Le livret de marin de mon frère Yves ressemble à tous les autres livrets de tous les autres marins . Il est recouvert d' un papier parchemin de couleur jaune , et , comme il a beaucoup voyagé sur la mer , dans différents caissons de navire , il manque absolument de fraîcheur . En grosses lettres , il y a sur la couverture : Kermadec , 2091. P . Kermadec , c' est son nom de famille ; 2091 , son numéro dans l' armée de mer , et P , la lettre initiale de Paimpol son port d' inscription . En ouvrant , on trouve , à la première page , les indications suivantes : « Kermadec ( Yves-Marie ) , fils d' Yves-Marie et de Jeanne Danveoch . Né le 28 août 1851 , à Saint-Pol-de-Léon ( Finistère ) . Taille , 1 m 80. Cheveux châtains , sourcils châtains , yeux châtains , nez moyen , menton ordinaire , front ordinaire , visage ovale . » « Marques particulières : tatoué au sein gauche d' une ancre et , au poignet droit , d' un bracelet avec un poisson . » Ces tatouages étaient encore de mode , il y a une dizaine d' années , pour les vrais marins . Exécutés à bord de la Flore par la main d' un ami désœuvré , ils sont devenus un objet de mortification pour Yves , qui s' est plus d' une fois martyrisé dans l' espoir de les faire disparaître . -- L' idée qu' il est marqué d' une manière indélébile et qu' on le reconnaîtra toujours et partout à ces petits dessins bleus lui est absolument insupportable . En tournant la page , on trouve une série de feuillets imprimés relatant , dans un style net et concis , tous les manquements auxquels les matelots sont sujets , avec , en regard , le tarif des peines encourues , -- depuis les désordres légers qui se payent par quelques nuits à la barre de fer jusqu' aux grandes rébellions qu' on punit par la mort . Malheureusement cette lecture quotidienne n' a jamais suffi à inspirer les terreurs salutaires qu' il faudrait , ni aux marins en général , ni à mon pauvre Yves en particulier . Viennent ensuite plusieurs pages manuscrites portant des noms de navire , avec des cachets bleus , des chiffres et des dates . Les fourriers , gens de goût , ont orné cette partie d' élégants parafes . C' est là que sont marquées ses campagnes et détaillés les salaires qu' il a reçus . Premières années , où il gagnait par mois quinze francs , dont il gardait dix pour sa mère ; années passées la poitrine au vent , à vivre demi-nu en haut de ces grandes tiges oscillantes qui sont des mâts de navire , à errer sans souci de rien au monde sur le désert changeant de la mer ; années plus troublées , où l' amour naissait , prenait forme dans l' âme vierge et inculte , -- puis se traduisait en ivresses brutales ou en rêves naïvement purs au hasard des lieux où le vent le poussait , au hasard des femmes jetées entre ses bras ; éveils terribles du cœur et des sens , grandes révoltes , et puis retour à la vie ascétique du large , à la séquestration sur le couvent flottant ; il y a tout cela sous-entendu derrière ces chiffres , ces noms et ces dates qui s' accumulent , année par année , sur un pauvre livret de marin . Tout un étrange grand poème d' aventures et de misères tient là entre les feuillets jaunis . Le 28 août 1851 , il faisait , paraît-il , un beau temps d' été à Saint-Pol-de-Léon , dans le Finistère . Le soleil pâle de la Bretagne souriait et faisait fête à ce petit nouveau venu , qui devait plus tard tant aimer le soleil et tant aimer la Bretagne . Yves apparut dans ce monde sous la forme d' un gros bébé tout rond et tout bronzé . Les bonnes femmes présentes à son arrivée lui donnèrent le surnom de Bugel-Du , qui , en français , signifie : petit enfant noir . C' était , du reste , de famille , cette couleur de bronze , les Kermadec , de père en fils , ayant été marins au long cours et gens fortement passés au hâle de mer . Un beau jour d' été à Saint-Pol-de-Léon , c' est-à-dire une chose rare dans cette région de brumes : une espèce de rayonnement mélancolique répandu sur tout ; la vieille ville du moyen âge comme réveillée de son morne sommeil dans le brouillard , et rajeunie ; le vieux granit se chauffant au soleil ; le clocher de Creizker , le géant des clochers bretons , baignant dans le ciel bleu , en pleine lumière , ses fines découpures grises marbrées de lichens jaunes . Et tout alentour la lande sauvage , aux bruyères roses , aux ajoncs couleur d' or , exhalant une senteur douce de genêts fleuris . Au baptême , il y avait une jeune fille , la marraine ; un matelot , le parrain , et , derrière , les deux petits frères , Goulven et Gildas , donnant la main aux deux petites sœurs , Yvonne et Marie , avec des bouquets . Lorsque le cortège fit son entrée dans l' antique église des évêques de Léon , le bedeau , pendu à la corde d' une cloche , se tenait prêt à commencer le carillon joyeux que commandait la circonstance . Mais M . Le curé , survenant , lui dit d' une voix rude : « Reste en paix , Marie Bervrac'h , pour l' amour de Dieu ! Ces Kermadec sont des gens qui jamais ne donnent rien à l' offrande , et le père dépense au cabaret tout son avoir . Nous ne sonnerons pas , s' il te plaît , pour ce monde -là . » Et voilà comment mon frère Yves fit sur cette terre une entrée de pauvre . Jeanne Danveoch , de son lit , prêtait l' oreille avec inquiétude , guettait avec un mauvais pressentiment ces vibrations de bronze qui tardaient à commencer . Elle écouta longtemps , n' entendit rien , comprit cet affront public et pleura . Ses yeux étaient tout baignés de larmes quand le cortège rentra , penaud , au logis . Toute la vie , cette humiliation resta sur le cœur d' Yves ; il ne sut jamais pardonner ce mauvais accueil fait à son entrée dans ce monde , ni ces larmes cruelles versées par sa mère ; il en garda au clergé romain une rancune inoubliable et ferma à notre mère l' église son cœur breton . C' était vingt-quatre ans plus tard , un soir de décembre , à Brest . La pluie tombait , fine , froide , pénétrante , continue ; elle ruisselait sur les murs , rendant plus noirs les hauts toits d' ardoise , les hautes maisons de granit ; elle arrosait comme à plaisir cette foule bruyante du dimanche qui grouillait tout de même , mouillée et crottée , dans les rues étroites , sous un triste crépuscule gris . Cette foule du dimanche , c' étaient des matelots ivres qui chantaient , des soldats qui trébuchaient en faisant avec leur sabre un bruit d' acier , des gens du peuple allant de travers , -- ouvriers de grande ville à la mine tirée et misérable , des femmes en petit châle de mérinos et en coiffe pointue de mousseline , qui marchaient le regard allumé , les pommettes rouges , avec une odeur d' eau-de-vie ; -- des vieux et des vieilles à l' ivresse sale , qui étaient tombés et qu' on avait ramassés , et qui s' en allaient devant eux le dos plein de boue . La pluie tombait , tombait , mouillant tout , les chapeaux à boucle d' argent des Bretons , les bonnets sur l' oreille des matelots , les shakos galonnés et les coiffes blanches et les parapluies . L' air avait quelque chose de tellement terne , de tellement éteint , qu' on ne pouvait se figurer qu' il y eût quelque part un soleil ; on en avait perdu la notion . On se sentait emprisonné sous des couches et des épaisseurs de grosses nuées humides qui vous inondaient ; il ne semblait pas qu' elles pussent jamais s' ouvrir et que derrière il y eût un ciel . On respirait de l' eau . On avait perdu conscience de l' heure , ne sachant plus si c' était l' obscurité de toute cette pluie ou si c' était la vraie nuit d' hiver qui descendait . Les matelots apportaient dans ces rues une certaine note étonnante de gaieté et de jeunesse , avec leurs figures ouvertes et leurs chansons , avec leurs grands cols clairs et leurs pompons rouges tranchant sur le bleu marine de leur habillement . Ils allaient et venaient d' un cabaret à l' autre , poussant le monde , disant des choses qui n' avaient pas de sens et qui les faisaient rire . Ou bien ils s' arrêtaient sous les gouttières , aux étalages de toutes les boutiques où l' on vendait des choses à leur usage : des mouchoirs rouges au milieu desquels étaient imprimés de beaux navires qui s' appelaient la Bretagne , la Triomphante , ou la Dévastation ; des rubans pour leur bonnet avec de belles inscriptions d' or ; de petits ouvrages en corde très compliqués destinés à fermer sûrement ces sacs de toile qu' ils ont à bord pour serrer leur trousseau ; d' élégants amarrages en ficelle tressée pour suspendre au cou des gabiers leur grand couteau ; des sifflets en argent pour les quartiers-maîtres , et enfin des ceintures rouges , des petits peignes et des petits miroirs . De temps en temps , il y avait de grandes rafales qui faisaient envoler les bonnets et tituber les passants ivres , et alors la pluie tombait plus dure , plus torrentielle et fouettait comme grêle . La foule des matelots augmentait toujours ; on les voyait surgir par bandes à l' entrée de la rue de Siam ; ils remontaient du port et de la ville basse par les grands escaliers de granit et se répandaient en chantant dans les rues . Ceux qui venaient de la rade étaient plus mouillés que les autres , plus ruisselants de pluie et d' eau de mer . Leurs canots voilés , en s' inclinant sous les risées froides , en sautant au milieu des lames pleines d' écume , les avaient amenés grand train dans le port . Et ils grimpaient joyeusement ces escaliers qui menaient à la ville , en se secouant comme des chats qu' on vient d' arroser . Le vent s' engouffrait dans les longues rues grises , et la nuit s' annonçait mauvaise . En rade , -- à bord d' un navire arrivé le matin même de l' Amérique du Sud , -- à quatre heures sonnantes , un quartier-maître avait donné un coup de sifflet prolongé , suivi de trilles savants , qui signifiaient en langage de marine : « Armez la chaloupe ! » alors on avait entendu un murmure de joie dans ce navire , où les matelots étaient parqués , à cause de la pluie , dans l' obscurité du faux pont . C' est qu' on avait eu peur un moment que la mer ne fût trop mauvaise pour communiquer avec Brest , et on attendait avec anxiété ce coup de sifflet qui décidait la question . Après trois ans de campagne , c' était la première fois qu' on allait remettre les pieds sur la terre de France , et l' impatience était grande . Quand les hommes désignés , vêtus de petits costumes en toile cirée jaune paille , furent tous embarqués dans la chaloupe et rangés à leur banc d' une manière correcte et symétrique , le même quartier maître siffla de nouveau et dit : « Les permissionnaires à l' appel ! » Le vent et la mer faisaient grand bruit ; les lointains de la rade étaient noyés dans un brouillard blanchâtre fait d' embruns et de pluie . Les matelots permissionnaires montaient en courant , sortaient des panneaux et venaient s' aligner , à mesure qu' on appelait leur numéro et leur nom , la figure illuminée par cette grande joie de revoir Brest . Ils avaient mis leurs beaux habits du dimanche ; ils achevaient , sous l' ondée torrentielle , des derniers détails de toilette , s' ajustant les uns les autres avec des airs de coquetterie . Quand on appela : « 218 : Kermadec ! » on vit paraître Yves , un grand garçon de vingt-quatre ans , à l' air grave , portant bien son tricot rayé et son large col bleu . Grand , maigre de la maigreur des antiques , avec les bras musculeux , le col et la carrure d' un athlète , l' ensemble du personnage donnant le sentiment de la force tranquille et légèrement dédaigneuse . Le visage incolore , sous une couche uniforme de hâle brun , je ne sais quoi de breton qui ne se peut définir , avec un teint d' Arabe . La parole brève et l' accent du Finistère ; la voix basse , vibrant d' une manière particulière , comme ces instruments aux sons très puissants , mais qu' on touche à peine de peur de faire trop de bruit . Les yeux gris-roux , un peu rapprochés et très renfoncés sous l' arcade sourcilière , avec une expression impassible de regard en dedans ; le nez très fin et régulier ; la lèvre inférieure s' avançant un peu , comme par mépris . Figure immobile , marmoréenne , excepté dans les moments rares où paraît le sourire ; alors tout se transforme et on voit qu' Yves est très jeune . Le sourire de ceux qui ont souffert : il a une douceur d' enfant et illumine les traits durcis , un peu comme ces rayons de soleil , qui , par hasard , passent sur les falaises bretonnes . Quand Yves parut , les autres marins qui étaient là le regardèrent tous avec de bons sourires et une nuance inusitée de respect . C' est qu' il portait pour la première fois , sur sa manche , le double galon rouge des quartiers-maîtres qu' on venait de lui donner . Et , à bord , c' est quelqu'un , un quartier-maître de manœuvre ; ces pauvres galons de laine , qui , dans l' armée , arrivent si vite au premier venu , dans la marine représentent des années de misères ; ils représentent la force et la vie des jeunes hommes , dépensées à toute heure du jour et de la nuit , là-haut , dans la mâture , ce domaine des gabiers que secouent tous les vents du ciel . Le maître d' équipage , s' étant approché , tendit la main à Yves . Jadis il avait été , lui aussi , un gabier dur à la peine ; il s' y connaissait en hommes courageux et forts . « Eh ! Bien , Kermadec , dit-il , on va les arroser , ces galons ? — Mais oui , maître ... » , répondit Yves à voix basse , en gardant un air grave et très rêveur . Ce n' était pas de l' eau du ciel que voulait parler ce vieux maître ; car , sous ce rapport -là , l' arrosage était assuré . Non , en marine , arroser des galons signifie se griser pour leur faire honneur le premier jour où on les porte . Yves restait pensif devant la nécessité de cette cérémonie , parce qu' il venait de me faire , à moi , un grand serment d' être sage et qu' il avait envie de le tenir . Et puis il en avait assez , à la fin , de ces scènes de cabaret déjà répétées dans tous les pays du monde . Traîner ses nuits dans tous les bouges , à la tête des plus indomptés et des plus ivres , et se faire ramasser le matin dans les ruisseaux , on se lasse à la longue de ces plaisirs , si bon matelot qu' on soit . D' ailleurs , les lendemains sont pénibles et se ressemblent tous . Yves savait cela et n' en voulait plus . Il était bien noir , ce temps de décembre pour un jour de retour . On avait beau être insouciant et jeune , ce temps jetait sur la joie de revenir une sorte de nuit sinistre . Yves éprouvait cette impression , qui lui causait malgré lui un étonnement triste ; car tout cela , en somme , c' était sa Bretagne ; il la sentait dans l' air et la reconnaissait rien qu' à cette obscurité de rêve . La chaloupe partit , les emportant tous vers la terre . Elle s' en allait toute penchée sous le vent d' ouest ; elle bondissait sur les lames avec un son creux de tambour , et , à chaque saut qu' elle faisait , une masse d' eau de mer venait se plaquer sur eux , comme lancée par des mains furieuses . Ils filaient très vite dans une espèce de nuage d' eau dont les grosses gouttes salées leur fouettaient la figure . Ils se tenaient tête baissée sous ce déluge , serrés les uns contre les autres , comme font les moutons sous l' orage . Ils ne disaient plus rien , tout concentrés qu' ils étaient dans une attente de plaisir . Il y avait là des jeunes hommes qui , depuis un an , n' avaient pas mis les pieds sur la terre ; leurs poches à tous étaient garnies d' or , et des convoitises terribles bouillonnaient dans leur sang . Yves , lui aussi , songeait un peu à ces femmes qui les attendaient dans Brest , et parmi lesquelles tout à l' heure on pourrait choisir . Mais c' est égal , lui seul était triste . Jamais tant de pensées à la fois n' avaient troublé sa tête de pauvre abandonné . Il avait bien eu de ces mélancolies quelquefois , pendant le silence des nuits de la mer ; mais alors le retour lui apparaissait de là-bas sous des couleurs toutes dorées . Et c' était aujourd'hui , ce retour , et au contraire son cœur se serrait maintenant plus que jamais . Alors il ne comprenait pas , ayant l' habitude , comme les simples et les enfants , de subir ses impressions sans en démêler le sens . La tête tournée contre le vent , sans souci de l' eau qui ruisselait sur son col bleu , il était resté debout , soutenu par le groupe des marins qui se pressait contre lui . Toutes ces côtes de Brest qui se dessinaient en contours vagues à travers les voiles de la pluie , lui renvoyaient des souvenirs de ses années de mousse , passées là sur cette grande rade brumeuse , à regretter sa mère ... Ce passé était rude , et , pour la première fois de sa vie , il songeait à ce que pourrait bien être l' avenir . Sa mère ! ... C' était pourtant vrai que , depuis tantôt deux ans , il ne lui avait pas écrit . Mais les matelots font ainsi , et , malgré tout , ils les aiment bien , leurs mères ! C' est la coutume : on disparaît pendant des années , et puis , un bienheureux jour , on revient au village sans prévenir , avec des galons sur sa manche , rapportant beaucoup d' argent gagné à la peine , ramenant la joie et l' aisance au pauvre logis abandonné . Ils filaient toujours sous la pluie glacée , sautant sur les lames grises , poursuivis par des sifflements de vent et de grands bruits d' eau . Yves