C' était à Mégara , faubourg de Carthage , dans les jardins d' Hamilcar . Les soldats qu' il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d' Eryx , et comme le maître était absent et qu' ils se trouvaient nombreux , ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté . Les capitaines , portant des cothurnes de bronze , s' étaient placés dans le chemin du milieu , sous un voile de pourpre à franges d' or , qui s' étendait depuis le mur des écuries jusqu' à la première terrasse du palais ; le commun des soldats était répandu sous les arbres , où l' on distinguait quantité de bâtiments à toit plat , pressoirs , celliers , magasins , boulangeries et arsenaux , avec une cour pour les éléphants , des fosses pour les bêtes féroces , une prison pour les esclaves . Des figuiers entouraient les cuisines ; un bois de sycomores se prolongeait jusqu' à des masses de verdure , où des grenades resplendissaient parmi les touffes blanches des cotonniers ; des vignes , chargées de grappes , montaient dans le branchage des pins : un champ de roses s' épanouissait sous des platanes ; de place en place sur des gazons , se balançaient des lis ; un sable noir , mêlé à de la poudre de corail , parsemait les sentiers , et , au milieu , l' avenue des cyprès faisait d' un bout à l' autre comme une double colonnade d' obélisques verts . Le palais , bâti en marbre numidique tacheté de jaune , superposait tout au fond , sur de larges assises , ses quatre étages en terrasses . Avec son grand escalier droit en bois d' ébène , portant aux angles de chaque marche la proue d' une galère vaincue , avec ses portes rouges écartelées d' une croix noire , ses grillages d' airain qui le défendaient en bas des scorpions , et ses treillis de baguettes dorées qui bouchaient en haut ses ouvertures , il semblait aux soldats , dans son opulence farouche , aussi solennel et impénétrable que le visage d' Hamilcar . Le Conseil leur avait désigné sa maison pour y tenir ce festin ; les convalescents qui couchaient dans le temple d' Eschmoûn , se mettant en marche dès l' aurore , s' y étaient traînés sur leurs béquilles . A chaque minute , d' autres arrivaient . Par tous les sentiers , il en débouchait incessamment , comme des torrents qui se précipitent dans un lac . On voyait entre les arbres courir les esclaves des cuisines , effarés et à demi nus ; les gazelles sur les pelouses s' enfuyaient en bêlant ; le soleil se couchait , et le parfum des citronniers rendait encore plus lourde l' exhalaison de cette foule en sueur . Il y avait là des hommes de toutes les nations , des Ligures , des Lusitaniens , des Baléares , des Nègres et des fugitifs de Rome . On entendait , à côté du lourd patois dorien , retentir les syllabes celtiques bruissantes comme des chars de bataille , et les terminaisons ioniennes se heurtaient aux consonnes du désert , âpres comme des cris de chacal . Le Grec se reconnaissait à sa taille mince , l' Egyptien à ses épaules remontées , le Cantabre à ses larges mollets . Des Cariens balançaient orgueilleusement les plumes de leur casque , des archers de Cappadoce s' étaient peint avec des jus d' herbes de larges fleurs sur le corps , et quelques Lydiens portant des robes de femmes dînaient en pantoufles et avec des boucles d' oreilles . D' autres , qui s' étaient par pompe barbouillés de vermillon , ressemblaient à des statues de corail . Ils s' allongeaient sur les coussins , ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux , ou bien , couchés sur le ventre , ils tiraient à eux les morceaux de viande , et se rassasiaient appuyés sur les coudes , dans la pose pacifique des lions lorsqu' ils dépècent leur proie . Les derniers venus , debout contre les arbres , regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d' écarlate , et attendaient leur tour . Les cuisines d' Hamilcar n' étant pas suffisantes , le Conseil leur avait envoyé des esclaves , de la vaisselle , des lits ; et l' on voyait au milieu du jardin , comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts , de grands feux clairs où rôtissaient des bœufs . Les pains saupoudrés d' anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques , et les cratères pleins de vin , et les canthares pleins d' eau auprès des corbeilles en filigrane d' or qui contenaient des fleurs . La joie de pouvoir enfin se gorger à l' aise dilatait tous les yeux çà et là , les chansons commençaient . D' abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte , dans des assiettes d' argile rouge rehaussée de dessins noirs , puis toutes les espèces de coquillages que l' on ramasse sur les côtes puniques , des bouillies de froment , de fève et d' orge , et des escargots au cumin , sur des plats d' ambre jaune . Ensuite les tables furent couvertes de viandes antilopes : avec leurs cornes , paons avec leurs plumes , moutons entiers cuits au vin doux , gigots de chamelles et de buffles , hérissons au garum , cigales frites et loirs confits . Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient , au milieu du safran , de grands morceaux de graisse . Tout débordait de saumure , de truffes et d' assa foetida . Les pyramides de fruits s' éboulaient sur les gâteaux de miel , et l' on n' avait pas oublié quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l' on engraissait avec du marc d' olives , mets carthaginois en abomination aux autres peuples . La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs . Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête , s' arrachaient les pastèques et les limons qu' ils croquaient avec l' écorce . Des Nègres n' ayant jamais vu de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges . Mais les Grecs rasés , plus blancs que des marbres , jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette , tandis que des pâtres du Brutium , vêtus de peaux de loups , dévoraient silencieusement , le visage dans leur portion . La nuit tombait . On retira le velarium étalé sur l' avenue de cyprès et l' on apporta des flambeaux . Les lueurs vacillantes du pétrole qui brûlait dans des vases de porphyre effrayèrent , au haut des cèdres , les singes consacrés à la lune . Ils poussèrent des cris , ce qui mit les soldats en gaieté . Des flammes oblongues tremblaient sur les cuirasses d' airain . Toutes sortes de scintillements jaillissaient des plats incrustés de pierres précieuses . Les cratères , à bordure de miroirs convexes , multipliaient l' image élargie des choses ; les soldats se pressant autour s' y regardaient avec ébahissement et grimaçaient pour se faire rire . Ils se lançaient , par-dessus les tables , les escabeaux d' ivoire et les spatules d' or . Ils avalaient à pleine gorge tous les vins grecs qui sont dans des outres , les vins de Campanie enfermés dans des amphores , les vins des Cantabres que l' on apporte dans des tonneaux , et les vins de jujubier , de cinnamome et de lotus . Il y en avait des flaques par terre où l' on glissait . La fumée des viandes montait dans les feuillages avec la vapeur des haleines . On entendait à la fois le claquement des mâchoires , le bruit des paroles , des chansons , des coupes , le fracas des vases campaniens qui s' écroulaient en mille morceaux , ou le son limpide d' un grand plat d' argent . A mesure qu' augmentait leur ivresse , ils se rappelaient de plus en plus l' injustice de Carthage . En effet , la République , épuisée par la guerre , avait laissé s' accumuler dans la ville toutes les bandes qui revenaient . Giscon , leur général , avait eu cependant la prudence de les renvoyer les uns après les autres pour faciliter l' acquittement de leur solde , et le Conseil avait cru qu' ils finiraient par consentir à quelque diminution . Mais on leur en voulait aujourd'hui de ne pouvoir les payer . Cette dette se confondait dans l' esprit du peuple avec les trois mille deux cents talents euboïques exigés par Lutatius , et ils étaient , comme Rome , un ennemi pour Carthage . Les Mercenaires le comprenaient ; aussi leur indignation éclatait en menaces et en débordements . Enfin , ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires , et le parti de la paix céda , en se vengeant d' Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre . Elle s' était terminée contre tous ses efforts , si bien que , désespérant de Carthage , il avait remis à Giscon le gouvernement des Mercenaires . Désigner son palais pour les recevoir , c' était attirer sur lui quelque chose de la haine qu' on leur portait . D' ailleurs la dépense devait être excessive ; il la subirait presque toute . Fiers d' avoir fait plier la République , les Mercenaires croyaient qu' ils allaient enfin s' en retourner chez eux , avec la solde de leur sang dans le capuchon de leur manteau . Mais leurs fatigues , revues à travers les vapeurs de l' ivresse , leur semblaient prodigieuses et trop peu récompensées . Ils se montraient leurs blessures , ils racontaient leurs combats , leurs voyages et les chasses de leurs pays . Ils imitaient le cri des bêtes féroces , leurs bonds . Puis vinrent les immondes gageures ; ils s' enfonçaient la tête dans les amphores , et restaient à boire , sans s' interrompre , comme des dromadaires altérés . Un Lusitanien , de taille gigantesque , portant un homme au bout de chaque bras , parcourait les tables tout en crachant du feu par les narines . Des Lacédémoniens qui n' avaient point ôté leurs cuirasses sautaient d' un pas lourd . Quelques-uns s' avançaient comme des femmes en faisant des gestes obscènes ; d' autres se mettaient nus pour combattre , au milieu des coupes , à la façon des gladiateurs , et une compagnie de Grecs dansait autour d' un vase où l' on voyait des nymphes , pendant qu' un nègre tapait avec un os de bœuf sur un bouclier d' airain . Tout à coup , ils entendirent un chant plaintif , un chant fort et doux , qui s' abaissait et remontait dans les airs comme le battement d' ailes d' un oiseau blessé . C' était la voix des esclaves dans l' ergastule . Des soldats , pour les délivrer , se levèrent d' un bond et disparurent . Ils revinrent , chassant au milieu des cris , dans la poussière , une vingtaine d' hommes que l' on distinguait à leur visage plus pâle . Un petit bonnet de forme conique , en feutre noir , couvrait leur tête rasée ; ils portaient tous des sandales de bois et faisaient un bruit de ferrailles comme des chariots en marche . Ils arrivèrent dans l' avenue des cyprès , où ils se perdirent parmi la foule , qui les interrogeait . L' un d' eux était resté à l' écart , debout . A travers les déchirures de sa tunique on apercevait ses épaules rayées par de longues balafres . Baissant le menton , il regardait autour de lui avec méfiance et fermait un peu ses paupières dans l' éblouissement des flambeaux ; mais quand il vit que personne de ces gens armés ne lui en voulait , un grand soupir s' échappa de sa poitrine : il balbutiait , il ricanait sous les larmes claires qui lavaient sa figure ; puis il saisit par les anneaux un canthare tout plein , le leva droit en l' air au bout de ses bras d' où pendaient des chaînes , et alors regardant le ciel et toujours tenant la coupe , il dit : – « Salut d' abord à toi , Baal-Eschmoûn libérateur , que les gens de ma patrie appellent Esculape ! et à vous , Génies des fontaines , de la lumière et des bois ! et à vous , Dieux cachés sous les montagnes et dans les cavernes de la terre ! et à vous , hommes forts aux armures reluisantes , qui m' avez délivré ! » Puis il laissa tomber la coupe et conta son histoire . On le nommait Spendius . Les Carthaginois l' avaient pris à la bataille des Egineuses , et parlant grec , ligure et punique , il remercia encore une fois les Mercenaires ; il leur baisait les mains ; enfin , il les félicita du banquet , tout en s' étonnant de n' y pas apercevoir les coupes de la Légion sacrée . Ces coupes , portant une vigne en émeraude sur chacune de leurs six faces en or , appartenaient à une milice exclusivement composée des jeunes patriciens , les plus hauts de taille . C' était un privilège , presque un honneur sacerdotal ; aussi rien dans les trésors de la République n' était plus convoité des Mercenaires . Ils détestaient la Légion à cause de cela , et on en avait vu qui risquaient leur vie pour l' inconcevable plaisir d' y boire . Donc ils commandèrent d' aller chercher les coupes . Elles étaient en dépôt chez les Syssites , compagnies de commerçants qui mangeaient en commun . Les esclaves revinrent . A cette heure , tous les membres des Syssites dormaient . – « Qu' on les réveille ! » répondirent les Mercenaires . Après une seconde démarche , on leur expliqua qu' elles étaient enfermées dans un temple . – « Qu' on l' ouvre ! » répliquèrent -ils . Et quand les esclaves , en tremblant , eurent avoué qu' elles étaient entre les mains du général Giscon , ils s' écrièrent : – « Qu' il les apporte ! » Giscon , bientôt , apparut au fond du jardin dans une escorte de la Légion sacrée . Son ample manteau noir , retenu sur sa tête à une mitre d' or constellée de pierres précieuses , et qui pendait tout à l' entour jusqu' aux sabots de son cheval , se confondait , de loin , avec la couleur de la nuit . On n' apercevait que sa barbe blanche , les rayonnements de sa coiffure et son triple collier à larges plaques bleues qui lui battait sur la poitrine . Les soldats , quand il entra , le saluèrent d' une grande acclamation , tous criant : – « Les coupes ! Les coupes ! » Il commença par déclarer que , si l' on considérait leur courage , ils en étaient dignes . La foule hurla de joie , en applaudissant . Il le savait bien , lui qui les avait commandés là-bas et qui était revenu avec la dernière cohorte sur la dernière galère ! – « C' est vrai ! c' est vrai ! » , disaient -ils . Cependant , continua Giscon , la République avait respecté leurs divisions par peuples , leurs coutumes , leurs cultes ; ils étaient libres dans Carthage ! Quant aux vases de la Légion sacrée , c' était une propriété particulière . Tout à coup , près de Spendius , un Gaulois s' élança par-dessus les tables et courut droit à Giscon , qu' il menaçait en gesticulant avec deux épées nues . Le général , sans s' interrompre , le frappa sur la tête de son lourd bâton d' ivoire : le Barbare tomba . Les Gaulois hurlaient , et leur fureur , se communiquant aux autres , allait emporter les légionnaires . Giscon haussa les épaules en les voyant pâlir . Il songeait que son courage serait inutile contre ces bêtes brutes , exaspérées . Il valait mieux plus tard s' en venger dans quelque ruse ; donc il fit signe à ses soldats et s' éloigna lentement . Puis , sous la porte , se tournant vers les Mercenaires , il leur cria qu' ils s' en repentiraient . Le festin recommença . Mais Giscon pouvait revenir et , cernant le faubourg qui touchait aux derniers remparts , les écraser contre les murs . Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule ; et la grande ville qui dormait sous eux , dans l' ombre , leur fit peur , tout à coup , avec ses entassements d' escaliers , ses hautes maisons noires et ses vagues dieux encore plus féroces que son peuple . Au loin , quelques fanaux glissaient sur le port , et il y avait des lumières dans le temple de Khamon . Ils se souvinrent d' Hamilcar . Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés , la paix conclue ? Ses dissensions avec le Conseil n' étaient sans doute qu' un jeu pour les perdre . Leur haine inassouvie retombait sur lui : et ils le maudissaient s' exaspérant les uns les autres par leur propre colère . A ce moment -là , il se fit un rassemblement sous les platanes . C' était pour voir un nègre qui se roulait en battant le sol avec ses membres , la prunelle fixe , le cou tordu , l' écume aux lèvres . Quelqu'un cria qu' il était empoisonné . Tous se crurent empoisonnés . Ils tombèrent sur les esclaves ; une clameur épouvantable s' éleva , et un vertige de destruction tourbillonna sur l' armée ivre . Ils frappaient au hasard , autour d' eux , ils brisaient , ils tuaient : quelques-uns lancèrent des flambeaux dans les feuillages ; d' autres , s' accoudant sur la balustrade des lions , les massacrèrent à coups de flèches ; les plus hardis coururent aux éléphants , ils voulaient leur abattre la trompe et manger de l' ivoire . Cependant des frondeurs baléares qui , pour piller plus commodément , avaient tourné l' angle du palais , furent arrêtés par une haute barrière faite en jonc des Indes . Ils coupèrent avec leurs poignards les courroies de la serrure et se trouvèrent alors sous la façade qui regardait Carthage , dans un autre jardin rempli de végétations taillées . Des lignes de fleurs blanches , toutes se suivant une à une , décrivaient sur la terre couleur d' azur de longues paraboles , comme des fusées d' étoiles . Les buissons , pleins de ténèbres , exhalaient des odeurs chaudes , mielleuses . Il y avait des troncs d' arbre barbouillés de cinabre , qui ressemblaient à des colonnes sanglantes . Au milieu , douze piédestaux de cuivre portaient chacun une grosse boule de verre , et des lueurs rougeâtres emplissaient confusément ces globes creux , comme d' énormes prunelles qui palpiteraient encore . Les soldats s' éclairaient avec des torches , tout en trébuchant sur la pente du terrain , profondément labouré . Mais ils aperçurent un petit lac , divisé en plusieurs bassins par des murailles de pierres bleues . L' onde était si limpide que les flammes des torches tremblaient jusqu' au fond , sur un lit de cailloux blancs et de poussière d' or . Elle se mit à bouillonner , des paillettes lumineuses glissèrent , et de gros poissons , qui portaient des pierreries à la gueule , apparurent vers la surface . Les soldats , en riant beaucoup , leur passèrent les doigts dans les ouïes et les apportèrent sur les tables . C' étaient les poissons de la famille Barca . Tous descendaient de ces lottes primordiales qui avaient fait éclore l' œuf mystique où se cachait la Déesse . L' idée de commettre un sacrilège ranima la gourmandise des Mercenaires ; ils placèrent vite du feu sous des vases d' airain et s' amusèrent à regarder les beaux poissons se débattre dans l' eau bouillante . La houle des soldats se poussait . Ils n' avaient plus peur . Ils recommençaient à boire . Les parfums qui leur coulaient du front mouillaient de gouttes larges leurs tuniques en lambeaux , et s' appuyant des deux poings sur les tables qui leur semblaient osciller comme des navires , ils promenaient à l' entour leurs gros yeux ivres , pour dévorer par la vue ce qu' ils ne pouvaient prendre . D' autres , marchant tout au milieu des plats sur les nappes de pourpre , cassaient à coups de pied les escabeaux d' ivoire et les fioles tyriennes en verre . Les chansons se mêlaient au râle des esclaves agonisant parmi les coupes brisées . Ils demandaient du vin , des viandes , de l' or . Ils criaient pour avoir des femmes . Ils déliraient en cent langages . Quelques-uns se croyaient aux étuves , à cause de la buée qui flottait autour d' eux , ou bien , apercevant des feuillages , ils s' imaginaient être à la chasse et couraient sur leurs compagnons comme sur des bêtes sauvages . L' incendie de l' un à l' autre gagnait tous les arbres , et les hautes masses de verdure , d' où s' échappaient de longues spirales blanches , semblaient des volcans qui commencent à fumer . La clameur redoublait ; les lions blessés rugissaient dans l' ombre . Le palais s' éclaira d' un seul coup à sa plus haute terrasse , la porte du milieu s' ouvrit , et une femme , la fille d' Hamilcar elle -même , couverte de vêtements noirs , apparut sur le seuil . Elle descendit le premier escalier qui longeait obliquement le premier étage , puis le second , le troisième , et elle s' arrêta sur la dernière terrasse , au haut de l' escalier des galères . Immobile et la tête basse , elle regardait les soldats . Derrière elle , de chaque côté , se tenaient deux longues théories d' hommes pâles , vêtus de robes blanches à franges rouges qui tombaient droit sur leurs pieds . Ils n' avaient pas de barbe , pas de cheveux , pas de sourcils . Dans leurs mains étincelantes d' anneaux ils portaient d' énormes lyres et chantaient tous , d' une voix aiguë , un hymne à la divinité de Carthage . C' étaient les prêtres eunuques du temple de Tanit , que Salammbô appelait souvent dans sa maison . Enfin elle descendit l' escalier des galères . Les prêtres la suivirent . Elle s' avança dans l' avenue des cyprès , et elle marchait lentement entre les tables des capitaines , qui se reculaient un peu en la regardant passer . Sa chevelure , poudrée d' un sable violet , et réunie en forme de tour selon la mode des vierges chananéennes , la faisait paraître plus grande . Des tresses de perles attachées à ses tempes descendaient jusqu' aux coins de sa bouche , rose comme une grenade entrouverte . Il y avait sur sa poitrine un assemblage de pierres lumineuses , imitant par leur bigarrure les écailles d' une murène . Ses bras , garnis de diamants , sortaient nus de sa tunique sans manches , étoilée de fleurs rouges sur un fond tout noir . Elle portait entre les chevilles une chaînette d' or pour régler sa marche , et son grand manteau de pourpre sombre , taillé dans une étoffe inconnue , traînait derrière elle , faisant à chacun de ses pas comme une large vague qui la suivait . Les prêtres , de temps à autre , pinçaient sur leurs lyres des accords presque étouffés , et dans les intervalles de la musique , on entendait le petit bruit de la chaînette d' or avec le claquement régulier de ses sandales en papyrus . Personne encore ne la connaissait . On savait seulement qu' elle vivait retirée dans des pratiques pieuses . Des soldats l' avaient aperçue la nuit , sur le haut de son palais , à genoux devant les étoiles , entre les tourbillons des cassolettes allumées . C' était la lune qui l' avait rendue si pâle , et quelque chose des Dieux l' enveloppait comme une vapeur subtile . Ses prunelles semblaient regarder tout au loin au-delà des espaces terrestres . Elle marchait en inclinant la tête , et tenait à sa main droite une petite lyre d' ébène . Ils l' entendaient murmurer : – « Morts ! Tous morts ! Vous ne viendrez plus obéissant à ma voix , quand , assise sur le bord du lac , je vous jetais dans la gueule des pépins de pastèques ! Le mystère de Tanit roulait au fond de vos yeux , plus limpides que les globules des fleuves . » Et elle les appelait par leurs noms , qui étaient les noms des mois . – « Siv ! Sivan ! Tammouz , Eloul , Tischri , Schebar ! - « Ah ! pitié pour moi , Déesse ! » Les soldats , sans comprendre ce qu' elle disait , se tassaient autour d' elle . Ils s' ébahissaient de sa parure ; mais elle promena sur eux tous un long regard épouvanté , puis s' enfonçant la tête dans les épaules en écartant les bras , elle répéta plusieurs fois : – « Qu' avez -vous fait ! qu' avez -vous fait ! « Vous aviez cependant , pour vous réjouir , du pain , des viandes , de l' huile , tout le malobathre des greniers ! J' avais fait venir des bœufs d' Hécatompyle , j' avais envoyé des chasseurs dans le désert ! » Sa voix s' enflait , ses joues s' empourpraient . Elle ajouta : « Où êtes -vous donc , ici ? Est -ce dans une ville conquise , ou dans le palais d' un maître ? Et quel maître ? le Suffète Hamilcar mon père , serviteur des Baals ! Vos armes , rouges du sang de ses esclaves , c' est lui qui les a refusées à Lutatius ! En connaissez -vous un dans vos patries qui sache mieux conduire les batailles ? Regardez donc ! les marches de notre palais sont encombrées par nos victoires ! Continuez ! brûlez-le ! J' emporterai avec moi le Génie de ma maison , mon serpent noir qui dort là-haut sur des feuilles de lotus ! Je sifflerai , il me suivra ; et , si je monte en galère , il courra dans le sillage de mon navire sur l' écume des flots . » Ses narines minces palpitaient . Elle écrasait ses ongles contre les pierreries de sa poitrine . Ses yeux s' alanguirent ; elle reprit : – « Ah ! pauvre Carthage ! lamentable ville ! Tu n' as plus pour te défendre les hommes forts d' autrefois , qui allaient au-delà des océans bâtir des temples sur les rivages . Tous les pays travaillaient autour de toi , et les plaines de la mer , labourées par tes rames , balançaient tes moissons . » Alors elle se mit à chanter les aventures de Melkarth , dieu des Sidoniens et père de sa famille . Elle disait l' ascension des montagnes d' Ersiphonie , le voyage à Tartessus , et la guerre contre Masisabal pour venger la reine des serpents : – « Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes comme un ruisseau d' argent ; et il arriva dans une prairie où des femmes , à croupe de dragon , se tenaient autour d' un grand feu , dressées sur la pointe de leur queue . La lune , couleur de sang , resplendissait dans un cercle pâle , et leurs langues écarlates , fendues comme des harpons de pêcheurs , s' allongeaient en se recourbant jusqu' au bord de la flamme . » Puis Salammbô , sans s' arrêter , raconta comment Melkarth , après avoir vaincu Masisabal , mit à la proue du navire sa tête coupée . - « A chaque battement des flots , elle s' enfonçait sous l' écume ; mais le soleil l' embaumait , elle se fit plus dure que l' or ; cependant les yeux ne cessaient point de pleurer , et les larmes , continuellement , tombaient dans l' eau . » Elle chantait tout cela dans un vieil idiome chananéen que n' entendaient pas les Barbares . Ils se demandaient ce qu' elle pouvait leur dire avec les gestes effrayants dont elle accompagnait son discours ; - et montés autour d' elle sur les tables , sur les lits , dans les rameaux des sycomores , la bouche ouverte et allongeant la tête , ils tâchaient de saisir ces vagues histoires qui se balançaient devant leur imagination , à travers l' obscurité des théogonies , comme des fantômes dans des nuages . Seuls , les prêtres sans barbe comprenaient Salammbô . Leurs mains ridées , pendant sur les cordes des lyres , frémissaient , et de temps à autre en tiraient un accord lugubre : car plus faibles que des vieilles femmes ils tremblaient à la fois d' émotion mystique et de la peur que leur faisaient les hommes . Les Barbares ne s' en souciaient ; ils écoutaient toujours la vierge chanter . Aucun ne la regardait comme un jeune chef numide placé aux tables des capitaines , parmi des soldats de sa nation . Sa ceinture était si hérissée de dards , qu' elle faisait une bosse dans son large manteau , noué à ses tempes par un lacet de cuir . L' étoffe , bâillant sur ses épaules , enveloppait d' ombre son visage , et l' on n' apercevait que les flammes de ses deux yeux fixes . C' était par hasard qu' il se trouvait au festin , - son père le faisant vivre chez les Barca , selon la coutume des rois qui envoyaient leurs enfants dans les grandes familles pour préparer des alliances ; mais depuis six mois que Narr'Havas y logeait , il n' avait point encore aperçu Salammbô ; et , assis sur les talons , la barbe baissée vers les hampes de ses javelots , il la considérait en écartant les narines comme un léopard qui est accroupi dans les bambous . De l' autre côté des tables se tenait un Libyen de taille colossale et à courts cheveux noirs frisés . Il n' avait gardé que sa jaquette militaire , dont les lames d' airain déchiraient la pourpre du lit . Un collier à lune d' argent s' embarrassait dans les poils de sa poitrine . Des éclaboussures de sang lui tachetaient la face , il s' appuyait sur le coude gauche ; et la bouche grande ouverte il souriait . Salammbô n' en était plus au rythme sacré . Elle employait simultanément tous les idiomes des Barbares , délicatesse de femme pour attendrir leur colère . Aux Grecs elle parlait grec , puis elle se tournait vers les Ligures , vers les Campaniens , vers les Nègres ; et chacun en l' écoutant retrouvait dans cette voix la douceur de sa patrie . Emportée par les souvenirs de Carthage , elle chantait maintenant les anciennes batailles contre Rome ; ils applaudissaient . Elle s' enflammait à la lueur des épées nues ; elle criait , les bras ouverts . Sa lyre tomba , elle se tut ; - et pressant son cœur à deux mains , elle resta quelques minutes les paupières closes à savourer l' agitation de tous ces hommes . Mâtho le Libyen se penchait vers elle . Involontairement elle s' en approcha , et , poussée par la reconnaissance de son orgueil , elle lui versa dans une coupe d' or un long jet de vin pour se réconcilier avec l' armée . – « Bois ! » dit-elle . Il prit la coupe et il la portait à ses lèvres quand un Gaulois , le même que Giscon avait blessé , le frappa sur l' épaule , tout en débitant d' un air jovial des plaisanteries dans la langue de son pays . Spendius n' était pas loin ; il s' offrit à les expliquer . – « Parle ! » dit Mâtho . – « Les Dieux te protègent , tu vas devenir riche . A quand les noces ? » – « Quelles noces ? » – « Les tiennes ! car chez nous » , dit le Gaulois , « lorsqu' une femme fait boire un soldat , c' est qu' elle lui offre sa couche . » Il n' avait pas fini que Narr'Havas , en bondissant , tira un javelot de sa ceinture , et appuyé du pied droit sur le bord de la table , il le lança contre Mâtho . Le javelot siffla entre les coupes , et , traversant le bras du Libyen , le cloua sur la nappe si fortement , que la poignée en tremblait dans l' air . Mâtho l' arracha vite ; mais il n' avait pas d' armes , il était nu ; enfin , levant à deux bras la table surchargée , il la jeta contre Narr'Havas tout au milieu de la foule qui se précipitait entre eux . Les soldats et les Numides se serraient à ne pouvoir tirer leurs glaives . Mâtho avançait en donnant de grands coups avec sa tête . Quand il la releva , Narr'Havas avait disparu . Il le chercha des yeux . Salammbô aussi était partie . Alors sa vue se tournant sur le palais , il aperçut tout en haut la porte rouge à croix noire qui se refermait . Il s' élança . On le vit courir entre les proues des galères , puis réapparaître le long des trois escaliers jusqu' à la porte rouge qu' il heurta de tout son corps . En haletant , il s' appuya contre le mur pour ne pas tomber . Un homme l' avait suivi , et , à travers les ténèbres , car les lueurs du festin étaient cachées par l' angle du palais , il reconnut Spendius . – « Va-t'en ! » dit-il . L' esclave , sans répondre , se mit avec ses dents à déchirer sa tunique ; puis s' agenouillant auprès de Mâtho il lui prit le bras délicatement , et il le palpait dans l' ombre pour découvrir la blessure . Sous un rayon de la lune qui glissait entre les nuages , Spendius aperçut au milieu du bras une plaie béante . Il roula tout autour le morceau d' étoffe ; mais l' autre , s' irritant , disait : « Laisse -moi ! Laisse -moi ! » – « Oh ! non ! » reprit l' esclave . « Tu m' as délivré de l' ergastule . Je suis à toi ! tu es mon maître ! ordonne ! » Mâtho , en frôlant les murs , fit le tour de la terrasse . Il tendait l' oreille à chaque pas , et , par l' intervalle des roseaux dorés , plongeait ses regards dans les appartements silencieux . Enfin il s' arrêta d' un air désespéré . – « Ecoute ! » lui dit l' esclave . « Oh ! ne me méprise pas pour ma faiblesse ! J' ai vécu dans le palais . Je peux , comme une vipère , me couler entre les murs . Viens ! Il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot d' or sous chaque dalle ; une voie souterraine conduit à leurs tombeaux . » – « Eh ! qu' importe ! » dit Mâtho . Spendius se tut . Ils étaient sur la terrasse . Une masse d' ombre énorme s' étalait devant eux , et qui semblait contenir de vagues amoncellements , pareils aux flots gigantesques d' un océan noir pétrifié . Mais une barre lumineuse s' éleva du côté de l' Orient . A gauche , tout en bas , les canaux de Mégara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins . Les toits coniques des temples heptagones , les escaliers , les terrasses , les remparts , peu à peu , se découpaient sur la pâleur de l' aube ; et tout autour de la péninsule carthaginoise une ceinture d' écume blanche oscillait tandis que la mer couleur d' émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin . Puis à mesure que le ciel rose allait s' élargissant , les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient , se tassaient telles qu' un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes . Les rues désertes s' allongeaient ; les palmiers , çà et là sortant des murs , ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l' air de boucliers d' argent perdus dans les cours , le phare du promontoire Hennormaeum commençait à pâlir . Tout en haut de l' Acropole , dans le bois de cyprès , les chevaux d' Eschmoûn , sentant venir la lumière , posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil . Il parut ; Spendius , levant les bras , poussa un cri . Tout s' agitait dans une rougeur épandue , car le Dieu , comme se déchirant , versait à pleins rayons sur Carthage la pluie d' or de ses veines . Les éperons des galères étincelaient , le toit de Khamon paraissait tout en flammes , et l' on apercevait des lueurs au fond des temples dont les portes s' ouvraient . Les grands chariots arrivant de la campagne faisaient tourner leurs roues sur les dalles des rues . Des dromadaires chargés de bagages descendaient les rampes . Les changeurs dans les carrefours relevaient les auvents de leurs boutiques . Des cigognes s' envolèrent , des voiles blanches palpitaient . On entendait dans le bois de Tanit le tambourin des courtisanes sacrées , et à la pointe des Mappales , les fourneaux pour cuire les cercueils d' argile commençaient à fumer . Spendius se penchait en dehors de la terrasse ; ses dents claquaient , il répétait : – « Ah ! oui ... oui ... maître ! je comprends pourquoi tu dédaignais tout à l' heure le pillage de la maison . » Mâtho fut comme réveillé par le sifflement de sa voix , il semblait ne pas comprendre ; Spendius reprit : – « Ah ! quelles richesses ! et les hommes qui les possèdent n' ont même pas de fer pour les défendre ! » Alors , lui faisant voir de sa main droite étendue quelques-uns de la populace qui rampaient en dehors du môle , sur le sable , pour chercher des paillettes d' or : – « Tiens ! » lui dit-il , « la République est comme ces misérables : courbée au bord des océans , elle enfonce dans tous les rivages ses bras avides , et le bruit des flots emplit tellement son oreille qu' elle n' entendrait pas venir par-derrière le talon d' un maître ! » Il entraîna Mâtho tout à l' autre bout de la terrasse , et lui montrant le jardin où miroitaient au soleil les épées des soldats suspendues dans les arbres . – « Mais ici il y a des hommes forts dont la haine est exaspérée ! et rien ne les attache à Carthage , ni leurs familles , ni leurs serments , ni leurs dieux ! » Mâtho restait appuyé contre le mur ; Spendius , se rapprochant , poursuivit à voix basse : – « Me comprends -tu , soldat ? Nous nous promènerions couverts de pourpre comme des satrapes . On nous laverait dans les parfums ; j' aurais des esclaves à mon tour ! N' es -tu pas las de dormir sur la terre dure , de boire le vinaigre des camps , et toujours d' entendre la trompette ? Tu te reposeras plus tard , n' est -ce pas - quand on arrachera ta cuirasse pour jeter ton cadavre aux vautours ! ou peut-être , t' appuyant sur un bâton , aveugle , boiteux , débile , tu t' en iras de porte en porte raconter ta jeunesse aux petits enfants et aux vendeurs de saumure . Rappelle -toi toutes les injustices de tes chefs , les campements dans la neige , les courses au soleil , les tyrannies de la discipline et l' éternelle menace de la croix ! Après tant de misères on t' a donné un collier d' honneur , comme on suspend au poitrail des ânes une ceinture de grelots pour les étourdir dans la marche , et faire qu' ils ne sentent pas la fatigue . Un homme comme toi , plus brave que Pyrrhus ! Si tu l' avais voulu , pourtant ! Ah ! comme tu seras heureux dans les grandes salles fraîches , au son des lyres , couché sur des fleurs , avec des bouffons et avec des femmes ! Ne me dis pas que l' entreprise est impossible ! Est -ce que les Mercenaires , déjà , n' ont pas possédé Rheggium et d' autres places fortes en Italie ! Qui t' empêche ? ! Hamilcar est absent ; le peuple exècre les Riches ; Giscon ne peut rien sur les lâches qui l' entourent . Mais tu es brave , toi ! ils t' obéiront . Commande -les ! Carthage est à nous ; jetons-nous -y ! » – « Non ! » dit Mâtho , « la malédiction de Moloch pèse sur moi . Je l' ai senti à ses yeux , et tout à l' heure j' ai vu dans un temple un bélier noir qui reculait . » Il ajouta , en regardant autour de lui : « Où est-elle ? » Spendius comprit qu' une inquiétude immense l' occupait ; il n' osa plus parler . Les arbres derrière eux fumaient encore ; de leurs branches noircies , des carcasses de singes à demi-brûlées tombaient de temps à autre au milieu des plats . Les soldats ivres ronflaient la bouche ouverte à côté des cadavres ; et ceux qui ne dormaient pas baissaient leur tête , éblouis par le jour . Le sol piétiné disparaissait sous des flaques rouges . Les éléphants balançaient entre les pieux de leurs parcs leurs trompes sanglantes . On apercevait dans les greniers ouverts des sacs de froment répandus , et sous la porte une ligne épaisse de chariots amoncelés par les Barbares ; les paons juchés dans les cèdres déployaient leur queue et se mettaient à crier . Cependant l' immobilité de Mâtho étonnait Spendius , il était encore plus pâle que tout à l' heure , et , les prunelles fixes , il suivait quelque chose à l' horizon , appuyé des deux poings sur le bord de la terrasse . Spendius , en se courbant , finit par découvrir ce qu' il contemplait . Un point d' or tournait au loin dans la poussière sur la route d' Utique ; c' était le moyeu d' un char attelé de deux mulets ; un esclave courait à la tête du timon , en les tenant par la bride . Il y avait dans le char deux femmes assises . Les crinières des bêtes bouffaient entre leurs oreilles à la mode persique , sous un réseau de perles bleues . Spendius les reconnut ; il retint un cri . Un grand voile , par-derrière , flottait au vent . Deux jours après , les Mercenaires sortirent de Carthage . On leur avait donné à chacun une pièce d' or , sous la condition qu' ils iraient camper à Sicca , et on leur avait dit avec toutes sortes de caresses : – « Vous êtes les sauveurs de Carthage ! Mais vous l' affameriez en y restant ; elle deviendrait insolvable . Eloignez -vous ! La République , plus tard , vous saura gré de cette condescendance . Nous allons immédiatement lever des impôts ; votre solde sera complète , et l' on équipera des galères qui vous reconduiront dans vos patries . » Ils ne savaient que répondre à tant de discours . Ces hommes , accoutumés à la guerre , s' ennuyaient dans le séjour d' une ville ; on n' eut pas de mal à les convaincre , et le peuple monta sur les murs pour les voir s' en aller . Ils défilèrent par la rue de Khamon et la porte de Cirta , pêle-mêle , les archers avec les hoplites , les capitaines avec les soldats , les Lusitaniens avec les Grecs . Ils marchaient d' un pas hardi , faisant sonner sur les dalles leurs lourds cothurnes . Leurs armures étaient bosselées par les catapultes et leurs visages noircis par le hâle des batailles . Des cris rauques sortaient des barbes