La Sœur du Soleil Judith Gautier DENTU + Cie , Paris , 1887 La nuit allait finir . Tout dormait dans la belle et joyeuse Osaka . Seul , le cri strident des sentinelles , s' appelant sur les remparts , traversait , par instants , le silence que rien ne troublait plus , hors la lointaine rumeur de la mer dans le golfe . Au-dessus de la grande masse sombre , formée par les Palais et les jardins du siogoun [ 1 ] , une étoile s' effaçait lentement . Le crépuscule matinal frissonnait dans l' air . La cime des bois commençait à découper plus nettement ses ondes sur le ciel qui bleuissait . Bientôt une lueur pâle toucha les plus hauts arbres , puis se glissa entre les branches et les feuillages et filtra jusqu' au sol . Alors , dans les jardins du prince , des allées encombrées de ronces en fleur ébauchèrent leur vaporeuse perspective ; l' herbe reprit sa couleur d' émeraude ; une touffe de pivoines vit revenir l' éclat de ses fleurs somptueuses , et un escalier blanc se dévoila à demi de la brume dans le lointain d' une avenue . Enfin , brusquement , le ciel s' empourpra ; des flèches de lumière , traversant les buissons , firent étinceler des gouttes d' eau sur les feuilles . Un faisan s' abattit ; lourdement une grue secoua ses ailes neigeuses et , avec un long cri , s' envola lentement dans la clarté , tandis que la terre fumait comme une cassolette et que les oiseaux , à pleine voix , acclamaient le soleil levant . Aussitôt que l' astre divin fut monté de l' horizon , les vibrations d' un gong se firent entendre . Il était frappé dans un rythme monotone d' une mélancolie obsédante : quatre coups forts , quatre coups faibles , quatre coups forts , et ainsi toujours . C' était pour saluer le jour et annoncer les prières matinales . Un rire jeune et sonore , qui éclata soudain , surmonta un instant ce bruit pieux , et deux hommes apparurent , sombres , sur le ciel clair , au sommet de l' escalier blanc . Ils s' arrêtèrent un instant , sur la plus haute marche , pour admirer le charmant fouillis de broussailles , de fougères , d' arbustes en fleur , qui formait les rampes de l' escalier . Puis ils descendirent lentement à travers les ombres fantasques que jetaient les branches sur les degrés . Arrivés au pied de l' escalier , ils s' écartèrent vivement pour ne pas culbuter une tortue qui cheminait sur la dernière marche : la carapace de cette tortue avait été dorée , mais la dorure s' était un peu ternie dans l' humidité des herbes . Les deux hommes s' avancèrent dans l' avenue . Le plus jeune des promeneurs avait à peine vingt ans , mais on lui en eût donné davantage à voir la fière expression de son visage et l' assurance de son regard ; cependant , lorsqu' il riait , il semblait un enfant ; mais il riait peu et une sorte de tristesse hautaine assombrissait son front charmant . Son costume était très simple sur une robe de crêpe gris , il portait un manteau de satin bleu sans aucune broderie ; il tenait à la main un éventail ouvert . La toilette de son compagnon était , au contraire , extrêmement recherchée . La robe était faite d' une soie blanche , molle , faiblement teintée de bleu , comme si elle eût gardé un reflet de clair de lune ; elle tombait en plis fins jusqu' aux pieds et était serrée à la taille par une ceinture de velours noir . Celui qui la portait avait vingt-quatre ans ; il était d' une beauté parfaite ; un charme étrange émanait de la pâleur chaude de son visage , de ses yeux d' une douceur moqueuse , et surtout , de la nonchalance méprisante de toute sa personne ; il appuyait sa main sur la riche poignée d' un de ses deux sabres dont les pointes relevaient les plis de son manteau de velours noir , jeté sur ses épaules les manches pendantes . Les deux promeneurs avaient la tête nue , leurs cheveux , tordus en corde , étaient noués sur le sommet du crâne . — Mais enfin , où me conduis -tu , gracieux maître ? s' écria tout à coup l' aîné des deux jeunes hommes . — Voici trois fois que tu me fais cette question depuis le palais , Ivakoura . — Mais tu ne m' as rien répondu , gloire de mes yeux ! — Eh bien c' est une surprise que je veux te faire . Ferme les yeux et donne -moi ta main . Ivakoura obéit , et son compagnon lui fit faire quelques pas dans l' herbe . — Regarde à présent , dit-il . Ivakoura ouvrit les yeux et laissa échapper un faible cri d' étonnement . Devant lui s' épanouissait un bois de citronniers tout en fleur . Chaque arbre , chaque arbuste semblaient couverts de givre ; sur les plus hautes tiges , le jour naissant jetait des tons de rose et d' or . Toutes les branches ployaient sous leur charge parfumée , les grappes fleuries s' écroulaient jusqu' au sol , sur lequel traînaient quelques rameaux trop lourds . Parmi cette blanche floraison d' où émanait une fraîcheur délicieuse , un tendre feuillage apparaissait çà et là par brindilles . Vois , dit le plus jeune homme , avec un sourire , j' ai voulu partager avec toi , mon préféré , le plaisir de voir avant tout autre cette éclosion merveilleuse . Hier , je suis venu , le bois était comme un buisson de perles ; aujourd'hui , toutes les fleurs sont ouvertes . — Je songe , en voyant ce bois , à un distique du poète des fleurs de pêcher , dit Ivakoura « Il a neigé sur cet arbre des ailes de papillons qui , en traversant le ciel matinal , se sont teintes de rose . » — Ah s' écria le plus jeune homme en soupirant , je voudrais me plonger au milieu de ces fleurs comme dans un bain et m' enivrer jusqu' à mourir de leur parfum violent ! Ivakoura , après avoir admiré , faisait une mine un peu désappointée . — Des fleurs plus belles encore allaient éclore dans mon rêve , dit-il , en étouffant un bâillement . Maître , pourquoi m' as -tu fait lever si tôt ? — Voyons , prince de Nagato , dit le jeune homme , en posant sa main sur l' épaule de son compagnon , je ne t' ai pas fait lever ; tu ne t' es pas couché cette nuit ! — Que dis -tu ? s' écria Ivakoura ; qu' est -ce qui peut te faire croire cela ? — Ta pâleur , ami , et tes yeux las . — Ne suis -je pas toujours ainsi ? — La toilette que tu portes serait encore trop somptueuse à l' heure du coq [ 2 ] ; et regarde ! le soleil se lève à peine , nous sommes à l' heure du lapin [ 3 ] . — Pour honorer un maître tel que toi , il n' est pas d' heure trop matinale . — Est -ce aussi pour m' honorer , infidèle sujet , que tu te présentes devant moi armé ? Ces deux sabres , oubliés à ta ceinture , te condamnent ; tu venais de rentrer au palais lorsque je t' ai fait appeler . Le coupable baissait la tête , renonçant à se défendre . — Mais qu' as -tu au bras ? s' écria tout à coup le plus jeune homme en apercevant une mince bandelette blanche qui dépassait la manche d' Ivakoura . Celui -ci cacha son bras derrière son dos et montra l' autre main . — Je n' ai rien , dit-il . Mais son compagnon lui saisit le bras qu' il cachait . Le prince de Nagato laissa échapper un cri de douleur . — Tu es blessé , n' est -ce pas ! Un jour on viendra m' annoncer que Nagato a été tué dans une querelle futile . Qu' as -tu fais encore , imprudent incorrigible ? — Lorsque le régent Hiéyas sera en ta présence , tu ne le sauras que trop , dit le prince ; tu vas apprendre de belles choses , ô illustre ami , sur le compte de ton indigne favori . Il me semble entendre vibrer déjà la voix terrible de cet homme à qui rien n' est caché : Fidé-Yori , chef du Japon , fils du grand Taïko-Sama , dont je vénère la mémoire , de graves désordres ont troublé cette nuit Osaka ! ... Le prince de Nagato contrefaisait si bien la voix de Hiéyas que le jeune siogoun ne put s' empêcher de sourire . — Et quels sont ces désordres ? diras -tu . — Portes enfoncées , coups , tumultes , scandales . — Connaît -on les auteurs de ces méfaits ? — Celui qui conduit les autres est le seul coupable et je connais ce coupable . — Qui est -ce ? — Qui ! sinon celui que l' on trouve dans toutes les aventures , dans toutes les batailles nocturnes ; qui , sinon le prince de Nagato , la terreur des honnêtes familles , l' épouvante des gens paisibles ? Et comme tu me pardonneras , ô trop clément , Hiéyas te reprochera ta faiblesse , en la faisant sonner bien haut , afin que cette faiblesse nuise au siogoun et profite au régent . — Mais si je me courrouçais enfin de ta conduite , Nagato , dit le siogoun , si je t' envoyais passer un an dans ta province ? — J' irais , maître , sans murmurer . — Oui , et qui m' aimerait ici ? dit tristement Fidé-Yori . Je vois autour de moi de grands dévouements , mais pas une affection comme la tienne mais peut-être suis -je injuste , ajouta-t-il , tu es le seul que j' aime , et c' est sans doute à cause de cela qu' il me semble n' être aimé que de toi . Nagato leva vers le prince un regard plein de reconnaissance . — Tu te sens pardonné par moi , n' est -ce pas ? dit Fidé-Yori en souriant , mais tâche de m' éviter les reproches du régent ; tu sais combien ils me sont pénibles . Va le saluer , l' heure de son lever est proche ; nous nous reverrons au conseil . — Il va donc falloir sourire à cette laide figure , grommela Nagato . Mais il avait son congé . Il salua le siogoun et s' éloigna d' un air boudeur . Fidé-Yori continua à se promener dans l' avenue , mais il revint bientôt vers le bois de citronniers . Il s' arrêta devant lui pour l' admirer encore , et cueillit une mince branche , chargée de fleurs . Mais alors les feuillages se mirent à bruire comme sous un grand vent ; un brusque mouvement agita les branches et , entre les fleurs refoulées , une jeune fille apparut . Le prince se recula vivement et faillit jeter un cri ; il se crut le jouet d' une vision . Qui es -tu ? s' écria-t-il peut-être le génie de ce bois ? — Oh ! non , dit la jeune fille d' une voix tremblante ; mais je suis une femme bien audacieuse . Elle sortit du bois , au milieu d' une pluie de pétales blancs , et s' agenouilla dans l' herbe en tendant les mains vers le roi . Fidé-Yori baissa la tête vers elle et la regarda curieusement . Elle était d' une beauté exquise : petite , gracieuse , comme écrasée sous l' ampleur de ses robes . On eût dit que c' était leur poids soyeux qui l' avait jetée à genoux . Ses grands yeux purs , pareils à des yeux d' enfant , étaient peureux et suppliants , ses joues , veloutées comme les ailes des papillons , rougissaient un peu , et sa petite bouche , entr'ouverte d' admiration , laissait briller des dents blanches comme des gouttes de lait . — Pardonne -moi , disait-elle , pardonne -moi d' être en ta présence sans ta volonté . — Je te pardonne , pauvre oiseau tremblant , dit Fidé-Yori , car si je t' avais connue et si j' avais su ton désir , ma volonté eût été de te voir . Que veux -tu de moi ? Est-il en ma puissance de te faire heureuse ? — Ô maître ! s' écria la jeune fille avec enthousiasme , d' un mot tu peux me rendre plus radieuse que TenSio-Daï-Tsin , la fille du soleil . — Et quel est ce mot ? — Jure -moi que tu n' iras pas demain à la fête du Génie de la mer . — Pourquoi ce serment ? dit le siogoun , étonné de cette étrange supplique . — Parce que , dit la jeune fille en frémissant sous les pieds du roi , brusquement un pont s' effondrera et que , le soir , le Japon n' aura plus de maître . — Tu as sans doute découvert une conspiration ? dit Fidé-Yori en souriant . Devant ce sourire d' incrédulité , la jeune fille pâlit et ses yeux s' emplirent de larmes . — Ô disque pur de la lumière s' écria-t-elle , il ne me croit pas ! Tout ce que j' ai fait jusqu' à présent n' est rien . Voici l' obstacle terrible et je n' y avais pas songé . On écoute la voix du grillon qui annonce la chaleur , on prête l' oreille à la grenouille qui coasse une promesse de pluie ; mais une jeune fille qui vous crie : Prends garde ! j' ai vu le piège , la mort est sur ton chemin on ne l' écoute pas et on marche droit au piège . Cependant , cela est impossible , il faut que tu me croies . Veux -tu que je me tue à tes pieds ? Ma mort serait un gage de ma sincérité . D' ailleurs , quand même je me serais trompée , que t' importe ! tu peux toujours ne pas aller à la fête . Écoute , je viens de loin , d' une province lointaine ; seule , sous la lourde angoisse de mon secret , j' ai déjoué les espions les plus subtils , j' ai vaincu mes terreurs et dominé ma faiblesse . Mon père me croit en pèlerinage à Kioto , et tu vois : je suis dans ta ville , dans l' enceinte de tes palais . Cependant les sentinelles sont vigilantes , les fossés larges , les murailles hautes . Vois , mes mains sont en sang , la fièvre me brûle . Tout à l' heure j' ai cru ne pas pouvoir parler tant mon cœur affaibli frémissait de ta présence et aussi de la joie de te sauver . Mais maintenant j' ai le vertige , j' ai de la glace dans le sang : tu ne me crois pas ! — Je te crois et je jure de t' obéir , dit le roi ému de cet accent désespéré ; je n' irai pas à la fête du Génie de la mer . La jeune fille poussa un cri de joie et regarda avec reconnaissance le soleil qui s' élevait au-dessus des arbres . — Mais apprends -moi comment tu as découvert ce complot , reprit le siogoun , et quels en sont les auteurs . Oh ! ne m' ordonne pas de te le dire . Tout cet édifice d' infamie que je fais crouler , c' est sur moi -même qu' il croule . Soit , jeune fille , garde ton secret ; mais dis -moi au moins d' où te vient ce grand dévouement et pourquoi ma vie est pour toi si précieuse ? La jeune fille leva lentement les yeux vers le roi , puis elle les baissa et rougit , mais ne répondit rien . Une vague émotion troubla le cœur du prince . Il se tut et se laissa envahir par cette impression pleine de douceur . Il eût voulu demeurer ainsi longtemps , en silence , au milieu de ces chants d' oiseaux , de ces parfums , près de cette enfant agenouillée . — Apprends -moi qui tu es , toi qui me sauves de la mort , dit-il enfin , et indique -moi la récompense digne de ton courage . — Je me nomme Omiti , dit la jeune fille ; je ne peux rien te dire de plus . Donne -moi la fleur que tu tiens à la main , c' est tout ce que je veux de toi . Fidé-Yori lui tendit la branche de citronnier ; Omiti la saisit et s' enfuit à travers le bois . Le siogoun demeura longtemps immobile à la même place , soucieux , regardant le gazon foulé par le poids léger d' Omiti . Le prince de Nagato était rentré dans son palais . Il dormait , étendu sur une pile de fines nattes . Autour de lui régnait une obscurité presque complète , car on avait baissé les stores et déployé de grands paravents devant les fenêtres . Quelques parois de laque noire luisaient cependant dans l' ombre et reflétaient vaguement , comme des miroirs troubles , la tête pâle du prince , renversée sur les coussins . Nagato n' avait pu réussir à voir Hiéyas : le régent était absorbé par une affaire très urgente , lui avait -on dit . Tout heureux de cette circonstance , le jeune prince s' était hâté d' aller se reposer pendant les quelques heures qu' il avait à lui avant le conseil . Dans les chambres voisines de celle où il dormait , les serviteurs allaient et venaient silencieusement , préparant la toilette du maître . Ils marchaient avec précaution pour ne pas faire craquer le parquet et causaient entre eux à voix basse . — Notre pauvre maître n' a pas de raison , disait une femme âgée , en secouant des gouttes de parfum sur un manteau de cérémonie . Toujours des fêtes , des promenades nocturnes , jamais de repos ; il se tuera . — Oh ! que non , le plaisir ne tue pas , dit un jeune garçon à la mine insolente , vêtu de couleurs vives . — Qu' en sais -tu , puceron ? reprit la servante . Ne dirait -on pas qu' il passe sa vie en réjouissances comme un seigneur ? Ne parle pas aussi effrontément de choses que tu ne connais pas ! — Je les connais peut-être mieux que toi , dit l' enfant en faisant une grimace , toi qui n' es pas encore mariée , malgré ton grand âge et ta grande beauté . La servante envoya le contenu de son flacon à la figure du jeune garçon , mais celui -ci se cacha derrière le disque d' argent d' un miroir qu' il frottait pour le rendre limpide , et le parfum s' éparpilla à terre . Le valet avança la tête lorsque le danger fut passé . — Veux -tu de moi pour mari ? dit-il , tu me donneras de tes années , et à nous deux nous ferons un jeune couple ! La servante , dans sa colère , laissa échapper un éclat de voix . — Te tairas -tu , à la fin ? dit un autre serviteur en la menaçant du poing . — Mais il est impossible d' entendre ce jeune vaurien sans s' irriter et rougir ! — Rougis tant que tu voudras , dit l' enfant , cela ne fait pas de bruit . — Allons , tais -toi , Loo ! dit le serviteur . Loo fit un mouvement d' épaules et une grosse moue , puis il se remit nonchalamment à frotter le miroir . À ce moment , un homme entra dans la salle : — Je désire parler à Ivakoura , prince de Nagato , dit-il à haute voix . Tous les serviteurs firent de grands gestes des mains et des bras pour imposer silence au nouvel arrivant . Loo se précipita vers lui et lui appliqua sur la bouche le chiffon dont il se servait pour frotter le miroir ; mais l' homme le repoussa violemment . — Que signifie tout ceci ? dit-il . Êtes -vous insensés ? Je veux parler au seigneur que vous servez , au daïmio très illustre qui règne sur la province de Nagato . Prévenez-le et cessez vos grimaces . — Il dort , dit tout bas un serviteur . — On ne peut l' éveiller , dit un autre . — Il est affreusement fatigué , dit Loo un doigt sur la bouche . — Malgré sa fatigue , il sera heureux de ma venue , dit l' étranger . — Nous avons ordre de ne l' éveiller que quelques instants avant l' heure du conseil , dit la servante . — Ce n' est pas moi qui me risquerai à l' aller tirer de son sommeil , dit Loo , en poussant sa bouche vers son oreille . — Ni moi , dit la vieille . — J' irai moi -même , si vous voulez , dit le messager ; d' ailleurs , l' heure du conseil est proche : je viens de voir le prince d' Arima se diriger vers la salle des Milles-Nattes . — Le prince d' Arima ! s' écria Loo , lui qui est toujours en retard ! — Hélas ! dit la servante , aurons-nous le temps d' habiller le maître ? Loo fit glisser une cloison dans sa rainure et ouvrit un étroit passage il entra alors doucement dans la chambre de Nagato . Il faisait frais dans cette chambre , et une une odeur de camphre et de musc emplissait l' air . — Maître ! maître ! dit Loo à demi voix , c' est l' heure , et puis il y a là un messager . — Un messager ! s' écria Nagato , en se dressant sur un coude ; comment est-il ? — Il est vêtu comme un samouraï [ 1 ] : des sabres sont passés à sa ceinture . — Qu' il entre vite , dit le prince avec un tremblement dans la voix . Loo alla faire signe au messager , qui se prosterna au seuil de la chambre . — Approche ! dit Nagato . Mais le messager ne pouvant se diriger dans cette salle obscure , Loo ploya , une feuille d' un paravent qui interceptait le jour . Une bande de lumière entra dans la chambre ; elle éclaira la délicate texture de la natte qui couvrait le plancher et fit briller sur la muraille une cigogne argentée , au cou onduleux , aux ailes ouvertes . Le messager s' approcha du prince et lui tendit un mince rouleau de papier , enveloppé d' un morceau de soie , puis il sortit de la chambre à reculons . Nagato déroula vivement le papier et lut ceci : « Tu es venu , illustre , je le sais mais pourquoi cette folie et pourquoi ce mystère ? Je ne puis comprendre tes actions . J' ai reçu de graves réprimandes de ma souveraine à cause de toi . Tu sais : je traversais les jardins pour la suivre jusqu' à son palais , lorsque , tout à coup , je te vis adossé à un arbre . Je ne pus retenir un cri et , à ce cri , elle se retourna vers moi et suivit la direction de mon regard . « Ah dit-elle , c' est la vue de Nagato qui t' arrache de pareils cris . Ne pourrais -tu au moins les retenir et me cacher le spectacle de ton impudeur ? « Puis elle s' est retournée plusieurs fois vers toi . Le courroux de ses yeux me faisait peur . Je n' oserai pas paraître devant elle demain , et je t' envoie ce message pour te supplier de ne plus renouveler ces étranges apparitions qui ont pour moi des suites si funestes . « Hélas ! ne sais -tu pas que je t' aime , et faut-il te le dire : je serai ta femme quand tu le voudras ... Mais tu te plais à m' adorer comme une déesse de la pagode des Trente-Trois mille Trois cent Trente-Trois [ 2 ] . Si tu n' avais risqué ta vie plusieurs fois , seulement pour m' apercevoir , je croirais que tu te joues de moi . Je t' en conjure , ne m' expose plus à de pareilles réprimandes , et n' oublie pas que je suis prête à te reconnaître pour mon seigneur , et que vivre près de toi est mon plus cher désir . » Nagato sourit et referma lentement le rouleau ; il fixa son regard sur la bande claire que la fenêtre jetait sur le plancher et rêva profondément . Le jeune Loo était fort désappointé ; il avait essayé de lire derrière son maître , mais le rouleau était écrit en caractères chinois et sa science était prise en défaut ; il savait assez bien le kata-kana et avait même quelques connaissances de l' hira-kana , mais il ignorait , malheureusement , l' écriture chinoise . Pour cacher son dépit , il s' approcha d' une fenêtre et , soulevant un coin du store , il regarda dehors . — Ah ! dit-il , le prince de Satsouma et le prince d' Aki arrivent en même temps ; les gens de leur suite se regardent de travers . Ah ! Satsouma passe devant . Oh ! oh ! voici le régent qui traverse l' avenue , il regarde par ici et il rit en voyant que le cortège du prince de Nagato est encore devant sa porte ; il rirait bien plus s' il savait où en est la toilette de mon maître . — Laisse-le rire , Loo , et viens ici , dit le prince , qui avait détaché de sa ceinture un pinceau et un rouleau de papier et