songeait à beaucoup de choses , et ses yeux fixes ne regardaient plus . L' image de sa mère avait pris tout à coup une douceur infinie ; il sentait qu' elle était là tout près , dans un petit village du pays breton , sous ce même crépuscule d' hiver qui l' enveloppait , lui ; encore deux ou trois jours , et , avec une grande joie , il irait la surprendre et l' embrasser . Les secousses de la mer , la vitesse et le vent , rendaient incohérentes ses pensées qui changeaient . Maintenant il s' inquiétait de retrouver son pays sous un jour si sombre . Là-bas , il s' était habitué à cette chaleur et à cette limpidité bleue des tropiques , et , ici , il semblait qu' il y eût un suaire jetant une nuit sinistre sur le monde . Et puis aussi il se disait qu' il ne voulait plus boire , non pas que ce fût bien mal après tout , et , d' ailleurs , c' était la coutume pour les marins bretons ; mais il me l' avait promis d' abord , et ensuite , à vingt-quatre ans , on est un grand garçon revenu de beaucoup de plaisirs , et il semble qu' on sente le besoin de devenir un peu plus sage . Alors il pensait aux airs étonnés qu' auraient les autres à bord , surtout Barrada , son grand ami , en le voyant rentrer demain matin , debout et marchant droit . À cette idée drôle , on voyait tout à coup passer sur sa figure mâle et grave un sourire d' enfant . Ils étaient arrivés presque sous le château de Brest , et , à l' abri des énormes masses de granit , il se fit brusquement du calme . La chaloupe ne dansait plus ; elle allait tranquillement sous la pluie ; ses voiles étaient amenées , et les hommes habillés de toile cirée jaune la menaient à coups cadencés de leurs grands avirons . Devant eux s' ouvrait cette baie profonde et noire qui est le port de guerre ; sur les quais , il y avait des alignements de canons et de choses maritimes à l' air formidable . On ne voyait partout que de hautes et interminables constructions de granit , toutes pareilles , surplombant l' eau noire et s' étageant les unes par-dessus les autres avec des rangées symétriques de petites portes et de petites fenêtres . Au-dessus encore , les premières maisons de Brest et de recouvrance montraient leurs toits mouillés , d' où sortaient de petites fumées blanches ; elles criaient leur misère humide et froide , et le vent s' engouffrait partout avec un grand bruit triste . La nuit tombait tout à fait et les petites flammes du gaz commençaient à piquer de brillants jaunes ces amoncellements de choses grises . Les matelots entendaient déjà les roulements des voitures et les bruits de la ville qui leur arrivaient d' en haut , par-dessus l' arsenal désert , avec les chants des ivrognes . Yves , par prudence , avait confié à bord , à son ami Barrada , tout son argent , qu' il destinait à sa mère , gardant seulement dans sa poche cinquante francs pour sa nuit . « Et mon mari aussi , Madame Quémeneur , quand il est soûl , tout le temps il dort . — Vous faites votre petit tour aussi , Madame Kervella ? — Et j' attends mon mari , moi aussi donc , qui est arrivé aujourd'hui sur le Catinat . — Et le mien , Madame Kerdoncuff , le jour qu' il était revenu de la Chine , il avait dormi pendant deux jours ; et moi aussi donc , je m' étais soûlée , madame Kerdoncuff . Oh ! comme j' ai eu honte aussi ! Et ma fille aussi donc , elle était tombée dans les escaliers ! » Avec l' accent chantant et cadencé de Brest , tout cela se croise sous les vieux parapluies retournés par le vent , entre des femmes en waterproof et en coiffe pointue de mousseline , qui attendent là-haut , à l' entrée des grands escaliers de granit . Leurs maris sont revenus sur ce même bâtiment qui a ramené Yves , et elles sont là postées , soutenues déjà par quelque peu d' eau-de-vie , elles font le guet , l' œil moitié égrillard , moitié attendri . Ces vieux marins qu' elles attendent étaient jadis peut-être de braves gabiers durs à la peine ; et puis , gangrenés par les séjours dans Brest et l' ivrognerie , ils ont épousé ces créatures et sont tombés dans les bas-fonds sordides de la ville . Derrière ces dames , il y a d' autres groupes encore , où la vue se repose : des jeunes femmes qui se tiennent dignes , vraies femmes de marins celles -ci , recueillies dans la joie de revoir leur fiancé ou leur mari , et regardant avec anxiété dans ce grand trou béant du port , par où les désirés vont venir . Il y a des mères , arrivées des villages , ayant mis leur beau costume breton des fêtes , la grande coiffe et la robe de drap noir à broderies de soie ; la pluie les gâte pourtant , ces belles hardes qu' on ne renouvelle pas deux fois dans la vie ; mais il faut bien faire honneur à ce fils qu' on va embrasser tout à l' heure devant les autres . « Voilà ceux du Magicien qui entrent dans le port , Madame Kerdoncuff ! — Et voilà ceux du Catinat aussi donc ! Ils se suivent tous les deux , Madame Quémeneur ! » En bas , les canots accostent , tout au fond , sur les quais noirs , et ceux qui sont attendus montent les premiers . D' abord les maris de ces dames , place aux anciens , qui passent devant ! Le goudron , le vent , le hâle , l' eau-de-vie , leur ont composé des minois chiffonnés de singes ... Et on s' en va , bras dessus bras dessous , du côté de Recouvrance , dans quelque vieille rue sombre aux hautes maisons de granit ; tout à l' heure , on montera dans une chambre humide qui sent l' égout et le moisi de pauvre , où sur les meubles il y a des coquillages dans de la poussière et des bouteilles pêle-mêle avec des chinoiseries . Et , grâce à l' alcool acheté au cabaret d' en bas , on trouvera l' oubli de cette séparation cruelle avec un renouveau de ses vingt ans . Puis viennent les autres , les jeunes hommes qu' attendent les fiancées , les femmes ou les vieilles mères , et enfin , quatre à quatre , escaladant les marches de granit , toute la bande des grands enfants sauvages qu' Yves conduit à la fête de ses galons . Celles qui les attendent , ceux -ci , sont dans la rue des Sept-Saints , déjà sorties sur leur porte et au guet : femmes aux cheveux à la chien peignés sur les sourcils , -- à la voix avinée et au geste horrible . Tout à l' heure , ce sera pour elles , leur sève , leurs ardeurs contenues , -- et leur argent . -- C' est qu' ils payent bien , les matelots , le jour du retour , et , en plus de ce qu' ils donnent , il y a surtout ce qu' on leur prend après , quand par bonheur ils sont ivres à point ... Ils regardaient devant eux indécis , comme effarés , grisés déjà rien que de se trouver à terre . Où aller ? Par où commencer leurs plaisirs ? ... Ce vent , cette pluie froide d' hiver et cette tombée sinistre de la nuit , -- pour ceux qui ont un logis , un foyer , tout cela ajoute à la joie qu' on a de rentrer . À eux , cela leur faisait bien sentir le besoin de se mettre à l' abri , d' aller se réchauffer quelque part ; mais ils étaient sans gîte , ces pauvres exilés qui revenaient ... D' abord ils errèrent , se tenant les uns les autres par le bras , riant à propos de tout , obliquant de droite ou de gauche , -- ayant des allures de bêtes captives qu' on vient de lâcher . Puis ils entrèrent À la descente des navires , chez Madame Creachcadec . À la descente des navires , c' était un bouge de la rue de Siam . L' air chaud y sentait l' alcool . Il y avait un feu de charbon dans une corbeille , et Yves s' assit devant . Depuis deux ou trois ans , c' était la première fois qu' il se trouvait dans une chaise . -- Et du feu ! -- Comme il savourait ce bien-être tout à fait inusité , de se sécher devant un brasier rouge ! -- À bord , jamais ; -- même dans les grands froids du cap Horn ou de l' Islande ; même dans les humidités pénétrantes , continues des hautes latitudes , jamais on ne se chauffe , jamais on ne se sèche . Pendant des jours , pendant des nuits , on reste mouillé , et on tâche de se donner du mouvement , en attendant le soleil . C' était une vraie mère pour les matelots , cette Madame Creachcadec ; tous ceux qui la connaissaient pouvaient bien le dire . Et puis elle leur comptait toujours , au plus juste prix , leurs dîners et leurs fêtes . D' ailleurs , elle les reconnaissait tous . Ayant déjà de l' alcool dans sa tête grosse et rouge , elle essayait de répéter leurs noms , qu' elle les entendait se dire entre eux ; elle se souvenait bien de les avoir vus , du temps qu' ils étaient canotiers à bord de la Bretagne ; -- et même elle croyait se rappeler leur enfance de mousse , sur l' Inflexible . Mais comme ils étaient devenus grands et beaux garçons depuis cette époque ! -- Vraiment il fallait son œil à elle , pour les reconnaître , ainsi changés ... Et , au fond du cabaret , le dîner cuisait , sur des fourneaux qui répandaient une assez bonne odeur de soupe . Dans la rue , on entendit un grand vacarme . Une troupe de matelots arrivait , chantant , scandant à pleine voix , sur un air très gai , ces paroles d' église : Kyrie Christe , Dominum nostrum ; Kyrie eleison ... Ils entrèrent , chavirant les chaises , en même temps qu' une rafale du vent d' ouest couchait la flamme des lampes . Kyrie Christe , Dominum nostrum ... : les Bretons n' aimaient pas ce genre de chanson , venu sans doute des barrières de quelque grande ville . Pourtant cette discordance était drôle entre les mots et la musique , et cela les fit rire . Du reste , c' était une bande débarquée de la Gauloise , et ils se reconnaissaient , ceux -ci et les autres ; ils avaient été mousses ensemble . L' un d' eux vint embrasser Yves : c' était Kerboul , son voisin de hamac à bord de l' Inflexible . Lui aussi était devenu grand et fort ; il était baleinier de l' amiral , et , comme il était assez sage , il portait depuis longtemps sur sa manche les galons rouges . L' air manquait dans ce cabaret , et on y faisait grand tapage . Madame Creachcadec apporta le vin chaud tout fumant , premier service du dîner commandé , -- et les têtes commencèrent à tourner ... Il y eut du bruit , cette nuit -là , dans Brest ; les patrouilles eurent fort à faire . Dans la rue des Sept-Saints et dans celle de Saint-Yves , on entendit jusqu' au matin des chants et des cris ; c' était comme si on y eût lâché des barbares , des bandes échappées de l' ancienne Gaule ; il y avait des scènes de joie qui rappelaient les rudesses primitives . Les matelots chantaient . Et les femmes , qui guettaient leurs pièces d' or , -- agitées , échevelées dans ce grand coup de feu des retours de navire , -- mêlaient leurs voix aigres à ces voix profondes . Les derniers arrivés de la mer , on les reconnaissait à leur teint plus bronzé , à leurs allures plus désinvoltes ; et puis ils traînaient avec eux des objets exotiques ; il y en avait qui passaient avec des perruches , mouillées , dans des cages ; d' autres avec des singes . Ils chantaient , les matelots , à tue-tête , avec une sorte d' accent naïf , des choses à faire frémir , -- ou bien des airs du midi , des chansons basques , -- surtout , de tristes mélopées bretonnes qui semblaient de vieux airs de biniou légués par l' antiquité celtique . Les simples , les bons , faisaient des chœurs en parties ; ils restaient groupés par village , et répétaient dans leur langue les longues complaintes du pays , retrouvant encore dans leur ivresse de belles voix sonores et jeunes . D' autres bégayaient comme de petits enfants et s' embrassaient ; inconscients de leur force , ils brisaient des portes ou assommaient des passants . La nuit s' avançait ; les mauvais lieux seuls restaient ouverts , et , dans les rues , la pluie tombait toujours sur l' exubérance des gaietés sauvages ... ... Six heures du matin , le lendemain . Une masse noire ayant forme humaine dans un ruisseau , -- au bord d' une espèce de rue déserte surplombée par des remparts . -- Encore l' obscurité ; encore la pluie , fine et froide ; et toujours le bruit de ce vent d' hiver -- qui avait veillé , comme on dit en marine , et passé la nuit à gémir . C' était en bas , un peu au-dessous du pont de Brest , au pied des grands murs , à cet endroit où traînent d' habitude les marins sans gîte , ivres morts , qui ont eu une intention vague de retourner vers leur navire et sont tombés en route . Déjà une demi-lueur dans l' air ; quelque chose de terne , de blafard , un jour d' hiver se levant sur du granit . L' eau ruisselait sur cette forme humaine qui était à terre , et , tout à côté , tombait en cascade dans le trou d' un égout . Il commençait à faire un peu plus clair ; une sorte de lumière se décidait à descendre le long de ces hautes murailles de granit . -- La chose noire dans le ruisseau était bien un grand corps d' homme , un matelot , qui était couché les bras étendus en croix . Un premier passant fit un bruit de sabots de bois sur les pavés durs , comme en titubant . Puis un autre , puis plusieurs . Ils suivaient tous la même direction , dans une rue plus basse qui aboutissait à la grille du port de guerre . Bientôt cela devint extraordinaire , ce tapotement de sabots ; c' était un bruit fatigant , continu , martelant le silence comme une musique de cauchemar . Des centaines et des centaines de sabots , piétinant avant jour , arrivant de partout , défilant dans cette rue basse ; une espèce de procession matineuse de mauvais aloi : -- c' étaient les ouvriers qui rentraient dans l' arsenal , encore tout chancelants d' avoir tant bu la veille , la démarche mal assurée , et le regard abruti . Il y avait aussi des femmes laides , hâves , mouillées , qui allaient de droite et de gauche comme cherchant quelqu'un ; dans le demi-jour , elles regardaient sous le nez les hommes à grand chapeau breton , -- guettant là , pour voir si le mari , ou le fils , était enfin sorti des tavernes , s' il irait faire sa journée de travail . L' homme couché dans le ruisseau fut aussi examiné par elles ; deux ou trois se baissèrent pour mieux distinguer sa figure . Elles virent des traits jeunes , mais durcis , et comme figés dans une fixité cadavérique , des lèvres contractées , des dents serrées . Non , elles ne le connaissaient pas . Et puis ce n' était pas un ouvrier , celui -là ; il portait le grand col bleu des matelots . Cependant l' une , qui avait un fils marin , essaya , par bonté d' âme , de le retirer de l' eau . Il était trop lourd . « Quel grand cadavre ! » dit-elle en lui laissant retomber les bras . Ce corps sur lequel étaient tombées toutes les pluies de la nuit , c' était Yves . Un peu plus tard , quand le jour fut tout à fait levé , ses camarades qui passaient le reconnurent et l' emportèrent . On le coucha , tout trempé de l' eau du ruisseau , au fond de la grande chaloupe , mouillée des embruns de la mer , et bientôt on se mit en route à la voile . La mer était mauvaise ; le vent debout . Ils louvoyèrent longtemps et ils eurent du mal pour atteindre leur navire . ... Yves s' éveilla lentement vers le soir ; C' étaient d' abord des sensations de douleur , qui revenaient une à une , comme au sortir d' une espèce de mort . Il avait froid , froid jusqu' au cœur de ses membres . Surtout il était engourdi et meurtri , -- étendu depuis des heures sur une couche dure : alors il essaya un premier effort , à peine conscient , pour se retourner . Mais son pied gauche , qui lui fit tout à coup grand mal , était pris dans une chose rigide contre laquelle on sentait bien qu' il n' y avait pas de lutte possible . -- Ah ! oui , il reconnaissait cette sensation , il comprenait maintenant : les fers ! ... Il connaissait bien déjà ce lendemain inévitable des grandes nuits de plaisirs : être rivé à la barre par une boucle , pour des jours entiers ! Et ce lieu où il devait être , il le devinait sans prendre la peine d' ouvrir les yeux , ce recoin étroit comme une armoire , et sombre , et humide , avec une odeur de renfermé et un peu de jour pâle tombant d' en haut par un trou : la cale du Magicien ! Seulement il confondait ce lendemain de fête avec d' autres qui s' étaient passés ailleurs , -- là-bas , bien loin , en Amérique ou dans les ports de la Chine ... Etait -ce pour avoir battu les alguazils de Buenos-Ayres ? Ou bien était -ce la mêlée sanglante de Rosario qui l' avait mené là ? ou encore l' affaire avec les matelots russes à Hong-Kong ? ... Il ne savait plus bien , à quelques milliers de lieues près , n' ayant pas la notion du pays où il se trouvait . Tous les vents et toutes les lames de la mer avaient bien pu promener le Magicien par tous les pays du monde ; elles l' avaient secoué , roulé , meurtri au dehors , mais sans parvenir à défaire l' arrangement de toutes ces choses qui étaient dans cette cale , de toutes ces bobines de cordes sur des étagères , -- sans déplacer cet habit de plongeur qui devait être là pendu derrière lui , avec ses gros yeux et son visage de morse ; ni changer cette odeur de rat , de moisissure et de goudron . Il sentait toujours ce froid , si profond , que c' était comme une douleur jusque dans ses os ; alors il comprit que ses vêtements étaient mouillés et son corps aussi . Toute cette pluie de la veille , ce vent , ce ciel sombre , lui revinrent vaguement à la mémoire ... On n' était donc plus là-bas dans les pays bleus de l' équateur ! ... Non , il se rappelait maintenant : c' était la France , la Bretagne , c' était