épaisses ; leurs cottes de mailles déchirées battaient sur les pommeaux des glaives , et l' on apercevait , aux trous de l' airain , leurs membres nus , effrayants comme des machines de guerre . Les sarisses , les haches , les épieux , les bonnets de feutre et les casques de bronze , tout oscillait à la fois d' un seul mouvement . Ils emplissaient la rue à faire craquer les murs , et cette longue masse de soldats en armes s' épanchait entre les hautes maisons à six étages , barbouillées de bitume . Derrière leurs grilles de fer ou de roseaux , les femmes , la tête couverte d' un voile , regardaient en silence les Barbares passer . Les terrasses , les fortifications , les murs disparaissaient sous la foule des Carthaginois , habillée de vêtements noirs . Les tuniques des matelots faisaient comme des taches de sang parmi cette sombre multitude , et des enfants presque nus , dont la peau brillait sous leurs bracelets de cuivre , gesticulaient dans le feuillage des colonnes ou entre les branches d' un palmier . Quelques-uns des Anciens s' étaient postés sur la plate-forme des tours , et l' on ne savait pas pourquoi se tenait ainsi , de place en place , un personnage à barbe longue , dans une attitude rêveuse . Il apparaissait de loin sur le fond du ciel , vague comme un fantôme , et immobile comme les pierres . Tous , cependant , étaient oppressés par la même inquiétude ; on avait peur que les Barbares , en se voyant si forts , n' eussent la fantaisie de vouloir rester . Mais ils partaient avec tant de confiance que les Carthaginois s' enhardirent et se mêlèrent aux soldats . On les accablait de serments , d' étreintes . Quelques-uns même les engageaient à ne pas quitter la ville , par exagération de politique et audace d' hypocrisie . On leur jetait des parfums , des fleurs et des pièces d' argent . On leur donnait des amulettes contre les maladies ; mais on avait craché dessus trois fois pour attirer la mort , ou enfermé dedans des poils de chacal qui rendent le cœur lâche . On invoquait tout haut la faveur de Melkarth et tout bas sa malédiction . Puis vint la cohue des bagages , des bêtes de somme et des traînards . Des malades gémissaient sur des dromadaires ; d' autres s' appuyaient , en boitant , sur le tronçon d' une pique . Les ivrognes emportaient des outres , les voraces des quartiers de viande , des gâteaux , des fruits , du beurre dans des feuilles de figuier , de la neige dans des sacs de toile . On en voyait avec des parasols à la main , avec des perroquets sur l' épaule . Ils se faisaient suivre par des dogues , par des gazelles ou des panthères . Des femmes de race Libyque , montées sur des ânes , invectivaient les négresses qui avaient abandonné pour les soldats les lupanars de Malqua : plusieurs allaitaient des enfants suspendus à leur poitrine dans une lanière de cuir . Les mulets , que l' on aiguillonnait avec la pointe des glaives , pliaient l' échine sous le fardeau des tentes ; et il y avait une quantité de valets et de porteurs d' eau , hâves , jaunis par les fièvres et tout sales de vermine , écume de la plèbe carthaginoise , qui s' attachait aux Barbares . Quand ils furent passés , on ferma les portes derrière eux , le peuple ne descendit pas des murs ; l' armée se répandit bientôt sur la largeur de l' isthme . Elle se divisait par masses inégales . Puis les lances apparurent comme de hauts brins d' herbe , enfin tout se perdit dans une traînée de poussière ; ceux des soldats qui se retournaient vers Carthage , n' apercevaient plus que ses longues murailles , découpant au bord du ciel leurs créneaux vides . Alors les Barbares entendirent un grand cri . Ils crurent que quelques-uns d' entre eux , restés dans la ville ( car ils ne savaient pas leur nombre ) , s' amusaient à piller un temple . Ils rirent beaucoup à cette idée , puis continuèrent leur chemin . Ils étaient joyeux de se retrouver , comme autrefois , marchant tous ensemble dans la pleine campagne ; et des Grecs chantaient la vieille chanson des Mamertins : – « Avec ma lance et mon épée , je laboure et je moissonne ; c' est moi qui suis le maître de la maison ! L' homme désarmé tombe à mes genoux et m' appelle Seigneur et Grand-Roi . » Ils criaient , sautaient , les plus gais commençaient des histoires ; le temps des misères était fini . En arrivant à Tunis , quelques-uns remarquèrent qu' il manquait une troupe de frondeurs baléares . Ils n' étaient pas loin , sans doute : on n' y pensa plus . Les uns allèrent loger dans les maisons , les autres campèrent au pied des murs , et les gens de la ville vinrent causer avec les soldats . Pendant toute la nuit , on aperçut des feux qui brûlaient à l' horizon , du côté de Carthage ; ces lueurs , comme des torches géantes , s' allongeaient sur le lac immobile . Personne , dans l' armée , ne pouvait dire quelle fête on célébrait . Les Barbares , le lendemain , traversèrent une campagne toute couverte de cultures . Les métairies des patriciens se succédaient sur le bord de la route ; des rigoles coulaient dans des bois de palmiers ; les oliviers faisaient de longues lignes vertes ; des vapeurs roses flottaient dans les gorges des collines ; des montagnes bleues se dressaient par-derrière . Un vent chaud soufflait . Des caméléons rampaient sur les feuilles larges des cactus . Les Barbares se ralentirent . Ils s' en allaient par détachements isolés , ou se traînaient les uns après les autres à de longs intervalles . Ils mangeaient des raisins au bord des vignes . Ils se couchaient dans les herbes , et ils regardaient avec stupéfaction les grandes cornes des bœufs artificiellement tordues , les brebis revêtues de peaux pour protéger leur laine , les sillons qui s' entrecroisaient de manière à former des losanges , et les socs de charrues pareils à des ancres de navires , avec les grenadiers que l' on arrosait de silphium . Cette opulence de la terre et ces inventions de la sagesse les éblouissaient . Le soir , ils s' étendirent sur les tentes sans les déplier ; et , tout en s' endormant la figure aux étoiles , ils regrettaient le festin d' Hamilcar . Au milieu du jour suivant , on fit halte sur le bord d' une rivière , dans des touffes de lauriers-roses . Alors ils jetèrent vite leurs lances , leurs boucliers , leurs ceintures . Ils se lavaient en criant , ils puisaient dans leur casque , et d' autres buvaient à plat ventre , tout au milieu des bêtes de somme , dont les bagages tombaient . Spendius , assis sur un dromadaire volé dans les parcs d' Hamilcar , aperçut de loin Mâtho , qui , le bras suspendu contre la poitrine , nu-tête et la figure basse , laissait boire son mulet , tout en regardant l' eau couler . Aussitôt il courut à travers la foule , en l' appelant : – « Maître ! maître ! » A peine si Mâtho le remercia de ses bénédictions . Spendius n' y prenant garde se mit à marcher derrière lui , et , de temps à autre , il tournait des yeux inquiets du côté de Carthage . C' était le fils d' un rhéteur grec et d' une prostituée campanienne . Il s' était d' abord enrichi à vendre des femmes ; puis , ruiné par un naufrage , il avait fait la guerre contre les Romains avec les pâtres du Samnium . On l' avait pris , il s' était échappé ; on l' avait repris , et il avait travaillé dans les carrières , haleté dans les étuves , crié dans les supplices , passé par bien des maîtres , connu toutes les fureurs . Un jour enfin , par désespoir il s' était lancé à la mer du haut de la trirème où il poussait l' aviron . Des matelots d' Hamilcar l' avaient recueilli mourant et amené à Carthage dans l' ergastule de Mégara . Mais comme on devait rendre aux Romains leurs transfuges , il avait profité du désordre pour s' enfuir avec les soldats . Pendant toute la route , il resta près de Mâtho ; il lui apportait à manger , il le soutenait pour descendre , il étendait un tapis , le soir , sous sa tête . Mâtho finit par s' émouvoir de ces prévenances , et peu à peu il desserra les lèvres . Il était né dans le golfe des Syrtes . Son père l' avait conduit en pèlerinage au temple d' Ammon . Puis il avait chassé les éléphants dans les forêts des Garamantes . Ensuite , il s' était engagé au service de Carthage . On l' avait nommé tétrarque à la prise de Drépanum . La République lui devait quatre chevaux , vingt-trois médines de froment et la solde d' un hiver . Il craignait les Dieux et souhaitait mourir dans sa patrie . Spendius lui parla de ses voyages , des peuples et des temples qu' il avait visités , et il connaissait beaucoup de choses : il savait faire des sandales , des épieux , des filets , apprivoiser les bêtes farouches et cuire des poissons . Parfois s' interrompant , il tirait du fond de sa gorge un cri rauque ; le mulet de Mâtho pressait son allure ; les autres se hâtaient pour les suivre , puis Spendius recommençait , toujours agité par son angoisse . Elle se calma , le soir du quatrième jour . Ils marchaient côte à côte , à la droite de l' armée , sur le flanc d' une colline ; la plaine , en bas , se prolongeait , perdue dans les vapeurs de la nuit . Les lignes des soldats défilant au-dessous d' eux faisaient dans l' ombre des ondulations . De temps à autre elles passaient sur les éminences éclairées par la lune ; alors une étoile tremblait à la pointe des piques , les casques un instant miroitaient , tout disparaissait , et il en survenait d' autres , continuellement . Au loin , des troupeaux réveillés bêlaient , et quelque chose d' une douceur infinie semblait s' abattre sur la terre . Spendius , la tête renversée et les yeux à demi clos , aspirait avec de grands soupirs la fraîcheur du vent ; il écartait les bras en remuant ses doigts pour mieux sentir cette caresse qui lui coulait sur le corps . Des espoirs de vengeance , revenus , le transportaient . Il colla sa main contre sa bouche afin d' arrêter ses sanglots , et , à demi pâmé d' ivresse , il abandonnait le licol de son dromadaire qui avançait à grands pas réguliers . Mâtho était retombé dans sa tristesse : ses jambes pendaient jusqu' à terre , et les herbes , en fouettant ses cothurnes , faisaient un sifflement continu . Cependant , la route s' allongeait sans jamais en finir . A l' extrémité d' une plaine , toujours on arrivait sur un plateau de forme ronde ; puis on redescendait dans une vallée , et les montagnes qui semblaient boucher l' horizon , à mesure que l' on approchait d' elles , se déplaçaient comme en glissant . De temps à autre , une rivière apparaissait dans la verdure des tamarix , pour se perdre au tournant des collines . Parfois , se dressait un énorme rocher , pareil à la proue d' un vaisseau ou au piédestal de quelque colosse disparu . On rencontrait , à des intervalles réguliers , de petits temples quadrangulaires , servant aux stations des pèlerins qui se rendaient à Sicca . Ils étaient fermés comme des tombeaux . Les Libyens , pour se faire ouvrir , frappaient de grands coups contre la porte . Personne de l' intérieur ne répondait . Puis les cultures se firent plus rares . On entrait tout à coup sur des bandes de sable , hérissées de bouquets épineux . Des troupeaux de moutons broutaient parmi les pierres ; une femme , la taille ceinte d' une toison bleue , les gardait . Elle s' enfuyait en poussant des cris , dès qu' elle apercevait entre les rochers les piques des soldats . Ils marchaient dans une sorte de grand couloir bordé par deux chaînes de monticules rougeâtres , quand une odeur nauséabonde vint les frapper aux narines , et ils crurent voir au haut d' un caroubier quelque chose d' extraordinaire : une tête de lion se dressait au-dessus des feuilles . Ils y coururent . C' était un lion , attaché à une croix par les quatre membres comme un criminel . Son mufle énorme lui retombait sur la poitrine , et ses deux pattes antérieures , disparaissant à demi sous l' abondance de sa crinière , étaient largement écartées comme les deux ailes d' un oiseau . Ses côtes , une à une , saillissaient sous sa peau tendue ; ses jambes de derrière , clouées l' une contre l' autre , remontaient un peu ; et du sang noir , coulant parmi ses poils , avait amassé des stalactites au bas de sa queue qui pendait toute droite le long de la croix . Les soldats se divertirent autour ; ils l' appelaient consul et citoyen de Rome et lui jetèrent des cailloux dans les yeux , pour faire envoler les moucherons . Cent pas plus loin ils en virent deux autres , puis tout à coup parut une longue file de croix supportant des lions . Les uns étaient morts depuis si longtemps qu' il ne restait plus contre le bois que les débris de leurs squelettes ; d' autres à moitié rongés tordaient la gueule en faisant une horrible grimace ; il y en avait d' énormes , l' arbre de la croix pliait sous eux et ils se balançaient au vent , tandis que sur leur tête des bandes de corbeaux tournoyaient dans l' air , sans jamais s' arrêter . Ainsi se vengeaient les paysans carthaginois quand ils avaient pris quelque bête féroce ; ils espéraient par cet exemple terrifier les autres . Les Barbares , cessant de rire , tombèrent dans un long étonnement . « Quel est ce peuple , pensaient -ils , qui s' amuse à crucifier les lions ! » Ils étaient , d' ailleurs , les hommes du Nord surtout , vaguement inquiets , troublés , malades déjà , ils se déchiraient les mains aux dards des aloès ; de grands moustiques bourdonnaient à leurs oreilles , et les dysenteries commençaient dans l' armée . Ils s' ennuyaient de ne pas voir Sicca . Ils avaient peur de se perdre et d' atteindre le désert , la contrée des sables et des épouvantements . Beaucoup même ne voulaient plus avancer . D' autres reprirent le chemin de Carthage . Enfin le septième jour , après avoir suivi pendant longtemps la base d' une montagne , on tourna brusquement à droite ; alors apparut une ligne de murailles posée sur des roches blanches et se confondant avec elles . Soudain la ville entière se dressa ; des voiles bleus , jaunes et blancs s' agitaient sur les murs , dans la rougeur du soir . C' étaient les prêtresses de Tanit , accourues pour recevoir les hommes . Elles se tenaient rangées sur le long du rempart , en frappant des tambourins , en pinçant des lyres , en secouant des crotales , et les rayons du soleil , qui se couchait par-derrière , dans les montagnes de la Numidie , passaient entre les cordes des harpes où s' allongeaient leurs bras nus . Les instruments , par intervalles , se taisaient tout à coup , et un cri strident éclatait , précipité , furieux , continu , sorte d' aboiement qu' elles faisaient en se frappant avec la langue les deux coins de la bouche . D' autres restaient accoudées , le menton dans la main , et plus immobiles que des sphinx , elles dardaient leurs grands yeux noirs sur l' armée qui montait . Bien que Sicca fût une ville sacrée , elle ne pouvait contenir une telle multitude ; le temple avec ses dépendances en occupait , seul , la moitié . Aussi les Barbares s' établirent dans la plaine tout à leur aise , ceux qui étaient disciplinés par troupes régulières , et les autres , par nations ou d' après leur fantaisie . Les Grecs alignèrent sur des rangs parallèles leurs tentes de peaux ; les Ibériens disposèrent en cercle leurs pavillons de toile ; les Gaulois se firent des baraques de planches ; les Libyens des cabanes de pierres sèches , et les Nègres creusèrent dans le sable avec leurs ongles des fosses pour dormir . Beaucoup , ne sachant où se mettre , erraient au milieu des bagages , et la nuit couchaient par terre dans leurs manteaux troués . La plaine se développait autour d' eux , toute bordée de montagnes . Çà et là un palmier se penchait sur une colline de sable , des sapins et des chênes tachetaient les flancs des précipices . Quelquefois la pluie d' un orage , telle qu' une longue écharpe , pendait du ciel , tandis que la campagne restait partout couverte d' azur et de sérénité ; puis un vent tiède chassait des tourbillons de poussière ; - et un ruisseau descendait en cascade des hauteurs de Sicca où se dressait , avec sa toiture d' or sur des colonnes d' airain , le temple de la Vénus carthaginoise , dominatrice de la contrée . Elle semblait l' emplir de son âme . Par ces convulsions des terrains , ces alternatives de la température et ces jeux de la lumière , elle manifestait l' extravagance de sa force avec la beauté de son éternel sourire . Les montagnes , à leur sommet , avaient la forme d' un croissant ; d' autres ressemblaient à des poitrines de femme tendant leurs seins gonflés , et les Barbares sentaient peser par-dessus leurs fatigues un accablement qui était plein de délices . Spendius , avec l' argent de son dromadaire , s' était acheté un esclave . Tout le long du jour il dormait étendu devant la tente de Mâtho . Souvent il se réveillait croyant dans son rêve entendre siffler les lanières ; alors , en souriant , il se passait les mains sur les cicatrices de ses jambes , à la place où les fers avaient longtemps porté ; puis il se rendormait . Mâtho acceptait sa compagnie , et quand il sortait , Spendius , avec un long glaive sur la cuisse , l' escortait comme un licteur ; ou bien Mâtho nonchalamment s' appuyait du bras sur son épaule , car Spendius était petit . Un soir qu' ils traversaient ensemble les rues du camp , ils aperçurent des hommes couverts de manteaux blancs ; parmi eux se trouvait Narr'Havas , le prince des Numides . Mâtho tressaillit . – « Ton épée ! » s' écria-t-il ; « je veux le tuer ! » – « Pas encore ! » fit Spendius en l' arrêtant . Déjà Narr'Havas s' avançait vers lui . Il baisa ses deux pouces en signe d' alliance , rejetant la colère qu' il avait eue sur l' ivresse du festin ; puis il parla longuement contre Carthage , mais il ne dit pas ce qui l' amenait chez les Barbares . Etait -ce pour les trahir ou bien la République ? se demandait Spendius ; et comme il comptait faire son profit de tous les désordres , il savait gré à Narr'Havas des futures perfidies dont il le soupçonnait . Le chef des Numides resta parmi les Mercenaires . Il paraissait vouloir s' attacher Mâtho . Il lui envoyait des chèvres grasses , de la poudre d' or et des plumes d' autruche . Le Libyen , ébahi de ces caresses , hésitait à y répondre ou à s' en exaspérer . Mais Spendius l' apaisait , et Mâtho se laissait gouverner par l' esclave , - toujours irrésolu et dans une invincible torpeur , comme ceux qui ont pris autrefois quelque breuvage dont ils doivent mourir . Un matin qu' ils partaient tous les trois pour la chasse au lion , Narr'Havas cacha un poignard dans son manteau . Spendius marcha continuellement derrière lui ; et ils revinrent sans qu' on eût tiré le poignard . Une autre fois , Narr'Havas les entraîna fort loin , jusqu' aux limites de son royaume . Ils arrivèrent dans une gorge étroite ; Narr'Havas sourit en leur déclarant qu' il ne connaissait plus la route ; Spendius la retrouva . Mais le plus souvent Mâtho , mélancolique comme un augure , s' en allait dès le soleil levant pour vagabonder dans la campagne . Il s' étendait sur le sable , et jusqu' au soir y restait immobile . Il consulta l' un après l' autre tous les devins de l' armée , ceux qui observent la marche des serpents , ceux qui lisent dans les étoiles , ceux qui soufflent sur la cendre des morts . Il avala du galbanum , du seseli et du venin de vipère qui glace le cœur ; des femmes nègres , en chantant au clair de lune des paroles barbares , lui piquèrent la peau du front avec des stylets d' or ; il se chargeait de colliers et d' amulettes : il invoqua tour à tour Baal-Kamon , Moloch , les sept Cabires , Tanit et la Vénus des Grecs . Il grava un nom sur une plaque de cuivre et il l' enfouit dans le sable au seuil de sa tente . Spendius l' entendait gémir et parler tout seul . Une nuit il entra . Mâtho , nu comme un cadavre , était couché à plat ventre sur une peau de lion , la face dans les deux mains , une lampe suspendue éclairait ses armes , accrochées sur sa tête contre le mât de la tente . – « Tu souffres ? » lui dit l' esclave . « Que te faut-il ? réponds -moi ! - » et il le secoua par l' épaule en l' appelant plusieurs fois : « Maître ! maître ! ... » Enfin Mâtho leva vers lui de grands yeux troubles . – « Ecoute ! » fit-il à voix basse , avec un doigt sur les lèvres . « C' est une colère des Dieux ! la fille d' Hamilcar me poursuit ! J' en ai peur , Spendius ! » Il se serrait contre sa poitrine , comme un enfant épouvanté par un fantôme . ? « Parle -moi ! je suis malade ! je veux guérir ! j' ai tout essayé ! Mais toi , tu sais peut-être des Dieux plus forts ou quelque invocation irrésistible ? » – « Pour quoi faire ? » demanda Spendius . Il répondit , en se frappant la tête avec ses deux poings : – « Pour m' en débarrasser ! » Puis il se disait , se parlant à lui -même , avec de longs intervalles : – « Je suis sans doute la victime de quelque holocauste qu' elle aura promis aux Dieux ? ... . Elle me tient attaché par une chaîne que l' on n' aperçoit pas . Si je marche , c' est qu' elle avance ; quand je m' arrête , elle se repose ! Ses yeux me brûlent , j' entends sa voix . Elle m' environne , elle me pénètre . Il me semble qu' elle est devenue mon âme ! « Et pourtant , il y a entre nous deux comme les flots invisibles d' un océan sans bornes ! Elle est lointaine et tout inaccessible ! La splendeur de sa beauté fait autour d' elle un nuage de lumière ; et je crois , par moments , ne l' avoir jamais vue ... qu' elle n' existe pas ... et que tout cela est un songe ! » Mâtho pleurait ainsi dans les ténèbres ; les Barbares dormaient . Spendius , en le regardant , se rappelait les jeunes hommes qui , avec des vases d' or dans les mains , le suppliaient autrefois , quand il promenait par les villes son troupeau de courtisanes ; une pitié l' émut , et il dit : – « Sois fort , mon maître ! Appelle ta volonté et n' implore plus les Dieux , car ils ne se détournent pas aux cris des hommes ! Te voilà pleurant comme un lâche ! Tu n' es donc pas humilié qu' une femme te fasse tant souffrir ! » – « Suis -je un enfant ? » dit Mâtho . « Crois -tu que je m' attendrisse encore à leur visage et à leurs chansons ? Nous en avions à Drépanum pour balayer nos écuries . J' en ai possédé au milieu des assauts , sous les plafonds qui croulaient et quand la catapulte vibrait encore ! ... . Mais celle -là , Spendius , celle -là ! ... » L' esclave l' interrompit : – « Si elle n' était pas la fille d' Hamilcar ... » – « Non ! » s' écria Mâtho . « Elle n' a rien d' une autre fille des hommes ! As -tu vu ses grands yeux sous ses grands sourcils , comme des soleils sous des arcs de triomphe ? Rappelle -toi : quand elle a paru , tous les flambeaux ont pâli . Entre les diamants de son collier , des places sur sa poitrine nue resplendissaient ; on sentait derrière elle comme l' odeur d' un temple , et quelque chose s' échappait de tout son être qui était plus suave que le vin et plus terrible que la mort . Elle marchait cependant , et puis elle s' est arrêtée . » Il resta béant , la tête basse , les prunelles fixes . – « Mais je la veux ! il me la faut ! j' en meurs ! A l' idée de l' étreindre dans mes bras , une fureur de joie m' emporte , et cependant je la hais , Spendius ! je voudrais la battre ! Que faire ? J' ai envie de me vendre pour devenir son esclave . Tu l' as été , toi ! Tu pouvais l' apercevoir : parle -moi d' elle ! Toutes les nuits , n' est -ce pas , elle monte sur la terrasse de son palais ? Ah ! les pierres doivent frémir sous ses sandales et les étoiles se pencher pour la voir ! » Il retomba tout en fureur , et râlant comme un taureau blessé . Puis Mâtho chanta : « Il poursuivait dans la forêt le monstre femelle dont la queue ondulait sur les feuilles mortes , comme un ruisseau d' argent . » Et en traînant la voix , il imitait la voix de Salammbô , tandis que ses mains étendues faisaient comme deux mains légères sur les cordes d' une lyre . A toutes les consolations de Spendius , il lui répétait les mêmes discours ; leurs nuits se passaient dans ces gémissements et ces exhortations . Mâtho voulut s' étourdir avec du vin . Après ses ivresses il était plus triste encore . Il essaya de se distraire aux osselets , et il perdit une à une les plaques d' or de son collier . Il se laissa conduire chez les servantes de la Déesse ; mais il descendit la colline en sanglotant , comme ceux qui s' en reviennent des funérailles . Spendius , au contraire , devenait plus hardi et plus gai . On le voyait , dans les cabarets de feuillages , discourant au milieu des soldats . Il raccommodait les vieilles cuirasses . Il jonglait avec des poignards , il allait pour les malades cueillir des herbes dans les champs . Il était facétieux , subtil , plein d' inventions et de paroles ; les Barbares s' accoutumaient à ses services ; il s' en faisait aimer . Cependant ils attendaient un ambassadeur de Carthage qui leur apporterait , sur des mulets , des corbeilles chargées d' or ; et toujours recommençant le même calcul , ils dessinaient avec leurs doigts des chiffres sur le sable . Chacun , d' avance , arrangeait sa vie ; ils auraient des concubines , des esclaves , des terres ; d' autres voulaient enfouir leur trésor ou le risquer sur un vaisseau . Mais dans ce désœuvrement les caractères s' irritaient ; il y avait de continuelles disputes entre les cavaliers et les fantassins , les Barbares et les Grecs , et l' on était sans cesse étourdi par la voix aigre des femmes . Tous les jours , il survenait des troupeaux d' hommes presque nus , avec des herbes sur la tête pour se garantir du soleil ; c' étaient les débiteurs des riches Carthaginois , contraints de labourer leurs terres , et qui s' étaient échappés . Des Libyens affluaient , des paysans ruinés par les impôts , des bannis , des malfaiteurs . Puis la horde des marchands , tous les vendeurs de vin et d' huile , furieux de n' être pas payés , s' en prenaient à la République ; Spendius déclamait contre elle . Bientôt les vivres diminuèrent . On parlait de se porter en masse sur Carthage et d' appeler les Romains . Un soir , à l' heure du souper , on entendit des sons lourds et fêlés qui se rapprochaient , et , au loin , quelque chose de rouge apparut dans les ondulations du terrain . C' était une grande litière de pourpre , ornée aux angles par des bouquets de plumes d' autruche . Des chaînes de cristal , avec des guirlandes de perles , battaient sur sa tenture fermée . Des chameaux la suivaient en faisant sonner la grosse cloche suspendue à leur poitrail , et l' on apercevait autour d' eux des cavaliers ayant une armure en écailles d' or depuis les talons jusqu' aux épaules . Ils s' arrêtèrent à trois cents pas du camp , pour retirer des étuis qu' ils portaient en croupe , leur bouclier rond , leur large glaive et leur casque à la béotienne . Quelques-uns restèrent avec les chameaux ; les autres se remirent en marche . Enfin les enseignes de la République parurent , c' est-à-dire des bâtons de bois bleu , terminés par des têtes de cheval ou des pommes de pins . Les Barbares se levèrent tous , en applaudissant ; les femmes se précipitaient vers les gardes de la Légion et leur baisaient les pieds . La litière s' avançait sur les épaules de douze Nègres , qui marchaient d' accord à petits pas rapides . Ils allaient de droite et de gauche , au hasard , embarrassés par les cordes des tentes , par les bestiaux qui erraient et les trépieds où cuisaient les viandes . Quelquefois une main grasse , chargée de bagues , entrouvrait la litière ; une voix rauque criait des injures ; alors les porteurs s' arrêtaient , puis ils prenaient une autre route à travers le camp . Mais les courtines de pourpre se relevèrent ; et l' on découvrit sur un large oreiller une tête humaine tout impassible et boursouflée ; les sourcils formaient comme deux arcs d' ébène se rejoignant par les pointes ; des paillettes d' or étincelaient dans les cheveux crépus , et la face était si blême qu' elle semblait saupoudrée avec de la râpure de marbre . Le reste du corps disparaissait sous les toisons qui emplissaient la litière . Les soldats reconnurent dans cet homme ainsi couché le Suffète Hannon , celui qui avait contribué par sa lenteur à faire perdre la bataille des îles Aegates ; et , quant à sa victoire d' Hécatompyle sur les Libyens , s' il s' était conduit avec clémence , c' était par cupidité , pensaient les Barbares , car il avait vendu à son compte tous les captifs , bien qu' il eût déclaré leur mort à la République . Lorsqu' il eut , pendant quelque temps , cherché une place commode pour haranguer les soldats , il fit un signe : la litière s' arrêta , et Hannon , soutenu par deux esclaves , posa ses pieds par terre , en chancelant . Il avait des bottines en feutre noir , semées de lunes d' argent . Des bandelettes , comme autour d' une momie , s' enroulaient à ses jambes , et la chair passait entre les linges croisés . Son ventre débordait sur la jaquette écarlate qui lui couvrait les cuisses ; les plis de son cou retombaient jusqu' à sa poitrine comme des fanons de bœuf , sa tunique , où des fleurs étaient peintes , craquait aux aisselles ; il portait une écharpe , une ceinture et un large manteau noir à doubles manches lacées . L' abondance de ses vêtements , son grand collier de pierres bleues , ses agrafes d' or et ses lourds pendants d' oreilles ne rendaient que plus hideuse sa difformité . On aurait dit quelque grosse idole ébauchée dans un bloc de pierre ; car une lèpre pâle , étendue sur tout son corps , lui donnait l' apparence d' une chose inerte . Cependant son nez , crochu comme un bec de vautour , se dilatait violemment , afin d' aspirer l' air , et ses petits yeux , aux cils collés , brillaient d' un éclat dur et métallique . Il tenait à la main une spatule d' aloès , pour se gratter la peau . Enfin deux hérauts sonnèrent dans leurs cornes d' argent ; le tumulte s' apaisa , et Hannon se mit à parler . Il commença par faire l' éloge des Dieux et de la République ; les Barbares devaient se féliciter de l' avoir servie . Mais il fallait se montrer plus raisonnables , les temps étaient durs , « - et si un maître n' a que trois olives , n' est-il pas juste qu' il en garde deux pour lui ? » Ainsi le vieux Suffète entremêlait son discours de proverbes et d' apologues , tout en faisant des signes de tête pour solliciter quelque approbation . Il parlait punique et ceux qui l' entouraient ( les plus alertes accourus sans leurs armes ) étaient des Campaniens , des Gaulois et des Grecs , si bien que personne dans cette foule ne le comprenait . Hannon s' en aperçut , il s' arrêta , et il se balançait lourdement , d' une jambe sur l' autre , en réfléchissant . L' idée lui vint de convoquer les capitaines ; alors ses hérauts crièrent cet ordre en grec , - langage qui , depuis Xantippe , servait aux commandements dans les armées carthaginoises . Les gardes , à coups de fouet , écartèrent la tourbe des soldats ; et bientôt les capitaines des phalanges à la spartiate et les chefs des cohortes barbares arrivèrent , avec les insignes de leur grade et l' armure de leur nation . La nuit était tombée , une grande rumeur circulait par la plaine ; çà et là des feux brûlaient ; on allait de l' un à l' autre , on se demandait : « Qu' y a-t-il ? » et pourquoi le Suffète ne distribuait pas l' argent ? Il exposait aux capitaines les charges infinies de la République . Son trésor était vide . Le tribut des Romains l' accablait . « Nous ne savons plus que faire ! ... Elle est bien à plaindre ! » De temps à autre , il se frottait les membres avec sa spatule d' aloès , ou bien il s' interrompait pour boire dans une coupe d' argent , que lui tendait un esclave , une tisane faite avec de la cendre de belette et des asperges bouillies dans du vinaigre ; puis il s' essuyait les lèvres à une serviette d' écarlate , et reprenait : – « Ce qui valait un sicle d' argent vaut aujourd'hui trois shekels d' or , et les cultures abandonnées pendant la guerre ne rapportent rien ! Nos pêcheries de pourpre sont à peu près perdues , les perles mêmes deviennent exorbitantes ; à peine si nous avons assez d' onguents pour le service des Dieux ! Quant aux choses de la table , je n' en parle pas , c' est une calamité ! Faute de galères , nous manquons d' épices , et l' on a bien du mal à se fournir de silphium , à cause des rébellions sur la frontière de Cyrène . La Sicile , où l' on trouvait tant d' esclaves , nous est maintenant fermée ! Hier encore , pour un baigneur et quatre valets de cuisine , j' ai donné plus d' argent qu' autrefois pour une paire d' éléphants ! » Il déroula un long morceau de papyrus ; et il lut , sans passer un seul chiffre , toutes les dépenses que le Gouvernement avait faites ; tant pour les réparations des temples , pour le dallage des rues , pour la construction des vaisseaux , pour les pêcheries de corail , pour l' agrandissement des Syssites , et pour des engins dans les mines , au pays des Cantabres . Mais les capitaines , pas plus que les soldats , n' entendaient le punique , bien que les Mercenaires se saluassent en cette langue . On plaçait ordinairement dans les armées des Barbares quelques officiers carthaginois pour servir d' interprètes ; après la guerre ils s' étaient cachés de peur des vengeances , et Hannon n' avait pas songé à les prendre avec lui ; d' ailleurs sa voix trop sourde se perdait au vent . Les Grecs , sanglés dans leur ceinturon de fer , tendaient l' oreille , en s' efforçant à deviner ses paroles , tandis que des montagnards , couverts de fourrures comme des ours , le regardaient avec défiance ou bâillaient , appuyés sur leur massue à clous d' airain . Les Gaulois inattentifs secouaient en ricanant leur haute chevelure , et les hommes du désert écoutaient immobiles , tout encapuchonnés dans leurs vêtements de laine grise : d' autres arrivaient par-derrière ; les gardes , que la cohue poussait , chancelaient sur leurs chevaux , les Nègres tenaient au bout de leurs bras des branches de sapin enflammées et le gros Carthaginois continuait sa harangue , monté sur un tertre de gazon . Cependant les Barbares s' impatientaient , des murmures s' élevèrent , chacun l' apostropha . Hannon gesticulait avec sa spatule ; ceux qui voulaient faire taire les autres , criant plus fort , ajoutaient au tapage . Tout à coup , un homme d' apparence chétive bondit aux pieds d' Hannon , arracha la trompette d' un héraut , souffla dedans , et Spendius ( car c' était lui ) annonça qu' il allait dire quelque chose d' important . A cette déclaration , rapidement débitée en cinq langues diverses , grec , latin , gaulois , Lybique et baléare , les capitaines , moitié riant , moitié surpris , répondirent : – « Parle ! parle ! » Spendius hésita ; il tremblait ; enfin s' adressant aux Libyens , qui étaient les plus nombreux , il leur dit : – « Vous avez tous entendu les horribles menaces de cet homme ? » Hannon ne se récria pas , donc il ne comprenait point le Lybique ; et , pour continuer l' expérience , Spendius répéta la même phrase dans les autres idiomes des Barbares . Ils se regardèrent étonnés ; puis tous , comme d' un accord tacite , croyant peut-être avoir compris , ils baissèrent la tête en signe d' assentiment . Alors Spendius commença d' une voix véhémente : – « Il a d' abord dit que tous les Dieux des autres peuples n' étaient que des songes près des Dieux de Carthage ! il vous a appelés lâches , voleurs , menteurs , chiens et fils de chiennes ! La République sans vous ( il a dit cela ! ) , ne serait pas contrainte à payer le tribut des Romains ; et par vos débordements vous l' avez épuisée de parfums , d' aromates , d' esclaves et de silphium , car vous vous entendez avec les nomades sur la frontière de Cyrène ! Mais les coupables seront punis ! Il a lu l' énumération de leurs supplices ; on les fera travailler au dallage des rues , à l' armement des vaisseaux , à l' embellissement des Syssites , et l' on enverra les autres gratter la terre dans les mines , au pays des Cantabres . » Spendius redit les mêmes choses aux Gaulois , aux Grecs , aux Campaniens , aux Baléares . En reconnaissant plusieurs des noms propres qui avaient frappé leurs oreilles , les Mercenaires furent convaincus qu' il rapportait exactement le discours du Suffète . Quelques-uns lui crièrent : - « Tu mens ! » Leurs voix se perdirent dans le tumulte des autres ; Spendius ajouta : – « N' avez -vous pas vu qu' il a laissé en dehors du camp une réserve de ses cavaliers ? A un signal ils vont accourir pour vous égorger tous . » Les Barbares se tournèrent de ce côté , et , comme la foule alors s' écartait , il apparut au milieu d' elle , s' avançant avec la lenteur d' un fantôme , un être humain tout courbé , maigre , entièrement nu et caché jusqu' aux flancs par de longs cheveux hérissés de feuilles sèches , de poussière et d' épines . Il avait autour des reins et autour des genoux des torchis de paille , des lambeaux de toile ; sa peau molle et terreuse pendait à ses membres décharnés , comme des haillons sur des branches sèches ; ses mains tremblaient d' un frémissement continu , et il marchait en s' appuyant sur un bâton d' olivier . Il arriva auprès des Nègres qui portaient les flambeaux . Une sorte de ricanement idiot découvrait ses gencives pâles ; ses grands yeux effarés considéraient la foule des Barbares autour de lui . Mais , poussant un cri d' effroi , il se jeta derrière eux et il s' abritait de leurs corps ; il bégayait : – « Les voilà ! les voilà ! » en montrant les gardes du Suffète , immobiles dans leurs armures luisantes . Leurs chevaux piaffaient , éblouis par la lueur des torches ; elles pétillaient dans les ténèbres ; le spectre humain se débattait et hurlait : – « Ils les ont tués ! . » A ces mots qu' il criait en baléare , des Baléares arrivèrent et le reconnurent ; sans leur répondre il répétait : – « Oui , tués tous , tous ! écrasés comme des raisins ! Les beaux jeunes hommes ! les frondeurs ! mes compagnons , les vôtres ! » On lui fit boire du vin , et il pleura ; puis il se répandit en paroles . Spendius avait peine à contenir sa joie , - tout en expliquant aux Grecs et aux Libyens les choses horribles que racontait Zarxas ; il n' y pouvait croire , tant elles survenaient à propos . Les Baléares pâlissaient , en apprenant comment avaient péri leurs compagnons . C' était une troupe de trois cents frondeurs débarqués de la veille , et qui , ce jour -là , avaient dormi trop tard . Quand ils arrivèrent sur la place de Khamon , les Barbares étaient partis et ils se trouvaient sans défense , leurs balles d' argile ayant été mises sur les chameaux avec le reste des bagages . On les laissa s' engager dans la rue de Satheb , jusqu' à la porte de chêne doublée de plaques d' airain ; alors le peuple , d' un seul mouvement , s' était poussé contre eux . En effet , les soldats se rappelèrent un grand cri ; Spendius , qui fuyait en tête des colonnes , ne l' avait pas entendu . Puis les cadavres furent placés dans les bras des Dieux-Patæques qui bordaient le temple de Khamon . On leur reprocha tous les crimes des Mercenaires : leur gourmandise , leurs vols , leurs impiétés , leurs dédains , et le meurtre des poissons dans le jardin de Salammbô . On fit à leurs corps d' infâmes mutilations ; les prêtres brûlèrent leurs cheveux pour tourmenter leur âme ; on