écrivait à la hâte quelques mots . Cours chez le roi et remets -lui ce papier . Loo s' enfuit à toutes jambes , bousculant et renversant à plaisir ceux qui se trouvaient sur son passage . — Et maintenant , dit Ivakoura , qu' on m' habille rapidement ! Les serviteurs s' empressèrent et le prince eut bientôt enfilé le vaste pantalon traînant qui donne à celui qui le porte l' air de marcher à genoux , et le roide manteau de cérémonie , alourdi encore par les insignes brodés sur les manches . Ceux de Nagato étaient ainsi composés : un trait noir au-dessus de trois boules , formant pyramide . Le jeune homme , d' ordinaire si soigneux de sa parure , ne prêta aucune attention à l' œuvre des serviteurs , il ne jeta pas même un coup d' œil sur le miroir , si bien poli par Loo , lorsqu' on lui posa sur la tête le haut bonnet pointu , lié par des rubans d' or . Aussitôt sa toilette terminée , il sortit de son palais , mais sa préoccupation était si forte qu' au lieu de monter dans le norimono , qui l' attendait au milieu des gens de son escorte , il s' éloigna à pied , traînant sur le sable son immense pantalon , et s' exposant aux rayons du soleil . Le cortège , épouvanté de cet outrage à l' étiquette , le suivit dans un inexprimable désordre , tandis que les espions , chargés de surveiller les actions du prince , s' empressaient d' aller rendre compte à leurs différents maîtres de cet événement extraordinaire . Les remparts de la résidence d' Osaka , larges et hautes murailles , flanquées de loin en loin d' un bastion demi-circulaire , forment un immense carré qui enferme plusieurs palais et de vastes jardins . Au sud et à l' ouest , la forteresse s' appuie à la ville ; au nord , le fleuve qui traverse Osaka s' élargit et forme au pied du rempart un fossé colossal ; à l' orient une rivière plus étroite le borde . Sur le terre-plein des murailles , on voit une rangée de cèdres centenaires , à la verdure sombre , qui projettent leurs ramures plates et horizontales par-dessus les créneaux . À l' intérieur , une seconde muraille , précédée d' un fossé , enferme les parcs et les palais , réservés aux princes et à leur famille . Entre cette muraille et les remparts sont situées les habitations des fonctionnaires , des soldats . Une troisième muraille entoure le palais même du siogoun , qui s' élève sur une colline . Cet édifice se développe largement avec une simplicité architecturale pleine de noblesse . Des tours carrées à plusieurs toitures le surpassent çà et là . Des escaliers de marbre , bordés d' une légère balustrade laquée , et flanqués , à la base , de deux monstres de bronze ou de deux grands vases de faïence , montent vers les galeries extérieures ; la terrasse qui précède le palais est couverte de gravier et de sable blanc qui réverbère l' éclat du soleil . Au centre de l' édifice s' élève une tour carrée , large , très haute et magnifiquement décorée . Elle supporte sept toits dont les angles se recourbent vers le ciel ; sur la plus haute toiture se tordent deux monstrueux poissons d' or qui resplendissent et sont visibles de tous les points de la ville . C' est dans la partie du palais voisine de cette tour que se trouve la salle des Mille-Nattes , lieu de réunion du conseil . Les seigneurs arrivent de tous côtés ; Ils gravissent les rampes de la colline et se dirigent vers le portique central du palais qui s' ouvre sur une longue galerie , conduisant directement à la salle des Mille-Nattes . Cette salle , très vaste , très haute , est parfaitement vide de meubles . Des cloisons mobiles , glissant dans des rainures , l' entrecoupent et forment , lorsqu' on les fait se rejoindre , des compartiments de diverses dimensions . Mais les cloisons sont toujours largement écartées de façon à produire d' heureux effets de perspective . Ces panneaux , dans tel compartiment , sont revêtus de laque noire fleurie d' or , dans tel autre de laque rouge ou de bois de Jeseri , dont les veines forment naturellement d' agréables dessins . Ici , la cloison , peinte par un artiste illustre , a son envers tendu de satin blanc brodé de lourdes fleurs ; ailleurs , sur un fond d' or mat , un pêcher , couvert de fleurs roses , étend ses branches noueuses , ou bien , simplement , sur du bois sombre un semis inégal de points blancs , rouges , noirs , papillote aux yeux . Les nattes qui couvrent le plancher sont couleur de neige et frangées d' argent . Les seigneurs , avec leurs larges pantalons dépassant les pieds , semblent s' avancer à genoux , et les étoffes froissent les nattes avec un bruit continu , semblable au susurrement lointain d' une cascade . Les assistants gardent d' ailleurs un religieux silence . Des hattamotos , gens d' une récente noblesse , instituée par le régent , s' accroupissent dans les angles les plus reculés , tandis que les samouraïs d' ancienne noblesse , possesseurs de fiefs et vassaux des princes , passent près de ces nouveaux anoblis en leur jetant des regards de mépris et se rapprochent sensiblement du grand store baissé , voilant l' estrade réservée au siogoun . Les Seigneurs de la terre , princes souverains dans leur province , forment un grand cercle devant le trône , laissant un espace libre pour les treize membres du conseil . Les conseillers arrivent bientôt ; ils se saluent les uns les autres et échangent quelques mots à voix basse , puis gagnent leur place . À gauche , présentant le profil au store baissé , s' alignent les conseillers supérieurs . Ils sont cinq , mais quatre seulement présents . Le plus proche du trône est le prince de Satsouma , vénérable vieillard au long visage , plein de bonté . Près de lui s' étale la natte de l' absent . Puis vient le prince de Sataké , qui mordille ses lèvres , tout en disposant avec soin les plis de sa toilette . Il est jeune , brun de peau ; ses yeux , très noirs , sont d' une vivacité extraordinaire . Près de lui s' installe le prince de Ouésougui , homme un peu gras et nonchalant . Le dernier est le prince d' Isida , petit de taille et laid de visage . Les huit conseillers inférieurs , accroupis en face du trône , sont les princes d' Arima , de Figo , de Vakasa , d' Aki , de Tosa , d' Issé et de Couroda . Un mouvement se produit du côté de l' entrée et tous les fronts se courbent vers le sol . Le régent pénètre dans la salle . Il s' avance rapidement , n' étant pas embarrassé comme les princes par les plis du pantalon traînant , et il va s' asseoir , les jambes croisées , sur une pile de nattes à droite du trône . Hiéyas était alors un vieillard . Sa taille se voûtait faiblement ; il était large des épaules , cependant , et musculeux . Sa tête , à demi rasée , montrait à découvert un front vaste , bosselé d' arcades sourcilières proéminentes . Sa bouche mince , à l' expression cruelle et volontaire , abaissait ses coins profondément creusés ; ses pommettes étaient extrêmement saillantes , et ses yeux bridés , à fleur de tête , dardaient un regard brusque et sans franchise . Il jeta en entrant un mauvais coup d' œil , accompagné d' un demi-sourire , vers la place laissée vide par le prince de Nagato . Mais , lorsque le store se releva , le siogoun apparut , s' appuyant d' une main sur l' épaule du jeune conseiller . Le régent fronça le sourcil . Tous les assistants se prosternèrent , appuyant leur front contre le sol . Lorsqu' on se releva , le prince de Nagato était à son rang comme les autres . Fidé-Yori s' assit et fit signe à Hiéyas qu' il pouvait parler . Alors le régent lut plusieurs rapports peu importants : nominations de magistrats , mouvement de troupes sur la frontière , changement de résidence d' un gouverneur après son règne expiré . Hiéyas expliquait brièvement et avec volubilité les raisons qui l' avaient fait agir . Les conseillers parcouraient des yeux les manuscrits , et , n' ayant pas d' objection à faire , acquiesçaient d' un geste . Mais bientôt le régent ploya tous ces papiers et les remit à un secrétaire placé près de lui ; puis il reprit la parole après avoir toussé . — J' ai convoqué aujourd'hui cette assemblée extraordinaire , dit-il , afin de lui faire part des craintes que j' ai conçues pour la tranquillité du royaume en apprenant que la surveillance sévère , ordonnée contre les bonzes d' Europe et les Japonais qui ont embrassé la doctrine étrangère , se relâche singulièrement , et que ceux -ci recommencent leurs menées , dangereuses pour la sécurité publique . Je viens donc demander que l' on remette en vigueur la loi qui ordonne l' extermination de tous les chrétiens . Un singulier brouhaha se produisit dans l' assemblée , mélange d' approbation , de surprise , de cris d' horreur et de colère . — Veux -tu donc voir revenir les scènes sanglantes et hideuses dont l' épouvante est dans toutes les mémoires ? s' écria le prince de Sataké avec sa vivacité accoutumée . — Il est étrange d' affirmer que de pauvres gens qui ne prêchent que la vertu et la concorde puissent troubler la paix d' un pays , dit Nagato . — Le daïmio parle bien , dit le prince de Satsouma ; il est impossible que les bonzes d' Europe aient aucune influence sur la tranquillité du royaume . Il est donc inutile de les inquiéter . Mais Hiéyas s' adressa directement à Fidé-Yori . — Maître , dit-il , puisque l' on ne veut pas partager mes inquiétudes , il faut que je t' apprenne qu' un bruit terrible commence à circuler parmi les nobles , parmi le peuple ... Il se tut un moment pour donner plus de solennité à ses paroles . — ... On dit que celui qui est encore sous ma tutelle , que le chef futur du Japon , notre gracieux seigneur Fidé-Yori , a embrassé la foi chrétienne . Un grand silence succéda à ces paroles . Les assistants échangeaient des regards qui disaient clairement qu' ils avaient connaissance de ce bruit qui peut-être était fondé . Fidé-Yori prit la parole . — Est -ce donc sur des innocents qu' il faut se venger d' une calomnie répandue par des personnes malintentionnées ? dit-il . J' ordonne que les chrétiens ne soient inquiétés d' aucune manière . Mon père , je le déplore , a cru devoir poursuivre de sa colère et exterminer ces malheureux mais , je le jure , moi vivant , il ne sera pas versé une seule goutte de leur sang . Hiéyas fut stupéfait de l' accent résolu du jeune siogoun . Pour la première fois il avait parlé en maître et ordonné . Il s' inclina , en signe de soumission , et n' objecta rien . Fidé-Yori avait atteint sa majorité , et s' il n' était pas encore proclamé siogoun , c' était parce que Hiéyas ne se hâtait guère de déposer les pouvoirs . Celui -ci ne voulut donc pas entrer en lutte ouverte avec son pupille ; il abandonna momentanément la question et passa à autre chose . — On m' annonce , dit-il , qu' un seigneur a été attaqué et blessé cette nuit , sur la route de Kioto . J' ignore encore le nom de ce seigneur ; mais le prince de Nagato , qui était à Kioto cette nuit , a peut-être entendu parler de cette aventure ? — Ah ! tu sais que j' étais à Kioto , murmura le prince ; je comprends alors pourquoi il y avait des assassins sur ma route . — Comment Nagato pouvait-il être en même temps à Osaka et à Kioto ? dit le prince de Sataké il n' est bruit ce matin , que de la fête sur l' eau qu' il y a donnée cette nuit et qui s' est si joyeusement terminée par une bataille entre les seigneurs et les matelots des rivages . — J' ai même attrapé une égratignure dans la mêlée , dit Nagato en souriant . — Le prince franchit en quelques heures les routes que d' autres mettraient une journée à parcourir , dit Hiéyas , voilà tout . Seulement , il ménage peu ses chevaux : chaque fois qu' il rentre au palais , sa monture s' abat et expire . Le prince de Nagato pâlit et chercha le sabre absent de sa ceinture . — Je ne croyais pas que ta sollicitude s' étendît ainsi jusqu' aux bêtes du royaume , dit-il avec une ironie outrageante . Je te remercie au nom de mes chevaux défunts . Le siogoun , plein d' inquiétude , jetait des regards suppliants à Nagato . Mais il semblait que ce jour -là la patience du régent fût à toute épreuve . Il sourit et ne répondit rien . Cependant , Fidé-Yori voyait que la colère grondait dans l' âme de son ami , et , craignant quelque nouvel éclat , il mit fin à la séance en se retirant . Presque aussitôt un garde du palais vint prévenir le prince de Nagato que le siogoun le demandait . Le prince salua amicalement plusieurs seigneurs , s' inclina devant les autres et s' éloigna sans avoir tourné la tête du côté de Hiéyas . Lorsqu' il arriva dans les appartements du siogoun , il entendit une voix de femme , une voix irritée et gémissante à la fois . C' était de lui que l' on parlait . — On m' a tout rapporté , disait cette voix : ton refus d' accéder aux désirs du régent , que tu as laissé insulter sous tes yeux par le prince de Nagato , dont l' insolence est vraiment incomparable ; et la patience merveilleuse de Hiéyas , qui n' a pas relevé l' insulte par égard pour toi , par pitié pour celui que tu crois ton ami , dans ton ignorance des hommes . Nagato reconnut que celle qui parlait était la mère du siogoun , la belle et impérieuse Yodogimi . — Mère , dit le siogoun , occupe -toi de broderies et de parures ; c' est là le domaine des femmes . Nagato entra vivement pour ne pas être indiscret plus longtemps . Yodogimi se retourna et rougit un peu en voyant le prince qui s' inclinait profondément devant elle . — J' ai à te parler , dit le siogoun . — Je me retire , alors , dit Yodogimi avec amertume , et retourne à mes broderies . Elle traversa la chambre lentement , en faisant bruire ses longues robes soyeuses , et sortit en jetant à Nagato un étrange regard , à la fois provoquant et haineux . — Tu as entendu ma mère ? dit Fidé-Yori . — Oui , dit Nagato . — Tous veulent me détacher de toi , ami ; quel peut être leur motif ? — Ta mère est aveuglée par quelque calomnie , dit le prince ; les autres voient en moi un ennemi clairvoyant qui sait déjouer les trames ourdies contre toi . — Je voulais justement te parler d' un complot . — Contre ta vie ? — C' est cela même . Il m' a été révélé d' une façon singulière , et j' ai peine à y croire . Cependant je ne puis me défendre d' une certaine inquiétude . À la fête du Génie de la mer , demain , un pont doit s' effondrer sous mes pas . — Quelle horreur ! s' écria Nagato . Ne va pas à cette fête , au moins . — Si je m' abstiens d' y aller , dit Fidé-Yori , j' ignorerai toujours la vérité , car le complot n' éclatera pas . Mais si je vais à la fête , continua-t-il en souriant , dans le cas où la conspiration existerait vraiment , la vérité serait un peu rude à constater . — Certes , dit Nagato ; il faut cependant sortir du doute , il faut trouver un moyen . L' itinéraire que tu dois suivre est-il fixé ? — Hiéyas me l' a fait remettre . Fidé-Yori prit un rouleau de papier sur une étagère . Ils lurent « Quai du Yodo-Gava , place du Marché-aux-Poissons , route des Sycomores , plage de la Mer . Retour par la colline des Bambous , le pont de l' Hirondelle ... » — Les misérables ! s' écria Ivakoura , c' est le pont suspendu au-dessus de la vallée ! — L' endroit serait bien choisi , en effet , dit le siogoun . — Il est certain qu' il s' agit de ce pont ; ceux qui franchissent les innombrables canaux de la ville ne t' exposeraient pas à la mort en s' écroulant sous tes pieds , mais tout au plus à un bain désagréable . — C' est vrai , dit Fidé-Yori , et du pont de l' Hirondelle , on serait précipité sur des rochers . — As -tu pleine confiance dans mon amitié pour toi ? dit le prince de Nagato après avoir songé un instant . — En doutes -tu , Ivakoura ? dit le siogoun . — Eh bien , ne crains rien , feins de tout ignorer , laisse -toi conduire et marche droit au pont . J' ai trouvé le moyen de te sauver , tout en découvrant la vérité . — Je me fie à toi , ami , en toute sécurité . — Alors , laisse -moi partir le temps me presse pour exécuter mon projet . — Va , prince , je te confie ma vie sans trembler , dit le siogoun . Nagato s' éloigna rapidement après avoir salué le roi , qui répondit par un geste amical . Le lendemain , dès l' aube , les rues d' Osaka furent pleines de mouvement et de joie . On se préparait pour la fête tout en se réjouissant à l' avance du plaisir prochain . Les maisons commerçantes , celles des artisans et des gens du peuple , largement ouvertes sur la rue , laissaient voir leur intérieur simple , meublé seulement par quelques paravents aux belles couleurs . On entendait des voix , des rires , et , par moment , un enfant mutin s' échappait des bras de sa mère , occupée à le parer de ses plus beaux vêtements , et venait gambader et trépigner de joie sur les marches de bois descendant de la maison vers la chaussée . C' était alors avec des cris d' une feinte colère qu' il était rappelé de l' intérieur , la voix du père se faisait entendre et l' enfant allait se remettre aux mains maternelles , tout frémissant d' impatience . Quelquefois l' un d' eux criait : — Mère ! mère ! voici le cortège ! — Tu te moques , disait la mère , les prêtres n' ont pas seulement terminé leur toilette . Mais , néanmoins , elle s' avançait vers la façade et , perchée par-dessus la légère balustrade , regardait dans la rue . Des courriers nus , moins un morceau d' étoffe , nouée autour de leurs reins , passent à toutes jambes , ayant sur l' épaule une tige de bambou , qui ploie à son extrémité sous le poids d' un paquet de lettres . Ils se dirigent vers la résidence du siogoun . Devant les boutiques des barbiers la foule s' amasse ; les garçons ne peuvent suffire à raser tous les mentons , à coiffer toutes les têtes qui se présentent . Ceux qui attendent leur tour causent gaiement devant la porte . Quelques-uns sont déjà revêtus de leurs habits de fête , aux couleurs vives , couverts de broderies . D' autres , plus soigneux , nus jusqu' à la ceinture , préfèrent terminer leur toilette après leur coiffure achevée . Des marchands de légumes , de poissons , circulent , vantant à hauts cris leurs marchandises qu' ils portent dans deux baquets , suspendus à une traverse de bois , posée sur leur épaule . De toutes parts on orne les maisons de banderoles , d' étoffés brodées , couvertes d' inscriptions chinoises en or sur des fonds noirs ou pourpres ; on accroche des lanternes , des branches fleuries . À mesure que la matinée s' avance , les rues s' emplissent de plus en plus de gai tumulte ; les porteurs de norimonos , vêtus de légères tuniques , serrées à la taille , coiffés de larges chapeaux , pareils à des boucliers , crient pour se faire faire place . Des samouraïs passent à cheval , précédés d' un coureur qui , tête baissée , les bras en avant , fend la foule . Des groupes s' arrêtent pour causer , abrités sous de vastes parasols , et forment des îlots immobiles au milieu de la houle tumultueuse des promeneurs . Un médecin se hâte , en s' éventant avec gravité , suivi de ses deux aides qui portent la caisse des médicaments . — Illustre maître , n' irez -vous donc pas à la fête ? lui crie-t -on au passage . — Les malades ne prennent point garde aux fêtes , dit-il avec un soupir , et comme il n' y en a pas pour eux , il n' y en a pas pour nous . Sur les rives de Yodogava , l' animation est plus grande encore ; le fleuve disparaît littéralement sous des milliers d' embarcations ; les mâts dressés , les voiles encore ployées , mais prêtes à s' ouvrir comme des ailes , les tentes des cabines recouvertes d' étoffes de soie et de satin , les proues ornées de bannières dont les franges d' or trempent dans l' eau , resplendissent au soleil et tachent l' azur du fleuve de frissons multicolores . Des bandes de jeunes femmes , aux toilettes brillantes , descendent les blanches marches des berges , taillées en gradins . Elles se dirigent vers d' élégants bateaux en bois de camphrier , rehaussés de sculptures et d' ornements de cuivre , et elles les remplissent de fleurs qui jettent de chauds parfums dans l' air . Du haut du Kiobassi , ce beau pont qui ressemble à un arc tendu , on déploie des pièces de gaze , de crêpe ou de soie légère , des couleurs les plus fraîches et couvertes d' inscriptions . Une faible brise agite mollement ces belles étoffes que les bateaux qui vont et viennent écartent en passant . On voit resplendir au loin la haute tour de la résidence et les deux monstrueux poissons d' or qui ornent son faîte . À l' entrée de la ville , à droite et à gauche du fleuve , les deux superbes bastions qui regardent vers la mer ont arboré sur chaque tour , à chaque angle des murailles , l' étendard national blanc avec un disque rouge , emblème du soleil lorsqu' il s' élève dans les vapeurs matinales . Quelques pagodes , au-dessus des arbres , dressent sur le ciel radieux la superposition de leurs toitures , relevées des bords , à la mode chinoise . C' est la pagode de Yébis , le génie de la mer , qui attire spécialement l' attention ce jour -là ; non que ses tours soient plus hautes et ses portes sacrées plus nombreuses que celles des temples voisins , mais de ses jardins doit partir le cortège religieux , si impatiemment attendu par la foule . Enfin , dans le lointain , le tambour résonne . On prête l' oreille au rythme sacré , bien connu de tous : quelques coups violents , espacés , puis un roulement précipité , s' adoucissant et se perdant , puis de nouveau des coups brusques . Une immense clameur de joie s' élève de la foule , qui se range aussitôt le long des maisons de chaque côté des rues que doit parcourir le cortège . Les Kashiras , gardiens des quartiers , tendent rapidement des cordes qu' ils fixent à des pieux , afin d' empêcher la multitude de déborder sur la voie centrale . La procession s' est mise en marche ; en effet , elle a franchi le Torié , portique sacré , qui s' élève devant la