Fleurs d' Orient Judith Gautier Armand Colin , Paris , 1893 FLEURS D' ORIENT Le Nil coulait lentement , dans le silence de la nuit , entraînant le reflet brisé des larges étoiles qui tachaient l' éther obscur du ciel . Et , pareille à un autre fleuve , une caravane , profitant de la fraîcheur nocturne , cheminait en bon ordre sur l' une des rives . Parfois , un cri s' élevait , activant l' allure d' une bête de somme ; le claquement d' un fouet déchirait le silence , et le rythme d' un trot momentané sonnait sourdement sur le sable . La caravane voulait entrer à Oph , la ville royale des Pharaons , avant le lever du soleil ; elle se hâtait , mais déjà le ciel blémissait , les étoiles s' effaçaient une à une ; les objets apparaissaient , sans couleur encore , mais découpant leurs silhouettes noires sur l' atmosphère éclaircie . Les chameaux , cambrant leur long col et balançant leurs têtes aux lèvres pendantes , les ânes , disparaissant à demi sous leurs charges et harcelés par leurs conducteurs , les chariots , tirés péniblement par de grands bœufs qui mugissaient par instants , se dégageaient de plus en plus de l' ombre . Bientôt les ibis roses , qui dormaient un pied dans l' eau , fouettèrent l' air de leurs grandes ailes et étirèrent leurs membres ; des gypaètes s' envolèrent avec des cris aigus , le Nil s' éclaira , en même temps que le ciel , et un faisceau de rayons d' or jaillit de l' horizon oriental . Alors , la caravane s' arrêta , tous les hommes se prosternèrent , la face tournée vers l' Orient , et , se répondant les uns aux autres , entonnèrent l' hymne matinal . « Ô Ra ! Seigneur du rayonnement , brille sur la face d' Osiris ! « Qu' il soit adoré au matin et qu' il se couche le soir ; que son âme sorte avec toi hors de la nuit ; qu' il vogue dans ta barque ; qu' il aborde dans l' arche ; qu' il s' élève dans le ciel ! « Salut à toi , Ra Haremku Khepra ! qui existes par toi -même ! Splendide est ton lever à l' horizon ; les deux mondes s' illuminent de tes rayons ; le diadème du midi et le diadème du nord sont sur ton front . « Je viens à toi , je suis avec toi pour voir ton disque chaque jour . Je ne suis pas enfermé , je ne suis pas repoussé . Mes membres se renouvellent à l' éclat de tes beautés , car je suis un de tes favoris sur la terre . « Salut à toi , qui brilles à l' horizon le jour , et qui parcours le ciel , uni à la déesse Ma . Tous les hommes se réjouissent de te voir marchant vers eux ; dans ton mystère ils prospèrent , ils progressent , ceux qui sont éclairés de tes rayons . « Ô inconnu ! Incomparable est ton éclat ; tu es le pays des Dieux ! On voit en toi toutes les couleurs de l' Arabie ! « Ô soleil , qui n' as pas de maître ! Grand voyageur à travers l' espace ! Les millions et les centaines de mille lieues , en un instant tu les parcours ; tu disparais et tu subsistes , ô Ra qui te lèves à l' horizon ! « Gloire à toi , qui brilles dans le Nun , qui as illuminé les deux mondes le jour où tu es né , enfanté par ta mère de sa propre main ; tu les illumines , tu les divinises , grand illuminateur qui brilles dans le Nun ! » Tandis que tous étaient agenouillés et glorifiaient le resplendissant soleil , en tendant les bras vers lui , un jeune homme dont le costume était différent de celui de ses compagnons et qui semblait d' une condition au-dessus de la leur , demeura debout et ne prit point part à la prière . Un sourire empreint d' un vague mépris errait même sur ses lèvres , lorsque ses yeux s' abaissaient vers le groupe prosterné et pieux ; alors , relevant le front , il fixait son regard clair sur le soleil , et en supportait l' aveuglante clarté d' un air de défi et d' orgueil . Bien qu' il eût l' aspect d' un maître , ce beau jeune homme ne semblait pas commander aux gens qui formaient la caravane . C' étaient des marchands qui colportaient du natrum , de la myrrhe , de la poudre de santal et toutes sortes d' aromates et de plantes médicinales , et qui quelquefois aussi , par occasion , revendaient des esclaves . Lorsqu' il plut aux marchands de se remettre en marche , le jeune homme marcha parmi eux sans se plaindre , bien qu' il parût très las et peu accoutumé à la fatigue . Bientôt les pointes roses des obélisques se dressèrent dans la pureté du ciel ; les murailles , les portes , les palais d' Oph la Grande se montrèrent des deux côtés du fleuve , et la caravane entra dans la ville qui commençait à s' éveiller . Le jeune étranger , stupéfait de la magnificence du tableau qui se présentait à lui , regardait avec une admiration croissante Oph , qui resplendissait superbement au soleil levant . — Dieu de mes pères ! s' écria-t-il , extasié , jamais pareille merveille n' a frappé mes yeux . Mon chagrin s' adoucit devant cette splendeur . Je me confie à toi , Dieu d' Abraham ! Et j' entre sans crainte dans cette ville où je serai esclave , car tes desseins sont impénétrables . Quelques heures plus tard , l' étranger fut vendu sur la place publique , et celui qui l' acheta était Putiphar , ministre du Pharaon . — Comment te nommes -tu ? demanda-t-il à son nouvel esclave , en l' emmenant avec lui dans son char . — Je suis Joseph , fils de Jacob , et je ne suis pas né en servitude . — Mon joug te sera léger ou pesant selon tes mérites , dit Putiphar . Je suis un maître doux et humain , mais sévère , s' il le faut , et plein de justice . Le char entra bruyamment dans la cour de la somptueuse maison de Putiphar , les serviteurs s' empressèrent autour du maître et continrent les chevaux impatients , couverts d' écume . Attirée par le tumulte de l' arrivée , une femme parut sous le portique du palais , accompagnée d' un groupe de servantes qui portaient des éventails de plumes emmanchées à des hampes d' or . Elle se tint au haut des marches , se détachant lumineusement sur le fond plus sombre du portique , et sourit à Putiphar qui lui fit un signe de la main . Cette femme était belle et jeune encore . Son visage un peu large , aux pommettes accentuées , à la bouche épaisse et pourprée , aux yeux énormes agrandis encore par deux lignes d' antimoine , avait une excessive fraîcheur de vie ! Un morceau d' étoffe cannelé et traversé de fils d' or était disposé sur son front et le long de ses joues , comme la coiffure des sphinx . Un pectoral de pierreries brillait sur sa poitrine ; ses bras ronds et bruns étaient cerclés aux poignets et aux épaules par des bracelets d' émaux : sa robe , nouée sous le sein et bridant un peu sur les hanches , était d' une étoffe de lin à rayures obliques , bleues , vertes et noires . — Repose -toi aujourd'hui , dit Putiphar à Joseph ; demain je t' établirai dans tes fonctions . Et il monta les marches en entourant d' un bras la taille de sa femme , qui se pencha vers lui et lui dit à l' oreille , en regardant Joseph à la dérobée : — Quel est donc cet étranger ? — C' est un esclave d' Arabie , dit Putiphar . Je l' ai acheté aujourd'hui même . Un mois s' était à peine écoulé , et Joseph était devenu l' intendant de Putiphar ; tout prospérait sous sa direction ; le Maître avait pris son esclave en grande amitié et lui donnait toute sa confiance . Dans l' appartement des femmes , délicieusement frais et embaumé , ouvrant sur une cour intérieure , dont le centre creusé en bassin est plein d' une eau limpide , Zuleïka , l' épouse de Putiphar , a réuni tout un groupe caquetant de nobles amies . Les piliers trapus aux chapiteaux fleuris , peints de couleurs alternées , jettent leurs ombres ; l' eau baise doucement les marches de marbre noir et reflète , en frissonnant , les peintures de la colonnade et des hautes corniches . Toutes ces femmes sont étendues sur des coussins de cuir bleu , gonflés du duvet des fleurs de chardon , les unes à plat ventre , appuyées sur leurs coudes , d' autres renversées , les bras arrondis au-dessus de leur tête , quelques-unes le torse droit et le dos contre un pilier . Seule , Zuleïka est debout et parle avec animation , interrompue fréquemment par un cliquetis de voix claires . En ce moment , ces jolies Égyptiennes parlent toutes à la fois , et le tumulte , qui monte de la cour intérieure , effraie un gypaète perché au sommet d' un pyramidion de granit , et le fait s' envoler , rose sur le ciel d' un bleu profond , avec un cri discordant . — Tu n' entends pas dire qu' il est plus beau que Pentaour , l' œris du Pharaon ? — Nos princes sont les plus beaux du monde , tu ne nous feras pas croire qu' il surpasse ceux dont la vipère royale orne le front . — J' en connais qui n' ont pas un défaut . — J' en ai rencontré qui vous prenaient le cœur à première vue . — Il en est dont on rêve , pour s' être croisé avec leur barque sur le Nil . — Qu' a donc celui -ci de si merveilleux ? — Est -ce l' expression de son regard ? — Est -ce son sourire ? — Est-il très grand ? — Sa voix est-elle séduisante ? Zuleïka se boucha les oreilles des deux mains , en rentrant sa tête dans ses épaules , puis elle s' écria , lorsque le bruit se fut un peu calmé : — Il est plus beau que les princes , plus beau que Pentaour , plus beau qu' Osiris et Horus sur leurs trônes célestes ; sa présence est un enchantement , sa démarche un sortilège , sa voix une musique ; qui l' a vu le revoit sans cesse ; son regard est un fer rouge qui vous blesse au cœur ... Les jeunes voix éclatèrent de nouveau . — Elle est folle d' amour ! La passion l' aveugle ... — Elle est perdue , on lui a jeté un sort . — Que le grand-prêtre vienne dire les formules magiques . Qu' il se hâte ! — Comment la croire , avec ses yeux éblouis d' amour ? Son bien-aimé est sans doute fort ordinaire . — Peut-être est-il louche et édenté ... — Avec une épaule bossue ... — Et une jambe de travers ... Et les rires s' égrenèrent , comme des gouttes d' eau dans un bassin . L' une des rieuses se leva et , les bras étendus , cria le plus fort qu' elle put : — Si elle veut nous convaincre , qu' elle nous montre cet homme incomparable . — C' est cela ! c' est cela : qu' elle nous le montre ! s' écria toute l' assistance en battant des mains . Celle qu' on interpellait ainsi garda un moment le silence , puis , frappant du pied et relevant le front : — Eh bien , oui , dit-elle , vous le verrez ! Elle appela un esclave et lui parla bas , et l' esclave s' éloigna . Les jeunes femmes se taisaient maintenant , rajustant leurs coiffures et les plis de leurs vêtements , inquiètes de paraître belles à celui qu' on disait si beau . Elles pensèrent aussi à avoir une contenance , un air indifférent et distrait , elles tendirent la main vers des corbeilles en bois odorant , pleines de beaux fruits mûrs , et , prenant des couteaux d' airain , commencèrent à peler lentement les pulpes tendres . Bientôt l' esclave revint ; il souleva une portière de sparterie et s' effaça contre la muraille . Un pas nerveux sonnait sur les dalles . Toutes les jeunes femmes , la bouche entr'ouverte , dardaient leurs regards vers l' entrée . Joseph parut dans le cadre de la porte . De haute taille , fier , malgré l' attitude soumise et réservée qu' il gardait , et , en dépit de son costume modeste , d' une incomparable beauté . Son teint avait un éclat et une transparence dont le charme frappait tout spécialement les yeux accoutumés au bronze des peaux égyptiennes . Sa chevelure souple , bouclée , flottait légèrement jusqu' à son cou , et une barbe naissante mettait des ombres délicieuses autour de sa bouche . Dans le grand silence qui accueillit l' entrée du jeune Hébreu , quelques cris furent étouffés , et plus d' une porta brusquement le doigt à ses lèvres , comme pour sucer une blessure , ou enveloppa vivement sa main dans le pan de sa robe . C' est que les couteaux d' airain , mal dirigés par les belles curieuses , ébahies d' admiration , avaient entamé la chair délicate , au lieu de peler le fruit . Joseph salua en posant sa main sur son cœur , puis sur son front . — J' attends tes ordres , maîtresse , dit-il . — Je n' ai pas d' ordres à te donner , jeune étranger ; c' est une idée qui m' est venue , que tu dois souffrir cruellement , toi né pour commander , d' être esclave loin de ton foyer , et je voulais te demander s' il n' est rien , en mon pouvoir , qui puisse adoucir ta servitude . — Sois louée pour cette compassion , répondit le jeune homme , et rassure ton cœur , je suis heureux , autant que je puis l' être dans mon malheur , grâce à la confiance et à la bonté du maître . — Taire sa blessure n' est pas guérir ; supporter la peine qui pourrait être pire , n' est pas le bonheur . Confie -toi à nous sans crainte et dis-nous tes désirs secrets . Joseph releva ses longs cils , qu' il tenait baissés , et découvrit brusquement la lueur bleue de son regard , singulièrement dominateur . — Je suis dans la main de Dieu , dit-il ; ses desseins sont insondables . Je n' ai rien à désirer dans le présent , et je courbe le front sous les menaces de l' avenir . — L' avenir est-il menaçant ? dit vivement Zuleïka ; que peux- tu redouter , au milieu de nous ? — Par deux fois , un songe m' a averti que de ce palais je roulerai dans un abîme , sans qu' aucune branche puisse s' offrir à ma main pour me sauver ; je me soumets aux volontés de Dieu . — Tu crois aux vaines folies des rêves ? — Je sais expliquer les songes , dit Joseph gravement . Et il ajouta : — Permets que je retourne à mon labeur , pour exécuter les ordres du maître . — Va ! dit-elle avec un long soupir . Le jeune homme se recula dans l' ombre de la porte , et la draperie retomba . À quelque temps de là , un jour de chaleur accablante , Joseph se reposait dans le jardin de son maître , sous une touffe de mimosas , près d' un bassin de marbre rose . Il regardait , rêveusement , un ibis immobile au bord du bassin et qui semblait taillé dans la pierre , tant la couleur de son plumage se confondait avec le ton de chair du marbre . Tout à coup il fut tiré de sa rêverie par un pas léger qui froissait le sable . Il leva la tête et vit la femme de son maître qui dirigeait sa promenade vers le lieu où il était assis . Elle s' approcha de lui , avant qu' il eût eu le temps de se lever , et le salua d' un sourire . — Tu songeais à ton pays , jeune étranger , dit-elle ; bien que tu sois presque le maître ici , tu regrettes la liberté ? — Je ne regrette rien , auprès d' un maître tel que le mien , dit Joseph . — Mais , sans doute , tu as laissé là-bas quelque amour nouvellement éclos , et ton cœur est loin de nous ? — Aucun amour ne rappelle mon souvenir vers mon pays , dit- il . — Je gagerais alors , s' écria-t-elle avec un sourire de joie , que bien des femmes se consument pour toi et gémissent de ton absence . Puis elle ajouta plus bas , en le regardant avec tendresse : — Il me semble , à moi , que si tu t' en allais , je mourrais de tristesse . Ne plus voir ton regard d' épervier , ni ta bouche qui semble une fleur humide , ni ton corps souple qui se meut avec tant de grâce , cela est hors de mon pouvoir . Avec toi , ma vie s' en irait . Joseph rougit à ce discours qui le surprit et l' embarrassa . Elle se méprit à son trouble , qu' elle jugea l' émotion d' une joie inattendue , et elle approcha vivement ses lèvres de l' oreille de Joseph . — Aime -moi , dit-elle ; moi , je t' aime déjà de toute mon âme . Je te ferai une vie délicieuse , tu seras le maître , le dieu ; c' est moi qui deviendrai l' esclave . Joseph se leva , épouvanté . — Est -ce que cela est possible ? s' écria-t-il , mon maître a en moi toute confiance ; après lui , nul n' est plus grand que moi dans sa maison ; il ne me demande compte de rien , ne me cèle rien ; rien ne m' est interdit , que toi , qui es sa femme ; et je trahirais un tel maître , je commettrais un crime aussi odieux ? Et le jeune esclave s' éloigna , sans vouloir entendre davantage la femme de Putiphar . Depuis ce jour , Joseph évita soigneusement de se trouver seul avec Zuleïka . Lorsqu' il était obligé d' être en sa présence , il ne la regardait jamais , bien qu' elle ne le quittât pas des yeux et poussât des soupirs déchirants . Une fois , il se croisa avec elle sur un escalier du palais ; elle descendait , lui montait . Elle s' avança vivement et saisit les mains de Joseph avant qu' il eût pu s' en défendre . — Regarde -moi , lui dit-elle d' une voix sourde ; vois mes yeux rougis par les larmes , vois mes tempes meurtries par la fièvre ; je pleure tout le long du jour , et la nuit je me tords sur mon lit , comme une couleuvre sur un brasier . Je t' appelle et je t' implore en vain . Tu n' as donc qu' un cœur de tigre dans ta belle poitrine unie comme du marbre ? Putiphar parut au pied de l' escalier ; alors elle laissa Joseph et continua à descendre . Un jour de moisson , tous les serviteurs étaient hors du palais . Joseph entra dans une chambre pour prendre un papyrus qu' il y avait laissé . La femme de Putiphar était dans cette chambre , assise sur un lit très bas . — Tu cherches ton papyrus , dit-elle , le voici . Et elle tendit le rouleau à Joseph . Celui -ci , sans défiance , s' approcha d' elle , pour le recevoir de sa main ; mais alors elle lui jeta ses bras autour du cou , et l' étreignit si violemment contre sa poitrine qu' il ne put se dégager . — Je t' en supplie , ne me fuis pas , s' écria-t-elle , aie pitié de moi , ne sois pas plus cruel que les crocodiles du Nil ! Que t' ai -je fait ? Je t' aime , je me courbe à tes pieds et toi , tu me repousses , tu me tortures . — De grâce , dit Joseph d' une voix ferme , laisse -moi , si tu ne veux pas que j' use de ma force pour me dégager de ton étreinte . Tes bras frêles rompraient dans ma main ; éloigne -toi , je t' en conjure , pour éviter que je te brise . Mais elle ne prit pas garde à ses paroles et se serra plus étroitement contre lui . — Je baiserai au moins une fois cette bouche charmante , dit- elle , en collant ses lèvres sur les siennes . Joseph sentait sa raison lui échapper ; il s' engourdissait , comme un oiseau sauvage manié par une main tiède . Cependant , d' un effort violent , il délia cet enlacement tenace et repoussa loin de lui la femme de son maître . Mais elle se retint à un pan de son manteau . Joseph défit vivement l' agrafe de ce vêtement et , le laissant entre les mains de Zuleïka , il s' enfuit hors de la chambre , hors du palais . L' Égyptienne , ainsi repoussée par un esclave , entra alors dans une colère folle ; elle se roula à terre , se déchira le visage , cria , pleura , se mordit les poings , et jura de se venger . Son mari la surprit dans cet état de fureur . — Qu' as -tu donc ? dit-il . Que t' est-il arrivé ? — Tu le demandes ? dit-elle . Eh bien ! je vais te l' apprendre : sache que cet esclave , que tu chéris tant et que tu as comblé de tant de biens , profitant de l' absence de tes serviteurs , a voulu me faire violence et abuser de moi . Regarde : voici son manteau qui témoigne contre lui . En entendant cela , Putiphar entra dans une colère égale à celle de sa femme ; il brisa plusieurs objets et maudit cent fois sa confiance . Puis il fit rechercher Joseph et , sans vouloir l' entendre , le fit jeter en prison . Trois ans après cet événement , la femme de Putiphar se promenait tristement au bord du Nil avec ses femmes et quelques eunuques . Elle songeait à Joseph , disparu de sa vie , mais qui était sa pensée constante . Elle ne pouvait revenir sur sa vengeance , car il eût fallu avouer qu' elle était la seule coupable ; et elle avait le regret amer de ce temps où du moins elle pouvait le voir tous les jours , respirer le même air que lui . Quelquefois pourtant l' outrage lui remontait au front et elle se réjouissait de la vengeance . Ce jour -là , morne , pâlie , la tête basse , plus écrasée que jamais sous le poids de son vain amour , elle errait lentement au bord du Nil . Tout à coup , un cortège triomphal déboucha d' une rue , et elle s' arrêta machinalement pour le voir passer . Des hérauts marchaient en tête , proclamant les dignités du triomphateur . Pharaon , préféré d' Ammon-Ra , dit : « Puisque Dieu t' a fait connaître les choses mystérieuses , et que tu m' as révélé mes songes , tu seras sur ma maison , et tout mon peuple te baisera la bouche ; moi seul serai plus grand que toi sur mon trône . « J' ai ôté mon anneau de ma main et je l' ai mis dans la tienne , et je t' ai fait revêtir d' habits de fin lin , et je t' ai passé un collier d' or au cou . Tu monteras sur un char magnifique , le plus beau après le mien , et l' on criera qu' on s' agenouille devant toi . « Tu t' appelleras : Tsaphenath-Pahanéa , et je te donne pour femme Ascenath , fille du grand-prêtre d' On . Sans ton ordre , nul ne fera un geste dans tout le pays d' Égypte . » Lorsque le char de triomphe s' avança et que Zuleïka aperçut celui qui le montait , beau , calme , resplendissant de parures , elle reconnut Joseph , l' esclave , qui l' avait méprisée et qu' elle croyait écrasé sous sa vengeance . Ce fut un choc terrible , un éblouissement , une torture et une joie . La honte et le désir lui gonflèrent le cœur à tel point qu' il lui parut se briser , répandre en elle une onde brûlante qui la terrassa . Mais cette brûlure , par sa violence , la purifiait . Elle se sentait , en même temps , anéantie et régénérée . Tandis , qu' affaissée au bord de la route , elle regardait s' éloigner celui qui triomphait sans orgueil , qui avait brillé , aux yeux