les suspendit par morceaux chez les marchands de viandes ; quelques-uns même y enfoncèrent les dents , et le soir , pour en finir , on alluma des bûchers dans les carrefours . C' étaient là ces flammes qui luisaient de loin sur le lac . Mais quelques maisons ayant pris feu , on avait jeté vite par-dessus les murs ce qui restait de cadavres et d' agonisants ; Zarxas jusqu' au lendemain s' était tenu dans les roseaux , au bord du lac ; puis il avait erré dans la campagne , cherchant l' armée d' après les traces des pas sur la poussière . Le matin , il se cachait dans les cavernes ; le soir , il se remettait en marche , avec ses plaies saignantes , affamé , malade , vivant de racines et de charognes ; un jour enfin , il aperçut des lances à l' horizon et il les avait suivies , car sa raison était troublée à force de terreurs et de misères . L' indignation des soldats , contenue tant qu' il parlait , éclata comme un orage ; ils voulaient massacrer les gardes avec le Suffète . Quelques-uns s' interposèrent , disant qu' il fallait l' entendre et savoir au moins s' ils seraient payés . Alors tous crièrent : « Notre argent ! » Hannon leur répondit qu' il l' avait apporté . On courut aux avant-postes , et les bagages du Suffète arrivèrent au milieu des tentes , poussés par les Barbares . Sans attendre les esclaves , bien vite ils dénouèrent les corbeilles ; ils y trouvèrent des robes d' hyacinthe , des éponges , des grattoirs , des brosses , des parfums , et des poinçons en antimoine , pour se peindre les yeux ; - le tout appartenant aux Gardes , hommes riches accoutumés à ces délicatesses . Ensuite on découvrit sur un chameau une grande cuve de bronze : c' était au Suffète pour se donner des bains pendant la route ; car il avait pris toutes sortes de précautions , jusqu' à emporter , dans des cages , des belettes d' Hécatompyle que l' on brûlait vivantes pour faire sa tisane . Mais , comme sa maladie lui donnait un grand appétit , il y avait , de plus , force comestibles et force vins , de la saumure , des viandes et des poissons au miel , avec des petits pots de Commagène , graisse d' oie fondue recouverte de neige et de paille hachée . La provision en était considérable ; à mesure que l' on ouvrait les corbeilles , il en apparaissait , et des rires s' élevaient comme des flots qui s' entrechoquent . Quant à la solde des Mercenaires , elle emplissait , à peu près , deux couffes de sparterie ; on voyait même , dans l' une , de ces rondelles en cuir dont la République se servait pour ménager le numéraire ; et comme les Barbares paraissaient fort surpris , Hannon leur déclara que , leurs comptes étant trop difficiles , les Anciens n' avaient pas eu le loisir de les examiner . On leur envoyait cela , en attendant . Alors tout fut renversé , bouleversé : les mulets , les valets , la litière , les provisions , les bagages . Les soldats prirent la monnaie dans les sacs pour lapider Hannon . A grand'peine il put monter sur un âne ; il s' enfuyait en se cramponnant aux poils , hurlant , pleurant , secoué , meurtri , et appelant sur l' armée la malédiction de tous les Dieux . Son large collier de pierreries rebondissait jusqu' à ses oreilles . Il retenait avec ses dents son manteau trop long qui traînait , et de loin les Barbares lui criaient : - « Va-t'en , lâche ! pourceau ! égout de Moloch ! sue ton or et ta peste ! plus vite ! plus vite ! » L' escorte en déroute galopait à ses côtés . Mais la fureur des Barbares ne s' apaisa pas . Ils se rappelèrent que plusieurs d' entre eux , partis pour Carthage , n' en étaient pas revenus ; on les avait tués sans doute . Tant d' injustice les exaspéra , et ils se mirent à arracher les piquets des tentes , à rouler leurs manteaux , à brider leurs chevaux ; chacun prit son casque et son épée , en un instant tout fut prêt . Ceux qui n' avaient pas d' armes s' élancèrent dans les bois pour se couper des bâtons . Le jour se levait ; les gens de Sicca réveillés s' agitaient dans les rues . « Ils vont à Carthage » , disait -on , et cette rumeur bientôt s' étendit par la contrée . De chaque sentier , de chaque ravin , il surgissait des hommes . On apercevait les pasteurs qui descendaient les montagnes en courant . Puis , quand les Barbares furent partis , Spendius fit le tour de la plaine , monté sur un étalon punique et avec son esclave qui menait un troisième cheval . Une seule tente était restée . Spendius y entra . – « Debout , maître ! lève -toi ! nous partons ! » – « Où allez -vous donc ? » , demanda Mâtho . – « A Carthage ! » , cria Spendius . Mâtho bondit sur le cheval que l' esclave tenait à la Porte . La lune se levait au ras des flots , et , sur la ville encore couverte de ténèbres , des points lumineux , des blancheurs brillaient : le timon d' un char dans une cour , quelque haillon de toile suspendu , l' angle d' un mur , un collier d' or à la poitrine d' un dieu . Les boules de verre sur les toits des temples rayonnaient , çà et là comme de gros diamants . Mais de vagues ruines , des tas de terre noire , des jardins faisaient des masses plus sombres dans l' obscurité , et , au bas de Malqua , des filets de pêcheurs s' étendaient d' une maison à l' autre , comme de gigantesques chauves-souris déployant leurs ailes . On n' entendait plus le grincement des roues hydrauliques qui apportaient l' eau au dernier étage des palais ; : et au milieu des terrasses , les chameaux reposaient tranquillement , couchés sur le ventre , à la manière des autruches . Les portiers dormaient dans les rues contre le seuil des maisons ; l' ombre des colosses s' allongeait sur les places désertes ; au loin quelquefois la fumée d' un sacrifice brûlant encore s' échappait par les tuiles de bronze , et la brise lourde apportait avec des parfums d' aromates les senteurs de la marine et l' exhalaison des murailles chauffées par le soleil . Autour de Carthage les ondes immobiles resplendissaient , car la lune étalait sa lueur tout à la fois sur le golfe environné de montagnes et sur le lac de Tunis , où des phénicoptères parmi les bancs de sable formaient de longues lignes roses , tandis qu' au-delà , sous les catacombes , la grande lagune salée miroitait comme un morceau d' argent . La voûte du ciel bleu s' enfonçait à l' horizon , d' un côté dans le poudroiement des plaines , de l' autre dans les brumes de la mer , et sur le sommet de l' Acropole les cyprès pyramidaux bordant le temple d' Eschmoûn se balançaient , et faisaient un murmure , comme les flots réguliers qui battaient lentement le long du môle , au bas des remparts . Salammbô monta sur la terrasse de son palais , soutenue par une esclave qui portait dans un plat de fer des charbons enflammés . Il y avait au milieu de la terrasse un petit lit d' ivoire , couvert de peaux de lynx avec des coussins en plume de perroquet , animal fatidique consacré aux Dieux , et dans les quatre coins s' élevaient quatre longues cassolettes remplies de nard , d' encens , de cinnamome et de myrrhe . L' esclave alluma les parfums . Salammbô regarda l' étoile polaire ; elle salua lentement les quatre points du ciel et s' agenouilla sur le sol parmi la poudre d' azur qui était semée d' étoiles d' or , à l' imitation du firmament . Puis les deux coudes contre les flancs , les avant-bras tout droits et les mains ouvertes , en se renversant la tête sous les rayons de la lune , elle dit : – « O Rabbetna ! ... Baalet ! ... Tanit » et sa voix se traînait d' une façon plaintive , comme pour appeler quelqu'un . - « Anaîtis ! Astarté ! Derceto ! Astoreth ! Mylitta ! Athara ! Elissa ! Tiratha ! ... Par les symboles cachés , - par les cistres résonnants , - par les sillons de la terre , - par l' éternel silence et par l' éternelle fécondité , - dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées , ô Reine des choses humides , salut ! » Elle se balança tout le corps deux ou trois fois , puis se jeta le front dans la poussière , les bras allongés . Son esclave la releva lentement , car il fallait , d' après les rites , que quelqu'un vînt arracher le suppliant à sa prosternation ; c' était lui dire que les Dieux l' agréaient , et la nourrice de Salammbô ne manquait jamais à ce devoir de piété . Des marchands de la Gétulie-Darytienne l' avaient toute petite apportée à Carthage , et , après son affranchissement , elle n' avait pas voulu abandonner ses maîtres , comme le prouvait son oreille droite , percée d' un large trou . Un jupon à raies multicolores , en lui serrant les hanches , descendait sur ses chevilles , où s' entrechoquaient deux cercles d' étain . Sa figure , un peu plate , était jaune comme sa tunique . Des aiguilles d' argent très longues faisaient un soleil derrière sa tête . Elle portait sur la narine un bouton de corail , et elle se tenait auprès du lit , plus droite qu' un hermès et les paupières baissées . Salammbô s' avança jusqu' au bord de la terrasse . Ses yeux , un instant , parcoururent l' horizon , puis ils s' abaissèrent sur la ville endormie , et le soupir qu' elle poussa , en lui soulevant les seins , fit onduler d' un bout à l' autre la longue simarre blanche qui pendait autour d' elle , sans agrafe ni ceinture . Ses sandales à pointes recourbées disparaissaient sous un amas d' émeraudes , et ses cheveux à l' abandon emplissaient un réseau en fils de pourpre . Mais elle releva la tête pour contempler la lune , et , mêlant à ses paroles des fragments d' hymne , elle murmura : – « Que tu tournes légèrement , soutenue par l' éther impalpable ! Il se polit autour de toi , et c' est le mouvement de ton agitation qui distribue les vents et les rosées fécondes . Selon que tu croîs et décrois , s' allongent ou se rapetissent les yeux des chats et les taches des panthères . Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements ! Tu gonfles le coquillage ! Tu fais bouillonner les vins ! Tu putréfies les cadavres ! Tu formes les perles au fond de la mer ! » – « Et tous les germes , ô Déesse ! fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité . » – « Quand tu parais , il s' épand une quiétude sur la terre ; les fleurs se forment , les flots s' apaisent , les hommes fatigués s' étendent la poitrine vers toi , et le monde avec ses océans et ses montagnes , comme en un miroir , se regarde dans ta figure . Tu es blanche , douce , lumineuse , immaculée , auxiliatrice , purifiante , sereine . » Le croissant de la lune était alors sur la montagne des Eaux-Chaudes , dans l' échancrure de ses deux sommets , de l' autre côté du golfe . Il y avait en dessous une petite étoile et tout autour un cercle pâle . Salammbô reprit : – « Mais tu es terrible , maîtresse ! ... C' est par toi que se produisent les monstres , les fantômes effrayants , les songes menteurs ; tes yeux dévorent les pierres des édifices , et les singes sont malades toutes les fois que tu rajeunis . » – « Où donc vas -tu ? Pourquoi changer tes formes , perpétuellement ? Tantôt mince et recourbée , tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture , ou bien au milieu des étoiles tu ressembles à un pasteur qui garde son troupeau . Luisante et ronde , tu frôles la cime des monts comme la roue d' un char . » – « O Tanit ! tu m' aimes , n' est -ce pas ? Je t' ai tant regardée ! Mais non ! tu cours dans ton azur , et moi je reste sur la terre immobile . » – « Taanach , prends ton nebal et joue tout bas sur la corde d' argent , car mon cœur est triste ! » L' esclave souleva une sorte de harpe en bois d' ébène plus haute qu' elle , et triangulaire comme un delta ; elle en fixa la pointe dans un globe de cristal , et des deux bras se mit à jouer . Les sons se succédaient , sourds et précipités comme un bourdonnement d' abeilles , et de plus en plus sonores ils s' envolaient dans la nuit avec la plainte des flots et le frémissement des grands arbres au sommet de l' Acropole . – « Tais -toi ! » s' écria Salammbô . – « Qu' as -tu donc , maîtresse ? La brise qui souffle , un nuage qui passe , tout à présent t' inquiète et t' agite . » – « Je ne sais » , dit-elle . – « Tu te fatigues à des prières trop longues ! » – « Oh ! Taanach , je voudrais m' y dissoudre comme une fleur dans du vin ! » – « C' est peut-être la fumée de tes parfums ? » – « Non ! » dit Salammbô : « L' esprit des Dieux habite dans les bonnes odeurs . » Alors l' esclave lui parla de son père . On le croyait parti vers la contrée de l' ambre , derrière les colonnes de Melkarth . - « Mais s' il ne revient pas » , disait-elle , « il te faudra pourtant , puisque c' était sa volonté , choisir un époux parmi les fils des Anciens , et alors ton chagrin s' en ira dans les bras d' un homme . » – « Pourquoi ? » demanda la jeune fille . Tous ceux qu' elle avait aperçus lui faisaient horreur avec leurs rires de bête fauve et leurs membres grossiers . – « Quelquefois , Taanach , il s' exhale du fond de mon être comme de chaudes bouffées , plus lourdes que les vapeurs d' un volcan . Des voix m' appellent , un globe de feu roule et monte dans ma poitrine , il m' étouffe , je vais mourir ; et puis , quelque chose de suave , coulant de mon front jusqu' à mes pieds , passe dans ma chair ... c' est une caresse qui m' enveloppe , et je me sens écrasée comme si un dieu s' étendait sur moi . Oh ! je voudrais me perdre dans la brume des nuits , dans le flot des fontaines , dans la sève des arbres , sortir de mon corps , n' être qu' un souffle , qu' un rayon , et glisser , monter jusqu' à toi , ô Mère ! » Elle leva ses bras le plus haut possible , en se cambrant la taille , pâle et légère comme la lune avec son long vêtement . Puis elle retomba sur la couche d' ivoire , haletante ; mais Taanach lui passa autour du cou un collier d' ambre avec des dents de dauphin pour bannir les terreurs , et Salammbô dit d' une voix presque éteinte : – « Va me chercher Schahabarim . » Son père n' avait pas voulu qu' elle entrât dans le collège des prêtresses , ni même qu' on lui fit rien connaître de la Tanit populaire . Il la réservait pour quelque alliance pouvant servir sa politique , si bien que Salammbô vivait seule au milieu de ce palais ; sa mère , depuis longtemps , était morte . Elle avait grandi dans les abstinences , les jeûnes et les purifications , toujours entourée de choses exquises et graves , le corps saturé de parfums , l' âme pleine de prières . Jamais elle n' avait goûté de vin , ni mangé de viandes , ni touché à une bête immonde , ni posé ses talons dans la maison d' un mort . Elle ignorait les simulacres obscènes , car chaque dieu se manifestant par des formes différentes , des cultes souvent contradictoires témoignaient à la fois du même principe , et Salammbô adorait la Déesse en sa figuration sidérale . Une influence était descendue de la lune sur la vierge ; quand l' astre allait en diminuant , Salammbô s' affaiblissait . Languissante toute la journée , elle se ranimait le soir . Pendant une éclipse , elle avait manqué mourir . Mais la Rabbet jalouse se vengeait de cette virginité soustraite à ses sacrifices , et elle tourmentait Salammbô d' obsessions d' autant plus fortes qu' elles étaient vagues , épandues dans cette croyance et avivées par elle . Sans cesse la fille d' Hamilcar s' inquiétait de Tanit . Elle avait appris ses aventures , ses voyages et tous ses noms , qu' elle répétait sans qu' ils eussent pour elle de signification distincte . Afin de pénétrer dans les profondeurs de son dogme , elle voulait connaître au plus secret du temple la vieille idole avec le manteau magnifique d' où dépendaient les destinées de Carthage , - car l' idée d' un dieu ne se dégageait pas nettement de sa représentation , et tenir ou même voir son simulacre , c' était lui prendre une part de sa vertu , et , en quelque sorte , le dominer . Salammbô se détourna . Elle avait reconnu le bruit des clochettes d' or que Schahabarim portait au bas de son vêtement . Il monta les escaliers : puis , dès le seuil de la terrasse , il s' arrêta en croisant les bras . Ses yeux enfoncés brillaient comme les lampes d' un sépulcre ; son long corps maigre flottait dans sa robe de lin , alourdie par les grelots qui s' alternaient sur ses talons avec des pommes d' émeraude . Il avait les membres débiles , le crâne oblique , le menton pointu ; sa peau semblait froide à toucher , et sa face jaune , que des rides profondes labouraient , comme contractée dans un désir , dans un chagrin éternel . C' était le grand prêtre de Tanit , celui qui avait élevé Salammbô . – « Parle ! » dit-il . « Que veux -tu ? » – « J' espérais ... tu m' avais presque promis ... » Elle balbutiait , elle se troubla ; puis , tout à coup : – « Pourquoi me méprises -tu ? qu' ai -je donc oublié dans les rites ? Tu es mon maître , et tu m' as dit que personne comme moi ne s' entendait aux choses de la Déesse ; mais il y en a que tu ne veux pas dire . Est -ce vrai , ô père ? » Schahabarim se rappela les ordres d' Hamilcar ; il répondit : – « Non , je n' ai plus rien à t' apprendre ! » – « Un Génie » , reprit-elle , « me pousse à cet amour . J' ai gravi les marches d' Eschmoûn , dieu des planètes et des intelligences ; j' ai dormi sous l' olivier d' or de Melkarth , patron des colonies tyriennes ; j' ai poussé les portes de Baal-Khamon , éclaireur et fertilisateur ; j' ai sacrifié aux Kabyres souterrains , aux dieux des bois , des vents , des fleuves et des montagnes : mais tous ils sont trop loin , trop haut , trop insensibles , comprends -tu ? tandis qu' elle , je la sens mêlée à ma vie ; elle emplit mon âme , et je tressaille à des élancements intérieurs comme si elle bondissait pour s' échapper . Il me semble que je vais entendre sa voix , apercevoir sa figure , des éclairs m' éblouissent , puis je retombe dans les ténèbres . » Schahabarim se taisait . Elle le sollicitait de son regard suppliant . Enfin , il fit signe d' écarter l' esclave , qui n' était pas de race chananéenne . Taanach disparut , et Schahabarim , levant un bras dans l' air , commença : – « Avant les Dieux , les ténèbres étaient seules , et un souffle flottait , lourd et indistinct comme la conscience d' un homme dans un rêve . Il se contracta , créant le Désir et la Nue , et du Désir et de la Nue sortit la Matière primitive . C' était une eau bourbeuse , noire , glacée , profonde . Elle enfermait des monstres insensibles , parties incohérentes des formes à naître et qui sont peintes sur la paroi des sanctuaires . » « Puis la Matière se condensa . Elle devint un œuf . Il se rompit . Une moitié forma la terre , l' autre le firmament . Le soleil , la lune , les vents , les nuages parurent ; et , au fracas de la foudre , les animaux intelligents s' éveillèrent . Alors Eschmoûn se déroula dans la sphère étoilée ; Khamon rayonna dans le soleil ; Melkarth , avec ses bras , le poussa derrière Gadès ; les Kabyrim descendirent sous les volcans , et Rabbetna , telle qu' une nourrice , se pencha sur le monde , versant sa lumière comme un lait et sa nuit comme un manteau . » – « Et après ? » dit-elle . Il lui avait conté le secret des origines pour la distraire par des perspectives plus hautes ; mais le désir de la vierge se ralluma sous ces dernières paroles , et Schahabarim , cédant à moitié , reprit : – « Elle inspire et gouverne les amours des hommes . » – « Les amours des hommes ! » répéta Salammbô rêvant . – « Elle est l' âme de Carthage » , continua le prêtre ; « et bien qu' elle soit partout épandue , c' est ici qu' elle demeure , sous le voile sacré . » – « O père ! » s' écria Salammbô , « je la verrai , n' est -ce pas ? tu m' y conduiras ! Depuis longtemps j' hésitais ; la curiosité de sa forme me dévore . Pitié ! secours -moi ! partons ! » Il la repoussa d' un geste véhément et plein d' orgueil . – « Jamais ! Ne sais -tu pas qu' on en meurt ? Les Baals hermaphrodites ne se dévoilent que pour nous seuls , hommes par l' esprit , femmes par la faiblesse . Ton désir est un sacrilège ; satisfais -toi avec la science que tu possèdes ! » Elle tomba sur les genoux , mettant ses deux doigts contre ses oreilles en signe de repentir ; et elle sanglotait , écrasée par la parole du prêtre , pleine à la fois de colère contre lui , de terreur et d' humiliation . Schahabarim , debout , restait plus insensible que les pierres de la terrasse . Il la regardait de haut en bas frémissante à ses pieds , il éprouvait une sorte de joie en la voyant souffrir pour sa divinité , qu' il ne pouvait , lui non plus , étreindre tout entière . Déjà les oiseaux chantaient , un vent froid soufflait , de petits nuages couraient dans le ciel plus pâle . Tout à coup il aperçut à l' horizon derrière Tunis , comme des brouillards légers , qui se traînaient contre le sol ; puis ce fut un grand rideau de poudre grise perpendiculairement étalé , et , dans les tourbillons de cette masse nombreuse , des têtes de dromadaires , des lances , des boucliers parurent . C' était l' armée des Barbares qui s' avançait sur Carthage . Des gens de la campagne , montés sur des ânes ou courant à pied , pâles , essoufflés , fous de peur , arrivèrent dans la ville . Ils fuyaient devant l' armée . En trois jours , elle avait fait le chemin de Sicca , pour venir à Carthage et tout exterminer . On ferma les portes . Les Barbares , presque aussitôt , parurent ; mais ils s' arrêtèrent au milieu de l' isthme , sur le bord du lac . D' abord ils n' annoncèrent rien d' hostile . Plusieurs s' approchèrent avec des palmes à la main . Ils furent repoussés à coups de flèches , tant la terreur était grande . Le matin et à la tombée du jour , des rôdeurs quelquefois erraient le long des murs . On remarquait surtout un petit homme , enveloppé soigneusement d' un manteau et dont la figure disparaissait sous une visière très basse . Il restait pendant de grandes heures à regarder l' aqueduc , et avec une telle persistance , qu' il voulait sans doute égarer les Carthaginois sur ses véritables desseins . Un autre homme l' accompagnait , une sorte de géant qui marchait tête nue . Mais Carthage était défendue dans toute la largeur de l' isthme : d' abord par un fossé , ensuite par un rempart de gazon , et enfin par un mur , haut de trente coudées , en pierres de taille , et à double étage . Il contenait des écuries pour trois cents éléphants avec des magasins pour leurs caparaçons , leurs entraves et leur nourriture , puis d' autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d' orge et les harnachements , et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre . Des tours s' élevaient sur le second étage , toutes garnies de créneaux et qui portaient en dehors des boucliers de bronze , suspendus à des crampons . Cette première ligne de murailles abritait immédiatement Malqua , le quartier des gens de la marine et des teinturiers . On apercevait des mâts où séchaient des voiles de pourpre , et sur les dernières terrasses des fourneaux d' argile pour cuire la saumure . Par-derrière , la ville étageait en amphithéâtre ses hautes maisons de forme cubique . Elles étaient en pierres , en planches , en galets , en roseaux , en coquillages , en terre battue . Les bois des temples faisaient comme des lacs de verdure dans cette montagne de blocs , diversement coloriés . Les places publiques la nivelaient à des distances inégales ; d' innombrables ruelles s' entrecroisant la coupaient du haut en bas . On distinguait les enceintes des trois vieux quartiers , maintenant confondues ; elles se levaient çà et là comme de grands écueils , ou allongeaient des pans énormes , - à demi couverts de fleurs , noircis , largement rayés par le jet des immondices , et des rues passaient dans leurs ouvertures béantes , comme des fleuves sous des ponts . La colline de l' Acropole , au centre de Byrsa , disparaissait sous un désordre de monuments . C' étaient des temples à colonnes torses avec des chapiteaux de bronze et des chaînes de métal , des cônes en pierres sèches à bandes d' azur , des coupoles de cuivre , des architraves de marbre , des contreforts babyloniens , des obélisques posant sur leur pointe comme des flambeaux renversés . Les péristyles atteignaient aux frontons ; les volutes se déroulaient entre les colonnades ; des murailles de granit supportaient des cloisons de tuile ; tout cela montait l' un sur l' autre en se cachant à demi , d' une façon merveilleuse et incompréhensible . On y sentait la succession des âges et comme des souvenirs de patries oubliées . Derrière l' Acropole , dans des terrains rouges , le chemin des Mappales , bordé de tombeaux , s' allongeait en ligne droite du rivage aux catacombes ; de larges habitations s' espaçaient ensuite dans des jardins , et ce troisième quartier , Mégara , la ville neuve , allait jusqu' au bord de la falaise , où se dressait un phare géant qui flambait toutes les nuits . Carthage se déployait ainsi devant les soldats établis dans la plaine . De loin ils reconnaissaient les marchés , les carrefours ; ils se disputaient sur l' emplacement des temples . Celui de Khamon , en face des Syssites , avait des tuiles d' or ; Melkarth , à la gauche d' Eschmoûn , portait sur sa toiture des branches de corail ; Tanit , au-delà , arrondissait dans les palmiers sa coupole de cuivre ; le noir Moloch était au bas des citernes , du côté du phare . L' on voyait à l' angle des frontons , sur le sommet des murs , au coin des places , partout , des divinités à tête hideuse , colossales ou trapues , avec des ventres énormes , ou démesurément aplaties , ouvrant la gueule , écartant les bras , tenant à la main des fourches , des chaînes ou des javelots ; et le bleu de la mer s' étalait au fond des rues , que la perspective rendait encore plus escarpées . Un peuple tumultueux du matin au soir les emplissait ; de jeunes garçons , agitant des sonnettes , criaient à la porte des bains : les boutiques de boissons chaudes fumaient , l' air retentissait du tapage des enclumes , les coqs blancs consacrés au Soleil chantaient sur les terrasses , les bœufs que l' on égorgeait mugissaient dans les temples , des esclaves couraient avec des corbeilles sur leur tête ; et , dans l' enfoncement des portiques , quelque prêtre apparaissait drapé d' un manteau sombre , nu-pieds et en bonnet pointu . Ce spectacle de Carthage irritait les Barbares . Ils l' admiraient , ils l' exécraient , ils auraient voulu tout à la fois l' anéantir et l' habiter . Mais qu' y avait-il dans le Port-Militaire , défendu par une triple muraille ? Puis , derrière la ville , au fond de Mégara , plus haut que l' Acropole , apparaissait le palais d' Hamilcar . Les yeux de Mâtho à chaque instant s' y portaient . Il montait dans les oliviers , et il se penchait , la main étendue au bord des sourcils . Les jardins étaient vides , et la porte rouge à croix noire restait constamment fermée . Plus de vingt fois il fit le tour des remparts , cherchant quelque brèche pour entrer . Une nuit , il se jeta dans le golfe , et , pendant trois heures , il nagea tout d' une haleine . Il arriva au bas des Mappales , il voulut grimper contre la falaise . Il ensanglanta ses genoux , brisa ses ongles , puis retomba dans les flots et s' en revint . Son impuissance l' exaspérait . Il était jaloux de cette Carthage enfermant Salammbô , comme de quelqu'un qui l' aurait possédée . Ses énervements l' abandonnèrent , et ce fut une ardeur d' action folle et continuelle . La joue en feu , les yeux irrités , la voix rauque , il se promenait d' un pas rapide à travers le camp ; ou bien , assis sur le rivage , il frottait avec du sable sa grande épée . Il lançait des flèches aux vautours qui passaient . Son cœur débordait en paroles furieuses . – « Laisse aller ta colère comme un char qui s' emporte » , disait Spendius « Crie , blasphème , ravage et tue . La douleur s' apaise avec du sang , et puisque tu ne peux assouvir ton amour , gorge ta haine ; elle te soutiendra ! » Mâtho reprit le commandement de ses soldats . Il les faisait impitoyablement manœuvrer . On le respectait pour son courage , pour sa force surtout . D' ailleurs , il inspirait comme une crainte mystique ; on croyait qu' il parlait , la nuit , à des fantômes . Les autres capitaines s' animèrent de son exemple . L' armée , bientôt , se disciplina . Les Carthaginois entendaient de leurs maisons la fanfare des buccines qui réglait les exercices . Enfin , les Barbares se rapprochèrent . Il aurait fallu pour les écraser dans l' isthme que deux armées pussent les prendre à la fois par-derrière , l' une débarquant au fond du golfe d' Utique , et la seconde à la montagne des Eaux-Chaudes . Mais que faire avec la seule Légion sacrée , grosse de six mille hommes tout au plus ? S' ils inclinaient vers l' Orient , ils allaient se joindre aux Nomades , intercepter la route de Cyrène et le commerce du désert . S' ils se repliaient sur l' Occident , la Numidie se soulèverait . Enfin le manque de vivres les ferait tôt ou tard dévaster , comme des sauterelles , les campagnes environnantes ; les Riches tremblaient pour leurs beaux châteaux , pour leurs vignobles , pour leurs cultures . Hannon proposa des mesures atroces et impraticables , comme de promettre une forte somme pour chaque tête de Barbare , ou , qu' avec des vaisseaux et des machines , on incendiât leur camp . Son collègue Giscon voulait au contraire qu' ils fussent payés . Mais , à cause de sa popularité , les Anciens le détestaient ; car ils redoutaient le hasard d' un maître et , par terreur de la monarchie , s' efforçaient d' atténuer ce qui en subsistait ou la pouvait rétablir . Il y avait en dehors des fortifications des gens d' une autre race et d' une origine inconnue , - tous chasseurs de porc-épic , mangeurs de mollusques et de serpents . Ils allaient dans les cavernes prendre des hyènes vivantes , qu' ils s' amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara , entre les stèles des tombeaux . Leurs cabanes , de fange et de varech , s' accrochaient contre la falaise comme des nids d' hirondelles . Ils vivaient là , sans gouvernement et sans dieux , pêle-mêle , complètement nus , à la fois débiles et farouches , et depuis des siècles exécrés par le peuple , à cause de leurs nourritures immondes . Les sentinelles s' aperçurent un matin qu' ils étaient tous partis . Enfin des membres du Grand-Conseil se décidèrent . Ils vinrent au camp , sans colliers ni ceintures , en sandales découvertes , comme des voisins . Ils s' avançaient d' un pas tranquille , jetant des saluts aux capitaines , ou bien ils s' arrêtaient pour parler aux soldats , disant que tout était fini et qu' on allait faire justice à leurs réclamations . Beaucoup d' entre eux voyaient pour la première fois un camp de Mercenaires . Au lieu de la confusion qu' ils avaient imaginée , partout c' était un ordre et un silence effrayants . Un rempart de gazon enfermait l' armée dans une haute muraille , inébranlable au choc des catapultes . Le sol des rues était aspergé d' eau fraîche ; par les trous des tentes , ils apercevaient des prunelles fauves qui luisaient dans l' ombre . Les faisceaux de piques et les panoplies suspendues les éblouissaient comme des miroirs . Ils se parlaient à voix basse . Ils avaient peur avec leurs longues robes de renverser quelque chose . Les soldats demandèrent des vivres , en s' engageant à les payer sur l' argent qu' on leur devait . On leur envoya des bœufs , des moutons , des pintades , des fruits secs et des lupins , avec des scombres fumés , de ces scombres excellents que Carthage expédiait dans tous les ports . Mais ils tournaient dédaigneusement autour des bestiaux magnifiques ; et , dénigrant ce qu' ils convoitaient , offraient pour un bélier la valeur d' un pigeon , pour trois chèvres le prix d' une grenade . Les Mangeurs-de-choses-immondes , se portant pour arbitres , affirmaient qu' on les dupait . Alors ils tiraient leur glaive , menaçaient de tuer . Des commissaires du Grand-Conseil écrivirent le nombre d' années que l' on devait à chaque soldat . Mais il était impossible maintenant de savoir combien on avait engagé de Mercenaires , et les Anciens furent effrayés de la somme exorbitante qu' ils auraient à payer . Il fallait vendre la réserve du silphium , imposer les villes marchandes ; les Mercenaires s' impatienteraient , déjà Tunis était avec eux : et les Riches , étourdis par les fureurs d' Hannon et les reproches de son collègue , recommandèrent aux citoyens qui pouvaient connaître quelque Barbare d' aller le voir immédiatement pour reconquérir son amitié , lui dire de bonnes paroles . Cette confiance les calmerait . Des marchands , des scribes , des ouvriers de l' arsenal , des familles entières se rendirent chez les Barbares . Les soldats laissaient entrer chez eux tous les Carthaginois , mais par un seul passage tellement étroit que quatre hommes de front s' y coudoyaient . Spendius , debout contre la barrière , les faisait attentivement fouiller ; Mâtho , en face de lui , examinait cette multitude , cherchant à retrouver quelqu'un qu' il pouvait avoir vu chez Salammbô . Le camp ressemblait à une ville , tant il était rempli de monde et d' agitation . Les deux foules distinctes se mêlaient sans se confondre , l' une habillée de toile ou de laine avec des bonnets de feutre pareils à des pommes de pin , et l' autre vêtue de fer et portant des casques . Au milieu des valets et des vendeurs ambulants circulaient des femmes de toutes les nations , brunes comme des dattes mûres , verdâtres comme des olives , jaunes comme des oranges , vendues par des matelots , choisies dans les bouges , volées à des caravanes , prises dans le sac des villes , que l' on fatiguait d' amour tant qu' elles étaient jeunes , qu' on accablait de coups lorsqu' elles étaient vieilles , et qui mouraient dans les déroutes au bord des chemins , parmi les bagages , avec les bêtes de somme abandonnées . Les épouses des Nomades balançaient sur leurs talons des robes en poil de dromadaire , carrées et de couleur fauve ; des musiciennes de la Cyrénaïque , enveloppées de gazes violettes et les sourcils peints , chantaient accroupies sur des nattes : de vieilles négresses aux mamelles pendantes ramassaient , pour faire du feu , des fientes d' animal que l' on desséchait au soleil : les Syracusaines avaient des plaques d' or dans la chevelure , les femmes des Lusitaniens des colliers de coquillages , les Gauloises des peaux de loup sur leur poitrine blanche ; et des enfants robustes , couverts de vermine , nus , incirconcis , donnaient aux passants des coups dans le ventre avec leur tête , ou venaient par-derrière , comme de jeunes tigres , les mordre aux mains . Les Carthaginois se promenaient à travers le camp , surpris par la quantité de choses dont il regorgeait . Les plus misérables étaient tristes , et les autres dissimulaient leur inquiétude . Les soldats leur frappaient sur l' épaule , en les excitant à la gaieté . Dès qu' ils apercevaient quelque personnage , ils l' invitaient à leurs divertissements . Quand on jouait au disque , ils s' arrangeaient pour lui écraser les pieds , et au pugilat , dès la première passe , lui fracassaient la mâchoires . Les frondeurs effrayaient les Carthaginois avec leurs frondes , les psylles avec des vipères , les cavaliers avec leurs chevaux . Ces gens d' occupations paisibles , à tous les outrages , baissaient la tête et s' efforçaient de sourire . Quelques-uns , pour se montrer braves , faisaient signe qu' ils voulaient devenir des soldats . On leur donnait à fendre du bois et à étriller des mulets . On les bouclait dans une armure et on les roulait comme des tonneaux par les rues du camp . Puis , quand ils se disposaient à partir , les Mercenaires s' arrachaient les cheveux avec des contorsions grotesques . Mais beaucoup , par sottise ou préjugé , croyaient naïvement tous les Carthaginois très riches , et ils marchaient derrière eux en les suppliant de leur accorder quelque chose . Ils demandaient tout ce qui leur semblait beau : une bague , une ceinture , des sandales , la frange d' une robe , et , quand le Carthaginois dépouillé s' écriait : - « Mais je n' ai plus rien . Que veux -tu ? » Ils répondaient « Ta femme ! » D' autres disaient : - « Ta vie ! » Les comptes militaires furent remis aux capitaines , lus aux soldats , définitivement approuvés . Alors ils réclamèrent des tentes : on leur donna des tentes . Puis les polémarques des Grecs demandèrent quelques-unes de ces belles armures que l' on fabriquait à Carthage ; le Grand-Conseil vota des sommes pour cette acquisition . Mais il était juste , prétendaient les cavaliers , que la République les indemnisât de leurs chevaux ; l' un affirmait en avoir perdu trois à tel siège , un autre cinq dans telle marche , un autre quatorze dans les précipices . On leur offrit des étalons d' Hécatompyle ; ils aimèrent mieux l' argent . Puis ils demandèrent qu' on leur payât en argent ( en pièces d' argent et non en monnaie de cuir ) tout le blé qu' on leur devait , et au plus haut prix où il s' était vendu pendant la guerre , si bien qu' ils exigeaient pour une mesure de farine quatre cents fois plus qu' ils n' avaient donné pour un sac de froment . Cette injustice exaspéra ; il fallut céder , pourtant . Alors les délégués des soldats et ceux du Grand-Conseil se réconcilièrent , en jurant par le Génie de Carthage et par les Dieux des Barbares . Avec les démonstrations et la verbosité orientales , ils se firent des excuses et des caresses . Puis les soldats réclamèrent , comme une preuve d' amitié , la punition des traîtres qui les avaient indisposés contre la République . On feignit de ne pas les comprendre . Ils s' expliquèrent plus nettement , disant qu' il leur fallait la tête d' Hannon . Plusieurs fois par jour ils sortaient de leur camp . Ils se promenaient au pied des murs . Ils criaient qu' on leur jetât la tête du Suffète , et ils tendaient leurs robes pour la recevoir . Le Grand-Conseil aurait faibli , peut-être , sans une dernière exigence plus injurieuse que les autres : ils demandèrent en mariage , pour leurs chefs , des vierges choisies dans les grandes familles . C' était une idée de Spendius , que plusieurs trouvaient toute simple et fort exécutable . Mais cette prétention de vouloir se mêler au sang punique indigna le peuple ; on leur signifia brutalement qu' ils n' avaient plus rien à recevoir . Alors ils s' écrièrent qu' on les avait trompés ; si avant trois jours leur solde n' arrivait pas , ils iraient eux -mêmes la prendre dans Carthage . La mauvaise foi des Mercenaires n' était point aussi complète que le pensaient leurs ennemis . Hamilcar leur avait fait des promesses exorbitantes , vagues il est vrai , mais solennelles et réitérées . Ils avaient pu croire , en débarquant à Carthage , qu' on leur abandonnerait la ville , qu' ils se partageraient des trésors ; et quand ils virent que leur solde à peine serait payée , ce fut une désillusion pour leur orgueil comme pour leur cupidité . Denys , Pyrrhus , Agathoclès et les généraux d' Alexandre n' avaient -ils pas fourni l' exemple de merveilleuses fortunes ? L' idéal d' Hercule , que les Chananéens confondaient avec le soleil , resplendissait à l' horizon des armées . On savait que de simples soldats avaient porté des diadèmes , et le retentissement des empires qui s' écroulaient faisait rêver le Gaulois dans sa forêt de chênes , l' Ethiopien dans ses