le retour tant rêvé . Mais qu' avait-il fait pour être déjà aux fers , à peine arrivé dans son pays ? Il cherchait et ne trouvait pas . Puis un souvenir lui revint tout à coup , comme d' un rêve : pendant qu' on le hissait à bord , il s' était un peu réveillé , disant qu' il monterait tout seul et il avait vu justement devant lui , par fatalité , certain vieux maître qu' il avait en aversion . Il lui avait dit aussitôt de très vilaines injures ; après , il y avait eu bousculade , et puis il ne savait plus le reste , étant à ce moment -là retombé inerte et sans connaissance . Mais alors , ... La permission qu' on lui avait promise pour aller dans son village de Plouherzel , on ne la lui donnerait pas ! ... Toutes ces choses attendues , désirées pendant trois ans de misère , étaient perdues ! Il songea à sa mère et sentit un grand coup dans le cœur ; ses yeux s' ouvrirent effarés , regardant en dedans , dilatés dans une fixité étrange par un tumulte de choses intérieures . Et , avec l' espoir que ce n' était qu' un mauvais rêve , il essaya de secouer dans l' anneau de fer son pied meurtri . Alors un éclat de rire sonore , profond , partit comme une fusée dans la cale noire : un homme , vêtu d' un tricot rayé collant sur le torse , était debout devant Yves et le regardait ; dans son rire , il renversait en arrière une tête admirable et montrait ses dents blanches avec une expression féline . « Alors , tu te réveilles ? » interrogea l' homme de sa voix mordante , qui vibrait avec l' accent bordelais . Yves reconnut son ami Jean Barrada , le canonnier , et , levant les yeux vers lui , il lui demanda si je le savais . « Té ! » dit Barrada avec sa gouaillerie de Gascon , « s' il le sait ! Il est descendu trois fois et même il a mené le docteur ici pour te voir ; tu étais raide , tu leur as fait peur . Et je suis de faction ici , moi , pour le prévenir si tu bouges . — Et pour quoi faire ? Je n' ai pas besoin qu' il revienne , ni lui ni personne . — N' y va pas , Barrada , entends -tu bien , je te le défends ! ... » Ainsi c' était fait ; il était retombé encore , et toujours , dans son même vice . Et , toutes les rares fois qu' il touchait la terre , cela finissait ainsi , et il n' y pouvait rien ! C' était donc vrai , ce qu' on lui avait dit , que cette habitude était terrible et mortelle , et qu' on était bien perdu quand une fois on l' avait prise . De rage contre lui -même , il tordit ses bras musculeux qui craquèrent ; il se souleva à demi , serrant ses dents , qu' on entendit crisser , et puis retomba , la tête sur les planches dures . Oh ! Sa pauvre mère , elle était là tout près et il ne la verrait pas , depuis trois ans qu' il en avait envie ! ... C' était ça , son retour en France ! Quelle misère et quelle angoisse ! « Au moins tu devrais te changer , dit Barrada . Rester tout mouillé comme tu es , ça n' est pas sain , et tu attraperas du mal . — Tant mieux alors , Barrada ! ... À présent , laisse -moi . » Il parlait d' un ton dur , le regard sombre et méchant ; et Barrada , qui le connaissait bien , comprit qu' en effet il fallait le laisser . Yves détourna la tête et se cacha d' abord le visage sous ses deux bras relevés ; puis , craignant que Barrada ne s' imaginât qu' il pleurait , par fierté il changea sa pose et regarda devant lui . Ses yeux , dans leur atonie fatiguée , gardaient une fixité farouche , et sa lèvre , plus avancée que de coutume , exprimait ce défi de sauvage qu' en lui -même il jetait à tout . Dans sa tête il formait de mauvais projets ; des idées conçues déjà autrefois , à des heures de rébellion et de ténèbres lui étaient revenues . Oui , il s' en irait , comme son frère Goulven , comme ses frères ; cette fois , c' était bien décidé et bien fini . La vie de ces forbans qu' il avait rencontrés sur les baleiniers d' Océanie , ou dans les lieux de plaisir des villes de la Plata , cette vie aux hasards de la mer sans loi et sans frein , depuis longtemps l' attirait : c' était dans son sang d' ailleurs , c' était de famille . Déserter pour aller naviguer au commerce à l' étranger , ou faire la grande pêche , c' est toujours le rêve qui obsède les matelots , et les meilleurs surtout , dans leurs moments de révolte . Il y a de beaux jours en Amérique pour les déserteurs ! Lui ne réussirait pas , il se le disait bien ; il était trop voué à la peine et au malheur ; mais , si c' est la misère , au moins , là-bas , on est affranchi de tout ! Sa mère ! ... Eh bien , en se sauvant , il passerait par Plouherzel , la nuit , pour l' embrasser . Toujours comme son frère Goulven , qui avait fait cela , lui , jadis ; il s' en souvenait , de l' avoir vu arriver une nuit , avec l' air de se cacher ; on avait tenu tout fermé pendant la journée d' adieu qu' il avait passée à la maison . Leur pauvre mère avait beaucoup pleuré , il est vrai . Mais qu' y faire ? C' est fatal , cela ! ... Et ce frère Goulven , comme il avait l' air décidé et fier ! À part sa mère , Yves avait à ce moment tout le reste en haine . Il songeait à ces années de sa vie déjà dépensées au service , dans la séquestration des navires de guerre , sous le fouet de la discipline ; il se demandait au profit de qui et pourquoi . Son cœur débordait de désespoirs amers , d' envies de vengeance , de rage d' être libre ... Et , comme j' étais cause , moi , qu' il s' était rengagé pour cinq ans à l' état , alors il m' en voulait aussi et me confondait dans son ressentiment contre tous les autres . Barrada l' avait quitté , et la nuit de décembre était venue . Par le panneau de la cale , on ne voyait plus descendre la lueur grise du jour ; ce n' était plus qu' une buée d' humidité qui tombait par là et qui était glacée . Un homme de ronde était venu allumer un fanal , dans une cage grillée , et tous les objets de la cale s' étaient éclairés confusément . Yves entendit au-dessus de lui faire le branle-bas du soir , tous les hamacs qui s' accrochaient , et puis le premier cri des hommes de quart marquant les demi-heures de la nuit . Au dehors , il ventait toujours , et , à mesure que le silence des hommes se faisait , on percevait plus fort les grandes voix inconscientes des choses . En haut , il y avait un mugissement continu dans la mâture ; on entendait aussi la mer au milieu de laquelle on était et qui , de temps en temps , secouait tout , comme par impatience . À chaque secousse , elle faisait rouler la tête d' Yves sur le bois humide , et lui avait mis ses mains dessous pour que cela lui fît moins de mal . La mer , elle aussi , était cette nuit -là sombre et méchante ; tout le long des parois du navire , on l' entendait sauter et faire son bruit . Sans doute , à cette heure , personne ne descendrait plus dans la cale . Yves était seul par terre rivé à sa boucle , l' anneau de fer au pied , et maintenant ses dents claquaient . Pourtant , une heure après , Jean Barrada reparut encore , ayant l' air d' être venu ranger un de ces palans dont on se sert pour les canons . Et , cette fois , Yves l' appela tout bas : « Barrada , tu devrais bien me donner un peu d' eau douce pour boire . » Barrada alla vite chercher sa petite moque , qu' il portait pendue à sa ceinture le jour et qu' il serrait la nuit dans un canon ; il y mit de l' eau , qui était couleur de rouille , ayant été rapportée de la Plata dans une caisse de fer , et un peu de vin volé à la cambuse et un peu de sucre volé à l' office du commandant . Et puis il souleva la tête d' Yves , tout doucement avec bonté , et le fit boire . « Et à présent , dit-il , veux -tu te changer ? — Oui » , répondit Yves d' une toute petite voix , devenue presque enfantine , et qui était drôle par contraste avec sa manière de tout à l' heure . À deux , ils le déshabillèrent , lui se laissant câliner comme un enfant . On essuya bien sa poitrine , ses épaules et ses bras , on lui mit des vêtements secs et on le recoucha en plaçant sous sa tête un sac pour qu' il pût mieux dormir . Quand il leur dit merci , un bon sourire , le premier , vint changer toute sa figure . C' était la fin ; son cœur était amolli et redevenu lui -même . Aujourd'hui , cela n' avait pas été bien long . Il sentait un attendrissement infini en songeant à sa mère , et une envie de pleurer ; quelque chose comme une larme vint même dans ses yeux , qui étaient durs pourtant à cette faiblesse -là ... Peut-être serait -on encore un peu indulgent pour lui à cause de sa bonne conduite à bord , de son courage à la peine et de son rude travail dans les mauvais temps . -- Si c' était possible , -- si on ne lui donnait pas une punition trop grave , il est certain qu' il ne recommencerait plus et se ferait tout pardonner . C' était une grande résolution , cette fois . Quand il avait bu seulement un verre d' eau-de-vie , après les longues abstinences de la mer , tout de suite sa tête partait , et alors il lui en fallait d' autres , et d' autre encore . Mais , en ne commençant pas du tout et en ne buvant jamais rien , il aurait encore un moyen sûr de rester sage . Son repentir avait la sincérité d' un repentir d' enfant , et il croyait beaucoup que , s' il pouvait échapper pour cette fois à ce conseil terrible qui mène les matelots en prison , ce serait sa dernière grande faute . Il avait aussi espoir en moi , et puis , surtout , envie de me voir . Et il pria Barrada de monter me chercher . Il y avait sept ans qu' Yves était mon ami quand il fit cette équipée de retour . Nous étions entrés dans la marine par des portes différentes : lui , deux années avant moi , bien qu' il fût de quelques mois le plus jeune . Le jour où j' étais arrivé à Brest , en 1867 , pour y prendre ce premier uniforme de marin en toile dure , que je vois encore , le hasard m' avait fait rencontrer Yves Kermadec chez un protecteur à lui , un vieux commandant qui avait connu son père . Yves était alors un enfant de seize ans . On me dit qu' il allait passer novice après deux années de mousse . Pour le moment , il revenait de son pays , à l' expiration d' une permission de huit jours qu' on lui avait donnée ; il semblait avoir le cœur très gros des adieux qu' il venait de faire pour longtemps à sa mère . Cela , et notre âge , qui était à peu près le même , c' était entre nous deux points communs . Un peu plus tard , étant devenu midship , je retrouvai sur mon premier navire ce Kermadec , qui s' était fait homme et qui était gabier . Alors je le choisis pour être mon gabier de hamac . Pour un midship , le gabier de hamac , c' est le matelot chargé de lui accrocher tous les soirs son petit lit suspendu et de le lui décrocher tous les matins . Avant d' emporter le hamac , il faut naturellement réveiller le dormeur qui est dedans et le prier de descendre ; cela se fait , en général , en lui disant : « Il est branle-bas , capitaine . » On répète plusieurs fois cette phrase jusqu' à ce qu' elle ait produit son effet . Après , on roule soigneusement la petite couchette suspendue et on l' emporte . Yves s' acquittait très bien de ce service . De plus , nous nous rencontrions journellement pour la manœuvre , là-haut , dans la grande hune . Il y avait une solidarité dans ce temps -là , entre les midships et les gabiers , surtout pendant les campagnes lointaines comme celles que nous faisions ; cela devenait entre nous très cordial . À terre , dans les milieux étranges où , quelquefois , nous rencontrions la nuit nos gabiers , il nous arrivait de les appeler à la rescousse quand il y avait péril ou mauvaise aventure ; et alors , ainsi réunis , on pouvait faire la loi . Dans ces cas -là , Yves était notre allié le plus précieux . Comme notes au service , les siennes n' étaient pas excellentes : « Exemplaire à bord ; l' homme le plus capable et le plus marin ; mais sa conduite à terre n' est plus possible . » ou bien : « A montré un courage et un dévouement admirables » , et puis : « Indiscipliné , indomptable . » ailleurs : « Zèle , honneur et fidélité » , avec : « Incorrigible » en regard , etc . Ses nuits de fer , ses jours de prison ne se comptaient plus . Au moral comme au physique , grand , fort , beau , avec quelques irrégularités de détails . À bord , il était le gabier infatigable , toujours à l' ouvrage , toujours vigilant , toujours leste , toujours propre . À terre , le marin en bordée , tapageur , ivre , c' était toujours lui ; le matelot qu' on ramassait le matin dans un ruisseau , à moitié nu , dépouillé de ses vêtements comme un mort , par les nègres quelquefois , ailleurs par les Indiens ou par les Chinois , c' était encore lui . Lui aussi , le matelot échappé , qui battait les gendarmes ou jouait du couteau contre les alguazils ... Tous les genres de sottises lui étaient familiers . D' abord je m' amusais des choses que faisait ce Kermadec . Quand il allait à terre avec sa bande , on se demandait au poste des midships : « Quelle nouvelle histoire apprendrons-nous demain matin ? dans quel état vont -ils revenir ? » Et moi je songeais : « Mon hamac ne sera pas fait d' au moins deux jours . » Cela m' était égal pour mon hamac ; seulement ce Kermadec était si dévoué , il paraissait avoir un si brave cœur , que j' avais fini par m' attacher à cette espèce de forban généralement gris . Je ne riais plus tant de ses méfaits dangereux , et j' aurais préféré les empêcher . Cette première campagne terminée , et nous séparés , il se trouva que le hasard nous réunit encore sur un autre navire . Oh ! Alors , cela devint presque de l' affection . Et puis il y eut , à ce second grand voyage , deux circonstances qui nous rapprochèrent beaucoup . La première fois , c' était à Montevideo , un matin , avant le jour . Yves était à terre depuis la veille , et moi j' arrivais au quai , dans un grand canot armé de seize hommes , avec mission de faire provision d' eau douce . Je me rappelle cette demi-lueur fraîche du matin , ce ciel déjà lumineux et encore étoilé , ce quai désert que nous longions , en ramant doucement , cherchant l' aiguade , cette grande ville , qui avait un faux air d' Europe , avec je ne sais quoi d' encore sauvage . En passant , nous voyions ces longues rues droites , immenses , s' ouvrir l' une après l' autre sur ce ciel qui blanchissait . À cette heure indécise où la nuit allait finir , plus une lumière , plus un bruit ; de loin en loin , quelque rôdeur sans gîte , à l' allure hésitante ; le long de la mer , des tavernes dangereuses , grandes bâtisses en planches , sentant les épices et l' alcool , mais fermées et noires comme des tombeaux . Nous nous arrêtâmes devant une qui s' appelait la taverne de la Indépendancia . Une chanson espagnole venant de l' intérieur , comme étouffée ; une porte entre-bâillée sur la rue ; deux hommes dehors , se donnant des coups de couteau ; une femme ivre , qu' on entendait vomir le long du mur . Sur le quai , des monceaux de peaux de bœufs des pampas fraîchement écorchés , infectant l' air pur et délicieux d' une odeur de venaison ... Un convoi singulier sortit de cette taverne : quatre hommes en emportant un autre , qui devait être très ivre , sans connaissance . Ils se hâtaient vers les navires , comme ayant peur de nous . Nous connaissions ce jeu , qui est en usage dans les mauvais lieux de cette côte ; enivrer les marins , leur faire signer quelque engagement insensé , et puis les embarquer de force quand ils ne tiennent plus debout . Ensuite on appareille , bien vite , et , quand l' homme revient à lui , le navire est loin ; alors il est pris , sous un joug de fer , on l' emmène , comme un esclave , pêcher la baleine , loin de toute terre habitée . Une fois là , d' ailleurs , plus de danger qu' il ne s' échappe , car il est déserteur à son pays , perdu ... Donc , ce convoi qui passait nous semblait suspect . Ils se pressaient comme des voleurs , et je dis aux matelots : « Courons -leur dessus ! » Eux , alors , de lâcher leur fardeau , qui tomba lourdement par terre , et puis de s' enfuir à toutes jambes . Le fardeau , c' était Kermadec . Du temps que nous étions occupés à le ramasser , à le reconnaître , nous avions laissé échapper les autres , qui s' étaient enfermés dans la taverne . Les matelots voulaient enfoncer les portes , la prendre d' assaut , mais il en serait résulté des complications diplomatiques avec l' Uruguay . D' ailleurs Yves était sauvé , et c' était l' essentiel . Je le rapportai à bord , couché dans un manteau , sur les outres qui contenaient notre provision d' eau douce . Cela m' attacha beaucoup à lui de lui avoir rendu service . La seconde fois , c' était à Pernambuco . J' avais perdu sur parole , dans une maison de jeu , avec des Portugais . Le lendemain , il fallait donner cet argent , et , comme il ne m' en restait pas , ni aux amis du poste non plus , cela devenait difficile . Yves avait pris cette situation très au tragique , et vite il était venu m' offrir son argent à lui , qui était déposé sous ma garde dans un tiroir de mon secrétaire . « Ça me ferait tant de plaisir , capitaine , si vous vouliez le prendre ! D' abord je n' ai plus besoin d' aller à terre , moi , et même ça me rendrait service , vous le savez bien , de ne plus pouvoir y retourner . — Eh bien , oui , mon brave Yves , je l' accepterais pour quelques jours , ton argent , puisque tu veux me le prêter ; mais c' est que , vois -tu , il me manquerait encore cent francs . Alors , tu comprends , ça ne vaut pas la peine . — Encore cent francs ? Je crois que je les ai en bas dans mon sac . » Et il s' en alla , me laissant très étonné . Dans son sac , encore cent francs , cela n' était pas vraisemblable . Il fut très longtemps à revenir . Il ne trouvait pas . J' avais prévu cela . Enfin il reparut : « Voilà » , dit-il en me tendant son pauvre porte-monnaie de matelot avec une bonne figure heureuse . Alors une frayeur me vint , et je lui dis , pour voir : « Yves , prête -moi aussi ta montre , je te prie ; j' ai laissé la mienne en gage . » Il se troubla beaucoup , racontant qu' elle était cassée . J' avais deviné juste : pour avoir ces cent francs , il venait de la vendre avec la chaîne , moitié de son prix , à un quartier-maître du bord . Aussi Yves savait-il qu' il pouvait en appeler à moi en toute circonstance . Et , quand Barrada vint me chercher de sa part , je descendis le trouver dans la cale , aux fers . Mais il s' était mis cette fois dans un cas bien grave en bousculant ce vieux maître , et j' eus beau intercéder pour lui , la punition fut dure . Quatre mois après , il lui fallut repartir sans avoir vu sa mère . Au moment de m' embarquer avec lui sur la Sibylle pour un tour du monde en trois cents jours , je l' emmenai un dimanche à Saint-Pol-de-Léon , afin de le consoler . C' était tout ce que je pouvais pour lui , car son Plouherzel était bien loin de Brest , dans les Côtes-du-Nord , au fond d' un pays perdu , et on n' avait encore construit par là aucun chemin de fer capable , en une journée , de nous y conduire . 