de tous , comme un flambeau dans la nuit , l' esclave inconnu devenu le maître de l' Égypte , parce qu' il n' avait marché que vers la perfection , elle comprit enfin l' amour véritable ; l' amour hors de la chair , hors de la vie , hors du temps . Elle comprit que si le bien-aimé la fuyait , c' était pour lui montrer la voie , l' entraîner vers les hauteurs célestes , où seulement elle pourrait le joindre , peut-être , après d' innombrables siècles d' efforts , de larmes et de prières , quand elle serait devenue tout clarté et tout amour , qu' elle mériterait enfin de s' abîmer , goutte de lumière , dans l' infinie lumière , parcelle d' amour dans l' amour illimité , qui est le ciel . Le beau jeune homme courait le long du Nil , évitant les obstacles , écartant brusquement ceux qui gênaient son passage , soulevant des murmures , poursuivi quelquefois même par une injure , qu' il ne semblait pas entendre . Il était entré à Memphis au moment où le soleil levant faisait toutes roses , au loin , les pyramides , et il suivait la berge , encombrée de marchandises , de bestiaux , de volailles , d' énormes tas de légumes et de fruits , que l' on débarquait , pour les distribuer , ensuite , aux différents marchés de la grande ville . Le fleuve était tout bariolé de barques , de canges , de radeaux conduits par des hommes au torse nu ; et , à l' approche des débarcadères , c' était une bagarre inextricable , des disputes , des voies de fait , dans lesquelles les rames ruisselantes étaient brandies et retombaient sur les crânes . Parfois , un chargement chavirait , au milieu des imprécations et des rires . Le jeune homme ne prenait garde à rien , léger et agile , il courait toujours , suivi de tous par des regards surpris et inquiets ; un ânier , même , qui poussait devant lui ses bêtes , chargées de peaux de chèvre pleines de vin , s' arrêta , se haussant sur les pointes , pour voir , par-dessus les têtes , si quelqu'un ne poursuivait pas ce fuyard : un voleur peut-être . Quelqu'un le poursuivait en effet , le suivait plutôt , s' efforçant non de l' atteindre , mais de ne pas le perdre de vue . C' était un homme d' un âge déjà mûr , un peu replet , aux mains fines , au visage noble et pensif , qu' en ce moment une expression d' angoisse contractait . Cependant , quand il eut vu celui qu' il ne quittait pas des yeux disparaître à l' angle de l' esplanade du Temple d' Isis , tout haletant , il ralentit sa marche et essuya son visage luisant de sueur dans un pan de sa robe de lin blanc . Il était sûr d' atteindre le jeune homme maintenant , et il semblait rasséréné . En effet , quand il déboucha à son tour sur la place du temple , il vit le fugitif assis sous un groupe de palmiers , le coude au genou , le front dans sa main , et si absorbé qu' il fallut le toucher à l' épaule pour attirer son attention . — Horus , mon frère bien-aimé , pourquoi me fais -tu cette peine ? Le jeune homme , en tressaillant , s' écria : — Aménâa ! tu m' as suivi ! — J' avais cru deviner un projet funeste . Me suis -je trompé ? Horus baissa la tête , silencieux . — Tu voulais mourir ? ... — Je le veux encore ! s' écria-t-il avec véhémence , cet amour me brûle et m' étouffe , il écrase mon cœur comme si la grande pyramide pesait sur lui . Vivre ainsi , c' est mourir cent fois en un jour . Je ne peux plus ... J' ai couru jusqu' au seuil du temple , pour la revoir une dernière fois , afin d' emporter son image dans la Bonne Demeure . — Ah ! méchant ! méchant ! dit Aménâa dont les yeux rougissaient de larmes , c' est ainsi que tu récompenserais toute l' affection que j' ai eue pour toi ? ... N' ai -je pas été le Père et la Mère , trop tôt disparus de ce monde ? N' ai -je pas , pour égayer ta jeunesse , négligé mes plus chers travaux ? Et , pour te conquérir ce jouet d' amour dont le désir t' affolait , ne me suis -je pas privé de sommeil , plongé dans l' étude des grimoires , afin d' arracher aux dieux le secret de la puissance ? ... — Mais voilà , tu n' as pas réussi ! dit Horus en soupirant . — Qu' en sais -tu ? Le jeune homme se leva , les yeux pleins de flamme . — Oh ! parle ! parle ! mon frère ! Scribe Excellent ! Aménâa le fit se rasseoir , se mit à côté de lui , le contemplant . — Tu es prédestiné à l' amour , dit-il , la nature t' a formé pour lui de toutes les grâces , tu ne peux souffrir et vivre que par l' amour ; mais aussi , il émane de toi comme l' arome s' exhale du lotus . Qu' elle te voie , cette princesse , si inaccessible pour toi ; que tes yeux , qui ont la couleur du lapis-lazuli vrai , se lèvent une seule fois sur les siens ; que la fleur mystérieuse de ton sourire éclose pour elle , et , j' en réponds , son cœur sautera d' un bond la distance qui la sépare de toi . — Ton amitié pour moi t' aveugle , dit Horus , et même fût-elle clairvoyante , Tantyris serait-elle touchée par ma souffrance , elle ne pourrait que la partager . Jamais je ne passerai un jour heureux avec elle . L' atteindre seulement est impossible : je serai tué par les gardes , avant d' approcher son ombre sur les dalles . — Tu t' approcheras d' elle sans rencontrer aucun obstacle , dit Aménâa , je réciterai sur toi ... ce que je réciterai de mon grimoire , et tu seras , quelques moments , invisible , pour tout autre que pour elle . — Ah ! mon frère , est -ce bien possible , cela ? ... la voir de tout près ! boire l' air qui l' enveloppe ! entendre sa voix , peut- être ! ... je n' espérais pas une joie si grande avant de mourir . — Il ne s' agit pas de mourir , dit Aménâa avec impatience , écoute bien maintenant ce que tu devras lui dire . Mais Horus n' écoutait plus . Des trompettes et des sistres annonçaient l' arrivée de la princesse Tantyris , fille du pharaon Ousirmari-Sotpouniri , fils du Soleil , Ramsès Miamoun , aimé d' Amonrâ ; elle venait offrir un sacrifice à Isis , la Puissante Mère . Sur son passage , la foule courait , criant la formule de bénédiction : — Vie ! Santé ! Force ! Mais les hérauts faisaient la place libre , devant le palanquin en bois d' ébène orné de peinture d' or , dont les brancards posaient sur les épaules de huit porteurs qui avaient les cheveux coupés en forme de calotte , selon une nouvelle mode éthiopienne , et dans lequel était assise Tantyris , pareille à une divinité . De chaque côté , des serviteurs tenaient les hampes dorées d' écrans roses , en plumes d' ibis , et cent jeunes filles , vêtues de tuniques de gaze blanche , marchant en deux files , accompagnaient la princesse . Des prêtres s' avancèrent , hors de l' ombre des colonnades , d' autres vinrent recevoir l' offrande pour le sacrifice : un taureau , une oie et des outres de vin . Alors la princesse descendit et , suivie des cent jeunes filles , pénétra dans le temple . Horus se glissa jusqu' à un des obélisques qui précédaient le parvis , n' osant pas se croire vraiment invisible ; mais , comme nul ne le remarquait , il s' avança alors sans hésiter et s' adossa à un pilier , tout près de la porte principale du temple . Là , il attendit que , sa prière finie , Tantyris , s' en retournant , passât devant lui . Le cœur gonflé d' émotion , il se remémorait le discours que son frère Aménâa venait de lui apprendre , et , si proche du moment décisif de sa vie , il lui semblait que les minutes tantôt étaient longues comme des années , tantôt s' envolaient dans un vertige . Les trompettes sonnèrent de nouveau , les jeunes filles sortirent du temple et la princesse , après elles , s' avança . Horus fit un pas , s' agenouilla , lui barrant la route . Mais , à la contempler de si près , il oublia son discours , il oublia la terre et le ciel . Elle était vêtue , par-dessus sa tunique de gaze , d' une résille en perles multicolores , coiffée d' un léger casque en plumes de pintade , et l' air , autour d' elle , s' imprégnait d' enivrantes senteurs . — Que fais -tu là , jeune inconnu ? pourquoi m' empêches -tu de passer ? dit-elle d' une voix plus surprise que courroucée . — Ô palme d' Amour ! s' écria-t-il en joignant les mains , ô royale jeune fille , plus superbe que l' épervier des monts du soleil ! tu as empourpré ma vie comme le vin qui se mêle à l' eau , tu l' as embaumée comme un parfum répandu sur une trame , tu la brûles comme la flamme dévore le sarment ... Tantyris se recula dans son orgueil . — Ignores -tu qui tu outrages ? dit-elle , avec une lueur de glaive dans ses longs yeux sombres . Comme celui qui se noie remonte sur l' eau quand il a touché le fond , Horus revint à lui , immergea de l' ivresse , et dit , tout à coup calme et lucide : — Ce que tu es , je le sais . Toutes les richesses , tous les pouvoirs terrestres sont à toi ; et cependant , moi Horus , obscur mortel , frère bien-aimé du magicien Aménâa , je puis te donner plus encore . Aucun prince , aucun roi du monde , certes , n' oserait tenter ce que je veux tenter pour te conquérir . Tandis qu' il parlait , toujours agenouillé , elle penchait la tête vers lui , honteuse d' éprouver un engourdissant plaisir à plonger ses regards dans ces prunelles , couleur du ciel nocturne , qui se levaient vers elle si rayonnantes . — Qu' est -ce donc ? — Je sais en quel lieu du monde est le Livre de Thot , le livre magique , que le Dieu a écrit de sa propre main , et qui place celui qui le possède immédiatement au-dessous des dieux . Deux formules y sont écrites . Si tu récites la première , tu charmeras le ciel , la terre , toute la nature ; si tu lis la seconde formule , tu verras tout le cycle des dieux , dans leurs formes divines , et , même si déjà tu es dans la tombe , tu pourras ranimer ta forme terrestre : — Où donc est-il , ce livre merveilleux ? demanda Tantyris . — Il est dans le sarcophage où repose Noferkephtah , fils du roi Minibphtah ; il l' a conquis à grand'peine , et emporté avec lui dans le tombeau . C' est là que j' irai le prendre , pour te le donner en échange de ton amour , qui vaut pour moi plus que les heures d' éternité . — Je jure par Phtah qu' il en sera ainsi , dit-elle , apporte le livre magique , et tu seras mon époux ! ... Mais que de dangers ! tu périras peut-être ! ... — Je descendrai dans l' Amenti ! s' écria Horus , en se relevant , je braverai toutes les épouvantes de la Région Cachée ; si je péris , mon tourment finira avec moi ; si je triomphe , je te rapporterai le trésor par lequel je serai plus fortuné qu' un Dieu . Il s' éloigna , tournant la tête pour la voir encore , tandis qu' elle oubliait de descendre les degrés et le suivait des yeux , en se disant : — Celui -là , certes , emporte mon cœur , et ce n' est pas le Livre de Thot que je vais attendre avec angoisse et espérance . La nuit bleue et la scintillation des étoiles éclairaient à demi les gorges arides de la nécropole de Memphis , et , bondissant par-dessus les roches éboulées , les chacals s' enfuyaient en faisant claquer leurs mâchoires faméliques , les oreilles dressées à un bruit vivant , au milieu du silence funèbre . Depuis bien des heures déjà , Horus et son frère Aménâa , le Scribe Excellent , erraient dans la ville des morts , lesquels , redoutant par-dessus tout la visite des vivants , cachent leurs demeures . Et ils auraient pu errer ainsi des nuits , des jours et des ans , sans découvrir jamais l' entrée du tombeau qu' ils cherchaient , si Aménâa n' avait tenu entre ses mains un bâton magique . Ils allèrent ainsi , entre les parois crayeuses dont la pâleur blanchissait la nuit , jusqu' au moment où le bâton frissonna , et orienta sa pointe vers un quartier de rocher qui semblait s' être détaché de la montagne . — C' est ici ! dit Aménâa . — Hélas ! s' écria Horus , comment pourrons-nous déplacer cette énorme pierre ? Nos muscles seront rompus avant qu' elle ait seulement oscillé ! — La verge magique centuple ma force , et c' est un levier qui ne rompt pas . Sans effort , Aménâa fit basculer le rocher et découvrit l' entrée du souterrain ; mais , dès qu' ils y eurent pénétré , le rocher retomba , refermant l' ouverture . — Qu' importe ! s' écria Horus . Si nous nous emparons du livre miraculeux , tous les obstacles tomberont devant nous , sinon : que le tombeau nous garde ! Et , intrépide , il marcha , le premier , dans la galerie qui s' enfonçait sous la montagne . Une pénombre étrange , blême , verdâtre et molle , régnait dans cette Région Occidentale , telle , les nuits de lune décroissante , les poissons la voient , peut-être , au fond du Nil . Lointaine , une clameur plaintive et tendre à faire pleurer les plus cruels , soudain s' épandit dans le silence ; un lent et long hurlement , qui semblait traverser des harpes ; un appel douloureux , qui grandit , devint terrible ; puis , s' alanguissant , s' abîma dans un harmonieux sanglot . Aménâa murmura : — C' est Anubis l' aboyeur , le dieu lévrier , gardien des morts . Et tous les simulacres des divinités , peints sur les parois , lentement , tournèrent leurs yeux vers les violateurs de la Bonne Demeure ; tout s' émut au cri d' alarme d' Anubis : les statues secouèrent leurs emblèmes , les éperviers battirent des ailes ; des angles de la haute salle , des femmes , levant leurs bras empennés , s' envolèrent , heurtant les voûtes , dans un effarement . Une rumeur gronda , qui s' enflait , pareille au bruit des grandes eaux . Et les momies , rejetant le couvercle des sarcophages , se soulevaient sur une main et regardaient . Quelques-unes s' asseyaient au bord de la couche funèbre ; d' autres surgissaient du sol , et , déchirant leurs bandelettes , s' enfuyaient ; une foule bientôt tournoya , plaintive , épouvantée et menaçante . Horus , sans hésiter , toujours avançait . Son frère l' avait rejoint , l' embrassait d' un de ses bras , le protégeait à l' aide de la verge magique . Mais , soudain , ils eurent devant eux un lac sinistre , dont l' eau noire semblait du basalte liquide ; un lac fait de tous les venins , de tous les poisons , des fièvres et des pestilences , et sur lequel flottaient une écume livide , des vapeurs mortelles . Alors , tous ceux que les vivants sacrilèges avaient éveillés du grand sommeil , formèrent , derrière eux , comme une muraille qui de plus en plus s' avançait , les poussant vers l' eau putride , vers l' horrible engloutissement . Et les flots se soulevèrent sous une poussée ; Sévek , le crocodile , maître de ce lac , émergea , ouvrit sa mâchoire avide , et la tint béante devant la proie certaine . — Ô ! Aménâa , Scribe Excellent , dit Horus , c' est ici la fin de notre espoir . Me pardonneras -tu , toi dont je cause la mort ? Mais Aménâa se baissa , il prit une poignée de limon qu' il modela entre ses mains . Il lui donna la forme d' un rat de pharaon , l' animal redouté du crocodile . Puis il récita un grimoire sur ce rat , qui devint vivant . Alors il le jeta dans la gueule du monstre , en disant : — Crocodile , gardien du lac , si tu ne m' obéis , ce rat , que j' ai créé , va te dévorer le cœur ! Ce que j' ordonne , voici : sois pour nous un bateau docile qui nous porte sur l' autre rive . Sentant déjà les morsures , le crocodile s' agita , pour rejeter son ennemi ; mais , n' y pouvant parvenir , il vint se ranger le long du bord , comme un bateau docile . Les deux frères montèrent sur le dos squameux et glissant . Ils naviguèrent sur le lac sinistre , tandis que toute la foule déçue des ombres , les voyant s' éloigner , s' agitait dans des torsions de désespoir . Une grande clarté les attira , quand ils furent sur l' autre bord ; ils marchèrent vers elle , et voici : c' était le Livre de Thot , le Livre de toute science , qui rayonnait comme une étoile , et éclairait le tombeau . Horus courut à lui , les mains tendues . Mais Nopherképhtah , le possesseur du trésor , surgit alors de son lit funèbre , et dit , d' une voix lente et morte qui glaçait le cœur : — Que viens -tu faire ? — Je viens le prendre . — Sache que , pour l' avoir dérobé , j' ai été privé de la durée , qui m' était due , des jours terrestres . Malheur à celui qui le possède ! — N' importe , il sera à moi . Nopherképhtah abaissa sa main de momie , il la referma comme un étau sur le bras du jeune audacieux . — Tu ne pourrais pas t' en emparer , dit-il , ose donc le jouer , avec moi , au cinquante-deux . — J' oserai , dit Horus . Alors le mort le lâcha en ricanant . Il poussa entre eux un damier . Et , au fond de la tombe , éclairés par le Livre Magique , ils jouèrent cette partie terrible . Nopherképhtah gagna le premier coup . Aussitôt , il frappa Horus sur la tête , et le fit enfoncer , dans le sol , jusqu' aux genoux . Mais Aménâa vint se placer derrière son frère , il dirigea son jeu , et lui fit gagner le dernier coup . — L' enjeu est à moi , s' écria Horus . Et il porta la main sur le divin livre . Nopherképhtah poussa un cri effrayant ; il devint furieux comme une panthère du Midi , et s' élança sur le sacrilège . Mais Aménâa se jeta devant lui , reçut le choc et soutint la lutte . — Prends le livre , cria-t-il à son frère , sauve -toi , emporte-le , sans plus t' inquiéter de moi . Horus s' empara de l' éblouissant trésor , et s' enfuit , emportant avec lui toute la clarté , tandis qu' avec des soupirs rauques et des râles , le vivant combattait contre le mort , dans les ténèbres du tombeau . Le palais du pharaon était comme une ville dans la grande ville , une merveille parmi les splendeurs . C' était l' heure où le roi se divertissait , égayait son cœur et son esprit , en compagnie des femmes les plus belles du monde . Et , ce jour -là , on avait choisi , pour s' y réunir , les bords d' un lac ravissant , tout fleuri de lotus , aux rives ombreuses et dont l' eau limpide était couleur d' opale , d' ambre et d' émeraude . Sous un kiosque aux légères colonnes de bois multicolore , le pharaon était assis , ayant auprès de lui Nofirouri , la grande épouse royale , et aussi leur fille bien-aimée , Tantyris , la princesse parfaite . Sur le lac , naviguait une barque , qui avait la forme de Pik-ho , le serpent à face étincelante , gardien de la troisième heure du jour , et les rames , en bois d' ébène garni d' or , étaient tenues et manœuvrées par vingt jeunes filles , choisies belles parmi les belles . Elles étaient vêtues de tuniques de gaze , dont la trame légère laissait voir des gorgerins d' émaux et , ceignant les flancs , des baudriers d' or , ornés de pierreries . Sur leurs têtes , fleurissaient des lotus . Le roi prenait plaisir à voir les efforts gracieux des vingt jeunes filles , quand , toutes ensemble , elles pesaient sur les rames , puis les levaient , tout emperlées , hors de l' eau ; à contempler les beaux corps blancs , s' allonger , se pencher ; à regarder la barque filer , virer , revenir . Mais une rumeur , tout à coup , troubla et couvrit la voix des musiques cachées , qui rythmait le mouvement des rames . Poursuivi par les gardes , armés de lances , mais qui n' osaient pas le frapper , un homme s' élança ; et gravissant les marches du kiosque , sans s' émouvoir de la majesté royale , il vint se jeter aux pieds de Tantyris . En reconnaissant Horus , elle poussa un léger cri , et ferma à demi les yeux . Mais le cœur du roi devenait brûlant , ses regards roulaient la mort . La princesse , avant qu' il ait pu maudire , caressante , s' appuya sur son bras et lui dit : — Ô père ! Je t' en prie , ne dis pas de paroles funestes . Voici : j' ai juré , par Phtah , que celui -ci serait mon époux , s' il m' apportait l' Écrit Tout-Puissant , le Livre de Thot , que Nopherképhtah gardait jalousement dans le tombeau . Et vois , entre ses mains , le divin grimoire flambloie , brûle nos yeux . Elle prit le livre , que Horus lui tendait , et le donna à Pharaon . Le roi , tout ému et charmé , tint longtemps le livre avec respect , n' osant l' ouvrir . Puis il dit : — Que d' abord mes Khri-Habi , les magiciens excellents , soient consultés . Et il se fit apporter un coffret d' or pour y enfermer le trésor magique . Pendant ce temps , les beaux fiancés , ne sachant plus dans quel lieu du monde ils se trouvaient , se regardaient avidement , dans une telle plénitude de joie , que le souvenir seul de cette joie aurait suffi à enchanter toute leur existence . Le pharaon avait donné à Horus un palais digne d' un prince royal , avec tous les serviteurs , tous les dignitaires , soldats et richesses que ce rang exige . Dès le lendemain , en grande pompe , on devait lui amener la divine Tantyris , l' épouse qu' il avait conquise . Et ce jour -là s' acheva au milieu des préparatifs des noces , que le roi voulait magnifiques . Quand la nuit fut venue , la princesse , tout étourdie de bonheur , monta dans sa haute chambre , pour se reposer . Sa suivante favorite , Tméni , ce qui signifie l' hirondelle , la dévêtit , lui ôta ses parures , défit sa coiffure aux innombrables tresses , et , lorsqu' elle fut couchée , s' allongea en travers du lit , pour servir de coussin aux pieds charmants de sa maîtresse . Trois musiciennes , jouant de la harpe , de la flûte et des crotales , exécutaient , sourdement , une mélodie languissante et douce , pour endormir la princesse ; mais , d' un geste , elle les congédia , afin de mieux entendre chanter sa rêverie , et de se laisser délicieusement rouler et bercer par les flots de son amour . Alors , dans la salle paisible , confusément éclairée par des lampes voilées , le temps s' écoula . Et vint