sables . Mais il y avait un peuple toujours prêt à utiliser les courages ; et le voleur chassé de sa tribu , le parricide errant sur les chemins , le sacrilège poursuivi par les dieux , tous les affamés , tous les désespérés tâchaient d' atteindre au port où le courtier de Carthage recrutait des soldats . Ordinairement elle tenait ses promesses . Cette fois pourtant , l' ardeur de son avarice l' avait entraînée dans une infamie périlleuse . Les Numides , les Libyens , l' Afrique entière s' allaient jeter sur Carthage . La mer seule était libre . Elle y rencontrait les Romains ; et , comme un homme assailli par des meurtriers , elle sentait la mort tout autour d' elle . Il fallut bien recourir à Giscon ; les Barbares acceptèrent son entremise . Un matin ils virent les chaînes du port s' abaisser , et trois bateaux plats , passant par le canal de la Taenia , entrèrent dans le lac . Sur le premier , à la proue , on apercevait Giscon . Derrière lui , et plus haute qu' un catafalque , s' élevait une caisse énorme , garnie d' anneaux pareils à des couronnes qui pendaient . Apparaissait ensuite la légion des Interprètes , coiffés comme des sphinx , et portant un perroquet tatoué sur la poitrine . Des amis et des esclaves suivaient , tous sans armes , et si nombreux qu' ils se touchaient des épaules . Les trois longues barques , pleines à sombrer , s' avançaient aux acclamations de l' armée , qui les regardait . Dès que Giscon débarqua , les soldats coururent à sa rencontre . Avec des sacs il fit dresser une sorte de tribune et déclara qu' il ne s' en irait pas avant de les avoir tous intégralement payés . Des applaudissements éclatèrent ; il fut longtemps sans pouvoir parler . Puis il blâma les torts de la République et ceux des Barbares ; la faute en était à quelques mutins , qui par leur violence avaient effrayé Carthage . La meilleure preuve de ses bonnes intentions , c' était qu' on l' envoyait vers eux , lui , l' éternel adversaire du suffète Hannon . Ils ne devaient point supposer au peuple l' ineptie de vouloir irriter des braves , ni assez d' ingratitude pour méconnaître leurs services ; et Giscon se mit à la paye des soldats en commençant par les Libyens . Comme ils avaient déclaré les listes mensongères , il ne s' en servit point . Ils défilaient devant lui , par nations , en ouvrant leurs doigts pour dire le nombre des années ; on les marquait successivement au bras gauche avec de la peinture verte ; les scribes puisaient dans le coffre béant , et d' autres , avec un stylet , faisaient des trous sur une lame de plomb . Un homme passa , qui marchait lourdement , à la manière des bœufs . – « Monte près de moi » , dit le Suffète , suspectant quelque fraude ; « combien d' années as -tu servi ? » – « Douze ans » , répondit le Libyen . Giscon lui glissa les doigts sous la mâchoire , car la mentonnière du casque y produisait à la longue deux callosités ; on les appelait des carroubes , et avoir les carroubes était une locution pour dire un vétéran . – « Voleur ! » s' écria le Suffète , « ce qui te manque au visage tu dois le porter sur les épaules ! » , et lui déchirant sa tunique , il découvrit son dos couvert de gales sanglantes ; c' était un laboureur d' Hippo-Zaryte . Des huées s' élevèrent ; on le décapita . Dès qu' il fut nuit , Spendius alla réveiller les Libyens . Il leur dit : – « Quand les Ligures , les Grecs , les Baléares et les hommes d' Italie seront payés , ils s' en retourneront . Mais vous autres , vous resterez en Afrique , épars dans vos tribus et sans aucune défense ! C' est alors que la République se vengera ! Méfiez -vous du voyage ! Allez -vous croire à toutes les paroles ? Les deux suffètes sont d' accord ! Celui -là vous abuse ! Rappelez -vous l' Ile-des-Ossements et Xantippe qu' ils ont renvoyé à Sparte sur une galère pourrie ! » – « Comment nous y prendre ? » , demandaient -ils . – « Réfléchissez ! » disait Spendius . Les deux jours suivants se passèrent à payer les gens de Magdala , de Leptis , d' Hécatompyle ; Spendius se répandait chez les Gaulois . – « On solde les Libyens , ensuite on payera les Grecs , puis les Baléares , les Asiatiques , et tous les autres ! Mais vous qui n' êtes pas nombreux , on ne vous donnera rien ! Vous ne reverrez plus vos patries ! Vous n' aurez point de vaisseaux ! Ils vous tueront , pour épargner la nourriture . » Les Gaulois vinrent trouver le Suffète . Autharite , celui qu' il avait blessé chez Hamilcar , l' interpella . Il disparut , repoussé par les esclaves , mais en jurant qu' il se vengerait . Les réclamations , les plaintes se multiplièrent . Les plus obstinés pénétraient dans la tente du Suffète ; pour l' attendrir ils prenaient ses mains , lui faisaient palper leurs bouches sans dents , leurs bras tout maigres et les cicatrices de leurs blessures . Ceux qui n' étaient point encore payés s' irritaient , ceux qui avaient reçu leur solde en demandaient une autre pour leurs chevaux ; et les vagabonds , les bannis , prenant les armes des soldats , affirmaient qu' on les oubliait . A chaque minute , il arrivait comme des tourbillons d' hommes ; les tentes craquaient , s' abattaient ; la multitude serrée entre les remparts du camp oscillait à grands cris depuis les portes jusqu' au centre . Quand le tumulte se faisait trop fort , Giscon posait un coude sur son sceptre d' ivoire , et , regardant la mer , il restait immobile , les doigts enfoncés dans sa barbe . Souvent Mâtho s' écartait pour aller s' entretenir avec Spendius ; puis il se replaçait en face du Suffète , et Giscon sentait perpétuellement ses prunelles comme deux phalariques en flammes dardées vers lui . Par-dessus la foule , plusieurs fois , ils se lancèrent des injures , mais qu' ils n' entendirent pas . Cependant la distribution continuait , et le Suffète à tous les obstacles trouvait des expédients . Les Grecs voulurent élever des chicanes sur la différence des monnaies . Il leur fournit de telles explications qu' ils se retirèrent sans murmures . Les Nègres réclamèrent de ces coquilles blanches usitées pour le commerce dans l' intérieur de l' Afrique . Il leur offrit d' en envoyer prendre à Carthage ; alors , comme les autres , ils acceptèrent de l' argent . Mais on avait promis aux Baléares quelque chose de meilleur , à savoir des femmes . Le Suffète répondit que l' on attendait pour eux toute une caravane de vierges : la route était longue , il fallait encore six lunes . Quand elles seraient grasses et bien frottées de benjoin , on les enverrait sur des vaisseaux , dans les ports des Baléares . Tout à coup , Zarxas , beau maintenant et vigoureux , sauta comme un bateleur sur les épaules de ses amis et il cria : – « En as -tu réservé pour les cadavres ? » tandis qu' il montrait dans Carthage la porte de Khamon . Aux derniers feux du soleil , les plaques d' airain la garnissant de haut en bas resplendissaient ; les Barbares crurent apercevoir sur elle une traînée sanglante . Chaque fois que Giscon voulait parler , leurs cris recommençaient . Enfin , il descendit à pas graves et s' enferma dans sa tente . Quand il en sortit au lever du soleil , ses interprètes , qui couchaient en dehors , ne bougèrent point ; ils se tenaient sur le dos , les yeux fixes , la langue au bord des dents et la face bleuâtre . Des mucosités blanches coulaient de leurs narines , et leurs membres étaient raides , comme si le froid pendant la nuit les eût tous gelés . Chacun portait autour du cou un petit lacet de joncs . La rébellion dès lors ne s' arrêta plus . Ce meurtre des Baléares rappelé par Zarxas confirmait les défiances de Spendius . Ils s' imaginaient que la République cherchait toujours à les tromper . Il fallait en finir ! On se passerait des interprètes ! Zarxas , avec une fronde autour de la tête , chantait des chansons de guerre ; Autharite brandissait sa grande épée ; Spendius soufflait à l' un quelque parole , fournissait à l' autre un poignard . Les plus forts tâchaient de se payer eux -mêmes , les moins furieux demandaient que la distribution continuât . Personne maintenant ne quittait ses armes , et toutes les colères se réunissaient contre Giscon dans une haine tumultueuse . Quelques-uns montaient à ses côtés . Tant qu' ils vociféraient des injures on les écoutait avec patience ; mais s' ils tentaient pour lui le moindre mot , ils étaient immédiatement lapidés , ou par-derrière d' un coup de sabre on leur abattait la tête . L' amoncellement des sacs était plus rouge qu' un autel . Ils devenaient terribles après le repas , quand ils avaient bu du vin ! C' était une joie défendue sous peine de mort dans les armées puniques , et ils levaient leur coupe du côté de Carthage par dérision pour sa discipline . Puis ils revenaient vers les esclaves des finances et ils recommençaient à tuer . Le mot frappe , différent dans chaque langue , était compris de tous . Giscon savait bien que la patrie l' abandonnait ; mais il ne voulait point malgré son ingratitude la déshonorer . Quand ils lui rappelèrent qu' on leur avait promis des vaisseaux , il jura par Moloch de leur en fournir lui -même , à ses frais , et , arrachant son collier de pierres bleues , il le jeta dans la foule en gage de serment . Alors les Africains réclamèrent le blé , d' après les engagements du Grand-Conseil . Giscon étala les comptes des Syssites , tracés avec de la peinture violette sur des peaux de brebis ; il lisait tout ce qui était entré dans Carthage , mois par mois et jour par jour . Soudain il s' arrêta , les yeux béants , comme s' il fût découvert entre les chiffres sa sentence de mort . En effet , les Anciens les avaient frauduleusement réduits et le blé , vendu pendant l' époque la plus calamiteuse de la guerre , se trouvait à un taux si bas , qu' à moins d' aveuglement on n' y pouvait croire . – « Parle ! » crièrent -ils , « plus haut ! Ah ! c' est qu' il cherche à mentir , le lâche ! méfions-nous . » Pendant quelque temps , il hésita . Enfin il reprit sa besogne . Les soldats , sans se douter qu' on les trompait , acceptèrent comme vrais les comptes des Syssites . Alors l' abondance où s' était trouvée Carthage les jeta dans une jalousie furieuse . Ils brisèrent la caisse de sycomore ; elle était vide aux trois quarts . Ils avaient vu de telles sommes en sortir qu' ils la jugeaient inépuisable ; Giscon en avait enfoui dans sa tente . Ils escaladèrent les sacs . Mâtho les conduisait , et comme ils criaient : « L' argent ! l' argent ! » Giscon à la fin répondit : – « Que votre général vous en donne ! » Il les regardait en face , sans parler , avec ses grands yeux jaunes et sa longue figure plus pâle que sa barbe . Une flèche , arrêtée par les plumes , se tenait à son oreille dans son large anneau d' or , et un filet de sang coulait de sa tiare sur son épaule . A un geste de Mâtho , tous s' avancèrent . Il écarta les bras ; Spendius , avec un nœud coulant , l' étreignit aux poignets ; un autre le renversa , et il disparut dans le désordre de la foule qui s' écroulait sur les sacs . Ils saccagèrent sa tente . On n' y trouva que les choses indispensables à la vie ; puis , en cherchant mieux , trois images de Tanit , et dans une peau de singe , une pierre noire tombée de la lune . Beaucoup de Carthaginois avaient voulu l' accompagner ; c' étaient des hommes considérables et tous du parti de la guerre . On les entraîna en dehors des tentes , et on les précipita dans la fosse aux immondices . Avec des chaînes de fer ils furent attachés par le ventre à des pieux solides , et on leur tendait la nourriture à la pointe d' un javelot . Autharite , tout en les surveillant , les accablait d' invectives , mais comme ils ne comprenaient point sa langue , ils ne répondaient pas ; le Gaulois , de temps à autre , leur jetait des cailloux au visage pour les faire crier . Dès le lendemain , une sorte de langueur envahit l' armée . A présent que leur colère était finie , des inquiétudes les prenaient . Mâtho souffrait d' une tristesse vague . Il lui semblait avoir indirectement outragé Salammbô . Ces Riches étaient comme une dépendance de sa personne . Il s' asseyait la nuit au bord de leur fosse , et il retrouvait dans leurs gémissements quelque chose de la voix dont son cœur était plein . Cependant ils accusaient , tous , les Libyens , qui seuls étaient payés . Mais , en même temps que se ravivaient les antipathies nationales avec les haines particulières , on sentait le péril de s' y abandonner . Les représailles , après un attentat pareil , seraient formidables . Donc il fallait prévenir la vengeance de Carthage . Les conciliabules , les harangues n' en finissaient pas . Chacun parlait , on n' écoutait personne , et Spendius , ordinairement si loquace , à toutes les propositions secouait la tête . Un soir il demanda négligemment à Mâtho s' il n' y avait pas des sources dans l' intérieur de la ville . – « Pas une ! » répondit Mâtho . Le lendemain , Spendius l' entraîna sur la berge du lac . – « Maître ! » dit l' ancien esclave , « Si ton cœur est intrépide , je te conduirai dans Carthage . » – « Comment ? » répétait l' autre en haletant . – « Jure d' exécuter tous mes ordres , de me suivre comme une ombre ! » Alors Mâtho , levant son bras vers la planète de Chabar , s' écria : – « Par Tanit , je le jure ! » Spendius reprit : – « Demain après le coucher du soleil , tu m' attendras au pied de l' aqueduc , entre la neuvième et la dixième arcade . Emporte avec toi un pic de fer , un casque sans aigrette et des sandales de cuir . » L' aqueduc dont il parlait traversait obliquement l' isthme entier , - ouvrage considérable - , agrandi plus tard par les Romains . Malgré son dédain des autres peuples , Carthage leur avait pris gauchement cette invention nouvelle , comme Rome elle -même avait fait de la galère punique ; et cinq rangs d' arcs superposés , d' une architecture trapue , avec des contreforts à la base et des têtes de lion au sommet , aboutissaient à la partie occidentale de l' Acropole , où ils s' enfonçaient sous la ville pour déverser presque une rivière dans les citernes de Mégara . A l' heure convenue , Spendius y trouva Mâtho . Il attacha une sorte de harpon au bout d' une corde , le fit tourner rapidement comme une fronde , l' engin de fer s' accrocha ; et ils se mirent , l' un derrière l' autre , à grimper le long du mur . Mais quand ils furent montés sur le premier étage , le crampon , chaque fois qu' ils le jetaient , retombait ; il leur fallait , pour découvrir quelque fissure , marcher sur le bord de la corniche ; à chaque rang des arcs , ils la trouvaient plus étroite . Puis la corde se relâcha . Plusieurs fois , elle faillit se rompre . Enfin ils arrivèrent à la plate-forme supérieure . Spendius , de temps à autre , se penchait pour tâter les pierres avec sa main . – « C' est là » dit-il , « commençons ! » Et pesant sur l' épieu qu' avait apporté Mâtho , ils parvinrent à disjoindre une des dalles . Ils aperçurent , au loin , une troupe de cavaliers galopant sur des chevaux sans brides . Leurs bracelets d' or sautaient dans les vagues draperies de leurs manteaux . On distinguait en avant un homme couronné de plumes d' autruche et qui galopait avec une lance à chaque main . – « Narr'Havas ! » s' écria Mâtho . – « Qu' importe ! » reprit Spendius ; et il sauta dans le trou qu' ils venaient de faire en découvrant la dalle . Mâtho , par son ordre , essaya de pousser un des blocs . Mais , faute de place , il ne pouvait remuer les coudes .- « Nous reviendrons » , dit Spendius ! « Mets -toi devant . » Alors ils s' aventurèrent dans le conduit des eaux . Ils en avaient jusqu' au ventre . Bientôt ils chancelèrent et il leur fallut nager . Leurs membres se heurtaient contre les parois du canal trop étroit . L' eau coulait presque immédiatement sous la dalle supérieure : ils se déchiraient le visage . Puis le courant les entraîna . Un air plus lourd qu' un sépulcre leur écrasait la poitrine , et la tête sous les bras , les genoux l' un contre l' autre , allongés tant qu' ils pouvaient , ils passaient comme des flèches dans l' obscurité , étouffant , râlant , presque morts . Soudain , tout fut noir devant eux et la vélocité des eaux redoublait . Ils tombèrent . Quand ils furent remontés à la surface , ils se tinrent pendant quelques minutes étendus sur le dos , à humer l' air , délicieusement . Des arcades , les unes derrière les autres , s' ouvraient au milieu de larges murailles séparant des bassins . Tous étaient remplis , et l' eau se continuait en une seule nappe dans la longueur des citernes . Les coupoles du plafond laissaient descendre par leur soupirail une clarté pâle qui étalait sur les ondes comme des disques de lumière , et les ténèbres à l' entour , s' épaississant vers les murs , les reculaient indéfiniment . Le moindre bruit faisait un grand écho . Spendius et Mâtho se remirent à nager , et , passant par l' ouverture des arcs , ils traversèrent plusieurs chambres à la file . Deux autres rangs de bassins plus petits s' étendaient parallèlement de chaque côté . Ils se perdirent , ils tournaient , ils revenaient . Enfin , quelque chose résista sous leurs talons . C' était le pavé de la galerie qui longeait les citernes . Alors , s' avançant avec de grandes précautions , ils palpèrent la muraille pour trouver une issue . Mais leurs pieds glissaient ; ils tombaient dans les vasques profondes . Ils avaient à remonter , puis ils retombaient encore ; et ils sentaient une épouvantable fatigue , comme si leurs membres en nageant se fussent dissous dans l' eau . Leurs yeux se fermèrent : ils agonisaient . Spendius se frappa la main contre les barreaux d' une grille . Ils la secouèrent , elle céda , et ils se trouvèrent sur les marches d' un escalier . Une porte de bronze le fermait en haut . Avec la pointe d' un poignard , ils écartèrent la barre que l' on ouvrait en dehors ; tout à coup le grand air pur les enveloppa . La nuit était pleine de silence , et le ciel avait une hauteur démesurée . Des bouquets d' arbres débordaient , sur les longues lignes des murs . La ville entière dormait . Les feux des avant-postes brillaient comme des étoiles perdues . Spendius qui avait passé trois ans dans l' ergastule , connaissait imparfaitement les quartiers . Mâtho conjectura que , pour se rendre au palais d' Hamilcar , ils devaient prendre sur la gauche , en traversant les Mappales . – « Non » , dit Spendius , « conduis -moi au temple de Tanit . » Mâtho voulut parler . – « Rappelle -toi ! » fit l' ancien esclave ; et , levant son bras , il lui montra la planète de Chabar qui resplendissait . Alors Mâtho se tourna silencieusement vers l' Acropole . Ils rampaient le long des clôtures de nopals qui bordaient les sentiers . L' eau coulait de leurs membres sur la poussière . Leurs sandales humides ne faisaient aucun bruit ; Spendius , avec ses yeux plus flamboyants que des torches , à chaque pas fouillait les buissons ; - et il marchait derrière Mâtho , les mains posées sur les deux poignards qu' il portait aux bras , tenus au-dessous de l' aisselle par un cercle de cuir . Quand ils furent sortis des jardins , ils se trouvèrent arrêtés par l' enceinte de Mégara . Mais ils découvrirent une brèche dans la grosse muraille , et passèrent . Le terrain descendait , formant une sorte de vallon très large . C' était une place découverte . – « Ecoute » , dit Spendius , « et d' abord ne crains rien , j' exécuterai ma promesse ... » Il s' interrompit ; il avait l' air de réfléchir , comme pour chercher ses paroles . - « Te rappelles -tu cette fois , au soleil levant , où , sur la terrasse de Salammbô , je t' ai montré Carthage ? Nous étions forts ce jour -là , mais tu n' as voulu rien entendre ! » Puis d' une voix grave : - « Maître , il y a dans le sanctuaire de Tanit un voile mystérieux , tombé du ciel , et qui recouvre la Déesse . » – « Je le sais » , dit Mâtho . Spendius reprit : – « Il est divin lui -même , car il fait partie d' elle . Les dieux résident où se trouvent leurs simulacres . C' est parce que Carthage le possède , que Carthage est puissante . » Alors se penchant à son oreille : « Je t' ai emmené avec moi pour le ravir ! » Mâtho recula d' horreur . – « Va-t'en ! cherche quelque autre ! Je ne veux pas t' aider dans cet exécrable forfait . » – « Mais Tanit est ton ennemie » , répliqua Spendius : elle te persécute , et tu meurs de sa colère . Tu t' en vengeras . Elle t' obéira . Tu deviendras presque immortel et invincible . Mâtho baissait la tête . Il continua : – « Nous succomberions ; l' armée d' elle -même s' anéantirait . Nous n' avons ni fuite à espérer , ni secours , ni pardon ! Quel châtiment des Dieux peux -tu craindre , puisque tu vas avoir leur force dans les mains ? Aimes -tu mieux périr le soir d' une défaite , misérablement , à l' abri d' un buisson , ou parmi l' outrage de la populace , dans la flamme des bûchers ? Maître , un jour tu entreras à Carthage , entre les collèges des pontifes , qui baiseront tes sandales : et si le voile de Tanit te pèse encore , tu le rétabliras dans son temple . Suis -moi ! viens le prendre . » Une envie terrible dévorait Mâtho . Il aurait voulu , en s' abstenant du sacrilège , posséder le voile . Il se disait que peut-être on n' aurait pas besoin de le prendre pour en accaparer la vertu . Il n' allait point jusqu' au fond de sa pensée , s' arrêtant sur la limite où elle l' épouvantait . – « Marchons ! » dit-il ; et ils s' éloignèrent d' un pas rapide , côte à côte , sans parler . Le terrain remonta , et les habitations se rapprochèrent . Ils tournaient dans les rues étroites , au milieu des ténèbres . Des lambeaux de sparterie fermant les portes battaient contre les murs . Sur une place , des chameaux ruminaient devant des tas d' herbes coupées . Puis ils passèrent sous une galerie que recouvraient des feuillages . Un troupeau de chiens aboya . Mais l' espace tout à coup s' élargit , et ils reconnurent la face occidentale de l' Acropole . Au bas de Byrsa s' étalait une longue masse noire : c' était le temple de Tanit , ensemble de monuments et de jardins , de cours et d' avant-cours , bordé par un petit mur de pierres sèches . Spendius et Mâtho le franchirent . Cette première enceinte renfermait un bois de platanes , par précaution contre la peste et l' infection de l' air . Çà et là étaient disséminées des tentes où l' on vendait pendant le jour des pâtes épilatoires , des parfums , des vêtements , des gâteaux en forme de lune , et des images de la Déesse avec des représentations du temple , creusées dans un bloc d' albâtre . Ils n' avaient rien à craindre , car les nuits où l' astre ne paraissait pas on suspendait tous les rites : cependant Mâtho se ralentissait ; il s' arrêta devant les trois marches d' ébène qui conduisaient à la seconde enceinte . – « Avance ! » dit Spendius . Des grenadiers , des amandiers , des cyprès et des myrtes , immobiles comme des feuillages de bronze , alternaient régulièrement ; le chemin , pavé de cailloux bleus , craquait sous les pas , et des roses épanouies pendaient en berceau sur toute la longueur de l' allée . Ils arrivèrent devant un trou ovale , abrité par une grille . Alors , Mâtho , que ce silence effrayait , dit à Spendius : – « C' est ici qu' on mélange les Eaux douces avec les Eaux amères . » – « J' ai vu tout cela » , reprit l' ancien esclave , « en Syrie , dans la ville de Maphug » ; et , par un escalier de six marches d' argent , ils montèrent dans la troisième enceinte . Un cèdre énorme en occupait le milieu . Ses branches les plus basses disparaissaient sous des brides d' étoffes et des colliers qu' y avaient appendus les fidèles . Ils firent encore quelques pas , et la façade du temple se déploya . Deux longs portiques , dont les architraves reposaient sur des piliers trapus , flanquaient une tour quadrangulaire , ornée à sa plate-forme par un croissant de lune . Sur les angles des portiques et aux quatre coins de la tour s' élevaient des vases pleins d' aromates allumés . Des grenades et des coloquintes chargeaient les chapiteaux . Des entrelacs , des losanges , des lignes de perles s' alternaient sur les murs , et une haie en filigrane d' argent formait un large demi-cercle devant l' escalier d' airain qui descendait du vestibule . Il y avait à l' entrée , entre une stèle d' or et une stèle d' émeraude , un cône de pierre ; Mâtho , en passant à côté , se baisa la main droite . La première chambre était très haute ; d' innombrables ouvertures perçaient sa voûte ; en levant la tête on pouvait voir les étoiles . Tout autour de la muraille , dans des corbeilles de roseau , s' amoncelaient des barbes et des chevelures , prémices des adolescences ; et , au milieu de l' appartement circulaire , le corps d' une femme sortait d' une gaine couverte de mamelles . Grasse , barbue , et les paupières baissées , elle avait l' air de sourire , en croisant ses mains sur le bord de son gros ventre , - poli par les baisers de la foule . Puis ils se retrouvèrent à l' air libre , dans un corridor transversal , où un autel de proportions exiguës s' appuyait contre une porte d' ivoire . On n' allait point au-delà : les prêtres seuls pouvaient l' ouvrir ; car un temple n' était pas un lieu de réunion pour la multitude , mais la demeure particulière d' une divinité . – « L' entreprise est impossible » , disait Mâtho . « Tu n' y avais pas songé ! Retournons ! » Spendius examinait les murs . Il voulait le voile , non qu' il eût confiance en sa vertu ( Spendius ne croyait qu' à l' Oracle ) , mais persuadé que les Carthaginois , s' en voyant privés , tomberaient dans un grand abattement . Pour trouver quelque issue , ils firent le tour par-derrière . On apercevait , sous des bosquets de térébinthe , des édicules de forme différente . Çà et là un phallus de pierre se dressait , et de grands cerfs erraient tranquillement , poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin tombées . Ils revinrent sur leurs pas entre deux longues galeries qui s' avançaient parallèlement . De petites cellules s' ouvraient au bord . Des tambourins et des cymbales étaient accrochés du haut en bas de leurs colonnes de cèdre . Des femmes dormaient en dehors des cellules , étendues sur des nattes . Leurs corps , tout gras d' onguents , exhalaient une odeur d' épices et de cassolettes éteintes ; elles étaient si couvertes de tatouages , de colliers , d' anneaux , de vermillon et d' antimoine , qu' on les eût prises , sans le mouvement de leur poitrine , pour des idoles ainsi couchées par terre . Des lotus entouraient une fontaine , où nageaient des poissons pareils à ceux de Salammbô ; puis au fond , contre la muraille du temple , s' étalait une vigne dont les sarments étaient de verre et les grappes d' émeraude : les rayons des pierres précieuses faisaient des jeux de lumière , entre les colonnes peintes , sur les visages endormis . Mâtho suffoquait dans la chaude atmosphère que rabattaient sur lui les cloisons de cèdre . Tous ces symboles de la fécondation , ces parfums , ces rayonnements , ces haleines l' accablaient . A travers les éblouissements mystiques , il songeait à Salammbô . Elle se confondait avec la Déesse elle -même , et son amour s' en dégageait plus fort , comme les grands lotus qui s' épanouissaient sur la profondeur des eaux . Spendius calculait quelle somme d' argent il aurait autrefois gagnée à vendre ces femmes ; et , d' un coup d' œil rapide , il pesait en passant les colliers d' or . Le temple était , de ce côté comme de l' autre , impénétrable . Ils revinrent derrière la première chambre . Pendant que Spendius cherchait , furetait , Mâtho , prosterné devant la porte , implorait Tanit . Il la suppliait de ne point permettre ce sacrilège . Il tâchait de l' adoucir avec des mots caressants , comme on fait à une personne irritée . Spendius remarqua au-dessus de la porte une ouverture étroite . – « Lève -toi ! » dit-il à Mâtho , et il le fit s' adosser contre le mur , tout debout . Alors , posant un pied dans ses mains , puis un autre sur sa tête , il parvint jusqu' à la hauteur du soupirail , s' y engagea et disparut . Puis Mâtho sentit tomber sur son épaule une corde à nœuds , celle que Spendius avait enroulée autour de son corps avant de s' engager dans les citernes ; et s' y appuyant des deux mains , bientôt il se trouva près de lui dans une grande salle pleine d' ombre . De pareils attentats étaient une chose extraordinaire . L' insuffisance des moyens pour les prévenir témoignait assez qu' on les jugeait impossibles . La terreur , plus que les murs , défendait les sanctuaires . Mâtho , à chaque pas , s' attendait à mourir . Cependant , une lueur vacillait au fond des ténèbres ; ils s' en rapprochèrent . C' était une lampe qui brûlait dans une coquille sur le piédestal d' une statue , coiffée du bonnet des Cabires . Des disques en diamant parsemaient sa longue robe bleue , et des chaînes , qui s' enfonçaient sous les dalles , l' attachaient au sol par les talons . Mâtho retint un cri . Il balbutiait : « Ah ! la voilà ! la voilà ! ... » Spendius prit la lampe afin de s' éclairer . – « Quel impie tu es ! » murmura Mâtho . Il le suivait pourtant . L' appartement où ils entrèrent n' avait rien qu' une peinture noire représentant une autre femme . Ses jambes montaient jusqu' au haut de la muraille . Son corps occupait le plafond tout entier . De son nombril pendait à un fil un œuf énorme , et elle retombait sur l' autre mur , la tête en bas , jusqu' au niveau des dalles où atteignaient ses doigts pointus . Pour passer plus loin , ils écartèrent une tapisserie ; mais le vent souffla , et la lumière s' éteignit . Alors ils errèrent , perdus dans les complications de l' architecture . Tout à coup , ils sentirent sous leurs pieds quelque chose d' une douceur étrange . Des étincelles pétillaient , jaillissaient ; ils marchaient dans du feu . Spendius tâta le sol et reconnut qu' il était soigneusement tapissé avec des peaux de lynx ; puis il leur sembla qu' une grosse corde mouillée , froide et visqueuse , glissait entre leurs jambes . Des fissures , taillées dans la muraille , laissaient tomber de minces rayons blancs . Ils s' avançaient à ces lueurs incertaines . Enfin ils distinguèrent un grand serpent noir . Il s' élança vite et disparut . – « Fuyons ! » s' écria Mâtho . « C' est elle ! je la sens elle vient . » – « Eh non ! » répondit Spendius , « le temple est vide . » Alors une lumière éblouissante leur fit baisser les yeux . Puis ils aperçurent tout à l' entour une infinité de bêtes , efflanquées , haletantes , hérissant leurs griffes , et confondues les unes par-dessus les autres dans un désordre mystérieux qui épouvantait . Des serpents avaient des pieds , des taureaux avaient des ailes , des poissons à têtes d' homme dévoraient des fruits , des fleurs s' épanouissaient dans la mâchoire des crocodiles , et des éléphants , la trompe levée , passaient en plein azur , orgueilleusement , comme des aigles . Un effort terrible distendait leurs membres incomplets ou multipliés . Ils avaient l' air , en tirant la langue , de vouloir faire sortir leur âme ; et toutes les formes se trouvaient là , comme si le réceptacle des germes , crevant dans une éclosion soudaine , se fût vidé sur les murs de la salle . Douze globes de cristal bleu la bordaient circulairement , supportés par des monstres qui ressemblaient à des tigres . Leurs prunelles saillissaient comme les yeux des escargots , et courbant leurs reins trapus , ils se tournaient vers le fond , où resplendissait , sur un char d' ivoire , la Rabbet suprême , l' Omniféconde , la dernière inventée . Des écailles , des plumes , des fleurs et des oiseaux lui montaient jusqu' au ventre . Pour pendants d' oreilles elle avait des cymbales d' argent qui lui battaient sur les joues . Ses grands yeux fixes vous regardaient , et une pierre lumineuse , enchâssée à son front dans un symbole obscène , éclairait toute la salle , en se reflétant au-dessus de la porte , sur des miroirs de cuivre rouge . Mâtho fit un pas ; une dalle fléchit sous ses talons , et voilà que les sphères se mirent à tourner , les monstres à rugir ; une musique s' éleva , mélodieuse et ronflante comme l' harmonie des planètes ; l' âme tumultueuse de Tanit ruisselait épandue . Elle allait se lever , grande comme la salle , avec les bras ouverts . Tout à coup les monstres fermèrent la gueule , et les globes de cristal ne tournaient plus . Puis une modulation lugubre pendant quelque temps se traîna dans l' air , et s' éteignit enfin . – « Et le voile ? » dit Spendius . Nulle part on ne l' apercevait . Où donc se trouvait-il ? Comment le découvrir ? Et si les prêtres l' avaient caché ? Mâtho éprouvait un déchirement au cœur et comme une déception dans sa foi . – « Par ici ! » chuchota Spendius . Une inspiration le guidait . Il entraîna Mâtho derrière le char de Tanit , où une fente , large d' une coudée , coupait la muraille du haut en bas . Alors ils pénétrèrent dans une petite salle toute ronde , et si élevée qu' elle ressemblait à l' intérieur d' une colonne . Il y avait au milieu une grosse pierre noire à demi sphérique , comme un tambourin ; des flammes brûlaient dessus ; un cône d' ébène se dressait par-derrière , portant une tête et deux bras . Mais au-delà on aurait dit un nuage où étincelaient des étoiles : des figures apparaissaient dans les profondeurs de ses plis : Eschmoûn avec les Kabires , quelques-uns des monstres déjà vus , les bêtes sacrées des Babyloniens , puis d' autres qu' ils ne connaissaient pas . Cela passait comme un manteau sous le visage de l' idole , et remontant étalé sur le mur , s' accrochait par les angles , tout à la fois bleuâtre comme la nuit , jaune comme l' aurore , pourpre comme le soleil , nombreux , diaphane , étincelant , léger . C' était là le manteau de la Déesse , le zaïmph saint que l' on ne pouvait voir . Ils pâlirent l' un et l' autre . – « Prends-le ! » dit enfin Mâtho . Spendius n' hésita pas ; et , s' appuyant sur l' idole , il décrocha le voile , qui s' affaissa par terre . Mâtho posa la main dessus ; puis il entra sa tête par l' ouverture , puis il s' en enveloppa le corps , et il écartait les bras pour le mieux contempler . – « Partons ! » dit Spendius . Mâtho , en haletant , restait les yeux fixés sur les dalles . Tout à coup il s' écria : – « Mais si j' allais chez elle ? Je n' ai plus peur de sa beauté . Que pourrait-elle faire contre moi ? Me voilà plus qu' un homme , maintenant . Je traverserais les flammes , je marcherais dans la mer ! Un élan m' emporte ! Salammbô ! Salammbô ! Je suis ton maître ! » Sa voix tonnait . Il semblait à Spendius de taille plus haute et transfiguré . Un bruit de pas se rapprocha , une porte s' ouvrit et un homme apparut , un prêtre , avec son haut bonnet et les yeux écarquillés . Avant qu' il eût fait un geste , Spendius s' était précipité , et , l' étreignant à pleins bras , lui avait enfoncé dans les flancs ses deux poignards . La tête sonna sur les dalles . Puis , immobiles comme le cadavre , ils restèrent pendant quelque temps à écouter . On n' entendait que le murmure du vent par la porte entrouverte . Elle donnait sur un passage resserré . Spendius s' y engagea . Mâtho le suivit , et ils se trouvèrent presque immédiatement dans la troisième enceinte , entre les portiques latéraux , où étaient les habitations des prêtres . Derrière les cellules il devait y avoir pour sortir un chemin plus court . Ils se hâtèrent . Spendius , s' accroupissant au bord de la fontaine , lava ses mains sanglantes . Les femmes dormaient . La vigne d' émeraude brillait . Ils se remirent en marche . Mais quelqu'un , sous les arbres , courait derrière eux ; et Mâtho , qui portait le voile , sentit plusieurs fois qu' on le tirait par en bas , tout doucement . C' était un grand cynocéphale , un de ceux qui vivaient libres dans l' enceinte de la Déesse . Comme s' il avait eu conscience du vol , il se cramponnait au manteau . Cependant ils n' osaient le battre , dans la peur de faire redoubler ses cris ; soudain sa colère s' apaisa et il trottait près d' eux , côte à côte , en balançant son corps , avec ses longs bras qui pendaient . Puis , à la barrière , d' un bond , il s' élança dans un palmier . Quand ils furent sortis de la dernière enceinte , ils se dirigèrent vers le palais d' Hamilcar , Spendius comprenant qu' il était inutile de vouloir en détourner Mâtho . Ils prirent par la rue des Tanneurs , la place de Muthumbal , le marché aux herbes et le carrefour de Cynasyn . A l' angle d' un mur , un homme se recula , effrayé par cette chose étincelante , qui traversait les ténèbres . – « Cache le zaïmph ! » dit Spendius . D' autres gens les croisèrent ; mais ils n' en furent pas aperçus . Enfin ils reconnurent les maisons de Mégara . Le phare , bâti par-derrière , au sommet de la falaise , illuminait le ciel d' une grande clarté rouge , et l' ombre du palais , avec ses terrasses superposées , se projetait sur les jardins comme une monstrueuse pyramide . Ils entrèrent par la haie de jujubiers , en abattant les branches à coups de poignard . Tout gardait les traces du festin des Mercenaires . Les parcs étaient rompus , les rigoles taries , les portes de l' ergastule ouvertes . Personne n' apparaissait autour des cuisines ni des celliers . Ils s' étonnaient de ce silence , interrompu quelquefois par le souffle rauque des éléphants qui s' agitaient dans leurs entraves , et la crépitation du phare où flambait un bûcher d' aloès . Mâtho , cependant , répétait : – « Où est-elle ? je veux la voir ! Conduis -moi ! » – « C' est une démence ! » disait Spendius . « Elle appellera , ses esclaves accourront , et , malgré ta force , tu mourras ! » Ils atteignirent ainsi l' escalier des galères . Mâtho leva la tête , et il crut apercevoir , tout en haut , une vague clarté rayonnante et douce . Spendius voulut le retenir . Il s' élança sur les marches . En se retrouvant aux places où il l' avait déjà vue , l' intervalle des jours écoulés s' effaça dans sa mémoire . Tout à l' heure elle chantait entre les tables ; elle avait disparu , et depuis lors il montait continuellement cet escalier . Le ciel , sur sa tête , était couvert de feux ; la mer emplissait l' horizon ; à chacun de ses pas une immensité plus large l' entourait , et il continuait à gravir avec l' étrange facilité que l' on éprouve dans les rêves . Le bruissement du voile frôlant contre les pierres lui rappela son pouvoir nouveau ; mais , dans l' excès de son espérance , il ne savait plus maintenant ce qu' il devait faire ; cette incertitude l' intimida . De temps à autre , il collait son visage contre les baies quadrangulaires des appartements fermés , et il crut voir dans plusieurs des personnes endormies . Le dernier étage , plus étroit , formait comme un dé sur le sommet des terrasses . Mâtho en fit le tour , lentement . Une lumière laiteuse emplissait les feuilles de talc qui bouchaient les petites ouvertures de la muraille ; et , symétriquement disposées , elles ressemblaient dans les ténèbres à des rangs de perles fines . Il reconnut la porte rouge à croix noire . Les battements de son cœur redoublèrent . Il aurait voulu s' enfuir . Il poussa la porte ; elle s' ouvrit . Une lampe en forme de galère brûlait suspendue dans le lointain de la chambre ; et trois rayons , qui