pagode de Yébis , et bientôt elle dénie devant la foule impatiente . Seize archers s' avancent d' abord , l' un derrière l' autre , sur deux rangs très espacés . Ils ont revêtu l' armure en lamelle de corne noire jointe par des points de laine rouge . Deux sabres sont passés à leur ceinture ; les flèches empennées dépassent leurs épaules et ils tiennent à la main un grand arc de laque noire et dorée . Derrière eux vient une troupe de serviteurs , portant des houppes de soie au bout de longues hampes . Puis apparaissent les musiciens tartares qui s' annoncent par un réjouissant tapage . Les vibrations métalliques du gong résonnent d' instant en instant , les tambours , battus à outrance , les cymbales qui frissonnent , les conques marines , rendant des sonorités graves , les notes suraiguës des flûtes et l' éclat des trompettes déchirant l' air , forment une telle intensité de bruit que les spectateurs les plus proches clignent des yeux et sont comme aveuglés . Après les musiciens apparaît , portée sur une haute estrade , une langouste gigantesque , chevauchée par un bonze . Des étendards de toutes couleurs , longs et étroits , portant les armoiries de la ville , sont tenus par de jeunes garçons et oscillent autour de l' énorme crustacé . Puis viennent cinquante lanciers , coiffés du chapeau rond laqué , appuyant sur leur épaule leur lance , ornée d' un gland rouge . Deux serviteurs conduisent ensuite un cheval superbement caparaçonné , dont la crinière , dressée au-dessus du col , est tressée et disposée comme une riche passementerie . Des porteurs de bannières s' avancent après ce cheval ; les bannières sont bleues et couvertes de caractères d' or . Puis s' avancent deux grands tigres de Corée , la gueule ouverte , les yeux sanglants . Parmi la foule quelques enfants poussent des cris d' effroi ; mais les tigres sont en carton , et des hommes , cachés dans chacune de leurs pattes , les font se mouvoir . Un tambour géant , de forme cylindrique , vient ensuite , porté par deux bonzes ; un troisième marche à côté et frappe fréquemment le tambour de son poing fermé . Enfin voici sept jeunes femmes , splendidement parées , qu' un brouhaha joyeux accueille . Ce sont les courtisanes les plus belles et les plus illustres de la ville . Elles s' avancent , l' une après l' autre , majestueusement , pleines d' orgueil , accompagnées d' une servante et suivies d' un serviteur qui soutient au-dessus d' elles un large parasol de soie . Le peuple , qui les connaît bien , les désigne au passage par leur nom ou leur surnom . — Voici la femme aux sarcelles d' argent ! Deux de ces oiseaux sont brodés sur l' ample manteau à larges manches qu' elle porte par-dessus ses nombreuses robes dont les collets sont croisés , l' un au-dessous de l' autre , sur sa poitrine ; le manteau est de satin vert , la broderie de soie blanche , mêlée d' argent ; la coiffure de la belle est traversée d' épingles énormes , en écaille de tortue , qui lui font un demi-cercle de rayons autour du visage . — Celle -ci , c' est la femme aux algues marines ! Ces belles herbes , dont les racines de soie s' enfoncent dans les broderies du manteau , flottent hors de l' étoffe et voltigent au vent . Puis viennent : la belle au dauphin d' or , la belle aux fleurs d' amandier , la belle au cygne , au paon , au singe bleu . Toutes posent leurs pieds nus sur de hautes planchettes en bois d' ébène qui exhaussent leur taille ; elles ont la tête hérissée d' épingles blondes et leur visage , habilement fardé , apparaît jeune et charmant sous la douce pénombre du parasol . Derrière les courtisanes s' avancent des hommes qui portent des branches de saule ; puis tout une armée de prêtres , transportant , sur des brancards ou sous de jolis pavillons , aux toitures dorées , les accessoires , les ornements et le mobilier du temple , que l' on purifie pendant la promenade du cortège . Enfin apparaît la châsse de Yébis , le dieu de la mer , le pêcheur infatigable , qui passe des journées entières , enveloppé d' un filet , une ligne à la main , debout sur une roche émergeant à demi de l' eau . Elle est portée par cinquante bonzes , nus jusqu' à la ceinture , et ressemble à une maisonnette carrée . Sa toiture , à quatre pans coupés , est revêtue d' argent et d' azur , bordée d' une frange de perles , et surmontée d' un grand oiseau aux ailes ouvertes . Le dieu Yébis est invisible à l' intérieur de la châsse , hermétiquement close . Sur un brancard est porté le magnifique poisson consacré à Yébis , l' akamé , ou la femme rouge , le préféré , d' ailleurs , de tous ceux qui aiment la bonne chère . Trente cavaliers , armés de piques , terminent le cortège . La procession traverse la ville , suivie de toute la foule qui s' ébranle derrière elle ; elle gagne les faubourgs et , après une assez longue marche , débouche sur le rivage de la mer . En même temps qu' elle , des milliers d' embarcations arrivent à l' embouchure du Yodogava , qui les pousse doucement vers la mer . Les voiles s' ouvrent , les rames mordent l' eau , les banderoles flottent au vent , tandis que le soleil jette des milliers d' étincelles sur l' azur des vagues remuées . Fidé-Yori arrive aussi sur la plage , par le chemin qui longe le fleuve ; il arrête son cheval et se tient immobile au milieu de sa suite , assez peu nombreuse d' ailleurs , le régent n' ayant pas voulu écraser par le luxe royal le cortège religieux . Hiéyas , lui , s' est fait porter en norimono comme la mère , comme l' épouse du siogoun . Il se dit malade . Cinquante soldats , quelques porteurs d' étendards et deux coureurs forment toute l' escorte . L' arrivée du jeune prince divise l' attention de la foule , et la procession de Yébis n' est plus seule à attirer les regards . La coiffure royale , une sorte de toque d' or de forme oblongue , posée sur la tête de Fidé-Yori , le fait reconnaître de loin . Bientôt le cortège religieux vient défiler lentement devant le siogoun . Puis les prêtres qui portent la chàsse quittent la file et s' approchent tout près de la mer . Alors les pêcheurs , les bateliers du rivage accourent soudain avec des cris , des sauts , des gambades , et se jettent sur ceux qui portent Yébis . Ils simulent une bataille en poussant des clameurs de plus en plus aiguës . Les prêtres feignent de se défendre , mais bientôt la chàsse passe de leurs épaules sur celles des robustes matelots . Ceux -ci , alors , avec des hurlements de joie , entrent dans la mer et promènent longtemps , au-dessus des flots limpides , leur dieu bien-aimé , tandis que des orchestres , portés par les jonques qui sillonnent la mer , font éclater leurs mélodies joyeuses . Enfin les matelots reviennent à terre , au milieu des acclamations de la foule , qui se dissipe bientôt pour retourner en toute hâte à la ville , où bien d' autres divertissements s' offrent encore à elle : spectacles en plein air , ventes de toutes sortes , représentations théâtrales , banquets et libations de saké . Fidé-Yori quitte la plage à son tour , précédé par les deux coureurs et suivi de son cortège . On s' engage dans une petite vallée fraîche et charmante , et l' on prend un chemin qui , par une pente très douce , conduit au sommet de la colline . Ce chemin est complètement désert . D' ailleurs , depuis la veille , on en a interdit l' accès au peuple . Fidé-Yori songe au complot , au pont qui doit s' écrouler et le précipiter dans un abîme . Il y a pensé toute la nuit avec angoisse ; mais , sous ce soleil si franchement lumineux , au milieu de cette nature paisible , il ne peut plus croire à la méchanceté humaine . Cependant , le chemin choisi pour revenir au palais est singulier . « On prendra cette route afin d' éviter la foule , » a dit Hiéyas ; mais il n' y avait qu' a interdire une autre voie au peuple , et le roi eût pu rentrer au château sans faire ce bizarre détour . Fidé-Yori cherche des yeux Nagato . Il ne peut le découvrir . Depuis le matin il l' a fait demander vingt fois . Le prince est introuvable . Une angoisse douloureuse envahit le jeune siogoun . Il se demande tout à coup pourquoi son cortège est si restreint , pourquoi il n' est précédé que de deux coureurs il regarde derrière lui , et il lui semble que les porteurs de norimonos ralentissent le pas . On atteint le faîte de la colline , et bientôt le pont de l' Hirondelle apparaît au bout du chemin . En l' apercevant , Fidé- Yori , par un mouvement involontaire , retient son cheval ; un battement précipité agite son cœur . Ce pont frêle est audacieusement jeté d' une colline à l' autre sur le val très profond . La rivière , rapide comme un torrent , bondit sur des roches avec un bruit sourd et continu . Cependant le pont semble comme de coutume s' appuyer fermement sur les roches plates qui se projettent au-dessous de lui . Les coureurs avancent d' un pas ferme . Si le complot existe , ceux -là ne le connaissent point . Le jeune roi n' ose pas s' arrêter ; il croit entendre encore les paroles de Nagato : « Marche sans crainte vers le pont . » Mais la voix suppliante d' Omiti vibre aussi , à son oreille , il se souvient du serment qu' il a prononcé . Le silence de Nagato surtout l' épouvante . Que de choses ont pu entraver le projet du prince ! Entouré d' espions habiles qui surveillent ses moindres actions , il a peut-être été enlevé et mis dans l' impossibilité de correspondre avec le roi . Toutes ces pensées emplissent tumultueusement l' esprit de Fidé-Yori ; la dernière supposition le fait pâlir ; puis , par une de ces bizarreries de la pensée , fréquentes dans les situations extrêmes , il se souvient subitement d' une chanson qu' il chantait lorsqu' il était enfant , pour se familiariser avec les sons principaux de la langue japonaise . Machinalement il la récite : « — La couleur , le parfum s' évanouissent . Qu' y a-t-il dans ce monde de permanent ? Le jour passé a sombré dans les abîmes du néant . C' était comme le reflet d' un rêve . — Son absence n' a pas causé le plus léger trouble . » — Voilà ce que j' apprenais étant enfant , se dit le roi , et aujourd'hui je recule et j' hésite devant la possibilité de mourir . Honteux de sa faiblesse , il rendit les rênes à son cheval . Mais alors un grand bruit se fit entendre de l' autre côté du pont et , tournant brusquement l' angle du chemin , des chevaux emportés , la crinière éparse , les yeux sanglants , apparurent , traînant après eux un chariot chargé de troncs d' arbres ; ils se précipitèrent vers le pont , et leurs sabots furieux sonnèrent , avec un redoublement de bruit , sur le plancher de bois . À la vue de ces chevaux , venant vers elle , toute la suite de Fidé-Yori poussa des cris d' épouvante ; les porteurs abandonnèrent les norimonos , les femmes en sortirent terrifiées , et réunissant leur ample robe , s' enfuirent en toute hâte . Les coureurs , qui déjà posaient le pied sur le pont , firent volte-face et Fidé-Yori , instinctivement , se rejeta de côté . Mais , tout à coup , comme une corde trop tendue qui se rompt , le pont éclata avec un grand fracas ; il ploya d' abord par le milieu , puis releva brusquement ses deux tronçons en envoyant de toutes parts une pluie de débris . L' attelage et le char s' abîmèrent dans la rivière dont l' eau rejaillit en écume jusqu' au faite de la colline . Pendant quelques instants un cheval resta suspendu par ses harnais , se débattant au-dessus du gouffre mais les liens se rompirent et il tomba . La rivière tumultueuse commença à pousser vers la mer les chevaux , les troncs d' arbres flottants et les débris du pont . — Ô Omiti ! s' écria le roi , immobile d' effroi , tu ne m' avais pas trompé ! Voici donc le sort qui m' était réservé . Sans ton dévouement , douce jeune fille , mon corps brisé serait roulé à cette heure de rocher en rocher . — Eh bien maître , tu sais ce que tu voulais savoir . Que penses -tu de mon attelage ? s' écria tout à coup une voix près du roi . Celui -ci se retourna , il était seul , tous ses serviteurs l' avaient abandonné mais il vit une tête surgir de la vallée , il reconnut Nagato qui gravissait rapidement l' âpre côte , et fut bientôt près du roi . — Ah ! mon ami mon frère ! dit Fidé-Yori , qui ne put retenir ses larmes . Comment ai -je pu inspirer tant de haine ? Quel est le malheureux que ma vie oppresse et qui veut me chasser du monde ? — Tu désires savoir qui est cet infâme , tu veux le nom du coupable ? dit Nagato les sourcils froncés . — Le sais -tu , ami ? dis-le -moi . — Hiéyas ! C' est l' heure la plus chaude de la journée . Toutes les salles du palais de Kioto sont plongées dans une fraîche obscurité , grâce aux stores baissés et aux paravents déployés devant les fenêtres . Kioto , c' est la capitale , la ville sacrée , résidence d' un dieu exilé sur la terre , le descendant direct des célestes fondateurs du Japon , le souverain absolu , le pontife de toutes les religions pratiquées dans le royaume du soleil levant , le mikado enfin . Le siogoun n' est que le premier parmi les sujets du mikado ; mais celui -ci , écrasé par sa propre majesté , aveuglé par sa splendeur surhumaine , laisse le soin des affaires terrestres au siogoun , qui règne à sa place , tandis qu' il s' absorbe solitairement dans le sentiment de sa propre sublimité . Au milieu des parcs du palais , dans un des pavillons destinés aux seigneurs de la cour , une femme est , étendue sur le plancher recouvert de fines nattes elle se soulève sur un coude et plonge ses doigts menus dans les flots noirs de sa chevelure . Non loin d' elle , une suivante , accroupie à terre , joue avec un joli chien d' une race précieuse , qui ressemble à deux houppes emmêlées de soies noires et blanches . Un gotto , instrument de musique à treize cordes , une écritoire , un rouleau de papier , un éventail et un coffret plein de sucreries , sont épars sur le sol , qu' aucun meuble ne masque . Les murs sont revêtus de bois de cèdre , découpé à jour ou couvert de peintures , brillantes rehaussées d' or et d' argent ; des panneaux , à demi tirés , forment des ouvertures par lesquelles on voit d' autres salles et , plus loin , d' autres encore . — Maîtresse , tu es triste , dit la suivante . Veux -tu que je fasse vibrer les cordes du gotto et que je te chante une chanson pour te désennuyer ? La maîtresse secoua la tête . — Quoi reprit la suivante , Fatkoura n' aime plus la musique ? A-t-elle donc oublié qu' elle lui doit de voir la lumière du jour ? Puisque , lorsque la déesse Soleil , courroucée contre les dieux , se retira dans une caverne c' est en lui faisant entendre pour la première fois la divine musique qu' on la ramena dans le ciel ! Fatkoura poussa un soupir et ne répondit rien . — Veux -tu que je te broie de l' encre ? Voici longtemps que ton papier demeure aussi intact que la neige du mont Fousi . Si tu as une peine , jette -la dans le moule des vers , et tu en seras délivrée . — Non , Tika , on ne se délivre pas de l' amour , c' est un mal très ardent qui vous mord jour et nuit et ne t' endort jamais . — L' amour malheureux peut-être ; mais tu es aimée , maîtresse ! dit Tika en se rapprochant . — Je ne sais quel serpent caché au fond de mon cœur me dit que je ne le suis pas . — Comment ! dit Tika surprise , n' a-t-Il pas , par mille folies , dévoilé sa passion profonde n' est-Il pas encore venu ces jours derniers , au risque de sa vie , car la colère de la Kisaki pouvait lui être funeste , pour t' apercevoir un instant ? — Oui , et il s' est enfui sans avoir échangé un mot avec moi , Tika ! ajouta Fatkoura , en saisissant nerveusement les poignets de la jeune fille . Il ne m' a même pas regardée . — C' est impossible ! dit Tika , ne t' a-t-il pas dit qu' il t' aimait ? — Il me l' a dit , et je l' ai cru , tant je désirais le croire ; mais , maintenant , je ne le crois plus . — Pourquoi ? — Parce que s' il m' aimait , il m' eût épousée depuis longtemps , et emmenée dans ses États . — Mais l' affection qu' il porte à son maître le retient à la cour d' Osaka ! — C' est ce qu' il dit mais est -ce ainsi que parle l' amour ? Que ne sacrifirai -je pas pour lui ! ... hélas ! J' ai soif de sa présence ! son visage si hautain , si doux pourtant , il passe devant mes yeux ; je voudrais le fixer , mais il s' échappe . Ah ! quelques mois heureux passés près de lui , je me tuerais ensuite , m' endormant dans mon amour , et le bonheur passé me serait un doux linceul . Fatkoura éclata en sanglots et jeta son visage dans ses mains . Tika s' efforça de la consoler elle l' entoura de ses bras et lui dit mille douces paroles , mais ne put réussir à l' apaiser . Tout à coup , un bruit se fit entendre au fond de l' appartement . Le petit chien se mit à japper dans un ton suraigu . Tika se releva vivement et bondit hors de la salle , afin d' empêcher tout serviteur d' y pénétrer et d' apercevoir l' émotion de sa maîtresse elle revint bientôt toute joyeuse . — C' est lui ! c' est lui ! s' écria-t-elle ; il est là , il veut te voir . — Ne dis pas de folies , Tika , dit Fatkoura en se dressant sur ses pieds . — Voici son billet de visite . Et elle tendit un papier à Fatkoura , qui lut d' un seul coup d' œil : « Ivakoura Téroumoto Mori , prince de Nagato , sollicite l' honneur d' être admis en ta présence . » — Mon miroir ! s' écria-t-elle tout affolée . Je suis horrible ainsi , les yeux gonflés , les cheveux en désordre , vêtue d' une robe sans broderie . Hélas ! au lieu de gémir , j' aurais dû prévoir sa venue et m' occuper de ma toilette depuis l' aurore ! Tika avait apporté le miroir de métal poli , rond comme la pleine lune , et le coffret des fards et des parfums . Fatkoura prit un pinceau et allongea ses yeux , mais sa main tremblait ; elle appuya trop , puis , voulant réparer le mal , elle ne réussit qu' à se barbouiller tout une joue de noir . Elle crispa alors ses poings de rage et grinça des dents . Tika vint à son secours et enleva les traces de sa maladresse elle lui posa sur la lèvre inférieure un peu de fard vert qui devint rose au contact de la peau . Pour remplacer les sourcils soigneusement arrachés , elle lui fit très haut sur le front deux larges taches noires , destinées à faire paraître l' ovale du visage plus allongé , elle étala sur ses pommettes un peu de poudre rosé , puis enleva lestement tout l' appareil de toilette et jeta sur les épaules de sa maîtresse un kirimon magnifique . Puis elle sortit en courant de la salle . Fatkoura , toute frémissante , demeura debout près du gotto jeté à terre , retenant d' une main son manteau lourd d' ornements et fixant avec ardeur son regard vers l' entrée de la chambre . Enfin , Nagato parut . Il s' avança , posant une main sur la poignée d' or d' un de ses deux sabres , et s' inclinant avec une grâce pleine de noblesse : — Pardonne -moi , dit-il , belle Fatkoura , d' arriver ici comme un orage qui survient au ciel sans être annoncé par quelques nuages précurseurs . — Tu es pour moi comme le soleil lorsqu' il se lève sur la mer , dit Fatkoura , et tu es toujours attendu . Tiens , ici même , j' étais occupée à pleurer à cause de toi . Vois , mes yeux sont rouges encore . — Tes yeux sont comme l' étoile du soir et comme l' étoile du matin , dit le prince . Mais pourquoi noient -ils leurs rayons dans les larmes ? T' aurais -je causé quelque sujet de peine ? — Tu es là , et j' ai oublié la cause de mon chagrin , dit Fatkoura en souriant ; peut-être pleurais -je parce que tu étais loin de moi . — Que ne puis -je être toujours ici , s' écria Nagato , avec un tel accent de vérité , que la jeune femme sentit s' évanouir ses craintes , et qu' un éclair de bonheur illumina son visage . Peut-être , cependant , s' était-elle méprise sur le sens des paroles du prince . — Viens près de moi , dit-elle , repose -toi sur ces nattes , Tika nous servira du thé et des friandises . Ne pourrais -je d' abord faire parvenir à la Kisaki une supplique secrète de la plus haute importance ? dit Nagato . J' ai saisi le prétexte de cette missive précieuse à apporter , pour m' éloigner d' Osaka , ajouta-t-il , en voyant une ombre sur le front de Fatkoura . — La souveraine me tient rigueur depuis ta dernière apparition ; je n' oserais approcher d' elle , ni envoyer vers son palais aucun de mes serviteurs . — Il faut cependant que cet écrit soit en ses mains dans le plus court délai possible , dit Nagato , avec un imperceptible froncement de sourcil . — Que faire ? dit Fatkoura , à qui n' avait pas échappé ce léger signe de mécontentement . Veux -tu me suivre chez une de mes illustres amies , la noble Iza-Farou-No-Kami ? Elle est en faveur en ce moment , peut être pourra-t-elle nous servir . — Allons vers elle sans plus tarder dit le prince . — Allons , dit Fatkoura avec un soupir . La jeune femme appela Tika qui se tenait dans la salle voisine et elle lui fit signe de tirer un panneau qui s' ouvrait sur une galerie , longeant extérieurement le pavillon . — Tu sors , maîtresse dit Tika , faut-il prévenir ta suite ? — Nous sortons incognito , Tika , pour nous promener dans le verger ; en réalité , ajouta-t-elle un doigt sur les lèvres , nous nous rendons chez la noble Iza-Farou . La suivante inclina la tête en signe d' intelligence . Fatkoura mit bravement le pied sur la galerie , mais elle se recula vivement avec un cri . — C' est une fournaise ! s' écria-t-elle . Nagato ramassa l' éventail laissé à terre . — Courage , dit-il , je rafraîchirai l' air près de ton visage . Tika prit un parasol qu' elle ouvrit au-dessus du front de sa maîtresse et Nagato agita le large éventail . Ils se mirent en route , abrités d' abord par l' avancement de la toiture . Fatkoura marchait la première ; elle touchait de temps en temps , du bout des doigts , la balustrade de cèdre découpée à jour et poussait un petit cri à