l' heure funeste des cauchemars et des fantômes . ··············· Brusquement Tantyris s' éveilla , tremblante d' angoisse . Au dehors , un grand bruit d' orage et de tempête , à travers lequel elle croyait distinguer d' affreux cris , qui ne pouvaient être proférés par des bouches humaines . Elle poussa du pied Tméni et voulut l' appeler , mais sa voix s' éteignit dans sa gorge . Sous une rafale , la large fenêtre venait de s' ouvrir toute grande , et , dans les lueurs d' éclairs , une cohue d' êtres , blafards et effrayants , assiégeait l' ouverture et s' engouffrait dans la chambre . Glacée , comme morte , elle sentit qu' on l' enlevait de son lit , qu' on l' emportait à travers l' espace , et , subitement , elle perdit toute conscience d' elle -même . En s' éveillant , elle était encore émue par l' horrible rêve qui avait troublé son sommeil . Mais elle pensa à Horus , au jour heureux qui se levait et , en souriant , regarda autour d' elle . Ô stupeur ! elle était couchée dans le sable , aux pieds d' un colosse de granit , et , tout alentour : le désert ! ... Elle se dressa , éperdue , avec un long cri d' épouvante . C' était donc vrai ? on l' avait arrachée de son lit , de son palais , emportée hors de la ville ? et qui cela ? des spectres ! ... Devenait-elle folle ? ou bien était -ce encore un rêve ? Elle essaya de se calmer , de réfléchir : — On va s' apercevoir de ma disparition , se disait-elle , tout sera en rumeur ; la ville entière me cherchera . Où suis -je , d' abord ? Des degrés entaillaient le piédestal du colosse , elle les gravit et , de la hauteur , regarda . Au loin , dans une brume fumeuse , violette , près du sol , et toute d' or sur le ciel pâle , des obélisques pointaient , des frises de temples se haussaient par-dessus les verdures et le moutonnement infini des maisons . — C' est Memphis , la demeure de Phtah ! s' écria Tantyris , qui descendit rapidement , et se mit à marcher dans la direction de la ville . Longtemps , longtemps , elle marcha , sous le soleil , dans le sable qui brûlait ses pieds nus , souillée de poussière , lasse , lasse à mourir . Elle atteignit enfin une route ; mais , ne sachant plus si ses pas saignants la rapprochaient ou l' éloignaient de Memphis , à bout de courage , elle se laissa tomber sur le rebord du chemin , et se mit à sangloter , la figure dans ses cheveux . Un ânier qui passait , portant au marché deux couffes pleines de figues , s' arrêta devant elle , et lui demanda ce qu' elle avait . La princesse essuya ses larmes , reprenant espoir . — C' est Isis qui t' envoie ! dit-elle , jette là les paniers qui chargent ton âne , et conduis -moi au palais de Pharaon . Tu seras , alors , récompensé de telle façon que tu n' auras plus jamais besoin de retourner au marché . — Tu as bien le ton du commandement , dit le paysan , mais tu n' as guère la mine de quelqu'un qui pourrait tenir de si belles promesses . Par humanité , je te conduirai ; mais , par prudence , je ne jetterai pas mes figues . Il prit les couffes sur son dos , installa Tantyris sur l' âne et , le guidant par la bride , se hâta vers la grande ville . — Voilà le palais du roi . Vie ! Santé ! Force ! dit le paysan , après avoir cheminé plus d' une heure , mais une foule énorme se presse à l' entour ; je ne puis approcher davantage . Tantyris , pleine d' impatience , sauta à terre . — Reviens quand tu voudras , lui cria-t-elle , dis au palais que c' est la fiancée qui t' envoie , et tu seras récompensé . Elle s' enfuit , se glissant à travers la foule , qui faisait la haie , et elle s' élança sur la place libre , sans se soucier des huées dont on la poursuivait . Ayant atteint le portique royal , elle voulut passer , mais les gardes la reçurent la pique haute . Brutalement ils la repoussèrent , la pourchassant , et elle serait tombée sous leurs coups , si un inconnu ne s' était jeté au-devant d' eux et ne l' avait reçue dans ses bras . — Laissez -la , dit-il aux gardes , c' est ma sœur , elle a l' esprit égaré . — Ne voyez -vous pas qui je suis ? criait-elle , ne reconnaissez -vous pas votre princesse royale ? — Taisez -vous , dit l' inconnu en se penchant vers elle , on pourrait vous saisir et vous emprisonner ; alors tout serait perdu . La malédiction , qui poursuit ceux qui possèdent le Livre , pèse sur vous . En entendant cela , Tantyris regarda celui qui lui parlait . Il avait le corps tout lacéré et meurtri , comme si une bête féroce l' avait à moitié dévoré ; mais la douceur de son regard et la noblesse de son visage inspiraient la confiance et le respect . — Qui donc êtes -vous ? dit-elle . — Je suis le scribe Aménâa , le frère de celui qui , par amour pour vous , est descendu dans le tombeau . — Ah ! conduisez -moi vers lui , sauvez -moi ! s' écria-t-elle . — Mon frère ingrat ne me connaît plus , dit-il , il m' a laissé en proie au danger le plus terrible , sans même me donner une pensée . — Il faut lui pardonner , c' est ma faute , j' avais pris tout son cœur ... — Ma vie est à lui , dit Aménâa ; mais j' ai perdu mon pouvoir : la verge magique m' a été ravie . Horus doit maintenant , seul , subir l' épreuve . S' il triomphe , le bonheur pour vous ; sinon , perdus à jamais ! ... Attention ! les musiques résonnent , le cortège nuptial s' avance . — C' est pourtant là une noce qu' on ne peut célébrer sans moi ! dit Tantyris . — Tu le crois , eh bien ! regarde . Et , pâle d' horreur , la princesse vit s' avancer , après les orchestres et les danseuses , portée dans une litière magnifique , une autre Tantyris , toute semblable à elle -même , merveilleusement parée et rayonnante de joie . — Il faut que Horus choisisse entre toi et elle , dit Aménâa . S' il se trompe , tout est fini . Va , cours vers ton père , et qu' Isis vous protège ! Le pharaon , dans un char tout orné d' or , marchait à côté de la fiancée . Tantyris se jeta au-devant des chevaux , qui , effrayés , se cabrèrent , et elle sauta dans le char , s' abattit sur la poitrine du roi . — Père ! père ! cria-t-elle , reconnais ton sang , sauve -moi de toutes ces épouvantes . Celle -ci n' est pas ta fille , c' est un fantôme horrible , qui usurpe ma forme et prend ma place ! — Ma fille ! murmurait le roi , dans quel état ! ... Mais comment se peut-il ? ... Et il regardait tour à tour celle qu' il avait dans ses bras , et la fausse Tantyris , qui se penchait hors de la litière , et disait d' une voix douce et mélodieuse : — C' est sans doute une pauvre folle ; surtout , qu' on ne la maltraite pas . Je ne veux pas de malheureux , le jour de mon bonheur . Horus était sorti de son palais , en grand appareil , et il s' avançait au-devant de sa fiancée . — Viens ! viens ! mon fils , s' écria le roi , voyons si l' amant sera plus clairvoyant que le père . Les Dieux sont irrités contre nous . Ils nous proposent une énigme , dont la solution , à ce que je prévois , peut être terrible . C' est à toi , je pense , de la résoudre . Et Horus , plein d' épouvante , s' écria : — Malheur au possesseur du Livre ! a prédit le mort à qui je l' ai ravi . Ah ! je comprends toute l' horreur de cette vengeance : si je ne devine pas juste , c' en est fait de nous ! Frémissant de crainte , le visage pâle comme l' albâtre , il regardait alternativement les deux princesses , l' une , échevelée , défaite , les yeux pleins de larmes , l' autre , triomphalement belle , sous ses parures , et qui le contemplait avec un sourire enivré . Une angoisse étreignait toute cette foule qui regardait , les respirations s' arrêtaient dans les poitrines oppressées , un silence absolu régnait . Le jeune homme , comme fasciné par le regard , lourd de langueur , qui pesait sur lui , sembla se décider : il fit quelques pas du côté de la litière . Alors , se croyant perdue , Tantyris poussa un sanglot déchirant . Horus s' arrêta , en portant la main à son cœur que cette plainte avait traversé comme la lame d' un glaive . Il courut à elle , la saisit dans ses bras , la serra sur sa poitrine avec délire , lui disant à travers ses larmes : — C' est toi ! c' est toi ! ma bien-aimée ! Comment ai -je pu un seul instant hésiter ? Aussitôt , celle qui était dans la litière , ouvrit la bouche à la largeur d' un grand cri : puis elle disparut , ne laissant à sa place qu' une poignée de cendres . Alors , la foule , trépignant de joie , poussa une longue et formidable acclamation , qui monta vers le ciel , effrayant les oiseaux , et se prolongea jusqu' au moment où le roi , étendant la main , réclama le silence . ··············· — Qu' un sacrifice de gratitude soit offert aux Dieux , qui ont éloigné de nous le malheur , dit-il d' une voix haute , mais le Livre de Thot , voici : nul ne l' ouvrira , nul ne le lira ; qu' il soit replacé dans le tombeau de celui dont il a déjà causé la mort . Les Dieux , très bons , nous ont donné la Puissance , les Richesses , la Beauté et toutes les bonnes choses de la terre ; ils nous ont accordé , même , une grande part du ciel , puisque nous avons l' Amour . Sachons nous contenter de ces dons , et n' éveillons pas les divines colères , en portant une main audacieuse sur le voile de l' inconnu , qu' il n' est permis à nul vivant de soulever . Saba , qui donna son nom au pays des Sabéens , dans l' Arabie méridionale , était arrière-petit-fils de Katan et troisième arrière- petit-fils de Noé . Il fut le quatrième aïeul du roi Zou-Chark , père de la rayonnante Bilkis , la plus illustre des princesses . Bilkis survivait seule de quarante enfants ; elle était merveilleusement belle , d' une intelligence et d' une sagesse rares . À la mort de son père , elle s' empara du trône et se déclara souveraine ; mais une moitié seulement de la nation l' accepta pour reine , l' autre moitié proclama roi un homme brutal et sans esprit , nommé Bnou-ak-el-Milik . Il ne tarda pas à abuser du pouvoir . Tyrannique , débauché , il enlevait les épouses de ses sujets , et les déshonorait . Bien des révoltes éclatèrent contre lui , mais vainement ; on ne put parvenir à le renverser . C' est alors que Bilkis , indignée de tant de crimes , résolut de débarrasser le pays de Saba d' un tel homme . Bnou-ak avait voulu épouser la belle reine , mais celle -ci avait repoussé avec dégoût cette union . Pourtant , elle feignit un jour d' y consentir , et tout fut bientôt préparé pour les noces . Un cortège superbe conduisit la reine à la cour de Bnou-ak , et le mariage fut célébré avec la plus grande pompe . Pendant le festin nuptial , Bilkis enivra le prince , et lorsqu' elle fut seule avec lui , elle trancha la tête au tyran assoupi . La courageuse reine cacha cette tête sanglante dans un pli de sa robe et sortit sans bruit . Les danses avaient cessé , les chants s' étaient tus , les flambeaux s' étaient éteints . Elle traversa furtivement le palais obscur et désert , passa sans être vue devant les gardes endormis , et gagna un bois de palmiers . Là , un serviteur attendait , tenant en main deux chevaux qui frémissaient d' impatience , rongeant et secouant leurs mors ornés de pierreries . La reine sauta en selle et s' enfuit vers son palais . Dès qu' elle l' eut atteint , elle envoya des messagers à tous les chefs , à tous les hauts personnages de la cour de Bnou-ak , les appelant à Mareb , la capitale de Saba , et , avant le jour , ils étaient réunis devant le palais de Bilkis . Ce palais était édifié sur sept terrasses qui s' élevaient en retraite les unes des autres . Tous les grands et les chefs guerriers de la cour de Bilkis étaient échelonnés sur ces terrasses , lorsque l' aurore commença à poindre . Au moment même où le soleil frappait de ses premiers rayons le faîte du palais , des portes s' ouvrirent , sur la plus haute des terrasses , et la reine apparut resplendissante dans sa parure nuptiale , empourprée du sang de Bnou-ak . Elle apaisa d' un geste les murmures admiratifs de la multitude et parla d' une voix haute et sonore . Elle reprocha aux sujets de Bnou-ak leur mollesse , leur lâcheté , leur facilité à courber le front sous la honte et l' outrage , leur inaction , leur surdité aux cris de leurs femmes déshonorées et demandant vengeance . — Ce que pas un de vous n' a osé accomplir , je l' ai accompli , moi , dit-elle en terminant : je vous ai délivré de l' infâme tyran souillé de crimes ; choisissez -vous maintenant un autre maître , voici ce que j' ai fait de Bnou-ak . Et , découvrant la tête livide du roi mort , elle la lança par-dessus les terrasses vers le peuple . — Nous ne voulons d' autre souveraine que toi ! s' écria la foule d' une seule voix . C' est ainsi que Bilkis devint reine du pays de Saba . Elle régna avec sagesse et gloire , rendant elle -même la justice , et employant le temps que lui laissait le gouvernement à approfondir la science des mages , à composer des maximes de morale et des formules symboliques . Un jour , la belle reine , au fond d' une salle mystérieuse , située sur la septième terrasse , au delà de six autres salles magnifiques , s' était endormie . Cette retraite , où Bilkis se retirait souvent , n' avait d' autre fenêtre qu' une étroite ouverture carrée percée du côté où se lève le soleil . Les sept portes étaient fermées et les clefs , faites de différents métaux , cachées sous le coussin gonflé de duvet d' autruche où la reine appuyait sa tête . Lorsque Bilkis s' éveilla , elle fit tomber en se soulevant une lettre , qui avait été posée sur sa poitrine , sans que la reine pût s' expliquer comment cela s' était fait . La lettre était fermée par un cachet de musc , et scellée du sceau de Salomon . Elle était ainsi conçue : « Le roi Salomon , fils de David , à Bilkis , reine de Saba . « Au nom du Seigneur clément et juste , salut à celui qui marche dans la voie droite . Or , n' aie pas trop d' orgueil , ne crois pas ta gloire supérieure à la mienne ; viens à moi et reconnais ma puissance . » La reine , surprise et inquiète , appelle ses serviteurs , interroge les gardes ; on n' a rien vu , nul étranger n' a pu pénétrer dans le palais . Elle convoque les grands de la cour , leur fait part de l' aventure et leur demande conseil . Mais tous s' en remettent à son jugement et à sa justice . Avant de prendre une résolution , la reine ordonne des prières et des sacrifices , on égorge un taureau noir , après l' avoir aspergé de sel , et Bilkis va elle -même brûler de l' encens dans tous les temples de la ville : au temple de la Chaîne , à celui de la Matière , à celui de l' Âme , qui tous trois étaient de forme circulaire . Puis elle visita les sanctuaires consacrés aux astres : le temple de Zohal , qui décrivait un hexagone ; le temple de Marrîkh , un carré long ; celui de Chams , qui est le Soleil , un carré ; celui d' Otared , un triangle ; celui de Zahara , un triangle inscrit dans un carré long ; le temple de Kamer , la Lune , était octogone . Ces formes diverses se rattachaient à des allégories et à des mystères que les Sabéens ne divulguaient jamais . Bilkis , les cérémonies terminées , se décida à envoyer des présents à Salomon : — S' il n' est que roi , dit-elle , il acceptera les présents et n' envahira pas notre territoire ; s' il est vraiment mage , il les refusera , car il ne doit désirer rien de plus que nous voir embrasser ses principes . J' éprouverai d' ailleurs si son regard sait démêler la vérité du mensonge . Elle fit choisir cinq cents adolescents , parmi les plus beaux jeunes gens du royaume , et leur fit revêtir de riches costumes de jeunes filles ; on les para de colliers d' or , de bracelets , de pendants d' oreilles ornés de pierreries , et on leur donna pour montures de superbes chevaux aux harnais d' or et de soie ; puis , cinq cents jeunes filles prirent le costume masculin et montèrent des chevaux plus ordinaires : chacune d' elles portait deux briques , l' une d' or , l' autre d' argent ; de plus , Bilkis envoyait à Salomon une splendide couronne , du musc , de l' ambre , de l' aloès odorant , et un coffret soigneusement fermé . Elle joignit à cet envoi la lettre suivante : « Si tu es mage , devine quels sont les envoyés que je t' adresse , et déclare ce que contient le coffret avant de l' avoir ouvert . » Le cortège se mit en route et atteignit la plaine de Sana , dans laquelle Salomon campait . Les envoyés virent alors , sur un long espace , le sol pavé de briques d' or et d' argent , et tout à l' entour un mur à créneaux , alternativement d' argent et d' or . Dans le pavage il manquait des briques juste autant que les Sabéens en apportaient . Craignant qu' on ne les accusât d' avoir volé ces briques , ils se hâtèrent de les placer dans les cases vides . Salomon découvrit aisément que les jeunes filles étaient des garçons et les jeunes garçons des filles , et il déclara que la boîte contenait une perle vierge , non percée , et d' une grosseur inusitée . Puis il renvoya les Sabéens et leurs présents . Peu après , Bilkis se mit elle -même en route , avec une merveilleuse escorte , et suivie de toute son armée . Salomon , prévenu de sa visite , fit construire un palais pour la recevoir . L' architecte fit le parvis de cristal , et , au-dessous , une eau claire coulait , peuplée de poissons aux belles couleurs . Lorsque Bilkis arriva , le roi , tout ému et ébloui de sa beauté , s' avança vers elle ; elle franchissait le seuil et , croyant marcher dans l' eau , elle releva un peu sa robe , en avançant le pied avec hésitation . Le roi-prophète vit alors que la belle magicienne avait la jambe velue ; mais , son amour naissant , un instant ébranlé , n' en persista pas moins , et l' espoir des conseillers rusés qui , craignant l' alliance de ces deux puissances , avaient persuadé à l' architecte de construire ce perfide parvis , fut déçu . Et Bilkis , assise sur un trône auprès du roi , lui proposa des énigmes , auxquelles , sans cesser d' admirer la belle visiteuse , il répondit avec certitude . Arrivée à la dernière , la plus ingénieuse de toutes , elle espéra enfin l' embarrasser : — Pourquoi , lui demanda-t-elle , Dieu a-t-il voulu que la pierre de ton sceau fût la plus puissante chose de ton royaume et du monde ? — C' est , répondit le roi , pour m' enseigner que mon royaume et le monde ne valent pas un éclat de pierre . La reine de Saba s' avoua vaincue en sagesse ; mais elle était triomphante aussi , car elle avait conquis le cœur du roi . Et Salomon épousa Bilkis . Sous le firmament , qui resplendit d' étoiles , la vieille cité de Madian s' étend massive et sombre tout endormie . Quelques hautes tours , de blanches coupoles , ébauchent de vagues rondeurs pâles ; un palais , aux murailles puissantes , domine la ville , et autour de lui tremble une musique . Le musicien c' est le vent du nord , effleurant les harpes suspendues aux fenêtres ; les harpes dont les cordes frêles luisent , çà et là , prolongeant les rayons d' astres : l' on croit entendre les scintillements frémir . La première veille s' écoule , les vivants sont comme morts dans le sommeil . Cependant le roi s' est levé , il a quitté son lit tiède , et lentement , de salle en salle et de terrasse en terrasse , il monte vers le sommet du palais . Il doit franchir sept portes et gravir sept escaliers . À un mot mystérieux qu' il prononce , les battants s' écartent devant lui ; c' est d' abord une porte de plomb , puis une d' étain , la troisième est d' airain et résonne en se refermant ; une porte de fer s' ouvre ensuite , puis une porte de bronze , la sixième est d' argent et la septième d' or ; elle retombe , derrière le roi , avec une longue et claire vibration . L' air vif fait palpiter sa robe de lin blanc , car il est sur une plate-forme vertigineuse qui le rapproche du ciel . Il se tourne vers le Nord et vers le Midi , vers l' Occident et vers l' Orient . Alors il voit de telles choses , parmi les astres , qu' un cri s' échappe de ses lèvres et traverse la nuit paisible . Tremblant d' émotion , il s' élance vers le rebord de pierre et , s' y appuyant des deux mains , darde ses regards vers l' infini . Kévan [ 1 ] , la lointaine planète , l' interprète des destinées , le grand révélateur des mystères du ciel , s' avance dans le signe des poissons vers la demeure d' Ormuz [ 2 ] qui brille d' un éclat inusité , tandis que passe , au-dessus d' eux , une merveilleuse étoile , qui traîne après elle comme une gerbe d' or ! À l' Orient la constellation de la Vierge surgit de l' horizon , le Lion la précède , le Bouvier la suit ! Au Zénith , dans le signe d' Alsartan [ 3 ] , près de la nébuleuse Crèche , scintillent vivement les étoiles qu' on nomme les Ânes ; le Taureau monte vers le centre du ciel , et Nembrod [ 4 ] marche vers le Bélier , du côté de l' Occident . Le roi regarde avidement , les prunelles dilatées ; et , sans cesser de contempler , il va frapper de son poing fermé le disque d' airain qui , par un seul coup , sonne l' instant précis des naissances illustres . Mais le roi frappe et frappe encore , sans relâche , avec force . Le métal frissonne et gronde , le son gonfle , s' étend , c' est une houle , un océan de bruit , qui roule sur la ville , la submerge . Et , bientôt , de hautes clameurs lui répondent , des lumières s' agitent , des gardes , dont les armes luisent , paraissent sur les terrasses ; les ministres , les princes , les mages vénérables , rouvrent les portes mystérieuses , dédiées aux sept planètes , et se hâtent vers la plate-forme . Ils parlent confusément , et les questions s' entre- choquent . — Sage Gathaspar , est -ce la fin du monde ? — Quel présage terrible as -tu lu dans le livre des cieux ? — L' ennemi menace-t-il nos frontières ? — Ô Maître ! pourquoi jettes -tu l' épouvante dans nos cœurs ? Mais Gathaspar lève les bras vers les astres . — Voyez ! voyez ! s' écrie-t-il , un jour nouveau se lève en Occident . « Une étoile sort de Jacob , un sceptre s' élève d' Israël ! » Voyez ! Jamais , depuis le jour où naquit Moïse , Kévan ne s' est rencontré avec Ormuz , sous une étoile chevelue ; les tables célestes en font foi ! Mais l' étoile du mage illustre , qui vécut quarante ans dans notre patrie , n' était pas aussi splendide que celle -ci . Et qui donc peut surpasser Moïse ? Quel est l' être surnaturel qui vient d' entrer dans la vie ? qui donc , si ce n' est le Messie promis au monde , annoncé par les prophètes ; le sceptre devant lequel s' inclineront tous les sceptres , le roi des mages et des rois ? Zaphikiel , l' archange assis sur la planète Kévan , et celui dont le trône est Ormuz : Zadukiel , m' ont fait signe , tous deux , de partir sans tarder , pour saluer le divin enfant dans le pays où il est né . Allez ! faites préparer les offrandes les plus riches , et que je puisse me mettre en route avant que l' étoile ait disparu du ciel . Et , selon les ordres du roi , la caravane s' est formée . Elle est partie avant l' aurore , brillante cohue de soldats , d' esclaves , et de chameaux chargés de présents . Maintenant elle chemine depuis plusieurs jours déjà . La veille , on s' est engagé dans de profondes gorges de montagnes , et l' étoile qui marque la direction à suivre s' est dérobée derrière les sommets ; pendant la nuit on s' est égaré et , depuis le lever du soleil , on cherche à sortir des âpres défilés . Précédé seulement par quelques éclaireurs , le roi s' avance en tête , monté sur une chamelle blanche caparaçonnée d' azur et d' argent ; mais il s' est assoupi sous le tendelet de soie , et autour de lui l' on marche en silence . Vers le milieu du jour , les voyageurs débouchent dans une vallée , et on atteint bientôt un carrefour auquel aboutissent plusieurs routes . Mais déjà la place est encombrée : des chevaux , des mulets , toute une foule richement vêtue , qui va et vient , regarde de côté et d' autre . Gathaspar descend de sa monture pour s' informer , et on lui montre une litière magnifique , dont les rideaux frangés d' or sont relevés . Un beau vieillard , la tête ornée d' une triple couronne , se penche au dehors ; il porte une tunique couleur de safran , un manteau noir constellé d' or . Gathaspar salue , en appuyant la main sur son cœur ; mais le vieillard lui fait un signe mystérieux , et le roi , reconnaissant un mage comme lui , s' approche et le baise sur la bouche . — Mon fils , dit le vieux mage , tu as vu comme moi Tzegel et Koracht , les planètes amies du jour , et l' étoile chevelue qui nous annonce un nouveau soleil , et , comme moi , tu vas le saluer ? — N' es -tu pas Melkone , roi de Tharsis ? — Aussi sûrement que tu es le roi d' Arabie , Gathaspar ! — Nous sommes égarés , n' est -ce pas ? l' étoile a disparu derrière ces hauts pics , et le ciel , couvert de nuées , ne nous permettra pas de la revoir ce soir . Tandis qu' ils parlent ainsi , l' on voit s' avancer sur l' une des routes rayonnant du carrefour , un homme à cheval suivi d' un seul écuyer . Le nouveau venu a le visage merveilleusement noir , les traits fins et réguliers , la bouche de la couleur vermeille d' une fleur de grenadier . Il est enveloppé dans un manteau pourpre qui lui couvre la tête et est retenu au cou par une corde d' or . Il chevauche avec une grâce juvénile et beaucoup de majesté . Sans mettre pied à terre , il salue les deux rois , quand il est à leur portée . — Verbe , Lumière et Vie ! s' écrie-t-il , nous réalisons le ternaire fatidique , nous pouvons marcher , maintenant . Si vous ne m' attendiez pas , je vous cherchais , car je savais vous trouver . — Qui donc es -tu , mage au visage nocturne ? demanda Melkone . — Je suis le descendant du plus grand des mages , car mon aïeul est Ménilek , le fils incomparable que Bilkis , la reine de Saba , eut de Salomon , roi d' Israël . — Salut Bithisarca , roi de Saba , notre maître à tous ! dit Gathaspar en s' inclinant , et le vieux Melkone appuie la main sur son cœur . Mais Bithisarca descend vivement de cheval pour leur donner l' accolade . — Mes frères , dit-il , vous avez comme moi compris les signes célestes , un roi nous est né et nous allons vers lui ! Vous l' avez vu , le soleil même est son piédestal , nous lui devons donc les hommages dus au soleil , puisqu'il n' en est pas de plus solennels . Mais il faut renvoyer cette multitude et ces vaines richesses : les offrandes symboliques suffisent , à qui régnera par l' esprit . — Sage Bithisarca , dit le roi de Tharsis , sais -tu la route que nous devons suivre ? car , tu le vois , nous sommes égarés . — Je sais , comme vous , que c' est en Judée qu' il faut chercher ce roi , mais je n' ai pas pris le temps d' interroger l' oracle sur le lieu précis où nous le trouverons . Puisque nous sommes tout près de Jérusalem , allons consulter Hérode , le roi des Juifs , ses pontifes l' ont sans doute averti du prodige . Vers la fin du jour les trois mages , suivis chacun d' un esclave portant un coffret , entraient à Jérusalem , par la porte de l' Eau . Ils passèrent au pied du mont Moria , sur lequel le Temple avec ses marbres et ses ors , ses balustrades ouvragées , ses rampes majestueuses et son toit tout hérissé d' aiguilles , flamboyait merveilleusement sous le soleil oblique . Bithisarca , non sans émotion , fit remarquer à ses compagnons la formidable muraille qui soutient le massif du temple et est formée de blocs énormes , inégaux , taillés avec beaucoup d' art dans une pierre dure , encadré chacun d' une mince bande creuse et lisse , et posés en retrait les uns des autres , comme dans les constructions égyptiennes ; muraille indestructible , qui était celle -là même bâtie par son aïeul , le roi Salomon . Dans la ville , les voyageurs virent des voies nouvelles , larges et dallées , des édifices dans le style grec , des théâtres et des cirques comme à Rome . La foule brillante et bavarde se promenait , s' arrêtait par groupes ou se pressait à la porte des écoles . Les femmes soulevaient leur voile , se retournaient pour voir plus longtemps les longs yeux veloutés de Gathaspar et le lumineux sourire de Bithisarca ; les jeunes hommes regardaient avec respect la longue barbe d' argent du vieux roi Melkone , et le saluaient au passage . Les cavaliers continuèrent leur route et montèrent vers le splendide palais d' Hérode , dont les colonnades de marbre blanc , les terrasses , les jardins , les fontaines et les aqueducs couvraient presque une moitié de la montagne de Sion . Le roi de Judée , qui copiait Rome , recevait chaque jour une foule de visiteurs , et , bien que l' heure des réceptions fût depuis longtemps passée , les soldats de garde , aux portes et dans les cours , n' osèrent pas s' opposer à l' entrée des trois mages , dont l' aspect majestueux et superbe annonçait des personnages de haute noblesse . De jeunes garçons , vêtus de robe couleur d' hyacinthe avec des bordures d' argent , et couronnés de fleurs , s' offrirent à les guider vers le roi et à le prévenir de leur arrivée . Les voyageurs abandonnèrent leurs chevaux , et suivirent les beaux enfants à travers les jardins , encore emplis de fleurs , en dépit de la saison . Mais subitement les jeunes garçons s' arrêtèrent , comme pris d' épouvante , et firent signe aux mages de ne pas avancer . On était en face d' une grotte artificielle en basalte et en porphyre , dont la porte de bronze dorée était ouverte à deux battants . Le soleil , qui avait fait une trouée dans les nuages et touchait le bord de l' horizon , emplissait la grotte de lumière , et rendait inutile la torche allumée que tenait un jeune homme appuyé au chambranle . Hérode était là , tournant le dos à la porte , assis sur un escabeau . Devant lui , un sarcophage en or massif , avec un couvercle de cristal , était posé debout , s' appuyant au fond de la grotte peu profonde , et l' on voyait confusément , à travers le cristal , une femme qui semblait une statue d' ambre prise dans les glaçons . — Elle est toute cristallisée , maintenant , disait Hérode , vois- tu ? elle est toute claire , toute transparente . — Oui , toute transparente , répondait distraitement le jeune homme , qui regardait avec curiosité les mages et leurs conducteurs . Mais ils s' éloignèrent vivement derrière un bosquet d' oliviers et , sans être interrogé , un des jeunes garçons expliqua ce qu' on venait de voir . — C' est la reine Marianne , la première ; le roi l' a fait mourir , voilà bien longtemps ; mais il l' aime toujours , et l' a conservée dans du miel . La grotte était restée fermée , pourtant , depuis plusieurs années . Quelques instants plus tard , Hérode rejoignait les rois mages dans une haute salle aux fines colonnettes tout incrustées de pierres rares et d' émaux . Le roi de Judée touchait à ses soixante-dix ans ; il était d' une maigreur extrême , avec des chairs flétries , comme dégonflées et marbrées de rougeurs brûlantes ; une activité fébrile déréglait ses mouvements , et , quand il embrassa ses hôtes , il leur souffla au visage une haleine sépulcrale . En entendant leurs questions au sujet de ce roi dont les cieux annonçaient la naissance , il pâlit , et avoua avec un tremblement de colère qu' il ne savait pas le premier mot de cet événement . Alors il les entraîna à travers les galeries et les portiques , à pas pressés , entortillant autour de lui sa toge de pourpre , et geignant tout en marchant . D' un geste brusque , il ordonnait à des gardes et à des esclaves qu' ils rencontraient de les suivre , et une escorte se formait derrière eux . Par instants , il marmottait d' une voix essoufflée des lambeaux de phrases . — Toujours les mêmes ! s' occupant de niaiseries ! ou bien ils savent , et ne m' ont rien dit ; me croient -ils las de frapper ? Et il avait un ricanement menaçant . Ils atteignirent l' extrémité du Mont Sion , franchirent le vallon des Fromagers sur un pont très haut , et gagnèrent l' esplanade du Temple ; là , Hérode se retourna vers les mages , qu' il semblait avoir oubliés , et il leur dit , avec une emphase ironique : — Nous allons surprendre le glorieux Sanhedrin dans la salle en Pierres Taillées ! Puis il leur montra une aigle romaine en or et merveilleusement ciselée , qu' il avait fait placer sur le grand portique du temple . — Ces prêtres en meurent de rage , dit-il , mais nous verrons s' ils osent l' arracher de là . La salle en Pierres Taillées était une dépendance du temple ; Hérode et ses hôtes y pénétrèrent par une porte réservée , et , comme le crépuscule tombait , on ne remarqua pas leur entrée . Hillel , le Nassi doux et illustre , présidait l' assemblée , et , autour de lui , se groupaient plusieurs maîtres fameux : Schémaïa , Abtalion , Baba-ben-Bouta , Juda de Galilée , Ézéchias et son ami Jacob-bar-Acha ; Mathias-ben-Margaloth et Juda , fils de Sariphée , qui furent tous deux , peu de temps après , brûlés vifs , avec quarante de leurs disciples , pour avoir arraché et mis en pièces l' aigle d' or du Temple . Un jeune étudiant posait , quand le roi entra , une question au Nassi . — On enseigne , disait-il , qu' il y a six choses honteuses pour le savant . Quelles sont -elles , Maître ? Et Hillel répondait : — De sortir étant parfumé , de sortir seul la nuit , de porter des souliers raccommodés , de parler à une femme dans la rue , de s' attabler avec une compagnie d' ignorants , et d' entrer le dernier dans la salle d' étude . — Pourquoi ne doit-il pas sortir étant parfumé ? — Parce qu' il pourrait être pris pour un débauché . Et Jacob-bar-Acha ajouta : — Cette défense s' applique aux vêtements seuls et non pas au corps , que l' on parfume dans un but de propreté . — Schammaï considère les cheveux comme un vêtement , fit remarquer Baba-ben-Bouta . — Il est trop sévère , dit Hillel , on peut les considérer comme le corps . — Mais pourquoi y a-t-il honte à sortir avec des souliers raccommodés ? s' il est pauvre ... — Ah çà ! laissons un peu les souliers rapiécés et toute cette parfumerie ! s' écria Hérode d' une voix qui fit tressauter de surprise tous les assistants . Je ne suis pas la dupe de vos naïfs discours ; dites donc plutôt ce que le ciel nous annonce , si vos sottes discussions vous ont permis de lever les yeux vers lui . Saviez -vous qu' il vient de naître en Judée un roi qui n' est pas mon fils ? le Messie , peut-être ! Est -ce vrai ? Le saviez -vous ? — Nous le savions , et c' est véritable , dit Abtalion en se levant . Alors Hérode entra dans une colère furieuse , se répandant en injures et en menaces . Mais Hillel , dont la merveilleuse patience était célèbre , répondit avec douceur : — Nous craignions , Maître , te sachant souffrant , que la nouvelle n' aggravât ton mal . — Ah ! vous me croyez malade ! s' écria le roi avec un redoublement de rage , vous espérez ma mort , vous la désirez , vous comptez vous réjouir quand elle sera venue , eh bien , c' est moi qui vous le dis , vous pleurerez des larmes de sang sur mon cercueil . — Il est écrit , dit Hillel : « le mal que tu souhaites aux autres se retourne contre toi » ; nous ne désirons la mort de personne . Les rois mages baissaient la tête , regrettant d' être venus à Jérusalem . Ils se remémoraient tous les crimes d' Hérode , et croyaient le voir trempé de sang dans sa toge pourpre , sous les dernières rougeurs du soir . Mais le roi de Judée se calma soudain et se mit à rire : — C' est la fièvre qui m' excite , voyez -vous , dit-il . Et où est-il né , ce roi des Juifs ? ajouta-t-il en s' adressant à Hillel . — Nous l' ignorons , seigneur , le grand-prêtre le sait peut-être . — Qu' on l' appelle . Ioser , fils de Boéthos , était au temple ; on le fit venir en grande hâte , et il entra , la tiare en tête , tout resplendissant dans ses habits sacerdotaux , sous les lampes qu' on venait d' allumer . Il ne connaissait rien de plus que ce qui était révélé par la conjonction de Baal et de Schabtaï dans le signe des Poissons , et par l' étoile chevelue annonçant un héros . Mais il pouvait , dans l' instant , interroger les Téraphims . Alors on fit sortir de la salle les étudiants et tous ceux qui n' étaient pas prêtres ou docteurs ; et Ioser s' approcha de l' autel , où l' on posait la Tora . Il prit les Téraphims , lames d' or sur lesquelles étaient gravées des figures kabbalistiques , en tira au sort un certain nombre ; puis , ayant retiré le Rational attaché sur sa poitrine , il l' entoura des Téraphims , disposés trois par trois , entre les deux onyx servant d' agrafes aux chaînettes du Rational : l' Urim et le Thumin , qui répondaient aux deux colonnes du temple : Jakin et Bohas . Le grand-prêtre se pencha , les coudes sur l' autel , interrogeant du regard les pierreries et les signes magiques . Il resta longtemps absorbé , au milieu du silence profond ; enfin il se releva et s' écria avec enthousiasme : — L' ange Souriel , prince de la face divine , m' a parlé : « C' est dans la ville royale de Bethlehem en Judée » , m' a-t-il dit , et n' est-il pas écrit en effet par le prophète : « Et , toi Bethlehem , ville de Juda , tu n' es pas la moindre des principales villes de Juda , car c' est de toi que sortira le chef qui doit gouverner mon peuple d' Israël ? » — C' est bien ! dit Hérode en dissimulant son irritation , nous irons à Bethlehem . Puis , se ravisant au moment où il allait sortir : — Je connais vos subtilités et votre façon de voiler le vrai sens des mots , dit-il ; jurez donc qu' il s' agit bien d' un enfant , et que vous n' entendez pas plutôt qu' un nouvel initié vient de naître à la science magique , comme vous avez coutume de dire . — Non , il s' agit d' un enfant encore dans ses langes , affirma le grand-prêtre . Herode sortit avec les mages de la salle en Pierres Taillées et leur dit , en cachant mal son agitation : — Allez ! allez à Bethlehem ; informez -vous bien exactement de cet enfant , et , quand vous l' aurez trouvé , faites-le -moi savoir , afin que moi -même j' aille aussi l' adorer . En quittant le Sanhedrin , les étudiants avaient répandu la nouvelle par la ville , et quand les mages la traversèrent de nouveau , elle était emplie , malgré la nuit , d' une multitude houleuse et émue ; il y avait surtout une vieille prophétesse , nommée Anne , qui ne quittait jamais , d' ordinaire , le parvis du temple et qui , ce soir -là , parcourait les rues , tout échevelée , criant à perdre haleine : — Réjouis -toi , Jérusalem ! Car le Messie attendu vient de naître à Bethlehem ! Le ciel se découvrit tout à fait quand les trois rois franchirent la porte occidentale de la ville , et l' étoile aux cheveux d' or leur apparut de nouveau . Ils la saluèrent par des acclamations joyeuses , et , mettant leurs chevaux au galop , ils marchèrent vers elle . Des vallées et des coteaux , des vergers et des prairies , et enfin Bethlehem sur la hauteur , profilant dans l' azur foncé sa silhouette d' un noir de velours , piqué de lueurs ! Les mages s' arrêtèrent au pied de la colline , pour changer de vêtements , puis ils montèrent , et , sans avoir besoin de demander leur route , marchèrent vers une maison sur laquelle l' étoile était comme suspendue . Bethlehem , l' antique petite ville , si glorieuse , qui avait vu naître David , ne dormait pas encore ; elle semblait déborder de monde . Des rires et des chants s' échappaient des maisons mi- closes , des traînées de lumière sortant des fenêtres éclairaient les rues . Personne ne gardait la porte de cette maison bienheureuse , vers laquelle le ciel se penchait . Elle était bien humble et bien obscure , et cependant les rois mages en franchirent le seuil avec une profonde émotion . Ils virent alors une étable éclairée confusément par une lampe accrochée aux poutres , et ils se souvinrent du ciel prophétique montrant la Crèche près de l' Âne et du Bœuf . Marie , assise sur des gerbes , tenait debout sur ses genoux le radieux enfant à demi nu dans ses langes . La tendre chair du nouveau-né resplendissait comme une fleur lumineuse , et l' or pâle de ses cheveux lui faisait une auréole . La mère contemplait son fils dans une muette extase , et ne remarqua pas l' entrée des mages , qui s' étaient arrêtés au seuil ; mais Joseph les vit et s' avança vers eux , les saluant , leur demandant ce qu' ils cherchaient . — Nous avons enfin trouvé celui que nous cherchons depuis longtemps , dirent -ils , l' astre naissant à qui les étoiles font cortège ; et nous , les rois éphémères , nous venons rendre hommage au souverain dont le règne emplira les siècles ! Marie alors leva les yeux et , toute surprise , vit les trois rois dans leurs vêtements magiques . Le vieillard avait revêtu une robe brune , couverte de caractères brodés en soie orangée ; à son cou était suspendue une large médaille de plomb , couverte de signes mystérieux . Le roi d Arabie portait une robe d' écarlate , et , sur son front , se dressait une lame d' étain où l' on pouvait lire trois noms d' anges . Le vêtement du roi de Saba était de pourpre ; il avait une tiare brillante et , aux bras , des bracelets d' or : et cela signifiait le Soleil et les Planètes du jour . Les trois mages vinrent s' agenouiller aux pieds de Marie , confuse et fière , devant l' enfant qui regardait de ses beaux yeux vagues , et essayait un sourire ; et pendant ce temps , Joseph , embarrassé , expliquait qu' il était venu à Bethlehem avec Marie , à cause du recensement ordonné par César , mais qu' il y avait tant de monde dans la ville , que les hôtelleries étaient pleines et qu' ils n' avaient trouvé de place nulle part . Les rois ne l' entendaient pas ; émus et ravis , ils avaient ouvert leurs trésors ; ils faisaient ruisseler l' or sur le sol , ils allumaient des parfums : l' encens et la myrrhe , dont la fumée légère montait en flocons bleuâtres , et Marie , toute rêveuse , penchait la tête en se disant : — Les bergers sont venus déjà , maintenant voici des rois ! Et , quand les rites furent accomplis , les rois mages se retirèrent et allèrent se reposer . Ils se remirent en route , le lendemain , pour regagner leurs lointains royaumes d' Orient , en se gardant bien de repasser par Jérusalem ; car ils avaient deviné les sombres projets d' Hérode , et ne voulaient plus le revoir . 1. 2. 3. 