s' échappaient de sa carène d' argent , tremblaient sur les hauts lambris , couverts d' une peinture rouge à bandes noires . Le plafond était un assemblage de poutrelles , portant au milieu de leur dorure des améthystes et des topazes dans les nœuds du bois . Sur les deux grands côtés de l' appartement , s' allongeait un lit très bas fait de courroies blanches ; et des cintres , pareils à des coquilles , s' ouvraient au-dessus , dans l' épaisseur de la muraille , laissant déborder quelque vêtement qui pendait jusqu' à terre . Une marche d' onyx entourait un bassin ovale ; de fines pantoufles en peau de serpent étaient restées sur le bord avec une buire d' albâtre . La trace d' un pas humide s' apercevait au-delà . Des senteurs exquises s' évaporaient Mâtho effleurait les dalles incrustées d' or , de nacre et de verre ; et malgré la polissure du sol , il lui semblait que ses pieds enfonçaient comme s' il eût marché dans des sables . Il avait aperçu derrière la lampe d' argent un grand carré d' azur se tenant en l' air par quatre cordes qui remontaient , et il s' avançait , les reins courbés , la bouche ouverte . Des ailes de phénicoptères , emmanchées à des branches de corail noir , traînaient parmi les coussins de pourpre et les étrilles d' écaille , les coffrets de cèdre , les spatules d' ivoire . A des cornes d' antilope étaient enfilés des bagues , des bracelets ; et des vases d' argile rafraîchissaient au vent , dans la fente du mur , sur un treillage de roseaux . Plusieurs fois il se heurta les pieds , car le sol avait des niveaux de hauteur inégale qui faisaient dans la chambre comme une succession d' appartements . Au fond , des balustres d' argent entouraient un tapis semé de fleurs peintes . Enfin il arriva contre le lit suspendu , près d' un escabeau d' ébène servant à y monter . Mais la lumière s' arrêtait au bord ; - et l' ombre , telle qu' un grand rideau , ne découvrait qu' un angle du matelas rouge avec le bout d' un petit pied nu posant sur la cheville . Alors Mâtho tira la lampe , tout doucement . Elle dormait la joue dans une main et l' autre bras déplié . Les anneaux de sa chevelure se répandaient autour d' elle si abondamment qu' elle paraissait couchée sur des plumes noires , et sa large tunique blanche se courbait en molles draperies , jusqu' à ses pieds , suivant les inflexions de sa taille . On apercevait un peu ses yeux , sous ses paupières entre-closes . Les courtines , perpendiculairement tendues , l' enveloppaient d' une atmosphère bleuâtre , et le mouvement de sa respiration , en se communiquant aux cordes , semblait la balancer dans l' air . Un long moustique bourdonnait . Mâtho , immobile , tenait au bout de son bras la galère d' argent , mais la moustiquaire s' enflamma d' un seul coup , disparut , et Salammbô se réveilla . Le feu s' était de soi -même éteint . Elle ne parlait pas . La lampe faisait osciller sur les lambris de grandes moires lumineuses . – « Qu' est -ce donc ? » dit-elle . Il répondit : – « C' est le voile de la Déesse ! » – « Le voile , de la Déesse ! » s' écria Salammbô . Et appuyée sur les deux poings , elle se penchait en dehors toute frémissante . Il reprit : – « J' ai été le chercher pour toi dans les profondeurs du sanctuaire ! Regarde ! » Le zaïmph étincelait tout couvert de rayons . – « T' en souviens -tu ? » disait Mâtho . « La nuit , tu apparaissais dans mes songes - ; mais je ne devinais pas l' ordre muet de tes yeux ! » Elle avançait un pied sur l' escabeau d' ébène . « Si j' avais compris , je serais accouru ; j' aurais abandonné l' armée ; je ne serais pas sorti de Carthage . Pour t' obéir , je descendrais par la caverne d' Hadrumète dans le royaume des Ombres ... Pardonne ! c' étaient comme des montagnes qui pesaient sur mes jours ; et pourtant quelque chose m' entraînait ! Je tâchais de venir jusqu' à toi ! Sans les Dieux , est -ce que jamais j' aurais osé ! ... Partons ! il faut me suivre ! ou , si tu ne veux pas , je vais rester . Que m' importe ... Noie mon âme ans le souffle de ton haleine ! Que mes lèvres s' écrasent à baiser tes mains ! » – « Laisse -moi voir ! » disait-elle . « Plus près ! Plus près ! » L' aube se levait , et une couleur vineuse emplissait les feuilles de talc dans les murs . Salammbô s' appuyait en défaillant contre les coussins du lit . – « Je t' aime ! » criait Mâtho . Elle balbutia : - « Donne-le ! » Et ils se rapprochaient . Elle s' avançait toujours , vêtue de sa simarre blanche qui traînait , avec ses grands yeux attachés sur le voile . Mâtho la contemplait , ébloui par les splendeurs de sa tête , et tendant vers elle le zaïmph , il allait l' envelopper dans une étreinte . Elle écartait les bras . Tout à coup elle s' arrêta , et ils restèrent béants à se regarder . Sans comprendre ce qu' il sollicitait , une horreur la saisit . Ses sourcils minces remontèrent , ses lèvres s' ouvraient ; elle tremblait . Enfin , elle frappa dans une des patères d' airain qui pendaient aux coins du matelas rouge , en criant : – « Au secours ! au secours ! Arrière , sacrilège ! infâme ! maudit ! A moi , Taanach , Kroûm , Ewa , Micipsa , Schaoûl ! » Et la figure de Spendius effarée , apparaissant dans la muraille entre les buires d' argile , jeta ces mots : – « Fuis donc ! ils accourent ! » Un grand tumulte monta en ébranlant les escaliers et un flot de monde , des femmes , des valets , des esclaves , s' élancèrent dans la chambre avec des épieux , des casse-tête , des coutelas , des poignards . Ils furent comme paralysés d' indignation en apercevant un homme ; les servantes poussaient le hurlement des funérailles , et les eunuques pâlissaient sous leur peau noire . Mâtho se tenait derrière les balustres . Avec le zaïmph qui l' enveloppait , il semblait un dieu sidéral tout environné du firmament . Les esclaves s' allaient jeter sur lui . Elle les arrêta : – « N' y touchez pas ! C' est le manteau de la Déesse ! » Elle s' était reculée dans un angle ; mais elle fit un pas vers lui , et , allongeant son bras nu : – « Malédiction sur toi qui as dérobé Tanit ! Haine , vengeance , massacre et douleur ! Que Gurzil , dieu des batailles , te déchire ! que Matisman , dieu des morts , t' étouffe ! et que l' Autre , - celui qu' il ne faut pas nommer - te brûle ! » Mâtho poussa un cri comme à la blessure d' une épée . Elle répéta plusieurs fois : - « Va-t'en ! va-t'en ! » La foule des serviteurs s' écarta , et Mâtho , baissant la tête , passa lentement au milieu d' eux ; mais à la porte il s' arrêta , car la frange du zaïmph s' était accrochée à une des étoiles d' or qui pavaient les dalles . Il le tira brusquement d' un coup d' épaule , et descendit les escaliers . Spendius , bondissant de terrasse en terrasse et sautant par-dessus les haies , les rigoles , s' était échappé des jardins . Il arriva au pied du phare . Le mur en cet endroit se trouvait abandonné , tant la falaise était inaccessible . Il s' avança jusqu' au bord , se coucha sur le dos , et , les pieds en avant , se laissa glisser tout le long jusqu' en bas ; puis il atteignit à la nage le cap des Tombeaux , fit un grand détour par la lagune salée , et , le soir , rentra au camp des Barbares . Le soleil s' était levé ; et , comme un lion qui s' éloigne , Mâtho descendait les chemins , en jetant autour de lui des yeux terribles . Une rumeur indécise arrivait à ses oreilles . Elle était partie du palais et elle recommençait au loin , du côté de l' Acropole . Les uns disaient qu' on avait pris le trésor de la République dans le temple de Moloch ; d' autres parlaient d' un prêtre assassiné . On s' imaginait ailleurs que les Barbares étaient entrés dans la ville . Mâtho , qui ne savait comment sortir des enceintes , marchait droit devant lui . On l' aperçut , alors une clameur s' éleva . Tous avaient compris ; ce fut une consternation , puis une immense colère . Du fond des Mappales , des hauteurs de l' Acropole , des catacombes , des bords du lac , la multitude accourut . Les patriciens sortaient de leur palais , les vendeurs de leurs boutiques ; les femmes abandonnaient leurs enfants ; on saisit des épées , des haches , des bâtons ; mais l' obstacle qui avait empêché Salammbô les arrêta . Comment reprendre le voile ? Sa vue seule était un crime : il était de la nature des Dieux et son contact faisait mourir . Sur le péristyle des temples , les prêtres désespérés se tordaient les bras . Les gardes de la Légion galopaient au hasard : on montait sur les maisons , sur les terrasses , sur l' épaule des colosses et dans la mâture des navires . Il s' avançait cependant , et à chacun de ses pas la rage augmentait , mais la terreur aussi . Les rues se vidaient à son approche , et ce torrent d' hommes qui fuyaient rejaillissait des deux côtés jusqu' au sommet des murailles . Il ne distinguait partout que des yeux grands ouverts comme pour le dévorer , des dents qui claquaient , des poings tendus , et les imprécations de Salammbô retentissaient en se multipliant . Tout à coup , une longue flèche siffla , puis une autre , et des pierres ronflaient : mais les coups , mal dirigés ( car on avait peur d' atteindre le zaïmph ) , passaient au-dessus de sa tête . D' ailleurs , se faisant du voile un bouclier , il le tendait à droite , à gauche , devant lui , par-derrière ; et ils n' imaginaient aucun expédient . Il marchait de plus en plus vite , s' engageant par les rues ouvertes . Elles étaient barrées avec des cordes , des chariots , des pièges ; à chaque détour il revenait en arrière . Enfin il entra sur la place de Khamon , où les Baléares avaient péri ; Mâtho s' arrêta , pâlissant comme quelqu'un qui va mourir . Il était bien perdu cette fois ; la multitude battait des mains . Il courut jusqu' à la grande porte fermée . Elle était très haute , tout en cœur de chêne , avec des clous de fer et doublée d' airain . Mâtho se jeta contre . Le peuple trépignait de joie , voyant l' impuissance de sa fureur ; alors il prit sa sandale , cracha dessus et en souffleta les panneaux immobiles . La ville entière hurla . On oubliait le voile maintenant , et ils allaient l' écraser . Mâtho promena sur la foule de grands yeux vagues . Ses tempes battaient à l' étourdir ; il se sentait envahi par l' engourdissement des gens ivres . Tout à coup il aperçut la longue chaîne que l' on tirait pour manœuvrer la bascule de la porte . D' un bond il s' y cramponna , en roidissant ses bras , en s' arc-boutant des pieds ; et , à la fin , les battants énormes s' entrouvrirent . Quand il fut dehors , il retira de son cou le grand zaïmph et l' éleva sur sa tête le plus haut possible . L' étoffe , soutenue par le vent de la mer , resplendissait au soleil avec ses couleurs , ses pierreries et la figure de ses dieux . Mâtho , le portant ainsi , traversa toute la plaine jusqu' aux tentes des soldats , et le peuple , sur les murs , regardait s' en aller la fortune de Carthage . – « J' aurais dû l' enlever ! » disait-il le soir à Spendius . « Il fallait la saisir , l' arracher de sa maison ! Personne n' eût osé rien contre moi ! » Spendius ne l' écoutait pas . Etendu sur le dos , il se reposait avec délices , près d' une grande jarre pleine d' eau miellée , où de temps à autre il se plongeait la tête pour boire plus abondamment . Mâtho reprit : – « Que faire ? ... Comment rentrer dans Carthage ? » – « Je ne sais » , lui dit Spendius . Cette impassibilité l' exaspérait ; il s' écria : – « Eh ! la faute vient de toi ! Tu m' entraînes , puis tu m' abandonnes , lâche que tu es ! Pourquoi donc t' obéirais -je ? Te crois -tu mon maître ? Ah ! prostitueur , esclave , fils d' esclave ! » Il grinçait des dents et levait sur Spendius sa large main . Le Grec ne répondit pas . Un lampadaire d' argile brûlait doucement contre le mât de la tente , où le zaïmph rayonnait dans la panoplie suspendue . Tout à coup , Mâtho chaussa ses cothurnes , boucla sa jaquette à lames d' airain , prit son casque . – « Où vas -tu ? » demanda Spendius . – « J' y retourne ! Laisse -moi ! Je la ramènerai ! Et s' ils se présentent je les écrase comme des vipères ! Je la ferai mourir , Spendius ! » Il répéta : « Oui ! Je la tuerai ! tu verras , je la tuerai ! » Mais Spendius , qui tendait l' oreille , arracha brusquement le zaïmph et le jeta dans un coin , en accumulant par-dessus des toisons . On entendit un murmure de voix , des torches brillèrent , et Narr'Havas entra , suivi d' une vingtaine d' hommes environ . Ils portaient des manteaux de laine blanche , de longs poignards , des colliers de cuir , des pendants d' oreilles en bois , des chaussures en peau d' hyène ; et , restés sur le seuil , ils s' appuyaient contre leurs lances comme des pasteurs qui se reposent . Narr'Havas était le plus beau de tous ; des courroies garnies de perles serraient ses bras minces ; le cercle d' or attachant autour de sa tête son large vêtement retenait une plume d' autruche qui lui pendait par-derrière l' épaule : un continuel sourire découvrait ses dents ; ses yeux semblaient aiguisés comme des flèches , et il y avait dans toute sa personne quelque chose d' attentif et de léger . Il déclara qu' il venait se joindre aux Mercenaires , car la République menaçait depuis longtemps son royaume . Donc il avait intérêt à secourir les Barbares , et il pouvait aussi leur être utile . – « Je vous fournirai des éléphants ( mes forêts en sont pleines ) , du vin , de l' huile , de l' orge , des dattes , de la poix et du soufre pour les sièges , vingt mille , fantassins et dix mille chevaux . Si je m' adresse à toi , Mâtho , c' est que la possession du zaïmph t' a rendu le premier de l' armée . » Il ajouta : « Nous sommes d' anciens amis d' ailleurs . » Mâtho , cependant , considérait Spendius , qui écoutait assis sur les peaux de mouton , tout en faisant avec la tête de petits signes d' assentiment . Narr'Havas parlait . Il attestait les Dieux , il maudissait Carthage . Dans ses imprécations , il brisa un javelot . Tous ses hommes à la fois poussèrent un grand hurlement , et Mâtho , emporté par cette colère , s' écria qu' il acceptait l' alliance . Alors on amena un taureau blanc avec une brebis noire , symbole du jour et symbole de la nuit . On les égorgea au bord d' une fosse . Quand elle fut pleine de sang ils y plongèrent leurs bras . Puis Narr'Havas étala sa main sur la poitrine de Mâtho , et Mâtho la sienne sur la poitrine de Narr'Havas . Ils répétèrent ce stigmate sur la toile de leurs tentes . Ensuite ils passèrent la nuit à manger , et on brûla le reste des viandes avec la peau , les ossements , les cornes et les ongles . Une immense acclamation avait salué Mâtho lorsqu' il était revenu portant le voile de la Déesse ; ceux mêmes qui n' étaient pas de la religion chananéenne sentirent à leur vague enthousiasme qu' un Génie survenait . Quant à chercher à s' emparer du zaïmph , aucun n' y songea ; la manière mystérieuse dont il l' avait acquis suffisait , dans l' esprit des Barbares , à en légitimer la possession . Ainsi pensaient les soldats de race africaine . Les autres , dont la haine était moins vieille , ne savaient que résoudre . S' ils avaient eu des navires , ils se seraient immédiatement en allés . Spendius , Narr'Havas et Mâtho expédièrent des hommes à toutes les tribus du territoire punique . Carthage exténuait ces peuples . Elle en tirait des impôts exorbitants ; et les fers , la hache ou la croix punissaient les retards et jusqu' aux murmures . Il fallait cultiver ce qui convenait à la République , fournir ce qu' elle demandait ; personne n' avait le droit de posséder une arme ; quand les villages se révoltaient , on vendait les habitants ; les gouverneurs étaient estimés comme des pressoirs d' après la quantité qu' ils faisaient rendre . Puis , au-delà des régions directement soumises à Carthage , s' étendaient les alliés ne payant qu' un médiocre tribut ; derrière les alliés vagabondaient les Nomades , qu' on pouvait lâcher sur eux . Par ce système les récoltes étaient toujours abondantes , les haras savamment conduits , les plantations superbes . Le vieux Caton , un maître en fait de labours et d' esclaves , quatre-vingt-douze ans plus tard , en fut ébahi , et le cri de mort qu' il répétait dans Rome n' était que l' exclamation d' une jalousie cupide . Durant la dernière guerre , les exactions avaient redoublé , si bien que les villes de Libye , presque toutes , s' étaient livrées à Régulus . Pour les punir , on avait exigé d' elles mille talents , vingt mille bœufs , trois cents sacs de poudre d' or , des avances de grains considérables , et les chefs des tribus avaient été mis en croix ou jetés aux lions . Tunis surtout exécrait Carthage ! Plus vieille que la métropole , elle ne lui pardonnait point sa grandeur ; elle se tenait en face de ses murs , accroupie dans la fange , au bord de l' eau , comme une bête venimeuse qui la regardait . Les déportations , les massacres et les épidémies ne l' affaiblissaient pas . Elle avait soutenu Archagate , fils d' Agathoclès . Les Mangeurs-de-choses-immondes , tout de suite , y trouvèrent des armes . Les courriers n' étaient pas encore partis que dans les provinces une joie universelle éclata . Sans rien attendre , on étrangla dans les bains les intendants des maisons et les fonctionnaires de la République ; on retira des cavernes les vieilles armes que l' on cachait ; avec le fer des charrues on forgea des épées ; les enfants sur les portes aiguisaient des javelots , et les femmes donnèrent leurs colliers , leurs bagues , leurs pendants d' oreilles , tout ce qui pouvait servir à la destruction de Carthage . Chacun y voulait contribuer . Les paquets de lances s' amoncelaient dans les bourgs , comme des gerbes de maïs . On expédia des bestiaux et de l' argent . Mâtho paya vite aux Mercenaires l' arrérage de leur solde , et cette idée de Spendius le fit nommer général en chef , schalischim des Barbares . En même temps , les secours d' hommes affluaient . D' abord parurent les gens de race autochtone , puis les esclaves des campagnes . Des caravanes de Nègres furent saisies , on les arma , et des marchands qui venaient à Carthage , dans l' espoir d' un profit plus certain , se mêlèrent aux Barbares . Il arrivait incessamment des bandes nombreuses . Des hauteurs de l' Acropole on voyait l' armée qui grossissait . Sur la plate-forme de l' aqueduc , les gardes de la Légion étaient postés en sentinelles ; et près d' eux , de distance en distance , s' élevaient des cuves en airain où bouillonnaient des flots d' asphalte . En bas , dans la plaine , la grande foule s' agitait tumultueusement . Ils étaient incertains , éprouvant cet embarras que la rencontre des murailles inspire toujours aux Barbares . Utique et Hippo-Zaryte refusèrent leur alliance . Colonies phéniciennes comme Carthage , elles se gouvernaient elles -mêmes , et , dans les traités que concluait la République , faisaient chaque fois admettre des clauses pour les en distinguer . Cependant elles respectaient cette sœur plus forte qui les protégeait , et elles ne croyaient point qu' un amas de Barbares fût capable de la vaincre ; ils seraient au contraire exterminés . Elles désiraient rester neutres et vivre tranquilles . Mais leur position les rendait indispensables . Utique , au fond d' un golfe , était commode pour amener dans Carthage les secours du dehors . Si Utique seule était prise , Hippo-Zaryte , à six heures plus loin sur la côte , la remplacerait , et la métropole , ainsi ravitaillée , se trouverait inexpugnable . Spendius voulait qu' on entreprît le siège immédiatement , Narr'Havas s' y opposa ; il fallait d' abord se porter sur la frontière . C' était l' opinion des vétérans , celle de Mâtho lui -même , et il fut décidé que Spendius irait attaquer Utique , Mâtho Hippo-Zaryte ; le troisième corps d' armée , s' appuyant à Tunis , occuperait la plaine de Carthage ; Autharite s' en chargea . Quant à Narr'Havas , il devait retourner dans son royaume pour y prendre des éléphants , et avec sa cavalerie battre les routes . Les femmes crièrent bien fort à cette décision ; elles convoitaient les bijoux des dames puniques . Les Libyens aussi réclamèrent . On les avait appelés contre Carthage , et voilà qu' on s' en allait ! Les soldats presque seuls partirent . Mâtho commandait ses compagnons avec les Ibériens , les Lusitaniens , les hommes de l' Occident et des îles , et tous ceux qui parlaient grec avaient demandé Spendius , à cause de son esprit . La stupéfaction fut grande quand on vit l' armée se mouvoir tout à coup ; puis elle s' allongea sous la montagne de l' Ariane , par le chemin d' Utique , du côté de la mer . Un tronçon demeura devant Tunis , le reste disparut , et il reparut sur l' autre bord du golfe , à la lisière des bois , où il s' enfonça . Ils étaient quatre-vingt mille hommes , peut-être . Les deux cités tyriennes ne résisteraient pas ; ils reviendraient sur Carthage . Déjà une armée considérable l' entamait , en occupant l' isthme par la base , et bientôt elle périrait affamée , car on ne pouvait vivre sans l' auxiliaire des provinces , les citoyens ne payant pas , comme à Rome , de contributions . Le génie politique manquait à Carthage . Son éternel souci du pain l' empêchait d' avoir cette prudence que donnent les ambitions plus hautes . Galère ancrée sur le sable Libyque , elle s' y maintenait à force de travail . Les nations , comme des flots , mugissaient autour d' elle , et la moindre tempête ébranlait cette formidable machine . Le trésor se trouvait épuisé par la guerre romaine et par tout ce qu' on avait gaspillé , perdu , tandis qu' on marchandait les Barbares . Cependant il fallait des soldats et pas un gouvernement ne se fiait à la République . Ptolémée naguère lui avait refusé deux mille talents . D' ailleurs le rapt du voile les décourageait . Spendius l' avait bien prévu . Mais ce peuple , qui se sentait haï , étreignait sur son cœur , son argent et ses dieux ; et son patriotisme était entretenu par la constitution même de son gouvernement . D' abord , le pouvoir dépendait de tous sans qu' aucun fût assez fort pour l' accaparer . Les dettes particulières étaient considérées comme dettes publiques , les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce ; en multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l' usure , en exploitant rudement les terres , les esclaves et les pauvres , quelquefois on arrivait à la richesse . Elle ouvrait seule toutes les magistratures , et bien que la puissance et l' argent se perpétuassent dans les mêmes familles , on tolérait l' oligarchie , parce qu' on avait l' espoir d' y atteindre . Les sociétés de commerçants , où l' on élaborait les lois , choisissaient les inspecteurs des finances , qui , au sortir de leur charge , nommaient les cent membres du Conseil des Anciens , dépendant eux -mêmes de la Grande Assemblée , réunion générale de tous les riches . Quant aux deux suffètes , à ces restes de rois , moindres que des consuls , ils étaient pris le même jour dans deux familles distinctes . On les divisait par toutes sortes de haines , pour qu' ils s' affaiblissent réciproquement . Ils ne pouvaient délibérer sur la guerre ; et , quand ils étaient vaincus , le Grand-Conseil les crucifiait . Donc la force de Carthage émanait des Syssites , c' est-à-dire d' une grande cour au centre de Malqua , à l' endroit , disait -on , où avait abordé la première barque de matelots phéniciens , la mer depuis lors s' étant beaucoup retirée . C' était un assemblage de petites chambres d' une architecture archaïque en troncs de palmier , avec des encoignures de pierre , et séparées les unes des autres pour recevoir isolément les différentes compagnies . Les Riches se tassaient là tout le jour pour débattre leurs intérêts et ceux du gouvernement , depuis la recherche du poivre jusqu' à l' extermination de Rome . Trois fois par lune ils faisaient monter leurs lits sur la haute terrasse bordant le mur de la cour ; et d' en bas on les apercevait attablés dans les airs , sans cothurnes et sans manteaux , avec les diamants de leurs doigts qui se promenaient sur les viandes et leurs grandes boucles d' oreilles qui se penchaient entre les buires , - tous forts et gras , à moitié nus , heureux , riant et mangeant en plein azur , comme de gros requins qui s' ébattent dans la mer . Mais à présent ils ne pouvaient dissimuler leurs inquiétudes , ils étaient trop pâles ; la foule qui les attendait aux portes , les escortait jusqu' à leurs palais pour en tirer quelque nouvelle . Comme par les temps de peste , toutes les maisons étaient fermées ; les rues s' emplissaient , se vidaient soudain ; on montait à l' Acropole : on courait vers le port ; chaque nuit le Grand-Conseil délibérait . Enfin le peuple fut convoqué sur la place de Kamon , et l' on décida de s' en remettre à Hannon , le vainqueur d' Hécatompyle . C' était un homme dévot , rusé , impitoyable aux gens d' Afrique , un vrai Carthaginois . Ses revenus égalaient ceux des Barca . Personne n' avait une telle expérience dans les choses de l' administration . Il décréta l' enrôlement de tous les citoyens valides , il plaça des catapultes sur les tours , il exigea des provisions d' armes exorbitantes , il ordonna même la construction de quatorze galères dont on n' avait pas besoin ; et il voulut que tout fût enregistré , soigneusement écrit . Il se faisait transporter à l' arsenal , au phare , dans le trésor des temples ; on apercevait toujours sa grande litière qui , en se balançant de gradin en gradin , montait les escaliers de l' Acropole . Dans son palais , la nuit , comme il ne pouvait dormir , pour se préparer à la bataille , il hurlait , d' une voix terrible , des manœuvres de guerre . Tout le monde , par excès de terreur , devenait brave . Les Riches , dès le chant des coqs , s' alignaient le long des Mappales ; et , retroussant leurs robes , ils s' exerçaient à manier la pique . Mais , faute d' instructeur , on se disputait . Ils s' asseyaient essoufflés sur les tombes , puis recommençaient . Plusieurs même s' imposèrent un régime . Les uns , s' imaginant qu' il fallait beaucoup manger pour acquérir des forces , se gorgeaient , et d' autres , incommodés par leur corpulence , s' exténuaient de jeûnes pour se faire maigrir . Utique avait déjà réclamé plusieurs fois les secours de Carthage . Mais Hannon ne voulait point partir tant que le dernier écrou manquait aux machines de guerre . Il perdit encore trois lunes à équiper les cent douze éléphants qui logeaient dans les remparts ; c' étaient les vainqueurs de Régulus ; le peuple les chérissait ; on ne pouvait trop bien agir envers ces vieux amis . Hannon fit refondre les plaques d' airain dont on garnissait leur poitrail , dorer leurs défenses , élargir leurs tours , et tailler dans la pourpre la plus belle des caparaçons bordés de franges très lourdes . Enfin , comme on appelait leurs conducteurs des Indiens ( d' après les premiers , sans doute , venus des Indes ) , il ordonna que tous fussent costumés à la mode indienne , c' est-à-dire avec un bourrelet blanc autour des tempes et un petit caleçon de byssus qui formait , par ses plis transversaux , comme les deux valves d' une coquille appliquée sur les hanches . L' armée d' Autharite restait toujours devant Tunis . Elle se cachait derrière un mur fait avec la boue du lac et défendu au sommet par des broussailles épineuses . Des Nègres y avaient planté çà et là , sur de grands bâtons , d' effroyables figures , masques humains composés avec des plumes d' oiseaux , têtes de chacal ou de serpents , qui bâillaient vers l' ennemi pour l' épouvanter ; - et , par ce moyen , s' estimant invincibles , les Barbares dansaient , luttaient , jonglaient , convaincus que Carthage ne tarderait pas à périr . Un autre qu' Hannon eût écrasé facilement cette multitude qu' embarrassaient des troupeaux et des femmes . D' ailleurs , ils ne comprenaient aucune manœuvre , et Autharite découragé n' en exigeait plus rien . Ils s' écartaient , quand il passait en roulant ses gros yeux bleus . Puis , arrivé au bord du lac , il retirait son sayon en poil de phoque , dénouait la corde qui attachait ses longs cheveux rouges et les trempait dans l' eau . Il regrettait de n' avoir pas déserté chez les Romains avec les deux mille Gaulois du temple d' Eryx . Souvent , au milieu du jour , le soleil perdait ses rayons tout à coup . Alors , le golfe et la pleine mer semblaient immobiles comme du plomb fondu . Un nuage de poussière brune , perpendiculairement étalé , accourait en tourbillonnant ; les palmiers se courbaient , le ciel disparaissait , on entendait rebondir des pierres sur la croupe des animaux ; et le Gaulois , les lèvres collées contre les trous de sa tente , râlait d' épuisement et de mélancolie . Il songeait à la senteur des pâturages par les matins d' automne , à des flocons de neige , aux beuglements des aurochs perdus dans le brouillard , et , fermant ses paupières , il croyait apercevoir les feux des longues cabanes , couvertes de paille , trembler sur les marais , au fond des bois . D' autres que lui regrettaient la patrie , bien qu' elle ne fût pas aussi lointaine . En effet , les Carthaginois captifs pouvaient distinguer au-delà du golfe , sur les pentes de Byrsa , les velarium de leurs maisons , étendus dans les cours . Mais des sentinelles marchaient autour d' eux , perpétuellement . On les avait tous attachés à une chaîne commune . Chacun portait un carcan de fer , et la foule ne se fatiguait pas de venir les regarder . Les femmes montraient aux petits enfants leurs belles robes en lambeaux qui pendaient sur leurs membres amaigris . Toutes les fois qu' Autharite considérait Giscon , une fureur le prenait au souvenir de son injure ; il l' eût tué sans le serment qu' il avait fait à Narr'Havas . Alors il rentrait dans sa tente , buvait un mélange d' orge et de cumin jusqu' à s' évanouir d' ivresse , - puis se réveillait au grand soleil , dévoré par une soif horrible . Mâtho cependant assiégeait Hippo-Zaryte . Mais la ville était protégée par un lac communiquant avec la mer . Elle avait trois enceintes , et sur les hauteurs qui la dominaient se développait un mur fortifié de tours . Jamais il n' avait commandé de pareilles entreprises . Puis la pensée de Salammbô l' obsédait , et il rêvait dans les plaisirs de sa beauté , comme les délices d' une vengeance qui le transportait d' orgueil . C' était un besoin de la revoir , âcre , furieux , permanent . Il songea même à s' offrir comme parlementaire , espérant qu' une fois dans Carthage il parviendrait jusqu' à elle . Souvent il faisait sonner l' assaut , et , sans rien attendre , s' élançait sur le môle qu' on tâchait d' établir dans la mer . Il arrachait les pierres avec ses mains , bouleversait , frappait , enfonçait partout son épée . Les Barbares se précipitaient pêle-mêle ; les échelles rompaient avec un grand fracas , et des masses d' hommes s' écroulaient dans l' eau qui rejaillissait en flots rouges contre les murs . Enfin , le tumulte s' affaiblissait , et les soldats s' éloignaient pour recommencer . Mâtho allait s' asseoir en dehors des tentes ; il essuyait avec son bras sa figure éclaboussée de sang , et , tourné vers Carthage , il regardait l' horizon . En face de lui , dans les oliviers , les palmiers , les myrtes et les platanes , s' étalaient deux larges étangs qui rejoignaient un autre lac dont on n' apercevait pas les contours . Derrière une montagne surgissaient d' autres montagnes , et au milieu du lac immense , se dressait une île toute noire et de forme pyramidale . Sur la gauche , à l' extrémité du golfe , des tas de sable semblaient de grandes vagues blondes arrêtées , tandis que la mer , plate comme un dallage de lapis-lazuli , montait insensiblement jusqu' au bord du ciel . La verdure de la campagne disparaissait par endroits sous de longues plaques jaunes ; des caroubes brillaient comme des boutons de corail ; des pampres retombaient du sommet des sycomores ; on entendait le murmure de l' eau ; des alouettes huppées sautaient , et les derniers feux du soleil doraient la carapace des tortues , sortant des joncs pour aspirer la brise . Mâtho poussait de grands soupirs . Il se couchait à plat ventre ; il enfonçait ses ongles dans la terre et il pleurait ; il se sentait misérable , chétif , abandonné . Jamais il ne la posséderait , et il ne pouvait même s' emparer d' une ville . La nuit , seul , dans sa tente , il contemplait le zaïmph . A quoi cette chose des Dieux lui servait-elle - et des doutes survenaient dans la pensée du Barbare . Puis il lui semblait au contraire que le vêtement de la Déesse dépendait de Salammbô , et qu' une partie de son âme y flottait plus subtile qu' une haleine ; et il le palpait , le humait , s' y plongeait le visage , il le baisait en sanglotant . Il s' en recouvrait les épaules pour se faire illusion et se croire auprès d' elle . Quelquefois il s' échappait tout à coup ; à la clarté des étoiles , il enjambait les soldats qui dormaient , roulés dans leurs manteaux ; puis , aux portes du camp , il s' élançait sur un cheval , et , deux heures après , il se trouvait à Utique dans la tente de Spendius . D' abord , il parlait du siège ; mais il n' était venu que pour soulager sa douleur en causant de Salammbô : Spendius l' exhortait à la sagesse . – « Repousse de ton âme ces misères qui la dégradent ! Tu obéissais autrefois , à présent tu commandes une armée , et si Carthage n' est pas conquise , du moins on nous accordera des provinces , nous deviendrons des rois ! » Mais , comment la possession du zaïmph ne leur donnait-elle pas la victoire ? D' après Spendius , il fallait attendre . Mâtho s' imagina que le voile concernait exclusivement les hommes de race chananéenne , et , dans sa subtilité de Barbare , il se disait : - « Donc le zaïmph ne fera rien pour moi ; mais , puisqu'ils l' ont perdu , il ne fera rien pour eux . » Ensuite , un scrupule le troubla , il avait peur , en adorant Aptouknos , le dieu des Libyens , d' offenser Moloch ; et il demanda timidement à Spendius auquel des deux il serait bon de sacrifier un homme . – « Sacrifie toujours ! » dit Spendius , en riant . Mâtho , qui ne comprenait point cette indifférence , soupçonna le Grec d' avoir un génie dont il ne voulait pas parler . Tous les cultes , comme toutes les races , se rencontraient dans ces armées de Barbares , et l' on considérait les dieux des autres , car ils effrayaient aussi . Plusieurs mêlaient à leur religion natale des pratiques étrangères . On avait beau ne pas adorer les étoiles , telle constellation étant funeste ou secourable , on lui faisait des sacrifices ; une amulette inconnue , trouvée par hasard dans un péril , devenait une divinité ; ou bien c' était un nom , rien qu' un nom , et que l' on répétait sans même chercher à comprendre ce qu' il pouvait dire . Mais , à force d' avoir pillé des temples , vu quantité de nations et d' égorgements , beaucoup finissaient par ne plus croire qu' au destin et à la mort ; et chaque soir ils s' endormaient dans la placidité des bêtes féroces . Spendius aurait craché sur les images de Jupiter Olympien ; cependant il redoutait de parler haut dans les ténèbres , et il ne manquait pas , tous les jours , de se chausser d' abord du pied droit . Il élevait , en face d' Utique , une longue terrasse quadrangulaire . Mais , à mesure qu' elle montait , le rempart grandissait aussi ; ce qui était abattu par les uns , presque immédiatement se trouvait relevé par les autres . Spendius ménageait ses hommes , rêvait des plans ; il tâchait de se rappeler les stratagèmes qu' il avait entendu raconter dans ses voyages . Pourquoi Narr'Havas ne revenait-il pas ? On était plein d' inquiétudes . Hannon avait terminé ses apprêts . Par une nuit sans lune , il fit , sur des radeaux , traverser à ses éléphants et à ses soldats le golfe de Carthage . Puis ils tournèrent la montagne des Eaux-Chaudes pour éviter Autharite , - et continuèrent avec tant de lenteur qu' au lieu de surprendre les Barbares un matin , comme avait calculé le Suffète , on n' arriva qu' en plein soleil , dans la troisième journée . Utique avait , du côté de l' orient , une plaine qui s' étendait jusqu' à la grande lagune de Carthage ; derrière elle , débouchait à angle droit une vallée comprise entre deux basses montagnes s' interrompant tout à coup ; les Barbares s' étaient campés plus loin sur la gauche , de manière à bloquer le port ; et ils dormaient dans leurs tentes ( car ce jour -là les deux partis , trop las pour combattre , se reposaient ) , lorsque , au tournant des collines , l' armée carthaginoise parut . Des goujats munis de frondes étaient espacés sur les ailes . Les gardes de la Légion , sous leurs armures en écailles d' or , formaient la première ligne , avec leurs gros chevaux sans crinière , sans poil , sans oreilles et qui avaient au milieu du front une corne d' argent pour les faire ressembler à des rhinocéros . Entre leurs escadrons , des jeunes gens , coiffés d' un petit casque , balançaient dans chaque main un javelot de frêne ; les longues piques de la lourde infanterie s' avançaient par-derrière . Tous ces marchands avaient accumulé sur leurs corps le plus d' armes possible : on en voyait qui portaient à la fois une lance , une hache , une massue , deux glaives ; d' autres , comme des porcs-épics , étaient hérissés de dards , et leurs bras s' écartaient de leurs cuirasses en lames de corne ou en plaques de fer . Enfin apparurent les échafaudages des hautes machines : carrobalistes , onagres , catapultes et scorpions , oscillant sur des chariots tirés par des mulets et des quadriges de bœufs - et à mesure que l' armée se développait , les capitaines , en haletant , couraient de droite et de gauche pour communiquer des ordres , faire joindre les files et maintenir les intervalles . Ceux des Anciens qui commandaient étaient venus avec des casques de pourpre dont les franges magnifiques s' embarrassaient dans les courroies de leurs cothurnes . Leurs visages , tout barbouillés de vermillon , reluisaient sous des casques énormes surmontés de dieux et , comme ils avaient des boucliers à bordure d' ivoire couverte de pierreries , on aurait dit des soleils qui passaient sur des murs d' airain . Les Carthaginois manœuvraient si lourdement que les soldats , par dérision , les engagèrent à s' asseoir . Ils criaient qu' ils allaient tout à l' heure vider leurs gros ventres , épousseter la dorure de leur peau et leur faire boire du fer . Au haut du mât planté devant la tente de Spendius , un lambeau de toile verte apparut ; c' était le signal . L' armée carthaginoise y répondit par un grand tapage de trompettes , de cymbales , de flûtes en os d' âne et de tympanons . Déjà les Barbares avaient sauté en dehors des palissades . On était à portée de javelot , face à face . Un frondeur baléare s' avança d' un pas , posa dans sa lanière une de ses balles d' argile , tourna son bras : un bouclier d' ivoire éclata , et les deux armées se mêlèrent . Avec la pointe des lances , les Grecs , en piquant les chevaux aux naseaux , les firent se renverser sur leurs maîtres . Les esclaves qui devaient lancer des pierres les avaient prises trop grosses ; elles retombaient près d' eux . Les fantassins puniques , en frappant de taille avec leurs