5 mai 1875. Il y avait des années qu' Yves rêvait de revoir ce Saint-Pol-de-Léon , le pays de sa naissance . Du temps que nous naviguions ensemble sur la mer brumeuse , souvent en passant au large , balancés par la houle grise , nous avions vu le clocher légendaire de Creizker se dresser dans les lointains noirs , au-dessus de cette bande triste et monotone qui représentait là-bas la terre de Bretagne , le pays de Léon . Et les nuits de quart , nous chantions la chanson bretonne : Je suis natif du Finistère , À Saint-Pol j' ai reçu le jour . Mon clocher est l' plus beau d' la terre , Mon pays , l' plus beau d' alentour . ... ... ... ... ... ... ... Rendez -moi ma bruyère , Et mon clocher à jour . Mais c' était comme une fatalité , comme un sort jeté sur nous : jamais nous n' avions pu réussir à y aller , à ce Saint-Pol . Au dernier moment , quand nous nous mettions en route , toujours des empêchements nouveaux ; notre navire recevait des ordres inattendus et il fallait repartir . Et nous avions fini par attacher je ne sais quelle pensée superstitieuse à ce clocher de Creizker , entrevu seulement , et toujours de loin , en silhouette , au bout de l' horizon sombre . Cette fois pourtant , cela semble assuré , nous y allons pour tout de bon . Dans le coupé d' une vieille diligence de campagne , nous sommes assis tous deux à côté d' un curé breton . Les chevaux nous emportent assez bon train vers le pays de Saint-Pol , et tout cela a un air très réel . C' est de bon matin , aux premiers jours de mai ; cependant la pluie tombe fine et grise comme une pluie d' hiver . Clopin-clopant , par la route tortueuse , montant les pentes raides , descendant dans les bas-fonds humides , nous roulons au milieu des bois et des rochers . Les hauteurs sont couvertes de sapins noirs . Dans les lieux bas , ce sont de grands chênes ou des hêtres , dont les feuilles toutes neuves , toutes mouillées , sont d' un vert très tendre . Le long du chemin , il y a des tapis de marguerites et de fleurs bretonnes ; les premiers silènes roses et les premières digitales . Au détour d' un rocher , la pluie cesse comme le vent et , du même coup , tout change d' aspect . Nous découvrons à perte de vue un grand pays plat , une lande aride , nue comme un désert : le vieux pays de Léon , au fond duquel , tout là-bas , le Creizker dresse sa flèche de granit . Il a du charme pourtant , ce pays triste , et Yves sourit en apercevant son clocher qui s' approche . Les ajoncs sont en fleur , et toute la plaine est d' une couleur d' or . Par places , il y a des zones roses , qui sont des bruyères . Un voile de vapeurs gris-perle , d' une teinte très douce , d' une teinte septentrionale , couvre le ciel tout d' une pièce , et , dans la monotonie de ce pays jaune et rose , tout au bout de l' horizon profond , rien que ces points saillants : la silhouette de Saint-Pol et des trois clochers noirs . Des petites filles bretonnes chassent devant elles des troupeaux de moutons dans les bruyères ; de jeunes gars les effarouchent en caracolant sur des chevaux nus ; des carrioles passent , chargées de femmes en coiffe blanche qui s' en vont entendre la messe à la ville . Les cloches sonnent la route s' anime joyeusement , nous arrivons . Quand nous eûmes déjeuné tous deux dans l' auberge la plus comme il faut , nous trouvâmes que la matinée d' hiver avait fait place à une belle journée de mai . Dans les petites rues solitaires , des branches de lilas , des grappes de glycines , des digitales roses que personne n' avait semées égayaient les murs gris ; il y avait du vrai soleil , et tout sentait le printemps . Et Yves regardait partout , s' étonnant qu' aucun souvenir ne lui revînt de sa petite enfance , cherchant , cherchant très loin dans sa mémoire , ne reconnaissant rien , et alors , peu à peu , se trouvant désenchanté . Sur la grand'place de Saint-Pol , la foule du dimanche était assemblée , et c' était comme un tableau du Moyen ge . La cathédrale des anciens évêques de Léon dominait cette place , l' écrasait de sa masse aux dentelures noires , y jetant une grande ombre des temps passés . Autour , il y avait des maisons antiques à pignons et à tourelles ; tous les buveurs du dimanche , portant de travers leur feutre large , étaient attablés devant les portes . Cette foule en habits bretons , qui était là vivante et alerte , était encore pareille à celle des anciens jours ; dans l' air , on n' entendait vibrer que les syllabes dures , le ya septentrional de la langue celtique . Yves passa assez distrait dans l' église , sur les dalles funéraires et sur les vieux évêques endormis . Mais il s' arrêta tout pensif à la porte , devant les fonts baptismaux . « Regardez , dit-il , on m' a tenu là-dessus . Et nous devions demeurer tout près d' ici ; ma pauvre mère m' a souvent dit que , le jour de mon baptême , quand on lui a fait ce vilain affront de ne pas sonner pour moi , vous savez bien , de son lit , elle avait entendu chanter les prêtres . » Malheureusement Yves a négligé de prendre à Plouherzel , auprès de sa mère , les indications qu' il nous aurait fallu pour retrouver cette maison où ils demeuraient . Il avait compté sur sa marraine , nommée Yvonne Kergaoc , qui devait habiter précisément sur cette place de l' église . Et , en arrivant , nous avions demandé cette Yvonne Kergaoc ; on s' en souvenait bien . « Mais d' où revenez -vous donc , mes bons messieurs ? ... Elle est morte depuis douze ans ! » Quant aux Kermadec , non , personne ne se les rappelait , ceux -là . Et il n' y avait guère à s' en étonner : depuis plus de vingt ans , ils avaient quitté le pays . Nous montâmes au clocher de Creizker ; naturellement , c' était haut , cela n' en finissait plus , cette pointe dans l' air . Nous dérangions beaucoup les vieilles corneilles nichées dans le granit . Une merveilleuse dentelle de pierre grise , qui montait , qui montait toujours , et qui était légère à donner le vertige . Nous nous élevions là dedans par une spirale étroite et rapide , découvrant par toutes les découpures du clocher à jour des échappées infinies . En haut , isolés tous deux dans l' air vif et dans le ciel bleu , nous regardions les choses comme en planant . Sous nos pieds d' abord , il y avait les corneilles qui tournoyaient comme un nuage , nous donnant un concert de cris tristes ; beaucoup plus bas , la vieille ville de Saint-Pol , tout aplatie , une foule lilliputienne s' agitant dans ses petites rues grises , comme un essaim de bugel-noz ; à perte de vue , du côté du sud , s' étendait le pays breton jusqu' aux montagnes noires ; et puis , au nord , c' était le port de Roscoff avec des milliers de petits rochers bizarres criblant de leurs têtes pointues le miroir de la mer , -- le miroir de la grande mer bleu pâle , qui s' en allait se fondre là-bas très loin dans la pâleur semblable du ciel . Cela nous amusait d' avoir enfin réussi à monter dans ce Creizker , qui nous avait tant de fois regardés passer au milieu de cette eau infinie ; lui , planté tranquille , toujours là , inaccessible et immuable , quand nous , pauvres gens de la mer , nous étions malmenés par tous les mauvais vents du large . Cette dentelle de granit qui nous soutenait en l' air était polie , rongée par les vents et les pluies de quatre cents hivers . Elle était d' un gris foncé à reflets roses ; il y avait dessus , par plaques , ce lichen jaune , cette mousse du granit qui met des siècles à pousser et qui jette ses tons dorés sur toutes les vieilles églises bretonnes . Les gargouilles à laide figure , les petits monstres aux traits vagues , qui vivent là-haut dans l' air , grimaçaient à côté de nous au soleil , comme gênés d' être regardés de si près , comme s' étonnant en eux -mêmes d' être si vieux , d' avoir essuyé tant de tempêtes et de se retrouver en pleine lumière . C' était ce monde -là qui avait présidé de haut à la naissance d' Yves ; c' était ce monde aussi qui de loin nous regardait avec bienveillance passer sur la mer , quand nous ne distinguions , nous , qu' une indécise flèche noire . Et nous faisions connaissance avec lui . Yves était toujours très désenchanté pourtant de n' avoir retrouvé aucune trace de son ancienne demeure ni de son père ; aucun souvenir , pas plus dans la mémoire des autres que dans la sienne . Et il regardait toujours à ses pieds les maisons grises , celles surtout qui étaient le plus près de la base du clocher , attendant quelque intuition du lieu où il était né . Nous n' avions plus qu' une demi-heure à passer à Saint-Pol avant de prendre la diligence du soir . Le lendemain matin , nous devions être de retour à Brest , où notre navire nous attendait pour nous emmener encore une fois très loin de la Bretagne . Nous nous étions attablés à boire du cidre dans une auberge sur la place de l' église , et , là encore , nous interrogions l' hôtesse , qui était une très vieille femme . Mais celle -ci s' émut tout à coup en entendant le nom d' Yves . « Vous êtes le fils d' Yves Kermadec ? dit-elle . Oh ! Si j' ai connu vos parents , je crois bien ! Nous étions voisins dans ce temps -là , monsieur , et même , quand vous êtes arrivé au monde , on est venu me chercher . Mais c' est que vous lui ressemblez , à votre père ! Aussi je vous regardais quand vous êtes entré . Vous n' êtes pas encore si beau que lui , dame ! quoique vous soyez pourtant un bien bel homme . » Yves , à ce compliment , me jette un coup d' œil , avec une envie de rire ; et puis la vieille femme , très bavarde , se met à lui raconter un tas de choses sur lesquelles un peu plus de vingt années ont passé et que lui écoute , recueilli et tout ému . Ensuite elle appelle encore d' autres femmes qui étaient aussi des voisines , et tout ce monde raconte . « Jésus ma doué ! disent -elles , comment cela se peut-il qu' on ne vous ait pas répondu plus tôt . Tout le monde s' en souvient , de vos parents , mon bon monsieur ; mais les gens sont bêtes dans notre pays ; et puis , quand on voit des étrangers comme ça , pas étonnant qu' on ne soit pas très causeur . » Le père d' Yves a laissé dans le pays le souvenir un peu légendaire d' une sorte de géant qui était d' une rare beauté , mais qui ne savait faire rien comme les autres . « Quel dommage , monsieur , qu' un homme comme ça fût si souvent dérangé ! Car il s' est ruiné au cabaret , votre pauvre père ; pourtant il aimait beaucoup sa femme et ses enfants , il était très doux avec eux , et dans le pays tout le monde l' aimait , excepté monsieur le curé . — Excepté monsieur le curé ! » me répéta tout bas Yves devenu sombre . « Voyez -vous , c' est bien ce que je vous ai conté , au sujet de mon baptême . — Un jour , il y avait une bataille , ici sur la place , en 1848 , pour la révolution , votre père avait tenu tête tout seul aux gens du marché et sauvé la vie à monsieur le maire . — Il avait un grand cheval , dit l' hôtesse , qui était si méchant , que personne n' osait l' approcher . Et on se garait , allez , quand il passait monté sur cette bête . — Ah ! dit Yves , frappé tout à coup comme d' une image qui lui serait revenue de très loin , je me souviens de ce cheval , et je me rappelle que mon père me prenait dans ses mains et m' asseyait dessus quand il était amarré à l' écurie . C' est la première fois que je me souviens de mon père , et que je revois un peu sa figure . Il devait être noir , ce cheval , et il avait les pieds blancs . — C' est cela , c' est cela , dit la vieille femme , noir avec les pieds blancs . C' était une bête terrible , et , Jésus ma doué ! quelle idée pour un marin d' avoir un cheval ! » L' auberge est remplie de buveurs de cidre qui font un joyeux tapage de verres et de conversations bretonnes . On forme un peu cercle autour de nous . L' hôtesse a quatre petites-filles , toutes pareilles , qui sont jolies à ravir sous leur coiffe blanche . On ne dirait pas des filles d' auberge : c' est le type accompli de la belle race bretonne du Nord , et puis elles ont l' expression tranquille et réfléchie de ces femmes d' autrefois , que les portraits anciens nous ont conservées . Elles aussi se tiennent près de nous , regardent et écoutent . À notre tour , on nous interroge . Yves répond : « Ma mère habite toujours à Plouherzel avec mes deux sœurs . Mes deux frères , Gildas et Goulven , naviguent à la grande pêche sur des baleiniers américains . Moi seul , je navigue depuis dix ans à l' Etat . » Il n' y a pas beaucoup de temps à perdre pour nous qui voulons aller voir avant de partir l' ancienne maison des Kermadec . Elle est là tout près , à toucher l' église ; on nous l' indique de la porte , en nous recommandant de demander à entrer dans la chambre à gauche , au premier ; c' est celle où Yves est né . À côté de la maison , il y a le grand parc abandonné de l' évêché de Léon , où , paraît-il , Yves , quand il était tout petit enfant , allait chaque jour se rouler dans l' herbe avec Goulven . Elle est très haute aujourd'hui , cette herbe de mai , remplie de marguerites et de silènes . Dans ce parc , les rosiers , les lilas poussent maintenant au hasard , comme dans un bois . Nous frappons à la porte de la maison que ces femmes nous ont indiquée , et ceux qui demeurent là s' étonnent un peu de ce que nous venons demander . Mais nous n' inspirons pas de méfiance , et on nous recommande seulement de ne pas faire de bruit en entrant dans cette chambre du premier , à cause d' une vieille grand-mère qui dort là et qui est sur le point de mourir . Et puis on nous laisse seuls , par discrétion . Nous entrons sur la pointe du pied dans cette grande chambre qui est pauvre et presque vide . Les choses ont l' air de pressentir cette visiteuse sombre qui est attendue : on se demande même si elle n' est pas déjà arrivée , et les yeux se portent avec inquiétude vers un lit dont les rideaux sont fermés . Yves regarde partout , essayant de tendre son intelligence vers le passé , s' efforçant de se souvenir . Mais non , c' est fini ; et , là même , il ne retrouve plus rien . Nous redescendions pour nous en aller , quand tout à coup quelque chose lui revint comme une lueur lointaine . « Ah ! dit-il , à présent , je crois que je reconnais cet escalier . Tenez , en bas , il doit y avoir une porte de ce côté -là pour entrer dans la cour , et un puits à gauche avec un grand arbre , et , au fond , l' écurie où se tenait le cheval aux pieds blancs . » C' était comme si une éclaircie se fût faite tout à coup dans des nuages . Yves s' était arrêté sur ces marches et , les yeux graves , il regardait par cette trouée qui venait de s' ouvrir subitement sur le passé ; il était très saisi de se sentir aux prises avec cette chose mystérieuse qui est le souvenir . En bas , dans la cour , nous trouvâmes bien tout comme il l' avait annoncé , le puits à gauche , le grand arbre et l' écurie . Et Yves me dit avec une sorte d' émotion de frayeur , en se découvrant comme sur un tombeau : « Maintenant , je revois très bien la figure de mon père ! » Il était grand temps de partir , et la diligence nous attendait . Tout le temps que nous mîmes à traverser la lande couleur d' or , pendant le long crépuscule de mai , nos yeux se fixèrent sur le clocher à jour qui s' éloignait , qui se perdait là-bas au fond de l' obscurité limpide . Nous lui faisions nos adieux ; car nous allions partir le lendemain pour des mers très lointaines , où il ne pourrait plus nous voir passer . « Demain matin , disait Yves , il faudra que vous me permettiez d' entrer de bonne heure dans votre chambre , à bord , pour écrire sur votre bureau . Je voudrais raconter tout cela à ma