4. ↑ Saturne . ↑ Jupiter . ↑ L' Écrevisse . ↑ Orion . Au temps où les tribus , libres et vagabondes , dressaient leurs tentes sur les sables dorés de l' Arabie , les filles sauvages du désert étaient fières et intrépides , douces et tendres cependant , estimées et adorées des hommes ; elles étaient leurs égales , et jouissaient des mêmes droits qu' eux . Ainsi il leur était permis de répudier leur époux , et il suffisait à la femme , pour faire entendre à son mari qu' il était libre , de changer l' orientation de la tente conjugale . Lorsqu' il s' en approchait le soir , ne trouvant plus l' entrée à la place accoutumée , il comprenait qu' il ne lui était plus permis de franchir le seuil , et il s' éloignait sans demander d' explications . Ces femmes savaient défendre leur vertu et elles estimaient que c' était le plus précieux de leur bien . Souvent elles préféraient la mort au déshonneur ; témoin cette illustre Fatimé , qui , faite prisonnière , se jeta la tête la première , du haut de la chamelle qu' elle montait , et se tua ainsi , pour échapper à l' amour de son vainqueur . Bien souvent ces belles Arabes étaient poètes ; c' étaient elles qui racontaient les combats fameux , les aventures glorieuses , chantaient les louanges des héros , accablaient les lâches de leur mépris ; car , pour elles , le courage était la plus belle vertu de l' homme , et , loin d' amollir leur audace par de tendres inquiétudes , d' apaiser leur colère et leur ardeur guerrière , elles les encourageaient , les poussaient au combat , les enflammaient . On rapporte qu' un jour les filles , renommées pour leur beauté , d' un vieux guerrier nommé Find , voyant dans une rencontre les hommes de leur tribu faiblir et hésiter , arrachèrent brusquement leurs voiles , avec une sublime impudeur , et se jetèrent , demi- nues , au milieu des combattants . — Ne fuyez pas , guerriers , leur crièrent -elles , car nous vous fuirions comme des êtres vils et indignes d' amour . Précipitez -vous sur l' ennemi et triomphez , habillez -vous de cette bataille , comme d' un vêtement de sang et d' or . Alors ce sera dans nos bras que vous vous reposerez de la victoire . Les guerriers , enthousiasmés , reprirent le combat , et la tribu fut victorieuse . Dans ces temps , on n' écrivait pas encore , et la tradition orale transmettait , d' une génération à l' autre , l' histoire des héros et les chants des poètes . Aussi , bien des œuvres ont disparu ; bien des noms se sont perdus dans l' oubli ; quelquefois , au contraire , les noms seuls sont restés dans les mémoires . C' est ce qui a lieu , en partie , pour ces quatre femmes qui furent assez célèbres pour mériter le titre des Quatre Sages de l' Arabie ; leurs noms sont encore fameux aujourd'hui , mais on sait , en somme , peu de chose sur elles . L' une se nommait Sohr , fille de Lokman , l' autre Djouma , fille de Djadis , la troisième Amra , fille d' Amir le Juste , la dernière Hind , fille de Khous . De Djouma et de Sohr on ne sait rien , si ce n' est qu' elles possédaient une haute intelligence , une grande sagesse , et que la justesse de leur jugement leur valait l' admiration générale . Sur Amra on raconte une anecdote curieuse : son père était juge et chef suprême de sa tribu . Des points les plus reculés de l' Arabie on venait vers lui , pour soumettre à son expérience et à sa sagesse les questions difficiles . Il jugea longtemps avec la plus parfaite équité , mais l' âge vint affaiblir la lucidité de son esprit , et il lui arriva quelquefois de décider injustement . Un jour Amra , qui de derrière un rideau écoutait toujours la discussion des affaires , dit à son père : — Vous vous êtes trompé aujourd'hui ; la sentence que vous avez prononcée est injuste . — Tu as raison , ma fille , dit le vieillard après avoir réfléchi quelques instants ; des brouillards obscurcissent mon cerveau , ma pensée m' échappe par instants , comme dans un demi- sommeil : aussi , reste toujours attentive , lorsque je jugerai , et quand tu t' apercevras des défaillances de mon esprit , frappe , pour m' avertir , un coup de bâton sur le sol . Depuis ce jour , lorsque Amir entendait le coup frappé par sa fille , il redoublait d' attention et il ne se trompa plus dans ses jugements . De cette aventure est né ce proverbe : « L' homme le plus savant ne doit pas se croire infaillible : ce n' est pas d' aujourd'hui que l' on frappe du bâton pour avertir le sage . » Hind , fille de Khous , est la plus illustre des quatre , et beaucoup de ses pensées ont été conservées par la tradition . Elle était douée , paraît-il , d' une sûreté de coup d' œil extraordinaire . Sa vue portait jusqu' aux limites de l' horizon , et , d' un seul regard , elle embrassait une scène dans ses plus minces détails . Un jour , elle était assise sur le sable , devant sa tente , au milieu d' un groupe de jeunes filles ; elle jouait avec une colombe familière perchée sur son poing . Tout à coup , une troupe d' oiseaux passe , très haut dans le ciel , au-dessus des jeunes filles . Hind lève les yeux et soudain improvise ces vers : Que n' ai -je ces colombes , Plus la moitié de leur nombre ; Avec la colombe qui roucoule ici Cela nous ferait cent colombes . Les oiseaux s' abattirent à peu de distance , près d' une flaque d' eau où ils venaient boire . On s' approcha d' eux , sans bruit , et on les compta , ils étaient soixante-six . Soixante-six plus trente- trois , plus un , font cent ; un seul regard avait suffi à Hind pour compter ces oiseaux et reconnaître leur espèce . Son esprit n' était pas moins lucide ni moins prompt que son coup d' œil , et elle répondait sans hésiter à toutes les questions qu' on lui posait . — Quel est , à ton avis , l' homme le plus digne d' estime ? lui demande-t -on un jour . — C' est , répondit Hind , l' homme beau de visage , bien fait de corps , à la jambe haute et fine , au col fier , à l' allure légère et vive , l' homme intelligent et généreux qui se charge avec plaisir des intérêts des autres , à qui l' on demande et qui ne demande jamais , dont la table est ouverte à tous et qui ne court jamais à celle des autres , qui ramène la paix parmi ses frères et ne suscite jamais de querelle . — Et quel est le pire des hommes ? — C' est l' homme sans barbe , court , ramassé , à la démarche lourde , le dormeur insatiable qui se repose sur les autres du soin de ses affaires , dont le bras est sans forces , mais qui lève toujours le fouet sur les inférieurs , l' homme sans morale , inutile et désœuvré , celui que nul n' écoute , auquel nul obéit . — Et quelle est , d' après toi , la femme la plus désirable ? — C' est la femme à la peau claire et transparente , à l' haleine parfumée ; celle qui ne dépasse jamais le devant de sa porte , qui est attentive à tenir tous ses vases garnis de provision , soigne son ménage et sait , lorsqu' il le faut , mettre de l' eau dans son lait et gouverner les économies de la famille ; mais la meilleure de toutes , c' est celle qui tient un fils sur son bras , dont un fils suit les pas , et qui porte un troisième fils dans son sein . — Et la plus détestable femme ? — C' est la femme maigre et débile , au teint sombre , à la voix haute et criarde , qui en marchant fait vent et poussière , qui tient une fille par la main et n' est jamais grosse que d' une fille ; c' est celle enfin qui , priée de parler se tait , et priée de se taire , parle . Cette sagesse pratique , qui était un des plus grands mérites de Hind , n' excluait pas chez elle la rêverie et une poésie plus douce ; elle aimait la nature , l' espace , la sauvage majesté du désert . — Rien n' est plus beau , s' écriait-elle , que d' apercevoir au loin , sur les hauteurs , une tribu en marche , dont les tentes ployées , les hommes et les chameaux , se profilent sur le ciel , empourpré par le couchant ! On possède d' elle des réflexions morales , des maximes et des poésies descriptives , dont le style nerveux et coloré est des plus remarquables . C' est à une femme encore que revient la gloire d' avoir affranchi sa tribu de l' infâme droit du seigneur , qu' un tyran avait su lui imposer . Ofaira , surnommée la Rétive , noble enfant de la tribu des Djadis , fut , selon la coutume , livrée , le soir de ses noces , à Imlyk , qui gouvernait en roi les descendants de Djadis . La jeune fiancée , folle de colère et de désespoir , s' enfuit de la tente royale , et toute en larmes , échevelée , parcourut la tribu en criant d' une voix indignée : — Ah ! fils de Djadis , dans quel avilissement êtes -vous tombés ! Est -ce bien possible ? vous supportez , sans mourir de rage , qu' on outrage ainsi vos fiancées , vos épouses ! et vous êtes des hommes , et plus nombreux que les fourmis ! Ah ! vous n' êtes plus dignes de vivre , si vous ne préférez pas mille fois la mort à cette soumission infâme . Non , vous n' êtes plus des hommes ! allez vous faire parfumer , endossez des habits de femmes , noircissez -vous les yeux de Kh'ol et ravaudez des hardes . Que n' êtes -vous en effet des femmes , et que ne sommes-nous des hommes ! nous vous apprendrions votre devoir ; mais , sachez-le , nous n' éprouvons que du mépris et du dégoût pour ceux qui ne savent pas lever orgueilleusement la tête et nous défendre . Cette noble colère éveilla un écho dans l' âme ulcérée des Djadis ; le frère et le fiancé d' Ofaira se mirent à la tête d' un complot : on attira Imlyk dans un piège , et il fut massacré avec tous ses courtisans . C' était un fier adolescent , au beau visage , au bras fort , au cœur de héros , que Keïs , fils d' un khan illustre de la tribu des Amerites ; bien des jeunes filles le suivaient du regard , avec de tendres soupirs , lorsqu' il lançait son cheval ardent vers la plaine , s' exerçant à décocher des flèches ou à manier la lance ; mais il demeurait froid et indifférent , ne prenait nullement garde aux émotions qu' il faisait naître . Mais , un jour , il entendit ses compagnons d' armes parler d' une jeune fille appartenant à une tribu campée dans une plaine voisine . Une émotion extraordinaire , alors , s' empara de lui , à tel point qu' elle le fit pâlir . Il s' éloigna et se répéta le nom qu' il avait entendu : — Leïla ! Et il lui sembla , disent les Persans , boire l' eau d' un fruit céleste . Dès lors Keïs n' eut plus qu' une pensée : voir cette jeune fille , dont le nom seul avait pour la première fois troublé son cœur . Il quitta sa tente , un matin , et , monté sur une chamelle au pas rapide , se dirigea vers le campement de la tribu dont Leïla faisait partie . Il rôda longtemps , lorsqu' il l' eut atteint , tout alentour des tentes , et finit par apercevoir un groupe de jeunes filles , occupées à cueillir des roses sauvages , au bord d' un sentier . Mettant pied à terre , il courut à elles ; mais elles s' enfuirent comme une volée de moineaux , laissant tomber les fleurs qu' elles portaient dans un pan de leur robe . Pourtant , à quelque distance , elles s' arrêtèrent et tournèrent la tête , furtives et curieuses , et , voyant que celui qui les avait effrayées était beau et jeune , elles le laissèrent venir jusqu' à elles . — Ah ! jeunes filles , ne me fuyez pas , s' écria Keïs en les saluant ; dites -moi si vous connaissez Leïla ? — Certes , nous la connaissons , répondit la plus hardie . — Il n' y a pas dans tout l' Iran une femme qui lui soit comparable . — C' est la beauté la plus parfaite . — Le cœur le plus noble . — Comment pourrions-nous ne pas la connaître ! Elles parlaient maintenant toutes à la fois , enveloppant le jeune homme d' un cercle charmant . — Par grâce , dit-il , conduisez -moi vers Leïla , si vous ne voulez pas me voir mourir ici . Elles se poussaient du coude , l' une l' autre , se faisant des signes , méditant quelque espièglerie . — Suis-nous donc , dirent -elles , il serait dommage de voir mourir un aussi charmant seigneur . Elles le guidèrent vers une tente richement ornée et , ayant soulevé les draperies de l' entrée , le poussèrent à l' intérieur , en étouffant de frais éclats de rire . Leïla était debout au milieu de la tente , attachant à son front une guirlande de pièces d' or , le visage penché vers un miroir qu' une esclave agenouillée tenait devant elle . En présence de cette merveilleuse beauté , Keïs ne put supporter son émotion ; il tomba sur le sol sans connaissance . La jeune fille alors se retourna , et , pleine de surprise , se pencha vers Keïs . Pendant ce temps , les compagnes de Leïla passaient curieusement leurs têtes folâtres par l' ouverture de la tente , pour voir comment leur protégé avait été accueilli . Lorsqu' elles l' aperçurent étendu à terre , elles entrèrent précipitamment , devenues tout à coup sérieuses . — Quoi ! dirent -elles , Leïla , tu l' as donc tué ? — Je ne sais rien de ce jeune homme , dit Leïla . À un soupir qu' il a poussé , j' ai levé la tête et je l' ai vu là , sans mouvement . J' ai cru à un blessé poursuivi par des ennemis . En savez -vous plus que moi ? — Nous l' avons rencontré près des églantiers , s' écrièrent les jeunes filles . Si je ne vois pas Leïla , nous a-t-il dit , je meurs . Est-il donc mort de t' avoir vue ? — Fasse le ciel qu' il n' en soit rien ! dit Leïla , qui soutenait sur son genou la belle tête de Keïs , et contemplait ce visage inconnu avec une émotion croissante , pleine d' un charme tout nouveau pour elle . Je ne sais ce qui se passe en moi , continua-t- elle , mais il me semble que si cet homme , que je ne vois que depuis quelques minutes et dont je ne sais pas même le nom , ne revient pas à la vie , je ne pourrai lui survivre . — Tais -toi , Leïla ! dirent les jeunes filles , il t' écoute . Keïs avait ouvert les yeux . — Ô jeune fille délicieuse ! s' écria-t-il , ne sois pas surprise d' être touchée de mon amour ! Ce n' est pas une flamme ordinaire , qui s' allume peu à peu , c' est le feu d' un volcan , qui jaillit brusquement en déchirant la terre . Comment ne pas en être brûlée ? — Il faut bien croire à une tendresse si promptement éclose , dit Leïla , puisque le même sentiment vient de fleurir aussi soudainement dans mon cœur . Puis elle demanda au jeune prince son nom et celui de sa tribu . Ils étaient de deux tribus mortellement ennemies : les Nadites et les Amerites s' étaient voué une haine implacable . — Hélas ! s' écria Leïla , que de malheurs menacent notre amour ! Couvrons-le donc de cent voiles , cachons-le , comme on cache un trésor en traversant une troupe de brigands . Bientôt les deux amants eurent des entrevues secrètes , hors des campements , à l' ombre des grands rosiers et des palmiers . Rien ne troubla leur mystérieux bonheur , jusqu' au jour où les amis de Keïs , surpris de ses fréquentes absences , l' épièrent et le dénoncèrent au prince son père . Le chef des Amerites , enflammé de colère , interdit à son fils de sortir de sa tente ; le fit garder par des soldats , qui répondaient du prisonnier sur leur vie . Keïs , en proie au désespoir le plus fougueux , essaya d' abord de s' échapper ; mais , se sentant impuissant , il se laissa tomber dans un coin comme une masse inerte , et demeura ainsi , refusant toute nourriture . Les amis qui avaient trahi son secret , par intérêt pour lui , et dans la crainte qu' il ne fût massacré par les Nadites , vinrent le visiter ; en le voyant dans cet état , ils eurent le cœur serré . — Cher Keïs , dirent -ils , ne pouvons-nous te soulager en rien ? — Si vous êtes mes amis , répondit Keïs d' une voix sourde , dites à Leïla que je suis dans les flammes de l' enfer , mais que je ne cesserai jamais de l' adorer , et qu' elle se garde de m' accuser d' ingratitude ; puis , allez vers mon père et demandez -lui qu' il m' accorde la permission de faire un pèlerinage à la Mecque . Les amis s' acquittèrent des messages et , le prince ayant accédé au désir de son fils , Keïs partit aussitôt pour le saint lieu ; plusieurs soldats l' accompagnèrent , et , secrètement , le prince son père le suivit . Lorsqu' il fut arrivé au terme du long et pénible voyage , Keïs se prosterna et commença à haute voix sa prière , avec un tel accent de ferveur et de désespoir , que tous les pèlerins qui priaient aussi se turent et l' écoutèrent . — Ô Dieu puissant ! gémissait-il , je suis écrasé sous ma douleur comme un moucheron sous un rocher , et cependant je vis pour endurer des tortures inouïes . Si tu ne dois pas enlever de dessus ma poitrine le poids qui l' oppresse , retire -moi de ce monde , car l' enfer même est préférable à une pareille vie . Mon âme est brisée en mille débris , qui tous souffrent et hurlent ; n' entendras -tu pas cette plainte , plus affreuse que celle des damnés ? laisseras -tu dans une telle torture l' œuvre de tes mains ? Vois , le souffle passe par mes lèvres comme une flamme dévorante , chacun de mes cheveux pleure une goutte de sang , mes yeux sont pleins du sable du désert , et mon esprit est comme une chair brûlée vivante . Aie pitié de moi , ô Dieu clément , rends -moi Leïla ou envoie -moi la mort ! Lorsqu' il se releva , Keïs vit son père près de lui ; le prince serra son fils dans ses bras en pleurant . — Enfant bien-aimé , lui dit-il , pardonne -moi de t' avoir fait souffrir ; je voulais ton bien , et je ne savais pas cet amour si profondément enraciné dans ton cœur . Mais je veux réparer le mal que j' ai fait : j' irai vers le chef des Nadites et , si je puis vaincre sa haine , je te ramènerai ta fiancée . — Ah ! mon père ! s' écria Keïs , c' est aujourd'hui que vous me donnez la vie . Le prince partit en effet pour le camp des Nadites , et Keïs attendit avec angoisse son retour ; mais il le vit revenir seul , le visage bouleversé par la colère . — Oh ! mon fils infortuné , s' écria-t-il , tant que le père de Leïla vivra , Leïla est perdue pour toi ! Keïs fut comme un arbre frappé de la foudre , qui demeure debout bien que la sève soit réduite en cendres ; il se tint longtemps à la même place , les yeux hagards , ayant toute l' apparence d' un fou ; puis , soudain , comme une gazelle blessée qui emporte avec elle la flèche mortelle , il s' enfuit dans le désert . Bien des mois s' écoulèrent , sans apporter aucun soulagement à ses douleurs ; il errait dans les plaines , sur les monts , dans les déserts , vivant de racines , fuyant la société des hommes . On ne le désignait plus que sous le nom de Medjnoun ( l' Insensé ) . Un jour , le jeune et puissant prince de Naufel passa près de Keïs , en revenant de la chasse , et fut attendri par cette profonde douleur . — N' est-il donc aucun remède à ta souffrance ? lui dit-il , l' espoir est-il donc tout à fait mort dans ton cœur ? Keïs secoua la tête avec accablement . — Écoute , dit Naufel , le père de ta bien-aimée est chef d' une tribu amie de celle dont je suis le maître . Mais ma tribu est deux fois plus puissante que la sienne . J' irai vers cet homme cruel , et je le menacerai d' entreprendre contre lui une guerre acharnée , s' il ne t' accorde pas sa fille pour épouse . — Ne jouez pas avec le cœur d' un misérable , dit Keïs , dont les yeux se mouillèrent de larmes . Le prince l' emmena avec lui , et peu de temps après ils se rendirent ensemble au camp des Nadites . Keïs , dont le visage était inconnu , put se glisser vers le quartier habité par les femmes et atteindre la tente de Leïla . La jeune fille était au milieu de ses compagnes , qui s' efforçaient de la distraire de sa douleur ; mais elle repoussait en pleurant leurs consolations . — Ô vous qui n' avez jamais éprouvé les tourments de l' amour , gémissait-elle , comment auriez -vous compassion de mes maux ? Ceux -là seuls qui ont souffert peuvent me plaindre et me comprendre . Avec un cœur sain et entier , ô mes amies , vous ne saurez jamais combien le mien est malade et déchiré . À quoi bon parler des abeilles à ceux qui n' ont pas senti leur piqûre ? Mais au moins , n' allez pas comparer l' amour qui me dévore à d' autres amours frivoles ; les amours des autres sont comme du sel que l' on tient dans la main , et moi , le sel est répandu sur mes plaies vives . Keïs , brisé par l' émotion , s' était laissé tomber à genoux à l' entrée de la tente . — Allah ! s' écria-t-il , tous mes désirs tendaient vers ma bien- aimée ; son absence était pour moi comme une flamme dévorante , et voici qu' au moment de la revoir , les forces me manquent et je tremble de peur . En entendant cette voix , Leïla poussa un cri et sortit aussitôt . Elle entraîna Keïs dans sa tente , et tous deux se laissèrent tomber sur les coussins , étouffés par l' émotion , incapables de dire une parole , ne songeant plus à se plaindre de leurs souffrances passées , de la dureté du sort . Mais le prince Naufel vint bientôt les arracher l' un à l' autre : le khan des Nadites était implacable . — Au premier mouvement de ton armée , avait-il dit , Leïla sera morte , tuée par mes mains ; tu auras la victoire , c' est possible , mais tu ne vaincras pas ma volonté . Il fallait fuir , pour revenir plus tard enlever Leïla , avant de commencer la guerre . Ils partirent , et , peu de jours après , on envoya vers Leïla un messager afin de convenir avec elle du jour et des moyens de la fuite . Le messager revint , avec cette terrible nouvelle : Leïla est mariée et l' époux emmène sa jeune épouse . Mais elle faisait savoir à Keïs , par une lettre , que , malgré ce nouveau coup du sort , elle lui resterait fidèle , qu' elle se tuerait avant d' appartenir à un autre . L' amant infortuné s' enfuit de nouveau dans le désert ; il reprit sa vie errante , redevint Medjnoun , l' insensé par amour , et de longs et tristes jours s' écoulèrent pour lui . Ceux qui le voyaient s' épouvantaient , il devenait légendaire , et l' on disait de lui : « Il a les flancs desséchés et grêles , un vêtement usé , une chemise en lambeaux , il n' a pour se couvrir que les voiles de la nuit . Il est si terrible à voir que , pendant le jour , après le jour , partout on fuit sa rencontre , et , même lorsqu' il interrompt ses courses désolées , on est encore en alarmes . » Enfin l' époux