longues épées , se découvraient le flanc droit . Les Barbares enfoncèrent leurs lignes ; ils les égorgeaient à plein glaive ; ils trébuchaient sur les moribonds et les cadavres , tout aveuglés par le sang qui leur jaillissait au visage . Ce tas de piques , de casques , de cuirasses , d' épées et de membres confondus tournait sur soi -même , s' élargissant et se serrant avec des contractions élastiques . Les cohortes carthaginoises se trouèrent de plus en plus , leurs machines ne pouvaient sortir des sables ; enfin la litière du Suffète ( sa grande litière à pendeloques de cristal ) , que l' on apercevait depuis le commencement , balancée dans les soldats comme une barque sur les flots , tout à coup sombra . Il était mort sans doute - Les Barbares se trouvèrent seuls . La poussière autour d' eux tombait et ils commençaient à chanter , lorsque Hannon lui -même parut au haut d' un éléphant . Il était nu-tête , sous un parasol de byssus , que portait un nègre derrière lui . Son collier , à plaques bleues battait sur les fleurs de sa tunique noire ; des cercles de diamants comprimaient ses bras énormes , et , la bouche ouverte , il brandissait une pique démesurée , épanouie par le bout comme un lotus et plus brillante qu' un miroir . Aussitôt la terre s' ébranla , - et les Barbares virent accourir , sur une seule ligne , tous les éléphants de Carthage avec leurs défenses dorées , les oreilles peintes en bleu , revêtus de bronze , et secouant par-dessus leurs caparaçons d' écarlate des tours de cuir , où dans chacune trois archers tenaient un grand arc ouvert . A peine si les soldats avaient leurs armes ; ils s' étaient rangés au hasard . Une terreur les glaça ; ils restèrent indécis . Déjà du haut des tours on leur jetait des javelots , des flèches , des phalariques , des masses de plomb ; quelques-uns , pour y monter , se cramponnaient aux franges des caparaçons . Avec des coutelas on leur abattait les mains , et ils tombaient à la renverse sur des glaives tendus . Les piques trop faibles se rompaient , les éléphants passaient dans les phalanges comme des sangliers dans des touffes d' herbes ; ils arrachèrent les pieux du camp avec leurs trompes , le traversèrent d' un bout à l' autre en renversant les tentes sous leurs poitrails ; tous les Barbares avaient fui . Ils se cachaient dans les collines qui bordent la vallée par où les Carthaginois étaient venus . Hannon vainqueur se présenta devant les portes d' Utique . Il fit sonner de la trompette . Les trois Juges de la ville parurent , au sommet d' une tour , dans la baie des créneaux . Les gens d' Utique ne voulaient point recevoir chez eux des hôtes aussi bien armés . Hannon s' emporta . Enfin ils consentirent à l' admettre avec une faible escorte . Les rues se trouvèrent trop étroites pour les éléphants . Il fallut les laisser dehors . Dès que le Suffète fut dans la ville , les principaux le vinrent saluer . Il se fit conduire aux étuves , et appela ses cuisiniers . Trois heures après , il était encore enfoncé dans l' huile de cinnamome dont on avait rempli la vasque ; et , tout en se baignant , il mangeait , sur une peau de bœuf étendue , des langues de phénicoptères avec des graines de pavot assaisonnées au miel . Près de lui , son médecin qui , immobile dans une longue robe jaune , faisait de temps à autre réchauffer l' étuve , et deux jeunes garçons penchés sur les marches du bassin , lui frottaient les jambes . Mais les soins de son corps n' arrêtaient pas son amour de la chose publique , et il dictait une lettre pour le Grand-Conseil , et , comme on venait de faire des prisonniers , il se demandait quel châtiment terrible inventer . – « Arrête ! » dit-il à un esclave qui écrivait , debout , dans le creux de sa main . « Qu' on m' en amène ! Je veux les voir . » Et du fond de la salle emplie d' une vapeur blanchâtre où les torches jetaient des taches rouges , on poussa trois Barbares : un Samnite , un Spartiate et un Cappadocien . – « Continue ! » dit Hannon . – « Réjouissez -vous , lumière des Baals ! votre suffète a exterminé les chiens voraces ! Bénédictions sur la République ! Ordonnez des prières ! » Il aperçut les captifs , et alors éclatant de rire : – « Ah ! ah ! mes braves de Sicca ! Vous ne criez plus si fort aujourd'hui ! C' est moi ! Me reconnaissez -vous ? Où sont donc vos épées ? Quels hommes terribles , vraiment ! » Et il feignait de se vouloir cacher , comme s' il en avait peur . - « Vous demandiez des chevaux , des femmes , des terres , des magistratures , sans doute , et des sacerdoces ! Pourquoi pas ? Eh bien , je vous en fournirai , des terres , et dont jamais vous ne sortirez ! On vous mariera à des potences toutes neuves ! Votre solde ? on vous la fondra dans la bouche en lingots de plomb ! et je vous mettrai à de bonnes places , très hautes , au milieu des nuages , pour être rapprochés des aigles ! » Les trois Barbares , chevelus et couverts de guenilles , le regardaient sans comprendre ce qu' il disait . Blessés aux genoux , on les avait saisis en leur jetant des cordes , et les grosses chaînes de leurs mains traînaient par le bout , sur les dalles . Hannon s' indigna de leur impassibilité . – « A genoux ! à genoux ! chacals ! poussière ! vermine ! excréments ! Et ils ne répondent pas ! Assez ! taisez -vous ! Qu' on les écorche vifs ! Non ! Tout à l' heure ! » Il soufflait comme un hippopotame , en roulant ses yeux . L' huile parfumée débordait sous la masse de son corps , et , se collant contre les écailles de sa peau , à la lueur des torches , la faisait paraître rose . Il reprit : – « Nous avons , pendant quatre jours , grandement souffert du soleil . Au passage du Macar , des mulets se sont perdus . Malgré leur position , le courage extraordinaire ... Ah ! Demonades ! comme je souffre ! Qu' on réchauffe les briques , et qu' elles soient rouges ! » On entendit un bruit de râteaux et de fourneaux . L' encens fuma plus fort dans les larges cassolettes , et les masseurs tout nus , qui suaient comme des éponges , lui écrasèrent sur les articulations une pâte composée avec du froment , du soufre , du vin noir , du lait de chienne , de la myrrhe , du galbanum et du styrax . Une soif incessante le dévorait ; l' homme vêtu de jaune ne céda pas à cette envie , et , lui tendant une coupe d' or où fumait un bouillon de vipère : – « Bois ! » dit-il , « pour que la force des serpents , nés du soleil , pénètre dans la moelle de tes os , et prends courage , ô reflet des Dieux ! Tu sais d' ailleurs qu' un prêtre d' Eschmoûn observe autour du Chien les étoiles cruelles d' où dérive ta maladie . Elles pâlissent comme les macules de ta peau , et tu n' en dois pas mourir . » – « Oh ! oui , n' est -ce pas ? » répéta le Suffète , « je n' en dois pas mourir ! » Et de ses lèvres violacées s' échappait une haleine plus nauséabonde que l' exhalaison d' un cadavre . Deux charbons semblaient brûler à la place de ses yeux , qui n' avaient plus de sourcils ; un amas de peau rugueuse lui pendait sur le front ; ses deux oreilles , en s' écartant de sa tête , commençaient à grandir , et les rides profondes qui formaient des demi-cercles autour de ses narines lui donnaient un aspect étrange et effrayant , l' air d' une bête farouche . Sa voix dénaturée ressemblait à un rugissement ; il dit : – « Tu as peut-être raison , Demonades ? En effet , voilà bien des ulcères qui se sont fermés . Je me sens robuste . Tiens ! regarde comme je mange ! » Et moins par gourmandise que par ostentation , et pour se prouver à lui -même qu' il se portait bien , il entamait les farces de fromage et d' origan , les poissons désossés , les courges , les huîtres , avec des œufs , des raiforts , des truffes et des brochettes de petits oiseaux . Tout en regardant les prisonniers , il se délectait dans l' imagination de leur supplice . Cependant il se rappelait Sicca , et la rage de toutes ses douleurs s' exhalait en injures contre ces trois hommes . – « Ah ! traîtres ! ah ! misérables ! infâmes ! maudits ! Et vous m' outragiez , moi ! moi ! le Suffète ! Leurs services , le prix de leur sang , comme ils disent ! Ah ! oui ! leur sang ! leur sang ! » Puis , se parlant à lui -même : - « Tous périront ! on n' en vendra pas un seul ! Il vaudrait mieux les conduire à Carthage ! on me verrait ... mais je n' ai pas , sans doute , emporté assez de chaînes ? Ecris : envoyez -moi ... Combien sont -ils ? qu' on aille le demander à Muthumbal ! Va ! pas de pitié ! et qu' on m' apporte dans des corbeilles toutes leurs mains coupées ! » Mais des cris bizarres , à la fois rauques et aigus , arrivaient dans la salle , par-dessus la voix d' Hannon et le retentissement des plats que l' on posait autour de lui . Ils redoublèrent , et tout à coup le barrissement furieux des éléphants éclata , comme si la bataille recommençait . Un grand tumulte entourait la ville . Les Carthaginois n' avaient point cherché à poursuivre les Barbares . Ils s' étaient établis au pied des murs , avec leurs bagages , leurs valets , tout leur train de satrapes , et ils se réjouissaient sous leurs belles tentes à bordures de perles , tandis que le camp des Mercenaires ne faisait plus dans la plaine qu' un amas de ruines . Spendius avait repris son courage . Il expédia Zarxas vers Mâtho , parcourut les bois , rallia ses hommes ( les pertes n' étaient pas considérables ) , - et enragés d' avoir été vaincus sans combattre , ils reformaient leurs lignes , quand on découvrit une cuve de pétrole , abandonnée sans doute par les Carthaginois . Alors Spendius fit enlever des porcs dans les métairies , les barbouilla de bitume , y mit le feu et les poussa vers Utique . Les éléphants , effrayés par ces flammes , s' enfuirent . Le terrain montait , on leur jetait des javelots , ils revinrent en arrière ; - et à grands coups d' ivoire et sous leurs pieds , ils éventraient les Carthaginois , les étouffaient , les aplatissaient . Derrière eux , les Barbares descendaient la colline ; le camp punique , sans retranchements , dès la première charge fut saccagé , et les Carthaginois se trouvèrent écrasés contre les portes , car on ne voulut pas les ouvrir dans la peur des Mercenaires . Le jour se levait ; on vit , du côté de l' Occident , arriver les fantassins de Mâtho . En même temps des cavaliers parurent ; c' était Narr'Havas avec ses Numides . Sautant par-dessus les ravins et les buissons , ils forçaient les fuyards comme des lévriers qui chassent des lièvres . Ce changement de fortune interrompit le Suffète . Il cria pour qu' on vînt l' aider à sortir de l' étuve . Les trois captifs étaient toujours devant lui . Alors un nègre ( le même qui , dans la bataille , portait son parasol ) se pencha vers son oreille . – « Eh bien ! . . ? ... » répondit le Suffète lentement . – « Ah ! tue -les ! » ajouta-t-il d' un ton brusque . L' Ethiopien tira de sa ceinture un long poignard et les trois têtes tombèrent . Une d' elles , en rebondissant parmi les épluchures du festin , alla sauter dans la vasque , et elle y flotta quelque temps , la bouche ouverte et les yeux fixes . Les lueurs du matin entraient par les fentes du mur ; les trois corps , couchés sur leur poitrine , ruisselaient à gros bouillons comme trois fontaines , et une nappe de sang coulait sur les mosaïques , sablées de poudre bleue . Le Suffète trempa sa main dans cette fange toute chaude , et il s' en frotta les genoux : c' était un remède . Le soir venu , il s' échappa de la ville avec son escorte , puis s' engagea dans la montagne , pour rejoindre son armée . Il parvint à en retrouver les débris . Quatre jours après , il était à Gorza , sur le haut d' un défilé , quand les troupes de Spendius se présentèrent en bas . Vingt bonnes lances , en attaquant le front de leur colonne , les eussent facilement arrêtées ; les Carthaginois les regardèrent passer tout stupéfaits . Hannon reconnut à l' arrière-garde le roi des Numides ; Narr'Havas s' inclina pour le saluer , en faisant un signe qu' il ne comprit pas . On s' en revint à Carthage avec toutes sortes de terreurs . On marchait la nuit seulement ; le jour on se cachait dans les bois d' oliviers . A chaque étape quelques-uns mouraient ; ils se crurent perdus plusieurs fois . Enfin ils atteignirent le cap Hermaeum , où des vaisseaux vinrent les prendre . Hannon était si fatigué , si désespéré , - la perte des éléphants surtout l' accablait , - qu' il demanda , pour en finir , du poison à Demonades . D' ailleurs , il se sentait déjà tout étendu sur sa croix . Carthage n' eut pas la force de s' indigner contre lui . On avait perdu quatre cent mille neuf cent soixante-douze sicles d' argent , quinze mille six cent vingt-trois shekels d' or , dix-huit éléphants , quatorze membres du Grand-Conseil , trois cents Riches , huit mille citoyens , du blé pour trois lunes , un bagage considérable et toutes les machines de guerre ! La défection de Narr'Havas était certaine , les deux sièges recommençaient . L' armée d' Autharite s' étendait maintenant de Tunis à Rhadès . Du haut de l' Acropole , on apercevait dans la campagne de longues fumées montant jusqu' au ciel ; c' étaient les châteaux des Riches qui brûlaient . Un homme , seul , aurait pu sauver la République . On se repentit de l' avoir méconnu , et le parti de la paix , lui -même , vota les holocaustes pour le retour d' Hamilcar . La vue du zaïmph avait bouleversé Salammbô . Elle croyait la nuit entendre les pas de la Déesse , et elle se réveillait épouvantée en jetant des cris . Elle envoyait tous les jours porter de la nourriture dans les temples . Taanach se fatiguait à exécuter ses ordres , et Schahabarim ne la quittait plus . L' Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au haut du temple d' Eschmoûn , pour signaler avec sa trompette les agitations de l' astre , aperçut un matin , du côté de l' Occident , quelque chose de semblable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la surface de la mer . C' était un navire à trois rangs de rames ; il y avait à la proue un cheval sculpté . Le soleil se levait ; l' Annonciateur-des-Lunes mit sa main devant les yeux ; puis saisissant à plein bras son clairon , il poussa sur Carthage un grand cri d' airain . De toutes les maisons des gens sortirent ; on ne voulait pas en croire les paroles , on se disputait , le môle était couvert de peuple . Enfin on reconnut la trirème d' Hamilcar . Elle s' avançait d' une façon orgueilleuse et farouche , l' antenne toute droite , la voile bombée dans la longueur du mât , en fendant l' écume autour d' elle ; ses gigantesques avirons battaient l' eau en cadence ; de temps à autre l' extrémité de sa quille , faite comme un soc de charrue , apparaissait , et sous l' éperon qui terminait sa proue , le cheval à tête d' ivoire , en dressant ses deux pieds , semblait courir sur les plaines de la mer . Autour du promontoire , comme le vent avait cessé , la voile tomba , et l' on aperçut auprès du pilote un homme debout , tête nue ; c' était lui , le suffète Hamilcar ! Il portait autour des flancs des lames de fer qui reluisaient ; un manteau rouge s' attachant à ses épaules laissait voir ses bras ; deux perles très longues pendaient à ses oreilles , et il baissait sur sa poitrine sa barbe noire , touffue . Cependant la galère ballottée au milieu des rochers côtoyait le môle , et la foule la suivait sur les dalles en criant : – « Salut ! bénédiction ! œil de Khamon ! ah ! délivre-nous ! C' est la faute des Riches ! ils veulent te faire mourir ! Prends garde à toi , Barca ! » Il ne répondait pas , comme si la clameur des océans et des batailles l' eût complètement assourdi . Mais quand il fut sous l' escalier qui descendait de l' Acropole , Hamilcar releva la tête et , les bras croisés , il regarda le temple d' Eschmoûn . Sa vue monta plus haut encore , dans le grand ciel pur ; d' une voix âpre , il cria un ordre à ses matelots ; la trirème bondit ; elle érafla l' idole établie à l' angle du môle pour arrêter les tempêtes ; et dans le port marchand plein d' immondices , d' éclats de bois et d' écorces de fruits , elle refoulait , éventrait les autres navires amarrés à des pieux et finissant par des mâchoires de crocodile . Le peuple accourait , quelques-uns se jetèrent à la nage . Déjà elle se trouvait au fond , devant la porte hérissée de clous . La porte se leva , et la trirème disparut sous la voûte profonde . Le Port-Militaire était complètement séparé de la ville ; quand des ambassadeurs arrivaient , il leur fallait passer entre deux murailles , dans un couloir qui débouchait à gauche , devant le temple de Khamoûn . Cette grande place d' eau , ronde comme une coupe , avait une bordure de quais où étaient bâties des loges abritant les navires . En avant de chacune d' elles montaient deux colonnes , portant à leur chapiteau des cornes d' Ammon , ce qui formait une continuité des portiques tout autour du bassin . Au milieu , dans une île , s' élevait une maison pour le Suffète-de-la-mer . L' eau était si limpide que l' on apercevait le fond pavé de cailloux blancs . Le bruit des rues n' arrivait pas jusque -là , et Hamilcar , en passant , reconnaissait les trirèmes qu' il avait autrefois commandées . Il n' en restait plus qu' une vingtaine peut-être , à l' abri , par terre , penchées sur le flanc ou droites sur la quille , avec des poupes très hautes et des proues bombées , couvertes de dorures et de symboles mystiques . Les chimères avaient perdu leurs ailes , les Dieux-Patæques leurs bras , les taureaux leurs cornes d' argent ; - et toutes à moitié dépeintes , inertes , pourries , mais pleines d' histoires et exhalant encore la senteur des voyages , comme des soldats mutilés qui revoient leur maître , elles semblaient lui dire : - « C' est nous ! c' est nous ! et toi aussi tu es vaincu ! » Nul , hormis le Suffète-de-la-mer , ne pouvait entrer dans la maison-amiral . Tant qu' on n' avait pas la preuve de sa mort , on le considérait comme existant toujours . Les Anciens évitaient par là un maître de plus , et ils n' avaient pas manqué pour Hamilcar d' obéir à la coutume . Le Suffète s' avança dans les appartements déserts . A chaque pas il retrouvait des armures , des meubles , des objets connus qui l' étonnaient cependant , et même sous le vestibule il y avait encore , dans une cassolette , la cendre des parfums allumés au départ pour conjurer Melkarth . Ce n' était pas ainsi qu' il espérait revenir . ! Tout ce qu' il avait fait , tout ce qu' il avait vu se déroula dans sa mémoire : les assauts , les incendies , les légions , les tempêtes Drépanum , Syracuse , Lilybée , le mont Etna , le plateau d' Eryx , cinq ans de batailles , - jusqu' au jour funeste où , déposant les armes , avait il perdu la Sicile . Puis il revoyait des bois de citronniers , des pasteurs avec des chèvres sur des montagnes grises ; et son cœur bondissait à l' imagination d' une autre Carthage établie là-bas . Ses projets , ses souvenirs bourdonnaient dans sa tête , encore étourdie par le tangage du vaisseau ; une angoisse l' accablait , et devenu faible , tout à coup , il sentit le besoin de se rapprocher des Dieux . Alors il monta au dernier étage de sa maison ; puis ayant retiré d' une coquille d' or suspendue à son bras une spatule garnie de clous , il ouvrit une petite chambre ovale . De minces rondelles noires , encastrées dans la muraille et transparentes comme du verre , l' éclairaient doucement . Entre les rangs de ces disques égaux , des trous étaient creusés , pareils à ceux des urnes dans les columbarium . Ils contenaient chacun une pierre ronde , obscure , et qui paraissait très lourde . Les gens d' un esprit supérieur , seuls , honoraient ces abaddirs tombés de la lune . Par leur chute , ils signifiaient les astres , le ciel , le feu ; par leur couleur , la nuit ténébreuse , et par leur densité , la cohésion des choses terrestres . Une atmosphère étouffante emplissait ce lieu mystique . Du sable marin , que le vent avait poussé sans doute à travers la porte , blanchissait un peu les pierres rondes posées dans les niches . Hamilcar , du bout de son doigt , les compta les unes après les autres ; puis il se cacha le visage sous un voile de couleur safran , et , tombant à genoux , il s' étendit par terre , les deux bras allongés . Le jour extérieur frappait contre les feuilles de laitier noir . Des arborescences , des monticules , des tourbillons , de vagues animaux se dessinaient dans leur épaisseur diaphane ; et la lumière arrivait , effrayante et pacifique cependant , comme elle doit être par-derrière le soleil , dans les mornes espaces des créations futures . Il s' efforçait à bannir de sa pensée toutes les formes , tous les symboles et les appellations des Dieux , afin de mieux saisir l' esprit immuable que les apparences dérobaient . Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait , tandis qu' il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime . Quand il se releva , il était plein d' une intrépidité sereine , invulnérable à la miséricorde , à la crainte , et comme sa poitrine étouffait , il alla sur le sommet de la tour qui dominait Carthage . La ville descendait en se creusant par une courbe longue , avec ses coupoles , ses temples , ses toits d' or , ses maisons , ses touffes de palmiers , çà et là , ses boules de verre d' où jaillissaient des feux , et les remparts faisaient comme la gigantesque bordure de cette corne d' abondance qui s' épanchait vers lui . Il apercevait en bas les ports , les places , l' intérieur des cours , le dessin des rues , les hommes tout petits presque à ras des dalles . Ah ! Si Hannon n' était pas arrivé trop tard le matin des îles Aegates - Ses yeux plongèrent dans l' extrême horizon , et il tendit du côté de Rome ses deux bras frémissants . La multitude occupait les degrés de l' Acropole . Sur la place de Khamon on se poussait pour voir le Suffète sortir , les terrasses peu à peu se chargeaient de monde ; quelques-uns le reconnurent , on le saluait , il se retira , afin d' irriter mieux l' impatience du peuple . Hamilcar trouva en bas , dans la salle , les hommes les plus importants de son parti : Istatten , Subeldia , Hictamon , Yeoubas et d' autres . Ils lui racontèrent tout ce qui s' était passé depuis la conclusion de la paix : l' avarice des Anciens , le départ des soldats , leur retour , leurs exigences , la capture de Giscon , le vol du zaïmph , Utique secourue , puis abandonnée ; mais aucun n' osa lui dire les événements qui le concernaient . Enfin on se sépara , pour se revoir pendant la nuit à l' assemblée des Anciens , dans le temple de Moloch . Ils venaient de sortir quand un tumulte s' éleva en dehors , à la porte . Malgré les serviteurs , quelqu'un voulait entrer ; et comme le tapage redoublait , Hamilcar commanda d' introduire l' inconnu . On vit paraître une vieille négresse , cassée , ridée , tremblante , l' air stupide , et enveloppée jusqu' aux talons dans de larges voiles bleus . Elle s' avança en face du Suffète , ils se regardèrent l' un l' autre quelque temps ; tout à coup Hamilcar tressaillit ; sur un geste de sa main , les esclaves s' en allèrent . Alors , lui faisant signe de marcher avec précaution , il l' entraîna par le bras dans une chambre lointaine . La négresse se jeta par terre , à ses pieds pour les baiser ; il la releva brutalement . – « Où l' as -tu laissé , Iddibal ? » – « Là-bas , Maître » ; et en se débarrassant de ses voiles , avec sa manche elle se frotta la figure ; la couleur noire , le tremblement sénile , la taille courbée , tout disparut . C' était un robuste vieillard , dont la peau semblait tannée par le sable , le vent et la mer . Une houppe de cheveux blancs se levait sur son crâne , comme l' aigrette d' un oiseau ; et , d' un coup d' œil ironique , il montrait par terre le déguisement tombé . – « Tu as bien fait , Iddibal ! C' est bien ! - » Puis , comme le perçant de son regard aigu : « Aucun encore ne se doute ? » Le vieillard lui jura par les Kabyres que le mystère était gardé . Ils ne quittaient pas leur cabane à trois jours d' Hadrumète , rivage peuplé de tortues avec des palmiers sur la dune . - « Et selon ton ordre , ô Maître ! je lui apprends à lancer des javelots et à conduire des attelages ! » – « Il est fort , n' est -ce pas ? » – « Oui , Maître , et intrépide aussi ! Il n' a peur ni des serpents , ni du tonnerre , ni des fantômes . Il court pieds nus , comme un pâtre , sur le bord des précipices . » – « Parle ! Parle ! » – « Il invente des pièges pour les bêtes farouches . L' autre lune , croirais -tu , il a surpris un aigle ; il le traînait , et le sang de l' oiseau et le sang de l' enfant s' éparpillaient dans l' air en larges gouttes , telles que des roses emportées . La bête , furieuse , l' enveloppait du battement de ses ailes ; il l' étreignait contre sa poitrine , et à mesure qu' elle agonisait ses rires redoublaient , éclatants et superbes comme des chocs d' épées . » Hamilcar baissait la tête , ébloui par ces présages de grandeur . – « Mais , depuis quelque temps , une inquiétude l' agite . Il regarde au loin les voiles qui passent sur la mer ; il est triste , il repousse le pain , il s' informe des Dieux et il veut connaître Carthage ! » – « Non ! non ! pas encore ! » s' écria le Suffète . Le vieil esclave parut savoir le péril qui effrayait Hamilcar , et il reprit : – « Comment le retenir ? Il me faut déjà lui faire des promesses , et je ne suis venu à Carthage que pour lui acheter un poignard à manche d' argent avec des perles tout autour . » Puis il conta qu' ayant aperçu le Suffète sur la terrasse , il s' était donné aux gardiens du port pour une des femmes de Salammbô , afin de pénétrer jusqu' à lui . Hamilcar resta longtemps comme perdu dans ses délibérations ; enfin il dit : – « Demain tu te présenteras à Mégara , au coucher du soleil , derrière les fabriques de pourpre , en imitant par trois fois le cri d' un chacal . Si tu ne me vois pas , le premier jour de chaque lune tu reviendras à Carthage . N' oublie rien ! Aime-le ! Maintenant , tu peux lui parler d' Hamilcar . » L' esclave reprit son costume , et ils sortirent ensemble de la maison et du port . Hamilcar continua seul à pied , sans escorte , car les réunions des Anciens étaient , dans les circonstances extraordinaires , toujours secrètes , et l' on s' y rendait mystérieusement . D' abord il longea la face orientale de l' Acropole , passa ensuite par le Marché-aux-herbes , les galeries de Kinsido , le Faubourg-des-parfumeurs . Les rares lumières s' éteignaient , les rues plus larges se faisaient silencieuses , puis des ombres glissèrent dans les ténèbres . Elles le suivaient , d' autres survinrent , et toutes se dirigeaient comme lui du côté des Mappales . Le temple de Moloch était bâti au pied d' une gorge escarpée , dans un endroit sinistre . On n' apercevait d' en bas que de hautes murailles montant indéfiniment , telles que les parois d' un monstrueux tombeau . La nuit était sombre , un brouillard grisâtre semblait peser sur la mer . Elle battait contre la falaise avec un bruit de râles et de sanglots ; et des ombres peu à peu s' évanouissaient comme si elles eussent passé à travers les murs . Mais , sitôt qu' on avait franchi la porte , on se trouvait dans une vaste cour quadrangulaire , que bordaient des arcades . Au milieu , se levait une masse d' architecture à huit pans égaux . Des coupoles la surmontaient en se tassant autour d' un second étage qui supportait une manière de rotonde , d' où s' élançait un cône à courbe rentrante , terminé par une boule au sommet . Des feux brûlaient dans des cylindres en filigrane emmanchés à des perches que portaient des hommes . Ces lueurs vacillaient sous les bourrasques du vent et rougissaient les peignes d' or fixant à la nuque leurs cheveux tressés . Ils couraient , s' appelaient pour recevoir les Anciens . Sur les dalles , de place en place , étaient accroupis comme des sphinx des lions énormes , symboles vivants du Soleil dévorateur . Ils sommeillaient , les paupières entre-closes . Mais réveillés par les pas et par les voix , ils se levaient lentement , venaient vers les Anciens , qu' ils reconnaissaient à leur costume , se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la lumière des torches . L' agitation redoubla , des portes se fermèrent , tous les prêtres s' enfuirent , et les Anciens disparurent sous les colonnes qui faisaient autour du temple un vestibule profond . Elles étaient disposées de façon à reproduire par leurs rangs circulaires , compris les uns dans les autres , la période saturnienne contenant les années , les années les mois , les mois les jours , et se touchaient à la fin contre la muraille du sanctuaire . C' était là que les Anciens déposaient leurs bâtons en corne de narval , - car une loi toujours observée punissait de mort celui qui entrait à la séance avec une arme quelconque . Plusieurs portaient au bas de leur vêtement une déchirure arrêtée par un galon de pourpre , pour bien montrer qu' en pleurant la mort de leurs proches ils n' avaient point ménagé leurs habits , et ce témoignage d' affliction empêchait la fente de s' agrandir . D' autres gardaient leur barbe enfermée dans un petit sac de peau violette , que deux cordons attachaient aux oreilles . Tous s' abordèrent en s' embrassant poitrine contre poitrine . Ils entouraient Hamilcar , ils le félicitaient ; on aurait dit des frères qui revoient leur frère . Ces hommes étaient généralement trapus , avec des nez recourbés comme ceux des colosses assyriens . Quelques-uns cependant , par leurs pommettes plus saillantes , leur taille plus haute et leurs pieds plus étroits , trahissaient une origine africaine , des ancêtres nomades . Ceux qui vivaient continuellement au fond de leurs comptoirs avaient le visage pâle ; d' autres gardaient sur eux comme la sévérité du désert , et d' étranges joyaux scintillaient à tous les doigts de leurs mains , hâlés par les soleils inconnus . On distinguait des navigateurs au balancement de leur démarche , tandis que les hommes d' agriculture sentaient le pressoir , les herbes sèches et la sueur de mulet . Ces vieux pirates faisaient labourer des campagnes , ces ramasseurs d' argent équipaient des navires , ces propriétaires de culture nourrissaient des esclaves exerçant des métiers . Tous étaient savants dans les disciplines religieuses , experts en stratagèmes , impitoyables et riches . Ils avaient l' air fatigués par de longs soucis . Leurs yeux pleins de flammes regardaient avec défiance , et l' habitude des voyages et du mensonge , du trafic et du commandement , donnait à toute leur personne un aspect de ruse et de violence , une sorte de brutalité discrète et convulsive . D' ailleurs , l' influence du Dieu les assombrissait . Ils passèrent d' abord par une salle voûtée , qui avait la forme d' un œuf . Sept portes , correspondant aux sept planètes , étalaient contre sa muraille sept carrés de couleur différente . Après une longue chambre , ils entrèrent dans une autre salle pareille . Un candélabre tout couvert de fleurs ciselées brûlait au fond , et chacune de ses huit branches en or portait dans un calice de diamants une mèche de byssus . Il était posé sur la dernière des longues marches qui allaient vers un grand autel , terminé aux angles par des cornes d' airain . Deux escaliers latéraux conduisaient à son sommet aplati ; on n' en voyait pas les pierres ; c' était comme une montagne de cendres accumulées , et quelque chose d' indistinct fumait dessus , lentement . Puis au-delà , plus haut que le candélabre , et bien plus haut que l' autel , se dressait le Moloch , tout en fer , avec sa poitrine d' homme où bâillaient des ouvertures . Ses ailes ouvertes s' étendaient sur le mur , ses mains allongées descendaient jusqu' à terre ; trois pierres noires , que bordait un cercle jaune , figuraient trois prunelles à son front , et , comme pour beugler , il levait dans un effort terrible sa tête de taureau . Autour de l' appartement étaient rangés des escabeaux d' ébène . Derrière chacun d' eux , une tige en bronze posant sur trois griffes supportait un flambeau . Toutes ces lumières se reflétaient dans les losanges de nacre qui pavaient la salle . Elle était si haute que la couleur rouge des murailles , en montant vers la voûte , se faisait noire , et les trois yeux de l' idole apparaissaient tout en haut , comme des étoiles à demi perdues dans la nuit . Les Anciens s' assirent sur les escabeaux d' ébène , ayant mis par-dessus leur tête la queue de leur robe . Ils restaient immobiles , les mains croisées dans leurs larges manches , et le dallage de nacre semblait un fleuve lumineux qui , ruisselant de l' autel vers la porte , coulait sous leurs pieds nus . Les quatre pontifes se tenaient au milieu , dos à dos , sur quatre sièges d' ivoire formant la croix , le grand-prêtre d' Eschmoûn en robe d' hyacinthe , le grand-prêtre de Tanit en robe de lin blanc , le grand-prêtre de Khamon en robe de laine fauve , et le grand-prêtre de Moloch en robe de pourpre . Hamilcar s' avança vers le candélabre . Il tourna tout autour , en considérant les mèches qui brûlaient , puis jeta sur elles une poudre parfumée ; des flammes violettes parurent à l' extrémité des branches . Alors une voix aiguë s' éleva , une autre y répondit ; et les cent Anciens , les quatre pontifes , et Hamilcar debout , tous à la fois , entonnèrent un hymne , et répétant toujours les mêmes syllabes et renforçant les sons , leurs voix montaient , éclatèrent , devinrent terribles , puis , d' un seul coup , se turent . On attendit quelque temps . Enfin Hamilcar tira de sa poitrine une petite statuette à trois têtes , bleue comme du saphir , et il la posa devant lui . C' était l' image de la vérité , le génie même de sa parole . Puis il la replaça dans son sein , et tous , comme saisis d' une colère soudaine , crièrent : – « Ce sont tes bons amis les Barbares ! Traître ! infâme ! Tu reviens pour nous voir périr , n' est -ce pas - Laissez-le parler ! - » - « Non ! non ! » Ils se vengeaient de la contrainte où le cérémonial politique les avait tout à l' heure obligés ; et bien qu' ils eussent souhaité le retour d' Hamilcar , ils s' indignaient maintenant de ce qu' il n' avait point prévenu leurs désastres ou plutôt ne les avait pas subis comme eux . Quand le tumulte fut calmé , le pontife de Moloch se leva . – « Nous te demandons pourquoi tu n' es pas revenu à Carthage ? » – « Que vous importe ! » répondit dédaigneusement le Suffète . Leurs cris redoublèrent . – « De quoi m' accusez -vous ! J' ai mal conduit la guerre , peut-être ? Vous avez vu l' ordonnance de mes batailles , vous autres qui laissez commodément à des Barbares ... » – « Assez , assez ! » Il reprit , d' une voix basse , pour se faire mieux écouter : – « Oh ! cela est vrai ! Je me trouve , lumières des Baals ; il en est parmi vous d' intrépides ! Giscon , lève -toi ! » Et parcourant la marche de l' autel , les paupières à demi fermées , comme pour chercher quelqu'un , il répéta : « Lève -toi Giscon ! tu peux m' accuser , ils te défendront ! Mais où est-il ? » Puis , comme se ravisant : « Ah ! dans sa maison , sans doute ? entouré de ses fils , commandant à ses esclaves , heureux , et comptant sur le mur les colliers d' honneur que la patrie lui a donnés ? » Ils s' agitaient avec des haussements d' épaules , comme flagellés par les lanières . - « Vous ne savez même pas s' il est vivant ou s' il est mort ! » Et sans se soucier de leurs clameurs , il disait qu' en abandonnant le Suffète , c' était la République qu' on avait abandonnée . De même la paix romaine , si avantageuse qu' elle leur parût , était plus funeste que vingt batailles . Quelques-uns applaudirent , les moins riches du Conseil , suspects d' incliner toujours vers le peuple ou vers la tyrannie . Leurs adversaires , chefs des Syssites et administrateurs , en triomphaient par le nombre ; les plus considérables s' étaient rangés près d' Hannon , qui siégeait à l' autre bout de la salle , devant la haute porte , fermée par une tapisserie d' hyacinthe . Il avait peint avec du fard les ulcères de sa figure . Mais la poudre d' or de ses cheveux lui était tombée sur les épaules , où elle faisait deux plaques brillantes , et ils paraissaient blanchâtres , fins et crépus comme de la laine . Des linges imbibés d' un parfum gras qui dégouttelait sur les dalles , enveloppaient ses mains , et sa maladie sans doute avait considérablement augmenté , car ses yeux disparaissaient sous les plis de ses paupières . Pour voir , il lui fallait se renverser la tête . Ses partisans l' engageaient à parler . Enfin , d' une voix rauque et hideuse : – « Moins d' arrogance , Barca ! Nous avons tous été vaincus ! Chacun supporte son malheur ! résigne -toi ! » – « Apprends-nous plutôt » , dit en souriant Hamilcar , « comment tu as conduit tes galères dans la flotte romaine ? » – « J' étais chassé par le vent » , répondit Hannon . – « Tu fais comme le rhinocéros qui piétine dans sa fiente : tu étales ta sottise ! tais -toi ! » Et ils commencèrent à s' incriminer sur la bataille des Iles Aegates . Hannon l' accusait de n' être pas venu à sa rencontre . – « Mais c' eût été dégarnir Eryx . Il fallait prendre le large ; qui t' empêchait ? Ah ! j' oubliais ! tous les éléphants ont peur de la mer ! » Les gens d' Hamilcar trouvèrent la plaisanterie si bonne qu' ils poussèrent de grands rires . La voûte en retentissait , comme si l' on eût frappé des tympanons . Hannon dénonça l' indignité d' un tel outrage ; cette maladie lui étant survenue par un refroidissement au siège d' Hécatompyle , et des pleurs coulaient sur sa face comme une pluie d' hiver sur une muraille en ruine . Hamilcar reprit : – « Si vous m' aviez aimé autant que celui -là , il y aurait maintenant une grande joie dans Carthage ! Combien de fois n' ai -je pas crié vers vous ! et toujours vous me refusiez de l' argent ! » – « Nous en avions besoin » , dirent les chefs des Syssites . – « Et quand mes affaires étaient désespérées , nous avons bu l' urine des mulets et mangé les courroies de nos sandales , - quand j' aurais voulu que les brins d' herbe fussent des soldats , et faire des bataillons avec la pourriture de nos morts , vous rappeliez chez vous ce qui me restait de vaisseaux ! » – « Nous ne pouvions pas tout risquer » , répondit Baat-Baal , possesseur de mines d' or dans la Gétulie-Darytienne . – « Que faisiez -vous cependant , ici , à Carthage , dans vos maisons , derrière vos murs ? Il y a des Gaulois sur l' Eridan qu' il fallait pousser , des Chananéens à Cyrène qui seraient venus , et tandis que les Romains envoient à Ptolémée des ambassadeurs ... » – « Il nous vante les Romains , à présent ! » Quelqu'un lui cria : « Combien t' ont -ils payé pour les défendre ? » – « Demande-le aux plaines du Brutium , aux ruines de Locres , de Métaponte et d' Héraclée ! J' ai brûlé tous leurs arbres , j' ai pillé tous leurs temples , et jusqu' à la mort des petits-fils de leurs petits-fils ... » – « Eh ! tu déclames comme un rhéteur ! » fit Kapouras , un marchand très illustre . « Que veux -tu donc ? » – « Je dis qu' il faut être plus ingénieux ou plus terrible ! Si l' Afrique entière rejette votre joug , c' est que vous ne savez pas , maîtres débiles , l' attacher à ses épaules ! Agathoclès , Régulus , Coepio , tous les hommes hardis n' ont qu' à débarquer pour la prendre ; et quand les Libyens qui sont à l' Orient s' entendront avec les Numides qui sont à l' Occident , et que les Nomades viendront du sud et les Romains du nord ... » Un cri d' horreur s' éleva . « Oh ! vous frapperez vos poitrines , vous vous roulerez dans la poussière et vous déchirerez vos manteaux ! N' importe ! il faudra s' en aller tourner la meule dans Suburre et faire la vendange sur les collines du Latium . » Ils se battaient la cuisse droite pour marquer leur scandale , et les manches de leur robe se levaient comme de grandes ailes d' oiseaux effarouchés . Hamilcar , emporté par un esprit , continuait , debout sur la plus haute marche de l' autel , frémissant , terrible ; il levait les bras , et les rayons du candélabre qui brûlait derrière lui passaient entre ses doigts comme des javelots d' or . – « Vous perdrez vos navires , vos campagnes , vos chariots , vos lits suspendus , et vos esclaves qui vous frottent les pieds ! Les chacals se coucheront dans vos palais , la charrue retournera vos tombeaux . Il n' y aura plus que le cri des aigles et l' amoncellement des ruines . Tu tomberas , Carthage ! » Les quatre pontifes étendirent leurs mains pour écarter l' anathème . Tous s' étaient levés . Mais le Suffète-de-la-mer , magistrat sacerdotal sous la protection du Soleil , était inviolable tant que l' assemblée des Riches ne l' avait pas jugé . Une épouvante s' attachait à l' autel . Ils reculèrent . Hamilcar ne parlait plus . L' œil fixe et la face aussi pâle que les perles de sa tiare , il haletait , presque effrayé par lui -même et l' esprit perdu dans des visions funèbres . De la hauteur où il était , tous les flambeaux sur les tiges de bronze lui semblaient une vaste couronne de feux , posée à ras des dalles ; des fumées noires , s' en échappant , montaient dans les ténèbres de la voûte ; et le silence pendant quelques minutes fut tellement profond qu' on entendait au loin le bruit de la mer . Puis les Anciens se mirent à s' interroger . Leurs intérêts , leur existence se trouvait attaquée par les Barbares . Mais on ne pouvait les vaincre sans le secours du Suffète et cette considération , malgré leur orgueil , leur fit oublier toutes les autres . On prit à part ses amis . Il y eut des réconciliations intéressées , des sous-entendus et des promesses . Hamilcar ne voulait plus se mêler d' aucun gouvernement . Tous le conjurèrent . Ils le suppliaient : et comme le mot de trahison revenait dans leurs discours , il s' emporta . Le seul traître , c' était le Grand-Conseil , car l' engagement des soldats expirant avec la guerre , ils devenaient libres dès que la guerre était finie ; : il exalta même leur bravoure et tous les avantages qu' on en pourrait tirer en les intéressant à la République par des donations , des privilèges . Alors Magdassan un ancien Gouverneur de provinces , dit en roulant ses yeux jaunes : – « Vraiment , Barca , à force de voyager , tu es devenu un Grec ou un Latin , je ne sais quoi ! Que parles -tu de récompenses pour ces hommes ? Périssent dix mille Barbares plutôt qu' un seul d' entre nous ! » Les Anciens approuvaient de la tête en murmurant : – « Oui , faut-il tant se gêner ? On en trouve toujours ! » – « Et l' on s' en débarrasse commodément , n' est -ce pas ? On les abandonne , ainsi que vous avez fait en Sardaigne . On avertit l' ennemi du chemin qu' ils doivent prendre , comme pour ces Gaulois dans la Sicile , ou bien on les débarque au milieu de la mer . En revenant , j' ai vu le rocher tout blanc de leurs os ! » – « Quel malheur ! » fit impudemment Kapouras . – « Est -ce qu' ils n' ont pas cent fois tourné à l' ennemi ! » exclamaient les autres . Hamilcar s' écria : – « Pourquoi donc , malgré vos lois , les avez -vous rappelés à Carthage ? Et quand ils sont dans votre ville , pauvres et nombreux au milieu de toutes vos richesses , l' idée ne vous vient pas de les affaiblir par la moindre division ! Ensuite vous les congédiez avec leurs femmes et avec leurs enfants , tous , sans garder un seul otage ! Comptiez -vous qu' ils s' assassineraient pour vous épargner la douleur de tenir vos serments ? Vous les haïssez , parce qu' ils sont forts ! Vous me haïssez encore plus , moi , leur maître ! Oh ! je l' ai senti , tout à l' heure , quand vous me baisiez les mains , et que vous vous reteniez tous pour ne pas les mordre ! » Si les lions qui dormaient dans la cour fussent entrés en hurlant , la clameur n' eût pas été plus épouvantable . Mais le pontife d' Eschmoûn se leva , et , les deux genoux l' un contre l' autre , les coudes au corps , tout droit et les mains à demi ouvertes , il dit : – « Barca , Carthage a besoin que tu prennes contre les Mercenaires le commandement général des forces puniques ! » – « Je refuse » , répondit Hamilcar . – « Nous te donnerons pleine autorité ! - » crièrent les chefs des Syssites . – « Non ! » – « Sans aucun contrôle , sans partage , tout l' argent que tu voudras , tous les captifs , tout le butin , cinquante zerets de terre par cadavre d' ennemi . » – « Non ! non ! parce qu' il est impossible de vaincre avec vous ! » – « Il en a peur . » – « Parce que vous êtes lâches , avares , ingrats , pusillanimes et fous ! » – « Il les ménage ! » – « Pour se mettre à leur tête » , dit quelqu'un . – « Et revenir sur nous » , dit un autre ; et du fond de la salle , Hannon hurla : – « Il veut se faire roi ! » Alors ils bondirent , en renversant les sièges et les flambeaux : leur foule s' élança vers l' autel ; ils brandissaient des poignards . Mais , fouillant sous ses manches , Hamilcar tira deux larges coutelas ; et à demi courbé , le pied gauche en avant , les yeux flamboyants , les dents serrées , il les défiait , immobile sous le candélabre d' or . Ainsi , par précaution , ils avaient apporté des armes ; c' était un crime ; ils se regardèrent les uns les autres , effrayés . Comme tous étaient coupables , chacun bien vite se rassura , et peu à peu , tournant le dos au Suffète , ils redescendirent , enragés d' humiliation . Pour la seconde fois , ils reculaient devant lui . Pendant quelque temps , ils restèrent debout . Plusieurs qui s' étaient blessé les doigts les portaient à leur bouche ou les roulaient doucement dans le bas de leur manteau , et ils allaient s' en aller quand Hamilcar entendit ces paroles : – « Eh ! c' est une délicatesse pour ne pas affliger sa fille ! » Une voix plus haute s' éleva : – « Sans doute , puisqu'elle prend ses amants parmi les Mercenaires ! » D' abord il chancela , puis ses yeux cherchèrent rapidement Schahabarim . Mais , seul , le prêtre de Tanit était resté à sa place ; et Hamilcar n' aperçut de loin que son haut bonnet . Tous lui ricanaient à la face . A mesure qu' augmentait son angoisse , leur joie redoublait , et , au milieu des huées , ceux qui étaient par-derrière criaient : – « On l' a vu sortir de sa chambre ! » – « Un matin du mois de Tammouz ! » – « C' est le voleur du zaïmph ! » – « Un homme très beau ! » – « Plus grand que toi ! » Il arracha sa tiare , insigne de sa dignité , - sa tiare à huit rangs mystiques dont le milieu portait une coquille d' émeraude - et à deux mains , de toutes ses forces , il la lança par terre ; les cercles d' or en se brisant rebondirent , et les perles sonnèrent sur les dalles . Ils virent alors sur la blancheur de son front une longue cicatrice ; elle s' agitait comme un serpent entre ses sourcils ; tous ses membres tremblaient . Il monta un des escaliers latéraux qui conduisaient sur l' autel et il marchait dessus ! C' était se vouer au Dieu , s' offrir en holocauste . Le mouvement de son manteau agitait les lueurs du candélabre plus bas que ses sandales , et la poudre fine , soulevée par ses pas , l' entourait comme un nuage jusqu' au ventre . Il s' arrêta entre les jambes du colosse d' airain . Il prit dans ses mains deux poignées de cette poussière dont la vue seule faisait frissonner d' horreur tous les Carthaginois , et il dit : – « Par les cent flambeaux de vos Intelligences ! par les huit feux des Kabyres ! par les étoiles , les météores et les volcans ! par tout ce qui brûle ! par la soif du Désert et la salure de l' Océan ! par la caverne d' Hadrumète et l' empire des Ames ! par l' extermination ! par la cendre de vos fils , et la cendre des frères de vos aïeux , avec qui maintenant je confonds la mienne ! vous , les Cent du Conseil de Carthage , vous avez menti en accusant ma fille ! Et moi , Hamilcar Barca , Suffète-de-la-mer , Chef des Riches et Dominateur du peuple , devant Moloch-à-tête-de-taureau , je jure ... » On s' attendait à quelque chose d' épouvantable , mais il reprit d' une voix plus haute et plus calme : « Que même je ne lui en parlerai pas ! » Les serviteurs sacrés , portant des peignes d' or , entrèrent , - les uns avec des éponges de pourpre et les autres avec des branches de palmier . Ils relevèrent le rideau d' hyacinthe étendu devant la porte : et par l' ouverture de cet angle , on aperçut au fond des autres salles le grand ciel rose qui semblait continuer la voûte , en s' appuyant à l' horizon sur la mer toute bleue . Le soleil , sortant des flots , montait . Il frappa tout à coup contre la poitrine du colosse d' airain , divisé en sept compartiments que fermaient des grilles . Sa gueule aux dents rouges s' ouvrait dans un horrible bâillement ; ses naseaux énormes se dilataient , le grand jour l' animait , lui donnait un air terrible et impatient , comme s' il avait voulu bondir au-dehors pour se mêler avec l' astre , le Dieu , et parcourir ensemble les immensités . Cependant les flambeaux répandus par terre brûlaient encore , en allongeant çà et là sur les pavés de nacre comme des taches de sang . Les Anciens chancelaient , épuisés ; ils aspiraient à pleins poumons la fraîcheur de l' air ; la sueur coulait sur leurs faces livides ; à force d' avoir crié , ils ne s' entendaient plus . Mais leur colère contre le Suffète n' était point calmée ; en manière d' adieux ils lui jetaient des menaces , et Hamilcar leur répondait : – « A la nuit prochaine , Barca , dans le temple d' Eschmoûn ! » – « J' y serai ! » – « Nous te ferons condamner par les Riches ! » – « Et moi par le peuple ! » – « Prends garde de finir sur la croix ! » – « Et vous , déchirés dans les rues ! » Dès qu' ils furent sur le seuil de la cour , ils reprirent un calme maintien . Leurs coureurs et leurs cochers les attendaient à la porte . La plupart s' en allèrent sur des mules blanches . Le Suffète sauta dans son char , prit les rênes ; les deux bêtes , courbant leur encolure et frappant en cadence les cailloux qui rebondissaient , montèrent au grand galop toute la voie des Mappales , et le vautour d' argent , à la pointe du timon , semblait voler tant le char passait vite . La route traversait un champ , planté de longues dalles , aiguës par le sommet , telles que des pyramides , et qui portaient , entaillée à leur milieu , une main ouverte comme si le mort couché dessous l' eût tendue vers le ciel pour réclamer quelque chose . Ensuite , étaient disséminées des cabanes en terre , en branchages , en claies de joncs , toutes de forme conique . De petits murs en cailloux , des rigoles d' eau vive , des cordes de sparterie , des haies de nopals séparaient irrégulièrement ces habitations , qui se tassaient de plus en plus , en s' élevant vers les jardins du Suffète . Mais Hamilcar tendait ses yeux sur une grande tour dont les trois étages faisaient trois monstrueux cylindres , le premier bâti en pierres , le second en briques , et le troisième , tout en cèdre , - supportant une coupole de cuivre sur vingt-quatre colonnes de genévrier , d' où retombaient , en manière de guirlandes , des chaînettes d' airain entrelacées . Ce haut édifice dominait les bâtiments qui s' étendaient à droite , les entrepôts , la maison-de-commerce , tandis que le palais des femmes se dressait au fond des cyprès , - alignés comme deux murailles de bronze . Quand le char retentissant fut entré par la porte étroite , il s' arrêta sous un large hangar , où des chevaux , retenus à des entraves , mangeaient des tas d' herbes coupées . Tous les serviteurs accoururent . Ils faisaient une multitude , ceux qui travaillaient dans les campagnes , par terreur des soldats , ayant été ramenés à Carthage . Les laboureurs , vêtus de peaux de bêtes , traînaient des chaînes rivées à leurs chevilles ; les ouvriers des manufactures de pourpre avaient les bras rouges comme des bourreaux ; les marins , des bonnets verts ; les pêcheurs , des colliers de corail ; les chasseurs , un filet sur l' épaule ; et les gens de Mégara , des tuniques blanches ou noires , des caleçons de cuir , des calottes de paille , de feutre ou de toile , selon leur service ou leurs industries différentes . Par-derrière se pressait une populace en haillons . Ils vivaient , ceux -là , sans aucun emploi , loin des appartements , dormaient la nuit dans les jardins , dévoraient les restes des cuisines , - moisissure humaine qui végétait à l' ombre du palais . Hamilcar les tolérait , par prévoyance encore plus que par dédain . Tous , en témoignage de joie , s' étaient mis une fleur à l' oreille , et beaucoup d' entre eux ne l' avaient jamais vu . Mais des hommes , coiffés comme des sphinx et munis de grands bâtons , s' élancèrent dans la foule , en frappant de droite et de gauche . C' était pour repousser les esclaves curieux de voir le maître , afin qu' il ne fût pas assailli sous leur nombre et incommodé par leur odeur . Alors , tous se jetèrent à plat ventre en criant : – « œil de Baal , que ta maison fleurisse ! » Et entre ces hommes , ainsi couchés par terre dans l' avenue des cyprès , l' Intendant-des-intendants , Abdalonim , coiffé d' une mitre blanche , s' avança vers Hamilcar , un encensoir à la main . Salammbô descendait alors l' escalier des galères . Toutes ses femmes venaient derrière elle ; et , à chacun de ses pas , elles descendaient aussi . Les têtes des Négresses marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux à plaque d' or qui serraient le front des Romaines . D' autres avaient dans les cheveux des flèches d' argent , des papillons d' émeraude , ou de longues aiguilles étalées en soleil . Sur la confusion de ces vêtements blancs , jaunes et bleus , les anneaux , les agrafes , les colliers , les franges , les bracelets resplendissaient ; un murmure d' étoffes légères s' élevait ; on entendait le claquement des sandales avec le bruit sourd des pieds nus posant sur le bois : - et , çà et là , un grand eunuque , qui les dépassait des épaules , souriait la face en l' air . Quand l' acclamation des hommes se fut apaisée , en se cachant le visage avec leurs manches , elles poussèrent ensemble un cri bizarre , pareil au hurlement d' une louve , et il était si furieux et si strident qu' il semblait faire , du haut en bas , vibrer comme une lyre le grand escalier d' ébène tout couvert de femmes . Le vent soulevait leurs voiles , et les minces tiges des papyrus se balançaient doucement . On était au mois de Schebaz , en plein hiver . Les grenadiers en fleur se bombaient sur l' azur du ciel , et , à travers les branches , la mer apparaissait avec une île au loin , à demi perdue dans la brume . Hamilcar s' arrêta , en apercevant Salammbô . Elle lui était survenue après la mort de plusieurs enfants mâles . D' ailleurs , la naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du Soleil . Les Dieux , plus tard , lui avaient envoyé un fils ; mais il gardait quelque chose de son espoir trahi et comme l' ébranlement de la malédiction qu' il avait prononcée contre elle . Salammbô , cependant , continuait à marcher . Des perles de couleurs variées descendaient en longues grappes de ses oreilles sur ses épaules et jusqu' aux coudes . Sa chevelure était crêpée , de façon à simuler un nuage . Elle portait , autour du cou , de petites plaques d' or quadrangulaires représentant une femme entre deux lions cabrés ; et son costume reproduisait en entier l' accoutrement de la Déesse . Sa robe d' hyacinthe , à manches larges , lui serrait la taille en s' évasant par le bas . Le vermillon de ses lèvres faisait paraître ses dents plus blanches , et l' antimoine de ses paupières ses yeux plus longs . Ses sandales , coupées dans un plumage d' oiseau , avaient des talons très hauts et elle était pâle extraordinairement , à cause du froid sans doute . Enfin elle arriva près d' Hamilcar , et , sans le regarder , sans lever la tête , elle lui dit : – « Salut , œil de Baalim , gloire éternelle ! triomphe ! loisir ! satisfaction ! richesse ! Voilà longtemps que mon cœur était triste , et la maison languissait . Mais le maître qui revient est comme Tainmmouz ressuscité ; et sous ton regard , ô père , une joie , une existence nouvelle va partout s' épanouir ! » Et prenant des mains de Taanach un petit vase oblong où fumait un mélange de farine , de beurre , de cardamome et de vin : - « Bois à pleine gorge » dit-elle , « la boisson du retour préparée par ta servante . » Il répliqua « Bénédiction sur toi ! » et il saisit machinalement le vase d' or qu' elle lui tendait . Cependant , il l' examinait avec une attention si âpre que Salammbô troublée balbutia : – « On t' a dit , ô maître ! ... » – « Oui ! je sais ! » fit Hamilcar à voix basse . Etait -ce un aveu ? ou parlait-elle des Barbares ? Et il ajouta quelques mots vagues sur les embarras publics qu' il espérait à lui seul dissiper . – « O père ! » exclama Salammbô , « tu n' effaceras pas ce qui est irréparable ! » Alors il se recula , et Salammbô s' étonnait de son ébahissement ; car elle ne songeait point à Carthage mais au sacrilège dont elle se trouvait complice . Cet homme , qui faisait trembler les légions et qu' elle connaissait à peine , l' effrayait comme un dieu ; il avait deviné , il savait tout , quelque chose de terrible allait venir . Elle s' écria : « Grâce ! » Hamilcar baissa la tête , lentement . Bien qu' elle voulût s' accuser , elle n' osait ouvrir les lèvres ; et cependant elle étouffait du besoin de se plaindre et d' être consolée . Hamilcar combattait l' envie de rompre son serment . Il le tenait par orgueil , ou par crainte d' en finir avec son incertitude : et il la regardait en face , de toutes ses forces , pour saisir ce qu' elle cachait au fond de son cœur . Peu à peu , en haletant , Salammbô s' enfonçait la tête dans les épaules , écrasée par ce regard trop lourd . Il était sûr maintenant qu' elle avait failli dans l' étreinte d' un Barbare ; il frémissait , il leva ses deux poings . Elle poussa un cri et tomba entre ses femmes , qui s' empressèrent autour d' elle . Hamilcar tourna les talons . Tous les intendants le suivirent . On ouvrit la porte des entrepôts , et il entra dans une vaste salle ronde où aboutissaient , comme les rayons d' une roue à son moyeu , de longs couloirs qui conduisaient vers d' autres salles . Un disque de pierre s' élevait au centre avec des balustres pour soutenir des coussins accumulés sur des tapis . Le Suffète se promena d' abord à grands pas rapides ; : il respirait bruyamment , il frappait la terre du talon , il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par les mouches . Mais il secoua la tête , et , en apercevant l' accumulation des richesses , il se calma ; : sa pensée , qu' attiraient les perspectives des couloirs , se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares . Des plaques de bronze , des lingots d' argent et des barres de fer alternaient avec les saumons d' étain apportés des Cassitérides par la mer Ténébreuse : les gommes du pays des Noirs débordaient de leurs sacs en écorce de palmier ; poudre d' or , tassée dans des outres , fuyait insensiblement par les coutures trop vieilles . De minces filaments , tirés des plantes marines , pendaient entre les lins d' Egypte , de Grèce , de Taprobane et de Judée : des madrépores , tels que de larges buissons , se hérissaient au pied des murs : et une odeur indéfinissable flottait , exhalaison des parfums , des cuirs , des épices et des plumes d' autruche liées en gros bouquets tout au haut de la voûte . Devant chaque couloir , des dents d' éléphant posées debout , en se réunissant par les pointes , formaient un arc au-dessus de la porte . Enfin , il monta sur le disque de pierre . Tous les intendants se tenaient les bras croisés , la tête basse , tandis qu' Abdalonim levait d' un air orgueilleux sa mitre pointue . Hamilcar interrogea le Chef-des-navires . C' était un vieux pilote aux paupières éraillées par le vent , et des flocons blancs descendaient jusqu' à ses hanches , comme si l' écume des tempêtes lui était restée sur la barbe . Il répondit qu' il avait envoyé une flotte par Gadès et Thymiamata , pour tâcher d' atteindre Eziongaber , en doublant la Corne-du-Sud et le promontoire des Aromates . D' autres avaient continué dans l' Ouest , durant quatre lunes , sans rencontrer de rivages ; mais la proue des navires s' embarrassait dans les herbes , l' horizon retentissait continuellement du bruit des cataractes , des brouillards couleur de sang obscurcissaient le soleil , une brise toute chargée de parfums endormait les équipages ; et à présent ils ne pouvaient rien dire , tant leur mémoire était troublée . Cependant on avait remonté les fleuves des Scythes , pénétré en Colchide , chez les Ingriens , chez les Estiens , ravi dans l' archipel quinze cents vierges et coulé bas tous les vaisseaux étrangers naviguant au-delà du cap Oestrymon , pour que le secret des routes ne fût pas connu . Le roi Ptolémée retenait l' encens de Schesbar , Syracuse , Elathia , la Corse et les îles n' avaient rien fourni , et le vieux pilote baissa la voix pour annoncer qu' une trirème était prise à Rusicada par les Numides , - « car ils sont avec eux , Maître » . Hamilcar fronça les sourcils ; puis il fit signe de parler au Chef-des-voyages , enveloppé d' une robe brune sans ceinture , et la tête prise dans une longue écharpe d' étoffe blanche qui , passant au bord de sa bouche , lui retombait par-derrière sur l' épaule . Les caravanes étaient parties régulièrement à l' équinoxe d' hiver . Mais , de quinze cents hommes se dirigeant sur l' extrême Ethiopie avec d' excellents chameaux , des outres neuves et des provisions de toiles peintes , un seul avait reparu à Carthage , - les autres étant morts de fatigue ou devenus fous par la terreur du désert ; - et il disait avoir vu , bien au-delà du Harousch-Noir , après les Atarantes et le pays des grands singes , d' immenses royaumes où les moindres ustensiles sont tous en or , un fleuve couleur de lait , large comme une mer ; des forêts d' arbres bleus , des collines d' aromates , des monstres à figure humaine végétant sur les rochers et dont les prunelles , pour vous regarder , s' épanouissent comme des fleurs ; puis , derrière des lacs tout couverts de dragons , des montagnes de cristal qui supportent le soleil . D' autres étaient revenus de l' Inde avec des paons , du poivre et des tissus nouveaux . Quant à ceux qui vont acheter des calcédoines par le chemin des Syrtes et le temple d' Ammon , sans doute ils avaient péri dans les sables . Les caravanes de la Gétulie et de Phazzana avaient fourni leurs provenances habituelles ; mais il n' osait à présent , lui , le Chef-des-voyages , en équiper aucune . Hamilcar comprit ; les Mercenaires occupaient la campagne . Avec un sourd gémissement , il s' appuya sur l' autre coude ; et le Chef-des-métairies avait si peur de parler , qu' il tremblait horriblement malgré ses épaules trapues et ses grosses prunelles rouges . Sa face , camarde comme celle d' un dogue , était surmontée d' un réseau en fils d' écorces ; il portait un ceinturon en peau de léopard avec tous les poils et où reluisaient deux formidables coutelas . Dès qu' Hamilcar se détourna , il se mit , en criant , à invoquer tous les Baals . Ce n' était pas sa faute ! il n' y pouvait rien ! Il avait observé les températures , les terrains , les étoiles , fait les plantations au solstice d' hiver , les élagages au décours de la lune , inspecté les esclaves , ménagé leurs habits . Mais Hamilcar s' irritait de cette loquacité . Il claqua de la langue et l' homme au coutelas d' une voix rapide : – « Ah ! Maître ! ils ont tout pillé ! tout saccagé ! tout détruit ! Trois mille pieds d' arbres sont coupés à Maschala , et à Ubada les greniers défoncés , les citernes comblées ! A Tedès , ils ont emporté quinze cents gomors de farine ; à Marazzana , tué les pasteurs , mangé les troupeaux , brûlé ta maison , ta belle maison à poutres de cèdre , où tu venais l' été ! Les esclaves de Tuburbo , qui sciaient de l' orge , se sont enfuis vers les montagnes ; et les ânes , les bardeaux , les mulets , les bœufs de Taormine , et les chevaux orynges , plus un seul ! tous emmenés ! C' est une malédiction ! je n' y survivrai pas ! » Il reprenait en pleurant : « Ah ! Si tu savais comme les celliers étaient pleins et les charrues reluisantes ! Ah ! les beaux béliers ! ah ! les beaux taureaux ! » La colère d' Hamilcar l' étouffait . Elle éclata : – « Tais -toi ! Suis -je donc un pauvre ? Pas de mensonges ! dites vrai ! Je veux savoir tout ce que j' ai perdu , jusqu' au dernier sicle , jusqu' au dernier cab ! Abdalonim , apporte -moi les comptes des vaisseaux , ceux des caravanes ; ceux des métairies , ceux de la maison ! Et si votre conscience est trouble , malheur sur vos têtes ! Sortez ! » Tous les intendants , marchant à reculons et les poings jusqu' à terre , sortirent . Abdalonim alla prendre au milieu d' un casier , dans la muraille , des cordes à nœuds , des bandes de toile ou de papyrus , des omoplates de mouton chargées d' écritures fines . Il les déposa aux pieds d' Hamilcar , lui mit entre les mains un cadre de bois garni de trois fils intérieurs où étaient passées des boules d' or , d' argent et de corne , et il commença : – « Cent quatre-vingt-douze maisons dans les Mappales , louées aux Carthaginois-nouveaux à raison d' un béka par lune . » – « Non ! c' est trop ! ménage les pauvres ! et tu écriras les noms de ceux qui te paraîtront les plus hardis , en tâchant de savoir s' ils sont attachés à la République ! Après ? » Abdalonim hésitait , surpris de cette générosité . Hamilcar lui arracha des mains les bandes de toile . – « Qu' est -ce donc ? trois palais autour de Khamon à douze késitah par mois ! Mets -en vingt ! Je ne veux pas que les Riches me dévorent . » L' Intendant-des-intendants , après un long salut , reprit : – « Prêté à Tigillas , jusqu' à la fin de la saison , deux kikar au denier trois , intérêt maritime : à Bar-Malkarth , quinze cents sicles sur le gage de trente esclaves . Mais douze sont morts dans les marais salins . » – « C' est qu' ils n' étaient pas robustes » , dit en riant le Suffète . « N' importe ! S' il a besoin d' argent , satisfais-le ! Il faut toujours prêter , et à des intérêts divers , selon la richesse des personnes . » Alors le serviteur s' empressa de lire tout ce qu' avaient rapporté les mines de fer d' Annaba , les pêcheries de corail , les fabriques de pourpre , la ferme de l' impôt sur les Grecs domiciliés , l' exportation de l' argent en Arabie où il valait dix fois l' or , les prises des vaisseaux , déduction faite du dixième pour le temple de la Déesse . – « Chaque fois j' ai déclaré un quart de moins , Maître ! » Hamilcar comptait avec les billes ; elles sonnaient sous ses doigts . – « Assez ! Qu' as -tu payé ? » – « A Stratoniclès de Corinthe et à trois marchands d' Alexandrie , sur les lettres que voilà ( elles sont rentrées ) , dix mille drachmes athéniennes et douze talents d' or syriens . La nourriture des équipages s' élevant à vingt mines par mois pour une trirème ... » – « Je le sais ! combien de perdues ? » – « En voici le compte sur ces lames de plomb . » , dit l' intendant . « Quant aux navires nolisés en commun , comme il a fallu souvent jeter les cargaisons à la mer , on a réparti les pertes inégales par têtes d' associés . Pour des cordages empruntés aux arsenaux et qu' il a été impossible de leur rendre , les Syssites ont exigé huit cents késitah , avant l' expédition d' Utique . » – « Encore eux » fit Hamilcar en baissant la tête ; et il resta quelque temps comme écrasé par le poids de toutes les haines qu' il sentait sur lui . – « Mais je ne vois pas les dépenses de Mégara ? » Abdalonim , en pâlissant , alla prendre , dans un autre casier , des planchettes de sycomore enfilées par paquets à des cordes de cuir . Hamilcar l' écoutait , curieux des détails domestiques , et s' apaisant à la monotonie de cette voix qui énumérait des chiffres ; Abdalonim se ralentissait . Tout à coup il laissa tomber par terre les feuilles de bois et il se jeta lui -même à plat ventre , les bras étendus , dans la position des condamnés . Hamilcar , sans s' émouvoir , ramassa les tablettes ; et ses lèvres s' écartèrent et ses yeux s' agrandirent , lorsqu' il aperçut , à la dépense d' un seul jour , une exorbitante consommation de viandes , de poissons , d' oiseaux , de vins et d' aromates , avec des vases brisés , des esclaves morts , des tapis perdus . Abdalonim , toujours prosterné , lui apprit le festin des Barbares . Il n' avait pu se soustraire à l' ordre des Anciens , - Salammbô , d' ailleurs , voulant que l' on prodiguât l' argent pour mieux recevoir les soldats . Au nom de sa fille , Hamilcar se leva d' un bond . Puis , en serrant les lèvres , il s' accroupit sur les coussins ; il en déchirait les franges avec ses ongles , haletant , les prunelles fixes . – « Lève -toi ! » dit-il ; et il descendit . Abdalonim le suivait ; ses genoux tremblaient . Mais , saisissant une barre de fer , il se mit comme un furieux à desceller les dalles . Un disque de bois sauta , et bientôt parurent sur la longueur du couloir plusieurs de ces larges couvercles qui bouchaient des fosses où l' on conservait le grain . – « Tu le vois , œil de Baal , » dit le serviteur en tremblant , « ils n' ont pas encore tout pris ! et elles sont profondes , chacune , de cinquante coudées et combles jusqu' au bord ! Pendant ton voyage , j' en ai fait creuser dans les arsenaux , dans les jardins , partout ! ta maison est pleine de blé , comme ton cœur de sagesse . » Un sourire passa sur le visage d' Hamilcar : – « C' est bien , Abdalonim ! » Puis , se penchant à son oreille : « Tu en feras venir de l' Etrurie , du Brutium , d' où il te plaira , et n' importe à quel prix ! Entasse et garde ! Il faut que je possède , à moi seul , tout le blé de Carthage . » Puis , quand ils furent à l' extrémité du couloir , Abdalonim , avec une des clefs qui pendaient à sa ceinture , ouvrit une grande chambre quadrangulaire , divisée au milieu par des piliers de cèdre . Des monnaies d' or , d' argent et d' airain , disposées sur des tables ou enfoncées dans des niches , montaient le long des quatre murs jusqu' aux lambourdes du toit . D' énormes couffes en peau d' hippopotame supportaient , dans les coins , des rangs entiers de sacs plus petits ; des tas de billion faisaient des monticules sur les dalles ; et , çà et là , quelque pile trop haute s' étant écroulée avait l' air d' une colonne en ruine . Les grandes pièces de Carthage , représentant Tanit avec un cheval sous un palmier , se mêlaient à celles des colonies , marquées d' un taureau , d' une étoile , d' un globe ou d' un croissant . Puis l' on voyait disposées , par sommes inégales , des pièces de toutes les valeurs , de toutes les dimensions , de tous les âges , - depuis les vieilles d' Assyrie , minces comme l' ongle , jusqu' aux vieilles du Latium , plus épaisses que la main , avec les boutons d' Egine , les tablettes de la Bactriane , les courtes tringles de l' ancienne Lacédémone ; plusieurs étaient couvertes de rouille , encrassées , verdies par l' eau ou noircies par le feu , ayant été prises dans des filets ou après les sièges parmi les décombres des villes . Le Suffète eut bien vite supputé si les sommes présentes correspondaient aux gains et aux dommages qu' on venait de lui lire ; et il s' en allait lorsqu' il aperçut trois jarres d' airain complètement vides . Abdalonim détourna la tête en signe d' horreur , et Hamilcar résigné ne parla point . Ils traversèrent d' autres couloirs , d' autres salles et arrivèrent enfin devant une porte où , pour la garder mieux , un homme était attaché par le ventre à une longue chaîne scellée contre le mur , coutume des Romains nouvellement introduite à Carthage . Sa barbe et ses ongles avaient démesurément poussé , et il se balançait de droite et de gauche avec l' oscillation continuelle des bêtes captives . Sitôt qu' il reconnut Hamilcar , il s' élança vers lui en criant : – « Grâce , œil de Baal ! pitié ! tue -moi ! Voilà dix ans que je n' ai vu le soleil ! Au nom de ton père , grâce ! » Hamilcar , sans lui répondre , frappa dans ses mains , trois hommes parurent ; et , tous les quatre à la fois , en raidissant leurs bras , ils retirèrent de ses anneaux la barre énorme qui fermait la porte . Hamilcar prit un flambeau , et disparut dans les ténèbres . C' était , croyait -on , l' endroit des sépultures de la famille ; mais on n' eût trouvé qu' un large puits . Il était creusé seulement pour dérouter les voleurs , et ne cachait rien . Hamilcar passa auprès ; puis , en se baissant , il fit tourner sur ses rouleaux une meule très lourde , et , par cette ouverture , il entra dans un appartement bâti en forme de cône . Des écailles d' airain couvraient les murs ; au milieu , sur un piédestal de granit , s' élevait la statue d' un Kabyre avec le nom d' Alètes , inventeur des mines dans la Celtibérie . Contre sa base , par terre , étaient disposés en croix de larges boucliers d' or et des vases d' argent monstrueux , à goulot fermé , d' une forme extravagante et qui ne pouvaient servir ; car on avait coutume de fondre ainsi des quantités de métal pour que les dilapidations et même les déplacements fussent presque impossibles . Avec son flambeau , il alluma une lampe de mineur fixée au bonnet de l' idole ; des feux verts , jaunes , bleus , violets , couleur de vin , couleur de sang , tout à coup , illuminèrent la salle . Elle était pleine de pierreries qui se trouvaient dans des calebasses d' or accrochées comme des lampadaires aux lames d' airain , ou dans leurs blocs natifs rangés au bas du mur . C' étaient des callaïs arrachées des montagnes à coups de fronde , des escarboucles formées par l' urine des lynx , des glossopètres tombés de la lune , des tyanos , des diamants , des sandastrum , des béryls , avec les trois espèces de rubis , les quatre espèces de saphir et les douze espèces d' émeraudes . Elles fulguraient , pareilles à des éclaboussures de lait , à des glaçons bleus , à de la poussière d' argent , et jetaient leurs lumières en nappes , en rayons , en étoiles . Les céraunies engendrées par le tonnerre étincelaient près des calcédoines qui guérissent les poisons . Il y avait des topazes du mont Zabarca pour prévenir les terreurs , des opales de la Bactriane qui empêchent les avortements , et des cornes d' Ammon que l' on place sous les lits afin d' avoir des songes . Les feux des pierres et les flammes de la lampe se miraient dans les grands boucliers d' or . Hamilcar , debout , souriait , les bras croisés ; - et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses . Elles étaient inaccessibles , inépuisables , infinies . Ses aïeux , dormant sous ses pas , envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité . Il se sentait tout près des génies souterrains . C' était comme la joie d' un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l' extrémité d' un invisible réseau , qui , à travers des abîmes , l' attachaient au centre du monde . Une idée le fit tressaillir , et , s' étant placé derrière l' idole , il marcha droit vers le mur . Puis il examina parmi les tatouages de son bras une ligne horizontale avec deux autres perpendiculaires , ce qui exprimait , en chiffres chananéens , le nombre treize . Alors il compta jusqu' à la treizième des plaques d' airain , releva encore une fois sa large manche ; et , la main droite étendue , il lisait à une autre place de son bras d' autres lignes plus compliquées , tandis qu' il promenait ses doigts délicatement , à la façon d' un joueur de lyre . Enfin , avec son pouce , il frappa sept coups ; et , d' un seul bloc , toute une partie de la muraille tourna . Elle dissimulait une sorte de caveau , où étaient enfermées des choses mystérieuses , qui n' avaient pas de nom , et d' une incalculable valeur . Hamilcar descendit les trois marches ; il prit dans une cuve d' argent une peau de lama flottant sur un liquide noir , puis il remonta . Abdalonim se remit alors à marcher devant lui . Il frappait les pavés avec sa haute canne garnie de sonnettes au pommeau , et , devant chaque appartement , criait le nom d' Hamilcar , entouré de louanges et de bénédictions . Dans la galerie circulaire où aboutissaient tous les couloirs , on avait accumulé le long des murs des poutrelles d' algummin , des sacs de lausonia , des gâteaux en terre de Lemnos , et des carapaces de tortue toutes pleines de perles . Le Suffète , en passant , les effleurait avec sa robe , sans même regarder de gigantesques morceaux d' ambre , matière presque divine formée par les rayons du soleil . Un nuage de vapeur odorante s' échappa . – « Pousse la porte ! » Ils entrèrent . Des hommes nus pétrissaient des pâtes , broyaient des herbes , agitaient des charbons , versaient de l' huile dans des jarres , ouvraient et fermaient les petites cellules ovoïdes creusées tout autour de la muraille et si nombreuses que l' appartement ressemblait à l' intérieur d' une ruche . Du myrobalon , du bdellium , du safran et des violettes en débordaient . Partout étaient éparpillées des gommes , des poudres , des racines , des fioles de verre , des branches de filipendule , des pétales de roses ; et l' on étouffait dans les senteurs , malgré les tourbillons de styrax qui grésillait au milieu sur un trépied d' airain . Le Chef-des-odeurs-suaves , pâle et long comme un flambeau de cire , s' avança vers Hamilcar pour écraser dans ses mains un rouleau de métopion , tandis que deux autres lui frottaient les talons avec des feuilles de baccaris . Il les repoussa ; c' étaient des Cyrénéens de mœurs infâmes , mais que l' on considérait à cause de leurs secrets . Afin de montrer sa vigilance , le Chef-des-odeurs offrit au Suffète , sur une cuiller d' électrum , un peu de malobathre à goûter ; puis , avec une alène , il perça trois besoars indiens . Le maître , qui savait les artifices , prit une corne pleine de baume , et , l' ayant approchée des charbons , il la pencha sur sa robe ; une tache brune y parut , c' était une fraude . Alors , il considéra le Chef-des-odeurs fixement , et , sans rien dire , lui jeta la corne de gazelle en plein visage . Si indigné qu' il fût des falsifications commises à son préjudice , en apercevant des paquets de nard qu' on emballait pour les pays d' outre-mer , il ordonna d' y mêler de l' antimoine , afin de le rendre plus lourd . Puis il demanda où se trouvaient trois boîtes de psagas , destinées à son usage . Le Chef-des-odeurs avoua qu' il n' en savait rien , des soldats étaient venus avec