mère avant de partir de France . Et , tenez je suis sûr que les larmes lui viendront dans les yeux quand on lui lira ma lettre . » Juin 1875. ... C' était par le vingtième parallèle de latitude , dans la région des alizés , un matin vers six heures ; sur le pont d' un navire qui était là tout seul au milieu du bleu immense , un groupe de jeunes hommes se tenait , le torse nu , au soleil levant . C' était la bande d' Yves , les gabiers de misaine et ceux du beaupré . Ayant tous attaché sur leurs épaules leur mouchoir , qu' ils venaient de laver , ils restaient gravement le dos au soleil pour le faire sécher . Leur figure brune , leur rire , avaient encore une grâce jeune d' enfant ; leur dandinement , la façon souple et moelleuse dont ils posaient leurs pieds nus , avaient quelque chose du chat . Et , tous les matins , à cette même heure , à ce même soleil , dans ce même costume , ce groupe se tenait sur ces mêmes planches qui les promenaient , insouciants , au milieu des infinis de la mer . Ce matin -là , ils discutaient sur la lune , sur son visage humain , qui leur était resté de la nuit comme une obsédante image blême gravée dans leur mémoire . Pendant tout leur quart , ils l' avaient vue là-haut , suspendue toute seule , toute ronde , au milieu de l' immense vide bleuâtre ; même ils avaient été obligés de se cacher le front ( pendant leur sommeil , le ventre en l' air à la belle étoile ) à cause des maladies et maléfices qu' elle jette sur les yeux des matelots , lorsque ceux -ci s' endorment sous son regard . Ils étaient là quelques-uns qui conservaient toujours et quand même un grand air de noblesse , je ne sais quoi de superbe dans l' expression et la tournure , et le contraste était singulier entre leur aspect et les choses naïves qu' ils faisaient . Il y avait Jean Barrada , le sceptique de cette compagnie , qui lançait de temps à autre dans la discussion l' éclat mordant de son rire , montrant ses dents blanches toujours et renversant sa belle tête en arrière . Il y avait Clet Kerzulec , un Breton de l' île d' Ouessant , qui se préoccupait surtout de ces traits humains estompés sur ce disque pâle . Et puis le grand Barazère , qui jouait le sérieux et l' érudit , leur assurant que c' était un monde beaucoup plus grand que le nôtre et dans lequel vivaient des peuples étranges . Eux secouaient la tête , incrédules , et Yves disait , très songeur : « Tout ça , c' est des choses ... C' est des choses , vois -tu , Barazère , dans lesquelles je crois que tu ne te connais pas beaucoup . » Et puis il ajoutait , d' un air qui tranchait la discussion , que d' ailleurs il allait venir me trouver et se faire bien expliquer ce que c' était que la lune . Après , il reviendrait le leur apprendre à tous . Nul doute , en effet , que je ne fusse très au courant des choses de la lune comme de tout le reste . D' abord on m' avait souvent vu occupé à la regarder marcher à travers un instrument de cuivre en compagnie d' un timonier qui me comptait tout haut , d' une voix monotone d' horloge , les minutes et les secondes tranquilles de la nuit . Cependant les petits mouchoirs séchaient sur les dos nus des jeunes hommes , et le soleil montait dans le grand ciel bleu . Il y en avait , de ces petits mouchoirs , qui étaient tout uniment blancs ; d' autres qui avaient des dessins de plusieurs couleurs , et même qui portaient de beaux navires imprimés au milieu dans des cadres rouges . Moi , qui étais de quart , je commandai : « À larguer le ris de chasse ! » et le maître d' équipage fit irruption au milieu des causeurs en sifflant dans son sifflet d' argent . Alors brusquement , en un clin d' œil , comme une bande de chats sur lesquels on a lancé un dogue , ils se dispersèrent tous en courant dans la mâture . Yves habitait là-haut , dans sa hune . En regardant en l' air , on était sûr de voir sa silhouette large et svelte sur le ciel ; mais on le rencontrait rarement en bas . C' est moi qui montais de temps en temps lui faire visite , bien que mon service ne m' y obligeât plus depuis que j' avais franchi le grade de midship ; mais j' aimais assez ce domaine d' Yves , où on était éventé par un air encore plus pur . Dans cette hune , il avait ses petites affaires ; un jeu de cartes dans une boîte , du fil et des aiguilles pour coudre , des bananes volées , des salades prises la nuit dans les réserves du commandant , tout ce qu' il pouvait ramasser de frais et de vert dans ses maraudes nocturnes ( les matelots sont friands de ces choses rares qui guérissent les gencives fatiguées par le sel ) . Et puis il avait sa perruche attachée par une patte et fermant sous le soleil ses yeux clignotants . Sa perruche était un hibou à grosse tête des pampas , tombé un jour à bord à la suite d' un grand vent . Il y a de bizarres destinées sur la terre , ainsi celle de ce hibou faisant le tour du monde en haut d' un mât . Quel sort inattendu ! Il connaissait son maître et le saluait par de petits battements d' ailes joyeux . Yves lui faisait régulièrement manger sa propre ration de viande , ce qui pourtant ne l' empêchait pas d' élargir . Cela l' amusait beaucoup , en le regardant de tout près , de tout près , dans les yeux , de le voir se retirer , se cambrer d' un air de dignité offensée , en dodelinant de la tête avec un tic d' ours . Alors il était pris de fou rire , et il lui disait avec son accent breton : « Oh ! Mais comme tu as l' air bête , ma pauvre perruche ! » De là-haut , on dominait comme de très loin le pont de la Sibylle , une Sibylle aplatie , fuyante , très drôle à regarder de ce domaine d' Yves , ayant l' air d' une espèce de long poisson de bois , dont la couleur de sapin neuf tranchait sur les bleus profonds , infinis de la mer . Et , dans tous ces bleus transparents , au milieu du sillage , derrière , une petite chose grise , ayant la même forme que le navire et le suivant toujours entre deux eaux : le requin . Il y a toujours un requin qui suit , rarement deux ; seulement , quand on l' a pêché , il en vient un autre . Il suit pendant des nuits et des jours , il suit sans se lasser pour manger tout ce qui tombe : débris quelconques , hommes vivants ou hommes morts . De temps en temps , il y avait de toutes petites hirondelles qui venaient aussi nous faire cortège pour s' amuser , par caprice , picorant les miettes de biscuit que nous semions derrière nous dans ce désert d' eau et puis disparaissant au loin en décrivant des courbes joyeuses . Petites bêtes d' une espèce rare , de couleur rousse à queue blanche , qui vivent on ne sait comment , perdues au milieu des grandes eaux , toujours au plus large des mers . Yves , qui en voulait une , leur tendait des pièges ; mais elles , très fines , ne venaient pas s' y prendre . Nous approchions de l' équateur , et le souffle régulier de l' alizé commençait à mourir . C' étaient maintenant des brises folles qui changeaient , et puis des instants de calme où tout s' immobilisait dans une sorte d' immense resplendissement bleu , et alors on voyait les vergues , les hunes , les grandes voiles blanches dessiner dans l' eau des commencements d' images renversées qui ondulaient . La Sibylle ne marchait plus , elle était lente et paresseuse , elle avait des mouvements de quelqu'un qui s' endort . Dans la grande chaleur humide , que les nuits mêmes ne diminuaient plus , les choses , comme les hommes , se sentaient prises de sommeil . Peu à peu il se faisait dans l' air des tranquillités étranges . Et maintenant des nuées lourdes , obscures , se traînaient sur la mer chaude comme de grands rideaux noirs . L' équateur était tout près . Quelquefois des troupes d' hirondelles , de grande taille celles -ci et d' allures bizarres , surgissaient tout à coup de la mer , prenaient un vol effaré avec de longues ailes pointues d' un bleu luisant , et puis retombaient , et on ne les voyait plus ; c' étaient des bancs de poissons volants qui s' étaient heurtés à nous et que nous avions réveillés . Les voiles , les cordages pendaient inertes , comme choses mortes ; nous flottions sans vie comme une épave . En haut , dans le domaine d' Yves , on sentait encore des mouvements lents qui n' étaient plus perceptibles en bas . Dans cet air immobile et saturé de rayons , la hune continuait de se balancer avec une régularité tranquille qui portait à dormir . C' étaient de longues oscillations molles qu' accompagnaient toujours les mêmes frôlements des voiles pendantes , les mêmes crissements des bois secs . Il faisait chaud , chaud , et la lumière avait une splendeur surprenante , et la mer morne était d' un bleu laiteux , d' une couleur de turquoise fondue . Mais , quand les grosses nuées étranges , qui voyageaient tout bas à toucher les eaux , passaient sur nous , elles nous apportaient la nuit et nous inondaient d' une pluie de déluge . Maintenant nous étions tout à fait sous l' équateur , et il semblait qu' il n' y eût plus un souffle dans l' air pour nous en faire partir . Cela durait des heures , quelquefois tout un jour , ces obscurités et ces pluies lourdes . Alors Yves et ses amis prenaient une tenue qu' ils appelaient tenue de sauvage , et puis s' asseyaient insouciants sous l' ondée chaude , et laissaient pleuvoir . Cela finissait toujours tout d' un coup ; on voyait le rideau noir s' éloigner lentement , continuer sa marche traînante sur la mer couleur de turquoise , et la lumière splendide reparaissait plus étonnante après ces ténèbres , et le grand soleil équatorial buvait très vite toute cette eau tombée sur nous ; les voiles , les bois du navire , les tentes retrouvaient leur blancheur sous ce soleil ; toute la Sybille reprenait sa couleur claire de chose sèche au milieu de la grande monotonie bleue qui s' étendait alentour . De la hune où Yves habitait , en regardant en bas , on voyait que ce monde bleu était sans limite ; c' étaient des profondeurs limpides qui ne finissaient plus ; on sentait combien c' était loin , cet horizon , cette dernière ligne des eaux , bien que ce fût toujours la même chose que de près , toujours la même netteté , toujours la même couleur , toujours le même poli de miroir . Et on avait conscience alors de la courbure de la terre , qui seule empêchait de voir au delà . Aux heures où se couchait le soleil , il y avait en l' air des espèces de voûtes formées par des successions de tout petits nuages d' or ; leurs perspectives fuyantes s' en allaient , s' en allaient en diminuant se perdre dans les lointains du vide ; on les suivait jusqu' au vertige ; c' étaient comme des nefs de temples apocalyptiques n' ayant pas de fin . Et tout était si pur , qu' il fallait l' horizon de la mer pour arrêter la vue de ces profondeurs du ciel ; les derniers petits nuages d' or venaient tangenter la ligne des eaux et semblaient , dans l' éloignement , aussi minces que des hachures . Ou bien quelquefois c' étaient simplement de longues bandes qui traversaient l' air , or sur or : les nuages d' un or clair et comme incandescent , sur un fond byzantin d' or mat et terni . La mer prenait là-dessous une certaine nuance bleu paon avec des reflets de métal chaud . Ensuite tout cela s' éteignait très vite dans des limpidités profondes , dans des couleurs d' ombre auxquelles on ne savait plus donner de nom . Et les nuits qui venaient après , les nuits mêmes étaient lumineuses . Quand tout s' était endormi dans des immobilités lourdes , dans des silences morts , les étoiles apparaissaient en haut plus éclatantes que dans aucune autre région du monde . Et la mer aussi éclairait par en dessous . Il y avait une sorte d' immense lueur diffuse dans les eaux . Les mouvements les plus légers , le navire dans sa marche lente , le requin en se retournant derrière , dégageaient dans les remous tièdes des clartés couleur de ver-luisant . Et puis , sur le grand miroir phosphorescent de la mer , il y avait des milliers de flammes folles ; c' étaient comme des petites lampes qui s' allumaient d' elles -mêmes partout , mystérieuses , brûlaient quelques secondes et puis mouraient . Ces nuits étaient pâmées de chaleur , pleines de phosphore , et toute cette immensité éteinte couvait de la lumière , et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l' état rudimentaire comme jadis les eaux mornes du monde primitif . Il y avait quelques jours que nous avions quitté ces tranquillités de l' équateur , et nous filions doucement vers le sud , poussés par l' alizé austral . Un matin Yves entra très affairé dans ma chambre pour préparer ses lignes à prendre les oiseaux . « On avait vu , disait-il , les premiers damiers derrière . » Ces damiers sont des oiseaux du large , proches parents des goélands , et les plus jolis de toute cette famille de la mer : d' un blanc de neige , les plumes douces et soyeuses , avec un damier noir finement dessiné sur les ailes . Les premiers damiers ! C' est déjà un grand éloignement qu' indique leur seule présence , signe qu' on a laissé bien loin derrière soi notre hémisphère boréal et qu' on arrive aux régions froides qui sont sur l' autre versant du monde , là-bas vers le sud . Ils étaient en avance pourtant , ces damiers -là ; car nous naviguions encore dans la zone bleue des alizés . Et c' était tous les jours , tous les jours , toutes les nuits , le même souffle régulier , tiède , exquis à respirer ; et la même mer transparente , et les mêmes petits nuages blancs , moutonnés , passant tranquillement sur le ciel profond ; et les mêmes bandes de poissons volants s' enlevant comme des fous avec leurs longues ailes humides et brillant au soleil comme des oiseaux d' acier bleui . Il y en avait des quantités , de ces poissons volants , et quand il s' en trouvait d' assez étourdis pour s' abattre à bord , vite les gabiers leur coupaient les ailes et les mangeaient . L' heure qu' Yves affectionnait pour descendre de sa hune et venir rendre visite à ma chambre , c' était le soir , au moment surtout où les appels et le branle-bas venaient de finir . Il arrivait tout doucement , sans faire avec ses pieds nus plus de bruit qu' un chat . Il buvait à même un peu d' eau douce dans une gargoulette à rafraîchir qui était pendue à mon sabord , et puis il mettait en ordre diverses choses qui m' appartenaient ou bien lisait quelque roman . Il y en avait un surtout de George Sand qui le passionnait : le marquis de Villemer . À première lecture , je l' avais surpris près de pleurer , vers la fin . Yves savait coudre très habilement , comme tous les bons matelots , et c' était drôle de le voir se livrer à ce travail , étant donnés son aspect et sa tournure . Dans ses visites du soir , il lui arrivait de passer en revue mes vêtements de bord et d' y faire des réparations qu' il jugeait mon domestique incapable d' exécuter comme il convenait . Nous marchions toujours , toujours , avec toutes nos voiles , vers le sud . Maintenant , c' étaient des nuées de damiers et d' autres oiseaux de mer qui voyageaient derrière nous . Ils nous suivaient étonnés et confiants , depuis le matin jusqu' à la nuit , criant , se démenant , volant par courbes folles , -- comme pour nous souhaiter la bienvenue à nous , autre grand oiseau aux ailes de toile , qui entrions dans leur domaine lointain et infini , l' océan Austral . Et leur troupe grossissait toujours à mesure que nous descendions . Avec les damiers , il y avait les pétrels gris-perle , le bec et les pattes légèrement teintés de bleu et de rose ; -- et les malamochs tout noirs ; -- et les gros albatros lourds , d' une teinte sale , avec leur air bête de mouton , avec leurs ailes rigides et immenses , fendant l' air , piaulant après nous . Même on en voyait un que les matelots se montraient : un amiral , oiseau d' une espèce rare et énorme , ayant sur ses longues pennes les trois étoiles dessinées en noir . Le temps , changé , était devenu calme , brumeux , morne . L' alizé austral était mort à son tour , et la limpidité des tropiques était perdue . Une grande fraîcheur humide surprenait nos sens . On était en août , et c' était le froid de l' autre hémisphère qui commençait . Quand on regardait tout autour de soi l' horizon vide , il semblait que le nord , le côté du soleil et des pays vivants , fût encore bleu et clair ; tandis que le sud , le côté du pôle et des déserts d' eau , était ténébreux ... Par ma grande protection , Yves avait obtenu , pour sa perruche , un compartiment réservé dans une des cages à poules du commandant , et il allait chaque soir la couvrir avec un vieux morceau de voile , pour qu' elle ne fût pas incommodée par l' air de la nuit . Tous les jours , les matelots pêchaient avec leurs lignes des damiers et des pétrels . On en voyait des rangées , écorchés comme des lapins , qui pendaient tout rouges dans les haubans de misaine , attendant leur tour pour être mangés . Au bout de deux ou trois jours , quand ils avaient rendu toute l' huile de leur corps , on les faisait cuire . C' était le garde-manger des gabiers , ces haubans de misaine . À côté des damiers et des pétrels , on y voyait même des rats quelquefois , déshabillés aussi de leur peau et pendus par la queue . Une nuit , on entendit tout à coup se lever une grande voix terrible , et tout le monde s' agiter et courir . En même temps , la Sibylle