de Leïla vint à mourir , du chagrin que lui causaient l' aversion et la résistance de sa ravissante épouse . On annonça cette bonne nouvelle à Medjnoun qui , à la surprise de tous , se mit à pleurer sur le sort de cet époux malheureux . — Il est bien décidément fou , dirent les messagers , le voilà qui pleure sur ce qui devrait lui rendre la vie . — Certes , dit Medjnoun , cet homme est à plaindre , car il a connu les tourments de l' amour . Leïla accourut vers Keïs , mais il ne se leva même pas de la pierre sur laquelle il était assis . — Ô bien-aimé ! ne me reconnais -tu pas ? dit-elle , pleine d' épouvante . — Je te reconnais , Leïla , répondit Medjnoun , mais à quoi bon nous unir en ce monde ? Mon amour s' est à tel point agrandi , qu' il a franchi les limites de la terre , mon désir est si vaste , que rien ne pourrait l' assouvir ; la Leïla terrestre n' est pas celle qui convient à l' amour divin qui m' embrase . — Hélas ! dit Leïla en pleurant , il est fou ! — Non , dit d' une voix douce Medjnoun , qui pâlissait de plus en plus , mais à force de contempler le ciel de mon amour , mes yeux se sont aveuglés et ne peuvent plus voir la terre . C' est au paradis , Leïla , que se feront nos noces éternelles ! Keïs expira quelques instants après , dans les bras de sa bien- aimée , qui ne lui survécut que peu de jours . Ainsi finirent le Roméo et la Juliette de l' Orient . On ensevelit les deux amants dans un tombeau magnifique , ombragé par un bosquet de rosiers . Un jour , une réunion littéraire avait lieu chez le khalife Abd- el-Melik , qui régnait juste un siècle avant Haroun-el-Rachid ; un poète fameux , nommé Cha-by , était présent . — Quelle est , à ton avis , la femme poète la plus remarquable du paganisme ? lui demanda le khalife . — Seigneur , répondit Cha-by , c' est Toumadir la Solamide . — Pourquoi lui accordes -tu le premier rang ? — N' est -ce pas elle qui a dit : « Tout doit subir la mort , la mort si capricieuse dans ses coups . Ô destinée bizarre et cruelle ! Ô Sakhr ! ô mon frère ! tu es parti , tu es allé boire à cette réserve d' eau , dont tous goûteront un jour l' amertume . » — Mais , reprit Abd-el-Melik , peut-être est-elle plus poète encore , celle qui a dit de l' homme ravagé par un amour malheureux : « Il a les flancs desséchés et grêles , un vêtement usé , une chemise en lambeaux ; il n' a pour se couvrir et se cacher que les voiles de la nuit . Il est si terrible à voir que , pendant le jour , après le jour , partout on fuit sa rencontre , et , même lorsqu' il interrompt ses courses désolées , on est encore en alarmes . » Ces vers sont de l' amoureuse Leïla , continua le khalife , et je les préfère à ceux de Toumadir . Cha-by n' osa rien répliquer , mais il continua à donner , à part lui , la préférence à Toumadir . Cette femme était de la tribu des Beni-Solaim ou Solamides , on l' avait surnommée Khansâ , c' est-à-dire la Camuse , à cause de son front proéminent , qui faisait paraître son nez déprimé . Elle avait épousé un des chefs des Solamides , nommé Mirdès , mais elle resta veuve après quelques années de mariage . Toumadir avait deux frères , qu' elle aimait tendrement , Moavia et Sakhr ; ils moururent tous deux , d' une façon tragique , et la douleur de cette double perte inspira à la jeune femme ses plus beaux poèmes . Moavia , l' aîné des deux frères , vit un jour , dans une fête solennelle qui réunissait plusieurs tribus , passer près de lui une belle jeune fille de la tribu des Mourrides , il la prit pour une femme de mœurs légères , l' appela et l' invita à l' accompagner . — Ignores -tu donc , répondit la jeune fille avec colère , que je suis sous la protection de l' illustre chef Hachem , fils de Harmala ? — Que m' importe ? s' écria Moavia , emporté par la passion , je saurai bien t' enlever à lui ! La belle Mourride s' enfuit , et alla raconter son aventure à Hachem . — Qu' il vienne , s' écria le chef , et je jure qu' il ne sortira pas vivant de notre tribu . Le défi fut rapporté à Moavia , et quelque temps après , il dirigea une expédition contre les Mourrides . Le frère de Toumadir s' avançait donc à la tête de sa petite troupe , lorsque , au moment où il touchait le territoire ennemi , un corbeau passa en croassant au-dessus de sa tête , tandis qu' une gazelle traversait la route , devant les cavaliers , de gauche à droite . C' était un double présage de malheur ; tous furent enrayés , et Moavia ordonna à sa troupe de rebrousser chemin . Mais lui et quelques-uns de ses compagnons s' arrêtèrent près d' une réserve d' eau , pour faire boire leurs montures . Une femme les vit , les reconnut et alla prévenir en toute hâte le chef des Mourrides . Bientôt une troupe de guerriers fondit sur les Solamides ; Hachem était parmi eux ; il se précipita sur Moavia et le perça d' un coup de lance , un autre le renversa et lui fendit la tête . On rapporta le corps de Moavia à la tribu , et Toumadir , éperdue de douleur , improvisa le chant suivant : « Quoi , une telle mort nous a frappés , et les monts de Tiar sont encore debout ! et l' univers demeure tel qu' il était ! « Existait-il donc un homme , dans toutes les tribus , comparable à Moavia ? Était-il un cavalier pareil au cavalier qui s' abreuva au réservoir d' eau de la vieille femme traîtresse ? Qui donc peut -on comparer à mon frère , quand l' audace et l' intrépidité l' emportaient ? « Quand l' ardeur de la guerre faisait se heurter les hommes corps à corps , quand la bataille en fureur retroussait , jusqu' aux crânes des guerriers , les longues cottes de mailles , « Il n' en était pas de plus brave , de plus dévoué au salut de ses frères . Ah ! jamais ne tariront les larmes versées pour toi , Moavia . Jamais ne s' arrêteront mes sanglots et mes cris de douleur ! » Toumadir tint parole ; elle ne cessa de pleurer son frère et composa , plus tard , le poème suivant : « Qu' ont -ils donc tes yeux , ô Khansa ? Quoi ! tes paupières sont inondées de larmes ! « Que les étoiles s' éteignent , que le soleil cesse de rayonner , il n' est plus , le fils de Amr , le rejeton d' un noble sang ! « Sa voix ne vibre plus ; elle qui chanta tant de rimes , perçantes comme des fers de lance . Elles vivent parmi nous , ces poésies , et celui qui les a dites ne vit plus ! « Ô Moavia ! les Mourrides t' ont tué ; mais aussi combien de leurs cavaliers sont tombés sous tes coups ! « Que de femmes , belles et blanches comme l' aurore , tu as sauvées au milieu des combats , tandis qu' elles erraient , éperdues et leurs voiles en désordre , effrayées par la mêlée ! « Combien de chameaux de belle race as -tu pris à l' ennemi ? comme tu les chassais devant toi , du haut de ta monture , les piquant de ton glaive ! « Combien de captives désolées tu as conduites devant toi , en troupes , comme de belles antilopes que mettent en émoi les premières gouttes de pluie ! « Moavia , il ne peut exister sous le ciel une douleur pareille à la mienne ! » Sakhr , le plus jeune des fils de Amr , voulut venger la mort de son frère ; il attaqua les Mourrides et en massacra un grand nombre . « Nous les avons , dès l' aurore , salués mortellement , s' écrie-t- il , et nos lances jusqu' à la hampe étaient engainées de leur sang . « Mais je veux la réduire aux abois , cette tribu ; nous en tuerons de ces Mourrides , nous en écraserons jusqu' à ce qu' il n' en reste plus un . » Pourtant ce fut un jeune cavalier d' une tribu amie , qui tua Hachem , le meurtrier de Moavia . Toumadir reconnaissante lui adressa les vers suivants : « Je donnerais ma vie , et celle de tous ceux qui me sont chers , pour te récompenser , beau cavalier djouchamide . « Car en vengeant mon frère , tu as rafraîchi mes yeux , abîmés de larmes , et qui ne savaient plus ni dormir , ni laisser dormir les autres . » Sakhr fut plus tard blessé mortellement , dans un combat resté célèbre sous le nom de la journée des Tamarins . Il reçut un coup de lance dans le flanc , et le fer , en pénétrant , entraîna dans la blessure un anneau de la cotte de mailles . La plaie s' irrita ; il s' y forma une tumeur , et le blessé languit près d' une année , dans les plus cruelles souffrances . À la longue , sa femme , Selma , se fatigua de lui et le prit en dégoût . La mère de Sakhr , au contraire , soignait son fils avec la plus tendre et la plus patiente sollicitude . Un jour , le blessé entendit de son lit de douleur une étrangère demander à sa femme : — Comment va ton mari ? — Hélas ! que te dirai -je ? s' écria Selma ; ce n' est ni un vivant , pour qui on puisse espérer , ni un mort sur qui on puisse pleurer . Cet homme -là nous abreuve d' amertume . C' est alors que le triste blessé improvisa les vers suivants : « La mère ne se lasse pas , elle , de soigner son enfant , mais voici l' épouse , ennuyée déjà de la couche et de la demeure de son mari . « Va , je ne crains pas de devenir cadavre , et si j' en avais la force , je m' achèverais moi -même , pour que tu puisses me pleurer . « Ah ! Selma , tu m' as réveillé de mon sommeil , tu m' as ouvert les yeux sur toi -même . « Tu m' as montré que la mort est plus douce que la vie . Je pars , mais que tout homme estimant sa femme à l' égal de sa mère , ne trouve que des jours de misère et de mépris ! » Le malheureux , désespéré , demanda son sabre , sous prétexte de voir s' il pouvait encore le porter . Il ne put soulever l' arme qui s' échappa de ses mains . Il se laissa faire alors une opération qu' il savait devoir hâter sa mort , et il dit à Toumadir éplorée : « Chère sœur , les souffrances ont mille formes dans ce monde , le bonheur est peu de chose . « Désormais , pour moi , plus de courses , plus de voyages , plus de combats , mais ma mémoire durera tant que durera le mont Acib . » Il mourut et fut enseveli sur le territoire de sa tribu , au pied de ce mont Acib . Toumadir vit se rouvrir l' écluse de ses larmes , et répandit sa douleur dans de nouveaux poèmes . « Hélas ! s' écria-t-elle , celle qui verse des pleurs cuisants , pleure un frère séparé d' elle par un voile de terre . « Dans la demeure , veuve de ses enfants , je me tords les bras en gémissant . « Non , la chamelle privée de son chamelin nouveau-né , qui pousse des plaintes de tendresse et des cris de désespoir , qui ne s' engraisse plus à aucun pâturage et , folle de chagrin , va et cherche de tous côtés , « Ne donne qu' une faible image de la douleur dont je suis accablée , depuis que Sakhr m' a quittée . Hélas ! hélas ! le temps a ses jours de douceur et ses jours d' amertume . « Sakhr était le maître , le souverain de nos tribus ; pour tous , il égorgeait ses troupeaux , dans les jours pénibles de l' hiver . « Lorsque le froid et le besoin poussent les chameaux du voyageur à courir au premier abri , et que la faim leur fait saillir les côtes , « Dans ces jours -là , les hôtes qui descendaient à la demeure de Sakhr , trouvaient toujours la table prête et les mets bouillants . « Ah ! maintenant qu' il n' est plus , qui donc recueillera l' étranger , lorsque du nord soufflent ces vents terribles , dont les sifflements font trembler les échos ? « Que la tribu en deuil rappelle tes vertus , ô Sakhr , et qu' elle te pleure sans relâche , car tu étais son héros . » Jamais la verve de Toumadir ne tarissait , lorsqu' il s' agissait de chanter ses morts bien aimés . Ses poésies roulent toujours sur le même sujet . Nous citerons une élégie encore , la plus célèbre , et qui est passée dans les chants publics : « Coulez , ô mes larmes , coulez sans relâche , le plus généreux des hommes n' est-il pas couché sous la poussière ? « N' est-il pas parti pour toujours , l' homme plein de courage et de beauté ? le héros de la tribu ? « Le héros au long baudrier , à la taille pareille à une svelte colonne , celui qui déjà était roi de nos tentes avant que la barbe ne frise à son menton ? « Tous les hommes font force de bras vers la gloire , lui aussi il lui tendit les mains ; mais il arriva par delà la hauteur de tous , et , l' ayant dépassée , il s' éleva encore . « Quand les dangers fondaient sur nos tribus , c' est en lui qu' elles mettaient leur espoir , en lui , si jeune encore , si nouveau dans la vie . « Aussi les plus illustres parmi nos Solamides pleurent le doux héros , et les larmes inondent leur barbe . « Et les jeunes femmes , qui accompagnaient le brancard de feuillage où était couché mon frère , s' écriaient : Malheur ! malheur ! Sakhr n' est plus . « Ah ! que ne sont -ils morts au berceau , ceux qui plus tard devaient ainsi le conduire à cette tombe prématurée ! » Toumadir vit se lever l' islamisme , et embrassa même la foi nouvelle . L' an 8 de l' hégire , Abbâs , son fils , chef suprême des Solamides , à la tête de sa tribu , vint faire sa soumission au Prophète . Toumadir fut présentée à Mahomet et lui récita des vers . Il la reçut avec honneur , la félicita de son talent et de sa grande célébrité . Plus tard , Mahomet , voulant citer un vers de Toumadir , laissa voir combien il s' entendait peu à la règle prosodique : il faussa la mesure , changea les mots de place et estropia le vers complètement . Abou-Bekr , qui s' aperçut de l' erreur commise par son maître , répéta le vers tel qu' il devait être . — Qu' importe ? dit Mahomet , c' est la même chose . — Certes , reprit Abou-Bekr , tu justifies ces paroles , que Dieu a révélées dans son saint Koran : « Nous n' avons pas appris à notre Prophète la versification ; il n' en a pas besoin . Le Koran n' est qu' un enseignement , une lecture simple et claire . » Le prophète revenait victorieux d' une expédition contre les Mostalik ; on avait campé , le dernier soir , à peu de distance de Médine , et l' on s' était remis en marche avant le jour . Au moment où le soleil glissa du bord du ciel ses premiers rayons sur la campagne , il fit étinceler la cotte de mailles et la lance d' un retardataire , qui pressait l' allure de son chameau en l' excitant de la voix . C' était un jeune guerrier , bien fait et de bonne mine sous le léger casque damasquiné ; mais il paraissait fort contrarié d' être resté en arrière : dans son profond sommeil , il n' a pas entendu le signal du départ , et vient de s' éveiller seul , dans le camp abandonné . Il fait tous ses efforts pour rattraper l' armée . Houp ! houp ! le chameau allonge le cou et jette en avant et en arrière ses jambes noueuses , qui semblent vouloir quitter son corps : mais , brusquement , le jeune homme tire sur la bride , arrête l' animal avec un cri de surprise . Il vient d' apercevoir une femme , enveloppée dans ses voiles , assise sur une pierre , le coude sur le genou , le menton dans la main ; et , cette femme , il a bien cru la reconnaître . Vivement il revient sur ses pas , s' approche d' elle , et elle lève la tête vers lui , laissant voir deux yeux humides entre des nuages de gaze . — Nous sommes à Dieu et nous retournerons à lui ! s' écrie le jeune homme ; c' est Aïchah , l' épouse du prophète ! — Hélas ! mon voile est donc un cristal pour tes yeux , Safivân , fils de Moattal ? dit Aïchah . Comment se fait-il qu' au premier regard tu m' aies ainsi reconnue ? Safivân se laissa glisser à bas de sa monture . — Avant que le Koran ait défendu aux femmes de se laisser apercevoir par des étrangers , dit-il , plusieurs fois , tu le sais , j' avais pu te contempler . — Mais , sous le rempart des mousselines , une femme ne peut être distinguée d' une autre . — Crois -tu que sur d' autres épaules les plis du voile auraient autant de grâce ? dit Safivân d' une voix émue . Sais -tu des yeux qui , comme les tiens , mêlent le feu du soleil aux ombres de la nuit ? Aïchah détourna vivement la tête , et le jeune homme , regrettant ce qu' il avait dit , baissa les yeux vers la terre . Il reprit , après un silence troublant : — Daigneras -tu m' apprendre pour quel motif cruel tu es ainsi abandonnée ? — Je me confie à toi , dit Aïchah ; écoute mon étrange aventure . Tu le sais , quand l' apôtre de Dieu entreprend un voyage , il a coutume de choisir , par la voie du sort , une de ses femmes pour l' accompagner . Cette fois , le sort m' a favorisée , et je suis partie avec lui . Depuis que le Koran nous a imposé le devoir de nous soustraire aux regards des hommes , je voyage dans une litière fermée , portée par un chameau . Quand l' armée campe , on dépose à terre la litière , pour m' en faire sortir ; j' y rentre au moment du départ , et deux esclaves la soulèvent et la placent sans effort sur le chameau , mince et légère comme je le suis . Cette nuit , tandis que l' on pliait les bagages pour se mettre en route , je fis quelques pas rapidement pour me réchauffer , car je frissonnais de froid . En revenant , je m' aperçus qu' un collier en onyx de Zhafar , auquel je tiens extrêmement , était tombé de mon cou . Je retournai en arrière pour le chercher , et je perdis du temps à cette perquisition ; enfin , ayant retrouvé mon collier , je me hâtai de regagner le camp . Alors , je ne vis plus personne , l' armée s' étant mise en mouvement . Les serviteurs chargés du soin de mon chameau avaient placé la litière sur son dos , croyant que j' étais dedans , et avaient emmené l' animal . J' ai crié , j' ai appelé , nul n' a répondu , et , m' enveloppant dans mon voile , je me suis assise là , où tu m' as trouvée , espérant qu' on découvrira bientôt mon absence et qu' on viendra me chercher . Safivân fit agenouiller son chameau : — Monte , fille d' Abou-Bekr , dit-il , et daigne accepter pour guide le plus respectueux de tes esclaves . — Peut-être vaut-il mieux que j' attende , dit Aïchah hésitante . — Y songes -tu ? Quelque homme grossier pourrait te rencontrer et t' outrager . Le jeune homme se détourna , tandis qu' Aïchah se mettait en selle ; puis il prit l' animal par la bride et le guida par le chemin le plus doux , en silence , sans lever les yeux vers l' épouse du prophète . Ils ne purent rejoindre l' armée qu' à la halte du matin , et la surprise fut grande de tous ceux qui virent s' avancer le beau guerrier , conduisant la monture d' une femme voilée ; quelques- uns reconnurent Aïchah , et , quand ils étaient passés , derrière la poussière soulevée par les pieds du chameau , des chuchotements bourdonnaient ; on faisait des conjectures : comment étaient -ils tous deux restés en arrière ? comment revenaient -ils ensemble ? Cela n' était pas clair , ou plutôt cela l' était trop ; mais Aïchah et son guide traversaient les rangs des soldats et des tentes , sans entendre cette sourde rumeur , sans voir l' ironie sournoise des regards qui les suivaient . De retour à Médine , Safivân garda de cette aventure une tristesse rêveuse ; la jeune femme l' oublia , et ni l' un ni l' autre ne soupçonnèrent l' orage qui s' amassait autour d' eux . Un mois plus tard , Aïchah était dans le harem , recevant une amie qui venait la visiter . Toutes deux , à demi couchées sur des coussins , grignotaient des friandises , que leur servait l' esclave préférée : Bouraïra . Mais la visiteuse était préoccupée ; à chaque moment ses longs sourcils noirs se fronçaient , et des éclats de colère passaient dans ses yeux . Tout à coup , elle repoussa le sorbet qu' on lui offrait , s' écriant : — Périsse Mistah ! — Que t' arrive-t-il ? dit Aïchah en riant , pourquoi cette malédiction ? comment peux -tu souhaiter du mal à un guerrier qui a vaillamment combattu à Bedr , pour la cause de Dieu ? — Dans quelle retraite vis -tu donc , fille d' Abou-Bekr ? est-il possible que tu ne saches rien des calomnies que Mistah a répandues sur toi , et qui sont le sujet de toutes les conversations ! — Que veux -tu dire ? s' écria Aïchah en se levant , pâle et tremblante , quelles calomnies peut -on répandre contre moi ? — On dit que tu as trahi ton époux , et que ton complice est Safivân , fils de Moattal ; les plus acharnés à t' accuser sont Hamna , la fille de Djateh , Hassan , Abdallah , et plusieurs autres de la trihu de Khazradi . À ce moment , Oumm-Rouman , la mère d' Aïchah , entra dans la salle . — Dieu vous pardonne ! s' écrie la jeune femme , en courant à elle , tout éplorée . Quoi ! l' on déchire ma réputation et vous ne m' avertissez pas ! — Calme -toi , ma fille , dit Oumm-Rouman , il est bien rare qu' une femme jeune et belle comme toi , la préférée de son époux , et qui a plusieurs rivales , échappe aux traits de la médisance . — Par malheur , dit la visiteuse , tout le monde sait , qu' avant le mariage d' Aïchah , Safivân était amoureux d' elle , et qu' il faillit mourir de douleur , lorsqu' elle fut perdue pour lui . — Le Prophète est-il instruit de cette horrible accusation ? demanda Aïchah . — On ne sait , il n' en parle pas ; peut-être l' ignore-t-il , dit Oumm-Rouman . — Oh ! si , si , il sait ! s' écria la jeune femme en se tordant les mains ; c' est pour cela que , depuis quelque temps , il me montre tant de froideur . J' ai cru qu' une autre de ses femmes détournait de moi l' amour du maître , et je demandais à Dieu la résignation ; mais maintenant je vois clair : il me croit coupable , il songe à me répudier ! Un bruit de pas rapides se fit entendre , et Abou-Bekr se précipita dans le harem , si brusquement que la visiteuse n' eut pas le temps de se voiler . Il était hors d' haleine , avec le visage bouleversé . — Ah ! ma fille ! un scandale affreux à la mosquée ! dit-il d' une voix entrecoupée ; tu es perdue ! Les