissement de la vapeur , qui , s' échappant par des plaques de tôle , enveloppait tout d' une nuée blanchâtre , tandis que la cloche , à l' avant , tintait sans discontinuer . Enfin le navire partit ; et les deux berges , peuplées de magasins , de chantiers et d' usines , filèrent comme deux larges rubans que l' on déroule . Un jeune homme de dix-huit ans , à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras , restait auprès du gouvernail , immobile . A travers le brouillard , il contemplait des clochers , des édifices dont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa , dans un dernier coup d' œil , l' île Saint-Louis , la Cité , Notre-Dame ; et bientôt , Paris disparaissant , il poussa un grand soupir . M . Frédéric Moreau , nouvellement reçu bachelier , s' en retournait à Nogent-sur-Seine , où il devait languir pendant deux mois , avant d' aller faire son droit . Sa mère , avec la somme indispensable , l' avait envoyé au Havre voir un oncle , dont elle espérait , pour lui , l' héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale , en regagnant sa province par la route la plus longue . Le tumulte s' apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns , debout , se chauffaient autour de la machine , et la cheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure , et les deux roues , tournant rapidement , battaient l' eau . La rivière était bordée par des grèves de sable . On rencontrait des trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous des vagues , ou bien , dans un bateau sans voiles , un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent , le soleil parut , la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu s' abaissa , et il en surgit une autre , plus proche , sur la rive opposée . Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à l' italienne . Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs , des grilles de fer , des gazons , des serres chaudes , et des vases de géraniums , espacés régulièrement sur des terrasses où l' on pouvait s' accouder . Plus d' un , en apercevant ces coquettes résidences , si tranquilles , enviait d' en être le propriétaire , pour vivre là jusqu' à la fin de ses jours , avec un bon billard , une chaloupe , une femme ou quelque autre rêve . Le plaisir tout nouveau d' une excursion maritime facilitait les épanchements . Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries . Beaucoup chantaient . On était gai . Il se versait des petits verres . Frédéric pensait à la chambre qu' il occuperait là-bas , au plan d' un drame , à des sujets de tableaux , à des passions futures . Il trouvait que le bonheur mérité par l' excellence de son âme tardait à venir . Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s' avança jusqu' au bout , du côté de la cloche ; -- et , dans un cercle de passagers et de matelots , il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne , tout en lui maniant la croix d' or qu' elle portait sur la poitrine . C' était un gaillard d' une quarantaine d' années , à cheveux crépus . Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir , deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste , et son large pantalon blanc tombait sur d' étranges bottes rouges , en cuir de Russie , rehaussées de dessins bleus . La présence de Frédéric ne le dérangea pas . Il se tourna vers lui plusieurs fois , en l' interpellant par des clins d' œil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l' entouraient . Mais , ennuyé de cette compagnie , sans doute , il alla se mettre plus loin . Frédéric le suivit . La conversation roula d' abord sur les différentes espèces de tabacs , puis , tout naturellement , sur les femmes . Le monsieur en bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories , narrait des anecdotes , se citait lui -même en exemple , débitant tout cela d' un ton paterne , avec une ingénuité de corruption divertissante . Il était républicain ; il avait voyagé , il connaissait l' intérieur des théâtres , des restaurants , des journaux , et tous les artistes célèbres . qu' il appelait familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il les encouragea . Mais il s' interrompit pour observer le tuyau de la cheminée , puis il marmotta vite un long calcul , afin de savoir « combien chaque coup de piston , à tant de fois par minute , devait , etc . » -- Et , la somme trouvée , il admira beaucoup le paysage . Il se disait heureux d' être échappé aux affaires . Frédéric éprouvait un certain respect pour lui , et ne résista pas à l' envie de savoir son nom . L' inconnu répondit tout d' une haleine : « Jacques Arnoux propriétaire de l' Art industriel , boulevard Montmartre . » Un domestique ayant un galon d' or à la casquette vint lui dire : « Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure . » Il disparut . L' Art industriel était un établissement hybride , comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux . Frédéric avait vu ce titre -là , plusieurs fois , à l' étalage du libraire de son pays natal , sur d' immenses prospectus , où le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement . Le soleil dardait d' aplomb , en faisant reluire les gabillots de fer autour des mâts , les plaques du bastingage et la surface de l' eau ; elle se coupait à la proue en deux sillons , qui se déroulaient jusqu' au bord des prairies . A chaque détour de la rivière , on retrouvait le même rideau de peupliers pâles . La campagne était toute vide . Il y avait dans le ciel de petits nuages blancs arrêtés , -- et l' ennui , vaguement répandu , semblait alanguir la marche du bateau et rendre l' aspect des voyageurs plus insignifiant encore . À part quelques bourgeois , aux Premières , c' étaient des ouvriers , des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants . Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage , presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou des chapeaux déteints , de maigres habits noirs , râpés par le frottement du bureau , ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin ; çà et là , quelque gilet à châle laissait voir une chemise de calicot , maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière ; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à ganse de cuir lançaient des regards obliques , et des pères de famille ouvraient de gros yeux , en faisant des questions . Ils causaient debout , ou bien accroupis sur leurs bagages ; d' autres dormaient dans des coins ; plusieurs mangeaient . Le pont était sali par des écales de noix , des bouts de cigares , des pelures de poires , des détritus de charcuterie apportée dans du papier ; trois ébénistes , en blouse , stationnaient devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait , accoudé sur son instrument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le fourneau , un éclat de voix , un rire ; -- et le capitaine , sur la passerelle , marchait d' un tambour à l' autre , sans s' arrêter . Frédéric , pour rejoindre sa place , poussa la grille des Premières , dérangea deux chasseurs avec leurs chiens . Ce fut comme une apparition : Elle était assise , au milieu du banc , toute seule ; ou du moins il ne distingua personne , dans l' éblouissement que lui envoyèrent ses yeux . En même temps qu' il passait , elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et , quand il se fut mis plus loin , du même côté , il la regarda . Elle avait un large chapeau de paille , avec des rubans roses qui palpitaient au vent , derrière elle . Ses bandeaux noirs , contournant la pointe de ses grands sourcils , descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l' ovale de sa figure . Sa robe de mousseline claire , tachetée de petits pois , se répandait à plis nombreux . Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit , son menton , toute sa personne se découpait sur le fond de l' air bleu . Comme elle gardait la même attitude , il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle , posée contre le banc , et il affectait d' observer une chaloupe sur la rivière . Jamais il n' avait vu cette splendeur de sa peau brune , la séduction de sa taille , ni cette finesse des doigts que la lumière traversait . Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement , comme une chose extraordinaire . Quels étaient son nom , sa demeure , sa vie , son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre , toutes les robes qu' elle avait portées , les gens qu' elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde , dans une curiosité douloureuse qui n' avait pas de limites . Une négresse , coiffée d' un foulard , se présenta , en tenant par la main une petite fille , déjà grande . L' enfant , dont les yeux roulaient des larmes , venait de s' éveiller . Elle la prit sur ses genoux . « Mademoiselle n' était pas sage , quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l' aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices . » Et Frédéric se réjouissait d' entendre ces choses , comme s' il eût fait une découverte , une acquisition . Il la supposait d' origine andalouse , créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ? Cependant , un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos , sur le bordage de cuivre . Elle avait dû , bien des fois , au milieu de la mer , durant les soirs humides , en envelopper sa taille , s' en couvrir les pieds , dormir dedans ! Mais , entraîné par les franges , il glissait peu à peu , il allait tomber dans l' eau , Frédéric fit un bond et le rattrapa . Elle lui dit : « Je vous remercie , monsieur . » Leurs yeux se rencontrèrent . « Ma femme , es -tu prête ? » cria le sieur Arnoux , apparaissant dans le capot de l' escalier . Mlle Marthe courut vers lui , et , cramponnée à son cou , elle tirait ses moustaches . Les sons d' une harpe retentirent , elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur d' instrument , amené par la négresse , entra dans les Premières . Arnoux le reconnut pour un ancien modèle ; il le tutoya , ce qui surprit les assistants . Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules , étendit les bras et se mit à jouer . C' était une romance orientale , où il était question de poignards , de fleurs et d' étoiles . L' homme en haillons chantait cela d' une voix mordante ; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vibraient , et leurs sons métalliques semblaient exhaler des sanglots , et comme la plainte d' un amour orgueilleux et vaincu . Des deux côtés de la rivière , des bois s' inclinaient jusqu' au bord de l' eau ; un courant d' air frais passait ; Mme Arnoux regardait au loin d' une manière vague . Quand la musique s' arrêta , elle remua les paupières plusieurs fois , comme si elle sortait d' un songe . Le harpiste s' approcha d' eux , humblement . Pendant qu' Arnoux cherchait de la monnaie , Frédéric allongea vers la casquette sa main fermée , et , l' ouvrant avec pudeur , il y déposa un louis d' or . Ce n' était pas la vanité qui Je poussait à faire cette aumône devant elle , mais une pensée de bénédiction où il l' associait , un mouvement de cœur presque religieux . Arnoux , en lui montrant le chemin , l' engagea cordialement à descendre . Frédéric affirma qu' il venait de déjeuner ; il se mourait de faim , au contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse . Ensuite il songea qu' il avait bien le droit , comme un autre , de se tenir dans la chambre . Autour des tables rondes , des bourgeois mangeaient , un garçon de café circulait ; M . et Mme Arnoux étaient dans le fond , à droite ; il s' assit sur la longue banquette de velours , ayant ramassé un journal qui se trouvait là . Ils devaient , à Montereau , prendre la diligence de Châlons . Leur voyage en Suisse durerait un mois . Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant . Il chuchota dans son oreille , une gracieuseté , sans doute , car elle sourit . Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre . Le plafond , bas et tout blanc , rabattait une lumière crue . Frédéric , en face , distinguait l' ombre de ses cils . Elle trempait ses lèvres dans son verre , cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le médaillon de lapis-lazuli , attaché par une chaînette d' or à son poignet , de temps à autre sonnait contre son assiette . Ceux qui étaient là , pourtant , n' avaient pas l' air de la remarquer . Quelquefois , par les hublots , on voyait glisser le flanc d' une barque qui accostait le navire pour prendre ou déposer des voyageurs . Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et nommaient les pays riverains . Arnoux se plaignait de la cuisine : il se récria considérablement devant l' addition , et il la fit réduire . Puis il emmena le jeune homme à l' avant du bateau pour boire des grogs . Mais Frédéric s' en retourna bientôt sous la tente , où Mme Arnoux était revenue . Elle lisait un mince volume à couverture grise . Les deux coins de sa bouche se relevaient par moments , et un éclair de plaisir illuminait son front . Il jalousa celui qui avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée . Plus il la contemplait , plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes . Il songeait qu' il faudrait la quitter tout à l' heure , irrévocablement , sans en avoir arraché une parole , sans lui laisser même un souvenir ! Une plaine s' étendait à droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline , où l' on apercevait des vignobles , des noyers , un moulin dans la verdure , et des petits chemins au-delà , formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord du ciel . Quel bonheur de monter côte à côte , le bras autour de sa taille , pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies , en écoutant sa voix , sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s' arrêter , ils n' avaient qu' à descendre ; et cette chose bien simple n' était pas plus facile , cependant , que de remuer le soleil ! Un peu plus loin , on découvrit un château , à toit pointu , avec des tourelles carrées . Un parterre de fleurs s' étalait devant sa façade ; et des avenues s' enfonçaient , comme des voûtes noires , sous les hauts tilleuls . Il se la figura passant au bord des charmilles . A ce moment , une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron , entre les caisses d' orangers . Puis tout disparut . La petite fille jouait autour de lui . Frédéric voulut la baiser . Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda de n' être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle . Etait -ce une ouverture indirecte ? « Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il . Le temps pressait . Comment obtenir une invitation chez Arnoux ? Et il n' imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de l' automne , en ajoutant : « Voilà bientôt l' hiver , la saison des bals et des dîners ! » Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages . La côte de Surville apparut , les deux ponts se rapprochaient , on longea une corderie , ensuite une rangée de maisons basses ; il y avait , en dessous , des marmites de goudron , des éclats de bois ; et des gamins couraient sur le sable , en faisant la roue . Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches , il lui cria : « Dépêche -toi . » On arrivait . Il chercha péniblement Arnoux dans la foule des passagers , et l' autre répondit en lui serrant la main : « Au plaisir , cher monsieur ! » Quand il fut sur le quai , Frédéric se retourna . Elle était près du gouvernail , debout . Il lui envoya un regard où il avait tâché de mettre toute son âme comme s' il n' eût rien fait , elle demeura immobile . Puis , sans égard aux salutations de son domestique : « Pourquoi n' as -tu pas amené la voiture jusqu' ici ? » Le bonhomme s' excusait . « Quel maladroit ! Donne -moi de l' argent ! » Et il alla manger dans une auberge . Un quart d' heure après , il eut envie d' entrer comme par hasard dans la cour des diligences . Il la verrait encore , peut-être ? « A quoi bon ? » se dit-il . Et l' américaine l' emporta . Les deux chevaux n' appartenaient pas à sa mère . Elle avait emprunté celui de M . Chambrion , le receveur , pour l' atteler auprès du sien . Isidore , parti la veille , s' était reposé à Bray jusqu' au soir et avait couché à Montereau , si bien que les bêtes rafraîchies trottaient lestement . Des champs moissonnés se prolongeaient à n' en plus finir . Deux lignes d' arbres bordaient la route , les tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu , Villeneuve-Saint-Georges , Ablon , Châtillon , Corbeil et les autres pays , tout son voyage lui revint à la mémoire , d' une façon si nette qu' il distinguait maintenant des détails nouveaux , des particularités plus intimes ; sous le dernier volant de sa robe , son pied passait dans une mince bottine en soie , de couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête , et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise , perpétuellement . Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques . Il n' aurait voulu rien ajouter , rien retrancher à sa personne . L' univers venait tout à coup de s' élargir . Elle était le point lumineux où l' ensemble des choses convergeait ; et , bercé par le mouvement de la voiture , les paupières à demi closes , le regard dans les nuages , il s' abandonnait à une joie rêveuse et infinie . À Bray , il n' attendit pas qu' on eût donné l' avoine , il alla devant , sur la route , tout seul . Arnoux l' avait appelée « Marie ! » Il cria très haut « Marie ! » Sa voix se perdit dans l' air . Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l' occident . De grosses meules de blé , qui se levaient au milieu des chaumes , projetaient des ombres géantes . Un chien se mit à aboyer dans une ferme , au loin . Il frissonna , pris d' une inquiétude sans cause . Quand Isidore l' eut rejoint , il se plaça sur le siège pour conduire . Sa défaillance était passée . Il était bien résolu à s' introduire , n' importe comment , chez les Arnoux , et à se lier avec eux . Leur maison devait être amusante , Arnoux lui plaisait d' ailleurs ; puis , qui sait ? Alors , un flot de sang lui monta au visage : ses tempes bourdonnaient , il fit claquer son fouet , secoua les rênes , et il menait les chevaux tel train , que le vieux cocher répétait : « Doucement ! doucement vous les rendrez poussifs . » Peu à peu Frédéric se calma , et il écouta parler son domestique . On attendait Monsieur avec grande impatience . Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la voiture . « Qu' est -ce donc , Mlle Louise ? – La petite à M . Roque , vous savez ? – Ah ! j' oubliais ! » répliqua Frédéric , négligemment . Cependant , les deux chevaux n' en pouvaient plus . Ils boitaient l' un et l' autre ; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu' il arriva sur la place d' Armes , devant la maison de sa mère . Cette maison , spacieuse , avec un jardin donnant sur la campagne , ajoutait à la considération de Mme Moreau , qui était la personne du pays la plus respectée . Elle sortait d' une vieille famille de gentilshommes , éteinte maintenant . Son mari , un plébéien que ses parents lui avaient fait épouser , était mort d' un coup d' épée , pendant sa grossesse , en lui laissant une fortune compromise . Elle recevait trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner . Mais le nombre des bougies était calculé d' avance , et elle attendait impatiemment ses fermages . Cette gêne , dissimulée comme un vice , la rendait sérieuse . Cependant , sa vertu s' exerçait sans étalage de pruderie , sans aigreur . Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes . On la consultait sur le choix des domestiques , l' éducation des jeunes filles , l' art des confitures , et Monseigneur descendait chez elle dans ses tournées épiscopales . Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils . Elle n' aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement , par une sorte de prudence anticipée . Il aurait besoin de protections d' abord ; puis , grâce à ses moyens , il deviendrait conseiller d' Etat , ambassadeur , ministre . Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet orgueil il avait remporté le prix d' honneur . Quand il entra dans le salon , tous se levèrent à grand bruit , on l' embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée . M . Gamblin lui demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafargel . Ce procès . la fureur de l' époque , ne manqua pas d' amener une discussion violente ; Mme Moreau l' arrêta , au regret toutefois de M . Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme , en sa qualité de futur jurisconsulte , et il sortit du salon , piqué . Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque A propos du père Roque , on parla de M . Dambreuse , qui venait d' acquérir le domaine de la Fortelle . Mais le Percepteur avait entraîné Frédéric à l' écart , pour savoir ce qu' il pensait du dernier ouvrage de M . Guizot . Tous désiraient connaître ses affaires ; et Mme Benoît s' y prit adroitement en s' informant de son oncle . Comment allait ce bon parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles . N' avait-il pas un arrière-cousin en Amérique ? La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi . On se retira , par discrétion . Puis , dès qu' ils furent seuls , dans la salle , sa mère lui dit , à voix basse : « Eh bien ? » Le vieillard l' avait reçu très cordialement , mais sans montrer ses intentions . Mme Moreau soupira . « Où est-elle , à présent ? » songeait-il . La diligence roulait , et , enveloppée dans le châle sans doute , elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie . Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un billet . « Qu' est -ce donc ? – C' est Deslauriers qui a besoin de moi , dit-il . – Ah ! ton camarade ! » fit Mme Moreau avec un ricanement de mépris . « L' heure est bien choisie , vraiment ! » Frédéric hésitait . Mais l' amitié fut plus forte . Il prit son chapeau . « Au moins , ne sois pas longtemps ! » lui dit sa mère . Le père de Charles Deslauriers , ancien capitaine de ligne , démissionnaire en 1818 , était revenu se marier à Nogent , et , avec l' argent de la dot , avait acheté une charge d' huissier , suffisant à peine pour le faire vivre . Aigri par de longues injustices , souffrant de ses vieilles blessures , et toujours regrettant l' Empereur , il dégorgeait sur son entourage les colères qui l' étouffaient . Peu d' enfants furent plus battus que son fils . Le gamin ne cédait pas , malgré les coups . Sa mère , quand elle tâchait de s' interposer , était rudoyée comme lui . Enfin le Capitaine le plaça dans son étude , et tout le long du jour , il le tenait courbé sur son pupitre à copier des actes , ce qui lui rendit l' épaule droite visiblement plus forte que l' autre . En 1833 , d' après l' invitation de M . le président , le Capitaine vendit son étude . Sa femme mourut d' un cancer . Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s' établit marchand d' hommes à Troyes ; et , ayant obtenu pour Charles une demi-bourse , le mit au collège de Sens , où Frédéric le reconnut . Mais l' un avait douze ans , l' autre quinze ; d' ailleurs , mille différences de caractère et d' origine les séparaient . Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions , des choses recherchées , un nécessaire de toilette , par exemple . Il aimait à dormir tard le matin , à regarder les hirondelles , à lire des pièces de théâtre , et , regrettant les douceurs de la maison , il trouvait rude la vie de collège . Elle semblait bonne au fils de l' huissier . Il travaillait si bien , qu' au bout de la seconde année , il passa dans la classe de Troisième . Cependant , à cause de sa pauvreté , ou de son humeur querelleuse , une sourde malveillance l' entourait . Mais un domestique , une fois , l' ayant appelé enfant de gueux , en pleine cour des Moyens , il lui sauta à la gorge et l' aurait tué , sans trois maîtres d' études qui intervinrent . Frédéric , emporté d' admiration , le serra dans ses bras . A partir de ce jour , l' intimité fut complète . L' affection d' un grand , sans doute , flatta la vanité du petit , et l' autre accepta comme un bonheur ce dévouement qui s' offrait . Son père , pendant les vacances , le laissait au collège . Une traduction de Platon ouverte par hasard l' enthousiasma . Alors il s' éprit d' études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides , car il les abordait avec des forces jeunes et dans l' orgueil d' une intelligence qui s' affranchit ; Jouffroy , Cousin , Laromiguière , Malebranche , les Ecossais , tout ce que la bibliothèque contenait , y passa . Il avait eu besoin d' en voler la clef , pour se procurer des livres . Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses . Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ , sculptée sur un poteau , puis le portail de la cathédrale . Après les drames moyen âge , il entama les mémoires : Froissart , Comines , Pierre de l' Estoile , Brantôme . Les images que ces lectures amenaient à son esprit l' obsédaient si fort , qu' il éprouvait le besoin de les reproduire . Il ambitionnait d' être un jour le Walter Scott de la France . Deslauriers méditait un vaste système de philosophie , qui aurait les applications les plus lointaines . Ils causaient de tout cela , pendant les récréations , dans la cour , en face de l' inscription morale peinte sous l' horloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle , à la barbe de saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir , d' où l' on domine un cimetière . Les jours de promenade , ils se rangeaient derrière les autres , et ils parlaient interminablement . Ils parlaient de ce qu' ils feraient plus tard , quand ils seraient sortis du collège . D' abord , ils entreprendraient un grand voyage avec l' argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune , à sa majorité . Puis ils reviendraient à Paris , ils travailleraient ensemble , ne se quitteraient pas ; -- et , comme délassement à leurs travaux , ils auraient des amours de princesses dans des boudoirs de satin , ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes illustres . Des doutes succédaient à leurs emportements d' espoir . Après des crises de gaieté verbeuse , ils tombaient dans des silences profonds . Les soirs d' été , quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord des vignes , ou sur la grande route en pleine campagne , et que les blés ondulaient au soleil , tandis que des senteurs d' angélique passaient dans l' air , une sorte d' étouffement les prenait , et ils s' étendaient sur le dos , étourdis , enivrés . Les autres , en manches de chemise , jouaient aux barres ou faisaient partir des cerfs-volants . Le pion les appelait . On s' en revenait , en suivant les jardins que traversaient de petits ruisseaux , puis les boulevards ombragés par les vieux murs ; les rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la grille s' ouvrait , on remontait l' escalier ; et ils étaient tristes comme après de grandes débauches . M . le censeur prétendait qu' ils s' exaltaient mutuellement . Cependant , si Frédéric travailla dans les hautes classes , ce fut par les exhortations de son ami ; et , aux vacances de 1837 , il l' emmena chez sa mère . Le jeune homme déplut à Mme Moreau . Il mangea extraordinairement , il refusa d' assister le dimanche aux offices , il tenait des discours républicains ; enfin , elle crut savoir qu' il avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes . On surveilla leurs relations . Ils ne s' en aimèrent que davantage ; et les adieux furent pénibles , quand Deslauriers , l' année suivante , partit du collège , pour étudier le droit à Paris . Frédéric comptait bien l' y rejoindre . lis ne s' étaient pas vus depuis deux ans ; et , leurs embrassades étant finies , ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l' aise . Le Capitaine , qui tenait maintenant un billard à Villenauxe , s' était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle , et même lui avait coupé les vivres , tout net . Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l' Ecole et qu' il n' avait pas d' argent , Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué . A force de privations , il économiserait quatre mille francs ; et , s' il ne devait rien toucher de la succession maternelle , il aurait toujours de quoi travailler librement , pendant trois années , en attendant une position . Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale , pour le présent du moins . Frédéric baissa la tête . C' était le premier de ses rêves qui s' écroulait . « Console -toi » , dit le fils du capitaine , « la vie est longue : nous sommes jeunes . Je te rejoindrai ! N' y pense plus ! » Il le secouait par les mains , et , pour le distraire , lui fit des questions sur son voyage . Frédéric n' eut pas grand'chose à narrer . Mais , au souvenir de Mme Arnoux , son chagrin s' évanouit . Il ne paria pas d' elle , retenu par une pudeur . Il s' étendit en revanche sur Arnoux , rapportant ses discours , ses manières , ses relations ; et Deslauriers l' engagea fortement à cultiver cette connaissance . Frédéric , dans ces derniers temps n' avait rien écrit ses opinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus tout la passion ; Werther , René , Frank , Lara , Lélia et d' autres plus médiocres l' enthousiasmaient presque également . Quelquefois la musique lui semblait seule capable d' exprimer ses troubles intérieurs ; alors , il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l' appréhendait , et il voulait peindre . Il avait composé des vers , pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux , mais sans demander une autre pièce . Quant à lui , il ne donnait plus dans la métaphysique . L' économie sociale et la Révolution française le préoccupaient . C' était , à présent , un grand diable de vingt-deux ans , maigre , avec une large bouche , l' air résolu . Il portait , ce soir -là , un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière , car il avait fait la route de Villenauxe à pied , exprès pour voir Frédéric . Isidore les aborda . Madame priait Monsieur de revenir , et , craignant qu' il n' eût froid , elle lui envoyait son manteau . « Reste donc ! » dit Deslauriers . Et ils continuèrent à se promener d' un bout à l' autre des deux ponts qui s' appuient sur l' île étroite , formée par le canal et la rivière . Quand ils allaient du côté de Nogent , ils avaient , en face , un pâté de maisons s' inclinant quelque peu ; à droite , l' église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et , à gauche les haies d' arbustes , le long de la rive , terminaient des jardins , que l' on distinguait à peine . Mais , du côté de Paris , la grande route descendait en ligne droite , et des prairies se perdaient au loin , dans les vapeurs de la nuit . Elle était silencieuse et d' une clarté blanchâtre . Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu' à eux ; la chute de la prise d' eau , cent pas plus loin , murmurait , avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres . Deslauriers s' arrêta , et il dit : « Ces bonnes gens qui dorment tranquilles , c' est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions , de chartes , de subtilités , de mensonges ! Ah ! si j' avais un journal ou une tribune , comme je vous secouerais tout cela ! Mais , pour entreprendre n' importe quoi , il faut de l' argent ! Quelle malédiction que d' être le fils d' un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! » Il baissa la tête , se mordit les lèvres , et il grelottait sous son vêtement mince . Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules . Ils s' en enveloppèrent tous deux ; et , se tenant par la taille , ils marchaient dessous , côte à côte . « Comment veux -tu que je vive là-bas , sans toi ? » disait Frédéric . L' amertume de son ami avait ramené sa tristesse . « J' aurais fait quelque chose avec une femme qui m' eût aimé ... Pourquoi ris -tu ? L' amour est la pâture et comme l' atmosphère du génie . Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes . Quant à chercher celle qu' il me faudrait , j' y renonce ! D' ailleurs , si jamais je la trouve , elle me repoussera . Je suis de la race des déshérités , et je m' éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant , je n' en sais rien . » L' ombre de quelqu'un s' allongea sur les pavés , en même temps qu' ils entendirent ces mots : « Serviteur , messieurs ! » Celui qui les prononçait était un petit homme , habillé d' une ample redingote brune , et coiffé d' une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu . « M . Roque ? dit Frédéric . – Lui -même ! » reprit la voix . Le Nogentais justifia sa présence en contant qu' il revenait d' inspecter ses pièges à loup , dans son jardin , au bord de l' eau . « Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j' ai appris cela par ma fillette . La santé est toujours bonne , j' espère ? Vous ne partez pas encore ? » Et il s' en alla , rebuté , sans doute , par l' accueil de Frédéric . Mme Moreau , en effet , ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne , et on le considérait fort peu , bien qu' il fût le croupier d' élections , le régisseur de M . Dambreuse . « Le banquier qui demeure rue d' Anjou ? » reprit Deslauriers . « Sais -tu ce que tu devrais faire , mon brave ? » Isidore les interrompit encore une fois . Il avait ordre de ramener Frédéric , définitivement . Madame s' inquiétait , de son absence . « Bien , bien ! on y va » , dit Deslauriers ; « il ne découchera pas . » Et , le domestique étant parti : « Tu devrais prier ce vieux de t' introduire chez les Dambreuse ; rien n' est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs , profites -en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m' y mèneras plus tard . Un homme à millions , pense donc ! Arrange -toi pour lui plaire , et à sa femme aussi . Deviens son amant ! » Frédéric se récriait . « Mais je te dis là des choses classiques , il me semble ? Rappelle -toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras , j' en suis sûr ! » Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers , qu' il se sentit ébranlé , et oubliant Mme Arnoux , ou la comprenant dans la prédiction faite sur l' autre , il ne put s' empêcher de sourire . Le clerc ajouta : « Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche -moi franchement tes poètes catholiques et sataniques , aussi avancés en philosophie qu' on l' était au XIIe siècle . Ton désespoir est bête . De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles , à commencer par Mirabeau . D' ailleurs , notre séparation ne sera pas si longue . Je ferai rendre gorge à mon filou de père . Il est temps que je m' en retourne , adieu ! -- As -tu cent sous pour que je paye mon dîner ? » Frédéric lui donna dix francs , le reste de la somme prise le matin à Isidore . Cependant à vingt toises des ponts , sur la rive gauche , une lumière brillait dans la lucarne d' une maison basse . Deslauriers l' aperçut . Alors , il dit emphatiquement , tout en retirant son chapeau : « Vénus , reine des cieux , serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse . Nous a-t -on assez calomniés pour ça , miséricorde ! » Cette allusion à une aventure commune les mit en joie . Ils riaient très haut , dans les rues . Puis , ayant soldé sa dépense à l' auberge , Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu' au carrefour de l' Hôtel-Dieu ; -- et , après une longue étreinte , les deux amis se séparèrent . Deux mois plus tard , Frédéric , débarqué un matin rue Coq-Héron , songea immédiatement à faire sa grande visite . Le hasard l' avait servi . Le père Roque était venu lui apporter un rouleau de papiers , en le priant de les remettre lui -même chez M . Dambreuse ; et il accompagnait l' envoi d' un billet décacheté , où il présentait son jeune compatriote . Mme Moreau parut surprise de cette démarche . Frédéric dissimula le plaisir qu' elle lui causait . M . Dambreuse s' appelait de son vrai nom le comte d' Ambreuse ; mais , dès 1825 , abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti , il s' était tourné vers l' industrie ; et , l' oreille dans tous les bureaux , la main dans toutes les entreprises , à l' affût des bonnes occasions , subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat , il avait amassé une fortune que l' on disait considérable ; de plus , il était officier de la Légion d' honneur , membre du conseil général de l' Aube , député , pair de France un de ces jours ; complaisant du reste , il fatiguait le ministre par ses demandes continuelles de secours , de croix , de bureaux de tabac ; et , dans ses bouderies contre le pouvoir , il inclinait au centre gauche . Sa femme , la jolie Mme Dambreuse , que citaient les journaux de modes , présidait les assemblées de charité . En cajolant les duchesses , elle apaisait les rancunes du noble faubourg et laissait croire que M . Dambreuse pouvait encore se repentir et rendre des services . Le jeune homme était troublé en allant chez eux . « J' aurais mieux fait de prendre mon habit . On m' invitera sans doute au bal pour la semaine prochaine ? Que va-t -on me dire ? » L' aplomb lui revint en songeant que M . Dambreuse n' était qu' un bourgeois , et il sauta gaillardement de son cabriolet sur le trottoir de la rue d' Anjou . Quand il eut poussé une des deux portes cochères , il traversa la cour , gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre de couleur . Un double escalier droit , avec un tapis rouge à baguettes de cuivre , s' appuyait contre les hautes murailles en stuc luisant . Il y avait , au bas des marches , un bananier dont les feuilles larges retombaient sur le velours de la rampe . Deux candélabres de bronze tenaient des globes de porcelaine suspendus à des chaînettes ; les soupiraux des calorifères béants exhalaient un air lourd ; et l' on n' entendait que le tic-tac d' une grande horloge , dressée à l' autre bout du vestibule , sous une panoplie . Un timbre sonna ; un valet parut , et introduisit Frédéric dans une petite pièce , où l' on distinguait deux coffres-forts , avec des casiers remplis de cartons . M . Dambreuse écrivait au milieu , sur un bureau à cylindre . Il parcourut la lettre du père Roque , ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers , et les examina . De loin , à cause de sa taille mince , il pouvait sembler jeune encore . Mais ses rares cheveux blancs , ses membres débiles et surtout la pâleur extraordinaire de son visage , accusaient un tempérament délabré . Une énergie impitoyable reposait dans ses yeux glauques , plus froids que des yeux de verre . Il avait les pommettes saillantes , et des mains à articulations noueuses . Enfin , s' étant levé , il adressa au jeune homme quelques questions sur des personnes de leur connaissance , sur Nogent , sur ses études ; puis il le congédia en s' inclinant . Frédéric sortit par un autre corridor , et se trouva dans le bas de la cour , auprès des remises . Un coupé bleu , attelé d' un cheval noir , stationnait devant le perron . La portière s' ouvrit , une dame y monta , et la voiture , avec un bruit sourd , se mit à rouler sur le sable . Frédéric , en même temps qu' elle , arriva de l' autre côté , sous la porte cochère . L' espace n' étant pas assez large , il fut contraint d' attendre . La jeune femme , penchée en dehors du vasistas , parlait tout bas au concierge . Il n' apercevait que son dos , couvert d' une mante violette . Cependant , il plongeait dans l' intérieur de la voiture , tendue de reps bleu , avec des passementeries et des effilés de soie . Les vêtements de la dame l' emplissaient ; il s' échappait de cette petite boîte capitonnée un parfum d' iris , et comme une vague senteur d' élégances féminines . Le cocher lâcha les rênes , le cheval frôla la borne brusquement , et tout disparut . Frédéric s' en revint à pied , en suivant les boulevards . Il regrettait de n' avoir pu distinguer Mme Dambreuse . Un peu plus haut que la rue Montmartre , un embarras de voitures lui fit tourner la tête ; et , de l' autre côté , en face , il lut sur une plaque de marbre : JACQUES ARNOUX . Comment n' avait-il pas songé à elle , plus tôt ? La faute venait de Deslauriers , et il s' avança vers la boutique , il n' entra pas , cependant ; il attendit qu' elle parût . Les hautes glaces transparentes offraient aux regards , dans une disposition habile , des statuettes , des dessins , des gravures , des catalogues , des numéros de l' Art industriel ; et les prix de l' abonnement étaient répétés sur la porte , que décoraient à son milieu , les initiales de l' éditeur . On apercevait , contre les murs , de grands tableaux dont le vernis brillait , puis , dans le fond deux bahuts , chargés de porcelaines , de bronzes , de curiosités alléchantes ; un petit escalier les séparait , fermé dans le haut par une portière de moquette ; et un lustre en vieux saxe , un tapis vert sur le plancher , avec une table en marqueterie , donnaient à cet intérieur plutôt l' apparence d' un salon que d' une boutique . Frédéric faisait semblant d' examiner les dessins . Après des hésitations infinies , il entra . Un employé souleva la portière , et répondit que Monsieur ne serait pas « au magasin » avant cinq heures . Mais si la commission pouvait se transmettre ... « Non ! je reviendrai » , répliqua doucement Frédéric . Les jours suivants furent employés à se chercher un logement ; et il se décida pour une chambre au second étage , dans un hôtel garni , rue Saint-Hyacinthe . En portant sous son bras un buvard tout neuf , il se rendit à l' ouverture des cours . Trois cents jeunes gens , nu-tête , emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d' une voix monotone ; des plumes grinçaient sur le papier . Il retrouvait dans cette salle l' odeur poussiéreuse des classes , une chaire de forme pareille , le même ennui ! Pendant quinze jours , il y retourna . Mais on n' était pas encore à l' article 3 , qu' il avait lâché le Code civil , et il abandonna les Institutes à la Summa divisio personarum . Les joies qu' il s' était promises n' arrivaient pas ; et , quand il eut épuisé un cabinet de lecture , parcouru les collections du Louvre , et plusieurs fois de suite été au spectacle , il tomba dans un désœuvrement sans fond . Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse . Il lui fallait compter son linge et subir le concierge , rustre à tournure d' infirmier , qui venait le matin retaper son lit , en sentant l' alcool et en grommelant . Son appartement , orné d' une pendule d' albâtre , lui déplaisait . Les cloisons étaient minces ; il entendait les étudiants faire du punch , rire , chanter . Las de cette solitude , il rechercha un de ses anciens camarades nommé Baptiste Martinon ; et il le découvrit dans une pension bourgeoise de la rue Saint-Jacques , bûchant sa procédure , devant un feu de charbon de terre . En face de lui , une femme en robe d' indienne reprisait des chaussettes . Martinon était ce qu' on appelle un fort bel homme grand , joufflu , la physionomie régulière et des yeux bleuâtres à fleur de tête ; son père , un gros cultivateur , le destinait à la magistrature , -- et , voulant déjà paraître sérieux , il portait sa barbe taillée en collier . Comme les ennuis de Frédéric n' avaient point de cause raisonnable et qu' il ne pouvait arguer d' aucun malheur , Martinon ne comprit rien à ses lamentations sur l' existence . Lui , il allait tous les matins à l' Ecole , se promenait ensuite dans le Luxembourg , prenait le soir sa demi-tasse au café , et , avec quinze cents francs par an et l' amour de cette ouvrière , il se trouvait parfaitement heureux . « Quel bonheur ! » exclama intérieurement Frédéric . Il avait fait à l' Ecole une autre connaissance , celle de M . de Cisy , enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle , à la gentillesse de ses manières . M . de Cisy s' occupait de dessin , aimait le gothique . Plusieurs fois ils allèrent ensemble admirer la Sainte-Chapelle et Notre-Dame . Mais la distinction du jeune patricien recouvrait une intelligence des plus pauvres . Tout le surprenait ; il riait beaucoup à la moindre plaisanterie , et montrait une ingénuité si complète , que Frédéric le prit d' abord pour un farceur , et finalement le considéra comme un nigaud . Les épanchements n' étaient donc possibles avec personne ; et il attendait toujours l' invitation des Dambreuse . Au jour de l' an , il leur envoya des cartes de visite , mais il n' en reçut aucune . Il était retourné à l' Art industriel . Il y retourna une troisième fois , et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric en fut blessé . Il n' en chercha pas moins comment parvenir jusqu' à elle . Il eut d' abord l' idée de se présenter souvent , pour marchander des tableaux . Puis il songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles « très forts » , ce qui amènerait des relations . Peut-être valait-il mieux courir droit au but , déclarer son amour ? Alors , il composa une lettre de douze pages , pleine de mouvements lyriques et d' apostrophes ; mais il la déchira , et ne fit rien , ne tenta rien , -- immobilisé par la peur de l' insuccès . Au-dessus de la boutique d' Arnoux , il y avait au premier étage trois fenêtres , éclairées chaque soir . Des ombres circulaient par derrière , une surtout ; c' était la sienne ; -- et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette ombre . Une négresse , qu' il croisa un jour dans les Tuileries tenant une petite fille par la main , lui rappela la négresse de Mme Arnoux . Elle devait y venir comme les autres ; toutes les fois qu' il traversait les Tuileries , son cœur battait , espérant la rencontrer . Les jours de soleil , il continuait sa promenade jusqu' au bout des Champs-Elysées . Des femmes , nonchalamment assises dans des calèches , et dont les voiles flottaient au vent , défilaient près de lui , au pas ferme de leurs chevaux , avec un balancement insensible qui faisait craquer les cuirs vernis . Les voitures devenaient plus nombreuses , et , se ralentissant à partir du Rond-Point , elles occupaient toute la voie . Les crinières étaient près des crinières , les lanternes près des lanternes ; les étriers d' acier , les gourmettes d' argent , les boucles de cuivre , jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes , les gants blancs , et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières . Il se sentait comme perdu dans un monde lointain . Ses yeux erraient sur les têtes féminines ; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux . Il se la figurait , au milieu des autres , dans un de ces petits coupés , pareils au coupé de Mme Dambreuse . -- Mais le soleil se couchait , et le vent froid soulevait des tourbillons de poussière . Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates , les roues se mettaient à tourner plus vite , le macadam grinçait ; et tous les équipages descendaient au grand trot la longue avenue , en se frôlant , se dépassant , s' écartant les uns des autres , puis , sur la place de la Concorde , se dispersaient . Derrière les Tuileries , le ciel prenait la teinte des ardoises . Les arbres du jardin formaient deux masses énormes , violacées par le sommet . Les becs de gaz s' allumaient ; et la Seine , verdâtre dans toute son étendue , se déchirait en moires d' argent contre les piles des ponts . Il allait dîner , moyennant quarante-trois sols le cachet , dans un restaurant , rue de la Harpe . Il regardait avec dédain le vieux comptoir d' acajou , les serviettes tachées , l' argenterie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la muraille . Ceux qui l' entouraient étaient des étudiants comme lui . Ils causaient de leurs professeurs , de leurs maîtresses . Il s' inquiétait bien des professeurs ! Est -ce qu' il avait une maîtresse ! Pour éviter leurs joies , il arrivait le plus tard possible . Des restes de nourriture couvraient toutes les tables . Les deux garçons fatigués dormaient dans des coins , et une odeur de cuisine . de quinquet et de tabac emplissait la salle déserte . Puis il remontait lentement les rues . Les réverbères se balançaient , en faisant trembler sur la boue de longs reflets jaunâtres . Des ombres glissaient au bord des trottoirs , avec des parapluies . Le pavé était gras , la brume tombait , et il lui semblait que les ténèbres humides , l' enveloppant , descendaient indéfiniment dans son cœur . Un remords le prit . Il retourna aux cours . Mais comme il ne connaissait rien aux matières élucidées , des choses très simples l' embarrassèrent . Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio , le fils du pêcheur . La chose se passait à Venise . Le héros , c' était lui -même ; l' héroïne , Mme Arnoux . Elle s' appelait Antonia ; -- et , pour l' avoir , il assassinait plusieurs gentilshommes , brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon , où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du boulevard Montmartre . Les réminiscences trop nombreuses dont il s' aperçut le découragèrent ; il n' alla pas plus loin , et son désœuvrement redoubla . Alors , il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre . Ils s' arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait mieux que cette existence intolérable . Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes . Il l' engageait à se distraire , et à fréquenter Sénécal . Sénécal était un répétiteur de mathématiques , homme de forte tête et de convictions républicaines , un futur Saint-Just , disait le clerc . Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages , sans en recevoir aucune visite . Il n' y retourna plus . Il voulut s' amuser . Il se rendit aux bals de l' Opéra . Ces gaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte . D' ailleurs , il était retenu par la crainte d' un affront pécuniaire , s' imaginant qu' un souper avec un domino entraînait à des frais considérables , était une grosse aventure . Il lui semblait , cependant , qu' on devait l' aimer ! Quelquefois , il se réveillait le cœur plein d' espérance , s' habillait soigneusement comme pour un rendez -vous , et il faisait dans Paris des courses interminables . A chaque femme qui marchait devant lui , ou qui s' avançait à sa rencontre , il se disait : « La voilà ! » C' était , chaque fois , une déception nouvelle . L' idée de Mme Arnoux fortifiait ces convoitises . Il la trouverait peut-être sur son chemin ; et il imaginait , pour l' aborder , des complications du hasard , des périls extraordinaires dont il la sauverait . Ainsi les jours s' écoulaient , dans la répétition des mêmes ennuis et des habitudes contractées . Il feuilletait des brochures sous les arcades de l' Odéon , allait lire la Revue des Deux Mondes au café , entrait dans une salle du Collège de France , écoutait pendant une heure une leçon de chinois ou d' économie politique . Toutes les semaines , il écrivait longuement à Deslauriers , dînait de temps en temps avec Martinon , voyait quelquefois M . de Cisy . Il loua un piano , et composa des valses allemandes . Un soir , au théâtre du Palais-Royal , il aperçut , dans une loge d' avant-scène , Arnoux près d' une femme . Etait -ce elle ? L' écran de taffetas vert , tiré au bord de la loge , masquait son visage . Enfin la toile se leva ; l' écran s' abattit . C' était une longue personne , de trente ans environ , fanée , et dont les grosses lèvres découvraient , en riant , des dents splendides . Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d' éventail sur les doigts . Puis une jeune fille blonde , les paupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer , s' assit entre eux . Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule , en lui tenant des discours qu' elle écoutait sans répondre . Frédéric s' ingéniait à découvrir la condition de ces femmes , modestement habillées de robes sombres , à cols plats rabattus . A la fin du spectacle , il se précipita dans les couloirs . La foule les remplissait . Arnoux , devant lui , descendait l' escalier , marche à marche , donnant le bras aux deux femmes . Tout à coup , un bec de gaz l' éclaira . Il avait un crêpe à son chapeau . Elle était morte , peut-être ? Cette idée tourmenta Frédéric si fortement , qu' il courut le lendemain à l' Art industriel , et , payant vite une des gravures étalées devant la montre , il demanda au garçon de boutique comment se portait M . Arnoux . Le garçon répondit : « Mais très bien ! » Frédéric ajouta en pâlissant : « Et Madame ? – Madame , aussi ! » Frédéric oublia d' emporter sa gravure . L' hiver se termina . Il fut moins triste au printemps , se mit à préparer son examen , et , l' ayant subi d' une façon médiocre , partit ensuite pour Nogent . Il n' alla point à Troyes voir son ami , afin d' éviter les observations de sa mère . Puis , à la rentrée , il abandonna son logement et prit , sur le quai Napoléon , deux pièces , qu' il meubla . L' espoir d' une invitation chez les Dambreuse l' avait quitté ; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s' éteindre . Un matin du mois de décembre , en se rendant au cours de procédure , il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plus d' animation qu' à l' ordinaire . Les étudiants sortaient précipitamment des cafés , ou , par les fenêtres ouvertes , ils s' appelaient d' une maison à l' autre ; les boutiquiers , au milieu du trottoir , regardaient d' un air inquiet ; les volets se fermaient ; et , quand il arriva dans la rue Soufflot , il aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon . Des jeunes gens , par bandes inégales de cinq à douze , se promenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plus considérables qui stationnaient çà et là ; au fond de la place , contre les grilles , des hommes en blouse péroraient , tandis que , le tricorne sur l' oreille et les mains derrière le dos , des sergents de ville erraient le long des murs , en faisant sonner les dalles sous leurs fortes bottes . Tous avaient un air mystérieux , ébahi ; on attendait quelque chose évidemment ; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation . Frédéric se trouvait auprès d' un jeune homme blond , à figure avenante , et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis XIII . Il lui demanda la cause du désordre . « Je n' en sais rien , » reprit l' autre , « ni eux non plus ! C' est leur mode à présent ! quelle bonne farce ! » Et il éclata de rire . Les pétitions pour la Réforme , que l' on faisait signer dans la garde nationale , jointes au recensement Humann , d' autres événements encore , amenaient depuis six mois , dans Paris , d' inexplicables attroupements ; et même ils se renouvelaient si souvent , que les journaux n' en parlaient plus . « Cela manque de galbe et de couleur » , continua le voisin de Frédéric . « Le cuyde , messire , que nous avons dégénéré ! A la bonne époque de Loys onzième , voire de Benjamin Constant , il y avait plus de mutinerie parmi les escholiers . le les treuve pacifiques comme moutons , bêtes comme cornichons , et idoines à estre épiciers , Pasque-Dieu ! Et voilà ce qu' on appelle la Jeunesse des écoles ! » Il écarta les bras , largement , comme Frédéric Lemaître dans Robert Macaire . « Jeunesse des écoles , je te bénis ! » Ensuite , apostrophant un chiffonnier , qui remuait des écailles d' huîtres contre la borne d' un marchand de vin : « En fais -tu partie , toi , de la Jeunesse des écoles ? » Le vieillard releva une face hideuse où l' on distinguait , au milieu d' une barbe grise , un nez rouge , et deux yeux avinés stupides . « Non ! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure patibulaire que l' on voit , dans divers groupes , semant l' or à pleines mains ... Oh ! sème , mon patriarche , sème ! Corromps -moi avec les trésors d' Albion ! Are you English ? Je ne repousse pas les présents d' Artaxerxès Causons un peu de l' union douanière . » Frédéric sentit quelqu'un lui toucher à l' épaule ; il se retourna . C' était Martinon , prodigieusement pâle . « Eh bien ! fit-il en poussant un gros soupir , encore une émeute ! » Il avait peur d' être compromis , se lamentait . Des hommes en blouse , surtout , l' inquiétaient , comme appartenant à des sociétés secrètes . « Est -ce qu' il y a des sociétés secrètes , dit le jeune homme à moustaches . C' est une vieille blague du Gouvernement , pour épouvanter les bourgeois ! » Martinon l' engagea à parier plus bas , dans la crainte de la police . « Vous croyez encore à la police , vous ? Au fait , que savez -vous , monsieur , si je ne suis pas moi -même un mouchard ? » Et il le regarda d' une telle manière , que Martinon , fort ému , ne comprit point d' abord la plaisanterie . La foule les poussait , et ils avaient été forcés , tous les trois , de se mettre sur le petit escalier conduisant , par un couloir , dans le nouvel amphithéâtre . Bientôt la multitude se fendit d' elle -même ; plusieurs têtes se découvrirent ; on saluait l' illustre professeur Samuel Rondelot , qui , enveloppé de sa grosse redingote , levant en l' air ses lunettes d' argent et soufflant de son asthme , s' avançait à pas tranquilles , pour faire son cours . Cet homme était une des gloires judiciaires du XIXe siècle , le rival des Zacharioe , des Rudorff . Sa dignité nouvelle de pair de France n' avait modifié en rien ses allures . On le savait pauvre , et un grand respect l' entourait . Cependant , du fond de la place , quelques-uns crièrent : « A bas Guizot ! – A bas Pritchard ! – A bas les vendus ! – A bas Louis-Philippe ! » La foule oscilla , et , se pressant contre la porte de la cour qui était fermée , elle empêchait le professeur d' aller plus loin . Il s' arrêta devant l' escalier . On l' aperçut bientôt sur la dernière des trois marches . Il parla ; un bourdonnement couvrit sa voix . Bien qu' on l' aimât tout à l' heure , on le haïssait maintenant , car il représentait l' Autorité . Chaque fois qu' il essayait de se faire entendre , les cris recommençaient . Il fit un grand geste pour engager les étudiants à le suivre . Une vocifération universelle lui répondit . Il haussa les épaules dédaigneusement et s' enfonça dans le couloir . Martinon avait profité de sa place pour disparaître en même temps . « Quel lâche ! dit Frédéric . – Il est prudent ! » reprit l' autre . La foule éclata en applaudissements . Cette retraite du professeur devenait une victoire pour elle . A toutes les fenêtres , des curieux regardaient . Quelques-uns entonnaient la Marseillaise ; d' autres proposaient d' aller chez Béranger . « Chez Laffite ! – Chez Chateaubriand ! – Chez Voltaire ! » hurla le jeune homme à moustaches blondes . Les sergents de ville tâchaient de circuler , en disant le plus doucement qu' ils pouvaient : « Partez , messieurs , partez , retirez -vous ! » Quelqu'un cria : « A bas les assommeurs ! » C' était une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre . Tous la répétèrent . On huait , on sifflait les gardiens de l' ordre public ; ils commençaient à pâlir ; un d' eux n' y résista plus , et , avisant un petit jeune homme qui s' approchait de trop près , en lui riant au nez , il le repoussa si rudement , qu' il le fit tomber cinq pas plus loin , sur le dos , devant la boutique du marchand de vin . Tous s' écartèrent ; mais presque aussitôt il roula lui -même , terrassé par une sorte d' Hercule dont la chevelure , telle qu' un paquet d' étoupes , débordait sous une casquette en toile cirée . Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint-Jacques , il avait lâché bien vite un large carton qu' il portait pour bondir vers le sergent de ville et , le tenant renversé sous lui , il labourait sa face à grands coups de poing . Les autres sergents accoururent . Le terrible garçon était si fort , qu' il en fallut quatre , au moins , pour le dompter . Deux le secouaient par le collet , deux autres le tiraient par les bras , un cinquième lui donnait , avec le genou , des bourrades dans les reins , et tous l' appelaient brigand , assassin , émeutier . La poitrine nue et les vêtements en lambeaux , il protestait de son innocence ; il n' avait pu , de sang-froid , voir battre un enfant . « Je m' appelle Dussardier ! chez MM . Valinçart frères , dentelles et nouveautés , rue de Cléry . Où est mon carton ? Je veux mon carton » Il répétait : « Dussardier ! ... rue de Cléry . Mon carton ! » Il s' apaisa pourtant , et , d' un air stoïque , se laissa conduire vers le poste de la rue Descartes . Un flot de monde le suivit . Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière , pleins d' admiration pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir . A mesure que l' on avançait , la foule devenait moins grosse . Les sergents de ville , de temps à autre , se retournaient d' un air féroce ; et les tapageurs n' ayant plus rien à faire , les curieux rien à voir , tous s' en allaient peu à peu . Des passants , que l' on croisait , considéraient Dussardier et se livraient tout haut à des commentaires outrageants . Une vieille femme , sur sa porte , s' écria même qu' il avait volé un pain ; cette injustice augmenta l' irritation des deux amis . Enfin on arriva devant le corps de garde . Il ne restait qu' une vingtaine de personnes . La vue des soldats suffit pour les disperser . Frédéric et son camarade réclamèrent , hardiment , celui qu' on venait de mettre en prison . Le factionnaire les menaça , s' ils insistaient , de les y fourrer eux -mêmes . Ils demandèrent le chef du poste , et déclinèrent leur nom avec leur qualité d' élèves en droit , affirmant que le prisonnier était leur condisciple . On les fit entrer dans une pièce toute nue , où quatre bancs s' allongeaient contre les murs de plâtre , enfumés . Au fond , un guichet s' ouvrit . Alors parut le robuste visage de Dussardier , qui , dans le désordre de sa chevelure , avec ses petits yeux francs et son nez carré du bout , rappelait confusément la physionomie d' un bon chien . « Tu ne nous reconnais pas ? » dit Hussonnet . C' était le nom du jeune homme à moustaches . « Mais ... , balbutia Dussardier . – Ne fais donc plus l' imbécile , reprit l' autre ; on sait que tu es , comme nous , élève en droit . » Malgré leurs clignements de paupières , Dussardier ne devinait rien . Il parut se recueillir , puis tout à coup : « A-t -on trouvé mon carton ? » Frédéric leva les yeux , découragé . Hussonnet répliqua . « Ah ! ton carton , où tu mets tes notes de cours ? Oui , oui ! rassure -toi ! » Ils redoublaient leur pantomime . Dussardier comprit enfin qu' ils venaient pour le servir ; et il se tut , craignant de les compromettre . D' ailleurs , il éprouvait une sorte de honte en se voyant haussé au rang social d' étudiant et le pareil de ces jeunes hommes qui avaient des mains si blanches . « Veux -tu faire dire quelque chose à quelqu'un ? demanda Frédéric . – Non , merci , à personne . – Mais ta famille ? » Il baissa la tête sans répondre : le pauvre garçon était bâtard . Les deux amis restaient étonnés de son silence . « As -tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric . Il se palpa , puis retira du fond de sa poche les débris d' une pipe , -- une belle pipe en écume de mer , avec un tuyau en bois noir , un couvercle d' argent et un bout d' ambre . Depuis trois ans , il travaillait à en faire un chef-d'œuvre . Il avait eu soin d' en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois , de la fumer le plus lentement possible , sans jamais la poser sur du marbre , et , chaque soir , de la suspendre au chevet de son lit . A présent , il en secouait les morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et , le menton sur la poitrine , les prunelles fixes , béant , il contemplait ces ruines de sa joie avec un regard d' une ineffable tristesse . « Si nous lui donnions des cigares , hein ? » dit tout bas Hussonnet , en faisant le geste d' en atteindre . Frédéric avait déjà posé , au bord du guichet , un porte-cigares rempli . « Prends donc ! Adieu , bon courage ! » Dussardier se jeta sur les deux mains qui s' avançaient . Il les serrait frénétiquement , la voix entrecoupée par des sanglots . « Comment ? ... à moi ! à moi ! » Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance , sortirent , et allèrent déjeuner ensemble au café Tabourey , devant le Luxembourg . Tout en séparant le beefsteak , Hussonnet apprit à son compagnon qu' il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l' Art industriel . « Chez Jacques Arnoux , dit Frédéric . – Vous le connaissez ? – Oui ! non ! ... C' est-à-dire je l' ai vu , je l' ai rencontré . » Il demanda négligemment à Hussonnet s' il voyait quelquefois sa femme . « De temps à autre » , reprit le bohème . Frédéric n' osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la note du déjeuner , sans qu' il y eût de la part de l' autre aucune protestation . La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent leurs adresses , et Hussonnet l' invita cordialement à l' accompagner jusqu' à la rue de Fleurus . Ils étaient au milieu du jardin quand l' employé d' Arnoux , retenant son haleine , contourna son visage dans une grimace abominable et se mit à faire le coq . Alors tous les coqs qu' il y avait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés . « C' est un signal » , dit Hussonnet . Ils s' arrêtèrent près du théâtre Bobino , devant une maison où l' on pénétrait par une allée . Dans la lucarne d' un grenier , entre des capucines et des pois de senteur , une jeune femme se montra , nu-tête , en corset , et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière . « Bonjour , mon ange , bonjour , bibiche » , fit Hussonnet , en lui envoyant des baisers . Il ouvrit la barrière d' un coup de pied , et disparut . Frédéric l' attendit toute la semaine . Il n' osait aller chez lui , pour n' avoir point l' air impatient de se faire rendre à déjeuner ; mais il le chercha par tout le quartier latin . Il le rencontra un soir , et l' emmena dans sa chambre sur le quai Napoléon . La causerie fut longue ; ils s' épanchèrent . Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre . Il collaborait à des vaudevilles non reçus , « avait des masses de plans » , tournait le couplet ; il en chanta quelques-uns . Puis , remarquant dans l' étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine , il se répandit en sarcasmes sur l' école romantique . Ces poètes -là n' avaient ni bon sens ni correction , et n' étaient pas Français , surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse , ce goût académique qui distinguent les personnes d' humeur folâtre quand elles abordent l' art sérieux . Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il avait envie de rompre . Pourquoi ne pas hasarder , tout de suite , le mot d' où son bonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s' il pouvait le présenter chez Arnoux . La chose était facile , et ils convinrent du jour suivant . Hussonnet manqua le rendez -vous ; il en manqua trois autres . Un samedi , vers quatre heures , il apparut . Mais , profitant de la voiture , il s' arrêta d' abord au Théâtre Français pour avoir un coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur , chez une couturière ; il écrivait des billets chez les concierges . Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre . Frédéric traversa la boutique , monta l' escalier . Arnoux le reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et , tout en continuant à écrire , lui tendit la main par-dessus l' épaule . Cinq ou six personnes , debout , emplissaient l' appartement étroit , qu' éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ; un canapé en damas de laine brune occupant au fond l' intérieur d' une alcôve , entre deux portières d' étoffe semblable . Sur la cheminée couverte de paperasses , il y avait une Vénus en bronze ; deux candélabres , garnis de bougies roses , la flanquaient parallèlement . A droite , près d' un cartonnier , un homme dans un fauteuil lisait le journal , en gardant son chapeau sur sa tête ; les murailles disparaissaient sous des estampes et des tableaux , gravures précieuses ou esquisses de maîtres contemporains , ornées de dédicaces , qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l' affection la plus sincère . « Cela va toujours bien ? » fit-il en se tournant vers Frédéric . Et , sans attendre sa réponse , il demanda bas à Hussonnet : « Comment l' appelez -vous , votre ami ? » Puis tout haut : « Prenez donc un cigare , sur le cartonnier , dans la boîte . » L' Art industriel , posé au point central de Paris , était un lieu de rendez -vous commode , un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement . On y voyait ce jour -là , Anténor Braive , le . portraitiste des rois ; Jules Burrieu , qui commençait à populariser par ses dessins les guerres d' Algérie ; le caricaturiste Sombaz , le sculpteur Vourdat , d' autres encore , et aucun ne répondait aux préjugés de l' étudiant . Leurs manières étaient simples , leurs propos libres . Le mystique Lovarias débita un conte obscène ; et l' inventeur du paysage oriental , le fameux Dittmer , portait une camisole de tricot sous son gilet , et prit l' omnibus pour s' en retourner . Il fut d' abord question d' une nommée Apollonie , un ancien modèle que Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard , dans une daumont . Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de ses entreteneurs . « Comme ce gaillard -là connaît les filles de Paris ! dit Arnoux . – Après vous , s' il en reste , sire » , répliqua le bohème , avec un salut militaire , pour imiter le grenadier offrant sa gourde à Napoléon . Puis on discuta quelques toiles , où la tête d' Apollonia avait servi . Les confrères absents furent critiqués . On s' étonnait du prix de leurs œuvres ; et tous se plaignaient de ne point gagner suffisamment , lorsque entra un homme de taille moyenne , l' habit fermé par un seul bouton , les yeux vifs , l' air un peu fou . « Quel tas de bourgeois vous êtes ! dit-il . Qu' est -ce que cela fait , miséricorde ! Les vieux qui confectionnaient des chefs-d'œuvre ne s' inquiétaient pas du million . Corrège , Murillo ... – Ajoutez Pellerin » , dit Sombaz . Mais sans relever l' épigramme , il continua de discourir avec tant de véhémence , qu' Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois : « Ma femme a besoin de vous , jeudi . N' oubliez pas ! » Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux . Sans doute , on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ? Arnoux , pour prendre un mouchoir , venait de l' ouvrir ; Frédéric avait aperçu , dans le fond , un lavabo . Mais une sorte de grommellement sortit du coin de la cheminée ; c' était le personnage qui lisait son journal , dans le fauteuil . Il avait cinq pieds neuf pouces , les paupières un peu tombantes , la chevelure grise , l' air majestueux -- et s' appelait Regimbart . « Qu' est -ce donc , citoyen ? dit Arnoux . – Encore une nouvelle canaillerie du Gouvernement ! » Il s' agissait de la destitution d' un maître d' école . Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare . Dittmer s' en allait . Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque . Alors , Hussonnet , croyant le moment favorable : « Vous ne pourriez pas m' avancer , mon cher patron ? ... » Mais Arnoux s' était rassis et gourmandait un vieillard d' aspect sordide , en lunettes bleues . « Ah ! vous êtes joli , père Isaac ! Voilà trois œuvres décriées , perdues ! Tout le monde se fiche de moi ! On les connaît maintenant ! Que voulez -vous que j' en fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie ! ... au diable ! Taisez -vous ! » La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ces tableaux des signatures de maîtres anciens . Arnoux refusait de le payer ; il le congédia brutalement . Puis , changeant de manières , il salua un monsieur décoré , gourmé , avec favoris et cravate blanche . Le coude sur l' espagnolette de la fenêtre , il lui parla pendant longtemps , d' un air mielleux . Enfin il éclata : « Eh ! je ne suis pas embarrassé d' avoir des courtiers , monsieur le comte ! » Le gentilhomme s' étant résigné , Arnoux lui solda vingt-cinq louis , et , dès qu' il fut dehors : « Sont -ils assommants , ces grands seigneurs ! – Tous des misérables ! » murmura Regimbart . A mesure que l' heure avançait , les occupations d' Arnoux redoublaient ; il classait des articles , décachetait des lettres , alignait des comptes ; au bruit du marteau dans le magasin , sortait pour surveiller les emballages , puis reprenait sa besogne et , tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier , il ripostait aux plaisanteries . Il devait dîner le soir chez son avocat , et partait le lendemain pour la Belgique . Les autres causaient des choses du jour : le portrait de Cherubini , l' hémicycle des Beaux-Arts l' exposition prochaine . Pellerin déblatérait contre l' Institut . Les cancans , les discussions s' entrecroisaient . L' appartement , bas de plafond , était si rempli , qu' on ne pouvait remuer ; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleil dans la brume . La porte , près du divan , s' ouvrit , et une grande femme mince entra , -- avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre . C' était la femme entrevue , l' été dernier , au Palais Royal . Quelques-uns , l' appelant par son nom , échangèrent avec elle des poignées de main . Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; la pendule sonna sept heures ; tous se retirèrent . Arnoux dit à Pellerin de rester , et conduisit Mlle Vatnaz dans le cabinet . Frédéric n' entendait pas leurs paroles ils chuchotaient . Cependant , la voix féminine s' éleva : « Depuis six mois que l' affaire est faite , j' attends toujours ! » Il y eut un long silence , Mlle Vatnaz reparut . Arnoux lui avait encore promis quelque chose . « Oh ! oh ! plus tard , nous verrons ! – Adieu , homme heureux ! » dit-elle , en s' en allant . Arnoux rentra vivement dans le cabinet , écrasa du cosmétique sur ses moustaches , haussa ses bretelles pour tendre ses sous-pieds ; et , tout en se lavant les mains : « Il me faudrait deux dessus de porte , à deux cent cinquante la pièce , genre Boucher , est -ce convenu ? – Soit , dit l' artiste , devenu rouge . – Bon ! et n' oubliez pas ma femme ! » Frédéric accompagna Pellerin jusqu' au haut du faubourg Poissonnière , et lui demanda la permission de venir le voir quelquefois , faveur qui fut accordée gracieusement . Pellerin lisait tous les ouvrages d' esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau , convaincu , quand il l' aurait trouvée , de faire des chefs-d'œuvre . il s' entourait de tous les auxiliaires imaginables , dessins , plâtres , modèles , gravures ; et il cherchait , se rongeait ; il accusait le temps , ses nerfs , son atelier , sortait dans la rue pour rencontrer l' inspiration , tressaillait de l' avoir saisie , puis abandonnait son œuvre et en rêvait une autre qui devait être plus belle . Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions , croyant à mille niaiseries , aux systèmes , aux critiques , à l' importance d' un règlement ou d' une réforme en matière d' art , il n' avait , à cinquante ans , encore produit que des ébauches . Son orgueil robuste l' empêchait de subir aucun découragement , mais il était toujours irrité , et dans cette exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens . On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux , où les premiers tons , posés çà et là , faisaient sur la toile blanche des taches de brun , de rouge et de bleu . Un réseau de lignes à la craie s' étendait par-dessus , comme les mailles vingt fois reprises d' un filet ; il était même impossible d' y rien comprendre . Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec le pouce les parties qui manquaient . L' une devait représenter la démence de Nabuchodonosor , l' autre l' incendie de Rome par Néron . Frédéric les admira . Il admira des académies de femmes échevelées , des paysages où les troncs d' arbre tordus par la tempête foisonnaient , et surtout des caprices à la plume , souvenirs de Callot , de Rembrandt ou de Goya , dont il ne connaissait pas les modèles . Pellerin n' estimait plus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant , il était pour le grand style ; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmann éloquemment . Les choses autour de lui renforçaient la puissance de sa parole : on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu , des yatagans , une robe de moine ; Frédéric l' endossa . Quand il arrivait de bonne heure , il le surprenait dans son mauvais lit de sangle , que cachait un lambeau de tapisserie ; car Pellerin se couchait tard , fréquentant les théâtres avec assiduité . Il était servi par une vieille femme en haillons , dînait à la gargote et vivait sans maîtresse . Ses connaissances , ramassées pêle-mêle , rendaient ses paradoxes amusants . Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d' un lyrisme superbe , et il avait pour les maîtres une telle religion , qu' elle le montait presque jusqu' à eux . Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant à son mari , tantôt il l' appelait un bon garçon , d' autres fois un charlatan . Frédéric attendait ses confidences . Un jour en feuilletant un de ses cartons , il trouva dans le portrait d' une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz , et , comme cette personne l' intéressait , il voulut savoir sa position . Elle avait été , croyait Pellerin , d' abord institutrice en province ; maintenant , elle donnait des leçons et tâchait d' écrire dans les petites feuilles . D' après ses manières avec Arnoux , on pouvait , selon Frédéric , la supposer sa maîtresse . « Ah ! bah ! il en a d' autres ! » Alors , le jeune homme , en détournant son visage qui rougissait de honte sous l' infamie de sa pensée , ajouta d' un air crâne : « Sa femme le lui rend , sans doute ? – Pas du tout ! elle est honnête ! » Frédéric eut un remords , et se montra plus assidu au journal . Les grandes lettres composant le nom d' Arnoux sur la plaque de marbre , au haut de la boutique , lui semblaient toutes particulières et grosses de significations , comme une écriture sacrée . Le large trottoir , descendant , facilitait sa marche , la porte tournait presque d' elle -même ; et la poignée , lisse au toucher , avait la douceur et comme l' intelligence d' une main dans la sienne . Insensiblement , il devint aussi ponctuel que Regimbart . Tous les jours , Regimbart s' asseyait au coin du feu , dans son fauteuil , s' emparait du National , ne le quittait plus , et exprimait sa pensée par des exclamations ou de simples haussements d' épaules . De temps à autre , il s' essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin , et qu' il portait sur sa poitrine , entre deux boutons de sa redingote verte . Il avait un pantalon à plis , des souliers-bottes , une cravate longue ; et son chapeau à bords retroussés le faisait reconnaître , de loin , dans les foules . A huit heures du matin , il descendait des hauteurs de Montmartre , pour prendre le vin blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires . Son déjeuner , que suivaient plusieurs parties de billard , le conduisait jusqu' à trois heures . Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas , pour prendre l' absinthe . Après la séance chez Arnoux , il entrait à l' estaminet Bordelais , pour prendre le vermouth ; puis , au lieu de rejoindre sa femme , souvent il préférait dîner seul , dans un petit café de la place Gaillon , où il voulait qu' on lui servît « des plats de ménage , des choses naturelles » ! Enfin il se transportait dans un autre billard , et y restait jusqu' à minuit , jusqu' à une heure du matin , jusqu' au moment où le gaz éteint et les volets fermés , le maître de l' établissement , exténué , le suppliait de sortir . Et ce n' était pas l' amour des boissons qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart , mais l' habitude ancienne d' y causer politique ; avec l' âge , sa verve était tombée , il n' avait plus qu' une morosité silencieuse . On aurait dit , à voir le sérieux de son visage , qu' il roulait le monde dans sa tête . Rien n' en sortait ; et personne , même de ses amis , ne lui connaissait d' occupations , bien qu' il se donnât pour tenir un cabinet d' affaires . Arnoux paraissait l' estimer infiniment . Il dit un jour a Frédéric : « Celui -là en sait long , allez ! C' est un homme fort » Une autre fois , Regimbart étala sur son pupitre des papiers concernant des mines de kaolin en Bretagne Arnoux s' en rapportait à son expérience . Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart , -- jusqu' à lui offrir l' absinthe de temps à autre ; et quoiqu'il le jugeât stupide , souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure , uniquement parce que c' était l' ami de Jacques Arnoux . Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains , le marchand de tableaux , homme de progrès , avait tâché , tout en conservant des allures artistiques , d' étendre ses profits pécuniaires . Il recherchait l' émancipation des arts , le sublime à bon marché . Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence , qui fut bonne pour les petites choses , et funeste pour les grandes . Avec sa rage de flatter l' opinion , il détourna de leur voie les artistes habiles , corrompit les forts , épuisa les faibles et illustra les médiocres ; il en disposait par ses relations et par sa revue . Les rapins ambitionnaient de voir leurs œuvres à sa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d' ameublement . Frédéric le considérait à la fois comme millionnaire , comme dilettante , comme homme d' action . Bien des choses , pourtant , l' étonnaient , car le sieur Arnoux était malicieux dans son commerce . Il recevait du fond de l' Allemagne ou de l' Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs , et , exhibant une facture qui la portait à quatre mille , la revendait trois mille cinq cents , par complaisance . Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d' exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau , sous prétexte d' en publier la gravure ; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait . A ceux qui se plaignaient d' être exploités , il répondait par une tape sur le ventre . Excellent d' ailleurs , il prodiguait les cigares , tutoyait les inconnus , s' enthousiasmait pour une œuvre ou pour un homme , et , s' obstinant alors , ne regardant à rien , multipliait les courses , les correspondances , les réclames . Il se croyait fort honnête , et , dans son besoin d' expansion , racontait naïvement ses indélicatesses . Une fois , pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journal de peinture par un grand festin , il pria Frédéric d' écrire sous ses yeux , un peu avant l' heure du rendez -vous , des billets où l' on désinvitait les convives . « Cela n' attaque pas l' honneur , vous comprenez ? » Et le jeune homme n' osa lui refuser ce service . Le lendemain , en entrant avec Hussonnet dans son bureau , Frédéric vit par la porte ( celle qui s' ouvrait sur l' escalier ) le bas d' une robe disparaître . « Mille excuses ! dit Hussonnet . Si j' avais cru qu' il y eût des femmes ... – Oh ! pour celle -là c' est la mienne » , reprit Arnoux . » Elle montait me faire une petite visite , en passant . – Comment ? dit Frédéric . – Mais oui ! elle s' en retourne chez elle , à la maison . » Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup . Ce qu' il y sentait confusément épandu venait de s' évanouir , ou plutôt n' y avait jamais été . Il éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d' une trahison . Arnoux , en fouillant dans son tiroir , souriait . Se moquait-il de lui ? Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides . « Ah ! les affiches ! s' écria le marchand . Je ne suis pas près de dîner ce soir ! » Regimbart prenait son chapeau . « Comment , vous me quittez ? – Sept heures ! » dit Regimbart . Frédéric le suivit . Au coin de la rue Montmartre , il se retourna ; il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui -même , en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment la rencontrer maintenant ? La solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais ! « Venez -vous la prendre ? dit Regimbart . – Prendre qui ? – L' absinthe ! » Et , cédant à ses obsessions , Frédéric se laissa conduire à l' estaminet Bordelais . Tandis que son compagnon , posé sur , le coude , considérait la carafe , il jetait les yeux de droite et de gauche . Mais il aperçut le profil de Pellerin sur le trottoir ; il cogna vivement contre le carreau , et le peintre n' était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l' Art industriel . « Que je crève , si j' y retourne ! C' est une brute , un bourgeois , un misérable , un drôle ! » Ces injures flattaient la colère de Frédéric . Il en était blessé cependant , car il lui semblait qu' elles atteignaient un peu Mme Arnoux . « Qu' est -ce donc qu' il vous a fait ! » dit Regimbart . Pellerin battit le sol avec son pied , et souffla fortement , au lieu de répondre . Il se livrait à des travaux clandestins , tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peu éclairés ; et , comme ces travaux l' humiliaient , il préférait se taire , généralement . Mais « la crasse d' Arnoux » l' exaspérait trop . Il se soulagea . D' après une commande , dont Frédéric avait été le témoin , il lui avait apporté deux tableaux . Le marchand , alors , s' était permis des critiques ! Il avait blâmé la composition , la couleur et le dessin , le dessin surtout , bref , à aucun prix n' en avait voulu . Mais , forcé par l' échéance dure billet , Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et , quinze jours plus tard , Arnoux , lui -même les vendait à un Espagnol , pour deux mille francs . « Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d' autres , parbleu ! Nous le verrons , un de ces matins , en cour d' assises . – Comme vous exagérez ! dit Frédéric d' une voix timide . – Allons ! bon ! j' exagère ! » s' écria l' artiste , en donnant sur la table un grand coup de poing . Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb . Sans doute , on pouvait se conduire plus gentiment ; cependant , si Arnoux trouvait ces deux toiles ... « Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez -vous ? Est -ce votre métier ? Or , vous savez , mon petit , moi , je n' admets pas cela , les amateurs ! – Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric . – Quel intérêt avez -vous donc à le défendre ? » reprit froidement Pellerin . Le jeune homme balbutia : « Mais ... parce que je suis son ami . – Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! » Et le peintre sortit furieux , sans parler , bien entendu , de sa consommation . Frédéric s' était convaincu lui -même , en défendant Arnoux . Dans l' échauffement de son éloquence , il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon , que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul , abandonné . Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement . Dix minutes après , il poussait la porte du magasin . Arnoux élaborait , avec son commis , des affiches monstres pour une exposition de tableaux . « Tiens ! qui vous ramène ? » Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et , ne sachant que répondre , il demanda si l' on n' avait point trouvé par hasard son calepin , un petit calepin en cuir bleu . « Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » dit Arnoux . Frédéric , en rougissant comme une vierge , se défendit d' une telle supposition . « Vos poésies , alors ? » répliqua le marchand . Il maniait les spécimens étalés , en discutait la forme , la couleur , la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation , et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches , -- de grosses mains , un peu molles , à ongles plats . Enfin Arnoux se leva ; et , en disant : » C' est fait ! » il lui passa la main sous le menton , familièrement . Cette privauté déplut à Frédéric , il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau , pour la dernière fois de son existence , croyait-il . Mme Arnoux , elle -même se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari . Il reçut , dans la même semaine , une lettre où Deslauriers annonçait qu' il arriverait à Paris , jeudi prochain . Alors , il se rejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute . Un pareil homme valait toutes les femmes . Il n' aurait plus besoin de Regimbart , de Pellerin , d' Hussonnet , de personne ! Afin de mieux loger son ami , il acheta une couchette de fer , un second fauteuil , dédoubla sa literie ; et , le jeudi matin , il s' habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte . Arnoux entra . « Un mot , seulement ! Hier , on m' a envoyé de Genève une belle truite ; nous comptons sur vous , tantôt , à sept heures juste ... C' est rue de Choiseul , 24 bis . N' oubliez pas ! » Frédéric fut obligé de s' asseoir . Ses genoux chancelaient . Il se répétait : » Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à son tailleur , à son chapelier , à son bottier ; et il fit porter ces trois billets par trois commissionnaires différents . La clef tourna dans la serrure et le concierge parut , avec une malle sur l' épaule . Frédéric , en apercevant Deslauriers , se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son époux . « Qu' est -ce donc qui te prend ? dit Deslauriers , tu dois cependant avoir reçu de moi une lettre ? » Frédéric n' eut pas la force de mentir . Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine . Ensuite , le clerc conta son histoire . Son père n' avait pas voulu rendre ses comptes de tutelle , s' imaginant que ces comptes -là se prescrivaient par dix ans . Mais , fort en procédure , Deslauriers avait enfin arraché tout l' héritage de sa mère , sept mille francs nets , qu' il tenait là , sur lui , dans un vieux portefeuille . « C' est une réserve , en cas de malheur . Il faut que j' avise à les placer et à me caser moi -même , dès demain matin . Pour aujourd'hui , vacance complète , et tout à toi , mon vieux ! – Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric . Si tu avais ce soir quelque chose d' important ... – Allons donc ! Je serais un fier misérable ... » Cette épithète , lancée au hasard , toucha Frédéric en plein cœur , comme une allusion outrageante . Le concierge avait disposé sur la table , auprès du feu , des côtelettes , de la galantine , une langouste , un dessert , et deux bouteilles de vin de Bordeaux . Une réception si bonne émut Deslauriers . « Tu me traites comme un roi , ma parole ! » Ils causèrent de leur passé , de l' avenir ; et , de temps à autre , ils se prenaient les mains par-dessus la table , en se regardant une minute avec attendrissement . Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf . Deslauriers remarqua , tout haut , combien la coiffe était brillante . Puis le tailleur , lui -même , vint remettre l' habit auquel il avait donné un coup de fer . « On croirait que tu vas te marier » , dit Deslauriers . Une heure après , un troisième individu survint et retira d' un grand sac noir une paire de bottes vernies , splendides . Pendant que Frédéric les essayait , le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial . « Monsieur n' a besoin de rien ? – Merci » , répliqua le Clerc , en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons . Cette humiliation gêna Frédéric . Il reculait à faire son aveu . Enfin , il s' écria , comme saisi par une idée : « Ah ! saprelotte , j' oubliais ! – Quoi donc ? – Ce soir , je dîne en ville ! Chez les Dambreuse Pourquoi ne m' en parles -tu jamais dans tes lettres ? » Ce n' était pas chez les Dambreuse , mais chez les Arnoux . « Tu aurais dû m' avertir ! dit Deslauriers . Je serais venu un jour plus tard . – Impossible ! répliqua brusquement Frédéric . On ne m' a invité que ce matin , tout à l' heure . » Et , pour racheter sa faute et en distraire son ami , il dénoua les cordes emmêlées de sa malle , il arrangea dans la commode toutes ses affaires , il voulait lui donner son propre lit , coucher dans le cabinet au bois . Puis , dès quatre heures , il commença les préparatifs de sa toilette . « Tu as bien le temps ! » dit l' autre . Enfin , il s' habilla , il partit . « Voilà les riches ! » pensa Deslauriers . il alla dîner rue Saint-Jacques , chez un petit restaurateur qu' il connaissait . Frédéric s' arrêta plusieurs fois dans l' escalier , tant son cœur battait fort . Un de ses gants trop juste éclata ; et , tandis qu' il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise , Arnoux , qui montait par derrière , le saisit au bras et le fit entrer . L' antichambre , décorée à la chinoise , avait une lanterne peinte , au plafond , et des bambous dans les coins . En traversant le salon , Frédéric trébucha contre une peau de tigre . On n' avait point allumé les flambeaux , mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond . Mlle Marthe vint dire que sa maman s' habillait . Arnoux l' enleva jusqu' à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis , voulant choisir lui -même dans la cave certaines bouteilles de vin , il laissa Frédéric avec l' enfant . Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau . Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus . Sa robe , plus bouffante que le jupon d' une danseuse , laissait voir ses mollets roses , et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet . Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette , fixa sur lui ses yeux profonds , puis , se coulant parmi les meubles , disparut comme un chat . Il n' éprouvait plus aucun trouble . Les globes des lampes , recouverts d' une dentelle en papier , envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des murailles , tendues de satin mauve . A travers les lames du garde-feu , pareil à un gros éventail , on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait , contre la pendule , un coffret à fermoirs d' argent . Çà et là , des choses intimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse , un fichu contre le dossier d' une chaise , et , sur la table à ouvrage , un tricot de laine d' où pendaient en dehors deux aiguilles d' ivoire , la pointe en bas . C' était un endroit paisible , honnête et familier tout ensemble . Arnoux rentra ; et , par l' autre portière , Mme Arnoux parut . Comme elle se trouvait enveloppée d' ombre , il ne distingua d' abord que sa tête . Elle avait une robe de velours noir et , dans les cheveux , une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui , s' entortillant à son peigne , lui tombait sur l' épaule gauche . Arnoux présenta Frédéric . « Oh je reconnais Monsieur parfaitement » , répondit-elle . Puis les convives arrivèrent tous , presque en même temps : Dittmer , Lovarias , Burieu , le compositeur Rosenwald , le poète Théophile Lorris , deux critiques d' art collègues d' Hussonnet , un fabricant de papier , et enfin l' illustre Pierre-Paul Meinsius , le dernier représentant de la grande peinture , qui portait gaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son gros ventre . Lorsqu' on passa dans la salle à manger , Mme Arnoux prit son bras . Une chaise était restée vide pour Pellerin . Arnoux l' aimait , tout en l' exploitant . D' ailleurs , il redoutait sa terrible langue -- si bien que , pour l' attendrir , il avait publié dans l' Art industriel son portrait accompagné d' éloges hyperboliques ; et Pellerin , plus sensible à la gloire qu' à l' argent , apparut vers huit heures , tout essoufflé . Frédéric s' imagina qu' ils étaient réconciliés depuis longtemps . La compagnie , les mets , tout lui plaisait . La salle , telle qu' un parloir moyen âge , était tendue de cuir battu ; une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et , autour de la table , les verres de Bohême , diversement colorés , faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin . Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde . Il mangea du daspachio , du cari , du gingembre , des merles de Corse , des lasagnes romaines ; il but des vins extraordinaires , du lip-fraoli et du tokay . Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir . Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malle-poste , et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces . Mais la causerie surtout amusait Frédéric . Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer , qui parla de l' Orient ; il assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de l' Opéra ; et l' existence atroce de la bohème lui parut drôle , à travers la gaieté d' Hussonnet , lequel narra , d' une manière pittoresque , comment il avait passé tout un hiver , n' ayant pour nourriture que du fromage de Hollande . Puis , une discussion entre Lovarias et Burrieu , sur l' école florentine , lui révéla des chefs-d'œuvre , lui ouvrit des horizons , et il eut du mal à contenir son enthousiasme quand Pellerin s' écria : « Laissez -moi tranquille avec votre hideuse réalité . Qu' est -ce que cela veut dire , la réalité ? Les uns voient noir , d' autres bleu , la multitude voit bête . Rien de moins naturel que Michel-Ange , rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la bassesse contemporaine ; et l' art deviendra , si l' on continue , je ne sais quelle rocambole au-dessous de la religion comme poésie , et de la politique comme intérêt . Vous n' arriverez pas à son but , -- oui , son but ! -- qui est de nous causer une exaltation impersonnelle , avec de petites œuvres , malgré toutes vos finasseries d' exécution . Voilà les tableaux de Bassolier , par exemple : c' est joli , coquet , propret , et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche , se prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs ; il y a pour trois sous d' idées ; mais , sans l' idée , rien de grand ! sans grandeur , pas de beau ! L' Olympe est une montagne ! Le plus crâne monument , ce sera toujours les Pyramides . Mieux vaut l' exubérance que le goût , le désert qu' un trottoir , et un sauvage qu' un coiffeur ! » Frédéric , en écoutant ces choses , regardait Mme Arnoux . Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise , s' ajoutaient à sa passion et faisaient de l' amour . Il était assis trois places au-dessous d' elle , sur le même côté . De temps à autre , elle se penchait un peu , en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et , comme elle souriait alors , une fossette se creusait dans sa joue , ce qui donnait à son visage un air de bonté plus délicate . Au moment des liqueurs , elle disparut . La conversation devint très libre ; M . Arnoux y brilla , et Frédéric fut étonné du cynisme de ces hommes . Cependant , leur préoccupation de la femme établissait entre eux et lui comme une égalité , qui le haussait dans sa propre estime . Rentré au salon , il prit , par contenance , un des albums traînant sur la table . Les grands artistes de l' époque l' avaient illustré de dessins , y avaient mis de la prose , des vers , ou simplement leurs signatures ; parmi les noms fameux , il s' en trouvait beaucoup d' inconnus , et les pensées curieuses n' apparaissaient que sous un débordement de sottises . Toutes contenaient un hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux . Frédéric aurait eu peur d' écrire une ligne à côté . Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs d' argent qu' il avait remarqué sur la cheminée . C' était un cadeau de son mari , un ouvrage de la Renaissance . Les amis d' Arnoux le complimentèrent , sa femme le remerciait ; il fut pris d' attendrissement , et lui donna devant le monde un baiser . Ensuite , tous causèrent çà et là , par groupes ; le bonhomme Meinsius était avec Mme Arnoux , sur une bergère , près du feu ; elle se penchait vers son oreille , leurs têtes se touchaient ; -- et Frédéric aurait accepté d' être sourd , infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs , enfin pour avoir quelque chose qui l' intronisât dans une intimité pareille . Il se rongeait le cœur , furieux contre sa jeunesse . Mais elle vint dans l' angle du salon où il se tenait , lui demanda s' il connaissait quelques-uns des convives , s' il aimait la peinture , depuis combien de temps il étudiait à Paris . Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle , une dépendance exclusive de sa personne . Il regardait attentivement les effilés de sa coiffure , caressant par le bout son épaule nue ; et il n' en détachait pas ses yeux , il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant , il n' osait lever ses paupières , pour la voir plus haut , face à face . Rosenwald les interrompit , en priant Mme Arnoux de chanter quelque chose . Il préluda , elle attendait ; ses lèvres s' entrouvrirent , et un son pur , long , filé , monta dans l' air . Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes . Cela commençait sur un rythme grave , tel qu' un chant d' église , puis , s' animant crescendo , multipliait les éclats sonores , s' apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement , avec une oscillation large et paresseuse . Elle se tenait debout , près du clavier , les bras tombants , le regard perdu . Quelquefois , pour lire la musique , elle clignait ses paupières en avançant le front , un instant . Sa voix de contralto prenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait , et alors sa belle tête , aux grands sourcils , s' inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait , ses bras s' écartaient , son cou d' où s' échappaient des roulades se renversait mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës , redescendit , en jeta une plus haute encore , et , après un silence , termina par un point d' orgue . Rosenwald n' abandonna pas le piano . Il continua de jouer , pour lui -même . De temps à autre , un des convives disparaissait . A onze heures , comme les derniers s' en allaient , Arnoux sortit avec Pellerin , sous prétexte de le reconduire . Il était de ces gens qui se disent malades quand ils n' ont pas fait leur tour après dîner . Mme Arnoux s' était avancée dans l' antichambre ; Dittmer et Hussonnet la saluaient , elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau . Il quitta ses amis ; il avait besoin d' être seul . Son cœur débordait . Pourquoi cette main offerte ? Etait -ce un geste irréfléchi , ou un encouragement ? « Allons donc ! je suis fou ! » Qu' importait d' ailleurs , puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise , vivre dans son atmosphère . Les rues étaient désertes . Quelquefois une charrette lourde passait , en ébranlant les pavés . Les maisons se succédaient avec leurs façades grises , leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs , qui existaient sans la voir , et dont pas un même ne se doutait qu' elle vécût ! Il n' avait plus conscience du milieu , de l' espace , de rien ; et , battant le soi du talon , en frappant avec sa canne les volets des boutiques , il allait toujours devant lui , au hasard , éperdu , entraîné . Un air humide l' enveloppa ; il se reconnut au bord des quais . Les réverbères brillaient en deux lignes droites , indéfiniment , et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l' eau . Elle était de couleur ardoise , tandis que le ciel , plus clair , semblait soutenu par les grandes , masses d' ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve . Des édifices , que l' on n' apercevait pas , faisaient des redoublements d' obscurité . Un brouillard lumineux flottait au-delà , sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait . Il s' était arrêté au milieu du Pont-Neuf , et , tête nue , poitrine ouverte , il aspirait l' air . Cependant , il sentait monter du fond de lui -même quelque chose d' intarissable , un afflux de tendresse qui l' énervait , comme le mouvement des ondes sous ses yeux . A l' horloge d' une église , une heure sonna , lentement , pareille à une voix qui l' eût appelé . Alors , il fut saisi par un de ces frissons de l' âme où il vous semble qu' on est transporté dans un monde supérieur . Une faculté extraordinaire , dont il ne savait pas l' objet , lui était venue . Il se demanda , sérieusement , s' il serait un grand peintre ou un grand poète ; -- et il se décida pour la peinture , car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux . Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant , et l' avenir infaillible . Quand il eut refermé sa porte , il entendit quelqu'un qui ronflait , dans le cabinet noir , près de la chambre . C' était l' autre . Il n' y pensait plus . Son visage s' offrait à lui dans la glace . Il se trouva beau et resta une minute à se regarder . Le lendemain , avant midi , il s' était acheté une boîte de couleurs , des pinceaux , un chevalet . Pellerin consentit à lui donner des leçons , et Frédéric l' emmena dans son logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture . Deslauriers était rentré . Un jeune homme occupait le second fauteuil . Le clerc dit en le montrant : « C' est lui ! le voilà ! Sénécal ! » Ce garçon déplut à Frédéric . Son front était rehaussé par la coupe de ses cheveux taillés en brosse . Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingote noire , tout son costume sentait le pédagogue et l' ecclésiastique . D' abord , on causa des choses du jour , entre autres du Stabat de Rossini ; Sénécal , interrogé , déclara qu' il n' allait jamais au théâtre . Pellerin ouvrit la boîte de couleurs . « Est -ce pour toi , tout cela ? dit le clerc . – Mais sans doute ! – Tiens ! quelle idée ! » Et il se pencha sur la table , où le répétiteur de mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc . Il l' avait apporté lui -même , et lisait à voix basse des passages , tandis que Pellerin et Frédéric examinaient ensemble la palette , le couteau , les vessies , puis ils vinrent à s' entretenir du dîner chez Arnoux . « Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal . Joli monsieur , vraiment ! – Pourquoi donc ? » dit Pellerin . Sénécal répliqua : « Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques » Et il se mit à parier d' une lithographie célèbre , représentant toute la famille royale livrée à des occupations édifiantes : Louis-Philippe tenait un code , la reine un paroissien , les princesses brodaient , le duc de Nemours ceignait un sabre ; M . de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait , dans le fond , un lit à deux compartiments . Cette image , intitulée Une bonne famille , avait fait les délices des bourgeois , mais l' affliction des patriotes . Pellerin , d' un ton vexé comme s' il en était l' auteur , répondit que toutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta . L' Art devait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles . « Mais ça dépend de l' exécution ? cria Pellerin . Je peux faire des chefs-d'œuvre ! – Tant pis pour vous , alors ! on n' a pas le droit ... – Comment ? – Non ! monsieur , vous n' avez pas le droit de m' intéresser à des choses que je réprouve ! Qu' avons-nous besoin de laborieuses bagatelles , dont il est impossible de tirer aucun profit , de ces Vénus , par exemple , avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d' enseignement pour le peuple ! Montrez-nous ses misères , plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses sacrifices ! Eh ! bon Dieu , les sujets ne manquent pas : la ferme , l' atelier ... » Pellerin en balbutiait d' indignation , et , croyant avoir trouvé un argument : « Molière , l' acceptez -vous ? – Soit ! dit Sénécal . Je l' admire comme précurseur de la Révolution française . – Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n' y a eu d' époque plus pitoyable ! – Pas de plus grande , monsieur . » Pellerin se croisa les bras , et , le regardant en face : « Vous m' avez l' air d' un fameux garde national ! » Son antagoniste , habitué aux discussions , répondit : « Je n' en suis pas ! et je la déteste autant que vous Mais , avec des principes pareils , on corrompt les foules Ça fait le compte du Gouvernement , du reste ! il ne serait pas si fort sans la complicité d' un tas de farceurs comme celui -là . » Le peintre prit la défense du marchand , car les opinions de Sénécal l' exaspéraient . Il osa même soutenir que Jacques Arnoux était un véritable cœur d' or , dévoué à ses amis , chérissant sa femme . « Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme , il ne la refuserait pas pour servir de modèle . » Frédéric devint blême . « Il vous a donc fait bien du tort , monsieur ? – A moi ? non ! Je l' ai vu , une fois , au café , avec un ami . Voilà tout . » Sénécal disait vrai . Mais il se trouvait agacé , quotidiennement , par les réclames de l' Art industriel . Arnoux était , pour lui , le représentant d' un monde qu' il jugeait funeste à la démocratie . Républicain austère , il suspectait de corruption toutes les élégances , n' ayant d' ailleurs aucun besoin , et étant d' une probité inflexible . La conversation eut peine à reprendre . Le peintre se rappela bientôt son rendez -vous , le répétiteur ses élèves ; et , quand ils furent sortis , après un long silence , Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux . « Tu m' y présenteras plus tard , n' est -ce pas , mon vieux ? – Certainement » , dit Frédéric . Puis ils avisèrent à leur installation . Deslauriers avait obtenu , sans peine , une place de second clerc chez un avoué , pris à l' Ecole de droit son inscription , acheté les livres indispensables , -- et la vie qu' ils avaient tant rêvée commença . Elle fut charmante , grâce à la beauté de leur jeunesse . Deslauriers n' ayant parlé d' aucune convention pécuniaire , Frédéric n' en paria pas . Il subvenait à toutes les dépenses , rangeait l' armoire , s' occupait du ménage ; mais , s' il fallait donner une mercuriale au concierge , le Clerc s' en chargeait , continuant , comme au collège , son rôle de protecteur et d' aîné . Séparés tout le long du jour , ils se retrouvaient le soir . Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne . Ils ne tardaient pas à l' interrompre . C' étaient des épanchements sans fin , des gaietés sans cause , et des disputes quelquefois , à propos de la lampe qui filait ou d' un livre égaré , colères d' une minute , que des rires apaisaient . La porte du cabinet au bois restant ouverte , ils bavardaient de loin , dans leur lit . Le matin , ils se promenaient en manches de chemise sur leur terrasse ; le soleil se levait , des brumes légères passaient sur le fleuve , on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; -- et les fumées de leurs pipes tourbillonnaient dans l' air pur , qui rafraîchissait leurs yeux encore bouffis ; ils sentaient , en l' aspirant , un vaste espoir épandu . Quand il ne pleuvait pas , le dimanche , ils sortaient ensemble ; et , bras dessus bras dessous , ils s' en allaient par les rues . Presque toujours la même réflexion leur survenait à la fois , ou bien ils causaient , sans rien voir autour d' eux . Deslauriers ambitionnait la richesse , comme moyen de puissance sur les hommes . Il aurait voulu remuer beaucoup de monde , faire beaucoup de bruit , avoir trois secrétaires sous ses ordres , et un grand dîner politique une fois par semaine . Frédéric se meublait un palais à la moresque , pour vivre couché sur des divans de cachemire , au murmure d' un jet d' eau , servi par des pages nègres ; -- et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises , qu' elles le désolaient comme s' il les avait perdues . « A quoi bon causer de tout cela , disait-il , puisque jamais nous ne l' aurons ! – Qui sait ? » reprenait Deslauriers . Malgré ses opinions démocratiques , il l' engageait à s' introduire chez les Dambreuse . L' autre objectait ses tentatives . « Bah ! retournes -y ! On t' invitera ! » Ils reçurent , vers le milieu du mois de mars , parmi des notes assez lourdes , celles du restaurateur qui leur apportait à dîner . Frédéric , n' ayant point la somme suffisante , emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard , il réitéra la même demande , et le Clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez Arnoux . Effectivement , il n' y mettait point de modération . Une vue de Venise , une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des trois murailles , des sujets équestres d' Alfred de Dreux çà et là , un groupe de Pradier sur la cheminée , des numéros de l' Art industriel sur le piano , et des cartonnages par terre dans les angles , encombraient le logis d' une telle façon , qu' on avait peine à poser un livre , à remuer les coudes . Frédéric prétendait qu' il lui fallait tout cela pour sa peinture . Il travaillait chez Pellerin . Mais souvent Pellerin était en courses , -- ayant coutume d' assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient rendre compte ; -- et Frédéric passait des heures entièrement seul dans l' atelier . Le calme de cette grande pièce , où l' on n' entendait que le trottinement des souris , la lumière qui tombait du plafond , et jusqu' au ronflement du poêle , tout le plongeait d' abord dans une sorte de bien-être intellectuel . Puis ses yeux , abandonnant son ouvrage , se portaient sur les écaillures de la muraille , parmi les bibelots de l' étagère , le long des torses où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et , tel qu' un voyageur perdu au milieu d' un bois et que tous les chemins ramènent à la même place , continuellement , il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme Arnoux . Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second étage , devant sa porte , il hésitait à sonner . Des pas se rapprochaient ; on ouvrait , et , à ces mots : « Madame est sortie » , c' était une délivrance , et comme un fardeau de moins sur son cœur . Il la rencontra , pourtant . La première fois , il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi , le maître d' écriture de Mlle Marthe survint . D' ailleurs , les hommes que recevait Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites . Il n' y retourna plus , par discrétion . Mais il ne manquait pas , pour qu' on l' invitât aux dîners du jeudi , de se présenter à l' Art industriel , chaque mercredi , régulièrement ; et il y restait après tous les autres , plus longtemps que Regimbart , jusqu' à la dernière minute , en feignant de regarder une gravure , de parcourir un journal . Enfin Arnoux lui disait : « Etes -vous libre , demain soir ? » Il acceptait avant que la phrase fût achevée . Arnoux semblait le prendre en affection . Il lui montra l' art de reconnaître les vins , à brûler le punch , à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses conseils , -- aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux , ses meubles , ses domestiques , sa maison , sa rue . Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait . Elle avait à droite , contre la tempe , un petit grain de beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à autre , avec deux doigts seulement . Il connaissait la forme de chacun de ses ongles , il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprès des portes , il humait en cachette la senteur de son mouchoir ; son peigne , ses gants , ses bagues étaient pour lui des choses particulières , importantes comme des œuvres d' art , presque animées comme des personnes ; toutes lui prenaient le cœur et augmentaient sa passion . Il n' avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers . Quand il revenait de chez Mme Arnoux , il le réveillait comme par mégarde , afin de pouvoir causer d' elle . Deslauriers , qui couchait dans le cabinet au bois , près de la fontaine , poussait un long bâillement . Frédéric s' asseyait au pied de son lit . D' abord il parlait du dîner , puis il racontait mille détails insignifiants , où il voyait des marques de mépris ou d' affection . Une fois , par exemple , elle avait refusé son bras , pour prendre celui de Dittmer , et Frédéric se désolait . « Ah ! quelle bêtise ! » Ou bien elle l' avait appelé son « ami » . « Vas -y gaiement , alors ! – Mais je n' ose pas , disait Frédéric . – Eh bien , n' y pense plus . Bonsoir . » Deslauriers se retournait vers la ruelle et s' endormait . Il ne comprenait rien à cet amour , qu' il regardait comme une dernière faiblesse d' adolescence ; et , son intimité ne lui suffisant plus , sans doute , il imagina de réunir leurs amis communs une fois la semaine . Ils arrivaient le samedi , vers neuf heures . Les trois rideaux d' algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies brûlaient ; au milieu de la table , le pot à tabac , tout plein de pipes , s' étalait entre les bouteilles de bière , la théière , un flacon de rhum et des petits fours . On discutait sur l' immortalité de l' âme , on faisait des parallèles entre les professeurs . Hussonnet , un soir , introduisit un grand jeune homme habillé d' une redingote trop courte des poignets , et la contenance embarrassée . C' était le garçon qu' ils avaient réclamé au poste , l' année dernière . N' ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dans la bagarre , celui -ci l' avait accusé de vol , menacé des tribunaux ; maintenant , il était commis dans une maison de roulage . Hussonnet , le matin , l' avait rencontré au coin d' une rue ; et il l' amenait , car Dussardier , par reconnaissance , voulait voir « l' autre » . Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein , et qu' il avait gardé religieusement avec l' espoir de le rendre . Les jeunes gens l' invitèrent à revenir . Il n' y manqua pas . Tous sympathisaient . D' abord , leur haine du Gouvernement avait la hauteur d' un dogme indiscutable . Martinon seul tâchait de défendre Louis-Philippe . On l' accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux : l' embastillement de Paris , les lois de septembre , Pritchard , lord Guizot , -- si bien que Martinon se taisait , craignant d' offenser quelqu'un . En sept ans de collège , il n' avait pas mérité de pensum , et , à l' Ecole de droit , il savait plaire aux professeurs . Il portait ordinairement une grosse redingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de velours à châle , cravate blanche , chaîne d' or . L' étonnement redoubla quand on sut qu' il sortait de chez M . Dambreuse . En effet , le banquier Dambreuse venait d' acheter au père Martinon une partie de bois considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son fils , il les avait invités à dîner tous les deux . « Y avait-il beaucoup de truffes , demanda Deslauriers , et as -tu pris la taille à son épouse , entre deux portes , sicut decet ? » Alors , la conversation s' engagea sur les femmes . Pellerin n' admettait pas qu' il y eût de belles femmes ( il préférait les tigres ) ; d' ailleurs , la femelle de l' homme était une créature inférieure dans la hiérarchie esthétique : « Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins , les cheveux ... – Cependant , objecta Frédéric , de longs cheveux noirs , avec de grands yeux noirs ... – Oh ! connu ! s' écria Hussonnet . Assez d' Andalouses sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin , voyons , pas de blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois , nom d' un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons ! – Coulez , bons vins ; femmes , daignez sourire ! – Il faut passer de la brune à la blonde ! -- Est -ce votre avis , père Dussardier ? » Dussardier ne répondit pas . Tous le pressèrent pour connaître ses goûts . « Eh bien , fit-il en rougissant , moi , je voudrais aimer la même , toujours ! » Cela fut dit d' une telle façon , qu' il y eut un moment de silence , les uns étant surpris de cette candeur , et les autres y découvrant , peut-être , la secrète convoitise de leur âme . Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière , et déclara dogmatiquement que , la prostitution étant une tyrannie et le mariage une immoralité , il valait mieux s' abstenir . Deslauriers prenait les femmes comme une distraction , rien de plus . M . de Cisy avait à leur endroit toute espèce de crainte . Elevé sous les yeux d' une grand-mère dévote , il trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et instructive comme une Sorbonne . On ne lui ménageait pas les leçons ; et il se montrait plein de zèle , jusqu' à vouloir fumer , en dépit des maux de cœur qui le tourmentaient chaque fois , régulièrement . Frédéric l' entourait de soins . Il admirait la nuance de ses cravates , la fourrure de son paletot et surtout ses bottes , minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de délicatesse ; sa voiture l' attendait en bas dans la rue . Un soir qu' il venait de partir , et que la neige tombait , Sénécal se mit à plaindre son cocher . Puis il déclama contre les gants jaunes , le Jockey-Club . Il faisait plus de cas d' un ouvrier que de ces messieurs . « Moi , je travaille , au moins ! je suis pauvre ! – Cela se voit » , dit à la fin Frédéric , impatienté . Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole . Mais , Regimbart ayant dit qu' il connaissait un peu Sénécal , Frédéric , voulant faire une politesse à l' ami d' Arnoux , le pria de venir aux réunions du samedi , et la rencontre fut agréable aux deux patriotes . Ils différaient cependant . Sénécal -- qui avait un crâne en pointe -- ne considérait que les systèmes . Regimbart , au contraire , ne voyait dans les faits que les faits . Ce qui l' inquiétait principalement , c' était la frontière du Rhin . Il prétendait se connaître en artillerie , et se faisait habiller par le tailleur de l' Ecole polytechnique . Le premier jour , quand on lui offrit des gâteaux , il leva les épaules dédaigneusement , en disant que cela convenait aux femmes ; et il ne parut guère plus gracieux les fois suivantes . Du moment que les idées atteignaient une certaine hauteur , il murmurait : « Oh ! pas d' utopies , pas de rêves ! » En fait d' art ( bien qu' il fréquentât les ateliers , où quelquefois il donnait , par complaisance , une leçon d' escrime ) , ses opinions n' étaient point transcendantes . Il comparait le style de M . Marrast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël , à cause d' une ode sur la Pologne , « où il y avait du cœur » . Enfin , Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers , car le Citoyen était un familier d' Arnoux . Or , le clerc ambitionnait de fréquenter cette maison , espérant y faire des connaissances profitables . « Quand donc m' y mèneras -tu ? » disait-il . Arnoux se trouvait surchargé de besogne , ou bien il partait en voyage ; puis , ce n' était pas la peine , les dîners allaient finir . S' il avait fallu risquer sa vie pour son ami , Frédéric l' eût fait . Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusement possible , comme il surveillait son langage , ses manières et son costume jusqu' à venir au bureau de l' Art industriel toujours irréprochablement ganté , il avait peur que Deslauriers , avec son vieil habit noir , sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants , ne déplût à Mme Arnoux , ce qui pouvait le compromettre , le rabaisser lui -même auprès d' elle . Il admettait bien les autres , mais celui -là , précisément , l' aurait gêné mille fois plus . Le Clerc s' apercevait qu' il ne voulait pas tenir sa promesse , et le silence de Frédéric lui semblait une aggravation d' injure . Il aurait voulu le conduire absolument , le voir se développer d' après l' idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait , comme une désobéissance et comme une trahison . D' ailleurs Frédéric , plein de l' idée de Mme Arnoux , parlait de son mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie , consistant à répéter son nom cent fois par jour , à la fin de chaque phrase , comme un tic d' idiot . Quand on frappait à sa porte , il répondait : « Entrez , Arnoux ! » Au restaurant , il demandait un fromage de Brie « à l' instar d' Arnoux » ; et , la nuit , feignant d' avoir un cauchemar , il réveillait son compagnon en hurlant : « Arnoux ! Arnoux ! » Enfin , un jour , Frédéric , excédé , lui dit d' une voix lamentable : « Mais laisse -moi tranquille avec Arnoux ! – Jamais ! répondit le clerc . Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ou glacée ! L' image de l' Arnoux ... « Tais -toi donc ! » s' écria Frédéric en levant le poing . Il reprit doucement : « C' est un sujet qui m' est pénible , tu sais bien . – Oh ! pardon , mon bonhomme , répliqua Deslauriers en s' inclinant très bas , on respectera désormais les nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois . Mille excuses ! » Ainsi fut terminée la plaisanterie . Mais , trois semaines après , un soir , il lui dit : « Eh bien , je l' ai vue tantôt , Mme Arnoux ! – Où donc ? – Au Palais , avec Balandard , avoué ; une femme brune , n' est -ce pas , de taille moyenne ? » Frédéric fit un signe d' assentiment . Il attendait que Deslauriers parlât . Au moindre mot d' admiration , il se serait épanché largement , était tout prêt à le chérir ; l' autre se taisait toujours ; enfin , n' y tenant plus , il lui demanda d' un air indifférent ce qu' il pensait d' elle . Deslauriers la trouvait « pas mal » sans avoir pourtant rien d' extraordinaire . – Ah ! tu trouves » , dit Frédéric . Arriva le mois d' août , époque de son deuxième examen . D' après l' opinion courante , quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières . Frédéric , ne doutant pas de ses forces , avala d' emblée les quatre premiers livres du Code de procédure , les trois premiers du Code pénal , plusieurs morceaux d' instruction criminelle et une partie du Code civil , avec les annotations de M . Poncelet . La veille , Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu' au matin ; et , pour mettre à profit le dernier quart d' heure , il continua à l' interroger sur le trottoir , tout en marchant . Comme plusieurs examens se passaient simultanément , il y avait beaucoup de monde dans la cour , entre autres Hussonnet et Cisy ; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il s' agissait des camarades . Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis il entra suivi de la foule , avec trois autres étudiants , dans une grande pièce , éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes , le long des murs . Au milieu , des chaises de cuir entouraient une table , décorée d' un tapis vert . Elle séparait les candidats de MM . les examinateurs en robe rouge , tous portant des chausses d' hermine sur l' épaule , avec des toques à galons d' or sur le chef . Frédéric se trouvait l' avant-dernier dans la série , position mauvaise . A la première question sur la différence entre une convention et un contrat , il définit l' une pour l' autre ; et le professeur , un brave homme , lui dit : « Ne vous troublez pas , monsieur , remettez -vous ! » puis , ayant fait deux demandes faciles , suivies de réponses obscures , il passa enfin au quatrième . Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement . Deslauriers , en face , dans le public , lui faisait signe que tout n' était pas encore perdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel , il se montra passable . Mais , après la troisième , relative au testament mystique , l' examinateur étant resté impassible tout le temps , son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les mains comme pour applaudir , tandis que Deslauriers prodiguait les haussements d' épaules . Enfin , le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure ! Il s' agissait de la tierce opposition . Le professeur , choqué d' avoir entendu des théories contraires aux siennes , lui demanda d' un ton brutal : « Et vous , monsieur , est -ce votre avis ? Comment conciliez -vous le principe de l' article 1351 du Code civil avec cette voie d' attaque extraordinaire ! » Frédéric se sentait un grand mal de tête , pour avoir passé la nuit sans dormir . Un rayon de soleil , entrant par l' intervalle d' une jalousie , le frappait au visage . Debout derrière la chaise , il se dandinait et tirait sa moustache . « J' attends toujours votre réponse ! » reprit l' homme à la toque d' or . Et , comme le geste de Frédéric l' agaçait sans doute : « Ce n' est pas dans votre barbe que vous la trouverez ! » Ce sarcasme causa un rire dans l' auditoire ; le professeur , flatté , s' amadoua . Il lui fit deux questions encore sur l' ajournement et sur l' affaire sommaire , puis baissa la tête en signe d' approbation ; l' acte public était fini . Frédéric rentra dans le vestibule . Pendant que l' huissier le dépouillait de sa robe , pour la repasser à un autre immédiatement , ses amis l' entourèrent , en achevant de l' ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l' examen . On le proclama bientôt d' une voix sonore , à l' entrée de la salle : « Le troisième était ... ajourné ! » « Emballé ! » dit Hussonnet , « allons-nous -en ! » Devant la loge du concierge , ils rencontrèrent Martinon , rouge , ému , avec un sourire dans les yeux et l' auréole du triomphe sur le front . Il venait de subir sans encombre son dernier examen . Restait seulement la thèse . Avant quinze jours , il serait licencié . Sa famille connaissait un ministre , « une belle carrière » s' ouvrait devant lui . « Celui -là t' enfonce tout de même » , dit Deslauriers . Rien n' est humiliant comme de voir les sots réussir dans les entreprises où l' on échoue . Frédéric , vexé , répondit qu' il s' en moquait . Ses prétentions étaient plus hautes ; et , comme Hussonnet faisait mine de s' en aller , il le prit à l' écart pour lui dire : « Pas un mot de tout cela , chez eux , bien entendu ! Le secret était facile , puisque Arnoux , le lendemain , partait en voyage pour l' Allemagne . Le soir , en rentrant , le Clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait , sifflait ; et , l' autre s' étonnant de cette humeur , Frédéric déclara qu' il n' irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler . A la nouvelle du départ d' Arnoux , une joie l' avait saisi . Il pouvait se présenter là-bas , tout à son aise , sans crainte d' être interrompu dans ses visites . La conviction d' une sécurité absolue lui donnerait du courage . Enfin il ne serait pas éloigné , ne serait pas séparé d' elle ! Quelque chose de plus fort qu' une chaîne de fer l' attachait à Paris , une voix intérieure lui criait de rester . Des obstacles s' y opposaient . Il les franchit en écrivant à sa mère ; il confessait d' abord son échec , occasionné par des changements faits dans le programme , -- un hasard , une injustice ; -- d' ailleurs , tous les grands avocats ( il citait leurs noms ) avaient été refusés à leurs examens . Mais il comptait se présenter de nouveau au mois de novembre . Or , n' ayant pas de temps à perdre , il n' irait point à la maison cette année ; et il demandait , outre l' argent d' un trimestre , deux cent cinquante francs , pour des répétitions de droit , fort utiles ; -- le tout enguirlandé de regrets , condoléances , chatteries et protestations d' amour filial . Mme Moreau , qui l' attendait le lendemain , fut chagrinée doublement . Elle cacha la mésaventure de son fils , et lui répondit « de venir tout de même » . Frédéric ne céda pas . Une brouille s' ensuivit . A la fin de la semaine , néanmoins , il reçut l' argent du trimestre avec la somme destinée aux répétitions , et qui servit à payer un pantalon gris perle , un chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d' or . Quand tout cela fut en sa possession : « C' est peut-être une idée de coiffeur que j' ai eue ? » songea-t-il . Et une grande hésitation le prit . Pour savoir s' il irait chez Mme Arnoux , il jeta par trois fois , dans l' air , des pièces de monnaie . Toutes les fois , le présage fut heureux . Donc , la fatalité l' ordonnait . Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul . Il monta vivement l' escalier , tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près de défaillir . Puis il ébranla , d' un coup furieux , le lourd gland de soie rouge . Un carillon retentit , s' apaisa par degrés ; et l' on n' entendait plus rien . Frédéric eut peur . Il colla son oreille contre la porte ; pas un souffle ! Il mit son œil au trou de la serrure , et il n' apercevait dans l' antichambre que deux pointes de roseau , sur la muraille , parmi les fleurs du papier . Enfin , il tournait les talons quand il se ravisa . Cette fois , il donna un petit coup , léger . La porte s' ouvrit ; et , sur le seuil , les cheveux ébouriffés , la face cramoisie et l' air maussade , Arnoux lui -même parut . « Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! » Il l' introduisit , non dans le boudoir ou dans sa chambre , mais dans la salle à manger , où l' on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux verres ; et , d' un ton brusque : « Vous avez quelque chose à me demander , cher ami ? – Non ! rien ! rien ! » balbutia le jeune homme , cherchant un prétexte à sa visite . Enfin , il dit qu' il était venu savoir de ses nouvelles , car il le croyait en Allemagne , sur le rapport d' Hussonnet . « Nullement ! reprit Arnoux . Quelle linotte que ce garçon -là , pour entendre tout de travers ! » Afin de dissimuler son trouble , Frédéric marchait de droite et de gauche , dans la salle . En heurtant le pied d' une chaise , il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d' ivoire se brisa . « Mon Dieu ! s' écria-t-il , comme je suis chagrin d' avoir brisé l' ombrelle de Mme Arnoux . » A ce mot , le marchand releva la tête , et eut un singulier sourire . Frédéric , prenant l' occasion qui s' offrait de parler d' elle , ajouta timidement : « Est -ce que je ne pourrai pas la voir ? » Elle était dans son pays , près de sa mère malade . Il n' osa faire de questions sur la durée de cette absence . Il demanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux . « Chartres ! Cela vous étonne ? – Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! » Ils ne trouvèrent , ensuite , absolument rien à se dire . Arnoux , qui s' était fait une cigarette , tournait autour de la table , en soufflant . Frédéric , debout contre le poêle , contemplait les murs , l' étagère , le parquet ; et des images charmantes défilaient dans sa mémoire , devant ses yeux plutôt . Enfin il se retira . Un morceau de journal , roulé en boule , traînait par terre , dans l' antichambre ; Arnoux le prit ; et , se haussant sur la pointe des pieds , il l' enfonça dans la sonnette , pour continuer , dit-il , sa sieste interrompue . Puis , en lui donnant une poignée de main : « Avertissez le concierge , s' il vous plaît , que je n' y suis pas ! » Et il referma la porte sur son dos , violemment . Frédéric descendit l' escalier marche à marche . L' insuccès de cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres . Alors commencèrent trois mois d' ennui . Comme il n' avait aucun travail , son désœuvrement renforçait sa tristesse . Il passait des heures à regarder , du haut de son balcon , la rivière qui coulait entre les quais grisâtres , noircis , de place en place , par la bavure des égouts , avec un ponton de blanchisseuses amarré contre le bord , où des gamins quelquefois s' amusaient , dans la vase , à faire baigner un caniche . Ses yeux délaissant à gauche le pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus , se dirigeaient toujours vers le quai aux Ormes , sur un massif de vieux arbres , pareils aux tilleuls du port de Montereau . La tour Saint-Jacques , l' hôtel de ville , Saint-Gervais , Saint-Louis , Saint-Paul se levaient en face , parmi les toits confondus , -- et le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l' orient comme une large étoile d' or , tandis qu' à l' autre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait , sur le ciel , sa lourde masse bleue . C' était par derrière , de ce côté -là , que devait être la maison de Mme Arnoux . Il rentrait dans sa chambre ; puis , couché sur son divan , s' abandonnait à une méditation désordonnée plans d' ouvrage , projets de conduite , élancements vers l' avenir . Enfin , pour se débarrasser de lui -même , il sortait . Il remontait , au hasard , le quartier latin , si tumultueux d' habitude , mais désert à cette époque , car les étudiants étaient partis dans leurs familles . Les grands murs des collèges , comme allongés par le silence , avaient un aspect plus morne encore ; on entendait toutes sortes de bruits paisibles , des battements d' ailes dans des cages , le ronflement d' un tour , le marteau d' un savetier ; et les marchands d' habits , au milieu des rues , interrogeaient de l' œil chaque fenêtre , inutilement . Au fond des cafés solitaires , la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis ; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture ; dans l' atelier des repasseuses , des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède . De temps à autre , il s' arrêtait à l' étalage d' un bouquiniste ; un omnibus , qui descendait en frôlant le trottoir , le faisait se retourner ; et , parvenu devant le Luxembourg , il n' allait pas plus loin . Quelquefois , l' espoir d' une distraction l' attirait vers les boulevards . Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides , il arrivait sur de grandes places désertes , éblouissantes de lumière , et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d' ombre noire . Mais les charrettes , les boutiques recommençaient , et la foule l' étourdissait , -- le dimanche surtout , -- quand , depuis la Bastille jusqu' à la Madeleine , c' était un immense flot ondulant sur l' asphalte , au milieu de la poussière , dans une rumeur continue ; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures , la niaiserie des propos , la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant , la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder . Il allait tous les jours à l' Art industriel ; -- et pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux , il s' informait de sa mère très longuement . La réponse d' Arnoux ne variait pas ; « le mieux se continuait » , sa femme , avec la petite , serait de retour la semaine prochaine . Plus elle tardait à revenir , plus Frédéric témoignait d' inquiétude , -- si bien qu' Arnoux , attendri par tant d' affection , l' emmena cinq ou six fois dîner au restaurant . Frédéric , dans ces longs tête-à-tête , reconnut que le marchand de peinture n' était pas fort spirituel . Arnoux pouvait s' apercevoir de ce refroidissement ; et puis c' était l' occasion de lui rendre , un peu , ses politesses . Voulant donc faire les choses très bien , il vendit à un brocanteur tous ses habits neufs , moyennant la somme de quatre-vingts francs ; et , l' ayant grossie de cent autres qui lui restaient , il vint chez Arnoux le prendre pour dîner . Regimbart s' y trouvait . Ils s' en allèrent aux Trois Frères Provençaux . Le Citoyen commença par retirer sa redingote , et , sur de la déférence des deux autres , écrivit la carte . Mais il eut beau se transporter dans la cuisine pour parler lui -même au chef , descendre à la cave dont il connaissait tous les coins , et faire monter le maître de l' établissement , auquel il « donna un savon » , il ne fut content ni des mets , ni des vins , ni du service ! A chaque plat nouveau , à chaque bouteille différente , dès la première bouchée , la première gorgée , il laissait tomber sa fourchette , ou repoussait au loin son verre ; puis s' accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras , il s' écriait qu' on ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin , ne sachant qu' imaginer pour sa bouche , Regimbart se commanda des haricots à l' huile , « tout bonnement » , lesquels , bien qu' à moitié réussis , l' apaisèrent un peu . Puis il eut , avec le garçon , un dialogue , roulant sur les anciens garçons des Provençaux : « Qu' était devenu Antoine ? Et un nommé Eugène ? Et Théodore , le petit , qui servait toujours en bas ? Il y avait dans ce temps -là une chère autrement distinguée , et des têtes de Bourgogne comme on n' en reverra plus » Ensuite , il fut question de la valeur des terrains dans la banlieue , une spéculation d' Arnoux , infaillible . En attendant , il perdait ses intérêts . Puisqu'il ne voulait vendre à aucun prix , Regimbart lui découvrirait quelqu'un ; et ces deux messieurs firent , avec un crayon , des calculs jusqu' à la fin du dessert . On s' en alla prendre le café , passage du Saumon , dans un estaminet , à l' entresol . Frédéric assista , sur ses jambes , à d' interminables parties de billard , abreuvées d' innombrables chopes ; -- et il resta là , jusqu' à minuit , sans savoir pourquoi , par lâcheté , par bêtise , dans l' espérance confuse d' un événement quelconque favorable à son amour . Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait . Mais , un soir , vers la fin de novembre , Arnoux lui dit : « Ma femme est revenue hier , vous savez ! » Le lendemain , à cinq heures , il entrait chez elle . Il débuta par des félicitations , à propos de sa mère , dont la maladie avait été si grave . « Mais non ! Qui vous l' a dit ? – Arnoux ! » Elle fit un « ah » léger , puis ajouta qu' elle avait eu d' abord , des craintes sérieuses , maintenant disparues . Elle se tenait près du feu , dans la bergère de tapisserie . Il était sur le canapé , avec son chapeau entre ses genoux ; et l' entretien fut pénible , elle l' abandonnait à chaque minute il ne trouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments . Mais , comme il se plaignait d' étudier la chicane , elle répliqua : « Oui ... . je conçois ... . les affaires ... ! » en baissant la figure , absorbée tout à coup par des réflexions . Il avait soif de les connaître , et même ne songeait pas à autre chose . Le crépuscule amassait de l' ombre autour d' eux . Elle se leva , ayant une course à faire , puis reparut avec une capote de velours , et une mante noire , bordée de petit-gris . Il osa offrir de l' accompagner . On n' y voyait plus ; le temps était froid , et un lourd brouillard , estompant la façade des maisons , puait dans l' air . Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main , prise dans un gant chamois à deux boutons , sa petite main qu' il aurait voulu couvrir de baisers , s' appuyait sur sa manche . A cause du pavé glissant , ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu' ils étaient tous les deux comme bercés par le vent , au milieu d' un nuage . L' éclat des lumières , sur le boulevard , le remit dans la réalité . L' occasion était bonne , le temps pressait . Il se donna jusqu' à la rue de Richelieu pour déclarer son amour . Mais , presque aussitôt , devant un magasin de porcelaines , elle s' arrêta net , en lui disant : « Nous y sommes , je vous remercie ! A jeudi , n' est -ce pas , comme d' habitude ? » Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquentait Mme Arnoux , plus ses langueurs augmentaient . La contemplation de cette femme l' énervait , comme l' usage d' un parfum trop fort . Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament , et devenait presque une manière générale de sentir , un mode nouveau d' exister . Les prostituées qu' il rencontrait aux feux du gaz , les cantatrices poussant leurs roulades , les écuyères sur leurs chevaux au galop , les bourgeoises à pied , les grisettes à leur fenêtre , toutes les femmes lui rappelaient celle -là , par des similitudes ou par des contrastes violents . Il regardait , le long des boutiques , les cachemires , les dentelles et les pendeloques de pierreries , en les imaginant drapés autour de ses reins , cousues à son corsage , faisant des feux dans sa chevelure noire . A l' éventaire des marchandes , les fleurs s' épanouissaient pour qu' elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers , les petites pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison : les voitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne , et la grande ville avec toutes ses voix , bruissait , comme un immense orchestre , autour d' elle . Quand il allait au Jardin des Plantes , la vue d' un palmier l' entraînait vers des pays lointains . Ils voyageaient ensemble , au dos des dromadaires , sous le tendelet des éléphants , dans la cabine d' un yacht parmi des archipels bleus , ou côte à côte sur deux mulets à clochettes , qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées . Quelquefois , il s' arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l' embrassant jusque dans les siècles disparus , il la substituait aux personnages des peintures . Coiffée d' un hennin , elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb . Seigneuresse des Castilles ou des Flandres , elle se tenait assise , avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons . Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre , au milieu des sénateurs , sous un dais de plumes d' autruche , dans une robe de brocart . D' autres fois , il la rêvait en pantalon de soie jaune , sur les coussins d' un harem ; -- et tout ce qui était beau , le scintillement des étoiles , certains airs de musique , l' allure d' une phrase , un contour , l' amenaient à sa pensée d' une façon brusque et insensible . Quant à essayer d' en faire sa maîtresse , il était sûr que toute tentative serait vaine . Un soir , Dittmer , qui arrivait , la baisa sur le front ; Lovarias fit de même , en disant : « Vous permettez , n' est -ce pas , selon le privilège des amis ? » Frédéric balbutia : « Il me semble que nous sommes tous des amis ? – Pas tous des vieux ! » reprit-elle . C' était le repousser d' avance , indirectement . Que faire , d' ailleurs ? Lui dire qu' il l' aimait ? Elle l' éconduirait sans doute : ou bien , S' indignant , le chasserait de sa maison ! Or , il préférait toutes les douleurs à l' horrible chance de ne plus la voir . Il enviait le talent des pianistes , les balafres des soldats . Il souhaitait une maladie dangereuse , espérant de cette façon l' intéresser . Une chose l' étonnait , c' est qu' il n' était pas jaloux d' Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue , -- tant sa pudeur semblait naturelle , et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse . Cependant , il songeait au bonheur de vivre avec elle , de la tutoyer , de lui passer la main sur les bandeaux longuement , ou de se tenir par terre , à genoux , les deux bras autour de sa taille , à boire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu , pour cela , subvertir la destinée ; et , incapable d' action , maudissant Dieu et s' accusant d' être lâche , il tournait dans son désir , comme un prisonnier dans son cachot . Une angoisse permanente l' étouffait . Il restait pendant des heures immobile , ou bien , il éclatait en larmes ; et , un jour qu' il n' avait pas eu la force de se contenir , Deslauriers lui dit : « Mais , saprelotte ! qu' est -ce que tu as ? » Frédéric souffrait des nerfs . Deslauriers n' en crut rien . Devant une pareille douleur , il avait senti se réveiller sa tendresse , et il le réconforta . Un homme comme lui se laisser abattre , quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse , mais plus tard , c' est perdre son temps . « Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l' ancien . Garçon , toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons , fume une pipe , animal ! Secoue -toi un peu , tu me désoles ! – C' est vrai , dit Frédéric , je suis fou ! » Le Clerc reprit : « Ah ! vieux troubadour , je sais bien ce qui t' afflige Le petit cœur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue , quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres . Veux -tu que je t' en fasse connaître , des femmes ? Tu n' as qu' à venir à l' Alhambra . » ( C' était un bal public ouvert récemment au haut des Champs-Elysées , et qui se ruina dès la seconde saison , par un luxe prématuré dans ce genre d' établissements . ) « On s' y amuse à ce qu' il paraît . Allons -y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passe même Regimbart ! » Frédéric n' invita pas le Citoyen . Deslauriers se priva de Sénécal . Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l' Alhambra . Deux galeries moresques s' étendaient à droite et à gauche , parallèlement . Le mur d' une maison , en face , occupait tout le fond , et le quatrième côté ( celui du restaurant ) figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs . Une sorte de toiture chinoise abritait l' estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était couvert d' asphalte , et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux formaient , de loin , sur les quadrilles , une couronne de feux multicolores . Un piédestal , çà et là , supportait une cuvette de pierre , d' où s' élevait un mince filet d' eau . On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre , Hébés ou Cupidons tout gluants de peinture à l' huile ; et les allées nombreuses , garnies d' un sable très jaune soigneusement ratissé , faisaient paraître le jardin beaucoup plus vaste qu' il ne l' était . Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des commis en nouveautés se pavanaient une canne entre les doigts ; des collégiens fumaient des régalias ; de vieux célibataires caressaient avec un peigne leur barbe teinte ; il y avait des Anglais , des Russes , des gens de l' Amérique du Sud , trois Orientaux en tarbouch . Des lorettes , des grisettes et des filles étaient venues là , espérant trouver un protecteur , un amoureux , une pièce d' or , ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leurs robes à tunique vert d' eau , bleue , cerise , ou violette , passaient , s' agitaient entre les ébéniers et les lilas . Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux , quelques-uns des pantalons blancs , malgré la fraîcheur du soir . On allumait les becs de gaz . Hussonnet , par ses relations avec les journaux de modes et les petits théâtres , connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des baisers par le bout des doigts , et de temps à autre , quittant ses amis , allait causer avec elles . Deslauriers fut jaloux de ces allures . Il aborda cyniquement une grande blonde , vêtue de nankin . Après l' avoir considéré d' un air maussade , elle dit : « Non ! pas de confiance , mon bonhomme ! » et tourna les talons . Il recommença près d' une grosse brune , qui était folle sans doute , car elle bondit dès le premier mot , en le menaçant , s' il continuait , d' appeler les sergents de ville . Deslauriers s' efforça de rire ; puis , découvrant une petite femme assise à l' écart sous un réverbère , il lui proposa une contredanse . Les musiciens , juchés sur l' estrade , dans des postures de singe , raclaient et soufflaient , impétueusement . Le chef d' orchestre , debout , battait la mesure d' une façon automatique . On était tassé , on s' amusait ; les brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates , les bottes s' enfonçaient sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui la petite femme , et , gagné par le délire du cancan , se démenait au milieu des quadrilles comme une grande marionnette . Cisy et Dussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles , et , malgré les exhortations du commis , n' osait leur parler , s' imaginant qu' il y avait toujours chez ces femmes -là « un homme caché dans l' armoire avec un pistolet , et qui en sort pour vous faire souscrire des lettres de change » . Ils revinrent près de Frédéric . Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment finir la soirée , quand Hussonnet s' écria : « Tiens ! la marquise d' Amaëgui ! » C' était une femme pâle , à nez retroussé , avec des mitaines jusqu' aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses joues , comme deux oreilles de chien . Hussonnet lui dit : « Nous devrions organiser une petite fête chez toi , un raout oriental ? Tâche d' herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français ? Eh bien , qu' est -ce qui te gêne ? Attendrais -tu ton hidalgo ? » L' Andalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami , elle avait peur d' en être pour ses rafraîchissements . Enfin au mot d' argent lâché par elle , Cisy proposa cinq napoléons , toute sa bourse ; la chose fut décidée . Mais Frédéric n' était plus là . Il avait cru reconnaître la voix d' Arnoux , avait aperçu un chapeau de femme , et il s' était enfoncé bien vite dans le bosquet à côté . Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux . « Excusez -moi ! je vous dérange ? – Pas le moins du monde ! » reprit le marchand . Frédéric , aux derniers mots de leur conversation , comprit qu' il était accouru à l' Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d' une affaire urgente ; et sans doute Arnoux n' était pas complètement rassuré , car il lui dit d' un air inquiet : « Vous êtes bien sûre ? – Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quel homme ! » Et elle lui faisait la moue , en avançant ses grosses lèvres , presque sanguinolentes à force d' être rouges . Mais elle avait d' admirables yeux fauves avec des points d' or dans les prunelles , tout pleins d' esprit , d' amour et de sensualité . Ils éclairaient , comme des lampes , le teint un peu jaune de sa figure maigre . Arnoux semblait jouir de ses rebuffades . Il se pencha de son côté en lui disant « Vous êtes gentille , embrassez -moi ! » Elle le prit par les deux oreilles , et le baisa sur le front . A ce moment , les danses s' arrêtèrent ; et , à la place du chef d' orchestre , parut un beau jeune homme , trop gras et d' une blancheur de cire . Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du Christ , un gilet de velours azur à grandes palmes d' or , l' air orgueilleux comme un paon , bête comme un dindon ; et quand il eut salué le public , il entama une chansonnette . C' était un villageois narrant lui -même son voyage dans la Capitale ; l' artiste parlait bas-normand , faisait l' homme soûl ; le refrain : Ah ! j' ai t' y ri , j' ai t' y ri , Dans ce gueusard de Paris soulevait des trépignements d' enthousiasme . Delmas , « chanteur expressif » , était trop malin pour le laisser refroidir . On lui passa vivement une guitare , et il gémit une romance intitulée le Frère de l' Albanaise . Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l' homme en haillons , entre les tambours du bateau . Ses yeux s' attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui . Après chaque couplet , il y avait une longue pause , -- et le souffle du vent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes . Mlle Vatnaz , en écartant d' une main les branches d' un troène qui lui masquait la vue de l' estrade , contemplait le chanteur , fixement , les narines ouvertes , les cils rapprochés , et comme perdue dans une joie sérieuse . « Très bien ! dit Arnoux . Je comprends pourquoi vous êtes ce soir à l' Alhambra ! Delmas vous plaît , ma chère . » Elle ne voulut rien avouer . « Ah ! quelle pudeur ! » Et , montrant Frédéric : « Est -ce à cause de lui ? Vous auriez tort . Pas de garçon plus discret ! » Les autres , qui cherchaient leur ami , entrèrent dans la salle de verdure . Hussonnet les présenta . Arnoux fit une distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie . Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier . Elle se leva bientôt , et , lui tendant la main : « Vous ne me remettez pas , monsieur Auguste ? – Comment la connaissez -vous ? demanda Frédéric . – Nous avons été dans la même maison ! reprit-il . Cisy le tirait par la manche , ils sortirent ; et , à peine disparu , Mlle Vatnaz commença l' éloge de son caractère . Elle ajouta même qu' il avait le génie du cœur . Puis on causa de Delmas , qui pourrait , comme mime , avoir des succès au théâtre ; et il s' ensuivit une discussion , où l' on mêla Shakespeare , la Censure , le Style , le Peuple , les recettes de la Porte-Saint-Martin , Alexandre Dumas , Victor Hugo et Dumersan . Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se penchaient pour l' écouter . Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de la musique ; et , sitôt le quadrille ou la polka terminés , tous s' abattaient sur les tables , appelaient le garçon , riaient ; les bouteilles de bière et de limonade gazeuse détonaient dans les feuillages , des femmes criaient comme des poules ; quelquefois , deux messieurs voulaient se battre ; un voleur fut arrêté . Au galop , les danseurs envahirent les allées . Haletant , souriant , et la face rouge , ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme s' accélérait ; derrière le cloître moyen âge , on entendit des crépitations , des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de Bengale , couleur d' émeraude , éclaira pendant une minute tout le jardin ; -- et , à la dernière fusée , la multitude exhala un grand soupir . Elle s' écoula lentement . Un nuage de poudre à canon flottait dans l' air . Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas , quand un spectacle les arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et il accompagnait une femme d' une cinquantaine d' années , laide , magnifiquement vêtue , et d' un rang social problématique . « Ce gaillard -là , dit Deslauriers , est moins simple qu' on ne suppose . Mais où est donc Cisy ? » Dussardier leur montra l' estaminet , où ils aperçurent le fils des preux , devant un bol de punch , en compagnie d' un chapeau rose . Hussonnet , qui s' était absenté depuis cinq minutes , reparut au même moment . Une jeune fille s' appuyait sur son bras , en l' appelant tout haut « mon petit chat » . « Mais non ! lui disait-il . Non ! pas en public ! Appelle -moi Vicomte , plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier , Louis XIII et bottes molles , qui me plaît ! Oui , mes bons , une ancienne ! N' est -ce pas qu' elle est gentille ? » Il lui prenait le menton . « Salue ces messieurs ce sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour qu' ils me nomment ambassadeur ! – Comme vous êtes fou ! » soupira Mlle Vatnaz . Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu' à sa porte . Arnoux les regarda s' éloigner , puis , se tournant vers Frédéric : « Vous plairait-elle , la Vatnaz ? Au reste , vous n' êtes pas franc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ? » Frédéric , devenu blême , jura qu' il ne cachait rien . « C' est qu' on ne vous connaît pas de maîtresse » , reprit Arnoux . Frédéric eut envie de citer un nom , au hasard . Mais l' histoire pouvait lui être racontée . Il répondit qu' effectivement , il n' avait pas de maîtresse . Le marchand l' en blâma . « Ce soir , l' occasion était bonne ! Pourquoi n' avez -vous pas fait comme les autres , qui s' en vont tous avec une femme ? – Eh bien , et vous ? dit Frédéric , impatienté d' une telle persistance . – Ah ! moi ! mon petit c' est différent ! Je m' en retourne auprès de la mienne ! » Il appela un cabriolet , et disparut . Les deux amis s' en allèrent à pied . Un vent d' est soufflait . Ils ne parlaient ni l' un ni l' autre . Deslauriers regrettait de n' avoir pas brillé devant le directeur d' un journal , et Frédéric s' enfonçait dans sa tristesse . Enfin , il dit que le bastringue lui avait paru stupide . « A qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton Arnoux ! – Bah ! tout ce que j' aurais pu faire eût été complètement inutile ! » Mais le Clerc avait des théories . Il suffisait pour obtenir les choses , de les désirer fortement . « Cependant , toi -même , tout à l' heure ... – Je m' en moquais bien ! fit Deslauriers , arrêtant net l' allusion . Est -ce que je vais m' empêtrer de femmes ! » Et il déclama contre leurs mièvreries , leurs sottises bref , elles lui déplaisaient . – Ne pose donc pas ! dit Frédéric . Deslauriers se tut . Puis , tout à coup : « Veux -tu parier cent francs que je fais la première qui passe ? – Oui ! accepté ! » La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard , lorsqu' au milieu de la rue de Rivoli , ils aperçurent une grande fille , portant à la main un petit carton . Deslauriers l' accosta sous les arcades . Elle inclina brusquement du côté des Tuileries , et elle prit bientôt par la Place du Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche . Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa . Il marchait près d' elle , en lui parlant avec des gestes expressifs . Enfin elle accepta son bras , et ils continuèrent le long des quais . Puis , à la hauteur du Châtelet , pendant vingt minutes au moins , ils se promenèrent sur le trottoir , comme deux marins faisant leur quart . Mais , tout à coup , ils traversèrent le pont au Change , le marché aux Fleurs , le quai Napoléon . Frédéric entra derrière eux . Deslauriers lui fit comprendre qu' il les gênerait , et n' avait qu' à suivre son exemple . « Combien as -tu encore ? – Deux pièces de cent sous . – C' est assez ! bonsoir . » Frédéric fut saisi par l' étonnement que l' on éprouve à voir une farce réussir « Il se moque de moi » , pensa-t-il . Si je remontais ? Deslauriers croirait , peut-être , qu' il lui enviait cet amour ? Comme si je n' en avais pas un , et cent fois plus rare , plus noble , plus fort ! » Une espèce de colère le poussait . Il arriva devant la porte de Mme Arnoux . Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement . Cependant , il restait les yeux collés sur la façade , -- comme s' il avait cru , par cette contemplation , pouvoir fendre les murs . Maintenant , sans doute , elle reposait , tranquille comme une fleur endormie , avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de l' oreiller , les lèvres entre-closes , la tête sur un bras . Celle d' Arnoux lui apparut . Il s' éloigna , pour fuir cette vision . Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur . Alors , il vagabonda dans les rues . Quand un piéton s' avançait , il tâchait de distinguer son visage . De temps à autre , un rayon de lumière lui passait entre les jambes , décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait , dans l' ombre , avec sa hotte et sa lanterne . Le vent , en de certains endroits , secouait le tuyau de tôle d' une cheminée ; des sons lointains s' élevaient , se mêlant au bourdonnement de sa tête , et il croyait entendre , dans les airs , la vague ritournelle des contredanses . Le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde . Alors , il se ressouvint de ce soir de l' autre hiver , -- où , sortant de chez elle , pour la première fois , il lui avait fallu s' arrêter , tant son cœur battait vite sous l' étreinte de ses espérances . Toutes étaient mortes , maintenant ! Des nues sombres couraient sur la face de la lune . Il la contempla , en rêvant à la grandeur des espaces , à la misère de la vie , au néant de tout . Le jour parut ; ses dents claquaient ; et , à moitié endormi , mouillé par le brouillard et tout plein de larmes , il se demanda pourquoi n' en pas finir ? Rien qu' un mouvement à faire ! Le poids de son front l' entraînait , il voyait son cadavre flottant sur l' eau ; Frédéric se pencha . Le parapet était un peu large , et ce fut par lassitude qu' il n' essaya pas de le franchir . Une épouvante le saisit . Il regagna les boulevards et s' affaissa sur un banc . Des agents de police le réveillèrent , convaincus qu' il « avait fait la noce » . Il se remit à marcher . Mais comme il se sentait grand faim , et que tous les restaurants étaient fermés , il alla souper dans un cabaret des Halles . Après quoi , jugeant qu' il était encore trop tôt , il flâna aux alentours de l' hôtel de ville , jusqu' à huit heures et un quart . Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ; et il écrivait sur la table , au milieu de la chambre . Vers quatre heures , M . de Cisy entra . Grâce à Dussardier , la veille au soir , il s' était abouché avec une dame ; et même il l' avait reconduite en voiture , avec son mari , jusqu' au seuil de sa maison , où elle lui avait donné rendez -vous . Il en sortait . On ne connaissait pas ce nom -là ! « Que voulez -vous que j' y fasse ? » dit Frédéric . Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de Mlle Vatnaz , de l' Andalouse , et de toutes les autres . Enfin , avec beaucoup de périphrases , il exposa le but de sa visite : se fiant à la discrétion de son ami , il venait pour qu' il l' assistât dans une démarche , après laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le refusa pas . Il conta l' histoire à Deslauriers , sans dire la vérité sur ce qui le concernait personnellement . Le Clerc trouva qu ' « il allait maintenant très bien . » Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur . C' était par elle qu' il avait séduit , dès le premier jour , Mlle Clémence Daviou , brodeuse en or pour équipements militaires , la plus douce personne qui fût , et svelte comme un roseau , avec de grands yeux bleus , continuellement ébahis . Le Clerc abusait de sa candeur , jusqu' à fui faire croire qu' il était décoré , il ornait sa redingote d' un ruban rouge , dans leurs tête-à-tête , mais s' en privait en public , pour ne point humilier son patron , disait-il . Du reste , il la tenait à distance , se laissait caresser comme un pacha , et l' appelait « fille du peuple » par manière de rire . Elle lui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes . Frédéric n' aurait pas voulu d' un tel amour . Cependant , lorsqu' ils sortaient , bras dessus bras dessous , pour se rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot , il éprouvait une singulière tristesse . Frédéric ne savait pas combien , depuis un an , chaque jeudi , il avait fait souffrir Deslauriers , quand il se brossait les ongles , avant d' aller dîner rue de Choiseul ! Un soir que , du haut de son balcon , il venait de les regarder partir , il vit de loin Hussonnet sur le pont d' Arcole . Le bohème se mit à l' appeler par des signaux , et , Frédéric ayant descendu ses cinq étages : « Voici la chose : C' est samedi prochain , 24 , la fête de Mme Arnoux . – Comment , puisqu'elle s' appelle Marie ? – Angèle aussi , n' importe ! On festoiera dans leur maison de campagne , à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous en prévenir . Vous trouverez un véhicule à trois heures , au Journal ! Ainsi convenu Pardon de vous avoir dérangé . Mais j' ai tant de courses . » Frédéric n' avait pas tourné les talons que son portier lui remit une lettre : « Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F . Moreau de leur faire l' honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant . -- R . S . V . P . – Trop tard » , pensa-t-il . Néanmoins , il montra la lettre à Deslauriers , lequel s' écria : « Ah ! enfin ! Mais tu n' as pas l' air content . – Pourquoi ? » Frédéric , ayant hésité quelque peu , dit qu' il avait le même jour une autre invitation . « Fais -moi le plaisir d' envoyer bouler la rue de Choiseul . Pas de bêtises ! Je vais répondre pour toi , si ça te gêne . » Et le Clerc écrivit une acceptation , à la troisième personne . N' ayant jamais vu le monde qu' à travers la fièvre de ses convoitises , il se l' imaginait comme une création artificielle , fonctionnant en vertu de lois mathématiques . Un dîner en ville , la rencontre d' un homme en place , le sourire d' une jolie femme pouvaient , par une série d' actions se déduisant les unes des autres , avoir de gigantesques résultats . Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la matière à l' état brut et la rendent centuplée de valeur . Il croyait aux courtisanes conseillant les diplomates , aux riches mariages obtenus par les intrigues , au génie des galériens , aux docilités du hasard sous la main des forts . Enfin il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile , et il parla si bien , que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre . Il n' en devait pas moins , puisque c' était la fête de Mme Arnoux , lui offrir un cadeau ; il songea , naturellement , à une ombrelle , afin de réparer sa maladresse . Or , il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon , à petit manche d' ivoire ciselé , et qui arrivait de la Chine . Mais cela coûtait cent soixante-quinze francs et il n' avait pas un sou , vivant même à crédit sur le trimestre prochain . Cependant , il la voulait , il y tenait , et , malgré sa répugnance , il eut recours à Deslauriers . Deslauriers lui répondit qu' il n' avait pas d' argent . « J' en ai besoin , dit Frédéric , grand besoin ! » Et , l' autre ayant répété la même excuse , il s' emporta . « Tu pourrais bien , quelquefois ... – Quoi donc ? – Rien ! » Le Clerc avait compris . Il leva sur sa réserve la somme en question , et , quand il l' eut versée pièce à pièce : « Je ne te réclame pas de quittance , puisque je vis à tes crochets . » Frédéric lui sauta au cou , avec mille protestations affectueuses . Deslauriers resta froid . Puis , le lendemain , apercevant l' ombrelle sur le piano : « Ah ! c' était pour cela ! – Je l' enverrai peut-être » , dit lâchement Frédéric . Le hasard le servit , car il reçut , dans la soirée , un billet bordé de noir , et où Mme Dambreuse , lui annonçant la perte d' un oncle , s' excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance . Il arriva dès deux heures au bureau du Journal . Au lieu de l' attendre pour le mener dans sa voiture , Arnoux était parti la veille , ne résistant plus à son besoin de grand air . Chaque année , aux premières feuilles , durant plusieurs jours de suite , il décampait le matin , faisait de longues courses à travers champs , buvait du lait dans les fermes , batifolait avec les villageoises , s' informait des récoltes , et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir . Enfin , réalisant un vieux rêve , il s' était acheté une maison de campagne . Pendant que Frédéric parlait au commis , Mlle Vatnaz survint , et fut désappointée de ne pas voir Arnoux . Il resterait là-bas encore deux jours , peut-être . Le commis lui conseilla « d' y aller » ; elle ne pouvait y aller ; d' écrire une lettre , elle avait peur que la lettre ne fût perdue . Frédéric s' offrit à la porter lui -même . Elle en fit une rapidement , et le conjura de la remettre sans témoins . Quarante minutes après , il débarquait à Saint-Cloud . La maison , cent pas plus loin que le pont , se trouvait à mi-hauteur de la colline . Les murs du jardin étaient cachés par deux rangs de tilleuls , et une large pelouse descendait jusqu' au bord de la rivière . La porte de la grille étant ouverte , Frédéric entra . Arnoux , étendu sur l' herbe , jouait avec une portée de petits chats . Cette distraction paraissait l' absorber infiniment . La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur . « Diable , diable ! c' est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je parte . » Puis , ayant fourré la missive dans sa poche , il prit plaisir à montrer son domaine . Il montra tout , l' écurie , le hangar , la cuisine . Le salon était à droite , et , du côté de Paris , donnait sur une varangue en treillage , chargée d' une clématite . Mais , au-dessus de leur tête , une roulade éclata ; Mme Arnoux , se croyant seule , s' amusait à chanter . Elle faisait des gammes , des trilles , des arpèges . Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir suspendues ; d' autres tombaient précipitées , comme les gouttelettes d' une cascade ; et sa voix , passant par la jalousie , coupait le grand silence , et montait vers le ciel bleu . Elle cessa tout à coup , quand M . et Mme Oudry , deux voisins , se présentèrent . Puis elle parut elle -même au haut du perron ; et , comme elle descendait les marches , il aperçut son pied . Elle avait de petites chaussures découvertes , en peau mordorée , avec trois pattes transversales , ce qui dessinait sur ses bas un grillage d' or . Les invités arrivèrent . Sauf Me Lefaucheux , avocat , c' étaient les convives du jeudi . Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne , Rosenwald un album de romances , Burieu une aquarelle , Sombaz sa propre caricature , et Pellerin un fusain , représentant une espèce de danse macabre , hideuse fantaisie d' une exécution médiocre . Hussonnet s' était dispensé de tout présent . Frédéric attendit après les autres , pour offrir le sien . Elle l' en remercia beaucoup . Alors , il dit : « Mais ... c' est presque une dette ! J' ai été si fâché . – De quoi donc ? reprit-elle . Je ne comprends pas ! – A table ! » fit Arnoux , en le saisissant par le bras ; puis , dans l' oreille : « Vous n' êtes guère malin , vous ! » Rien n' était plaisant comme la salle à manger , peinte d' une couleur vert d' eau . A l' un des bouts , une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme de coquille . Par les fenêtres ouvertes , on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse que flanquait un vieux pin d' Ecosse , aux trois quarts dépouillé ; des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et , au-delà du fleuve , se développaient , en large demi-cercle , le bois de Boulogne , Neuilly , Sèvres , Meudon . Devant la grille , en face , un canot à la voile prenait des bordées . On causa d' abord de cette vue que l' on avait , puis du paysage en général ; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l' ordre à son domestique d' atteler l' américaine vers les neuf heures et demie . Une lettre de son caissier le rappelait . « Veux -tu que je m' en retourne avec toi ? , dit Mme Arnoux . – Mais certainement ! » et , en lui faisant un beau salut : » Vous savez bien , Madame , qu' on ne peut vivre sans vous ! » Tous la complimentèrent d' avoir un si bon mari . « Ah ! c' est que je ne suis pas seule ! » répliqua-t-elle doucement , en montrant sa petite fille . Puis , la conversation ayant repris sur la peinture , on parla d' un Ruysdaël , dont Arnoux espérait des sommes considérables , et Pellerin lui demanda s' il était vrai que le fameux Saül Mathias , de Londres , fût venu , le mois passé , lui en offrir vingt-trois mille francs . « Rien de plus vrai ! » et , se tournant vers Frédéric « C' est même le monsieur que je promenais l' autre jour à l' Alhambra , bien malgré moi , je vous assure , car ces Anglais ne sont pas drôles » Frédéric , soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque histoire de femme , avait admiré l' aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge , absolument inutile , lui fit écarquiller les yeux . Le marchand ajouta , d' un air simple : « Comment l' appelez -vous donc , ce grand jeune homme , votre ami ? – Deslauriers » , dit vivement Frédéric . Et , pour réparer les torts qu' ils se sentait à son endroit , il le vanta comme une intelligence supérieure . « Ah ! vraiment ? Mais il n' a pas l' air si brave garçon que l' autre , le commis de roulage . » Frédéric maudit Dussardier . Elle allait croire qu' il frayait avec les gens du commun . Ensuite , il fut question des embellissements de la Capitale , des quartiers nouveaux , et le bonhomme Oudry vint à citer , parmi les grands spéculateurs , M . Dambreuse . Frédéric , saisissant l' occasion de se faire valoir , dit qu' il le connaissait . Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de chandelles ou d' argent , il n' y voyait pas de différence . Puis , Rosenwald et Burieu devisèrent porcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ; Sombaz , loustic de la vieille école , s' amusait à blaguer son époux ; il l' appelait Odry , comme l' acteur , déclara qu' il devait descendre d' Oudry , le peintre des chiens , car la bosse des animaux était visible sur son front . Il voulut même lui tâter le crâne , l' autre s' en défendait à cause de sa perruque ; et le dessert finit avec des éclats de rire . Quand on eut pris le café , sous les tilleuls , en fumant , et fait plusieurs tours dans le jardin , on alla se promener le long de la rivière . La compagnie s' arrêta devant un pêcheur , qui nettoyait des anguilles , dans une boutique à poisson . Mlle Marthe voulut les voir . Il vida sa boîte sur l' herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour les rattraper , riait de plaisir , criait d' effroi . Toutes furent perdues . Arnoux les paya . Il eut , ensuite , l' idée de faire une promenade en canot . Un côté de l' horizon commençait à pâlir . tandis que , de l' autre , une large couleur orange s' étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte des collines , devenues complètement noires . Mme Arnoux se tenait assise sur une grosse pierre , ayant cette lueur d' incendie derrière elle . Les autres personnes flânaient , çà et là ; Hussonnet , au bas de la berge , faisait des ricochets sur l' eau . Arnoux revint , suivi par une vieille chaloupe , où malgré les représentations les plus sages il empila ses convives . Elle sombrait ; il fallut débarquer . Déjà des bougies brûlaient dans le salon , tout tendu de perse , avec des girandoles en cristal contre les murs . La mère Oudry s' endormait doucement dans un fauteuil , et les autres écoutaient M . Lefaucheux , dissertant sur les gloires du barreau . Mme Arnoux était seule près de la croisée , Frédéric l' aborda . Ils causèrent de ce que l' on disait . Elle admirait les orateurs ; lui , il préférait la gloire des écrivains . Mais on devait sentir , reprit-elle , une plus forte jouissance à remuer les foules directement , soi -même , à voir que l' on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la sienne . Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric , qui n' avait point d' ambition . « Ah ! pourquoi ? dit-elle . Il faut en avoir un peu ! » Ils étaient l' un près de l' autre , debout , dans l' embrasure de la croisée . La nuit , devant eux , s' étendait comme un immense voile sombre , piqué d' argent . C' était la première fois qu' ils ne parlaient pas de choses insignifiantes . Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal , les livres d' histoire l' intéressaient , elle croyait aux songes . Il entama le chapitre des aventures sentimentales . Elle plaignait les désastres de la passion , mais était révoltée par les turpitudes hypocrites ; et cette droiture d' esprit se rapportait si bien à la beauté régulière de son visage , qu' elle semblait en dépendre . Elle souriait quelquefois , arrêtant sur lui ses yeux , une minute . Alors , il sentait ses regards pénétrer son âme , comme ces grands rayons de soleil qui descendent jusqu' au fond de l' eau . Il l' aimait sans arrière-pensée , sans espoir de retour , absolument ; et , dans ces muets transports , pareils à des élans de reconnaissance , il aurait voulu couvrir son front d' une pluie de baisers . Cependant , un souffle intérieur l' enlevait comme hors de lui ; c' était une envie de se sacrifier , un besoin de dévouement immédiat , et d' autant plus fort qu' il ne pouvait l' assouvir . Il ne partit pas avec les autres , Hussonnet non plus . Ils devaient s' en retourner dans la voiture ; et l' américaine attendait au bas du perron , quand Arnoux descendit dans le jardin , pour cueillir des roses . Puis , le bouquet étant lié avec un fil , comme les tiges dépassaient inégalement , il fouilla dans sa poche , pleine de papiers , en prit un au hasard , les enveloppa , consolida son œuvre avec une forte épingle et il l' offrit à sa femme , avec une certaine émotion . « Tiens , ma chérie , excuse -moi de t' avoir oubliée ! » Mais elle poussa un petit cri ; l' épingle , sottement mise , l' avait blessée , et elle remonta dans sa chambre . On l' attendit près d' un quart d' heure . Enfin elle reparut , enleva Marthe , se jeta dans la voiture . « Et ton bouquet ? dit Arnoux . – Non ! non ! ce n' est pas la peine ! » Frédéric courait pour l' aller prendre ; elle lui cria : « Je n' en veux pas ! » Mais il l' apporta bientôt , disant qu' il venait de le remettre dans l' enveloppe , car il avait trouvé les fleurs à terre . Elle les enfonça dans le tablier de cuir , contre le siège , et l' on partit . Frédéric , assis près d' elle , remarqua qu' elle tremblait horriblement . Puis , quand on eut passé le pont , comme Arnoux tournait à gauche : « Mais non ! tu te trompes ! par là , à droite ! » Elle semblait irritée ; tout la gênait . Enfin , Marthe ayant fermé les yeux , elle tira le bouquet et le lança par la portière , puis saisit au bras Frédéric , en lui faisant signe , avec l' autre main , de n' en jamais parler . Ensuite , elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres , et ne bougea plus . Les deux autres , sur le siège , causaient imprimerie , abonnés . Arnoux , qui conduisait sans attention , se perdit au milieu du bois de Boulogne . Alors , on s' enfonça dans de petits chemins . Le cheval marchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la capote . Frédéric n' apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux , dans l' ombre ; Marthe s' était allongée sur elle , et il lui soutenait la tête . « Elle vous fatigue ! » dit sa mère . Il répondit : « Non ! oh non ! » De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère , çà et là , éclairait l' angle d' un mur , puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois , il s' aperçut qu' elle pleurait . Etait -ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin , qu' il ne savait pas , l' intéressait comme une chose personnelle ; maintenant , il y avait entre eux un lien nouveau , une espèce de complicité ; et il lui dit , de la voix la plus caressante qu' il put : « Vous souffrez ? – Oui , un peu » , reprit-elle . La voiture roulait , et les chèvrefeuilles et les seringas débordaient les clôtures des jardins , envoyaient dans la nuit des bouffées d' odeurs amollissantes . Les plis nombreux de sa robe couvraient ses pieds . Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d' enfant étendu entre eux . Il se pencha vers la petite fille , et , écartant ses jolis cheveux bruns , la baisa au front , doucement . « Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux . – Pourquoi ? – Parce que vous aimez les enfants . – Pas tous ! » Il n' ajouta rien , mais il étendit la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte , -- s' imaginant qu' elle allait faire comme lui , peut-être , et qu' il rencontrerait la sienne . Puis il eut honte , et la retira . On arriva bientôt sur le pavé . La voiture allait plus vite , les becs de gaz se multiplièrent , c' était Paris . Hussonnet , devant le Garde-Meuble , sauta du siège . Frédéric attendit pour descendre que l' on fût arrivé dans la cour ; puis il s' embusqua au coin de la rue de Choiseul , et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards . Dès le lendemain , il se mit à travailler de toutes ses forces . Il se voyait dans une cour d' assises , par un soir d' hiver , à la fin des plaidoiries , quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer les cloisons du prétoire , parlant depuis quatre heures déjà , résumant toutes ses preuves , en découvrant de nouvelles , et sentant à chaque phrase , à chaque mot , à chaque geste le couperet de la guillotine , suspendu derrière lui , se relever ; puis , à la tribune de la Chambre , orateur qui porte sur ses lèvres le salut de tout un peuple , noyant ses adversaires sous ses prosopopées , les écrasant d' une riposte , avec des foudres et des intonations musicales dans la voix , ironique , pathétique , emporté , sublime ; elle serait là , quelque part , au milieu des autres , cachant sous son voile ses pleurs d' enthousiasme ; ils se retrouveraient ensuite ; -- et les découragements , les calomnies et les injures ne l' atteindraient pas , si elle disait : « Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front ses mains légères . Ces images fulguraient , comme des phares , à l' horizon de sa vie . Son esprit , excité , devint plus leste et plus fort . Jusqu' au mois d' août , il s' enferma , et fut reçu à son dernier examen . Deslauriers , qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février , s' étonnait de son ardeur . Alors , les vieux espoirs revinrent . Dans dix ans , il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze , ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu' il allait toucher bientôt , il pouvait , d' abord , fonder un journal ; ce serait le début ; ensuite , on verrait . Quant à lui , il ambitionnait toujours une chaire à l' Ecole de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d' une façon si remarquable , qu' elle lui valut les compliments des professeurs . Frédéric passa la sienne trois jours après . Avant de partir en vacances , il eut l' idée d' un pique-nique , pour clore les réunions du samedi . Il s' y montra gai . Mme Arnoux était maintenant près de sa mère , à Chartres . Mais il la retrouverait bientôt , et finirait par être son amant . Deslauriers , admis le jour même à la parlote d' Orsay avait fait un discours fort applaudi . Quoiqu'il fût sobre , il se grisa , et dit au dessert à Dussardier : « Tu es honnête , toi ! Quand je serai riche , je t' instituerai mon régisseur . » Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son stage en province , où il serait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un grand tableau figurant le Génie de la Révolution ; Hussonnet , la semaine prochaine , devait lire au directeur des Délassements le plan d' une pièce , et ne doutait pas du succès : « Car la charpente du drame , on me l' accorde ! Les passions , j' ai assez roulé ma bosse pour m' y connaître quant aux traits d' esprit , c' est mon métier ! » Il fit un saut , retomba sur les deux mains , et marcha quelque temps autour de la table , les jambes en l' air . Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal . Il venait d' être chassé de sa pension , pour avoir battu un fils d' aristocrate . Sa misère augmentant , il s' en prenait à l' ordre social , maudissait les riches ; et il s' épancha dans le sein de Regimbart , lequel était de plus en plus désillusionné , attristé , dégoûté . Le Citoyen se tournait , maintenant , vers les questions budgétaires , et accusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie . Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l' estaminet Alexandre , il disparut dès onze heures . Les autres se retirèrent plus tard ; et Frédéric , en faisant ses faisant ses adieux à Hussonnet , apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille . Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain , et , vers six heures du soir , se présenta chez elle . Son retour , lui dit le concierge , était différé d' une semaine . Frédéric dîna seul , puis flâna sur les boulevards . Des nuages roses , en forme d' écharpe , s' allongeaient au-delà des toits ; on commençait à relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d' arrosage versaient une pluie sur la poussière , et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés , laissant voir par leurs portes ouvertes , entre des argenteries et des dorures , des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces . La foule marchait lentement . Il y avait des groupes d' hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmes passaient , avec une mollesse dans les yeux et ce teint de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs . Quelque chose d' énorme s' épanchait , enveloppait les maisons . Jamais Paris ne lui avait semblé si beau . Il n' apercevait , dans l' avenir , qu' une interminable série d' années toutes pleines d' amour . Il s' arrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin à regarder l' affiche ; et , par désœuvrement , prit un billet . On jouait une vieille féerie . Les spectateurs étaient rares ; et , dans les lucarnes du paradis , le jour se découpait en petits carrés bleus , tandis que les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes . La scène représentait un marché d' esclaves à Pékin , avec clochettes , tam-tams , sultanes , bonnets pointus et calembours . Puis , la toile baissée , il erra dans le foyer , solitairement , et admira sur le boulevard , au bas du perron , un grand landau vert , attelé de deux chevaux blancs , tenus par un cocher en culotte courte . Il regagnait sa place , quand , au balcon , dans la première loge d' avant-scène , entrèrent une dame et un monsieur . Le mari avait un visage pâle , bordé d' un filet de barbe grise , la rosette d' officier , et cet aspect glacial qu' on attribue aux diplomates . Sa femme , de vingt ans plus jeune pour le moins , ni grande ni petite , ni laide ni jolie , portait ses cheveux blonds tire-bouchonnés à l' anglaise , une robe à corsage plat , et un large éventail de dentelle noire . Pour que des gens d' un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison , il fallait supposer un hasard , ou l' ennui de passer leur soirée en tête-à-tête . La dame mordillait son éventail , et le monsieur bâillait . Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure . A l' entracte suivant , comme il traversait un couloir il les rencontra tous les deux ; sur le vague salut qu' il fit , M . Dambreuse , le reconnaissant , l' aborda et s' excusa , tout de suite , de négligences impardonnables . C' était une allusion aux cartes de visite nombreuses , envoyées d' après les conseils du Clerc . Toutefois il confondait les époques , croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit . Puis il l' envia de partir pour la campagne . Il aurait eu besoin de se reposer , mais les affaires le retenaient à Paris . Mme Dambreuse , appuyée sur son bras , inclinait la tête , légèrement ; et l' aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l' heure . « On y trouve pourtant de belles distractions ! dit-elle , aux derniers mots de son mari . « Comme ce spectacle est bête ! n' est -ce pas , monsieur ? » Et tous trois restèrent debout , à causer théâtres et pièces nouvelles . Frédéric , habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales , n' avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières , cette simplicité , qui est un raffinement , et où les naïfs aperçoivent l' expression d' une sympathie instantanée . On comptait sur lui , dès son retour ; M . Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque . Frédéric ne manqua pas , en rentrant , de conter cet accueil à Deslauriers . « Fameux ! » reprit le Clerc , » et ne te laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite ! » Le lendemain de son arrivée , après leur déjeuner , Mme Moreau emmena son fils dans le jardin . Elle se dit heureuse de lui voir un état , car ils n' étaient pas aussi riches que l' on croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture . Enfin , elle lui exposa leur situation . Dans les premiers embarras de son veuvage , un homme astucieux , M . Roque , lui avait fait des prêts d' argent , renouvelés , prolongés malgré elle . Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait passé par ses conditions , en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles . Dix ans plus tard , son capital disparaissait dans la faillite d' un banquier , à Melun . Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l' avenir de son fils , comme le père Roque se présentait de nouveau , elle l' avait écouté , encore une fois . Mais elle était quitte , maintenant . Bref , il leur restait environ dix mille francs de rente , dont deux mille trois cents à lui , tout son patrimoine ! « Ce n' est pas possible ! » s' écria Frédéric . Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible . Mais son oncle lui laisserait quelque chose ? Rien n' était moins sûr ! Et ils firent un tour de jardin , sans parler . Enfin elle l' attira contre son cœur , et , d' une voix que les larmes étouffaient : « Ah ! mon pauvre garçon ! Il m' a fallu abandonner bien des rêves ! » Il s' assit sur le banc , à l' ombre du grand acacia . Ce qu' elle lui conseillait , c' était de se mettre clerc chez M . Prouharam , avoué , lequel lui céderait son étude ; s' il la faisait bien valoir , il pourrait la revendre , et trouver un bon parti . Frédéric n' entendait plus . Il regardait machinalement , par-dessus la haie , dans l' autre jardin , en face . Une petite fille d' environ douze ans , et qui avait les cheveux rouges , se trouvait là , toute seule . Elle s' était fait des boucles d' oreilles avec des baies de sorbier ; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules , un peu dorées par le soleil ; des taches de confitures maculaient son jupon blanc ; -- et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne , à la fois nerveuse et fluette . La présence d' un inconnu l' étonnait , sans doute , car elle s' était brusquement arrêtée , avec son arrosoir à la main , en dardant sur lui ses prunelles , d' un vert-bleu limpide . « C' est la fille de M . Roque , dit Mme Moreau . Il vient d' épouser sa servante et de légitimer son enfant . » Ruiné , dépouillé , perdu ! Il était resté sur le banc , comme étourdi par une commotion . Il maudissait le sort , il aurait voulu battre quelqu'un ; et , pour renforcer son désespoir , il sentait peser sur lui une sorte d' outrage , un déshonneur ; -- car Frédéric s' était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente , et il l' avait fait savoir , d' une façon indirecte , aux Arnoux . Il allait donc passer pour un hâbleur , un drôle , un obscur polisson , qui s' était introduit chez eux dans l' espérance d' un profit quelconque ! Et elle , Mme Arnoux , comment la revoir , maintenant ? Cela , d' ailleurs , était complètement impossible , n' ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours au quatrième , avoir pour domestique le portier , et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout , un chapeau gras , la même redingote pendant un an . Non , non ! jamais ! Cependant , l' existence était intolérable sans elle . Beaucoup vivaient bien qui n' avaient pas de fortune , Deslauriers entre autres ; -- et il se trouva lâche d' attacher une pareille importance à des choses médiocres . La misère , peut-être , centuplerait ses facultés . Il s' exalta , en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes . Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s' émouvoir à ce spectacle , et elle s' attendrirait . Ainsi , cette catastrophe était un bonheur après tout ; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors , elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature . Mais il n' existait au monde qu' un seul endroit pour les faire valoir : Paris ! car , dans ses idées , l' art , la science et l' amour ( ces trois faces de Dieu , comme eût dit Pellerin ) dépendaient exclusivement de la Capitale . Il déclara le soir , à sa mère , qu' il y retournerait . Mme Moreau fut surprise et indignée . C' était une folie , une absurdité . Il ferait mieux de suivre ses conseils , c' est-à-dire de rester près d' elle , dans une étude . Frédéric haussa les épaules : « Allons donc ! » se trouvant insulté par cette proposition . Alors , la bonne dame employa une autre méthode . D' une voix tendre et avec de petits sanglots , elle se mit à lui parler de sa solitude , de sa vieillesse , des sacrifices qu' elle avait faits . Maintenant qu' elle était plus malheureuse , il l' abandonnait . Puis , faisant allusion à sa fin prochaine : « Un peu de patience , mon Dieu ! bientôt tu seras libre ! » Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour , durant trois mois ; et , en même temps , les délicatesses du foyer le corrompaient ; il jouissait d' avoir un lit plus mou , des serviettes sans déchirures ; si bien que , lassé , énervé , vaincu enfin par la terrible force de la douceur , Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam . Il n' y montra ni science ni aptitude . On l' avait considéré jusqu' alors comme un jeune homme de grands moyens , qui devait être la gloire du département . Ce fut une déception publique . D' abord il s' était dit « Il faut avertir Mme Arnoux » , et , pendant une semaine , il avait médité des lettres dithyrambiques , et de courts billets , en style lapidaire et sublime . La crainte d' avouer sa situation le retenait . Puis il songea qu' il valait mieux écrire au mari . Arnoux connaissait la vie et saurait le comprendre . Enfin , après quinze jours d' hésitation : « Bah ! je ne dois plus les revoir ; qu' ils m' oublient ! Au moins , je n' aurai pas déchu dans son souvenir ! Elle me croira mort , et me regrettera ... peut-être . » Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu , il s' était juré ne jamais revenir à Paris , et même de ne point s' informer de Mme Arnoux . Cependant , il regrettait jusqu' à la senteur du gaz et au tapage des omnibus . Il rêvait à toutes les paroles qu' on lui avait dites , au timbre de sa voix , à la lumière de ses yeux , -- et , se considérant comme un homme mort , il ne faisait plus rien , absolument . Il se levait très tard , et regardait par sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient . Les six premiers mois , surtout , furent abominables . En de certains jours , pourtant , une indignation le prenait contre lui -même . Alors , il sortait . Il s' en allait dans les prairies , à moitié couvertes durant l' hiver par les débordements de la Seine . Des lignes de peupliers les divisent . Çà et là , un petit pont s' élève . Il vagabondait jusqu' au soir , roulant les feuilles jaunes sous ses pas , aspirant la brume , sautant les fossés ; à mesure que ses artères battaient plus fort , des désirs d' action furieuse l' emportaient ; il voulait se faire trappeur en Amérique , servir un pacha en Orient , s' embarquer comme matelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers . Celui -là se démenait pour percer , La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides . Bientôt , leur correspondance devint presque nulle . Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers , qui gardait son logement . Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin , il déclara son cadeau , et elle le grondait , quand il reçut une lettre . « Qu' est -ce donc ? dit-elle , tu trembles ? – Je n' ai rien ! » répliqua Frédéric . Deslauriers lui apprenait qu' il avait recueilli Sénécal ; et depuis quinze jours , ils vivaient ensemble . Donc , Sénécal s' étalait , maintenant , au milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait les vendre , faire des remarques dessus , des plaisanteries . Frédéric se sentit blessé , jusqu' au fond de l' âme . Il monta dans sa chambre . Il avait envie de mourir . Sa mère l' appela . C' était pour le consulter , à propos d' une plantation dans le jardin . Ce jardin , en manière de parc anglais , était coupé à son milieu par une clôture de bâtons , et la moitié appartenait au père Roque , qui en possédait un autre , pour les légumes , sur le bord de la rivière . Les deux voisins , brouillés , s' abstenaient d' y paraître aux mêmes heures . Mais , depuis que Frédéric était revenu , le bonhomme s' y promenait plus souvent et n' épargnait pas les politesses au fils de Mme Moreau . Il le plaignait d' habiter une petite ville . Un jour , il raconta que M . Dambreuse avait demandé de ses nouvelles . Une autre fois , il s' étendit sur la coutume de Champagne , où le ventre anoblissait . « Dans ce temps -là , vous auriez été un seigneur , puisque votre mère s' appelait de Fouvens . Et on a beau dire , allez ! c' est quelque chose , un nom ! Après tout , ajouta-t-il , en le regardant d' un air malin , cela dépend du garde des sceaux . » Cette prétention d' aristocratie jurait singulièrement avec sa personne . Comme il était petit , sa grande redingote marron exagérait la longueur de son buste . Quand il ôtait sa casquette , on apercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu ; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque ; il saluait le monde très bas , en frisant les murs . Jusqu' à cinquante ans , il s' était contenté des services de Catherine , une Lorraine du même âge que lui , et fortement marquée de petite vérole . Mais , vers 1834 , il ramena de Paris une belle blonde , à figure moutonnière , à « port de reine » . On la vit bientôt se pavaner avec de grandes boucles d' oreilles , et tout fut expliqué , par la naissance d' une fille , déclarée sous les noms d' Elisabeth-Olympe-Louise Roque . Catherine , dans sa jalousie , s' attendait à exécrer cette enfant . Au contraire , elle l' aima . Elle l' entoura de soins , d' attentions et de caresses , pour supplanter sa mère et la rendre odieuse , entreprise facile , car Mme Eléonore négligeait complètement la petite , préférant bavarder chez les fournisseurs . Dès le lendemain de son mariage , elle alla faire une visite à la sous-préfecture , ne tutoya plus les servantes , et crut devoir , par bon ton , se montrer sévère pour son enfant . Elle assistait à ses leçons ; le professeur , un vieux bureaucrate de la mairie , ne savait pas s' y prendre . L' élève s' insurgeait , recevait des gifles , et allait pleurer sur les genoux de Catherine , qui lui donnait invariablement raison . Alors , les deux femmes se querellaient ; M . Roque les faisait taire . Il s' était marié par tendresse pour sa fille , et ne voulait pas qu' on la tourmentât . Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni de dentelles ; et , aux grandes fêtes , sortait vêtue comme une princesse , afin de mortifier un peu les bourgeois , qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter , vu sa naissance illégitime . Elle vivait seule , dans son jardin , se balançait à l' escarpolette , courait après les papillons , puis tout à coup s' arrêtait à contempler les cétoines s' abattant sur les rosiers . C' étaient ces habitudes , sans doute , qui donnaient à sa figure une expression à la fois de hardiesse et de rêverie . Elle avait la taille de Marthe , d' ailleurs , si bien que Frédéric lui dit , dès leur seconde entrevue : « Voulez -vous me permettre de vous embrasser , mademoiselle ? » La petite personne leva la tête , et répondit : – Je veux bien ! » Mais la haie de bâtons les séparait l' un de l' autre . « Il faut monter dessus , dit Frédéric . – Non , enlève -moi ! » Il se pencha par-dessus la haie et la saisit au bout de ses bras , en la baisant sur les deux joues ; puis il la remit chez elle , par le même procédé , qui se renouvela les fois suivantes . Sans plus de réserve qu' une enfant de quatre ans , sitôt qu' elle entendait venir son ami , elle s' élançait à sa rencontre , ou bien , se cachant derrière un arbre , elle poussait un jappement de chien , pour l' effrayer . Un jour que Mme Moreau était sortie , il la fit monter dans sa chambre . Elle ouvrit tous les flacons d' odeur et se pommada les cheveux abondamment ; puis , sans la moindre gêne , elle se coucha sur le lit où elle restait tout de son long , éveillée . « Je m' imagine que je suis ta femme » , disait-elle . Le lendemain , il l' aperçut tout en larmes . Elle avoua » qu' elle pleurait ses péchés » , et , comme il cherchait à les connaître , elle répondit en baissant les yeux « Ne m' interroge pas davantage ! » La première communion approchait ; on l' avait conduite le matin à confesse . Le sacrement ne la rendit guère plus sage . Elle entrait parfois dans de véritables colères ; on avait recours à M . Frédéric pour la calmer . Souvent il l' emmenait avec lui dans ses promenades . Tandis qu' il rêvassait en marchant , elle cueillait des coquelicots au bord des blés , et , quand elle le voyait plus triste qu' à l' ordinaire , elle tâchait de le consoler par de gentilles paroles . Son cœur , privé d' amour , se rejeta sur cette amitié d' enfant ; il lui dessinait des bonshommes , lui contait des histoires et il se mit à lui faire des lectures . Il commença par les Annales romantiques , un recueil de vers et de prose , alors célèbre . Puis , oubliant son âge , tant son intelligence le charmait , il lut successivement Atala , Cinq-Mars , les Feuilles d' automne . Mais , une nuit ( le soir même , elle avait entendu Macbeth , dans la simple traduction de Letourneur ) , elle se réveilla en criant : » La tache ! la tache ! » , ses dents claquaient , elle tremblait , et , fixant des yeux épouvantés sur sa main droite , elle la frottait en disant : » Toujours une tache ! » Enfin arriva le médecin , qui prescrivit d' éviter les émotions . Les bourgeois ne virent là-dedans qu' un pronostic défavorable pour ses mœurs . On disait que « le fils Moreau » voulait en faire plus tard une actrice . Bientôt il fut question d' un autre événement , à savoir l' arrivée de l' oncle Barthélemy . Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher , et poussa la condescendance jusqu' à servir du gras les jours maigres . Le vieillard fut médiocrement aimable . C' étaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent , dont il trouvait l' air lourd , le pain mauvais , les rues mal pavées , la nourriture médiocre et les habitants des paresseux . « Quel pauvre commerce chez vous ! » Il blâma les extravagances de défunt Son frère , tandis que , lui , il avait amassé vingt-sept mille livres de rente ! Enfin , il partit au bout de la semaine , et sur le marchepied de la voiture , lâcha ces mots peu rassurants : « Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position . – Tu n' auras rien ! » dit Mme Moreau en rentrant dans la salle . Il n' était venu que sur ses instances ; et , huit jours durant , elle avait sollicité de sa part une ouverture , trop clairement peut-être . Elle se repentait d' avoir agi , et restait dans son fauteuil , la tête basse , les lèvres serrées . Frédéric , en face d' elle , l' observait ; et ils se taisaient tous les deux , comme il y avait cinq ans , au retour de Montereau . Cette coïncidence , s' offrant même à sa pensée , lui rappela Mme Arnoux . A ce moment , des coups de fouet retentirent sous la fenêtre , en même temps qu' une voix l' appelait . C' était le père Roque , seul dans sa tapissière . Il allait passer toute la journée à la Fortelle , chez M . Dambreuse , et proposa cordialement à Frédéric de l' y conduire . « Vous n' avez pas besoin d' invitation avec moi soyez sans crainte ! » Frédéric eut envie d' accepter . Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? Il n' avait pas un costume d' été convenable ; enfin que dirait sa mère ? Il refusa . Dès lors , le voisin se montra moins amical . Louise grandissait ; Mme Eléonore tomba malade dangereusement ; et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau , qui redoutait pour l' établissement de son fils la fréquentation de pareilles gens . Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée . Maintenant , il l' accompagnait à la messe , il faisait le soir sa partie d' impériale , il s' accoutumait à la province , s' y enfonçait ; -- et même son amour avait pris comme une douceur funèbre , un charme assoupissant . A force d' avoir versé sa douleur dans ses lettres , de l' avoir mêlée à ses lectures , promenée dans la campagne et partout épandue , il l' avait presque tarie , si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s' étonnait de ne pas connaître le tombeau , tant cette affection était devenue tranquille et résignée . Un jour , le 12 décembre 1845 , vers neuf heures du matin , la cuisinière monta une lettre dans sa chambre . L' adresse , en gros caractères , était d' une écriture inconnue ; et Frédéric , sommeillant , ne se pressa pas de la décacheter . Enfin il lut : « Justice de paix du Havre . IIIe arrondissement . » Monsieur , » M . Moreau , votre oncle , étant mort ab intestat ... » Il héritait ! Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur , il sauta hors de son lit , pieds nus , en chemise : il se passa la main sur le visage , doutant de ses yeux , croyant qu' il rêvait encore , et , pour se raffermir dans la réalité , il ouvrit la fenêtre toute grande . Il était tombé de la neige ; les toits étaient blancs et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive , qui l' avait fait trébucher la veille au soir . Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai ? toute la fortune de l' oncle ! Vingt-sept mille livres de rente ! -- et une joie frénétique le bouleversa , à l' idée de revoir Mme Arnoux . Avec la netteté d' une hallucination , il s' aperçut auprès d' elle , chez elle , lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie , tandis qu' à la porte stationnerait son tilbury , non , un coupé plutôt un coupé noir , avec un domestique en livrée brune il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers . Cela se renouvellerait tous les jours , indéfiniment . Il les recevrait chez lui , dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir rouge , le boudoir en soie jaune , des divans partout et quelles étagères quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement , qu' il sentait la tête lui tourner . Alors , il se rappela sa mère ; et il descendit , tenant toujours la lettre à sa main . Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance . Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front . « Bonne mère , tu peux racheter ta voiture maintenant ; ris donc , ne pleure plus , sois heureuse » Dix minutes après , la nouvelle circulait jusqu' aux faubourgs . Alors , Me Benoist , M . Gambin , M . Chambion , tous les amis , accoururent . Frédéric s' échappa une minute pour écrire à Deslauriers . D' autres visites survinrent . L' après-midi se passa en félicitations . On en oubliait la femme Roque , qui était cependant « très bas » . Le soir , quand ils furent seuls , tous les deux , Mme Moreau dit à son fils qu' elle lui conseillait de s' établir à Troyes , avocat . Etant plus connu dans son pays que dans un autre , il pourrait plus facilement y trouver des partis avantageux . « Ah ! c' est trop fort ! » s' écria Frédéric . A peine avait-il son bonheur entre les mains qu' on voulait le lui prendre . Il signifia sa résolution formelle d' habiter Paris . « Pour quoi y faire ? – Rien ! » Mme Moreau , surprise de ses façons , lui demanda ce qu' il voulait devenir . « Ministre ! » répliqua Frédéric . Et il affirma qu' il ne plaisantait nullement , qu' il prétendait se lancer dans la diplomatie , que ses études et ses instincts l' y poussaient . Il entrerait d' abord au Conseil d' Etat , avec la protection de M . Dambreuse . « Tu le connais donc ? – Mais oui ! par M . Roque ! – Cela est singulier » , dit Mme Moreau . Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d' ambition . Elle s' y abandonna intérieurement , et ne reparla plus des autres . S' il eût écouté son impatience , Frédéric fût parti à l' instant même . Le lendemain , toutes les places dans les diligences étaient retenues ; il se rongea jusqu' au surlendemain , à sept heures du soir . Ils s' asseyaient pour dîner , quand tintèrent à l' église trois longs coups de cloche ; et la domestique , entrant , annonça que Mme Eléonore venait de mourir . Cette mort , après tout , n' était un malheur pour personne , pas même pour son enfant . La jeune fille ne s' en trouverait que mieux , plus tard . Comme les deux maisons se touchaient , on entendait un grand va-et-vient , un bruit de paroles ; et l' idée de ce cadavre près d' eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation . Mme Moreau , deux ou trois fois , s' essuya les yeux . Frédéric avait le cœur serré . Le repas fini , Catherine l' arrêta entre deux portes . Mademoiselle voulait , absolument , le voir . Elle l' attendait dans le jardin . Il sortit , enjamba la haie , et , tout en se cognant aux arbres quelque peu , se dirigea vers la maison de M . Roque . Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage ; puis une forme apparut dans les ténèbres , et une voix chuchota : « C' est moi . » Elle lui sembla plus grande qu' à l' ordinaire , à cause de sa robe noire , sans doute . Ne sachant par quelle phrase l' aborder , il se contenta de lui prendre les mains , en soupirant : « Ah ! ma pauvre Louise ! » Elle ne répondit pas . Elle le regarda profondément , pendant longtemps . Frédéric avait peur de manquer la voiture ; il croyait entendre un roulement tout au loin , et , pour en finir : « Catherine m' a prévenu que tu avais quelque chose ... – Oui , c' est vrai ! je voulais vous dire ... Ce vous l' étonna ; et , comme elle se taisait encore : – Eh bien , quoi ? – Je ne sais plus . J' ai oublié ! Est -ce vrai que vous partez ? – Oui , tout à l' heure . » Elle répéta : – Ah ! tout à l' heure ? ... tout à fait ? ... nous ne nous reverrons plus ? » Des sanglots l' étouffaient . « Adieu ! adieu ! embrasse -moi donc ! » Et elle le serra dans ses bras avec emportement . Quand il fut à sa place , dans le coupé , au fond , et que la diligence s' ébranla , emportée par les cinq chevaux détalant à la fois , il sentit une ivresse le submerger . Comme un architecte qui fait le plan d' un palais , il arrangea , d' avance , sa vie . Il l' emplit de délicatesses et de splendeurs ; elle montait jusqu' au ciel ; une prodigalité de choses y apparaissait ; et cette contemplation était si profonde , que les objets extérieurs avaient disparu . Au bas de la côte de Sourdun , il s' aperçut de l' endroit où l' on était . On n' avait fait que cinq kilomètres , tout au plus ! Il fut indigné . Il abattit le vasistas pour voir la route . Il demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps , au juste , on arriverait . Il se calma cependant , et il restait dans son coin , les yeux ouverts . La lanterne , suspendue au siège du postillon , éclairait les croupes des limoniers . Il n' apercevait au-delà que les crinières des autres chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches ; leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de l' attelage ; les chaînettes de fer sonnaient , les glaces tremblaient dans leur châssis ; et la lourde voiture , d' un train égal , roulait sur le pavé . Çà et là , on distinguait le mur d' une grange , ou bien une auberge , toute seule . Parfois en passant dans les villages , le four d' un boulanger projetait des lueurs d' incendie , et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l' autre maison en face . Aux relais , quand on avait dételé , il se faisait un grand silence , pendant une minute . Quelqu'un piétinait en haut , sous la bâche , tandis qu' au seuil d' une porte , une femme , debout , abritait sa chandelle avec sa main . Puis , le conducteur sautant sur le marchepied , la diligence repartait . A Mormans , on entendit sonner une heure et un quart . « C' est donc aujourd'hui » , pensa-t-il , « aujourd'hui même , tantôt ! » Mais , peu à peu ses espérances et ses souvenirs , Nogent , la rue de Choiseul , Mme Arnoux , sa mère , tout se confondait . Un bruit sourd de planches le réveilla , on traversait le pont de Charenton , c' était Paris . Alors , ses deux compagnons , Otant l' un sa casquette , l' autre son foulard , se couvrirent de leur chapeau et causèrent . Le premier , un gros homme rouge , en redingote de velours , était un négociant ; le second venait dans la Capitale pour consulter un médecin ; -- et , craignant de l' avoir incommodé pendant la nuit , Frédéric lui fit spontanément des excuses , tant il avait l' âme attendrie par le bonheur . Le quai de la gare se trouvant inondé , sans doute , on continua tout droit , et la campagne recommença . Au loin de hautes cheminées d' usines fumaient . Puis on tourna dans Ivry . On monta une rue ; tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon . La plaine , bouleversée , semblait de vagues ruines . L' enceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal ; et , sur les trottoirs en terre qui bordaient la route , de petits arbres sans branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous . Des établissements de produits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois . De hautes portes , comme il y en a dans les fermes , laissaient voir , par leurs battants entrouverts , l' intérieur d' ignobles cours pleines d' immondices , avec des flaques d' eau sale au milieu . De longs cabarets , couleur sang de bœuf , portaient à leur premier étage , entre les fenêtres , deux queues de billard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes ; çà et là , une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée . Puis , la double ligne de maisons ne discontinua plus ; et , sur la nudité de leurs façades , se détachait , de loin en loin , un gigantesque cigare de fer-blanc , pour indiquer un débit de tabac . Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet , dodelinant un poupon dans une courtepointe garnie de dentelles . Des affiches couvraient l' angle des murs , et , aux trois quarts déchirées tremblaient au vent comme des guenilles . Des ouvriers en blouse passaient , et des haquets de brasseurs , des fourgons de blanchisseuses , des carrioles de bouchers ; une pluie fine tombait , il faisait froid , le ciel était pâle , mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume . On s' arrêta longtemps à la barrière , car des coquetiers , des rouliers et un troupeau de moutons y faisaient de l' encombrement . Le factionnaire , la capote rabattue , allait et venait devant sa guérite pour se réchauffer . Le commis de l' octroi grimpa sur l' impériale , et une fanfare de cornet à piston éclata . On descendit le boulevard au grand trot , les palonniers battants , les traits flottants . La mèche du long fouet claquait dans l' air humide . Le conducteur lançait son cri sonore : « Allume ! allume ! ohé ! » et les balayeurs se rangeaient , les piétons sautaient en arrière , la boue jaillissait contre les vasistas , on croisait des tombereaux , des cabriolets , des omnibus . Enfin la grille du Jardin des plantes se déploya . La Seine , jaunâtre , touchait presque au tablier des ponts . Une fraîcheur s' en exhalait . Frédéric l' aspira de toutes ses forces , savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureuses et des émanations intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre . Et il aimait jusqu' au seuil des marchands de vin garni de paille , jusqu' aux décrotteurs avec leurs boîtes , jusqu' aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café . Des femmes trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour distinguer leur figure ; un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux . Les boutiques défilaient , la foule augmentait , le bruit devenait plus fort . Après le quai Saint-Bernard , le quai de la Tournelle et le quai Montebello , on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres , elles étaient loin . Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf , on descendit jusqu' au Louvre ; et , par les rues Saint-Honoré , Croix des-Petits-Champs et du Bouloi , on atteignit la rue Coq-Héron , et l' on entra dans la cour de l' hôtel . Pour faire durer son plaisir , Frédéric s' habilla le plus lentement possible , et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à l' idée de revoir , tout à l' heure , sur la plaque de marbre le nom chéri ; il leva les yeux . Plus de vitrines , plus de tableaux , rien !