s' inclinait toujours , toute frémissante , comme sous l' étreinte d' une ténébreuse puissance . Alors ceux mêmes qui n' étaient pas de quart , ceux qui dormaient dans les faux ponts , comprirent : c' était le commencement des grands vents et des grandes houles ; nous venions d' entrer dans les mauvais parages du sud , au milieu desquels il allait falloir se débattre et marcher quand même . Et plus nous avancions dans cet océan sombre , plus ce grand vent devenait froid , plus cette houle était énorme . Les tombées des nuits devenaient sinistres . C' étaient les parages du cap Horn : désolation sur les seules terres un peu voisines , désolation sur la mer , désert partout . À cette heure des crépuscules d' hiver , où on sent plus particulièrement le besoin d' avoir un gîte , de rentrer près d' un feu , de s' abriter pour dormir , -- nous n' avions rien , nous , -- nous veillions , toujours sur le qui-vive perdus au milieu de toutes ces choses mouvantes qui nous faisaient danser dans l' obscurité . On essayait bien de se faire des illusions de chez soi , dans les petites cabines rudement secouées , où vacillaient les lampes suspendues . Mais non , rien de stable : on était dans une petite chose fragile , égarée , loin de toute terre , au milieu du désert immense des eaux australes . Et , au dehors , on entendait toujours ces grands bruits de houle et cette grande voix lugubre du vent qui serrait le cœur . Et Yves , lui , n' avait guère que son pauvre hamac balancé , où , une nuit sur deux , on lui laissait le loisir de dormir un peu chaudement . Ce fut un matin , à l' entrée de la mer des Célèbes , que mourut cette chouette qui était la perruche d' Yves , un matin de grand vent où on prenait le second ris aux huniers . Elle se laissa écraser , par insouciance , entre le mât et la vergue . Yves , qui entendit son cri rauque , vola à son secours , mais trop tard . Il redescendit de la hune , rapportant dans sa main sa pauvre perruche morte , aplatie , n' ayant plus forme d' oiseau , un mélange de sang et de plumes grises , au-dessus duquel remuait encore une pauvre patte crispée . Yves avait du chagrin , je le voyais bien dans ses yeux . Mais il se contenta de me la montrer sans rien dire , en mordant sa lèvre dédaigneuse . Puis il la lança à la mer , et le requin qui nous suivait la croqua comme une ablette . En Bretagne , l' hiver de 1876. La Sibylle était rentrée à Brest depuis deux jours , -- après avoir fini son tour complet par en-dessous , -- et j' étais avec Yves , un soir de février , dans une diligence de campagne qui nous emportait vers Plouherzel . C' était un recoin bien perdu que ce pays de sa mère . Cette voiture devait nous mener en quatre heures de Guingamp à Paimpol , où nous comptions passer la nuit ; et , de là , il nous faudrait encore marcher longtemps à pied pour arriver au village . Nous nous en allions , cahotés sur une mauvaise petite route , nous enfonçant de plus en plus dans le silence des campagnes tristes . La nuit d' hiver tombait sur nous lentement et une pluie très fine embrouillait les choses dans les buées grises . Les arbres passaient , passaient , montrant l' un après l' autre leur silhouette morte . De loin en loin , les villages passaient aussi ; -- villages bretons , chaumières noires au toit de paille moussue , vieilles églises à mince flèche de granit ; -- gîtes isolés , mélancoliques , qui se perdaient vite derrière nous dans la nuit . « Voyez -vous , disait Yves , j' ai fait cette route aussi la nuit , il y a onze ans ; -- moi , j' en avais quatorze , -- et je pleurais bien . C' était la fois où j' ai quitté ma mère pour m' en aller tout seul m' engager mousse à Brest ... » J' accompagnais Yves un peu par désœuvrement , dans ce voyage à Plouherzel . La permission qu' on m' avait donnée était courte , et le temps me manquait , cette fois , pour aller voir ma mère ; alors j' allais voir la sienne , et faire connaissance avec son village , qu' il aimait . Et , à présent , je regrettais de m' être mis en route Yves , tout absorbé dans sa joie de revenir , me parlait bien toujours , par déférence ; mais son esprit n' était plus avec moi . Je me sentais un étranger dans ce coin de monde où nous allions arriver , et toute cette Bretagne , que je n' aimais pas encore , m' oppressait de sa tristesse ... Paimpol . -- Nous roulons sur des pavés , entre des vieilles maisons noires , et la diligence s' arrête . Des gens sont là , qui attendent avec des lanternes . Les mots bretons s' entrecroisent avec les mots français . « Y a-t-il des voyageurs pour l' hôtel Le Pendreff ? » demande une voix de petit garçon . L' hôtel Le Pendreff , -- j' en ai maintenant souvenance ... C' était , il y a neuf ans , pendant ma première année de marine ; je m' y étais reposé une heure , un jour de juin , mon navire étant venu par hasard mouiller dans une baie des environs . Oui , je me rappelle : une ancienne maison seigneuriale , à tourelle et à pignon , et deux dames Le Pendreff toutes pareilles , en grand bonnet blanc , faisant vignette d' autrefois . Nous descendrons à l' hôtel Le Pendreff . Rien de changé dans la maison . -- Seulement une des dames Le Pendreff est morte . -- Celle qui reste était déjà si vieille il y a neuf ans , qu' elle n' a pu guère vieillir encore . Son type , son bonnet , l' honnêteté placide de sa personne , tout cela est du vieux temps . Il fait bon souper devant le grand feu qui flambe ; et la gaieté nous est revenue . Après , dame Le Pendreff , munie d' un chandelier de cuivre , nous précède dans l' escalier de granit et nous introduit dans une chambre immense , où deux lits d' une forme très antique sont dressés sous des rideaux blancs . Yves , cependant , se déshabille avec lenteur , sans conviction aucune . « Ah ! » dit-il tout à coup , remettant son col bleu , « tenez , je m' en vais ! -- D' abord , vous comprenez , je ne pourrais pas dormir . Tant pis ! J' arriverai bien tard , je les réveillerai là-bas passé minuit , ça leur fera un peu peur , -- comme l' année où je suis revenu de la guerre . Mais j' ai trop envie de les voir , il faut que je m' en aille ... » Moi aussi , j' aurais fait comme lui . Paimpol dort quand nous sortons par un pâle clair de lune . Je l' accompagne un bout de chemin , pour raccourcir ma soirée . Nous voici dans les champs . Yves marche très vite , très agité , et repasse dans sa tête les souvenirs de ses autres retours . « Oui , dit-il , après la guerre , je suis venu comme ça , vers deux heures du matin , les réveiller . J' avais fait la route à pied depuis Saint-brieuc ; je m' en retournais , bien fatigué , du siège de Paris . Vous pensez , j' étais tout jeune alors , je venais de passer matelot . « Et tenez , j' avais eu bien peur , cette nuit -là : contre la croix de Kergrist , que nous allons voir au tournant de cette route ; j' avais trouvé un vieux petit homme très laid qui me regardait en tenant les bras en l' air et qui ne bougeait pas . Et je suis sûr que c' était un mort ; car il a disparu tout d' un coup en remuant son doigt comme pour me faire signe de venir . » Justement nous arrivions à cette croix de Kergrist . Nous la voyions surgir devant nous comme quelqu'un qui se lève dans l' obscurité . -- Mais il n' y avait personne de blotti contre son pied . Ce fut là que je dis adieu à Yves et que je rebroussai chemin , moi qui n' allais pas jusqu' à Plouherzel . Quand nous eûmes chacun perdu le bruit de nos pas dans le silence de cette nuit d' hiver , le vieux petit homme mort nous revint en tête , et nous nous mîmes à regarder malgré nous dans les taillis noirs . Le lendemain matin , j' ouvris les yeux dans la chambre immense de dame Le Pendreff . Le soleil breton filtrait discrètement par les fenêtres . Il devait faire très beau . Après ces quelques minutes qui sont toujours employées par moi à me demander dans quel coin du monde je m' éveille , je retrouvai l' image d' Yves et j' entendis dehors le piétinement d' une foule en sabots . Il y avait grande foire à Paimpol ce jour -là , et je fis une toilette de frère de la côte pour ne pas effaroucher tous les amis nouveaux auxquels j' allais être présenté comme un marin du midi . C' était entendu avec Yves , cette mise en scène et cette histoire . Je descendis sur le perron de l' hôtel , où le soleil donnait . La place était pleine de monde : des marins , des paysans , des pêcheurs . Yves était là , lui aussi ; revenu au petit jour pour cette foire avec tous ses parents de Plouherzel , il m' attendait en bas pour me conduire à sa mère . Une très vieille femme , se tenant droite et un peu fière dans son costume de paysanne , c' était la mère d' Yves . Elle avait un peu ses yeux , mais son regard était dur . Je m' étonnai aussi de la trouver si âgée : elle semblait plus que septuagénaire . Il est vrai , à la campagne , on vieillit plus vite , surtout quand la fatigue s' en est mêlée , avec des chagrins . Elle n' entendait pas un seul mot de galleuc ( de français ) et me regardait à peine . Mais il y avait un très grand nombre de cousins et d' amis qui tous avaient l' accueil avenant et l' air de belle humeur . Ils étaient venus de loin , de leurs petites chaumières moussues , éparpillées dans la campagne sauvage , pour assister à cette grande fête de la ville . Et avec ceux -là il fallait boire : du cidre , du vin ; c' était à n' en plus finir . Le bruit allait croissant , et des marchands de complaintes à la voix rauque chantaient , en breton , sous des parapluies rouges , des choses à faire peur . Arriva un personnage duquel Yves m' avait entretenu souvent , son ami d' enfance , Jean ; un voisin de chaumière , qu' il avait ensuite retrouvé au service , matelot comme lui . C' était un garçon de notre âge , avec une jolie figure ouverte et intelligente . Il embrassa Yves tendrement , et nous présenta Jeannie , qui , depuis quinze jours , était sa femme . Yves comblait sa vieille mère d' attentions et de caresses ; ils se racontaient beaucoup de choses en breton et parlaient tous les deux à la fois . Lui s' en excusait bien un peu , mais cela faisait du bien de les voir et de les entendre . Elle n' avait plus du tout l' air dur , quand elle le regardait ... Les bonnes gens de la campagne ont toujours des affaires à n' en plus finir chez le notaire ; je les laissai tous se rendant chez celui de Paimpol pour un très long partage . D' ailleurs , j' avais décidé de ne m' établir chez eux que demain , pour ne pas les gêner pendant cette première journée , et je m' en allai seul , me promener très loin . Je marchais depuis une heure . -- Au hasard , j' avais pris le même chemin qu' hier avec Yves , -- et j' étais repassé devant cette croix de Kergrist . Maintenant Paimpol et la mer , et les îles , et les caps boisés de sapins sombres , tout cela venait de disparaître derrière un repli du terrain ; une campagne plus triste s' étendait devant moi . Cette journée de février était calme , très morne ; l' air était presque doux , et le ciel restait bleu par places , un peu voilé seulement , comme toujours est le ciel breton . Je m' en allais par des sentiers humides , bordés , suivant le vieil usage , de hauts talus en terre qui muraient tristement la vue . L' herbe rase , les mousses mouillées , les branches nues sentaient l' hiver . À tous les coins de ces chemins , de vieux calvaires étendaient leurs bras gris ; ils portaient des sculptures naïves , retouchées bizarrement par les siècles : les instruments de la passion , ou bien des images grimaçantes du christ . De loin en loin , on voyait les chaumières à toit de paille , toutes verdies de mousse , à demi enfouies dans la terre et les branchages morts . Les arbres étaient rabougris , dépouillés par l' hiver , tourmentés par le vent du large . Personne nulle part , et tout cela était silencieux . Une chapelle de granit gris , avec un enclos de hêtres et des tombes ... Ah ! Oui , je la reconnaissais sans l' avoir jamais vue : la chapelle de Plouherzel ! Yves m' en avait souvent parlé à bord pendant les nuits de quart , pendant les nuits limpides de là-bas où on rêvait du pays : -- « Quand on est rendu à la chapelle , disait-il , c' est tout près ; on n' a plus qu' à tourner dans le sentier à gauche , deux cents pas , et on est chez nous . » Je tournai à gauche , et , au bord du sentier , j' aperçus la chaumière . Elle était isolée et toute basse sous de vieux hêtres . Elle regardait un grand paysage triste dont les lointains s' estompaient dans les gris noirs . C' étaient des plaines , des plaines monotones avec des fantômes d' arbres ; un lac d' eau marine à l' heure de la basse mer , un lac vide creusé dans des assises de granit , prairie profonde d' algues et de varechs , avec une île au milieu . L' île , étrange , en granit tout d' une pièce , polie comme un dos , ayant forme d' une grande bête assise . On cherchait des yeux la mer , la vraie qui devait revenir pourtant à ces réservoirs abandonnés , et on ne la découvrait nulle part . Une brume froide et sombre montait à l' horizon , et le soleil d' hiver commençait à s' éteindre . Pauvre Yves ! Une chaumière isolée au bord du chemin , c' est la sienne ; une pauvre petite chaumière bretonne , au détour d' un sentier perdu , bien basse , sous un ciel obscur , à moitié dans la terre , avec de vieux petits murs de granit où poussent les pariétaires et la mousse . Là sont tous ses souvenirs d' enfance , à lui ; là était son berceau de petit sauvage , là était son nid ; foyer chéri habité par sa mère , foyer auquel , dans les pays lointains , dans les grandes villes d' Amérique ou d' Asie , son imagination toujours le ramenait . Il y songeait avec amour , à ce petit coin de monde , pendant les belles nuits calmes de la mer et pendant les nuits troublées , brutalement joyeuses , de sa vie d' aventures . Une pauvre chaumière isolée , au détour d' un chemin , et c' est tout . Dans ses rêves de marin , c' était là ce qu' il revoyait : sous le ciel pluvieux , au milieu de la campagne morne du pays de Goëlo , ces vieux petits murs humides , tout verdis de pariétaires ; et les chaumières voisines où des bonnes vieilles en coiffe le gâtaient au temps de son enfance ; et puis , au coin des chemins , les calvaires de granit , mangés par les siècles ... Mon Dieu ! Que ce pays est sombre et me serre le cœur ! Je frappai à cette porte , et une jeune fille qui ressemblait à Yves parut sur le seuil . Je lui demandai si c' était bien la maison des Kermadec . « Oui , dit-elle , un peu étonnée et craintive . Et puis , tout à coup : « C' est vous , monsieur , qui êtes l' ami de mon frère et qui êtes arrivé de Brest hier au soir avec lui ? ... » Seulement elle s' inquiétait de me voir venir seul . J' entrai . Je vis les bahuts , les lits bretons , les vieilles assiettes rangées au vaisselier . Tout cela avait la mine propre et honnête ; mais la chaumière était bien petite et modeste . « Tous nos parents sont riches » , m' avait souvent dit Yves ; « il n' y a que nous autres qui sommes pauvres . » On me montra un de ces lits en forme d' armoire , à deux places , qui avait été préparé pour Yves et pour moi . Je devais habiter l' étagère supérieure , qui était garnie de gros draps de toile rousse bien propres et bien raides . « Restez donc , monsieur ; ils vont bientôt revenir de la ville . » Mais non , je remerciai pour ce premier jour et je m' en allai . À mi-chemin de Paimpol , nuit tombante , j' aperçus de loin un grand col bleu , dans une carriole qui s' en revenait bon train vers Plouherzel : la petite voiture de l' ami Jean ramenant Yves et sa mère . Je n' eus que le temps de me jeter derrière les buissons ; s' ils m' avaient reconnu , il n' y aurait plus eu moyen de les quitter , bien certainement . Il faisait tout à fait nuit quand j' arrivai à Paimpol , et les petites lanternes des rues étaient allumées . J' essayai de me mêler à cette foule qui s' agitait sur la place : c' était de ces marins qu' on appelle là des Islandais , qui s' exilent tous les étés , six mois durant , pour aller faire la grande pêche dangereuse dans les mers froides . Aucun de ces hommes n' était seul . Ils circulaient en chantant par les rues avec des jeunes femmes au bras , des sœurs , des fiancés , des maîtresses . Et ces images de joie et de vie me donnaient le sentiment de mon isolement profond . Je marchais seul , moi , triste et inconnu d' eux tous , sous mon costume d' emprunt pareil au leur . On me dévisageait . « Qui est celui -là ? Un marin d' ailleurs , à la recherche d' un navire ? Nous ne l' avons jamais vu parmi nous . » Je me sentais froid au cœur , et brusquement je repris le chemin de Plouherzel . Après tout , je ne les gênerais peut-être pas beaucoup , mes amis simples de là-bas , en allant un peu me réchauffer près d' eux . J' avais oublié de dîner et je marchais d' un pas rapide , craignant d' arriver bien tard , de trouver là-bas la chaumière fermée et mes amis couchés . Au bout d' une heure , j' étais au milieu de la campagne absolument égaré . Autour de moi rien que l' obscurité , le silence des nuits d' hiver . J' errais dans des sentiers détrempés ; personne à qui demander ma route , aucun hameau , aucune lumière . Toujours des silhouettes noires d' arbres . Et puis , de loin en loin , des calvaires ; il y en avait de très grands que je n' avais jamais rencontrés dans ma promenade du jour . Je rebroussai chemin en courant . Je courus longtemps dans toutes les directions . Une pluie glaciale commençait à tomber , chassée par le vent qui se levait . Cela m' était égal d' être égaré ; seulement j' avais besoin de voir quelqu'un d' ami et je me pressais pour essayer de retrouver Yves . Il devait être fort tard quand je reconnus devant moi la chapelle de Plouherzel et le lac d' eau marine , où tombait une lueur de lune , et la masse noire de l' île de granit sur l' eau pâle , le dos de la grande bête couchée . Près de la chapelle , j' entendis des voix . Dans le noir , deux hommes dont l' un athlétique , se tenaient par la main et se parlaient fort tendrement , à la manière des gens un peu gris : Yves et Jean , -- et je courus à eux . Un grand étonnement et une joie de me voir . -- Et puis Jean , nous prenant chacun par un bras , nous entraîna tous deux chez lui . La chaumière de Jean , isolée aussi , était dans le voisinage de celle d' Yves , mais bien plus grande et plus cossue . On voyait tout de suite qu' on entrait chez des gens riches : les bahuts et les lits avaient des fermoirs d' acier découpé qui reluisaient comme des armures . Tout au fond était dressée une cheminée monumentale , où flambait le tronc d' un chêne . Deux femmes étaient assises devant ce feu , Jeannie , la jeune épouse , et puis la vieille mère en haute coiffure , filant à son rouet . C' était une jolie vieille à peindre , la mère de Jean . Elle avait aussi un peu élevé Yves , qu' elle appelait en breton son autre enfant et qu' elle embrassa sur les deux joues bien fort . Les femmes , depuis une heure , étaient inquiètes et veillaient pour les attendre . Elles les reçurent avec indulgence , bien qu' ils fussent gris ( c' est l' usage entre amis du service qui se retrouvent ) , les grondèrent un peu , puis se mirent en devoir de nous faire à tous trois des crêpes et de la soupe . Un mauvais vent qui venait de se lever de la mer gémissait dehors , dans le noir de la campagne déserte . De temps en temps , il descendait par la cheminée , chassant en avant la flamme claire ; alors de petits flocons de cendre très légers se mettaient à danser en rond devant l' âtre , bien bas , en rasant le sol , comme ces mauvaises âmes de nains qui virent toute la nuit autour des Grandes-Pierres . Nous étions bien devant cette flamme qui séchait nos vêtements trempés de pluie , et nous attendions avec impatience la bonne soupe chaude qu' on allait nous servir . Ces crêpes qu' on nous faisait ressemblaient à la lune , tant elles étaient larges ; on nous les passait à mesure toutes brûlantes , au bout d' une longue palette de frêne taillée en forme d' aviron de chaloupe . Yves en laissa choir une sur une grosse poule qu' on n' avait pas vue par terre et qui se sauva dans un recoin sombre , en secouant ce manteau d' un air revêche et offensé . J' avais bonne envie de rire et Jeannie aussi ; mais nous n' osions pas , sachant bien tous deux que c' était un signe de malheur . « Encore la grosse noire ! » dit la vieille mère , lâchant son rouet et regardant Yves d' un air consterné . « Jeannie , ma fille , rappelez -vous de l' envoyer demain matin vendre au marché ; c' est toujours la même qui rôde à l' heure où toutes les autres poules sont couchées ; elle finirait par nous attirer du mal . » Nous coupions nos crêpes en petits morceaux pour les mettre dans nos écuelles de soupe , et puis nous les mangions , bien trempées , avec nos cuillères de bois . Et Jeannie nous faisait boire tous trois dans une même grande moque qui était pleine d' un cidre très bon . Après , quand nous eûmes bien mangé et bien bu , Jean commença d' une jolie voix haute une chanson de bord que connaissent tous les matelots bretons . Yves et moi , nous chantions les basses , et la vieille mère marquait la mesure avec sa tête et la pédale de son rouet . On n' entendait plus les refrains tristes que le vent chantait tout seul dehors . La chanson disait : Nous étions trois marins de Groix , Nous étions trois marins de Groix , Embarqués sur le Saint-françois . Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . Pauvre homme , ' l a tombé à la mer , Pauvre homme , ' l a tombé à la mer , Les autres étaient bien dans la peine . Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . Les autres étaient bien dans la peine , Les autres étaient bien dans la peine . Ils ont hissé l ' pavillon guen ( pavillon blanc ) Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . Ils ont hissé l ' pavillon guen , Ils ont hissé l ' pavillon guen , Ils n' ont trouvé que son chapeau . Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . Ils n' ont trouvé que son chapeau , Ils n' ont trouvé que son chapeau , Son garde-pipe et son couteau . Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . La maman qui s' en est allée , La maman qui s' en est allée , Prier la grande Sainte-Anne d' Auray . Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . « Bonne Sainte-Anne , rendez -moi mon fils , Bonne Sainte-Anne , rendez -moi mon fils . » La bonne Sainte-Anne , elle lui a dit ... Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . La bonne Sainte-Anne , elle lui a dit , La bonne Sainte-Anne , elle lui a dit : « Tu le retrouv'ras en paradis ! » Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . Dans son village s' en est retournée , Dans son village s' en est retournée . L' endemain , pauv ' femme , elle est trépassée . Il vente ! ... C' est le vent de la mer qui nous tourmente . Quand il fallut partir , il se trouva qu' Yves était beaucoup plus gris qu' on n' aurait pu le croire . Dehors , il enfonçait jusqu' au genou dans les flaques d' eau et marchait tout de travers . Pour le ramener , je passai mon bras droit autour de sa taille , son bras gauche à lui par-dessus mes épaules , le portant presque . Nous ne voyions plus rien que le noir intense de la nuit ; un grand vent nous fouettait la poitrine , et , dans ces sentiers , Yves ne se reconnaissait plus . On était inquiet dans sa chaumière , et on veillait pour l' attendre . Sa mère le gronda , de son air dur , en prenant une grosse voix , comme on fait pour gronder les petits enfants , et lui s' en alla tout penaud s' asseoir dans un coin . Tout de même on nous obligea de souper une seconde fois ; c' est la coutume . Une omelette , encore des crêpes , et des tartines de pain bis avec du beurre . Ensuite , on procéda au coucher de la famille ( les hommes d' abord , puis on éteint la lumière , et les femmes se couchent après ) . Il y avait sous nos matelas de hautes litières faites d' un amas de branches de chêne et de hêtre ; cela s' affaissait avec un bruit de feuilles sèches , et on se sentait descendre , enfoncer dans un creux qui vous tenait chaud . « Hou ! Hououou ! Hou hououou ! » faisait le vent dehors , d' une voix de hulotte , avec des aires de se fâcher , de s' indigner , et puis de se plaindre et de mourir . Quand la chandelle fut éteinte et que la chaumière fut noire , on entendit une voix douce de petite fille commencer une prière en breton ( c' était une toute petite de quatre ans qu' on avait recueillie , un enfant que Gildas avait fait à une fille de Plouherzel , lors de son dernier passage au pays ) . Une très longue prière , coupée de répons graves de vieille femme ; tous les saints de la Bretagne : saints Corentin et Allain , saints Thénénan et Thégounec , saints Tuginal et Tugdual , saints Clet et Gildas furent invoqués , et puis le silence se fit . Tout près de moi , la respiration à peine perceptible d' Yves , déjà endormi d' un sommeil profond . -- Au pied de notre lit , les poules couchées , rêvant tout haut sur leur perchoir . Un grillon donnant de temps à autre , dans l' âtre encore chaud , une mystérieuse petite note de cristal . Et puis dehors , autour de la chaumière isolée , toujours ce vent : un gémissement immense courant sur tout le pays breton ; une poussée incessante venue de la mer avec la nuit et mettant dans la campagne un monotone remuement noir , à l' heure des apparitions et des promenades de morts . « Bonjour , Yves ! — Bonjour , Pierre ! » Et nous ouvrons à la lumière grise du matin les auvents de notre armoire . Ce bonjour , Pierre ! précédé d' un petit sourire d' intelligence , m' est dit avec hésitation , d' une voix intimidée ; c' est bonjour , capitaine , qu' Yves a l' habitude de dire , et il n' en revient pas de s' éveiller si près de moi , avec la consigne de m' appeler par mon nom . Pour en faire accroire aux gens de Plouherzel et garder la vraisemblance de mon costume d' emprunt , nous avions concerté cette intimité . C' était fini du rayon de soleil d' hier et du grand vent de la nuit . Ce matin , il faisait un vrai temps de Bretagne , et tout ce pays était enveloppé d' une même immense nuée grise . Le jour était comme un crépuscule , et il semblait que cette lueur si blême n' eût pas la force d' entrer par les lucarnes des chaumières . On ne voyait plus rien des lointains , et une petite pluie lente était répandue dans l' air comme une fine poussière d' eau . Nous avions à faire toute la tournée promise chez les oncles , les cousins , les amis d' enfance ; et ces chaumières étaient fort disséminées dans la campagne , Plouherzel n' étant pas un village , mais seulement une région autour d' une chapelle . Les courses étaient longues , dans les sentiers humides , entre les talus couverts de mousse , sous la voûte des vieux hêtres morts et sous le voile du ciel gris . Et toutes ces chaumières étaient pareilles , basses , enterrées , sombres ; leur toit de paille , leurs murs de granit brut , tout verdis par les cochléarias , les lichens , les fraîches mousses de l' hiver . Au dedans , noires , sauvages , avec des lits en forme d' armoire gardés par des images de saints ou des bonnes vierges en faïence . Nous étions reçus à cœur ouvert partout , et toujours il fallait manger et boire . Il y avait de longues conversations en breton , auxquelles , en mon honneur , on mêlait , tant bien que mal , un peu de français . C' était surtout de l' enfance d' Yves que l' on aimait à causer . Des bons vieux et des bonnes vieilles redisaient en riant ses mauvais tours d' autrefois , et ils avaient été nombreux , à ce que je vis . « Oh ! Le mauvais gars , monsieur , que ça faisait ! » Et lui recevait ces compliments avec son grand air calme et buvait toujours . Le forban couvait déjà , paraît-il , sous le petit sauvage breton ; le petit Yves , qui sautait pieds nus dans ces sentiers de Plouherzel , était le germe inconscient du marin de plus tard , indompté et coureur de bordées . Vers le soir , à marée basse , nous descendîmes , Yves et moi , dans le lit du lac d' eau marine , dans la prairie d' algues rousses . Nous emportions chacun une tartine de pain noir bien beurré et un grand couteau pour prendre des berniques . Un régal de son enfance qu' il voulait renouveler avec moi , des coquillages tout crus avec du pain et du beurre . La mer avait découvert de plusieurs kilomètres , mettant à nu les vastes champs de varech , la prairie profonde où l' herbe était brune et salée , avec d' étranges fleurs vivantes . Tout alentour , des parois de granit fermaient cette fosse immense , et l' île en forme de bête couchée , dégarnie jusqu' aux pieds , montrait ses derniers soubassements noirs . Il y en avait beaucoup d' autres aussi , d' autres blocs qui s' étaient tenus cachés sous les eaux à mer haute , et qui maintenant se faisaient voir , surgissaient , avec leurs longues garnitures d' algues , pendantes comme des chevelures mouillées . Sur la plaine sombre , on en apercevait de posés partout , dans d' étranges attitudes de réveil . L' air froid était rempli de la senteur âcre du goémon . La nuit venait lentement , de son pas silencieux de loup , et tous ces grands dos de pierre commençaient à faire songer à des troupeaux de monstres . Nous prenions les berniques au bout de nos couteaux , et nous les mangions toutes vivantes , en mordant à même dans nos tartines , ayant faim tous deux , nous dépêchant de finir , de peur de ne plus y voir . « Ce n' est plus si bon qu' autrefois » , dit Yves quand il eut tout mangé , « et puis il me semble que je me sens triste ici ... Quand j' étais petit , je me rappelle que ça m' arrivait de temps en temps , la même chose , mais pas si fort que ce soir . Allons-nous -en , voulez -vous ? » Alors , moi , je lui répondis étonné de l' entendre : « Des manières de moi que tu prends là , mon pauvre Yves ! — Des manières de vous , vous dites ? » Et il me regarda avec un long sourire mélancolique , qui m' exprimait de sa part des choses nouvelles , indicibles . Je compris ce soir -là qu' il avait beaucoup plus que je ne l' aurais pensé des manières de moi , des idées , des sensations pareilles aux miennes . « Tenez , continua-t-il , comme suivant toujours le même cours de pensées , savez -vous une chose qui m' inquiète souvent quand nous sommes si loin , en mer ou dans ces pays de là-bas ? Je n' ose pas vous dire ... C' est l' idée que je pourrais peut-être mourir et qu' on ne me mettrait pas dans notre cimetière d' ici . » Et il montrait de la main la flèche de l' église de Plouherzel , qu' on apercevait au-dessus des falaises de granit , très loin , comme une pointe grise . « Ce n' est pas pour la religion , vous comprenez bien ; car , moi , vous savez , je n' aime pas beaucoup les curés . Non , une idée que j' ai comme ça , je ne peux pas vous dire pourquoi . Et , quand j' ai le malheur de penser à cette chose , ça m' empêche d' être brave . » Ce fut le soir , après souper , que la mère d' Yves me recommanda solennellement son fils , et cela resta toute la vie . Elle avait bien compris , avec son instinct de mère , que je n' étais pas ce que je paraissais être et que je pourrais avoir sur la destinée de son dernier fils une influence souveraine . « Elle dit , traduisait la jeune fille , que vous nous trompez , monsieur , et qu' Yves aussi nous trompe pour vous faire plaisir ; que vous n' êtes pas quelqu'un comme nous autres ... Et elle demande , puisque vous naviguez ensemble , si vous voudrez veiller sur lui . » Alors la vieille femme me commença l' histoire du père d' Yves , histoire , que par Yves lui -même , je connaissais déjà depuis longtemps . Je l' écoutai volontiers cependant , contée par cette jeune fille , devant la grande cheminée bretonne où la flamme dansait sur une souche de hêtre . « ... Elle dit que notre père était un beau marin , si beau , qu' on n' avait jamais vu dans le pays un si bel homme marcher sur terre . Il est mort , nous laissant treize , treize enfants . Il est mort comme beaucoup de marins de nos pays , monsieur . Un dimanche qu' il avait bu , il est parti en mer le soir dans sa barque , malgré un grand vent qui soufflait du nord-ouest , et on ne l' a jamais vu revenir . Comme ses fils , il avait très bon cœur ; mais sa tête était bien mauvaise . » Et la pauvre mère regardait son fils Yves ... « Elle dit , continua la jeune fille , que mes parents habitaient Saint-Pol-de-Léon , dans le Finistère , qu' Yves avait un an , et que , moi , je n' étais pas encore venue quand notre père est mort ; alors elle a quitté cette ville pour retourner à Plouherzel en Goëlo , son pays natal . Mon père laissait nos affaires en grand désordre ; presque tout l' argent que nous avions eu autrefois était passé au cabaret , et ma mère n' avait plus de pain à nous donner . C' est alors que nos deux frères aînés , Gildas et Goulven , sont partis comme mousses sur des navires au long cours . » On ne les a pas beaucoup vus au pays depuis leur départ , et pourtant on ne peut pas dire qu' il ne nous aimaient pas . Ils se sont longtemps privés de leur paye de matelot pour permettre à notre mère de nous élever , nous les plus petits , Yves , ma sœur qui est ici , et puis moi . » Mais Goulven a déserté , monsieur , il y a plus de quinze ans , par un mauvais coup de tête ... — Eux aussi , dit la vieille femme , sont de beaux et braves marins , leur cœur est franc comme l' or ... Mais ils ont la tête de leur père , et déjà ils se sont mis à boire ... — Mon frère Gildas , reprit la jeune fille , a navigué sept ans à bord d' un américain pour faire , dans le Grand-Océan , la pêche à la baleine . Cette campagne l' avait rendu très riche ; mais il paraît que c' est un dur métier , n' est -ce pas , monsieur ? — Oui , un dur métier , en effet ... Je les ai vus à l' œuvre , dans le Grand-Océan , ces marins -là , moitié baleiniers , moitié forbans , qui passent des années dans les grandes houles des mers Australes sans aborder aucune terre habitée . — Il était si riche , mon frère Gildas , quand il est revenu de cette pêche , qu' il avait un grand sac tout rempli de pièces d' or . — Il les avait versées là sur mes genoux , dit la vieille femme en relevant les pans de sa robe , comme pour les retenir encore , et mon tablier en était plein . De grosses pièces d' or des autres pays , marquées de toute sorte de figures de rois et d' oiseaux . Il y en avait de toutes neuves , qui représentaient le portrait d' une dame avec une couronne