trois femmes , épouvantées , l' interrogeaient . Alors il raconta comment le Prophète , mortifié des bruits calomnieux qui frappaient sans cesse ses oreilles , était monté en chaire et avait dit : — Musulmans , on tient des propos qui me blessent . Comment se permet -on d' attaquer une personne de ma maison , dont la conduite a toujours été irréprochable , et un homme dont je n' ai jamais eu qu' à me louer ? Aussitôt plusieurs chefs s' étaient levés , parmi l' assistance , les uns pour prendre la défense d' Aïchah , les autres pour l' accuser ; ils avaient échangé des paroles violentes , s' étaient porté des défis , en étaient venus aux coups . À grand'peine , l' apôtre de Dieu , descendant de la chaire , avait apaisé le tumulte , et , déclarant qu' il voulait mettre un terme à cette affaire par une décision définitive , il avait appelé Aly , son cousin , et se dirigeait avec lui vers la demeure d' Aïchah , pour la juger . — J' ai pris un chemin plus court , ajouta Abou-Bekr accablé , et en toute hâte je suis venu t' avertir ; mais je ne les précède que de quelques minutes et je ne peux détourner le coup qui te menace . — Même condamné , l' innocent ne doit pas courber le front , dit fièrement l' épouse du Prophète . Déjà le maître avait franchi le seuil du logis . Aly écarta un rideau et appela la jeune suivante , Bouraïra , pour l' interroger . — Hélas ! ils vont la torturer ! s' écria Aïchah , en voyant qu' Aly était armé d' un fouet . Bientôt , en effet , on entendit les cris affreux de la malheureuse esclave . On voulait savoir d' elle si Safivân n' avait pas eu quelque relation antérieure d' intimité avec Aïchah . Elle déclara que jamais sa maîtresse n' avait manqué à ses devoirs , et malgré les coups dont Aly l' accablait , pour lui arracher des aveux , elle persista dans son témoignage . Alors Mahomet entra dans le harem . Il était très pâle , et un léger tremblement agitait ses lèvres . L' accusée s' était jetée sur le divan et pleurait , appuyée à l' épaule de son amie . Il vint s' asseoir auprès d' elle et prononça la formule : — Louange à Dieu , le maître de l' univers , le clément , le miséricordieux ! Il dit ensuite : Tu sais , Aïchah , les bruits qui courent contre toi ? Si tu as commis une faute , avoue-le avec un cœur repentant ; Dieu est indulgent et pardonne au repentir . Aïchah fit un violent effort pour arrêter ses sanglots . — Je n' ai rien fait dont je puisse me repentir , dit-elle ; si je m' accusais , je mentirais à ma conscience . D' autre part , j' aurais beau nier l' imputation dont on me charge , on ne me croira pas . Dans cette position , je ferai comme ... Elle s' arrêta ; le nom de Jacob qu' elle cherchait lui échappait , tant elle était troublée . — Je dirai comme le père de Joseph , reprit-elle . Patience , et que Dieu me soit en aide ! À ce moment , le Prophète fut saisi d' une de ces défaillances qui précédaient souvent ses révélations . Il devint livide et perdit connaissance . On l' enveloppa dans un manteau , Aïchah lui mit un coussin sous la tête , et tous gardèrent le silence . La jeune femme n' éprouvait aucune alarme , tandis qu' il était ainsi en communication avec le messager céleste ; mais son père et sa mère , quelles transes affreuses les glaçaient ! On eût dit qu' ils allaient mourir de la crainte que le ciel ne confirmât l' accusation portée contre leur fille . Après quelques instants , Mahomet revint à lui ; il essuya son front , couvert de sueur , quoique l' on fût en hiver , et regarda Aïchah en souriant . — Réjouis -toi , lui dit-il , ton innocence m' a été révélée d' en haut . — Dieu soit loué ! s' écria-t-elle ; il a daigné prendre la défense d' une faible et indigne créature comme moi . Le Prophète sortit aussitôt de la maison et récita aux musulmans les versets du Koran qu' il venait de recevoir du ciel . On trouve les versets dont il s' agit au vingt-quatrième chapitre du Koran . Ils commencent ainsi : « Ceux qui accuseront d' adultère une femme vertueuse , sans pouvoir produire quatre témoins , seront punis de quatre-vingts coups de fouet ; au surplus , vous n' admettrez plus jamais leur témoignage en quoi que ce soit , car ils sont pervers . » Cet oracle fit cesser les propos . Les accusateurs confondus devinrent l' objet de la réprobation générale , après avoir subi la punition . Aucune médisance ne vint plus ternir la réputation d' Aïchah , et le Prophète éprouva jusqu' à la mort la plus vive tendresse pour son épouse préférée . À travers le bazar , plein d' animation et de bruit , entre les étalages des bouchers , des marchands de fruits , des confiseurs , un homme , vêtu d' une robe rapiécée et coiffé d' un turban d' étoffe sombre , circulait , tenant à la main une baguette flexible avec laquelle il jouait nerveusement , tapotant les plis de sa robe , cinglant l' air , de -ci , de -là , comme s' il infligeait des corrections à d' invisibles coupables . Deux jeunes hommes , très simples dans leur costume , suivaient le premier , d' un air grave et respectueux . La foule s' écartait devant les trois promeneurs , les suivait d' un regard craintif , et , tant qu' ils étaient en vue , marchands et acheteurs faisaient silence . C' est que chacun reconnaissait le khalife Omar , venant , selon sa coutume , faire lui -même , incognito , la police du bazar et de la ville , accompagné de ses deux fils . — Hé , boucher , as -tu renoncé à fausser tes poids et tes balances , ou faut-il renouveler la punition ? cria le khalife à un gros homme , dont la face cramoisie devint subitement pâle . Mais Omar tourna le dos et , avisant une laitière dans sa modeste boutique , il l' interpella : — Femme , dit-il , je t' ai avertie déjà que tu ne dois pas mettre d' eau dans ton lait . — Ah ! prince des croyants , répondit la laitière , je te certifie que je n' y ai pas mis d' eau . — Comment , ma mère ! s' écria , comme malgré elle , une jeune fille qui mesurait le lait : à la fraude tu ajoutes le mensonge ? Omar sourit et s' éloigna , sans rien dire de plus à la laitière , la jugeant assez punie par le reproche de sa fille ; mais il se retourna vers ses fils : — Voici , dit-il , une jeune fille qu' Allah a parfumée de ses grâces ; il lui donnera une descendance vertueuse comme elle . Lequel de vous deux veut la prendre pour femme ? — Moi , je l' épouse , dit Akim , le plus jeune des fils d' Omar . Le khalife continua sa tournée ; puis bientôt il sortit de la ville et gagna une briqueterie . Là , il ôta sa tunique , et , se mêlant aux ouvriers , commença à pétrir la terre glaise pour former des briques . À cette époque les khalifes étaient pauvres et intègres ; ils ne détournaient pas encore pour leur usage un seul denier du trésor public et travaillaient , pour vivre , au métier qu' ils savaient faire , pendant les heures que leur laissaient les soins de l' État . Donc Omar faisait des briques . Tandis qu' il était ainsi occupé , des envoyés d' une ville importante vinrent se plaindre à lui d' un cadi , qui s' était montré injuste dans plusieurs cas . Le khalife , les mains gantées de terre glaise , écouta attentivement l' accusation , vérifia les preuves et , prenant une brique encore molle , il y écrivit du bout du doigt la révocation du cadi , remit la brique aux messagers , qu' il congédia ; puis il continua son travail . La journée finie , il fit ses ablutions au bord d' un oued , et rentra dans la Mecque avec ses deux fils . ⁂ Le soleil couchant empourprait les créneaux des remparts , la brise fraîchissait , l' heure était délicieuse . Au moment où il allait franchir le pont-levis pour pénétrer dans la ville , Omar aperçut le corps d' un homme étendu au revers d' un fossé . — Dort-il , celui -ci ? est-il mort ? demanda-t-il en s' arrêtant . Les fils du khalife s' approchèrent du corps immobile . — Il est mort , prince des croyants . — Et mort assassiné , dit Akim . C' était un tout jeune homme , imberbe encore , à la joue veloutée et douce ; il était à demi nu , et , sur sa blanche poitrine , près du cœur , les lèvres béantes d' une blessure semblaient demander vengeance . — Allah ! s' écria le khalife , je fais le serment de ne jamais laisser impuni le meurtre d' un Musulman . Celui -ci sera vengé . Il appela les gardes du bastion , fit enlever le cadavre , et ordonna que l' on commençât sur-le-champ une enquête minutieuse , pour découvrir les traces et l' auteur du crime ; puis il continua son chemin , irrité et sombre . La nuit venait , on y voyait à peine dans les rues étroites . Tout à coup des plaintes et des soupirs , capables d' émouvoir le cœur le plus froid , se firent entendre . — Qu' est -ce encore ? dit le khalife en prêtant l' oreille . Les cris s' échappaient à travers le moucharabi d' une élégante maison . — C' est une voix de femme , dit Abd-Allah . — Au milieu de ses larmes elle parle , dit Akim . Une femme parle toujours . Ils écoutèrent . — Ah ! donnez -moi du vin , que je puisse étouffer ma douleur dans l' ivresse , en perdant l' esprit et le souvenir ! je vis dans les flammes d' un bûcher , mon cœur est un brasier qui me dévore , éteignez-le avec du vin , puisque Nazare , fils de Hadjadj , le seul baume qui me rafraîchirait , n' est pas auprès de moi . Je suis ivre , ivre d' amour , pour le plus beau des hommes . Hélas ! avoir vu son visage divin et ne plus le voir , c' est comme être plongée dans un cachot sans jour après avoir vu le soleil . Ah ! être aimée de Nazare , c' est avoir sur terre sa part de paradis ! — Qui donc habite cette maison ? demanda le khalife à un passant . Celui -ci haussa les épaules : — Tu écoutes les plaintes de l' amoureuse Karia ? dit-il , les échos sont lassés de les entendre . Le maître de cette demeure , c' est Mourirah , fils de Choa . — Une femme mariée ! s' écria Omar avec colère . Il rentra au palais et ordonna qu' on fit rechercher dans la ville Nazare , fils de Hadjadj , et qu' on le lui amenât le lendemain . Nazare était chez lui , près de sa mère , lorsqu' on vint le chercher pour le conduire devant le khalife . — Que me veut le prince des croyants ? demanda le jeune homme . — Nous n' avons pas mission de le savoir , répondirent les envoyés . Nazare se rendit chez le khalife , et sa mère , inquiète , le suivit . C' était l' heure des audiences . Omar était entouré d' une nombreuse assemblée , quand le beau jeune homme se présenta devant lui . Aussitôt qu' il parut , un silence d' admiration s' établit ; tous les regards , enchaînés par cette merveilleuse œuvre de Dieu , ne pouvaient plus se détacher d' elle . Omar lui -même demeura stupéfait à l' aspect de tant de beauté , de noblesse et de grâce . Loin d' en être touché , pourtant , il n' en conçut que plus d' irritation et interpella le jeune homme d' une voix sévère : — Qui es -tu donc , toi , que les femmes honnêtes , du fond du harem sacré , appellent et convoitent avec cris et pleurs ? — Je suis Nazare , fils de Hadjadj ; ma vie est pure et sans reproche . — Que n' as -tu jamais eu de mère ! C' est Iblis qui a mis ce rayonnement et cette magie dans tes yeux , cette majesté sur ton front ; c' est lui qui a roulé et lustré , pour la perdition des femmes , les boucles de cette superbe chevelure qui encadre ton visage si merveilleusement . Par Allah ! je veux te dépouiller , au moins , de cette trop riche parure ! Omar fit aussitôt mander un barbier : les beaux cheveux , doux et embaumés , tombèrent sous le rasoir . Nazare , triste et fier , se soumit sans résistance . Mais , l' opération terminée , il apparut plus ravissant encore qu' auparavant à l' assistance ébahie . — Certes ! s' écria le khalife , avec un rire ironique , te voilà mieux encore que tout à l' heure ! Cette chevelure coupée , comme un voile que l' on enlève nous a révélé des charmes nouveaux . — Pourquoi me railler ainsi , émir des croyants ? Quelle faute ai -je commise pour être si durement traité ? — Ah ! la faute serait à moi , je serais vraiment criminel , si je laissais vivre , dans la Ville Sainte , un homme qui a fait perdre ainsi toute pudeur aux femmes : je t' ordonne de quitter la Mecque et de n' y jamais revenir . Le chameau qui doit t' emmener à Bassora t' attend dans la cour . À ce moment la mère de Nazare s' avança tout en larmes : — Successeur du Prophète ! s' écria-t-elle , nous serons un jour tous deux en présence d' Allah , le Très-Haut . Il te demandera compte de la vie de tes fils Abd-Allah et Akim : il te demandera s' ils ont passé leurs jours et leurs nuits près de toi . Songe qu' alors je lui dirai : il a mis des déserts et des vallées entre moi et mon enfant , tandis qu' il jouissait de la vue de ses fils . — Mes fils à moi ne sont pas beaux ; les femmes ne les appellent pas par des cris d' amour , répondit brusquement le khalife . — Parce qu' une femme a chanté ses désirs , peut -on exiler un homme sur lequel ne pèse pas même un soupçon de faute ? — Assez ! dit le khalife , les sourcils froncés . Qu' il parte sur l' heure ! Tant que j' aurai le pouvoir , il ne reviendra pas ici . ⁂ Omar demanda ensuite où en était l' affaire de l' adolescent assassiné , et si on avait trouvé le coupable . On lui répondit qu' il avait été impossible de découvrir le plus faible indice : personne ne connaissait la victime , personne ne la réclamait . Le maître voulut que sans relâche on poursuivît les recherches ; on obéit , mais les jours et les mois suivants n' amenèrent aucune découverte . Le khalife , très soucieux de savoir ce crime impuni , malgré son serment , ne voulait pas renoncer à l' espoir de retrouver le meurtrier . À la fin de cette même année , on lui apporta un enfant nouveau-né , qui avait été déposé à l' endroit même où l' on avait relevé le cadavre . — Ah ! grâce à Dieu , s' écria Omar , je suis maître à présent du criminel . Il fit venir une nourrice et lui confia l' enfant , en lui recommandant d' en prendre soin , de se promener souvent , avec lui , dans les jardins publics . — Maintenant , écoute bien mes paroles , ajouta-t-il : si quelque personne vient à toi pour examiner cet enfant , te prie de le lui laisser prendre un instant , si tu rencontres une femme qui l' embrasse et le serre dans ses bras , en grand secret viens m' avertir . La nourrice promit d' obéir et s' en alla , emportant le nouveau- né . Elle lui donna ses soins avec amour , et l' enfant s' épanouit comme une fleur d' une extrême beauté . Un jour qu' elle se promenait en le tenant sur son bras , la nourrice vit s' approcher une esclave qui , sans hésiter , l' aborda . — Par les jours de son balcon , lui dit-elle , ma maîtresse a aperçu cet enfant ; il lui a semblé si joli qu' elle te prie de le laisser venir un moment près d' elle . Cela égayera sa solitude . Je te le ramènerai bientôt . — Je consens à te suivre , répondit la nourrice , mais je ne me sépare pas de mon enfant . L' esclave la guida vers une maison somptueuse et l' introduisit dans le harem . Une belle jeune fille , à l' air noble et fier , les attendait . Lorsqu' elle vit l' enfant , une émotion extrême l' agita ; elle l' attira près d' elle , le prit sur ses genoux , lui baisa les cheveux en lui disant mille tendresses ; les friandises les plus délicates étaient préparées pour lui et , quand il fallut le quitter , la jeune fille le serra sur son sein en dévorant quelques larmes . En sortant , la nourrice s' informa des habitants de cette maison et alla aussitôt faire son rapport au khalife . La jeune fille se nommait Saleha ; son père était un scheik vénéré , qui avait connu et suivi le Prophète , en disciple dévoué . Omar , sûr de tenir le coupable , prit son sabre , qu' il cacha sous ses vêtements , et se rendit à la demeure du scheik . Il le trouva assis sur un tapis , près de la fontaine , dans la cour intérieure . — Salut , scheik illustre ! lui dit-il , comment se porte ta fille Saleha ? — Prince des croyants , c' est un bien grand honneur pour elle que d' occuper ton esprit : c' est la récompense , sans doute , de sa piété et de sa conduite exemplaire , dont la renommée sera venue jusqu' à toi . — C' est cela même , dit le khalife , et je désire avoir avec elle une entrevue , pour l' exhorter à persévérer dans les œuvres vertueuses et à donner toujours l' exemple à son sexe . — Que Dieu t' accorde longue vie , répondit le scheik ; demeure ici un moment , je vais prévenir ma fille . Peu après le khalife pénétrait dans l' appartement des femmes . Saleha , qui s' était voilée , s' avança vers lui pour le saluer . Autour d' elle étaient ses esclaves . — Éloigne toutes ces filles , dit Omar . Saleha , un peu tremblante , fit signe aux esclaves de sortir . Aussitôt qu' ils furent seuls , le khalife tira de dessous son manteau son glaive nu . — Je suis ici pour la justice , dit-il , c' est Allah qui m' a éclairé les ténèbres ; tu as assassiné ton amant et abandonné ton fils ; deux fois coupable , tu dois expier tes crimes . La jeune fille arracha son voile brusquement et montra un visage pâle et fier , de beaux yeux où brillaient des larmes d' indignation . — Comment oses -tu décider , ne sachant rien , ni quelle est la victime , ni quel est le coupable ? dit-elle d' une voix ferme . Oui , tu as trouvé ce que tu cherchais . J' ai tué un homme , j' ai abandonné mon fils . Et je n' ai commis aucun crime . — Je t' écoute , dit Omar en s' asseyant sur le divan . Mais songe que celui qui n' a jamais menti , le mensonge ne le trompe pas . Saleha essuya ses larmes , s' adossa à la muraille et croisa ses bras sur son sein . — Je ne sais pas mentir , dit-elle , et je n' ai rien à cacher . Juge- moi donc , prince des croyants . Je connaissais depuis mon enfance une amie de ma mère , une femme sérieuse et bonne qui m' aimait tendrement et me traitait comme si j' eusse été sa fille ; quand je devins orpheline , elle remplaça vraiment ma mère auprès de moi . J' adorais cette femme , je la choyais , je lui obéissais en tout . Un jour , elle vint m' annoncer avec chagrin qu' elle était obligée d' entreprendre un voyage qui durerait plusieurs années . À la tristesse de me quitter se joignait , pour elle , l' inquiétude de laisser sa fille , qu' elle aimait tant , sans protection . « Je suis veuve , disait-elle , je n' ai plus de parents . À qui puis -je confier cette jeune fille innocente , si ce n' est à toi ? Je veux te l' amener , alors je partirai tranquille . — Pourquoi ne suis -je pas depuis longtemps l' amie de ta fille ? lui dis -je , pourquoi ne m' avoir jamais parlé d' elle ? — Elle était trop jeune et achevait son éducation , aujourd'hui tu la connaîtras . » Elle me quitta , et revint bientôt avec sa fille . Celle- ci avait l' air doux et timide ; elle m' embrassa gentiment en me demandant d' être sa sœur . Je lui répondis que cela était déjà ainsi , puisque sa mère m' avait servi de mère . Nous fûmes amies bientôt , nous vivions dans la plus complète intimité , nous couchions dans la même chambre . Hélas ! une nuit , pendant que je dormais , quelqu'un se glissa dans mon lit , et , avant que j' eusse pu me reconnaître , je savais l' affreuse vérité : le fourbe que je croyais une fille était un jeune homme ! Mes cris , il les éteignit sous ses lèvres ; par la force de ses bras , il dompta ma résistance éperdue : il me déshonora . Mais je parvins à atteindre un poignard suspendu à la muraille et je le lui plongeai dans le cœur . J' appelai alors des serviteurs dévoués , qui me jurèrent le silence , je fis enlever le cadavre , et on le jeta à l' endroit où tu l' as trouvé . Plus tard , l' enfant , conçu dans la honte et les larmes secrètes , fut porté à la même place . Successeur du Prophète , voilà la vérité . J' ai gardé pour moi toutes les douleurs , mais j' ai sauvé l' honneur de la maison . Suis -je criminelle à tes yeux ? — Le criminel , c' est celui que tu as châtié comme il méritait de l' être ! s' écria Omar en se levant . Je le sens , tu m' as dit la vérité . J' admire ta vertu et ton courage : tu as étouffé le scandale , tu as su éviter à ton vieux père le chagrin du déshonneur . Persévère toujours dans les œuvres de bien et Dieu répandra sur toi ses grâces , t' admettra dans son paradis . Le khalife adressa au ciel des vœux pour Saleha , puis il sortit . Dans la cour il retrouva le vieux scheik . — Ta fille est l' honneur de son sexe , dit-il , elle est vertueuse autant que sage . Je cherchais une femme digne d' élever un jeune orphelin que j' ai recueilli ; c' est elle que je choisis . Élevé par elle , mon protégé deviendra un héros . Je t' enverrai l' enfant dès demain . — Il sera reçu comme un présent de Dieu , dit le scheik , il sera la joie de mes vieux jours . — Que la bénédiction d' Allah soit sur toi ! dit Omar , en faisant un geste d' adieu . — Que veux -tu , femme ? le Mauvais marche avec celle -là qui court hors du harem , après le soleil couché , et l' épaisseur du voile ne remplace pas la pudeur perdue . Aly avait un visage sévère , mais la femme se jeta à genoux , les mains jointes , se tordant les bras , les coudes sur le divan . — Pour celle qui a tout perdu , il n' y a plus de ménagements , cria-t-elle ; qu' elle sauve au moins son âme ! En entendant cette plainte poignante , cet accent si sincère de désespoir , Aly posa le calam , encore humide d' encre , et le parchemin sur lequel il traçait de mystérieux caractères . — Parle , femme , dis ta douleur . Elle rejeta