son contact brûlant . Le joli chien aux poils soyeux , qui s' était cru obligé de se joindre aux promeneurs , suivait à distance , en grommelant , sans doute , des observations sur l' insanité d' une promenade à pareille heure . Ils tournèrent l' angle de la maison et se trouvèrent du côté de la façade , sur le palier d' un large escalier descendant vers le jardin , entre deux rampes , ornées de boules de cuivre ; une troisième rampe , placée au centre de l' escalier , le séparait en deux . Malgré l' insupportable chaleur et la grande lumière dont la réverbération sur le sol les aveuglait , Fatkoura et le prince de Nagato feignirent de se promener sans autre but que celui de cueillir quelques fleurs et d' admirer les charmants points de vue qui se découvraient à chaque pas . Bien que les jardins parussent déserts , ils savaient que l' œil de l' espion ne se ferme jamais . Ils s' étaient hâtés de gagner une allée ombreuse et ils atteignirent bientôt un groupe de somptueux pavillons , disséminés parmi les arbres , et reliés les uns aux autres par des galeries couvertes . — C' est ici , dit Fatkoura qui , loin de regarder du côté des habitations qu' elle désignait , s' était penchée vers un petit étang plein d' une eau si pure qu' elle était presque invisible . — Regarde ce joli poisson , dit-elle en élevant la voix à dessein , il semble qu' on l' a taillé dans un morceau d' ambre . Et celui -là , qui ressemble à un rubis poudré d' or ; on dirait qu' il est suspendu en l' air , tant l' eau est transparente . Vois , ses nageoires sont comme de la gaze noire et ses yeux comme des boules de feu . Décidément , dans tous le palais , c' est Iza-Farou qui possède les plus beaux poissons . — Comment ! Fatkoura ! s' écria une voix de femme de l' intérieur d' un pavillon , tu es dehors à une pareille heure ? Est- ce donc parce que tu es veuve que tu prends si peu de soin de ton teint et que tu vas le laisser dévorer par le soleil ? Un store se releva à demi et Iza-Farou avança au dehors sa jolie tête toute hérissée d' épingles blondes . — Ah ! dit-elle , le seigneur de Nagato ! Vous ne passerez pas devant ma demeure sans me faire l' honneur d' y entrer , ajouta-t- elle . — Nous entrerons avec plaisir , en remerciant le hasard qui nous a conduits de ce côté , dit Fatkoura . Ils gravirent l' escalier du pavillon et s' avancèrent au milieu des fleurs qui emplissaient la galerie . Iza-Farou vint au-devant d' eux . — Qu' as -tu à me dire ? demanda-t-elle à demi voix à son amie , tout en saluant gracieusement le prince . — J' ai besoin de toi , dit Fatkoura ; tu sais que je suis en disgrâce . — Je le sais , est -ce ta grâce qu' il faut que j' implore ? mais puis -je assurer à la souveraine que tu ne retomberas plus dans la faute qui l' a si fort irritée ? dit Iza-Farou , en jetant un malicieux regard à Nagato . — Je suis le seul coupable , dit le prince en souriant ; Fatkoura n' est pas responsable des actions d' un fou tel que moi . — Prince ! je la crois fière d' être la cause de ce que tu appelles des folies , et bien des femmes la jalousent . — Ne me raillez pas , dit Nagato je suis assez puni d' avoir attiré sur la noble Fatkoura le courroux de la souveraine . — Mais il ne s' agit pas de cela , s' écria Fatkoura . Le seigneur de Nagato est porteur d' un message important qu' il voudrait faire parvenir secrètement à la Kisaki ; il s' est d' abord adressé à moi ; mais comme je ne peux approcher la reine en ce moment , j' ai songé à ta bienveillante amitié . — Confie -moi ce message , dit Iza-Farou en se tournant vers le prince ; dans quelques instants , il sera entre les mains de notre illustre maîtresse . – Tu me vois confus de reconnaissance , dit Nagato , en prenant sur sa poitrine une enveloppe de satin blanc dans laquelle était enfermée la missive . — Attendez -moi ici , je reviendrai bientôt . Iza-Farou prit la lettre et fit entrer ses hôtes dans une salle fraîche et obscure où elle les laissa seuls . — Ces pavillons communiquent avec le palais de la Kisaki , dit Fatkoura , ma noble amie peut se rendre chez la souveraine sans être vue . Fassent les dieux que la messagère rapporte une réponse favorable et que je voie s' effacer le nuage qui obscurcit ton front . Le prince paraissait , en effet , absorbé et soucieux ; il mordillait le bout de l' éventail en allant et venant dans la salle . Fatkoura le suivait des yeux et , malgré elle , son cœur se serrait ; elle sentait revenir l' angoisse affreuse qui lui avait arraché des larmes quelques instants auparavant , et que la présence du bien- aimé avait subitement calmée . — Il ne m' aime pas , murmurait-elle avec désespoir ; quand ses yeux se tournent vers moi , ils m' épouvantent par leur expression glaciale et presque méprisante . Nagato semblait avoir oublié la présence de la jeune femme ; il s' était appuyé contre un panneau à demi tiré , et paraissait savourer un rêve à la fois doux et poignant . Le frémissement d' une robe , froissant les nattes qui couvraient le plancher , le tira de sa rêverie Iza-Farou revenait ; elle paraissait se hâter et apparut bientôt au tournant de la galerie ; deux jeunes garçons , magnifiquement vêtus , la suivaient . — Voici les paroles de la divine Kisaki , dit-elle lorsqu' elle fut près de Nagato : « Que le suppliant vienne lui -même solliciter ce qu' il désire . » À ces mots Nagato devint d' une telle pâleur , qu' lza-Farou , effrayée , croyant qu' il allait s' évanouir , se précipita vers lui pour l' empêcher de tomber . — Prince , s' écria-t-elle , remets -toi ; une telle faveur est en effet capable de causer une vive émotion , mais n' es -tu pas habitué à tous les honneurs ? — C' est impossible murmura Nagato , d' une voix à peine distincte , je ne peux paraître devant elle . — Comment , dit Iza-Farou , veux -tu donc désobéir à son ordre ? — Je ne suis pas en costume de cour , dit le prince — Elle te dispense pour cette fois du cérémonial , la réception étant secrète . Ne la fais pas attendre plus longtemps . — Partons , conduis -moi , s' écria tout à coup Nagato qui sembla dompter son émotion . — Ces deux pages te guideront , dit Iza-Farou . Nagato s' éloigna rapidement , précédé des deux serviteurs de la Kisaki , mais il put entendre encore un cri étouffé qui s' échappa des lèvres de Fatkoura . Après avoir marché quelque temps et traversé , sans les voir , des galeries et des salles du palais , Nagato arriva devant un grand rideau de satin blanc brodé d' or , dont les larges plis aux cassures brillantes , argentés dans la lumière , couleur de plomb dans la pénombre , s' amassaient abondamment sur le sol . Les pages écartèrent cette draperie le prince s' avança , et les flots frissonnants du satin retombèrent derrière lui . Les murailles de la salle , où il entra , brillaient sourdement dans le demi-jour ; elles jetaient des éclats d' or , des blancheurs de perles , des reflets pourpres ; un parfum exquis flottait dans l' air . Au fond de la chambre , sous les rideaux relevés par des cordons d' or , la radieuse souveraine était assise , entourée des ondoiements soyeux de ses robes rouges les trois lames d' or , insigne de la toute-puissance , se dressaient sur son front . Le prince l' embrassa d' un regard involontaire , puis , baissant les yeux comme s' il avait regardé le soleil de midi , il s' avança jusqu' au milieu de la chambre , et se jeta à genoux , puis , lentement , il s' affaissa la face contre terre . — Ivakoura , dit la Kisaki , après un long silence , ce que tu me demandes est grave : je veux quelques explications de ta bouche avant de faire parvenir ta requête au sublime maître du monde , au fils des dieux , mon époux . Le prince se releva à demi et essaya de parler mais il ne put y réussir ; il croyait que sa poitrine allait se briser sous les battements de son cœur ; la parole expira sur ses lèvres et il demeura , les yeux baissés , pâle comme un mourant . — Est -ce donc parce que tu me crois irritée contre toi que tu es si fort effrayé ? dit la reine , après avoir un instant considéré le prince avec surprise . Je puis te pardonner , car ton crime est léger , en somme . Tu aimes une de mes filles , voilà tout . — Non , je ne l' aime pas s' écria Nagato qui , comme s' il eût perdu l' esprit , leva les yeux sur sa souveraine . — Que m' importe ! dit la Kisaki d' une voix brève . Une seconde leurs regards se heurtèrent ; mais Nagato ferma ses yeux coupables , et , frissonnant de son audace , attendit le châtiment . Mais , après un silence , la Kisaki reprit d' une voix tranquille : — Ta lettre me révèle un secret terrible , et si ce que tu supposes est véritable , la paix du royaume peut être profondément troublée . — C' est pourquoi , divine sœur du soleil , j' ai eu l' audace de solliciter ton intercession toute-puissante , dit le prince , sans pouvoir maîtriser complètement les frémissements de sa voix . Si tu accèdes à ma prière , si j' obtiens ce que je demande , de grands malheurs peuvent être prévenus . — Tu le sais , Ivakoura , le céleste mikado est favorable à Hiéyas ; voudra-t-il croire à ce crime dont tu accuses son protégé , et cette accusation , jusqu' à présent secrète , voudras -tu la soutenir publiquement ? — Je la soutiendrai en face d' Hiéyas lui -même , dit Nagato avec fermeté ; il est l' auteur de l' odieux complot qui a failli coûter la vie à mon jeune maître . — Cette affirmation mettra ta vie en danger . As -tu songé à cela ? — Ma vie est peu de chose , dit le prince . D' ailleurs , le seul fait de mon dévouement à Fidé-Yori suffit pour m' attirer la haine du régent . J' ai failli être assassiné par des gens postés par lui , il y a quelques jours en quittant Kioto . — Quoi prince ! est -ce bien possible ? dit la Kisaki . — Je ne parle de ce fait sans importance , continua Nagato , que pour te montrer que le crime est familier à cet homme et qu' il veut se défaire de ceux qui entravent son ambition . — Mais comment as -tu échappé aux meurtriers ? demanda la reine qui semblait prendre un vif intérêt à cette aventure . — La lame bien affilée de mon sabre et la force de mon bras ont sauvé ma vie . Mais se peut-il que tu arrêtes ta sublime pensée sur un incident aussi futile ? — Les assassins étaient -ils nombreux ? reprit-elle curieuse . — Dix ou douze peut-être , j' en ai tué quelques-uns , puis j' ai lancé mon cheval , qui a bientôt mis une distance suffisante entre eux et moi . — Quoi ! dit la Kisaki rêveuse , cet homme qui a la confiance de mon divin époux est ainsi perfide et féroce . Je partage tes craintes , Ivakoura , et de tristes pressentiments m' envahissent , mais saurai -je persuader au mikado que vos prévisions ne sont point vaines . Je l' essayerai du moins pour le bien de mon peuple et pour le salut du royaume . Va , prince , sois à la réception de ce soir ; j' aurai vu le maître du monde . Le prince , après s' être prosterné , se releva , et , le front incliné vers le sol , s' éloigna à reculons ; il atteignit le rideau de satin . Une fois encore , malgré sa volonté , il leva les yeux sur la souveraine qui l' accompagnait du regard . Mais la draperie retomba et l' adorable vision disparut . Les pages conduisirent Ivakoura dans un des palais , réservés aux princes souverains , de passage à Kioto . Heureux d' être seul , il s' étendit sur des coussins , et tout ému encore , se plongea dans une rêverie délicieuse . — Ah murmurait-il , quelle joie étrange m' enveloppe ! je suis ivre . C' est peut-être d' avoir respiré l' air qui l' environnait ? Ah ! terrible folie , désir sans espoir qui me fait si doucement souffrir , combien ne vas -tu pas t' accroître à la suite de cette entrevue inespérée ! Déjà je m' enfuyais d' Osaka , éperdu , pareil à un plongeur à qui l' air va manquer , et je venais ici contempler les palais qui la dérobent aux regarda , ou quelquefois l' apercevoir de loin , accoudée à une galerie ou traversant , au milieu de ses femmes , une allée de jardin , et j' emportais alors une provision de bonheur . Mais maintenant j' ai respiré le parfum qui émane d' elle , sa voix a caressé mon oreille , j' ai entendu mon nom vibrer sur ses lèvres . Saurai -je me contenter de ce qui naguère emplissait ma vie ? Je suis perdu , mon existence est brisée par cet amour impossible , et cependant je suis heureux . Tout à l' heure je vais la revoir encore , non plus dans la contrainte d' une audience politique , mais pouvant tout à mon aise m' éblouir de sa beauté . Aurai -je la force de cacher mon trouble et mon criminel amour ? Oui , divine souveraine devant toi seule mon âme orgueilleuse a pu se prosterner et mon rêve monte vers toi comme la brume vers le soleil . Déesse , je t' adore avec épouvante et respect ; mais , hélas ! je t' aime aussi avec une folle tendresse comme si tu n' étais qu' une femme ! La nuit est venue . Une fraîcheur délicieuse succède à la chaleur du jour et les fleurs des parterres , mouillées de rosée , jettent leur parfum . Les galeries qui précèdent les salles du palais , dans lesquelles ont lieu les divertissements de la soirée , sont illuminées et couvertes de conviés , qui respirent avec délices l' air du soir . Le prince de Nagato gravit l' escalier d' honneur , bordé de chaque côté par une rampe vivante de jolis pages , qui tous tiennent à la main une tige dorée à l' extrémité de laquelle oscille une lanterne ronde . Le prince traverse les galeries lentement , à cause de la foule ; il s' incline lorsqu' il rencontre un haut dignitaire de la cour , salue d' une phrase aimable les princes ses égaux et se rapproche de la salle du trône . Cette salle resplendit sous les mille feux des lanternes et des lampes . Un brouhaha joyeux l' emplit ainsi que les appartements voisins que l' on aperçoit à travers le large écartement des panneaux . Les dames d' honneur chuchotent entre elles et leur voix se confond avec le léger frisson de leurs robes , dont elles disposent les plis abondants . Assises à droite et à gauche de l' estrade royale , ces princesses forment des groupes ; chaque groupe a son grade hiérarchique et ses couleurs spéciales . Dans l' un les femmes sont vêtues de robes bleu clair , ramage d' argent , dans un autre de robes vertes , lilas ou jaune pâle . Au sommet de l' estrade , couverte de moelleux tapis , la Kisaki resplendit au milieu des flots de satin , de gaze , de brocart d' argent qui forment ses amples robes rouges ou blanches , parmi lesquelles ruissellent des pierreries . Les trois lames verticales qui surmontent son diadème semblent , au dessus de son front , trois rayons d' or . Quelques princesses ont gravi les degrés du trône , et , agenouillées sur la plus haute marche , s' entretiennent gaiement avec la souveraine ; celle -ci laisse échapper quelquefois un rire léger qui va scandaliser quelque vieux prince silencieux , fidèle gardien des règles de l' étiquette . Mais la souveraine est si jeune , elle n' a pas vingt ans , qu' on lui pardonne aisément de ne pas toujours sentir sur son front le poids de la couronne , et à son rire la joie éclate de toutes parts comme les chants des oiseaux aux premiers rayons du soleil . — Les dieux supérieurs soient loués ! dit à demi voix une princesse à ses compagnes , le souci qui attristait notre souveraine s' est enfin dissipé : elle est plus joyeuse ce soir que jamais . — Est-elle d' humeur clémente ! dit une autre . Voici Fatkoura rentrée en grâce . Elle gravit les degrés du trône . La Kisaki l' a fait appeler . En effet , Fatkoura était debout sur la dernière marche de l' estrade royale ; mais l' expression morne de ses traits , la fixité , l' égarement de son regard contrastaient vivement avec l' expression enjouée et sereine , empreinte sur tous les visages . Elle remercia la Kisaki de lui avoir rendu ses faveurs ; mais elle le fit d' une voix si lugubre et si étrangement troublée , que la jeune reine tressaillit et leva les yeux sur son ancienne favorite . — Es -tu malade ? dit-elle , surprise de l' altération des traits de la jeune femme . — La joie d' être pardonnée , peut-être , balbutia Fatkoura . — Je te dispenses de rester à la fête , si tu souffres . — Merci , dit Fatkoura , qui , après s' être inclinée profondément , s' éloigna et se perdit dans la foule . Les sons d' un orchestre caché éclatent bientôt et les divertissements commencent . Un rideau se lève sur la paroi faisant face au trône et découvre un charmant paysage . Le mont Fousi s' élève au fond , laissant voir , au-dessus d' une collerette de nuages sa cime poudrée de neige ; la mer , d' un bleu profond , piquée de quelques voiles blanches , se déroule au pied des montagnes ; un chemin ondule au premier plan , entre les arbres et les bosquets fleuris . Voici un jeune homme qui s' avance il baisse la tête , il semble fatigué et triste . L' orchestre se tait . Le jeune homme élève la voix ; il raconte comment le malheur l' a poursuivi ; sa mère est morte de chagrin en voyant les champs , cultivés par son époux , devenir de plus en plus stériles ; il a suivi le cercueil de sa mère en pleurant , puis s' est tué de travail pour soutenir son vieux père ; mais le père est mort a son tour , laissant le fils dans un tel dénûment , qu' il n' avait pas l' argent nécessaire pour le faire enterrer ; alors il s' est vendu lui -même comme esclave et a pu , avec le prix de sa liberté , rendre les derniers devoirs à son père ; maintenant il se rend chez son maître pour y remplir les conditions du contrat . Il va s' éloigner , lorsqu' une femme d' une grande beauté apparaît , sur le chemin . Le jeune homme la contemple avec admiration . — Je veux te demander une grâce , dit la femme ; je suis seule et abandonnée , accepte -moi pour ton épouse , je te serai dévouée et fidèle . — Hélas ! dit le jenne homme , je ne possède rien , et mon corps même ne m' appartient pas . Je me suis vendu à un maître chez lequel je me rends . Je suis habile dans l' art de tisser la soie , dit l' inconnue ; emmène -moi chez ton maître , je saurai me rendre utile . — J' y consens de tout mon cœur , dit le jeune homme ; mais , comment se fait-il qu' une femme , belle comme tu l' es , veuille prendre pour époux un pauvre homme comme moi ? — La beauté n' est rien auprès des qualités du cœur , dit la femme . La seconde partie , montre les deux époux , travaillant dans les jardins de leur maître : l' homme cultive les fleurs , la femme brode une merveilleuse étoffe qu' elle a tissée . Le maître se promène , surveillant les esclaves ; il s' approche de la jeune femme et regarde son travail . — Oh ! la splendide étoffe ! s' écria-t-il , elle est d' un prix inestimable . — Je voulais te l' offrir en échange de notre liberté . Le maître consent au marché et les laisse partir . Alors l' époux se jette aux pieds de l' épouse il la remercie avec effusion de l' avoir ainsi délivré de l' esclavage . Mais la femme se transforme : elle devient tellement brillante que le jeune homme , ébloui , ne peut plus la regarder . — Je suis la tisseuse céleste , dit-elle ; ton courage au travail et ta piété filiale m' ont touchée , et , te voyant malheureux , je suis descendue du ciel pour te secourir . Tout ce que tu entreprendras désormais réussira si tu ne quittes jamais le chemin de la vertu . Cela dit , la divine tisseuse monte au ciel et va reprendre sa place dans la maison des vers à soie [ 1 ] . L' orchestre , alors , joue un air de danse . Le rideau se baisse et se relève bientôt . Il laisse voir le jardin d' une pagode avec ses bosquets de bambous , ces édifices légers , aux toitures vastes , soutenues par un enchevêtrement de poutres de toutes couleurs . Alors des scènes de pantomime se succèdent sans se lier entre elles . Les légendes religieuses ou guerrières sont mises en scène ; des héros fabuleux , des personnages symboliques se montrent dans le costume des temps anciens , les uns coiffés de la mitre en forme d' œuf , vêtus de la tunique à longues manches ouvertes , d' autres ayant sur la tête le casque antique sans cimier , avec ses ornements d' or qui protègent la nuque , ou portant une coiffure fantastique , large , haute , qui a la forme d' une pyramide d' or et est toute garnie de franges et de grelots ; ces personnages tiennent à la main des branches , des sabres , des miroirs et toutes sortes d' objets emblématiques . Mais souvent le sens du symbole est oublié , personne ne le comprend plus ; il a traversé les âges sans rien perdre de son aspect , mais il est comme un coffre fermé dont la clef est perdue . Voici le héros qui tua un dragon terrible , installé , pendant de longues années , dans le palais même des mikados . Voici Zangou , la royale guerrière , qui conquit la Corée ; Yatzizoné l' invincible , qui a pour bouclier son éventail ; le prince illustre qui devint aveugle à force de pleurer la mort de sa bien-aimée , tous passent en représentant l' événement principal de leur vie . Puis la scène se vide et , après un prélude de l' orchestre , des danseuses , jeunes et charmantes , paraissent , vêtues de costumes resplendissants , ayant aux épaules des ailes d' oiseaux ou de papillons et , sur le front , de longues antennes qui tremblent doucement au-dessus de leur couronne d' or , découpée à jour ; elles exécutent une danse lente , molle , pleine d' ondulations et de balancements , puis , leur pas terminé , elles forment des groupes des deux côtés de la scène , tandis que des danseurs comiques , affublés de faux nez et de costumes extravagants , font leur entrée et terminent le spectacle par une danse échevelée où abondent les coups et les chutes . Depuis le commencement de la représentation le prince de Nagato s' était adossé à une muraille , près du théâtre , et , à demi caché dans les plis d' une draperie , tandis que tous les regards étaient fixés