des couteaux , en hurlant ; il leur avait ouvert les cases . – « Tu les crains donc plus que moi ! » , s' écria le Suffète ; et , à travers la fumée , ses prunelles , comme des torches , étincelaient sur le grand homme pâle qui commençait à comprendre . « Abdalonim ! avant le coucher du soleil , tu le feras passer par les verges . Déchire-le ! » Ce dommage , moindre que les autres , l' avait exaspéré ; car , malgré ses efforts pour les bannir de sa pensée , il retrouvait continuellement les Barbares . Leurs débordements se confondaient avec la honte de sa fille , et il en voulait à toute la maison de la connaître et de ne pas la lui dire . Mais quelque chose le poussait à s' enfoncer dans son malheur ; et , pris d' une rage d' inquisition , il visita sous les hangars , derrière la maison-de-commerce , les provisions de bitume , de bois , d' ancres et de cordages , de miel et de cire , le magasin des étoffes , les réserves de nourritures , le chantier des marbres , le grenier du silphium . Il alla de l' autre côté des jardins inspecter , dans leurs cabanes , les artisans domestiques dont on vendait les produits . Des tailleurs brodaient des manteaux , d' autres tressaient des filets , d' autres peignaient des coussins , découpaient des sandales , des ouvriers d' Egypte avec un coquillage polissaient des papyrus , la navette des tisserands claquait , les enclumes des armuriers retentissaient . Hamilcar leur dit : – « Battez des glaives ! battez toujours ! il m' en faudra . » Et il tira de sa poitrine la peau d' antilope macérée dans les poisons pour qu' on lui taillât une cuirasse plus solide que celles d' airain , et qui serait inattaquable au fer et à la flamme . Dès qu' il abordait les ouvriers , Abdalonim , afin de détourner sa colère , tâchait de l' irriter contre eux en dénigrant leurs ouvrages par des murmures . – « Quelle besogne ! c' est une honte ! Vraiment le Maître est trop bon . » Hamilcar , sans l' écouter , s' éloignait . Il se ralentit , car de grands arbres calcinés d' un bout à l' autre , comme on en trouve dans les bois où les pasteurs ont campé , barraient les chemins ; et les palissades étaient rompues , l' eau des rigoles se perdait , des éclats de verres , des ossements de singes apparaissaient au milieu des flaques bourbeuses . Quelque bribe d' étoffe çà et là pendait aux buissons ; sous les citronniers , les fleurs pourries faisaient un fumier jaune . En effet , les serviteurs avaient tout abandonné , croyant que le maître ne reviendrait plus . A chaque pas , il découvrait quelque désastre nouveau , une preuve encore de cette chose qu' il s' était interdit d' apprendre . Voilà maintenant qu' il souillait ses brodequins de pourpre en écrasant des immondices ; et il ne tenait pas ces hommes , tous devant lui au bout d' une catapulte , pour les faire voler en éclats ! Il se sentait humilié de les avoir défendus ; c' était une duperie , une trahison ; et , comme il ne pouvait se venger ni des soldats , ni des Anciens , ni de Salammbô , ni de personne , et que sa colère cherchait quelqu'un , il condamna aux mines , d' un seul coup , tous les esclaves des jardins . Abdalonim frissonnait chaque fois qu' il le voyait se rapprocher des parcs . Mais Hamilcar prit le sentier du moulin , d' où l' on entendait sortir une mélopée lugubre . Au milieu de la poussière , les lourdes meules tournaient , c' est-à-dire deux cônes de porphyre superposés , et dont le plus haut , portant un entonnoir , virait sur le second à l' aide de fortes barres . Avec leur poitrine et leurs bras des hommes poussaient , tandis que d' autres , attelés , tiraient . Le frottement de la bricole avait formé autour de leurs aisselles des croûtes purulentes comme on en voit au garrot des ânes , et le haillon noir et flasque qui couvrait à peine leurs reins et pendait par le bout , battait sur leurs jarrets comme une longue queue . Leurs yeux étaient rouges , les fers de leurs pieds sonnaient , toutes leurs poitrines haletaient d' accord . Ils avaient sur la bouche , fixée par deux chaînettes , de bronze , une muselière , pour qu' il leur fût impossible de manger la farine , et des gantelets sans doigts enfermaient leurs mains pour les empêcher d' en prendre . A l' entrée du maître , les barres de bois craquèrent plus fort . Le grain , en se broyant , grinçait . Plusieurs tombèrent sur les genoux ; les autres , continuant , passaient par-dessus . Il demanda Giddenem , le gouverneur des esclaves ; et ce personnage parut , étalant sa dignité dans la richesse de son costume ; car sa tunique , fendue sur les côtés , était de pourpre fine , de lourds anneaux tiraient ses oreilles , et , pour joindre les bandes d' étoffes qui enveloppaient ses jambes , un lacet d' or , comme un serpent autour d' un arbre , montait de ses chevilles à ses hanches . Il tenait dans ses doigts , tout chargés de bagues , un collier en grains de gagates pour reconnaître les hommes sujets au mal sacré . Hamilcar lui fit signe de détacher les muselières . Alors tous , avec des cris de bêtes affamées , se ruèrent sur la farine , qu' ils dévoraient en s' enfonçant le visage dans les tas . – « Tu les exténues ! » dit le Suffète . Giddenem répondit qu' il fallait cela pour les dompter . – « Ce n' était guère la peine de t' envoyer à Syracuse dans l' école des esclaves . Fais venir les autres ! » Et les cuisiniers , les sommeliers , les palefreniers , les coureurs , les porteurs de litière , les hommes des étuves et les femmes avec leurs enfants , tous se rangèrent dans le jardin sur une seule ligne , depuis la maison-de-commerce jusqu' au parc des bêtes fauves . Ils retenaient leur haleine . Un silence énorme emplissait Mégara . Le soleil s' allongeait sur la lagune , au bas des catacombes . Les paons piaulaient . Hamilcar , pas à pas , marchait . – « Qu' ai -je à faire de ces vieux ? » dit-il ; « vends -les ! C' est trop de Gaulois , ils sont ivrognes ! et trop de Crétois , ils sont menteurs ! Achète -moi des Cappadociens , des Asiatiques et des Nègres . » Il s' étonna du petit nombre des enfants . - « Chaque année , Giddenem , la maison doit avoir des naissances ! Tu laisseras toutes les nuits les cases ouvertes pour qu' ils se mêlent en liberté . » Il se fit montrer ensuite les voleurs , les paresseux , les mutins . Il distribuait des châtiments avec des reproches à Giddenem ; et Giddenem , comme un taureau , baissait son front bas , où s' entrecroisaient deux larges sourcils . – « Tiens , œil de Baal » , dit-il , en désignant un Libyen robuste , « en voilà un que l' on a surpris la corde au cou . » – « Ah ! tu veux mourir ? » fit dédaigneusement le Suffète . Et l' esclave , d' un ton intrépide : – « Oui ! » Alors , sans se soucier de l' exemple ni du dommage pécuniaire , Hamilcar dit aux valets : – « Emportez-le ! » Peut-être y avait-il dans sa pensée l' intention d' un sacrifice . C' était un malheur qu' il s' infligeait afin d' en prévenir de plus terribles . Giddenem avait caché les mutilés derrière les autres . Hamilcar les aperçut : – « Qui t' a coupé le bras , à toi ? » – « Les soldats , œil de Baal . » Puis , à un Samnite qui chancelait comme un héron blessé : – « Et toi , qui t' a fait cela ? » C' était le gouverneur , en lui cassant la jambe avec une barre de fer . Cette atrocité imbécile indigna le Suffète ; et , arrachant des mains de Giddenem son collier de gagates : – « Malédiction au chien qui blesse le troupeau . Estropier des esclaves , bonté de Tanit ! Ah ! tu ruines ton maître ! Qu' on l' étouffe dans le fumier . Et ceux qui manquent ? Où sont -ils ? Les as -tu assassinés avec les soldats ? » Sa figure était si terrible que toutes les femmes s' enfuirent . Les esclaves , se reculant , faisaient un grand cercle autour d' eux ; Giddenem baisait frénétiquement ses sandales ; Hamilcar , debout , restait les bras levés sur lui . Mais , l' intelligence lucide comme au plus fort des batailles , il se rappelait mille choses odieuses , des ignominies dont il s' était détourné ; et , à la lueur de sa colère , comme aux fulgurations d' un orage , il revoyait d' un seul coup tous ses désastres à la fois . Les gouverneurs des campagnes avaient fui par terreur des soldats , par connivence peut-être , tous le trompaient , depuis trop longtemps il se contenait . – « Qu' on les amène ! » cria-t-il , « et marquez -les au front avec des fers rouges , comme des lâches ! » Alors , on apporta et l' on répandit au milieu du jardin des entraves , des carcans , des couteaux , des chaînes pour les condamnés aux mines , des cippes qui serraient les jambes , des numella qui enfermaient les épaules , et des scorpions , fouets à triples lanières terminées par des griffes en airain . Tous furent placés la face vers le soleil , du côté de Moloch-dévorateur , étendus par terre sur le ventre ou sur le dos , et les condamnés à la flagellation , debout contre les arbres , avec deux hommes auprès d' eux , un qui comptait les coups et un autre qui frappait . Il frappait à deux bras ; les lanières en sifflant faisaient voler l' écorce des platanes . Le sang s' éparpillait en pluie dans les feuillages , et des masses rouges se tordaient au pied des arbres en hurlant . Ceux que l' on ferrait s' arrachaient le visage avec les ongles . On entendait les vis de bois craquer ; des heurts sourds retentissaient ; parfois un cri aigu , tout à coup , traversait l' air . Du côté des cuisines , entre des vêtements en lambeaux et des chevelures abattues , des hommes , avec des éventails , avivaient des charbons , et une odeur de chair qui brûle passait . Les flagellés défaillant , mais retenus par les liens de leurs bras , roulaient leur tête sur leurs épaules en fermant les yeux . Les autres , qui regardaient , se mirent à crier d' épouvante , et les lions , se rappelant peut-être le festin , s' allongeaient en bâillant contre le bord des fosses . On vit alors Salammbô sur la plate-forme de sa terrasse . Elle la parcourait rapidement de droite et de gauche , tout effarée . Hamilcar l' aperçut . Il lui sembla qu' elle levait les bras de son côté pour demander grâce ; avec un geste d' horreur , il s' enfonça dans le parc des éléphants . Ces animaux faisaient l' orgueil des grandes maisons puniques . Ils avaient porté les aïeux , triomphé dans les guerres , et on les vénérait comme favoris du Soleil . Ceux de Mégara étaient les plus forts de Carthage . Hamilcar , avant de partir , avait exigé d' Abdalonim le serment qu' il les surveillerait . Mais ils étaient morts de leurs mutilations ; et trois seulement restaient , couchés au milieu de la cour , sur la poussière , devant les débris de leur mangeoire . Ils le reconnurent et vinrent à lui . L' un avait les oreilles horriblement fendues , l' autre au genou une large plaie , et le troisième la trompe coupée . Cependant , ils le regardaient d' un air triste , comme des personnes raisonnables ; et celui qui n' avait plus de trompe , en baissant sa tête énorme et pliant les jarrets , tâchait de le flatter doucement avec l' extrémité hideuse de son moignon . A cette caresse de l' animal , deux larmes lui jaillirent des yeux . Il bondit sur Abdalonim . – « Ah ! misérable ! la croix ! la croix ! » Abdalonim , s' évanouissant , tomba par terre à la renverse . Derrière les fabriques de pourpre , dont les lentes fumées bleues montaient dans le ciel , un aboiement de chacal retentit ; Hamilcar s' arrêta . La pensée de son fils , comme l' attouchement d' un dieu , l' avait tout à coup calmé . C' était un prolongement de sa force , une continuation indéfinie de sa personne qu' il entrevoyait , et les esclaves ne comprenaient pas d' où lui était venu cet apaisement . En se dirigeant vers les fabriques de pourpre , il passa devant l' ergastule , longue maison de pierre noire bâtie dans une fosse carrée avec un petit chemin tout autour et quatre escaliers aux angles . Pour achever son signal , Iddibal sans doute attendait la nuit . Rien ne presse encore , songeait Hamilcar ; et il descendit dans la prison . Quelques-uns lui crièrent : - « Retourne » ; les plus hardis le suivirent . La porte ouverte battait au vent . Le crépuscule entrait par les meurtrières étroites , et l' on distinguait dans l' intérieur des chaînes brisées pendant aux murs . Voilà tout ce qui restait des captifs de guerre . Alors Hamilcar pâlit extraordinairement , et ceux qui étaient penchés en dehors sur la fosse le virent qui s' appuyait d' une main contre le mur pour ne pas tomber . Mais le chacal , trois fois de suite , cria . Hamilcar releva la tête ; il ne proféra pas une parole , il ne fit pas un geste . Puis , quand le soleil fut complètement couché , il disparut derrière la haie de nopals , et le soir , à l' assemblée des Riches , dans le temple d' Eschmoûn , il dit en entrant : – « Lumières des Baalim , j' accepte le commandement des forces puniques contre l' armée des Barbares ! » Dès le lendemain , il tira des Syssites deux cent vingt-trois mille kikar d' or , il décréta un impôt de quatorze shekel sur les Riches . Les femmes mêmes contribuèrent ; on payait pour les enfants , et , chose monstrueuse dans les habitudes carthaginoises , il força les collèges des prêtres à fournir de l' argent . Il réclama tous les chevaux , tous les mulets , toutes les armes . Quelques-uns voulurent dissimuler leurs richesses , on vendit leurs biens ; et , pour intimider l' avarice des autres , il donna soixante armures et quinze cents gommor de farine , autant à lui seul que la Compagnie-de-l'ivoire . Il envoya dans la Ligurie acheter des soldats , trois mille montagnards habitués à combattre des ours ; d' avance on leur paya six lunes , à quinze mines par jour . Cependant , il fallait une armée . Mais il n' accepta pas , comme Hannon , tous les citoyens . Il repoussa d' abord les gens d' occupations sédentaires , puis ceux qui avaient le ventre trop gros ou l' aspect pusillanime ; et il admit des hommes déshonorés , la crapule de Malqua , des fils de Barbares , des affranchis . Pour récompense , il promit à des Carthaginois-nouveaux le droit de cité complet . Son premier soin fut de réformer la Légion . Ces beaux jeunes hommes qui se considéraient comme la majesté militaire de la République , se gouvernaient eux -mêmes . Il cassa leurs officiers ; il les traitait rudement , les faisait courir , sauter , monter tout d' une haleine la pente de Byrsa , lancer des javelots , lutter corps à corps , coucher la nuit sur les places . Leurs familles venaient les voir et les plaignaient . Il commanda des glaives plus courts , des brodequins plus forts . Il fixa le nombre des valets et réduisit les bagages ; et comme on gardait dans le temple de Moloch trois cents pilums romains , malgré les réclamations du pontife , il les prit . Avec ceux qui étaient revenus d' Utique et d' autres que les particuliers possédaient , il organisa une phalange de soixante-douze éléphants et les rendit formidables . Il arma leurs conducteurs d' un maillet et d' un ciseau , afin de pouvoir dans la mêlée leur fendre le crâne s' ils s' emportaient . Il ne permit point que ses généraux fussent nommés par le Grand-Conseil . Les Anciens tâchaient de lui objecter les lois , il passait au travers ; on n' osait plus murmurer , tout pliait sous la violence de son génie . A lui seul il se chargeait de la guerre , du gouvernement et des finances ; et , afin de prévenir les accusations , il demanda comme examinateur de ses comptes le suffète Hannon . Il faisait travailler aux remparts , et , pour avoir des pierres , démolir les vieilles murailles intérieures , à présent inutiles . Mais la différence des fortunes , remplaçant la hiérarchie des races , continuait à maintenir séparés les fils des vaincus et ceux des conquérants ; aussi les patriciens virent d' un œil irrité la destruction de ces ruines , tandis que la plèbe , sans trop savoir pourquoi , s' en réjouissait . Les troupes en armes , du matin au soir , défilaient dans les rues ; à chaque moment on entendait sonner les trompettes ; sur des chariots passaient des boucliers , des tentes , des piques : les cours étaient pleines de femmes qui déchiraient de la toile ; l' ardeur de l' un à l' autre se communiquait : l' âme d' Hamilcar emplissait la République . Il avait divisé ses soldats par nombres pairs , en ayant soin de placer dans la longueur des files , alternativement , un homme fort et un homme faible , pour que le moins vigoureux ou le plus lâche fût conduit à la fois et poussé par deux autres . Mais avec ses trois mille Ligures et les meilleurs de Carthage , il ne put former qu' une phalange simple de quatre mille quatre-vingt-seize hoplites , défendus par des casques de bronze , et qui maniaient des sarisses de frêne , longues de quatorze coudées . Deux mille jeunes hommes portaient des frondes , un poignard et des sandales . Il les renforça de huit cents autres armés d' un bouclier rond et d' un glaive à la romaine . La grosse cavalerie se composait des dix-neuf cents gardes qui restaient de la Légion , couverts par des lames de bronze vermeil , comme les Clinabares assyriens . Il avait de plus quatre cents archers à cheval , de ceux qu' on appelait des Tarentins , avec des bonnets en peau de belette , une hache à double tranchant et une tunique de cuir . Enfin douze cents Nègres du quartier des caravanes , mêlés aux Clinabares , devaient courir auprès des étalons , en s' appuyant d' une main sur la crinière . Tout était prêt , et cependant Hamilcar ne partait pas . Souvent la nuit il sortait de Carthage , seul , et il s' enfonçait plus loin que la lagune , vers les embouchures du Macar . Voulait-il se joindre aux Mercenaires ? Les Ligures campant sur les Mappales entouraient sa maison . Les appréhensions des Riches parurent justifiées quand on vit , un jour , trois cents Barbares s' approcher des murs . Le Suffète leur ouvrit les portes ; c' étaient des transfuges ; ils accouraient vers leur maître , entraînés par la crainte ou par la fidélité . Le retour d' Hamilcar n' avait point surpris les Mercenaires ; cet homme , dans leurs idées , ne pouvait pas mourir . Il revenait pour accomplir ses promesses : espérance qui n' avait rien d' absurde tant l' abîme était profond entre la Patrie et l' Armée . D' ailleurs , ils ne se croyaient point coupables ; on avait oublié le festin . Les espions qu' ils surprirent les détrompèrent . Ce fut un triomphe pour les acharnés ; les tièdes même devinrent furieux . Puis les deux sièges les accablaient d' ennui ; rien n' avançait ; mieux valait une bataille ! Aussi beaucoup d' hommes se débandaient , couraient la campagne . A la nouvelle des armements ils revinrent ; Mâtho en bondit de joie . « Enfin ! enfin ! » s' écria-t-il . Alors le ressentiment qu' il gardait à Salammbô se tourna contre Hamilcar . Sa haine , maintenant , apercevait une proie déterminée ; et comme la vengeance devenait plus facile à concevoir , il croyait presque la tenir et déjà s' y délectait . En même temps il était pris d' une tendresse plus haute , dévoré par un désir plus âcre . Tour à tour il se voyait au milieu des soldats , brandissant sur une pique la tête du Suffète , puis dans la chambre au lit de pourpre , serrant la vierge entre ses bras , couvrant sa figure de baisers , passant ses mains sur ses grands cheveux noirs ; et cette imagination qu' il savait irréalisable le suppliciait . Il se jura , puisque ses compagnons l' avaient nommé schalischim , de conduire la guerre ; la certitude qu' il n' en reviendrait pas le poussait à la rendre impitoyable . Il arriva chez Spendius , et lui dit : – « Tu vas prendre tes hommes ! J' amènerai les miens . Avertis Autharite ! Nous sommes perdus si Hamilcar nous attaque ! M' entends -tu ? Lève -toi ! » Spendius demeura stupéfait devant cet air d' autorité . Mâtho , d' habitude , se laissait conduire , et les emportements qu' il avait eus étaient vite retombés . Mais à présent il semblait tout à la fois plus calme et plus terrible ; une volonté superbe fulgurait dans ses yeux , pareille à la flamme d' un sacrifice . Le Grec n' écouta pas ses raisons . Il habitait une des tentes carthaginoises à bordures de perles , buvait des boissons fraîches dans des coupes d' argent , jouait au cottabe , laissait croître sa chevelure et conduisait le siège avec lenteur . Du reste , il avait pratiqué des intelligences dans la ville et ne voulait point partir , sûr qu' avant peu de jours elle s' ouvrirait . Narr'Havas , qui vagabondait entre les trois armées , se trouvait alors près de lui . Il appuya son opinion , et même il blâma le Libyen de vouloir , par un excès de courage , abandonner leur entreprise . – « Va-t'en , si tu as peur ! » s' écria Mâtho ; « tu nous avais promis de la poix , du soufre , des éléphants , des fantassins , des chevaux ! où sont -ils ? » Narr'Havas lui rappela qu' il avait exterminé les dernières cohortes d' Hannon ; - quant aux éléphants , on les chassait dans les bois , il armait les fantassins , les chevaux étaient en marche ; et le Numide , en caressant la plume d' autruche qui lui retombait sur l' épaule , roulait ses yeux comme une femme et souriait d' une manière irritante . Mâtho , devant lui , ne trouvait rien à répondre . Mais un homme que l' on ne connaissait pas entra , mouillé de sueur , effaré , les pieds saignants , la ceinture dénouée ; sa respiration secouait ses flancs maigres à les faire éclater , et tout en parlant un dialecte inintelligible , il ouvrait de grands yeux , comme s' il eût raconté quelque bataille . Le roi bondit dehors et appela ses cavaliers . Ils se rangèrent dans la plaine , en formant un cercle devant lui . Narr'Havas , à cheval , baissait la tête et se mordait les lèvres . Enfin il sépara ses hommes en deux moitiés , dit à la première de l' attendre ; puis d' un geste impérieux , enlevant les autres au galop , il disparut dans l' horizon , du côté des montagnes . – « Maître ! » murmura Spendius , « je n' aime pas ces hasards extraordinaires , le Suffète qui revient , Narr'Havas qui s' en va ... » – « Eh ! qu' importe ? » , fit dédaigneusement Mâtho . C' était une raison de plus pour prévenir Hamilcar en rejoignant Autharite . Mais si l' on abandonnait le siège des villes , leurs habitants sortiraient , les attaqueraient par-derrière , et l' on aurait en face des Carthaginois . Après beaucoup de paroles , les mesures suivantes furent résolues et immédiatement exécutées . Spendius , avec quinze mille hommes , se porta jusqu' au pont bâti sur le Macar , à trois milles d' Utique ; on en fortifia les angles par quatre tours énormes garnies de catapultes . Avec des troncs d' arbres , des pans de roches , des entrelacs d' épines et des murs de pierres , on boucha , dans les montagnes , tous les sentiers , toutes les gorges ; sur leurs sommets on entassa des herbes qu' on allumerait pour servir de signaux , et des pasteurs habiles à voir de loin , de place en place , y furent postés . Sans doute Hamilcar ne prendrait pas comme Hannon par la montagne des Eaux-Chaudes . Il devait penser qu' Autharite , maître de l' intérieur , lui fermerait la route . Puis un échec au début de la campagne le perdrait , tandis que la victoire serait à recommencer bientôt , les Mercenaires étant plus loin . Il pouvait encore débarquer au cap des Raisins , et de là marcher sur une des villes . Mais il se trouvait alors entre les deux armées , imprudence dont il n' était pas capable avec des forces peu nombreuses . Donc il devait longer la base de l' Ariana , puis tourner à gauche pour éviter les embouchures du Macar et venir droit au pont . C' est là que Mâtho l' attendait . La nuit , à la lueur des torches , il surveillait les pionniers . Il courait à Hippo-Zaryte , aux ouvrages des montagnes , revenait , ne se reposait pas . Spendius enviait sa force ; mais pour la conduite des espions , le choix des sentinelles , l' art des machines et tous les moyens défensifs , Mâtho écoutait docilement son compagnon ; et ils ne parlaient plus de Salammbô , - l' un n' y songeant pas , et l' autre empêché par une pudeur . Souvent il s' en allait du côté de Carthage pour tâcher d' apercevoir les troupes d' Hamilcar . Il dardait ses yeux sur l' horizon ; il se couchait à plat ventre , et dans le bourdonnement de ses artères croyait entendre une armée . Il dit à Spendius que si , avant trois jours , Hamilcar n' arrivait pas , il irait avec tous ses hommes à sa rencontre lui offrir la bataille . Deux jours encore se passèrent . Spendius le retenait ; le matin du sixième , il partit . Les Carthaginois n' étaient pas moins que les Barbares impatients de la guerre . Dans les tentes et dans les maisons , c' était le même désir , la même angoisse ; tous se demandaient ce qui retardait Hamilcar . De temps à autre , il montait sur la coupole du temple d' Eschmoûn , près de l' Annonciateur-des-Lunes , et il regardait le vent . Un jour , c' était le troisième du mois de Tibby , on le vit descendre de l' Acropole , à pas précipités . Dans les Mappales une grande clameur s' éleva . Bientôt les rues s' agitèrent , et partout les soldats commençaient à s' armer au milieu des femmes en pleurs qui se jetaient contre leur poitrine , puis ils couraient vite sur la place de Khamon prendre leurs rangs . On ne pouvait les suivre ni même leur parler , ni s' approcher des remparts ; pendant quelques minutes , la ville entière fut silencieuse comme un grand tombeau . Les soldats songeaient , appuyés sur leurs lances , et les autres , dans les maisons , soupiraient . Au coucher du soleil , l' armée sortit par la porte occidentale ; mais au lieu de prendre le chemin de Tunis ou de gagner les montagnes dans la direction d' Utique , on continua par le bord de la mer ; et bientôt ils atteignirent la Lagune , où des places rondes , toutes blanches de sel , miroitaient comme de gigantesques plats d' argent , oubliés sur le rivage . Puis les flaques d' eau se multiplièrent . Le sol , peu à peu , devenant plus mou , les pieds s' enfonçaient . Hamilcar ne se retourna pas . Il allait toujours en tête ; et son cheval , couvert de macules jaunes comme un dragon , en jetant de l' écume autour de lui , avançait dans la fange à grands coups de reins . La nuit tomba , une nuit sans lune . Quelques-uns crièrent qu' on allait périr ; il leur arracha leurs armes , qui furent données aux valets . La boue cependant était de plus en plus profonde . Il fallut monter sur les bêtes de sommes ; d' autres se cramponnaient à la queue des chevaux ; les robustes tiraient les faibles , et le corps des Ligures poussait l' infanterie avec la pointe des piques . L' obscurité redoubla . On avait perdu la route . Tous s' arrêtèrent . Alors les esclaves du Suffète partirent en avant pour chercher les balises plantées par son ordre de distance en distance . Ils criaient dans les ténèbres , et de loin l' armée les suivait . Enfin on sentit la résistance du sol . Puis une courbe blanchâtre se dessina vaguement , et ils se trouvèrent sur le bord du Macar . Malgré le froid , on n' alluma pas de feu . Au milieu de la nuit , des rafales de vent s' élevèrent , Hamilcar fit réveiller les soldats , mais pas une trompette ne sonna : leurs capitaines les frappaient doucement sur l' épaule . Un homme d' une haute taille descendit dans l' eau . Elle ne venait pas à la ceinture ; on pouvait passer . Le Suffète ordonna que trente-deux des éléphants se placeraient dans le fleuve cent pas plus loin , tandis que les autres , plus bas , arrêteraient les lignes d' hommes emportées par le courant ; et tous , en tenant leurs armes au-dessus de leur tête , traversèrent le Macar comme entre deux murailles . Il avait remarqué que le vent d' ouest , en poussant les sables , obstruait le fleuve et formait dans sa largeur une chaussée naturelle . Maintenant il était sur la rive gauche en face d' Utique , et dans une vaste plaine , avantage pour ses éléphants qui faisaient la force de son armée . Ce tour de génie enthousiasma les soldats . Une confiance extraordinaire leur revenait . Ils voulaient tout de suite courir aux Barbares ; le Suffète les fit se reposer pendant deux heures . Dès que le soleil parut , on s' ébranla dans la plaine sur trois lignes : les éléphants d' abord , l' infanterie légère avec la cavalerie derrière elle , la phalange marchait ensuite . Les Barbares campés à Utique , et les quinze mille autour du pont , furent surpris de voir au loin la terre onduler . Le vent qui soufflait très fort chassait des tourbillons de sable ; ils se levaient comme arrachés du sol , montaient par grands lambeaux de couleur blonde , puis se déchiraient et recommençaient toujours , en cachant aux Mercenaires l' armée punique . A cause des cornes dressées au bord des casques , les uns croyaient apercevoir un troupeau de bœufs ; d' autres , trompés par l' agitation des manteaux , prétendaient distinguer des ailes , et ceux qui avaient beaucoup voyagé , haussant les épaules , expliquaient tout par les illusions du mirage . Cependant , quelque chose d' énorme continuait à s' avancer . De petites vapeurs , subtiles comme des haleines , couraient sur la surface du désert ; le soleil , plus haut maintenant , brillait plus fort : une lumière âpre , et qui semblait vibrer , reculait la profondeur du ciel , et , pénétrant les objets , rendait la distance incalculable . L' immense plaine se développait de tous les côtés à perte de vue ; et les ondulations des terrains , presque insensibles , se prolongeaient jusqu' à l' extrême horizon , fermé par une grande ligne bleue qu' on savait être la mer . Les deux armées , sorties des tentes , regardaient ; les gens d' Utique , pour mieux voir , se tassaient sur les remparts . Enfin ils distinguèrent plusieurs barres transversales , hérissées de points égaux . Elles devinrent plus épaisses , grandirent ; des monticules noirs se balançaient ; tout à coup des buissons carrés parurent ; c' étaient des éléphants et des lances ; un seul cri s' éleva : - « Les Carthaginois ! » et , sans signal , sans commandement , les soldats d' Utique et ceux du pont coururent pêle-mêle , pour tomber ensemble sur Hamilcar . A ce nom , Spendius tressaillit . Il répétait en haletant : « Hamilcar ! Hamilcar ! » et Mâtho n' était pas là ! Que faire ? Nul moyen de fuir ! La surprise de l' événement , sa terreur du Suffète et surtout l' urgence d' une résolution immédiate le bouleversaient ; il se voyait traversé de mille glaives , décapité , mort . Cependant on l' appelait ; trente mille hommes allaient le suivre ; une fureur contre lui -même le saisit ; il se rejeta sur l' espérance de la victoire ; elle était pleine de félicités , et il se crut plus intrépide qu' Epaminondas . Pour cacher sa pâleur , il barbouilla ses joues de vermillon , puis il boucla ses cnémides , sa cuirasse , avala une patère de vin pur et courut après sa troupe , qui se hâtait vers celle d' Utique . Elles se rejoignirent toutes les deux si rapidement que le Suffète n' eut pas le temps de ranger ses hommes en bataille . Peu à peu , il se ralentissait . Les éléphants s' arrêtèrent ; ils balançaient leurs lourdes têtes , chargées de plumes d' autruche , tout en se frappant les épaules avec leur trompe . Au fond de leurs intervalles , on distinguait les cohortes des vélites , plus loin les grands casques des Clinabares , avec des fers qui brillaient au soleil , des cuirasses , des panaches des étendards agités . Mais l' armée carthaginoise , grosse de onze mille trois cent-quatre-vingt-seize hommes , semblait à peine les contenir , car elle formait un carré long , étroit des flancs et resserré sur soi -même . En les voyant si faibles , les Barbares , trois fois plus nombreux , furent pris d' une joie désordonnée ; on n' apercevait pas Hamilcar . Il était resté là-bas , peut-être ? Qu' importait d' ailleurs ! Le dédain qu' ils avaient de ces marchands renforçait leur courage ; et avant que Spendius eût commandé la manœuvre , tous l' avaient comprise et déjà l' exécutaient . Ils se développèrent sur une grande ligne droite , qui débordait les ailes de l' armée punique , afin de l' envelopper complètement . Mais , quand on fut à trois cents pas d' intervalle , les éléphants , au lieu d' avancer , se retournèrent ! puis voilà que les Clinabares , faisant volte-face , les suivirent ; et la surprise des Mercenaires redoubla en apercevant tous les hommes de trait qui couraient pour les rejoindre . Les Carthaginois avaient donc peur , ils fuyaient ! Une huée formidable éclata dans les troupes des Barbares , et , du haut de son dromadaire , Spendius s' écriait : - « Ah ! je le savais bien ! En avant ! en avant ! » Alors les javelots , les dards , les balles des frondes jaillirent à la fois . Les éléphants , la croupe piquée par les flèches , se mirent à galoper plus vite ; une grosse poussière les enveloppait , et , comme des ombres dans un nuage , ils s' évanouirent . Cependant , on entendait au fond un grand bruit de pas , dominé par le son aigu des trompettes qui soufflaient avec furie . Cet espace , que les Barbares avaient devant eux , plein de tourbillons et de tumulte , attirait comme un gouffre ; quelques-uns s' y lancèrent . Des cohortes d' infanterie apparurent ; elles se refermaient ; et , en même temps , tous les autres voyaient accourir les fantassins avec des cavaliers au galop . En effet , Hamilcar avait ordonné à la phalange de rompre ses sections , aux éléphants , aux troupes légères et à la cavalerie de passer par ces intervalles pour se porter vivement sur les ailes , et calculé si bien la distance des Barbares , que , au moment où ils arrivaient contre lui , l' armée carthaginoise tout entière faisait une grande ligne droite . Au milieu se hérissait la phalange , formée par des syntagmes ou carrés pleins , ayant seize hommes de chaque côté . Tous les chefs de toutes les files apparaissaient entre de longs fers aigus qui les débordaient inégalement , car les six premiers rangs croisaient leurs sarisses en les tenant par le milieu , et les dix rangs inférieurs les appuyaient sur l' épaule de leurs compagnons se succédant devant eux . Toutes les figures disparaissaient à moitié dans la visière des casques ; des cnémides en bronze couvraient toutes les jambes droites ; les larges boucliers cylindriques descendaient jusqu' aux genoux ; et cette horrible masse quadrangulaire remuait d' une seule pièce , semblait vivre comme une bête et fonctionner comme une machine . Deux cohortes d' éléphants la bordaient régulièrement ; tout en frissonnant , ils faisaient tomber les éclats des flèches attachés à leur peau noire . Les Indiens accroupis sur leur garrot , parmi les touffes de plumes blanches , les retenaient avec la cuiller du harpon , tandis que , dans les tours , des hommes cachés jusqu' aux épaules promenaient , au bord de grands arcs tendus , des quenouilles en fer garnies d' étoupes allumées . A la droite et à la gauche des éléphants , voltigeaient les frondeurs , une fronde autour des reins , une seconde sur la tête , une troisième à la main droite . Puis les Clinabares , chacun flanqué d' un nègre , tendaient leurs lances entre les oreilles de leurs chevaux tout couverts d' or comme eux . Ensuite s' espaçaient les soldats armés à la légère avec des boucliers en peau de lynx , d' où dépassaient les pointes des javelots qu' ils tenaient dans leur main gauche ; et les Tarentins , conduisant deux chevaux accouplés , relevaient aux deux bouts cette muraille de soldats . L' armée des Barbares , au contraire , n' avait pu maintenir son alignement . Sur sa longueur exorbitante il s' était fait des ondulations , des vides ; tous haletaient , essoufflés d' avoir couru . La phalange s' ébranla lourdement en poussant toutes ses sarisses ; sous ce poids énorme la ligne des Mercenaires , trop mince , bientôt plia par le milieu . Alors les ailes carthaginoises se développèrent pour les saisir : les éléphants les suivaient . Avec ses lances obliquement tendues , la phalange coupa les Barbares ; deux tronçons énormes s' agitèrent ; les ailes , à coup de fronde et de flèche , les rabattaient sur les phalangistes . Pour s' en débarrasser , la cavalerie manquait ; sauf deux cents Numides qui se portèrent contre l' escadron droit des Clinabares , tous les autres se trouvaient enfermés , ne pouvaient sortir de ces lignes . Le péril était imminent et une résolution urgente . Spendius ordonna d' attaquer la phalange simultanément par les deux flancs , afin de passer tout au travers . Mais les rangs les plus étroits glissèrent sous les plus longs , revinrent à leur place , et elle se retourna contre les Barbares , aussi terrible de ses côtés qu' elle l' était de front tout à l' heure . Ils frappaient sur la hampe des sarisses , mais la cavalerie , par-derrière , gênait leur attaque ; et la phalange , appuyée aux éléphants , se resserrait et s' allongeait , se présentait en carré , en cône , en rhombe , en trapèze , en pyramide . Un double mouvement intérieur se faisait continuellement de sa tête à sa queue ; car ceux qui étaient au bas des files accouraient vers les premiers rangs , et ceux -là , par lassitude ou à cause des blessés , se repliaient plus bas . Les Barbares se trouvèrent foulés sur la phalange . Il lui était impossible de s' avancer ; on aurait dit un océan où bondissaient des aigrettes rouges avec des écailles d' airain , tandis que les clairs boucliers se roulaient comme une écume d' argent . Quelquefois d' un bout à l' autre , de larges courants descendaient , puis ils remontaient , et au milieu une lourde masse se tenait immobile . Les lances s' inclinaient et se relevaient , alternativement . Ailleurs c' était une agitation de glaives nus si précipitée que les pointes seules apparaissaient , et des turmes de cavalerie élargissaient des cercles , qui se refermaient derrière elles en tourbillonnant . Par-dessus la voix des capitaines , la sonnerie des clairons et le grincement des lyres , les boules de plomb et les amandes d' argile passant dans l' air , sifflaient , faisaient sauter les glaives des mains , la cervelle des crânes . Les blessés , s' abritant d' un bras sous leur bouclier , tendaient leur épée en appuyant le pommeau contre le sol , et d' autres , dans des mares de sang , se retournaient pour mordre les talons . La multitude était si compacte , la poussière si épaisse , le tumulte si fort , qu' il était impossible de rien distinguer ; les lâches qui offrirent de se rendre ne furent même pas entendus . Quand les mains étaient vides , on s' étreignait corps à corps ; les poitrines craquaient contre les cuirasses et des cadavres pendaient la tête en arrière , entre deux bras crispés . Il y eut une compagnie de soixante Ombriens qui , fermes sur leurs jarrets , la pique devant les yeux , inébranlables et grinçant des dents , forcèrent à reculer deux syntagmes à la fois . Des pasteurs épirotes coururent à l' escadron gauche des Clinabares , saisirent les chevaux à la crinière en faisant tournoyer leurs bâtons ; les bêtes , renversant leurs hommes , s' enfuirent par la plaine . Les frondeurs puniques , écartés çà et là , restaient béants . La phalange commençait à osciller , les capitaines couraient éperdus , les serre-files poussaient les soldats , et les Barbares s' étaient reformés ; ils revenaient ; la victoire était pour eux .