son voile , laissant voir un tout jeune visage , charmant , et inondé de larmes . — Je n' ai pas le droit de cacher ma rougeur , dit-elle , ni de dérober des traits qui ont été vus par plus d' un seul . Aly , doux et froid , la regardait . Elle eut un sanglot , puis se raidissant , essuya vivement ses yeux avec son voile . — Mon époux vénérable , dit-elle , je l' ai trahi . Le tentateur est venu , sous la forme la plus séduisante ; il suppliait , il pleurait ; on eût dit qu' il allait mourir , privé de moi ; ses paroles étaient si douces , si tremblantes , qu' elles faisaient défaillir mon cœur . Puis elles devinrent chaudes et dévorantes comme l' ardent simoun du désert ; leur souffle me desséchait , me brûlait , m' altérait irrésistiblement de la fraîcheur des baisers , et , comme la caravane longtemps égarée qui se rue , affolée de soif , à la source de l' oasis , j' ai bu , j' ai bu le poison de son amour ! — Qu' espères -tu , femme adultère ? dit Aly , debout et irrité ; la loi est formelle : tu seras lapidée . Croyais -tu donc que j' allais te pardonner ton crime ? — Ai -je demandé grâce ? dit la coupable en se relevant , pâle et résolue . Je viens me livrer . J' ai commis le crime , je veux l' expier . Que ma chair soit meurtrie et déchirée , qu' elle ne fasse plus qu' une boue sanglante , un repas pour les chiens , et qu' ainsi elle sauve mon âme de l' enfer . — La crainte de Dieu , seule , et l' horreur de ta faute te poussent -elles à cet aveu ? D' autres ne peuvent -ils te dénoncer ? — Nul ne sait mon forfait , mais Dieu l' a vu , et j' attends le châtiment . Ô gendre du Prophète ! l' époux absent revient , fais qu' il apprenne l' expiation avant l' outrage ; fais qu' il retrouve morte celle qui n' est plus digne de vivre ! — Qu' Allah te pardonne dans l' autre monde , dit Aly , je suis esclave de la loi : tu subiras la peine que ton crime a mérité . — Dieu soit loué ! s' écria-t-elle ; qu' il me punisse en ce monde , et me reçoive , purifiée , dans son paradis . Aly la considérait , cherchant à surprendre en elle une défaillance , un frisson de peur en face de la mort . Elle avait les lèvres serrées et pâles , mais les yeux fixes et rayonnants d' enthousiasme . — L' adultère est un crime complexe , dit-il , après un silence ; il s' incarne souvent , et une fleur d' innocence s' élève entre les coupables . La jeune femme se recula en étouffant un cri . — Hélas ! tu sais tout , ô toi , l' Agréable à Dieu . Oui , mon crime vit en moi et déjà mon flanc a tressailli . — Alors , tu veux ajouter le meurtre à l' adultère ? s' écria Aly . Tu veux refuser la vie à une créature d' Allah , charger ton âme de crimes ? Elle baissait la tête , éperdue . — La justice est sans colère , reprit-il , elle peut attendre . Va , retourne au harem , garde ton secret , et nourris ton repentir . Quand l' être à venir respirera au jour , il sera temps d' expier . — C' est bien , maître , dit-elle , quand l' enfant sera né , je reviendrai . Et , remettant son voile , silencieusement elle s' enfuit . Aly eut un sourire où la pitié s' aiguisait d' ironie . — Bien avant que l' enfant soit né , le repentir sera mort , murmura-t-il . Et , reprenant le calam séché , il se rassit à l' angle du divan et continua à tracer , sur le Gefr , de mystérieuses choses . À quelques mois de là , la ville de Médine était pleine de rumeurs ; partout la foule bourdonnait , irritée ; on maudissait le nom d' Othman , le khalife ; on l' accusait confusément ; c' était presque une émeute . Aïchah , la veuve de Mahomet , celle qu' on appelait maintenant : la Prophétesse , avait fait venir Aly , et elle lui parlait , avec agitation et colère , de la conduite du khalife et du mécontentement du peuple . Elle était belle encore , la favorite du maître , majestueuse dans sa maturité , gardant un maintien grave , un peu infatuée du prestige qu' elle avait acquis depuis la mort du Prophète . — C' est un sacrilège de toucher au trésor public , disait-elle , et d' employer l' argent de l' État à des dépenses privées . — Othman , plusieurs fois déjà , a restitué les sommes qu' il avait prises , répondit Aly ; il eût fait de même , et tout ce bruit est vain . — C' est toi qui le défends ! s' écria Aïchah , toi dont il a usurpé l' héritage , toi qui as plus de droits que lui au khalifat , toi dont il occupe la place ! — Un jour , répondit Aly avec calme , quand le saint Prophète nous eut quittés , Fathma , l' épouse chérie que Dieu m' a prise , révoltée par toutes les injustices dont nous étions victimes , voulut se plaindre publiquement . Au moment où elle s' élançait dehors , l' Ezan retentit au haut du minaret ; on cria : « Dieu est Dieu et Mahomet est le Prophète de Dieu ! » Écoute , Fathma , lui dis -je , le nom de ton père résonne aux quatre coins du ciel . Veux -tu que ce nom demeure ? Veux -tu qu' il plane ainsi au-dessus des hommes , pendant les siècles à venir ? Eh bien , ne récrimine pas , sacrifie les grandeurs humaines à la grandeur de la foi ! ... et Fathma n' a pas parlé . — Il était noble , alors , d' agir ainsi . Mais les années ont passé , et la foi est invulnérable . Qu' Othman fasse une pénitence publique et te cède le pouvoir qu' il usurpe . — Défie -toi , Aïchah , dit Aly avec un sourire mélancolique , ne prends pas trop ouvertement parti pour moi ; souviens -toi de la prophétie : tu dois un jour devenir mon ennemie et me faire la guerre . Aïchah eut un tressaillement et baissa la tête . Par-dessus les murs du harem , à travers les jardins , les murmures de la ville agitée arrivaient confusément , mais la Prophétesse ne les percevait plus ; elle écoutait autre chose , dans le passé , loin déjà une voix chérie qu' elle n' entendrait plus . Et elle murmurait redisant les paroles du Prophète : — « Une de vous sera égarée dans sa foi , elle fera un jour la guerre à Aly . » Nous étions toutes autour de lui , et Oummousalima demanda : — Est -ce moi , maître ? — Ce n' est pas toi . Prends garde , Aïchah , que ce ne soit toi ! Et comme je me récriais , il ajouta : — Souviens -toi du village de Zikâr , là , tu seras aboyée des chiens ... Aïchah releva le front , après une longue rêverie . — Tu as raison , Aly , dit-elle ; pas de dissension entre nous . Va , au nom du Prophète , toi , qui es de son sang , apaise les colères , étouffe l' émeute , et qu' Othman soit pardonné . Et Aly s' en est allé par la ville , de place en place , de groupe en groupe . Quand le soleil couchant empourpre les dômes des mosquées , Médine est paisible et silencieuse . Il gagne alors sa demeure , l' Agréable à Dieu , un peu las , d' un pas alourdi . Une femme est là , près de sa porte , adossée au mur , s' y cramponnant toute chancelante . — Qui es -tu , femme ? dit Aly , et que veux -tu ? Alors , elle ôta son voile et se laissa voir , pâle , pâle comme si tout son sang avait coulé , les yeux agrandis , cerclés de bleu . — Qu' as -tu , malheureuse ? s' écria Aly qui s' élança pour la soutenir . T' a-t -on blessée ? — Tu ne me reconnais pas ? dit-elle , je viens pour mourir . Je suis l' épouse adultère , celle dont le cœur est rongé par le remords . Tu m' as dit : reviens quand l' enfant aura vu le jour . Le moment d' expier est venu : mon enfant est né , me voici . — Tu es revenue ! Tu réclames le châtiment ! dit Aly vivement surpris . Je croyais bien ne plus te revoir , je t' avais même oubliée . Mais qu' as -tu fait du nouveau-né ? Pourquoi es -tu là , loin de lui ? Crois -tu qu' il suffise de mettre un enfant au monde , pour lui avoir donné la vie ? Qu' est-il sans toi ? pauvre faible arbuste à la tige molle ! des mains mercenaires peuvent le briser . Tu lui dois ton lait et tes soins . Ne connais -tu pas la loi ? Jusqu' à ce qu' il ait sept ans , une mère appartient à son enfant ; alors seulement il peut se passer d' elle . Remplis ton devoir , et après , si ton cœur ne s' est pas endurci , expie ton crime . — Hélas ! dit-elle , si longtemps encore , le poids de la honte , l' effroi de l' enfer ! mais je sais obéir , ajouta-t-elle . Dans sept ans , c' est bien . Et elle s' éloigna , longeant les murailles , s' y retenant pour ne pas tomber , tandis qu' Aly la suivait d' un regard ému . Quand elle eut disparu à ses yeux , il ouvrit sa porte et franchit le seuil , en murmurant avec un soupir : — Pauvre femme ! Des jours et des ans sont tombés dans l' éternité . Les colères éteintes se sont rallumées , et Othman a été égorgé . Depuis longtemps Aly est Émir-al-Moumenin , Commandeur des Croyants ; et lui aussi , il a vu son règne agité par des troubles et des convulsions . Aïchah , devenue guerrière , a marché contre lui , à la tête d' un parti . La prophétie s' est accomplie : elle a été aboyée des chiens au village de Zikâr , l' épouse du Prophète , et comme , en les entendant , elle voulait rebrousser chemin , on a retenu son chameau par la bride et cinquante témoins lui ont juré que le village portait un autre nom . Ce fut là , pour les Islamites , le premier faux témoignage . Quel carnage , pendant cette journée du chameau où la Prophétesse fut vaincue par Aly ! Pour la punir , il voulait d' abord prononcer , entre elle et Mahomet , un divorce posthume ; puis il lui a pardonné . Maintenant tout est paisible , en apparence : tous se sont courbés sous le pouvoir du maître intègre et austère . Aly n' a rien changé à la simplicité de sa vie . Il est dans un palais ; mais il considère que c' est le palais de l' État et non le sien . Aujourd'hui il préside son diwân et , en dépit de mortels pressentiments qui assiègent son âme , il montre aux conseillers un visage calme , et il est scrupuleusement attentif . La salle est éclairée par des lampes suspendues aux voûtes , car il fait sombre déjà , malgré l' heure peu avancée ; le mois de Rhamadan tombe , cette année -là , en hiver . Aly écoute des rapports . Il juge brièvement , sans appel . Pour révoquer un gouverneur négligent , il dicte ce distique : « Les heureux par vous diminuent , les plaignants augmentent . « Ce message en votre main : le pied à l' étrier . » Les graves questions sont débattues ; puis le sujet s' épuise , et les conseillers se laissent aller à rire , à causer de diverses choses . Alors Aly appelle un esclave et fait éteindre les lampes . — Pour parler de nos affaires privées et de nos plaisirs , dit-il , nous ne devons pas user des lumières payées par le trésor public . Les membres du diwân trouvent que le khalife exagère la probité ; ils le quittent , un à un , et murmurent , lorsqu' ils sont hors du palais . La lune s' est levée , et la cour intérieure , toute bleue dans une brume légère , apparaît entre les minces colonnettes , par les baies en ogives festonnées . Aly va s' adosser à l' une des ouvertures . La nuit est tiède , déjà des effluves printaniers passent dans l' air . Au milieu des marbres , que la lune change en neige , hors du bassin parfumé , le jet d' eau s' élance silencieusement et s' égrène en pluie sonore , étincelante . Le khalife regarde sans voir . Il croit entendre tomber des larmes , d' intarissables larmes . Pourquoi pleurer ? Qu' importe la mort ? Ce jour est le dernier de son existence terrestre , il en est certain . Eh bien ! après la vie d' un juste , le repos en Dieu ! ... Pourquoi ce frisson , cette angoisse ? Et il ferme les yeux , cherchant à lire plus clairement dans le mystère , à deviner comment il doit mourir ... Il voit ! Il voit la mosquée , où il vient d' entrer pour la prière matinale , et , autour de lui , des sabres nus , qu' une lueur , traversant un vitrail , semble déjà teindre de sang ; une arme l' atteint , une arme qu' il reconnaît : un beau glaive , dont lui -même a fait présent à celui qui le frappe . — Nous sommes à Dieu et nous retournons à lui ! murmure-t- il . Mais il a tressailli , il rouvre les yeux : la cour , toute bleue et claire , l' éblouit . Un esclave est là . — Maître , une femme qui demande justice . Elle refuse de partir ; depuis ce matin elle attend . — Il ne faut pas faire attendre ceux qui demandent justice . La femme s' est approchée , elle est à genoux sur le marbre . — Commandeur des Croyants , dit-elle , me voici ! — Sept ans sont écoulés , dit Aly , je te reconnais pourtant , ô pécheresse obstinément repentante ! Comme jadis , toujours tu veux expier ? — Seigneur ! j' apporte à Dieu , aujourd'hui , un sacrifice plus grand ; qu' était -ce au temps dont tu parles ? Je lui offrais un corps souillé , une âme au désespoir . Maintenant , malgré la plaie du remords , j' étais heureuse ; mon fils , beau comme un lis , dans ses sourires séchait mes larmes ; ses caresses pansaient la blessure , ses baisers effaçaient l' impureté , et j' entendais plus sa voix chérie que les cris du repentir . — Et cependant tu reviens ? — Je n' existe plus déjà . M' être arrachée de lui , voilà l' expiation ! Vite , ordonne mon supplice , délivre -moi de cette torture , par l' oubli clément de la mort ! — J' ai tremblé devant elle , et toi tu ne trembles pas , ô vaillante , qui , de tes propres mains , tords ton cœur pour en chasser le péché ! ... Le calme se fait en moi , la lumière éternelle luit à mes yeux ; je suis en marche déjà vers le ciel , et j' ai vu mon dernier soir . Aly posa sa main sur la tête de la femme agenouillée : — Va , ma fille ! dit-il , laisse ton cœur refleurir , aime ton fils , vis sans remords : Dieu t' a pardonné ! Le khalife Haroun-el-Raschid joue aux échecs avec la sultane Zobeïde . La partie est extraordinairement sérieuse , car les deux époux , profondément absorbés , le regard fixe , le sourcil froncé , n' échangent pas un mot . L' on n' entend d' autre bruit , autour d' eux , que celui d' une fontaine dont l' eau de rose s' égrène dans une vasque de marbre . L' eunuque noir , qui garde l' entrée , se retient de respirer ; il n' ose pas changer de main sa lance damasquinée , qui lui engourdit le bras , et il laisse ses reins se meurtrir et se gaufrer , aux moulures de la colonnette à laquelle il s' adosse . À quelques pas du couple royal , un tout jeune page , aux joues veloutées , aux longs cils soyeux , vêtu d' une chemise de soie rose , regarde , d' un œil attristé , se fondre en eau les sorbets qu' il porte sur un plateau d' or . Avec un petit choc sec , les pièces , incrustées de rubis et de turquoises , bien lentement avancent sur l' échiquier . C' est que l' enjeu de la partie est une discrétion : le gagnant pourra exiger ce qu' il voudra , et chacun des deux partenaires tient à gagner . Zobeïde , cependant , sent par instants son attention fléchir ; une pensée importune la tourmente et , en secret , l' irrite contre le khalife ; elle est maussade , jalouse , et ne voudrait pas le paraître . C' est à cause d' une belle esclave , qui était à elle , et qu' il lui a prise . Qu' est -ce qu' il exigera encore , s' il gagne ? Quelque faveur pour cette Maridah , dont il est enamouré vraiment , plus qu' il n' est permis . La reine joue d' un air renfrogné ; elle rougit et mord ses lèvres : car la scène qui l' impatiente le plus , le premier épisode de ce caprice du maître , se replace obstinément devant ses yeux . C' était dans le harem , comme aujourd'hui ; le khalife était venu pour se reposer en écoutant de la musique , et il y avait là , parmi les chanteuses , cette trop charmante esclave . Elle était à demi agenouillée sur des coussins , ses beaux cheveux retenus par un bandeau d' or , sur lequel , en perles , on avait brodé ce distique : La seule vue de mon visage bouleverse l' âme . Dis -moi , que serait -ce donc de toute ma personne ? et le roi la regarde trop , il l' admire , il la mange des yeux . Maridah s' en aperçoit bien , elle est émue , ses cils palpitent , se levant et se baissant , un souffle plus rapide agite son sein , et sa beauté semble s' illuminer sous le regard royal . Pourquoi aussi avoir auprès de soi des esclaves à ce point ravissantes ? Voici que Haroun-el-Raschid fait un signe à la jeune fille , il se penche vers elle et cueille un baiser sur sa jolie bouche rose , tandis que Zobeïde détourne la tête , pour ne pas avoir l' air d' une femme jalouse . Le roi , enivré de plaisir , se fait donner un calam et une bande de parchemin , et il écrit : Je n' ai pas eu besoin de quitter ma place Pour goûter au plus délicieux des fruits . Puis il passe les vers à Maridah qui , toute tremblante , et rouge d' orgueil , prend le calam et termine le quatrain : Le fruit n' attendait que ta soif Pour donner avec joie tout son sang . Le khalife est enthousiasmé . — Je t' en prie , cède -moi cette esclave , dit-il à Zobeïde . Peut -on refuser quelque chose à son époux ? Avec la rage au cœur , il faut sourire et lui donner Maridah . Alors , plein d' impatience , il se lève , prend la jeune fille par la main et l' emmène . De huit jours on ne revoit plus les deux amants ! C' est cela , surtout , qui blesse la reine , cette folie , cette passion ; elle sait bien que la première vertu d' une épouse est la résignation , et elle n' en est plus à compter les caprices amoureux du khalife : mais celui -là l' irrite plus que tout autre . Elle ne peut vraiment s' y accoutumer . Mais voilà qu' elle se repent d' y avoir songé ; elle a eu trop de distractions , et tout à coup le khalife , frappant vivement une pièce sur l' échiquier , s' écrie : — J' ai gagné ! C' est vrai , la partie est perdue , Zobeïde est forcée de s' avouer vaincue . — Au moins , soyez généreux , mon seigneur , soupire-t-elle . Mais Haroun-el-Raschid est d' humeur taquine , il a un sourire qui ne promet rien de bon . — J' userai de mon droit , dit-il , tu es à ma discrétion , je ne te ménagerai pas . — Hélas ! J' attends votre arrêt , maître , dit-elle . Il médite un moment , en se caressant la barbe et en glissant vers sa femme un malicieux regard . — Eh bien , dit-il enfin , j' ai la fantaisie de te voir danser , toute nue , ici même . La reine a un sursaut de colère . — Ne plaisantez pas , seigneur , dites -moi vraiment ce que vous désirez . — Vraiment , c' est cela que je veux , et non autre chose . — Vous vous moquez , dit-elle avec un sourire forcé . — C' est cela que je veux , te dis -je ! s' écria le roi dans un commencement d' irritation . — Que je danse , toute nue , devant vous ? — Toute nue . — Alors , maître , si vraiment un désir aussi insensé a passé par votre esprit , laissez -moi vous supplier de l' oublier ; demandez- moi tout ce que vous voudrez , plutôt que cette danse humiliante et ridicule . — J' ai dit . — Au nom de notre fils bien-aimé , Emin-Allah , au nom de l' innocent et adoré meurtrier de ma beauté ! — N' invoque pas mon fils , dit le roi , je suis mécontent de lui ; tu le chéris , toi , sans discernement , avec une folie de mère ; n' as- tu pas dernièrement mis dans la bouche du poète Salam , qui te récitait un éloge en vers du prince royal , une perle qu' il vendit vingt mille dinars d' or ? Le seigneur Emin n' a pas fait encore d' autres vers , lui , que ceux -ci , tracés sur le cahier où il devait écrire une leçon : Je suis occupé de mes amours ! Pour l' étude , cherchez un autre que moi ! Allons . J' attends , obéis ! Zobeïde baisse la tête , soumise ; mais elle sent gronder en son cœur une colère qu' elle a peine à cacher . Certes , elle est belle encore , et jeune ; sous la douce complicité des parures , bien peu de femmes peuvent la surpasser : pourtant la mère n' est plus la jeune fille , et la perfection de son corps a reçu quelques meurtrissures , qu' il est cruel de dévoiler . Sans nul doute , le khalife , qui s' est aperçu de son humeur à propos de Maridah , veut lui faire entendre , en la contraignant à se montrer ainsi , qu' elle ne peut plus lutter de beauté avec l' esclave de dix-huit ans qu' il lui a prise . — Seigneur , dit-elle , aurai -je au moins ma revanche ? — Soit ! tu l' auras , dit Haroun-el-Raschid . Alors Zobeïde éloigne l' eunuque et le page . Elle fait appeler ses femmes , à qui elle ordonne de la dévêtir . Elle garde ses bracelets et ses colliers , mais fait défaire toute sa coiffure , et quand son dernier vêtement s' abat à ses pieds , secouant la tête , ses beaux cheveux se déroulent sur elle , la voilant à demi . Tout à coup la voici qui disparaît dans un tourbillonnement , qui fait sonner ses bijoux comme des grelots . Ses pieds blancs pivotent sur l' albâtre lisse , se mirent dans sa transparence ; elle croise les mains derrière sa nuque , se renverse en arrière , oscille comme un palmier que tourmente le vent , va , vient , se penche à droite , puis à gauche , semble supplier , fuir , se rendre , et enfin , fermant ses bras sur sa poitrine dans le réseau de ses cheveux , elle ploie le genou devant le khalife . — C' est bien , dit-il . L' épreuve est terminée , et sans trop de désavantage pour la reine . Maintenant elle se rhabille à la hâte , reprend l' échiquier qu' elle tend au roi pour une nouvelle partie . Mais celle -ci , par Allah ! elle ne la perdra pas ! Aucune distraction n' effleurera son esprit , pendant le quart d' une seconde ! L' enjeu serait un royaume , qu' elle n' y attacherait pas autant de prix qu' à cet espoir de vengeance . La lutte est longue , pénible , acharnée ; car le khalife , un peu inquiet , joue de son mieux ; mais pourtant , bientôt , Zobeïde frappe ses mains l' une contre l' autre , et s' écrie à son tour — J' ai gagné !