sur la scène , il contemplait éperdument la souveraine , souriante et radieuse . Il sembla que la reine sentit peser sur elle ce regard ardent et tenace , car , une fois , elle tourna la tête et arrêta ses yeux sur le prince . Celui -ci ne baissa pas les paupières , un charme tout puissant l' en empêcha : ce regard , descendant vers lui comme un rayon de soleil , le brûlait . Un instant il se crut fou ; il lui sembla que la Kisaki , imperceptiblement , lui souriait . Elle baissa aussitôt les yeux et regarda attentivement les fleurs brodées sur sa manche , puis , relevant la tête , elle parut suivre attentivement le cours de la représentation . Lorsque le rideau se baissa pour la dernière fois , au milieu du brouhaha des conversations , reprenant après un long silence , lorsque l' agitation succéda à l' immobilité , une femme s' arrêta devant Nagato . — Je sais ton secret , prince , lui dit-elle d' une voix basse , mais pleine de menaces . — Que veux -tu dire ? s' écria Nagato . Je ne te comprends pas , Fatkoura . — Tu me comprends très bien , reprit Fatkoura en le regardant fixement , et tu as raison de pâlir , car ta vie est entre mes mains . — Ma vie , murmura le prince , je bénirai celui qui m' en délivrera . La jeune femme s' était éloignée , mais un grand mouvement se produisait du coté de la reine , toutes les dames d' honneur s' étaient levées et le silence se rétablissait dans l' assistance . La Kisaki descendait les degrés de son trône . Elle s' avança lentement dans la salle , traînant derrière elle des flots de satin . Les princesses , par groupes , selon leur grade , la suivirent à distance , s' arrêtant lorsqu' elle s' arrêtait . Tous les assistants s' inclinaient profondément sur son passage ; elle disait quelques mots à un daïmio illustre ou à une femme de haute naissance , puis continuait son chemin elle arriva ainsi devant le prince de Nagato . — Ivakoura , dit-elle , en tirant de son sein une lettre scellée et enveloppée dans un morceau de satin vert , remets de ma part ce papier à la mère du siogoun . Et elle ajouta plus bas : C' est ce que tu as demandé . Le mikado ordonne que tu ne te serves de cet écrit que lorsque tu seras certain que Hiéyas veut se parjurer . — Tes ordres seront fidèlement exécutés , dit Nagato , qui prit la lettre en tremblant . Cette nuit même , je retournerai à Osaka . — Que ton voyage soit heureux ! dit la Kisaki d' une voix étrangement douce . Puis elle passa ; le prince entendit encore un instant le susurrement de ses robes frôlant les tapis . Une heure plus tard , Nagato quittait le daïri et se mettait en route . Il fut obligé , en traversant la ville , de maintenir son cheval au pas pour ne pas culbuter la foule joyeuse qui encombrait les rues . D' énormes lanternes en verre , en papier , en gaze ou en soie , brillaient de tous côtés ; leurs lueurs multicolores envoyaient d' étranges reflets sur les visages des promeneurs qui , à mesure qu' ils se déplaçaient , paraissaient roses , bleus , lilas ou verts . Le cheval s' effrayait un peu de l' assourdissant tapage qui régnait dans Kioto . C' étaient les éclats de rire des femmes , arrêtées devant un théâtre de marionnettes ; le tambourin ronflant sans relâche et accompagnant les tours prodigieux d' une troupe d' équilibristes ; les cris d' une dispute qui dégénérait en bataille , le timbre d' argent frappé par le destin , répondant à un sorcier qui prédisait l' avenir à un cercle attentif ; les chants aigus des prêtres d' Odjigongem , exécutant une danse sacrée dans le jardin d' une pagode ; puis les clameurs de tout une armée de mendiants , les uns montés sur des échasses , les autres accoutrés de costumes historiques ou ayant pour chapeau un vase dans lequel s' épanouit un arbuste en fleur . Là , des frères quêteurs , vêtus de rouge , la tête entièrement rasée , gonflent leurs joues et tirent , de sifflets d' argent , des sons dont l' acuité perce le tumulte et déchire les oreilles ; des prêtresses , du culte national , passent en chantant et agitent un goupillon de papier blanc , symbole de pureté ; une dizaine de jeunes bonzes , jouant de toutes sortes d' instruments , tendent l' oreille et s' efforcent de s' entendre les uns les autres , afin de ne pas perdre la mesure de la mélodie qu' ils exécutent , en dépit du charivari général , tandis que , plus loin , un charmeur de tortue heurte un tam-tam à coups précipités et que des aveugles , assis à l' entrée d' un temple , cognent à tour de bras sur des cloches , hérissées de pustules de bronze . De temps à autre , des seigneurs de la cour du mikado fendaient la foule ; ils se rendaient incognito au théâtre , ou à une des maisons de thé qui demeurent ouvertes toute la nuit , et dans lesquelles , délivrés des rigueurs de l' étiquette , ils pouvaient boire et se réjouir tout à leur aise . Nagato , lui aussi , voyageait incognito et seul ; il n' avait pas même un coureur pour écarter la foule devant lui . Il parvint pourtant à sortir de la ville sans avoir blessé personne . Alors il rendit les rênes à son cheval impatient , qui galopa bientôt dans une magnifique avenue de sycomores , bordée de pagodes , de temples , de chapelles que le prince voyait filer à droite et à gauche et qui lui jetaient aux oreilles un lambeau de prière ou de chant sacré . Une fois Ivakoura se retourna et regarda longtemps en arrière ; il avait aperçu , à travers les branches , le tombeau de Taïko-Sama , le père de Fidé-Yori ; il songeait que les cendres de ce grand homme devaient tressaillir de joie , tandis que passait près d' elles celui qui allait porter le salut à son fils . Il dépassa les faubourgs et gravit une petite côte . Il jeta alors un dernier regard sur cette ville si chère à son cœur . Elle était enveloppée d' une brume lumineuse , rousse au milieu des lueurs bleues , que la lune jetait sur les montagnes qui l' environnent . Sur les pentes , entre les arbres , quelques toits de pagodes brillaient comme des miroirs . Le chrysanthème doré , qui surmonte la porte du Daïri , avait accroché un rayon et semblait une étoile suspendue au-dessus de la ville . Mais tout disparut derrière le pli du terrain ; la dernière rumeur de Kioto s' éteignit . Le prince poussa un soupir , puis , excitant son cheval , il s' élança comme une flèche à travers la campagne . Il dépassa plusieurs villages , groupés au bord du chemin , et , au bout d' une heure , il atteignait Yodo . Il traversa la ville sans ralentir sa course et passa devant un château , dont les hautes tours étaient pleinement éclairées par la lune et dont l' eau des fossés luisait . Ce château appartenait à Yodogimi , la mère du siogoun ; il était habité alors par un favori de cette princesse , le général Harounaga . — J' ai peu de confiance dans la valeur du beau guerrier qui dort derrière ces remparts , murmura le prince , en jetant un coup d' œil au château silencieux . Un instant plus tard il galopait à travers un champ de riz . De tous côtés la lune se mirait dans des mares d' eau , desquelles s' élevaient les minces épis . La rizière ressemblait à un vaste étang ; de fines brumes blanches flottaient çà et là par nappe , tout près du sol , et quelques grands buffles noirs , couchés moitié dans l' eau , dormaient paisiblement . Nagato ralentit l' allure de son cheval qui haletait ; bientôt il lui jeta la bride sur le cou , et , baissant la tête , il se plongea , de nouveau dans sa tyrannique rêverie . Le cheval se mit au pas , et le prince , absorbé , le laissa marcher à sa guise . Nagato revoyait les salles brillantes du palais et la souveraine s' avançant vers lui ; il croyait entendre encore le frisson des étoffes autour d' elle . — Ah ! s' écria-t-il tout à coup , cette lettre qui a effleuré son sein , elle s' appuie sur mon cœur à présent et me brûle . Il tira vivement la lettre de sa poitrine . — Hélas il faudra me séparer de cette relique inestimable , murmura-t-il . Soudain il y appuya ses lèvres . Le contact de cette douce étoffe , le parfum connu qui en émanait firent courir un frisson ardent dans les veines du prince . Il ferma les yeux , envahi par une délicieuse langueur . Un hennissement inquiet de son cheval le tira de son extase . Il replongea la missive royale dans son sein et regarda autour de lui . À une cinquantaine de pas en avant , un groupe d' arbres jetait son ombre en travers de la route . Nagato crut voir quelque chose remuer dans cette ombre . Il saisit la pique , attachée à sa selle , et poussa son cheval qui bronchait et n' avançait qu' à regret . Bientôt le prince n' eut plus de doutes : des hommes armés l' attendaient là au passage . — Comment , encore ! s' écria-t-il . Le régent tient décidément beaucoup à se débarrasser de moi . — Cette fois , il ne te manquera pas , répondit l' un des assassina en lançant son cheval vers le prince . — Tu ne me tiens pas encore , dit Nagato en faisant faire un écart à sa monture . Son adversaire , emporté par l' élan , passa près de lui sans l' atteindre . — Fou que je suis , murmurait le prince , d' exposer ainsi ce précieux message aux hasards de ma fortune . Les sabres nus brillaient autour de lui ; les assaillants étaient si nombreux qu' ils ne pouvaient approcher tous à la fois de celui qu' ils attaquaient . Nagato était le plus habile tireur de tout le royaume , il était plein de force , de sang-froid et d' audace . Faisant tournoyer sa pique il rompit quelques glaives autour de lui dont les éclats tombèrent au milieu d' une pluie de sang ; puis , par de brusques sauts qu' il fit faire à son cheval , il échappa un instant aux coups qu' on lui destinait . — Je puis bien me défendre quelques minutes encore , pensait- il , mais je suis évidemment perdu . Un buffle , réveillé , poussa un long et triste mugissement , puis on n' entendit plus que le cliquetis du fer et les piétinements des chevaux . Mais , tout à coup , une voix éclata dans la nuit . — Courage , prince ! criait-elle , nous venons à votre aide ! Nagato était couvert de sang , mais il luttait encore . Cette voix lui rendit de nouvelles forces , tandis qu' elle paralysait les assassins qui échangeaient des regards inquiets . Un galop précipité retentit , et , avant qu' ils aient pu se reconnaître , un gros de cavaliers fondait sur les agresseurs du prince . Nagato , épuisé , se retira un peu à l' écart et regarda avec surprise , sans bien comprendre se qui se passait , ces défenseurs arrivés si à propos . Ces hommes étaient charmants à la lueur de la lune qui éclairait les riches broderies de leur robe et arrachait des éclairs bleus à leur casque léger , aux ornements découpés à jour . Le prince reconnut le costume des Cavaliers du Ciel , la garde d' honneur du mikado . Bientôt , des assassins postés par le régent , il ne reste plus que des morts . Les vainqueurs essuyent leurs armes , et le chef de la troupe s' approche de Nagato . — Es -tu blessé gravement , prince ? lui demanda-t-il . — Je ne sais , répondit Nagato : dans l' ardeur du combat , je n' ai rien senti . — Mais ton visage est inondé de sang . — C' est vrai , dit le prince en portant sa main à sa joue . — Veux -tu descendre de cheval ? — Non , je craindrais de n' y plus pouvoir remonter . Mais ne parlons plus de moi ; laisse -moi te remercier de ton intervention miraculeuse qui me sauve la vie et te demander par quelle suite de circonstance vous étiez a cette heure sur cette route . — Je te dirai cela tout à l' heure , dit le cavalier ; mais pas avant d' avoir pansé cette blessure qui va laisser fuir tout ton sang . On alla prendre de l' eau à une mare voisine et on en baigna le visage du prince : une entaille assez profonde apparut sur le front près de la tempe . On ne put provisoirement qu' entourer le front d' un bandeau serré . — Tu as d' autres blessures , n' est -ce pas ? — Je le crois , mais je me sens la force de gagner Osaka . — Eh bien en route ! dit le cavalier , nous causerons , tout en marchant . La petite troupe se mit en marche . — Vous m' escortez donc ? fit Nagato . — Nous avons ordre de ne point te quitter , prince , mais l' accomplissement de ce devoir est pour nous un plaisir . — Me feras -tu l' honneur de m' apprendre ton nom glorieux ? dit Nagato en s' inclinant . — Tu me connais , Nagato , je suis Farou-So-Chan , seigneur de Tsusima . — L' époux de la belle Iza-Farou que j' ai eu la gloire de voir aujourd'hui même ! s' écria Nagato . Pardonne -moi , j' aurais dû te reconnaitre aux coups terribles que tu portais à mes agresseurs , mais j' étais aveuglé par le sang . — Je suis fier et heureux d' avoir été choisi pour te seconder , et prévenir les suites fâcheuses qu' aurait pu occasionner ton insouciante audace . — J' ai agi , en effet , avec une impardonnable légèreté , dit Nagato ; j' avais le droit de risquer ma vie , mais non d' exposer le précieux message dont je suis porteur . — Laisse -moi te dire , cher prince , que l' enveloppe que tu portes ne contient qu' un papier blanc . — Est -ce possible ? s' écria Nagato , se serait -on joué de moi ? En ce cas , je ne pourrai survivre à cet affront . — Calme -toi , ami , dit le prince de Tsusima , et écoute -moi : après la fête de ce soir , aussitôt qu' elle fut rentrée dans ses appartements , la divine Kisaki m' a fait appeler : « Farou , m' a-t- elle dit , le prince de Nagato quitte Kioto cette nuit ; je sais qu' on en veut à ses jours , et qu' il peut tomber dans une embuscade . Aussi , au lieu du message qu' il croit porter , je ne lui ai donné qu' une enveloppe vide ; la véritable lettre est ici , ajouta-t-elle , en me montrant une petite cassette . Prends cinquante hommes avec toi et suivez le prince à distance ; s' il est attaqué , portez- vous à son secours ; sinon , rejoignez-le à la porte d' Osaka et remets -lui cette cassette , en lui laissant ignorer que vous l' avez escorté . » Voici , prince ; seulement tu possèdes des chevaux incomparables , et nous avons manqué arriver trop tard à ton aide . Nagato fut profondément troublé par cette révélation ; il se souvenait avec quelle douceur la souveraine lui avait souhaité un heureux voyage et ne pouvait se défendre de voir une marque d' intérêt pour sa vie dans ce qui s' était passé . Et puis il songeait qu' il allait pouvoir conserver ce trésor , cette lettre qu' elle avait gardée pendant tout une soirée sur son cœur . Le reste du voyage fut silencieux La fièvre avait saisi Nagato , la fraîcheur de l' aube prochaine le faisait frissonner , et il commençait se sentir affaibli par la perte de son sang . Lorsqu' on atteignit les portes d' Osaka , le jour se levait . Tsusima prit dans l' arçon de sa selle une petite cassette de cristal , fermée par un cordon de soie savamment noué . — Voici , prince , dit-il la lettre précieuse est enfermée dans cette boîte . Au revoir . Puissent tes blessures se guérir promptement ! — Au revoir , dit Nagato merci encore d' avoir risqué ta précieuse vie pour la mienne qui vaut peu de chose . Après avoir salué toute la petite troupe des cavaliers , Nagato s' enfonça sous une des portes de la ville et , piquant son cheval , il eut bientôt gagné le palais . Lorsque Loo vit arriver son maître , pâle comme un fantôme et couvert de sang , il tomba à genoux et demeura stupide d' étonnement . — Allons , lui dit le prince , ferme ta bouche stupéfaite et relève -toi ; je ne suis pas encore mort . Appelle mes serviteurs et cours chercher le médecin . Quelques heures plus tard , des courtisans étaient groupés sous la vérandah du palais de Hiéyas ; ils voulaient être les premiers à saluer le véritable maître et attendaient son réveil . Les uns , adossés aux colonnettes en bois de cèdre qui supportaient la toiture , les autres fièrement campés , une main sur la hanche , froissant les plis soyeux de leur tunique large , ils prêtaient l' oreille à l' un d' entre eux qui racontait une anecdote , sans doute fort intéressante , car elle était écoutée attentivement et les auditeurs laissaient parfois échapper un éclat de rire aussitôt étouffé par respect pour le sommeil de l' illustre dormeur . Le narrateur était le prince de Toza , et le prince de Nagato le héros de l' aventure qu' il contait . — Hier , disait-il , le soleil allait se coucher , lorsque j' entendis du bruit à la porte de mon palais ; je m' approchai d' une fenêtre et je vis mes serviteurs qui se disputaient avec une troupe d' aveugles . Ceux -ci voulaient entrer à toute force et parlaient tous à la fois en frappant les dalles de leurs bâtons ; les valets criaient pour les faire sortir et l' on ne s' entendait pas du tout . Je commençais à m' irriter de cette scène , lorsque je vis arriver le prince de Nagato ; aussitôt mes serviteurs s' inclinèrent devant lui , et , sur son ordre , firent entrer les aveugles dans le pavillon qui sert d' écurie aux chevaux des visiteurs . J' allai au-devant du prince , curieux d' avoir l' explication de toute cette comédie . — Hâtons-nous , dit-il en entrant dans ma chambre et en jetant un paquet sur le tapis , ôtons nos habits et revêtons ces costumes . — Pourquoi faire ? dis -je en regardant les costumes qui étaient peu de mon goût . — Quoi ! dit-il , n' est -ce pas l' heure où nous quittons l' ennuyeuse pompe de notre rang pour redevenir des hommes joyeux et libres ? — Oui , dis-te , mais pourquoi employer notre liberté à nous affubler de ces costumes peu gracieux ? — Tu verras , j' ai un projet , dit le prince , qui se déshabillait déjà ; puis , s' approchant de mon oreille , il ajouta : — Je me marie cette nuit . Tu verras quelle noce ! – Comment ! tu vas te marier ? et dans ce costume ? m' écriai- je en voyant le prince revêtu d' un habit misérable . — Allons , dépêchons-nous , dit-il , ou bien nous ne trouverons plus la fiancée . Le prince descendait déjà l' escalier ; je me hâtai d' endosser , l' habit semblable au sien et , piqué de curiosité , je le suivis . — Mais , lui criai -je , et tous ces aveugles que tu as fait mettre dans l' écurie ? — Nous allons les rejoindre . — Dans l' écurie ? dis -je . Je n' y comprenais rien du tout ; mais j' ai confiance dans l' imagination fantasque du prince , et je me résignai à attendre pour comprendre . Les aveugles étaient sortis dans la grande cour du palais , et je vis que nous étions vêtus comme eux . Ces pauvres gens avaient les figures les plus comiques du monde avec leurs paupières sans cils , leur nez écrasé , leurs grosses lèvres et leur expression bêtement joyeuse . Nagato me mit un bâton dans la main et cria : — En route ! On ouvrit les portes . Les aveugles , se tenant les uns les autres par le pan de l' habit , se mirent en marche , en tapotant le sol de leurs bâtons . Nagato , courbant sa taille , fermant les yeux , se mit à leur suite . Je compris que j' en devais faire autant , et je m' y appliquai de mon mieux . Nous voici donc par les rues à la suite de cette bande d' aveugles . Je n' y pus tenir . Je fus pris d' un fou rire que tous mes compagnons partagèrent bientôt . — Nagato a décidément perdu l' esprit ! s' écrièrent les auditeurs du prince de Toza en éclatant de rire . — Il me semble que Toza n' était guère raisonnable non plus ! — Le prince de Nagato , lui , ne riait pas , continua le narrateur , il était fort en colère . J' essayais de m' informer auprès de l' aveugle le plus proche de moi des desseins du prince , il les ignorait ; j' appris seulement que la corporation , dont je faisais partie , appartenait à a cette confrérie d' aveugles dont le métier est d' aller chez les petites gens masser les personnes faibles et les malades . Je commençais à entrevoir confusément l' intention de Nagato . Il voulait s' introduire , sous ce déguisement grotesque , dans une demeure d' honnêtes marchands . L' idée que nous aurions peut-être quelqu'un à masser me plongea de nouveau dans un tel accès de gaieté que , malgré mes efforts pour garder mon sérieux , afin de complaire au prince , je fus contraint de m' arrêter et de m' asseoir sur une borne pour me tenir les côtes . Nagato était furieux . — Tu vas faire manquer mon mariage , disait-il . Je me remis en route , clignant des yeux et imitant , autant que possible , la démarche de mes étranges confrères . Ils frappaient le sol de leurs bâtons , chantant , sur l' air connu , leur habilete dans l' art de masser , et , à ce bruit , des gens se penchaient hors des fenêtres et les appelaient . Nous arrivâmes ainsi devant une maison de peu d' apparence ; le bruit des bâtons redoubla d' activité . Une voix demanda deux masseurs . — Viens , me dit Nagato ; c' est ici . Nous séparant de la bande , nous montâmes quelques marches et nous nous trouvâmes dans la maison . J' aperçus deux femmes , que Nagato salua gauchement , en leur tournant le dos . Je me hâtai de fermer les yeux et de saluer la muraille . Je rouvris un œil , cependant , poussé par la curiosité . Il y avait là une jeune fille et une vieille femme , sa mère sans doute . — Occupez -vous de nous d' abord , dit-elle , vous masserez mon mari ensuite . Elle s' accroupit aussitôt à terre et découvrit son dos . Je compris que la vieille me revenait et qu' il fallait décidément faire le métier de masseur . Nagato se confondait en salutations . — Ah ! ah ! ah ! faisait-il comme font les inférieurs qui saluent un homme de haut rang . Je commençais à frotter rudement la vieille femme qui poussait des gémissements lamentables . Je faisais tous mes efforts pour contenir le rire qui me montait de nouveau à la gorge et m' étranglait . La jeune fille avait découvert son épaule , modestement , comme si nous avions eu des yeux . — C' est là , disait-elle ; je me suis donné un coup et le médecin a dit que quelques frictions me feraient du bien . Nagato commença à masser ! a jeune fille avec un sérieux étonnant , mais tout à coup il sembla oublier son rôle d' aveugle . — Quels beaux cheveux vous avez ! dit-il . Certes , pour adopter la coiffure des femmes nobles , vous n' auriez pas besoin d' user comme elles des artifices destinés à allonger la chevelure . La jeune fille poussa un cri et se retourna ; elle vit les yeux très ouverts de Nagato qui la regardaient . — Mère , s' écria-t-elle , ce sont de faux aveugles ! La mère tomba assise à terre et , la stupeur lui ôtant toutes ses facultés , elle ne fit aucun effort pour se relever , mais elle se mit à pousser des piaillements d' une acuité extraordinaire . Le père accourut tout effrayé . Moi , j' avais donné un libre cours à mon rire et je me roulais le long des murs de la chambre , n' en pouvant plus . À ma grande surprise , le prince de Nagato se jeta aux pieds de l' artisan . Pardonne-nous , disait-il , ta fille et moi nous voulions nous marier ensemble , et comme je suis sans argent j' avais résolu , comme c' est l' usage , de l' enlever pour éviter les frais de noces . Selon la coutume , tu nous aurais pardonnés après t' être fait un peu prier . — Moi , épouser cet homme ! disait la jeune fille , mais je ne le connais pas du tout . — Tu crois que ma fille voudrait pour époux un bandit de ton espèce , s' écria le père . Allons ! hors d' ici au plus vite si tu ne veux pas faire connaissance avec mes poings ! Le bruit de cette voix courroucée commençait à attirer la foule devant la maison . Nagato poussa un sifflement prolongé . — Partiras -tu ! s' écria l' homme du peuple , rouge de colère . Et , au milieu des injures les plus grossières , il leva le poing sur Nagato . — Ne frappe pas celui qui sera ton fils , dit le prince en lui relevant le bras . — Toi , mon fils ? Tu verrais plutôt les neiges du Fousi-Yama se couvrir de fleurs . — Je te jure que tu seras mon beau-père , dit le prince en saisissant l' homme à bras-le-corps . Celui -ci a beau se débattre , Nagato l' emporte hors de la maison . Je m' approche alors de la balustrade et je vois la foule amassée devant la maison s' écarter devant les coureurs qui précèdent un cortège magnifique : musique , bannières , palanquins , le tout aux armes du prince . Les norimonos s' arrêtent devant la maison et Nagato fourre son beau-père dans l' un d' eux , qu' il ferme et cadenasse . Je comprends ce qu' il faut faire , j' empoigne la vieille et je la loge dans un autre palanquin , tandis que Nagato revient chercher la jeune fille . Deux norimonos nous reçoivent et le cortège se met en marche , tandis que la musique retentit joyeusement . Nous arrivons bientôt à une habitation charmante , située au milieu du plus joli jardin que j' ai jamais vu . Tout est illuminé , on entend des orchestres cachés dans les feuillages , des serviteurs affairés courent de ci de là . Qu' est -ce donc que ce ravissant palais ? dis -je à Nagato . — Oh rien , répond-il dédaigneusement , c' est une petite maison que j' ai achetée pour ma nouvelle femme . — Il est fou , pensais -je et va se ruiner complètement , mais cela ne me regarde pas . On nous conduit dans une chambre , où nous revêtons de splendides toilettes , puis nous descendons dans la salle du festin ; là sont réunis tous les jeunes amis de Nagato , Sataké , Foungo , Aki et bien d' autres . Ils nous accueillent par des acclamations extravagantes . Bientôt la fiancée , magnifiquement parée , entre suivie de son père et de sa mère qui trébuchent dans les plis de leurs vêtements de soie . Le père me paraît tout à fait calme , la mère est ahurie et la jeune fille tellement stupéfaite qu' elle tient sa jolie bouche toute grande ouverte . Nagato déclare qu' il la prend pour femme et le mariage se fait . Jamais je n' en vis d' aussi joyeux . Le festin était des plus délicats , tout le monde fut bientôt ivre , et moi comme les autres ; mais je me fis ramener au palais vers trois heures pour me reposer , car je voulais être ce matin au lever du régent . — Cette histoire est la plus folle que je connaisse , dit le prince de Figo . Il n' y a vraiment que Nagato pour savoir conduire une plaisanterie . — Et il s' est vraiment marié ? demanda un autre seigneur . — Très certainement , dit le prince de Toza le mariage est valable , malgré le rang méprisable de la femme . — Chaque jour le prince invente de nouvelles folies et donne de splendides fêtes , il est certain que son immense fortune finira par s' épuiser . — S' il se ruine , cela fera plaisir au régent qui ne l' aime guère . — Oui , mais cela chagrinera le siogoun qui l' aime beaucoup et qui ne le laissera pas manquer d' argent . — Tenez ! s' écria le prince de Toza , voici Nagato qui rentre au palais . Un cortège traversait les jardins , en effet . Sur les bannières , sur le norimono porté par vingt hommes , on pouvait voir les armes du prince : une ligne noire surmontant trois boules en pyramide . Le cortège passa assez près de la vérandah qui abritait les seigneurs , et par les portières du norimono ils aperçurent le jeune prince assoupi sur les coussins . — Il ne viendra certes pas au lever du régent , dit un seigneur , il risquerait de s' endormir sur l' épaule d' Hiéyas . — Nagato ne vient jamais saluer Hiéyas , il le déteste profondément , c' est son ennemi déclaré . — Un pareil ennemi n' est guère à craindre , dit le prince de Toza . Au retour de ses folies nocturnes , il n' est capable que de dormir . — Je ne sais si cela est l' avis du régent . — S' il pensait autrement , supporterait-il de lui des injures propres à le faire condamner au hara-kiri [ 1 ] . Si le prince est encore vivant , c' est à la douceur d' Hiéyas qu' il le doit . — Ou à la protection pleine de tendresse de Fidé-Yori . — Sans doute Hiéyas n' est magnanime que par égard pour le maître , mais s' il n' avait que des ennemis de l' espèce de Nagato , il s' estimerait heureux . Pendant que les courtisans s' entretenaient ainsi en attendant son réveil , Hiéyas , levé depuis longtemps , se promenait à grands pas dans sa chambre , inquiet , agité , portant sur son visage soucieux des traces d' insomnie . Un homme était près du régent , adossé à une muraille ; il le regardait aller et venir ; cet homme était un ancien valet d' écurie nommé Faxibo . Les palefreniers jouissaient d' une assez grande considération depuis l' avènement au pouvoir de Taïko-Sama qui était à l' origine un palefrenier . Faxibo possédait mieux que personne la confiance du régent qui n' avait rien de caché pour lui et pensait tout haut en sa présence . À chaque instant Hiéyas soulevait le store d' une fenêtre et regardait dehors . — Rien , disait-il avec impatience , pas de nouvelles c' est incompréhensible . — Patiente encore quelques instants , disait Faxibo , ceux que tu viens d' envoyer sur la route de Kioto ne peuvent être encore revenus . — Mais les autres ! ils étaient quarante et nul ne revient s' il m' a échappé cette fois encore , c' est à devenir fou . — Tu t' exagères peut-être l' importance de cet homme , dit Faxibo . C' est une intrigue amoureuse qui l' attire à Kioto ; il a la tête pleine de folies . — Tu crois cela , et moi je t' avoue que cet homme m' épouvante , dit le régent avec force , en s' arrêtant devant Faxibo ; on ne sait jamais ce qu' il fait ; on le croit ici , il est là ; il déjoue les espions les plus fins : l' un affirme qu' il l' a suivi à Kioto , l' autre jure qu' il ne l' a pas perdu de vue un instant et qu' il n' est pas sorti d' Osaka ; tous ses amis ont soupé avec lui tandis qu' il se battait , en revenant de la Miako [ 2 ] , avec des hommes postés par moi . On croit qu' il dort ou s' occupe de ses amours ; un de mes projets va-t-il s' accomplir , sa main s' abaisse sur moi au dernier instant . Depuis longtemps l' empire serait à nous sans lui ; mes partisans sont nombreux , mais les siens ne sont pas moins forts , et il a pour lui le droit . Tiens , ce plan que j' avais si habilement combiné pour débarrasser , sous une apparence accidentelle , le pays d' un souverain sans talent et sans énergie , ce plan qui faisait tomber le pouvoir entre mes mains , qui l' a fait avorter ? quel était le cocher maudit qui a lancé sur le pont cet infernal attelage ? Nagato ! Lui , toujours . Cependant , ajouta Hiéyas , un autre , un de mes alliés , a dû trahir , car il est impossible que rien ait transpiré de ce projet . Ah ! si je savais le nom du traitre Je me donnerais au moins le plaisir d' une terrible vengeance . — Je t' ai fait part de ce que j' ai pu découvrir , dit Faxibo . Fidé-Yori s' est écrié au moment de l' écroulement : « Omiti , tu as dit vrai ! » — Omiti ! Qu' est -ce qu' Omiti ? Je ne connais pas ce nom . Le régent s' était avancé dans la salle attenant à sa chambre , et qui n' était séparée que par un large store de la vérandah où les seigneurs attendaient son lever . De l' intérieur , ce store permettait de voir sans être vu . Hiéyas entendit prononcer le nom de Nagato ; il s' approcha vivement et fit signe à Faxibo de venir près de lui . Ils entendirent ainsi toute la narration du prince de Toza . — Oui , murmurait Hiéyas je l' ai pris longtemps pour un homme aux mœurs dissolues et sans importance politique , c' est pourquoi j' ai d' abord favorisé son intimité avec Fidé-Yori ; combien je m' en repens aujourd'hui que je sais ce qu' il vaut ! — Vous voyez , maître , dit Faxibo , que le prince , sans doute averti de votre projet , n' a pas quitté Osaka . — Moi , je te dis qu' il était à la Miako et n' en est parti que fort avant dans la nuit . — Cependant , le prince de Toza ne l' a quitté lui -même que très tard . — Un de mes espions l' a suivi a Kioto , il y est entré en plein jour et n' en est ressorti qu' au milieu de la nuit . — C' est incompréhensible , dit Faxibo tenez ; le voici qui rentre , ajouta-t-il en apercevant le cortège de Nagato . — Est -ce bien lui qui occupe la litière ? dit Hiéyas en essayant de voir . — Il me semble l' avoir reconnu , dit Faxibo . — C' est impossible , ce ne peut être le prince de Nagato , à moins que ce ne soit son cadavre . À ce moment quelqu'un entra dans la chambre et se prosterna le front contre terre . — C' est mon envoyé , s' écria Hiéyas qui revint vivement dans la première salle , parle vite ; voyons , qu' as -tu appris ? dit-il au messager . — Je me suis rendu à l' endroit de la route que tu m' as désigné , maître tout-puissant , dit l' envoyé . À cet endroit , le chemin est tout couvert de morts . J' ai compté quarante hommes et quinze chevaux . Des paysans étaient groupés autour des morts ; ils les palpaient pour voir s' il ne leur restait pas un souffle de vie d' autres poursuivaient des chevaux blessés qui couraient à travers les rizières . J' ai demandé ce qui s' était passé on m' a dit qu' on ne le savait pas ; on avait cependant vu passer au soleil levant une troupe de cavaliers du divin mikado qui allait du côté de Kioto . Quant aux hommes morts sur le chemin rouge de leur sang , ils portaient tous des costumes sombres , sans aucun insigne , et leur visage était à demi caché par leur coiffure d' après la mode des bandits et des assassins . — Assez ! s' écria Hiéyas , les sourcils froncés . Va-t'en ! L' envoyé se retira ou plutôt s' enfuit . — Il m' a échappé cette fois encore , dit Hiéyas . Eh bien ! c' est moi -même qui le frapperai ; le but que je veux atteindre est assez noble pour que je n' hésite pas à me servir de moyens infâmes pour renverser les obstacles qui se dressent sur mon chemin . Faxibo , ajouta-t-il en se tournant vers l' ancien palefrenier , fais entrer ceux qui attendent . Leur présence chassera peut-être les tristes pressentiments qui m' ont obsédé toute la nuit . Faxibo releva le store et les seigneurs vinrent l' un après l' autre saluer le maître . Hiéyas remarqua que les courtisans étaient moins nombreux que d' ordinaire , il n' y avait là que les princes qui étaient tout dévoués à sa cause et quelques insouciants qui réclamaient une faveur spéciale du régent . Hiéyas , tout en causant avec les seigneurs , s' avança sur la vérandah et regarda au dehors . Il lui sembla qu' un mouvement inaccoutumé emplissait les cours du palais . Des messagers partaient à chaque instant et des princes arrivaient dans leurs norimonos malgré l' heure peu avancée . Tous se dirigeaient vers le palais de Fidé-Yori . — Que se passe-t-il donc , dit-il , d' où vient toute cette agitation , que signifient ces messagers emportant des ordres que je ne connais pas ? Et plein d' inquiétude , il congédia les seigneurs d' un geste . — Vous m excuserez , n' est -ce pas ? dit-il , les intérêts du pays m' appellent . Mais avant que les princes eussent pris congé , un soldat entra dans la chambre . — Le siogoun Fidé-Yori prie l' illustre Hiéyas de vouloir bien se rendre , sur l' heure , en sa présence , dit-il . Et , sans attendre de réponse , il s' éloigna . Hiéyas arrêta les seigneurs prêts à sortir . — Attendez -moi ici , dit-il , je ne sais ce qui se prépare , mais l' inquiétude me dévore . Vous m' êtes dévoués , j' aurai peut-être besoin de vous . Il les salua d' un geste et sortit lentement , le front baissé , suivi seulement de Faxibo . Lorsqu' il entra dans la salle où l' attendait Fidé-Yori , Hiéyas comprit que quelque chose de grave allait s' accomplir . Tous les partisans dévoués au fils de Taïko-Sama étaient réunis dans cette salle . Fidé-Yori portait pour la première fois le costume guerrier et royal que lui seul pouvait revêtir . La cuirasse de corne noire serrait sa taille et de lourdes basques formées de lamelles reliées par des points de soie rouge retombaient sur un large pantalon de brocart serré de la cheville aux genoux dans des guêtres de velours . Il avait un sabre au côté gauche et un autre au côte droit . Trois étoiles d' or brillaient sur sa poitrine , il appuyait sa main sur une canne de fer . Le jeune homme était assis sur un pliant comme les guerriers sous leur tente . À sa droite se tenait sa mère , la belle Yodogimi , toute pale et inquiète , mais splendidement vêtue . À sa gauche le prince de Mayada , qui partageait la régence avec Hiéyas ; mais très vieux , et depuis longtemps malade , ce prince se tenait éloigné des affaires , il surveillait néanmoins Hiéyas , et sauvegardait autant que possible les intérêts de Fidé-Yori . D' un côté les princes : Satsouma , Sataké , Arima , Aki , Issida ; de l' autre les guerriers : le général Sanada-Sayemon-Yoké- Moura , en tenue de combat ; d' autres chefs , Aroufza , Moto- Tsoumou , Harounaga , Moritska et un tout jeune homme , beau comme une femme et très grave , nommé Signénari . Tous les amis du jeune prince enfin , tous les ennemis mortels du régent étaient rassemblés ; cependant Nagato était absent . Hiéyas promena un regard orgueilleux sur les assistants . — Me voici , dit-il , d' une voix très ferme j' attends : que me voulez -vous ? Un silence profond lui répondit seul . Fidé-Yori détourna ses regards de lui avec horreur . Enfin le prince de Mayada prit la parole . — Nous ne voulons de toi rien que de juste , dit-il ; nous voulons simplement te rappeler une chose dont tu sembles avoir perdu la mémoire ; ta mission comme la mienne est accomplie depuis plusieurs mois , Hiéyas , et , dans ton zèle à gouverner l' empire , tu n' y as point pris garde . Le fils de Taïko-Sama est à présent en âge de régner ; ton règne à toi est donc fini , il ne te reste qu' à déposer tes pouvoirs aux pieds du maître et a lui rendre compte de ta conduite , comme je lui rendrai compte de mes actions pendant qu' il était sous notre tutelle . — Tu ne songes pas à ce que tu dis , s' écria Hiéyas , dont le visage s' empourpra de colère ; tu veux apparemment pousser le pays vers sa ruine ? — J' ai parlé avec douceur , reprit Mayada , ne me force pas à prendre un autre ton . — Tu veux qu' un enfant sans expérience , continua Hiéyas sans prendre garde à l' interruption , vienne , avant de s' être exercé d' abord au métier formidable de chef d' un royaume , prendre le pouvoir en mains ; c' est comme si tu mettais un lourd vase de porcelaine entre les mains d' un nouveau-né : il le laissera tomber à terre et le vase se brisera en mil ! e morceaux . — Tu insultes notre siogoun ! s' écria le prince de Sataké . — Non , dit Hieyas , Fidé-Yori lui -même sera de mon avis . Il faut que je l' associe lentement à mes travaux et que je lui indique les solutions possibles des questions pendantes . S' est-il jamais occupé des affaires du pays ? Sa jeune intelligence n' était point mûre encore , et j' ai su lui éviter les ennuis du gouvernement . Moi seul je possède les instructions du grand Taïko et moi seul je puis poursuivre l' œuvre gigantesque qu' il a entreprise . L œuvre n' est pas achevée encore . Donc , pour obéir à ce chef vénéré je dois , malgré ton avis retenir entre mes mains le pouvoir qui m a été confié par lui ; seulement , pour te montrer combien je tiens compte de tes conseils , dès aujourd'hui le jeune Fidé-Yori prendra part aux graves occupations dont jusqu' à présent j' ai porté seul le poids . Réponds , Fidé-Yori , ajouta Hiéyas ; proclame toi -même que j' ai parlé selon ton cœur . Fidé-Yori tourna lentement son visage très pâle vers Hiéyas et le regarda fixement . Puis après un instant de silence , il dit d' une voix un peu tremblante , mais pleine de mépris : — Le bruit qu' a fait le pont de l' Hirondelle s' écroulant devant mes pas m' a rendu sourd à ta voix . Hiéyas pâlit en présence de celui qu' il avait essayé de pousser vers la mort , il était humilié par son crime . Sa haute intelligence souffrait de ces taches de sang et de boue qui rejaillissaient jusqu' à elle ; il les voyait dans l' avenir obscurcir son nom qu' il voulait glorieux , certain que son devoir envers son pays était de garder entre ses mains le pouvoir dont il était digne plus que tout autre ; il éprouvait une sorte de colère d' être obligé d' imposer par la force ce que l' intérêt public eût dû lui demander avec instance . Cependant , décidé à lutter jusqu' au bout , il releva sa tête , un instant courbée sous le poids de pensées tumultueuses , et il promena sur l' assistance son regard fauve et dominateur . Un silence menaçant avait suivi les paroles du siogoun . Il se prolongeait d' une façon pénible ; le prince de Satsouma le rompit enfin . — Hiéyas , dit-il , je te somme au nom de mon maître de déposer les pouvoirs dont tu fus investi par Taïko-Sama . — Je refuse , dit Hiéyas . Un cri de stupeur s' échappa des lèvres de tous les seigneurs . Le prince de Mayada se leva ; il s' avança lentement vers Hiéyas et tira de sa poitrine un papier jauni par le temps . — Reconnais -tu ceci ? dit-il en déployant l' écrit qu' il mit sous les yeux de Hiéyas ; est -ce bien avec ton sang que tu as tracé ici ton nom de traître a côté de mon nom d' homme loyal ? As -tu oublié la formule du serment : « Les pouvoirs que tu nous confies , nous les rendrons à ton enfant à sa majorité , nous le jurons sur les mânes de nos ancêtres , devant le disque lumineux du soleil ? » Taïko s' est endormi tranquille après avoir vu ces quelques lignes rouges ; aujourd'hui , il va se lever de son tombeau , parjure , pour te maudire . Le vieillard , tout tremblant de colère , froissa entre ses mains le serment écrit avec du sang ; il le jeta au visage de Hiéyas . — Mais crois -tu vraiment que nous allons te laisser ainsi dépouiller notre enfant sous nos yeux ? continua-t-il . Crois -tu , parce que tu ne veux pas rendre ce que tu as pris , que nous ne te reprendrons pas ? Les crimes que tu médites ont obscurci ton intelligence , tu n' as plus ni âme ni honneur , tu oses te tenir debout devant ton maître , devant celui que tu as voulu tuer ! — Ce n' est pas seulement à moi qu' il veut arracher la vie , dit Fidé-Yori ; cet homme , plus féroce que les tigres , a fait assassiner cette nuit mon plus fidèle serviteur , mon ami le plus cher le prince de Nagato . Un frisson d horreur parcourut l' assemblée tandis qu' un éclair de joie passait dans les yeux de Hiéyas . — Débarrassé de cet adversaire redoutable , pensa-t-il , j' aurai facilement raison de Fidé-Yori . Comme si elle eut répondu à sa pensée , la voix de Nagato se fit entendre . — Ne te réjouis pas trop vite , Hiéyas , dit-elle , je suis vivant et en état encore de servir mon jeune maître . Hiéyas se retourna vivement et vit le prince qui soulevait une draperie et pénétrait dans la salle . Nagato ressemblait à un fantôme , ses yeux resplendissant dit feu de la fièvre paraissaient plus grands et plus noirs que d' ordinaire . Son visage était si pâle qu' on distinguait à peine le mince bandeau blanc taché de quelques gouttes de sang qui serrait son front . Un frisson douloureux secouait ses membres et faisait trembler un coffret de cristal qui scintillait dans sa main . Le général Yoké-Moura courut à lui . — Quelle folie , prince ! s' écria-t-il ; après avoir perdu tant de sang , et malgré les ordres des médecins , tu te lèves et tu marches ! — Mauvais ami , dit Fidé-Yori , ne cesseras -tu donc point de jouer avec ta vie ? — Je deviendrai l' esclave des médecins pour obéir à l' intérêt peu mérité que vous me portez , dit le prince , lorsque j' aurai accompli la mission dont je suis chargé . Hiéyas , plein d' inquiétude , s' était enfermé dans un mutisme complet ; il observait et attendait tout en jetant souvent un regard vers la porte comme s' il eût voulu fuir . — C' est à genoux que je dois te présenter ce coffret , et c' est à genoux que tu dois le recevoir , dit le prince , car il contient un message de ton seigneur et du nôtre , de celui qui tient son pouvoir du ciel , du Mikado tout-puissant . Nagato se prosterna et remit la cassette au siogoun , qui la reçut en ployant le genou . Hiéyas sentait bien que cette cassette contenait sa perte définitive , et il songeait que , comme toujours , c' était le prince de Nagato qui triomphait de lui . Cependant Fidé-Yori avait déployé le message du Mikado et le parcourait des yeux . Une expression de joie éclairait son visage . Il leva un regard humide vers Nagato , songeant à son tour que c' était toujours par lui qu' il triomphait . — Prince de Satsouma , dit-il bientôt en tendant la lettre au vieux seigneur , faites-nous , à haute voix , la lecture de ce divin écrit . Le prince de Satsouma lut ce qui suit : « Moi , le descendant direct des dieux qui fondèrent le Japon , j' abaisse mes regards vers ta terre et je vois q ' ) e le temps s' est écoulé depuis la mort du fidèle serviteur de ma dynastie Taïko- Sama , que mon prédécesseur avait nommé gêneral en chef du royaume . Le fils de ce chef illustre , qui a rendu de grands services au pays , avait six ans quand son père mourut ; mais le temps a marché pour lui comme pour tous , et il est aujourd'hui en âge de succéder à son père , c' est pourquoi je le nomme a son tour général en chef du royaume . « Dans quelques jours , des hommes du ciel iront lui annoncer solennellement mes volontés , afin que nul ne les ignore . « Maintenant , me reposant sur Fidé-Yori du soin de gouverner , je me replonge dans la mystérieuse absorption de mon rêve extra- humain . « Fait au Daïri , la dix-neuvième année du Nengo-Kai-Tio [ ] . « Go-MiTzou-No . » Il n' y a rien à répliquer à ceci , dit Hiéyas en courbant la tête , le souverain maître a ordonné , j' obéis , je dépose les pouvoirs qui m' ont été confiés et après les insultes que j' ai subies , je sais ce qu' il me reste à faire . Je souhaite que ceux qui ont conduit cette affaire ne se repentent pas un jour de l' avoir vu réussir , et que le pays n' ait pas à gémir sous le poids des calamités qui peuvent fondre sur lui . Il sortit après avoir dit ces mots , et tous les seigneurs joyeux s' empressèrent autour du jeune siogoun et le félicitèrent . — C' est mon ami , mon frère Nagato qu' il faut féliciter , dit Fidé-Yori , c' est lui qui a tout fait . — Tout n' est pas fini , dit Nagato qui paraissait soucieux , il faut signer sur-le-champ la condamnation à mort de Hiéyas . — Mais tu l' as entendu , ami ? il a dit qu' il savait ce qu' il avait à faire , il procède en ce moment au Hara-Kiri . — C' est certain , dit le prince de Satsouma . — Il connaît le code de la noblesse , dit le prince d' Aki . — Oui , mais il méprise ses usages et ne s' y conformera pas dit Nagato . Si nous ne condamnons pas cet homme promptement il nous échappera , et une fois libre il est capable de tout oser . Le prince de Nagato avait déployé un rouleau de papier blanc et tendait un pinceau trempe dans l' encre au siogoun . Fidé-Yori semblait hésiter . — Le condamner ainsi sans jugement ! disait-il . — Le jugement est inutile , reprit Nagato devant tout le conseil , il vient de se parjurer et de te manquer de respect de plus c' est un assassin . — C' est le grand-père de ma femme , murmura le siogoun . — Tu répudieras ta femme , dit Nagato . Hiéyas vivant , il n' y a pas de tranquillité pour toi , pas de sécurité pour le pays . Fidé-Yori prit soudain le pinceau , écrivit la sentence et signa . Nagato remit l' ordre au général Sanada-Sayemon-Yoké- Moura , qui sortit aussitôt . Il revint bientôt , le visage bouleversé par la colère . — Trop tard s' écria-t-il , le prince de Nagato n' avait que trop raison : Hiéyas est en fuite . Sur le rivage de l' océan Pacifique , au faîte d' une colline rocheuse , s' élève la forteresse des princes d' Ovari . Ses murailles , percées de meurtrières , se déploient en suivant les sinuosités du terrain . Elles sont masquées cà et là par des groupes d' arbres et des buissons dont la fraîche verdure contraste heureusement avec les parois déchirées des roches couleur de rouille . De loin en loin se dresse une tour carrée dont la base s' élargit comme le pied d' une pyramide ; un toit aux bords relevés la recouvre . Du sommet de la forteresse la vue est admirable . Une petite baie s' arrondit jusqu' au pied de la colline et offre un abri sûr aux jonques et aux barques qui fendent en tous sens l' eau limpide plus loin , les flots bleus de l' océan Pacifique se déroulent et tracent à l' horizon une ligne rigide , d' un azur plus sombre . Du côté de la terre , les premières ondulations d' une chaîne de montagnes bossellent le sol ; des rochers que la mousse veloute le parsèment , et les hautes collines , par places , sont cultivées jusqu' à leur faîte . D' un mont à l' autre une vallée se creuse , laissant voir un village tapi à l' ombre d' un petit bois , près d' un ruisseau , puis au fond de nouvelles collines ferment la vallée . Une route large et bien entretenue circule entre les mouvements de terrain et passe au pied du château d' Ovari . Cette route , que l' on nomme le Tokaïdo , fut construite par Taïko-Sama ; elle sillonne tout l' empire en traversant les domaines des Daïmios et est soumise uniquement à la juridiction du siogoun . Le prince qui régnait sur la province d' Ovari résidait alors dans son château . Vers la troisième heure après midi , le jour ou Hiéyas s' enfuyait d' Osaka , la sentinelle placée sur la plus haute tour du palais d' Ovari cria qu' elle apercevait une troupe de cavaliers galopant sur le Tokaïdo . Le prince était à ce moment dans une des cours du château , accroupi sur ses talons , les mains appuyées sur ses cuisses ; il assistait à une leçon de Hara-Kiri que prenait son jeune fils . L' enfant , assis sur une natte au milieu de la cour , tenait à deux mains un sabre court non affilé et levait son joli visage naïf , mais déjà grave vers son instructeur , assis en face de lui . Des femmes regardaient du haut d' une galerie , et leurs toilettes faisaient des taches joyeuses sur les teintes claires des boiseries découpées ; des papillons énormes étaient brodés sur leurs robes ou bien des oiseaux , des fleurs ou des disques bariolés , toutes avaient la tête hérissée de grandes épingles en écaille blonde . Elles caquetaient entre elles avec mille minauderies charmantes . Dans la cour , appuyée contre le support d' une lanterne de bronze , une jeune fille , étroitement serrée dans sa robe de crêpe bleu de ciel , dont tous les plis étaient rejetés en avant , fixait son regard distrait sur le petit seigneur ; elle avait à la main un écran sur lequel était peint un colibri . — Tiens le sabre vigoureusement , disait l' instructeur , appuie- le par la pointe au-dessous des côtes du côté gauche , aie soin que le tranchant de la lame soit tourné vers la droite . Maintenant serre bien la poignée dans ta main et pèse de toutes tes forces , puis vivement , sans cesser d' appuyer , ramène l' arme horizontalement vers ton côté droit , de cette façon tu te fendras le corps selon les règles . L' enfant exécuta le mouvement avec une telle violence , qu' il déchira son vêtement . — Bien ! bien ! s' écria le prince d' Ovari en se frappant les cuisses avec ses mains ouvertes , le petit a de l' audace ! En même temps , il leva les yeux vers les femmes penchées hors de la galerie et leur communiqua son impression par un signe de tête . — Il sera brave , intrépide comme son père , dit l' une d' elles . C' est alors que l' on vint prévenir le prince de l' apparition sur la route royale d' un groupe de cavaliers . — Sans doute un seigneur voisin vient me visiter incognito , dit le prince , ou bien ces cavaliers sont simplement des voyageurs qui passent ; en tous cas il n' y a pas eu lieu d' interrompre la leçon . L' instructeur fit alors énumérer à son élève les événements qui obligent un homme de noble race à s' ouvrir le ventre : avoir encouru la disgrâce du siogoun , ou reçu de lui une réprimande en public , s' être déshonoré , s' être vengé d' une insulte par l' assassinat , avoir volontairement ou non laissé échapper des prisonniers confiés à votre garde , et mille autres cas délicats . — Ajoutez , dit le prince d' Ovari , avoir manqué de respect à son père . D' après mon avis , un fils qui insulte ses parents ne peut expier ce crime qu' en accomplissant le Hara-Kiri . Il jeta en même temps aux femmes un nouveau coup d' œil qui signifiait : il est bon d' inspirer aux enfants la terreur de l' autorité paternelle . À ce moment un grand bruit de chevaux piaffant sur les dalles se fit entendre dans une cour voisine , et une voix impérieuse cria : — Qu' on lève les ponts-levis ! qu' on ferme les portes ! Le prince d' Ovari se dressa vivement : — Qui donc commande ainsi chez moi ? dit-il . — C' est moi ! répondit la même voix . En en même temps un groupe d' hommes pénétrait dans la seconde cour . — Le régent s' écria le prince d' Ovari en se prosternant . – Relève ~ toi , ami , dit Hiéyas avec un sourire amer , je n' ai plus droit aux honneurs que tu me rends je suis , pour le moment ton égal . — Que se passe-t-il ? demanda le prince avec inquiétude . — Congédie tes femmes , dit Hiéyas . Ovari fit un signe : les femmes disparurent . — Emmène ton frère , Omiti , dit-il la jeune fille qui avait affreusemenf pâli à l' entrée de Hiéyas . — Ta fille se nomme Omiti ? s' écria celui -ci dont le visage s' empourpra subitement . Oui , maître . Pourquoi cette question ? – Rappelle -la , je te prie . Ovari obéit . La jeune fille revint tremblante , les yeux baissés . Hiéyas la regarda fixement avec une expression de visage effrayante pour qui connaissait cet homme . La jeune fille releva la tête cependant , et l' on put lire dans ses yeux une intrépidité invincible , une sorte de renoncement à soi -même et à la vie . — C' est toi qui nous as trahis , dit Hiéyas d' une voix sourde . — Oui , dit-elle . — Que signifie ceci ? s' écria le prince d' Ovari en faisant un soubresaut . — Cela veut dire que le complot si bien ourdi derrière les murs de ce château , si mystérieusement dérobé à tous , elle l' a surpris et dévoilé . — Misérable s' écria le prince en levant le poing sur sa fille . — Une femme , une enfant , enrayant un projet politique ! reprit Hiéyas . Un vil caillou qui vous fait trébucher et vous précipite à terre , c' est dérisoire ! — Je te tuerai hurla Ovari . — Tuez -moi , qu' importe , dit la jeune fille , j' ai sauvé le roi . Sa vie ne vaut-elle pas la mienne ? Depuis longtemps , j' attendais votre vengeance . — Tu n' attendras plus longtemps , dit le prince en la saisissant à la gorge . — Non , ne la tue pas , dit Hiéyas ; je me charge de son supplice . — Soit , dit Ovari , je te l' abandonne . — C' est bien , dit Hiéyas , qui fit signe à Faxibo de ne pas perdre de vue la jeune fille . Mais laissons ce qui est passé ; regardons vers l' avenir . M' es -tu toujours dévoué ? — En peux -tu douter , maître ? et ne dois -je pas désormais réparer le tort que t' a fait l' un des miens à mon insu ? — Écoute alors un complot vient de m' arracher brusquement le pouvoir . J' ai pu échapper à la mort qui m' attendait et j' ai fui me dirigeant vers ma principauté de Micava . Tes domaines sont situés entre Osaka et ma province , ta forteresse domine la mer et elle peut barrer le chemin aux soldats venant d' Osaka , c' est pourquoi je me suis arrêté ici pour te dire d' assembler tes troupes le plus promptement possible et de mettre le pays en état de défense . Ferme le château fort . Je resterai ici où je suis à l' abri d' un coup de main , tandis que mon fidèle compagnon Ino- Kamo-No-Kami ( Hiéyas désigna un seigneur de sa suite , celui -ci salua profondément le prince d' Ovari qui lui rendit son salut ) gagnera le château de Micava , fortifiera toute la province et donnera l' alarme à tous les princes mes alliés . — Je suis ton esclave , maître dispose de moi . — Donne donc sur-le-champ des ordres à tes soldats . Le prince d' Ovari s' éloigna . Des serviteurs firent entrer les hôtes de leur maître dans des salons frais et aérés ; ils leur servirent du thé , des sucreries et aussi un léger repas . Bientôt Ino-Kamo-No-Kami prit congé de Hiéyas qui lui donna ses dernières instructions , et emmenant avec lui deux des seigneurs qui les avaient accompagnés , il remonta à cheval et quitta le château . Hiéyas appela Faxibo . Celui -ci était occupé à dévorer un gâteau au miel , tout en ne quittant pas des yeux Omiti , assise dans un coin de la salle . — Saurais -tu te déguiser au point de n' être pas reconnu ? lui demanda-t-il . — Au point que toi -même ne me reconnaîtrais pas , dit Faxibo . — Eh bien ! demain matin , tu retourneras à Osaka et tu t' arrangeras de façon à savoir ce qui se passe au palais . D' ailleurs tu voyageras avec une femme . Hiéyas se pencha à l' oreille de l' ancien palefrenier et lui parla bas . Un mauvais sourire effleura les lèvres de Faxibo . — Bien ! bien ! dit-il , demain au jour je serai prêt à partir . Dans un des faubourgs d' Osaka , non loin de la plage qui laisse glisser vers la mer la pente lisse de son sable blanc , s' étendait un vaste bâtiment dont les toitures , de hauteurs inégales , dépassaient le niveau des habitations environnantes . La façade de cette maison s' ouvrait largement sur une rue populeuse , toujours encombrée et pleine de tumulte . Le premier étage montrait de grandes fenêtres fermées par des stores de couleurs vives , fréquemment projetés en avant sous la poussée que leur imprimaient des jeunes femmes curieuses , dont on entendait les éclats de rire . À l' angle des toits flottaient des banderoles et pendaient de grosses lanternes en forme de losange , le rez-de-chaussée était formé d' une large galerie ouverte sur la rue et protégée par un toit . Trois grands caractères noirs sur un panneau doré , formaient l' enseigne de l' établissement , elle était ainsi conçue : À l' aurore . Thé et saké . Vers le milieu du jour la galerie est encombrée de consommateurs ; ils sont assis , les jambes repliées , sur la natte qui couvre le plancher , ils boivent du saké , ou cachent leur visage dans le nuage de vapeur qui s' élève de la tasse de thé sur laquelle ils soufflent . Des femmes coquettement vêtues , fardées avec soin , circulent gracieusement entre les groupes , transportant la boisson chaude . Au fond l' on aperçoit les fourneaux fumants et de jolies porcelaines rangées sur des étagères de laque rouge . À chaque instant , des passants , des porteurs de cangos , des hommes chargés de fardeaux , s' arrêtent un moment , demandent à boire et repartent . Quelquefois c' est une dispute qui prend naissance devant l' auberge et dégénère en combat , au grand plaisir des consommateurs . Voici justement un colporteur qui vient de heurter un marchand de poulpes et de coquillages , la corbeille qui contenait le poisson est renversée et toute la pêche , souillée de poussière , gît sur le sol . Les injures pleuvent de part et d' autre , la circulation est interrompue , la foule s' amasse ou prend parti pour l' un ou pour l' autre des adversaires , et bientôt deux camps sont prêts à en venir aux mains . Mais de tous côtés les assistants crient : Le câble ! le câble ! pas de combat ; qu' on aille chercher un câble . Quelques personnes s' éloignent en courant , entrent dans plusieurs maisons et finissent par trouver ce qu' elles cherchent , elles reviennent avec une grosse corde . Alors les spectateurs se rangent le long des maisons laissant la place libre à ceux qui veulent lutter . Ceux -ci saisissent la corde a deux mains , ils sont quinze d' un côté et quinze de l' autre , et se mettent à tirer de toutes leurs forces . La corde se tend , frissonne , puis demeure immobile . — Courage ! tenez ferme ! ne tâchez pas ! crie-t -on de tous côtés . Cependant , après avoir longtemps lutté contre la fatigue , un des partis abandonne brusquement la corde . Les vainqueurs tombent simultanément , les uns sur les autres , les jambes en l' air , au milieu des cris et des éclats de rire de la foule . Néanmoins on se porte à leurs secours , on les aide à se relever , puis la réconciliation des deux camps ennemis va se sceller par des libations de saké . L' auberge est envahie , et les servantes ne savent plus que devenir . À ce moment un vieillard qui tient une jeune fille par la main parvient à arrêter au passage une servante de l' auberge et à la retenir par sa manche . — Je voudrais parler au maître de l' établissement , dit-il . — Vous choisissez bien le moment , dit la servante en éclatant de rire . D' un geste brusque , elle se dégage et s' éloigne sans écouter davantage le vieillard . — J' attendrai , dit-il . On défonce un tonneau de saké , et les joyeux buveurs causent et rient bruyamment . Mais tout à coup le silence s' établit , on a entendu le son clair d' une flûte et les vibrations d' un instrument à cordes . Cette musique vient des appartements d' en haut . — Écoutez ! écoutez ! dit -on . Quelques passants s' arrêtent et prêtent l' oreille . Une voix de femme se fait entendre . On distingue nettement les paroles de la chanson . « Lorsque Iza-Na-Gui fut descendu sur la terre , sa compagne , Iza-Na-Mi , le rencontra dans un jardin . « — Quel bonheur de voir un aussi beau jeune homme , s' écria- t-elle . « Mais le dieu , mécontent , répondit : « — Il n' est pas convenable que ce soit la femme qui ait parlé la première . Reviens à ma rencontre . « — Ils se quittèrent et se rejoignirent de nouveau . « — Quel plaisir de rencontrer une aussi jolie fille ! dit alors Iza-Na-Gui . « — Lequel des deux a parlé le premier ? » La voix se tut . L' accompagnement se prolongea quelques instants encore . Une discussion s' établit parmi les buveurs . Ils répondaient à la question posée par la chanteuse . — C' est le dieu , qui a été salué d' abord , disaient les uns . — Non ! non ! c' est la déesse criaient les autres . La volonté du dieu a annulé le premier salut . — L' a-t-il annulé ? — Sans doute ! sans doute ! Ils ont recommencé comme si rien n' avait eu lieu . — Ce qui n' empêche que ce qui a été a été , et que la femme a parlé la première . La discussion menaça de s' envenimer mais tout se termina par un plus grand nombre de tasses vidées . Bientôt la cohue s' éclaircit , et l' auberge redevint paisible . Une servante aperçut alors le vieillard appuyé contre une colonnette et tenant teneurs la jeune fille par la main . — Vous-voulez du thé ou da saké ? demanda-t-elle . — Je veux parler au chef de la maison , dit l' homme . La servante jeta un regard sur le vieillard . Il avait la tête couverte d' un grand chapeau de jonc tressé , pareil au couvercle d' un panier rond ; son costume , très usé , était en cotonnade brune ; il tenait à la main un éventail sur lequel était indiquée la route à suivre de Yédo à Osaka , la distance d' un village à l' autre , le nombre et l' importance des auberges . La servante regarda la jeune fille . Celle -ci était pauvrement vêtue . Sa robe , d' un bleu passé , était déchirée et sale . Un morceau d' étoffe blanche , enroulé autour de sa tête , cachait à demi son front . Elle s' appuyait sur un parasol noir et rose dont le papier était arraché çà et là ; mais cette jeune fille était singulièrement belle et gracieuse . — Vous venez pour une vente ? dit la fille d' auberge . Le vieillard fit signe que oui . — Je vais prévenir le maître . Elle s' éloigna et revint bientôt . Le maître la suivait . C' était un homme d' une laideur repoussante : ses petits yeux noirs et louches se laissaient à peine voir entre l' étroite fissure des paupières ridiculement bridées ; sa bouche , très éloignée d' un nez long et anguleux , démeublée de dents et surmontée de quelques poils roides et clairsemés , donnait une expression piteuse et sournoise à son visage marqué de la petite vérole . — Tu veux te débarrasser de cette petite ? dit-il en faisant rouler une de ses prunelles , tandis que l' autre disparaissait à l' encoignure de son nez . — Me débarrasser de mon enfant , s' écria le vieillard . Je ne veux me séparer d' elle que pour la mettre à l' abri de la misère . — Malheureusement , j' ai plus de femmes qu' il n' est nécessaire et toutes sont pour le moins aussi jolies que celle -ci . Ma maison est au complet . — Je verrai ailleurs , dit le vieillard en faisant mine de s' en aller . — Ne te presse pas tant , dit l' homme , si tes prétentions ne sont pas exorbitantes nous pourrons nous entendre . — Il lui fit signe de le suivre dans la salle à l' entrée de laquelle il se tenait ; cette salle qui donnait sur un jardin était déserte . — Que sait-elle faire la fillette , voyons ? dit l' affreux louche . — Elle sait broder , elle sait chanter et jouer de plusieurs instruments ; elle peut même composer un quatrain . — Ah ! ah ! est -ce bien vrai ? et quel prix en veux -tu ? — Quatre kobangs . L' aubergiste allait s' écrier « Pas plus » , mais il se retint . — C' est ce que j' allais t' offrir , dit-il . — Eh bien , c' est convenu , dit le vieillard ; je te la loue pour tout ce que tu voudras en faire pendant l' espace de vingt années . L' acheteur se hâta d' aller chercher un rouleau de papier et des pinceaux ; il rédigea le traité que le vieillard signa sans hésiter . La jeune fille gardait une attitude de statue , elle ne jeta pas un regard au vieillard qui feignait d' essuyer une larme en empochant les kobangs . Avant de sortir , il se pencha vers l' oreille de l' aubergiste et lui dit : — Défie -toi d' elle , surveille -la , elle cherchera à s' échapper . Puis il quitta la maison de thé de l' Aurore , et quiconque , lorsqu' il tourna l' angle de la rue , l' eût vu changer de pas en se frottant les mains et dépasser les plus alertes , eût peut-être suspecté l' authenticité de sa vieillesse et de sa barbe blanche . Le prince de Nagato est étendu sur un matelas de satin noir , il enfonce un de ses coudes dans un coussin et livre son autre bras à un médecin accroupi auprès de lui . Le médecin lui tâte le pouls . Au chevet du prince , Fidé-Yori , assis sur une pile de nattes , fixe son regard inquiet sur le visage fripé mais impénétrable du médecin . Une énorme paire de lunettes , aux verres tout ronds et encadrés de noir , donne une expression étrange et comique au visage sérieux du respectable savant . Près de l' entrée de la chambre , Loo est agenouillé , le front penché vers le sol , à cause de la présence du roi ; il s' amuse à compter les brins d' argent qui frangent le tapis . — Le danger est passé , dit enfin le médecin , les blessures sont fermées , et cependant la fièvre persiste pour une cause que je ne puis m' expliquer . — Je vais te l' expliquer , moi , dit le prince eu retirant vivement son bras , c' est l' impatience d' être cloué sur ce lit et de ne pouvoir courir librement au grand air . — Comment , ami , dit le siogoun , lorsque moi -même je viens partager ta captivité , tu es si impatient d' être libre ? — Tu sais bien , cher seigneur , que c' est pour ton service que j' ai hâte de m' éloigner ; le départ de l' ambassade que tu envoies à Kioto ne peut être indéfiniment retardé . — Pourquoi m' as -tu demandé comme une grâce d' être le chef de cette ambassade ? — N ~ est -ce pas mon bonheur de te servir ? — Ce n' est pas là ton seul motif , dit Fidé-Yori en souriant . — Tu fais allusion à mon amour supposé pour Fatkoura , pensa Nagato qui sourit aussi . — Si le prince est raisonnable , s' il fait cesser cette surexcitation qui l' épuise , il pourra partir dans trois jours , dit le médecin . — Merci ! s' écria Nagato , ceci vaut mieux que toutes tes drogues . — Mes drogues ne sont pas à dédaigner , dit le médecin , et tu prendras encore celle que je vais t' envoyer . Puis il salua profondément le roi et son noble malade et se retira . — Ah ! s' écria Fidé-Yori quand il fut seul avec son ami , ton impatience à partir me prouve que l' on ne m' avait pas trompé , tu es amoureux , Ivakoura , tu es aimé , tu es heureux ! Et il poussa un long , un profond soupir . Le prince le regarda , surpris de ce soupir et s' attendant à une confidence , mais le jeune homme rougit un peu et changea de conversation . Tu vois , dit-il en ouvrant un volume qu' il tenait sur ses genoux , j' étudie le livre des lois , je cherche s' il n' a pas besoin d' être épuré , adouci . — Il contient un article que je te conseille de supprimer , dit Nagato . — Lequel ? — Celui qui a trait au suicide mutuel par amour . — Comment est-il donc ? dit Fidé-Yori en feuilletant le livre . Ah ! voici « Lorsque deux amants se jurent de mourir ensemble et s' ouvrent le ventre , leurs cadavres sont saisis par la justice . Quand l' un des deux n' est pas blessé mortellement , il est traité comme assassin de l' autre . Si tous les deux survivent à leur tentative de suicide , ils sont mis aux rangs des réprouvés . » — C' est inique , dit Nagato n' a-t -on pas le droit d' échapper par la mort à une douleur par trop vive ? — Il est une religion qui dit que non , murmura Fidé-Yori . — Celle des bonzes d' Europe ! celle dont tu as embrassé la doctrine , d' après la rumeur publique , dit Nagato en tâchant de lire dans les yeux de son ami . — J' ai étudié cette doctrine , Ivakoura , dit le siogoun , elle est touchante et pure et les prêtres qui l' enseignent se montrent pleins d' abnégation . Tandis que nos bonzes ne cherchent qu' à s' enrichir , ceux -là méprisent les richesses . Et puis , vois -tu , je ne puis oublier la scène terrible à laquelle j' assistai autrefois , ni le courage sublime des chrétiens subissant les horribles tortures que mon père leur fit appliquer . J' étais enfant alors , on me fit assister à leur supplice pour m' enseigner , disait -on , comment il fallait traiter ces gens -là . C' était près de Nakasaki , sur la colline . Ce cauchemar troublera toujours mes nuits . Des croix étaient plantées sur les pentes en si grand nombre , que la colline semblait couverte d' une forêt d' arbres morts . Parmi les victimes , auxquelles on avait coupé le nez et les oreilles , marchaient trois jeunes enfants , il me semble les voir encore , défigurés , sanglants , qui montrèrent une intrépidité étrange devant la mort . Tous les malheureux furent attachés sur des croix et on leur perça le corps avec des lances ; le sang ruisselait , les victimes ne se plaignaient pas ; en mourant , elles priaient le ciel de pardonner à leurs bourreaux . Les assistants poussaient des cris affreux , et moi , tout effrayé , je criais avec eux et je cachais mon visage sur la poitrine du prince de Mayada qui me tenait dans ses bras ; bientôt , malgré les soldats qui les repoussaient et les frappaient de leurs lances , les spectateurs de cette horrible scène se précipitèrent sur la colline pour se disputer quelques reliques de ces martyrs , qu' ils laissèrent nus sur les croix . Tout en parlant , le siogoun continuait à feuilleter le livre . — Justement , dit-il avec un mouvement d' effroi , voici l' édit rendu par mon père et ordonnant le massacre : « Moi , Taïko-Sama , j' ai voué ces hommes à la mort , parce qu' ils sont venus au Japon , se disant ambassadeurs , quoiqu'ils ne le fussent pas ; parce qu' ils ont demeuré sur mes terres sans ma permission , et prêché la loi des chrétiens , contrairement à ma défense . Je veux qu' ils soient crucifiés à Nakasaki . » Fidé-Yori arracha cette page et quelques pages suivantes , contenant des lois contre les chrétiens . — J' ai trouvé ce qu' il fallait retrancher de ce livre , dit-il . — Tu fais bien , maître , de couvrir de ta protection ces hommes doux et inoffensifs , dit Nagato , mais prends garde que le bruit qui glisse de bouche en bouche et t' accuse d' être chrétien ne prenne de la consistance et que tes ennemis ne s' en servent contre toi . — Tu as raison , ami , j' attendrai que ma puissance soit fermement établie pour déclarer mes sentiments et racheter autant qu' il me sera possible le sang versé sous mes yeux . Mais je vais te quitter , cher malade , tu te fatigues et le médecin t' a ordonné le repos . Aie patience , ta convalescence touche à sa fin . Le siogoun s' éloigna en jetant à son ami un affectueux regard . Dès qu' il fut sorti , Loo se releva enfin ; il bâilla , s' étira , et fit mille grimaces . — Allons , Loo , dit le prince , va courir un peu dans les jardins , mais ne jette pas de pierres aux gazelles et n' épouvante pas mes canards de la Chine . Loo s' enfuit . Lorsqu' il fut seul , le prince tira vivement de dessous son chevet une lettre enfermée dans un sachet de satin vert ; il la posa sur son oreiller , y appuya sa joue et ferma les yeux pour dormir . Cette enveloppe était celle que lui avait donnée la Kisaki ; il la conservait comme un trésor , et sa seule joie était d' en respirer le léger parfum . Mais , à son grand chagrin , il lui semblait que , depuis quelques jours , ce parfum s' évaporait ; peut-être , habitué à le respirer , ne le sentait-il plus aussi vivement . Tout à coup le prince se redressa il songeait qu' à l' intérieur de l' enveloppe , ce parfum si subtil , si délicieux s' était sans doute mieux conservé . Il rompit le sceau qu' il n' avait pas encore touché , croyant que l' enveloppe était vide ; mais , à sa grande surprise il en tira un papier couvert de caractères . Il poussa un cri et essaya de lire , mais en vain . Un voile rouge frissonnait devant ses yeux , le sang sifflait à ses oreilles ; il eut peur de s' évanouir et reposa sa tête sur l' oreiller . Il parvint cependant à se calmer et reporta ses yeux sur l' écriture . C' était un quatrain élégamment combiné . Le prince le lut avec une émotion indicible : « Deux fleurs s' épanouissent sur les bords d' un ruisseau . Mais , hélas ! le ruisseau les sépare . « Dans chaque corolle s' arrondit une goutte de rosée , âme brillante de la fleur . « L' une d' elles , le soleil la frappe . Il la fait resplendir . Mais elle songe : pourquoi ne suis -je pas sur l' autre rive ? « Un jour , ces fleurs s' inclineront pour mourir . Elles laisseront tomber comme un diamant leur âme lumineuse . Alors les deux gouttes de rosée pourront se rejoindre et se confondre . » — C' est un rendez -vous qu' elle me donne , s' écria le prince , plus loin , plus tard , dans l' autre vie . Elle a donc deviné mon amour ! elle m' aime donc ! Ô mort , ne pourrais -tu te hâter ? ne pourrais -tu rapprocher l' heure céleste de notre réunion ? Le prince put se croire exaucé , car , se renversant sur les coussins , il perdit connaissance . Dans un adorable paysage au milieu d' un bois touffu , la résidence d' été de la Kisaki élève ses jolies toitures dorées . L' épais feuillage des arbres prodigieusement hauts semble s' écarter à regret pour faire place à ces toits brillants , qui se projettent tout autour du palais et abritent une large vérandah dont le sol est couvert de tapis et jonché de coussins de soie et de satin brodés d' or . La vue ne peut s' étendre bien loin et l' habitation est comme enfermée par la végétation aux fraîches transparences . De sveltes roseaux , couleur d' émeraude , laissent flotter comme des banderoles leurs étroites feuilles qui semblent vouloir se détacher de la tige et dressent un panache argenté et floconneux . Des buissons d' orangers s' épanouissent près des hauts bambous et mêlent leurs fleurs odorantes aux fleurs rouges des cerisiers sauvages . Plus loin , des camélias énormes escaladent les arbres ; à leurs pieds de larges feuilles rouges couvertes d' un fin duvet se déploient auprès de hautes bruyères si délicates , si légères qu' elles semblent des touffes de plumes vertes . Au-dessus de ce premier étage de verdure , les palmiers , les bananiers , les chênes , les cèdres entrecroisent leurs branches et forment un réseau inextricable à travers lequel la lumière filtre , teintée de mille nuances . Un ruisseau glisse lentement sur un lit de mousse épaisse , et son cristal fluide est légèrement troublé par une poule d' eau , au charmant plumage , qui l' effleure en poursuivant une libellule , dont le corps grêle jette des éclats de métal . Mais plus que les fleurs environnantes , plus que le velours de la mousse et les lueurs argentées du ruisseau , les toilettes des femmes qui occupent la vérandah sont brillantes et splendides . La Kisaki , environnée de ses femmes favorites et de quelques jeunes seigneurs , les plus nobles de la cour , assiste à un combat de cailles . À cause de la chaleur , la souveraine porte une robe légère en gaze de soie couleur pigeon des montagnes , nuance de vert qu' elle seule peut porter . Au lieu des trois lames d' or de sa couronne , elle a posé sur sa chevelure trois marguerites aux pétales d' argent . Au-dessus de son oreille gauche , de la tête d' une longue épingle enfoncée dans ses cheveux , pend au bout d' une chaînette d' or une grosse perle d' une rare beauté et parfaitement ronde . La Kisaki , penchée par-dessus la balustrade , suit avec attention la lutte acharnée de deux cailles qui combattent déjà depuis longtemps . Deux jeunes garçons , vêtus d' un costume semblable différent par la couleur , sont accroupis sur les talons en face l' un de l' autre , surveillant le duel des jolis oiseaux , prêts à relever les morts et à mettre en présence de nouveaux combattants . — Combien j' ai peu de chance de gagner , dit un seigneur au visage spirituel , moi qui ai osé parier contre ma souveraine ! — Tu es le seul qui ait eu cette audace , Simabara , dit la Kisaki , mais si tu gagnes , au prochain combat , je suis sûre que tous parieront contre moi . — Il pourrait bien gagner , dit le prince de Tsusima , époux de la belle Iza-Farou-No-kami . — Comment s' écria la Kisaki , suis -je donc si près de perdre ? — Vois , ton champion faiblit . — Courage encore un effort courage , petite guerrière ! dit la reine . Les cailles , les plumes hérissées , le cou allongé , s' arrêtèrent un instant , se regardant immobiles , puis s' élancèrent de nouveau . L' une d' elles tomba . — Ah c' est fini , s' écria la Kisaki se relevant , elle est morte ! Simabara a gagné . Des jeunes filles apportèrent des sucreries et des friandises de toutes sortes , du thé cueilli sur les montagnes voisines , et les jeux cessèrent un instant . Alors un page s' approcha de la Kisaki et lui dit que , depuis quelques minutes , un messager était là , apportant des nouvelles du palais . — Qu' il vienne , dit la souveraine . Le messager s' avança et se prosterna . — Parle , dit la Kisaki . — Lumière du monde , dit l' homme , l' ambassade du siogoun est arrivée . – Ah dit vivement la Kisaki . Et quels sont les princes qui la composent ? — Les princes de Nagato , de Satsouma , d' Ouésougui de Sataké . — C' est bien , dit la Kisaki en faisant un geste pour congédier le messager . Ces seigneurs vont s' ennuyer en attendant le jour de l' audience , continua-t-elle en s' adressant aux princes réunis autour d' elle ; le Mikado , mon divin maître , est avec toutes ses femmes et toute sa cour au palais d' été ; le daïri est à peu près désert . Tsusima , va donc chercher ces princes et conduis -les ici , ils prendront part à nos jeux . Qu' on prépare à leur intention quelques pavillons dans l' enceinte de la résidence , ajouta-t-elle en se tournant vers ses femmes . Les ordres furent transmis à l' intérieur de la maison , et le prince de Tsusima , après s' être incliné profondément , s' éloigna . Le daïri n' était distant du palais d' été que d' une demi-heure de marche , il fallait donc une heure pour y aller et en revenir . — Préparez un nouveau combat , dit la Kisaki . Les oiseliers crièrent les noms des combattants : — L' Ergot-d'Or ! — Le Rival-de-l'Éclair ! — L' Ergot-d'Or , c' est un inconnu , dit la souveraine ; je parie pour le Rival-de-l'Éclair ; je le crois invincible : il a tué Bec- de-Corail , qui avait massacré de nombreux adversaires . Tous les assistants parièrent avec la reine . — S' il en est ainsi , dit-elle en riant , je parie seule contre vous tous ; je m' associe à la fortune de l' Ergot d' Or . La lutte commença : le Rival-de-l'Éclair s' élança avec la vivacité qui lui avait valu son nom . D' ordinaire au premier choc , il mettait son adversaire hors de combat mais , cette fois , il se recula en laissant quelques plumes au bec de son antagoniste qui n' avait pas été atteint . — Bien ! bien ! s' écria-t -on de tous côtés , l' Ergot d' Or débute à merveille ? Quelques seigneurs s' accroupirent sur leurs talons pour suivre le combat de plus près . Les oiseaux se rejoignirent une seconde fois . Mais alors on ne vit plus rien qu' un ébouriffement confus de plumes frémissantes , puis le Rival-de-l'Éclair tomba la tête ensanglantée , et l' Ergot- d' Or posa fièrementune de ses pattes sur le corps de son ennemi vaincu . — Victoire s' écria la Kisaki en frappant l' une contre l' autre ses petites mains couleur de lait . L' Ergot-d'Or est le roi de la journée , c' est à lui que revient le collier d' honneur . Une des princesses alla chercher un écran de laque noire qui contenait un anneau d' or enrichi de rubis et de grains de corail , et duquel pendait un petit grelot de cristal . On apporta la vainqueur à la reine qui , prenant l' anneau entre ses doigts , le passa au cou de l' oiseau . D' autres combats eurent lieu encore mais la Kisaki , singulièrement distraite , y fit à peine attention ; elle prêtait l' oreille aux mille frissons de la forêt , et semblait s' irriter du gazouillement du ruisseau qui l' empêchait de percevoir distinctement un bruit très faible et lointain . C' était peut-être le heurt léger des sabres passés à la ceinture d' un seigneur , l' écrasement du sable des allées sous des pas nombreux , le claquement brusque d' un éventail qu' en ploie et qu' on déploie . Un insecte , un oiseau qui passait faisaient évanouir ce bruit à peine saisissable . Cependant , il s' affirma bientôt ; tout le monde l' entendit . Des murmures de voix s' y mêlaient . — Voici les ambassadeurs , dit Simabara . Peu après , on entendit le cliquettement des armes dont les princes se dépouillaient avant de paraître devant la souveraine . Tsusima s' avança de l' intérieur de la maison et annonça les nobles envoyés qui parurent à leur tour et se prosternèrent devant la Kisaki . — Relevez -vous , dit vivement la jeune femme , et apprenez les lois qui régissent notre petite cour des fleurs . L' étiquette cérémonieuse en est bannie , j' y suis considérée comme une sœur aînée . Chacun est libre et à l' aise et n' a d' autre occupations que d' imaginer des distractions nouvelles , ici le mot d' ordre est gaieté . Les seigneurs se relevèrent , on les entoura et on les questionna sur les récents événements d' Osaka . La Kisaki jeta un rapide regard sur le prince de Nagato ; elle fut frappée de l' air de faiblesse empreint dans toute la personne du jeune homme ; mais elle surprit dans ses yeux un étrange rayonnement plein de fierté et de joie . — Il a lu les vers que je lui ai donnés , pensa-t-elle . Suis -je folle d' avoir écrit cela ! Elle lui fit signe cependant de s' approcher . — Imprudent , lui dit-elle , pourquoi t' être mis en route si faible , si malade encore ? — Tu as daigné protéger ma vie , divine reine , dit le prince , pouvais -je tarder plus longtemps à venir te témoigner mon humble gratitude ? — Il est vrai que ma prévoyance t' a sauvé de la mort , mais n' a pas réussi à te préserver de blessures terribles , dit la reine ; il semble que tout ton sang ait coulé hors de tes veines . Tu es pâle comme ces fleurs de jasmin . Elle lui montrait une branche épanouie qu' elle tenait entre ses doigts . — Tu as dû souffrir beaucoup , ajouta-t-elle . — Ah ! puis -je t' avouer , s' écria Nagato , que pour moi la douleur physique est un soulagement : il est une autre blessure plus poignante , celle dont je meurs , qui ne me donne pas de repos — Quoi dit la Kisaki en cachant dans un sourire une profonde émotion , est -ce ainsi que tu te conformes à mes volontés ? N' as- tu pas entendu que la gaieté seule règne ici ? Ne parle donc plus de mort ni de tristesse laisse ton âme se détendre au milieu des effluves de cette belle et fortifiante nature . Tu passeras quelques jours ici , tu verras quelle vie champêtre et charmante nous menons dans cette retraite . Nous rivalisons de simplicité avec nos antiques aïeux , les pasteurs , qui , les premiers , plantèrent leurs tentes sur ce sol . Iza-Farou , continua-t-elle en interpellant la princesse qui passait devant la maison , j' ai envie d' entendre des histoires , rappelle nos compagnons et mets fin à leur entretien politique . Bientôt tous les privilégiés admis à l' intimité de la souveraine furent rassemblés . On rentra dans la première salle de l' habitation . La Kisaki gagna une estrade très basse , couverte de tapis et de coussins , et s' y coucha à demi . Les femmes s' installèrent à gauche , les hommes à droite , et aussitôt des serviteurs posèrent à terre , devant chacun un petit plateau d' or , couvert de friandises et de boissons tièdes . Par tous les panneaux ouverts l' air embaumé des bois pénétrait dans cette pièce assez vaste , laquelle était emplie par un demi- jour vert , reflet des arbres voisins . Les murailles étaient merveilleusement décorées : des animaux fabuleux , l' oiseau foo , la licorne , la tortue sacrée se détachaient sur des fonds d' azur , d' or ou de pourpre , et un paravent en émaux cloisonnés couleur turquoise et feuille morte , décrivait ses zigzags derrière l' estrade . Aucun meuble , rien que d' épais tapis , des coussins , des draperies de satin historiées d' oiseaux , brodés dans des cercles d' or . — Je vous déclare tout d' abord , dit la Kisaki , que je ne dirai pas un mot . Je suis prise d' une nonchalance , d' une paresse invincibles . D' ailleurs , je veux entendre des histoires et non en conter . On se récria beaucoup contre cette décision . — C' est irrévocable , dit la reine en riant ; vous n' obtiendrez même pas quelques paroles de flatterie , votre narration achevée . — N' importe ! s' écria Simabara , je vais raconter l' histoire du loup changé en jeune fille . — C' est cela ! c' est cela ! s' écrièrent les femmes ; le titre a notre approbation . — Un vieux loup . — Ah ! il est vieux , ce loup ? dit une princesse avec une moue dédaigneuse . — Vous savez bien que pour donner asile à une âme humaine , un animal doit être vieux . — C' est vrai ! c' est vrai ! cria-t -on , commence ! — Un vieux loup , reprit Simabara , habitait dans une grotte , près d' une route très fréquentée . Ce loup avait un appétit insatiable , il sortait donc souvent de sa caverne , s' avançait au bord du chemin et happait un passant . Mais cette façon d' agir ne fut nullement du goût des voyageurs , ils cessèrent de passer par cette route et peu à peu elle devint tout à fait déserte . Le loup médita profondément et chercha le moyen de faire cesser cet état de choses . Tout à coup il disparut et on le crut mort . Quelques audacieux se risquèrent sur le chemin , ils virent alors une belle jeune fille qui leur souriait . — Voulez -vous me suivre et venir vous reposer dans un lieu frais et charmant ? leur dit-elle . On n' eut garde de refuser , mais dès qu' elle fut loin de la route , la jeune fille redevint un vieux loup et croqua les voyageurs ; puis il reprit sa forme gracieuse et retourna au bord de la route . Depuis ce temps il n' est pas un voyageur qui ne soit tombé dans la gueule du loup ! Les princes applaudirent fort à cette histoire ; mais les femmes se récrièrent . — Cela veut dire que nous sommes des pièges dangereux cachés par des fleurs , dirent -elles . — Les fleurs sont si belles que nous ne verrons jamais le piège , dit le prince de Tsusima en riant . — Allons , dit la reine , Simabara boira deux tasses de saké pour avoir blessé les femmes . Simabara vida les tasses gaiement .