de plumes , et qui valaient seules plus de cent francs , monsieur . Jamais nous n' avions vu tant d' or ... Il donna mille francs à chacune de ses sœurs , mille francs à moi sa mère , et m' acheta cette petite maison où nous demeurons . Il dépensa le reste à s' amuser à Paimpol et à faire des choses , qui certainement , n' étaient pas bien . Mais ils sont tous comme ça , monsieur , vous le savez mieux que moi . Pendant deux mois , on ne parlait que de lui dans la ville ... » Depuis il est reparti et nous ne l' avons pas revu . C' est un brave marin , monsieur , que mon fils Gildas ; mais il est perdu comme son père parce que , lui aussi , s' est mis à boire . » Et la vielle femme courba douloureusement la tête en parlant de ce fléau sans remède qui dévore les familles des marins bretons . Il y eut un silence , et elle parla de nouveau à sa fille d' une voix grave en me regardant . « Elle demande , monsieur ... Si vous voulez lui faire cette promesse ... Au sujet de mon frère ... » Ce regard anxieux , profond , fixé sur moi , me causait une impression étrange . C' est pourtant vrai que toutes les mères , quelles que soient les distances qui les séparent , ont , à certaines heures , des expressions pareilles ... Maintenant il me semblait que cette mère d' Yves avait quelque chose de la mienne . « Dites -lui que je jure de veiller sur lui toute ma vie , comme s' il était mon frère . » Et la jeune fille répéta , traduisant lentement en breton : « Il jure de veiller sur lui toute sa vie , comme s' il était son frère . » Elle s' était levée , la vieille mère , toujours droite , et rude , et brusque ; elle avait pris au mur une image du christ , et s' était avancée vers moi , en me parlant comme pour me prendre au mot , là , avec une naïveté , une indiscrétion sauvages . « C' est là-dessus , monsieur , qu' elle vous demande de jurer . — Non , ma mère , non » , dit Yves tout confus , qui essayait de s' interposer , de l' arrêter . Moi , j' étendis le bras vers cette image du christ , un peu surpris , un peu ému peut-être , et je répétai : « Je jure de faire ce que je viens de dire . » Seulement mon bras tremblait légèrement , parce que je pressentais que l' engagement serait grave dans l' avenir . Et puis je pris la main d' Yves , qui baissait la tête , rêveur : « Et toi , tu m' obéiras , tu me suivras ... Mon frère ? » Lui répondit tout bas , hésitant , détournant les yeux , avec le sourire d' un enfant : « Mais oui ... Bien sûr ... » Nous n' eûmes pas longtemps à dormir , cette nuit -là , mon frère et moi , dans notre lit en armoire . Dès que le vieux coucou de la chaumière eut dit quatre heures de sa voix fêlée , vite il fallut nous lever ; nous devions être à Paimpol avant le jour , pour y prendre à six heures le diligence de Guingamp . À quatre heures et demie , ce triste matin d' hiver , la pauvre petite porte s' ouvre pour nous laisser sortir ; elle se referme sur un dernier baiser à Yves , de sa mère qui pleure , sur une dernière pression de main à moi . Nous nous éloignons tous deux dans la pluie froide et la nuit noire , et en voilà pour cinq ans . Dans les familles de marins , c' est ainsi . À mi-chemin , nous entendons de loin sonner l' Angélus derrière nous à Plouherzel . Nous nous croyons en retard , et nous nous mettons à courir , à courir . Nous avons le front baigné de sueur en arrivant à Paimpol . Nous nous étions trompés ; on avait avancé l' heure de l' Angelus . Nous trouvons asile dans un cabaret déjà ouvert , où nous déjeunons en compagnie d' Islandais et d' autres frères de la côte . Et , le soir du même jour , à onze heures , nous arrivons à Brest pour reprendre la mer . J' avais conscience d' avoir accepté une lourde charge en adoptant ce frère insoumis , d' autant plus que je prenais très au sérieux mon serment . Mais le sort nous sépara le surlendemain et mit bientôt entre nous deux la moitié de la terre . Yves prit le large dans l' Atlantique , et , moi , je partis pour le Levant , pour Stamboul . Ce fut seulement quinze mois plus tard , en mai 1877 , que nous nous retrouvâmes à bord d' une certaine Médée , qui naviguait du côté de la Chine et des Indes . À bord de la Médée , avril 1877. « Ça me va comme des guêtres à un lapin » , disait Yves d' un air d' enfant , en contemplant ses manches pagodes et sa robe en soie bleue de Birmanie . C' était à Yé , ville de Siam , au bord du golfe de Bengale . Il était assis au fond d' une taverne de mariniers , sur un escabeau d' une forme chinoise . Il était très ivre , et , quand il eut ainsi souri de se voir vêtu comme un riche d' Asie , ses yeux redevinrent sombres et éteints , sa lèvre contractée et dédaigneuse . À ces moments -là , il était capable de tout , comme dans ses anciens jours . À côté de lui , il y avait le grand Kerboul , aussi gabier de misaine , qui venait de se faire apporter quinze verres d' une eau-de-vie très coûteuse de Singapoore , et les avait successivement vidés , puis brisés à coups de poing , avec le terrible sérieux de l' ivresse bretonne . Et les débris de ces quinze verres couvraient la table sur laquelle il venait de poser ses deux pieds . Il y avait encore Barrada , le canonnier , toujours beau et tranquille , avec son sourire félin . Les gabiers l' avaient , par exception , invité à leur fête . Et puis Le Hello , Barazère , six autres du grand mât et quatre du beaupré , -- tous se carrant , avec des airs superbes , dans des robes asiatiques . Il y avait même Le Hir l' idiot , un de l' île de Sein , qu' ils avaient amené pour rire et qui buvait des ordures délayées dans son bol de rhum . Enfin deux forbans , deux black-boules , déserteurs de tous les pavillons , anciennes connaissances d' Yves , qui les avait , ce soir -là , ramassés tendrement sur la plage . ... C' était pour fêter sainte Épissoire , patronne des gabiers , qu' ils s' étaient rassemblés , et l' usage me commandait d' y paraître avec eux , comme officier de manœuvre . Depuis un an , ils n' avaient pas mis le pied à terre . Et le commandant , qui était content de son équipage , leur avait permis , à eux , les meilleurs , de célébrer comme en France l' anniversaire de cette grande sainte ; il avait choisi cette ville de Yé , parce qu' elle lui semblait pour nous la moins dangereuse , le peuple y étant plus inoffensif qu' ailleurs et plus maniable . Dans cette salle , qui était vaste et basse , avec des murailles en papier , il y avait en même temps que nous une bande de matelots de commerce américains , qui buvaient avec des filles rousses à longues dents , échappées des lupanars de l' Inde anglaise . Et ces intrus gênaient les gabiers , qui voulaient être seuls et le leur donnaient à entendre . Onze heures . -- Les bougies venaient d' être renouvelées dans les girandoles de couleur , tandis qu' au dehors la ville siamoise s' endormait dans la nuit chaude . Ici , on sentait qu' il y avait des coups de poing dans l' air , que les bras avaient besoin de se détendre et de frapper . « Qu' est -ce que c' est ? » dit un des Américains qui avait l' accent de Marseille , « qu' est -ce que c' est que ces Français qui viennent ici faire la loi ? Et celui -là qui est avec eux ( moi ) , le plus jeune de tous , qui a l' air de poser et de les commander ? — Celui -là , dit Yves faisant mine de ne pas seulement daigner tourner la tête , celui -là faudrait qu' il aurait des moustaches , celui qui y toucherait ! — Celui -là , dit Barrada , qui il est ? Attendez donc , nous allons vous l' apprendre , sans qu' il ait besoin de se déranger , et vous aller voir , enfants , si ça va reluire ! » ... Yves leur avait déjà lancé son escabeau de forme chinoise , qui venait de crever le mur à toucher leurs têtes , et Barrada , d' un premier coup de poing , en avait chaviré deux . Les autres renversés sur les premiers , tous par terre , Kerboul assommait dans le tas , à grands coups de table , éparpillant sur les ennemis les débris de ses quinze verres . Alors on entendit au dehors des gongs et des sonnettes , des frôlements de soie , de petits rires aigres de femmes . Et les danseuses entrèrent . ( Les gabiers s' étaient commandé des danseuses . ) ... Ils s' arrêtèrent en les voyant paraître , car elles étaient étranges . Peintes comme des images chinoises , couvertes d' or et de pierres brillantes , des yeux à demi fermés , pareils à de petites fentes blanches , elles s' avançaient au milieu de nous avec des sourires de femmes mortes , tenant leurs bras en l' air et écartant leurs doigts grêles , dont les grands ongles étaient enfermés dans des étuis d' or . En même temps , des odeurs de baume et d' encens ; on brûlait des baguettes dans un réchaud , et une fumée alanguissante se répandait comme un nuage bleu . Les gongs sonnaient plus fort et ces fantômes dansaient , gardant leurs pieds immobiles , exécutant une espèce de mouvement rythmé du ventre avec des torsions de poignets . Toujours le sourire figé , le regard blanc des cadavres ; il semblait que cela seul eût vie en elles : ces gros reins cambrés de goule qu' agitaient des trémoussements lascifs , et puis , au bout des bras raidis , ces mains écartées , inquiétantes , qui se tordaient . ... Le Hello , qui , depuis longtemps , dormait par terre , entendant les gongs sonner si fort , se réveilla et eut peur . « Té , pardi , les danseuses ! » lui expliqua Barrada , gouailleur , riant de lui . « Ah ! Oui , les danseuses ! » Il s' était levé et de sa large patte , qui cherchait en l' air , incertaine , il essayait de rabattre ces bras tendus et ces griffes dorées , balbutiant , la langue épaisse : « Faut pas , figure de paravent , faut pas montrer les mains comme ça , c' est vilain ... Je croyais que c' était ... que c' était ... le diable ! » Et il retomba par terre , endormi . Barrada , lui , qui avait dépassé ce soir sa dose habituelle , leur reprochait d' avoir la peau jaune et leur parlait de la sienne qui était blanche . « Blanche ! Blanche ! » il en rabâchait , de cette blancheur , qu' il s' exagérait beaucoup du reste , et voulait maintenant la leur faire voir . D' abord son bras , puis sa poitrine ; il disait : « Tiens , regarde , si c' est vrai ! » Elles , les poupées jaunes d' Asie , continuaient leurs lents et lugubres trémoussements de bête , gardant le mystère de leur rictus et de leurs yeux blancs tirés vers les tempes . Et , à présent , lui , Barrada , complètement nu , dansait devant elles , ayant l' air d' un marbre grec qui aurait pris vie tout à coup pour quelque bacchanale antique . ... Mais les Birmanes , montées comme des automates , dansèrent longtemps , longtemps , plus longtemps que lui . Et , après , à la fin de la nuit , quand les gongs eurent fait silence , les matelots furent pris de frayeur à l' idée que ces femmes , payées pour leur plaisir , les attendaient . Les uns après les autres , ils s' en allèrent du côté de la plage n' osant pas les approcher . C' était le grand ami d' Yves , ce Barrada , qui s' était débrouillé , pour repartir une troisième fois sur le même navire que nous . Enfant naturel , poussé à la belle étoile sur les quais de Bordeaux . Très vicieux , avec un bon cœur ; plein de contrastes , certaines notions premières de respect humain lui manquaient absolument ; son honneur , à lui , c' était d' être plus beau que les autres , plus leste et plus fort , plus débrouillard aussi ( débrouillard et débrouillage sont deux mots qui résument presque à eux seuls toute la marine ; ils n' ont pas d' équivalents académiques . ) Moyennant salaire , ce Barrada professait à bord tous les genres d' exercices en usage parmi les matelots : boxe , canne , chausson , avec la gymnastique par-dessus le marché , et le chant , et la danse . Souple comme un clown ; l' ami de tous les hercules de foire posant chez des sculpteurs ; luttant pour de l' argent chez des saltimbanques . Au premier rang dans les fêtes de matelots , mais toujours en invité ; buvant beaucoup , mais ne payant pas ; buvant beaucoup , mais jamais trop , et passant au milieu de toutes les bacchanales , aussi droit , aussi souriant , aussi frais . Il avait à tout des reparties gouailleuses que d' autres n' auraient pas trouvées ; l' accent gascon les rendait plus drôles ; et puis il terminait ses phrases par une espèce de son à lui : un demi-rire qui résonnait dans sa poitrine profonde comme ce rauquement des lions qui bâillent . D' ailleurs , bon , reconnaissant , serviable pour tous et fidèle à ses amis ; n' ayant jamais qu' une parole et répondant toujours avec la franchise renversante des enfants terribles . Faisant argent de tout , par exemple , même de sa beauté à l' occasion . Et cela , naïvement , avec sa bonhomie de sauvage ; tellement , que les autres , qui le savaient , lui pardonnaient comme à un plus enfant qu' eux . Yves se bornait à dire : « Oh ! ça n' est pas joli , Barrada , je t' assure ... » et ne lui en voulait pas non plus . Tout cela s' amassait , s' amassait , se condensait en grosses pièces d' or cousues contre ses reins dans une ceinture de cuir . Et c' était pour en arriver , après son rengagement de cinq ans , à épouser une petite Espagnole , qui faisait des modes , à Bordeaux , dans un beau magasin du passage Sainte-catherine ; petite ouvrière très raffinée , dont il portait toujours sur lui une photographie de profil , avec des cheveux coupés sur le front et une élégante toque en fourrure , ornée d' une aile d' oiseau . « Que voulez -vous ! C' est une amitié d' enfance ! » disait-il , comme s' il eût été nécessaire de s' en excuser . Et , en attendant cette petite fiancée , il s' abandonnait à beaucoup d' autres par intérêt souvent , quelquefois aussi par vraie bonté d' âme , à la manière d' Yves , pour ne pas faire de la peine . En mer , mai 1877. Depuis deux jours , la grande voix sinistre gémissait autour de nous . Le ciel était très noir ; il était comme dans ce tableau où le poussin a voulu peindre le déluge ; seulement toutes les nuées remuaient , tourmentées par un vent qui faisait peur . Et cette grande voix s' enflait toujours , se faisait profonde , incessante ; c' était comme une fureur qui s' exaspérait . Nous nous heurtions dans notre marche à d' énormes masses d' eau , qui s' enroulaient en volutes à crêtes blanches et qui passaient avec des airs de se poursuivre ; elles se ruaient sur nous de toutes leurs forces : alors c' étaient des secousses terribles et de grands bruits sourds . Quelquefois la Médée se cabrait , leur montait dessus , comme prise , elle aussi , de fureur contre elles . Et puis elle retombait toujours , la tête en avant , dans des creux traîtres qui étaient derrière ; elle touchait le fond de ces espèces de vallées qu' on voyait s' ouvrir , rapides , entre de hautes parois d' eau ; et on avait hâte de remonter encore , de sortir d' entre ces parois courbes , luisantes , verdâtres , près de se refermer . Une pluie glacée rayait l' air en longues flèches blanches , fouettait , cuisait comme des coups de lanières . Nous nous étions rapprochés du nord , en nous élevant le long de la côte chinoise , et ce froid inattendu nous saisissait . En haut , dans la mâture , on essayait de serrer les huniers , déjà au bas ris ; la cape était déjà dure à tenir , et maintenant il fallait , coûte que coûte , marcher droit contre le vent , à cause de terres douteuses qui pouvaient être là , derrière nous . Il y avait deux heures que les gabiers étaient à ce travail , aveuglés , cinglés , brûlés par tout ce qui leur tombait dessus , gerbes d' écume lancées de la mer , pluie et grêle lancées du ciel ; essayant , avec leurs mains crispées de froid qui saignaient , de crocher dans cette toile raide et mouillée qui ballonnait sous le vent furieux . Mais on ne se voyait plus , on ne s' entendait plus . On en aurait eu assez rien que de se tenir pour n' être pas emporté , rien que de se cramponner à toutes ces choses remuantes , mouillées , glissantes d' eau ; -- et il fallait encore travailler en l' air , sur ces vergues qui se secouaient , qui avaient des mouvements brusques , désordonnés , comme les derniers battements d' ailes d' un grand oiseau blessé qui râle . Des cris d' angoisse venaient de là-haut , de cette espèce de grappe humaine suspendue . Cris d' hommes , cris rauques , plus sinistres que ceux des femmes , parce qu' on est moins habitué à les entendre ; cris d' horrible douleur : une main prise quelque part , des doigts accrochés , qui se dépouillaient de leur chair ou s' arrachaient ; -- ou bien un malheureux , moins fort que les autres , crispé de froid , qui sentait qu' il ne se tenait plus , que le vertige venait , qu' il allait lâcher et tomber . Et les autres , par pitié , l' attachaient , pour essayer de l' affaler jusqu' en bas . ... Il y avait deux heures que cela durait ; ils étaient épuisés ; ils ne pouvaient plus . Alors on les fit descendre , pour envoyer à leur place ceux de bâbord qui étaient plus reposés et qui avaient moins froid . ... Ils descendirent , blêmes , mouillés , l' eau glacée leur ruisselant dans la poitrine et dans le dos , les mains sanglantes , les ongles décollés , les dents qui claquaient . Depuis deux jours on vivait dans l' eau , on avait à peine mangé , à peine dormi , et la force des hommes diminuait . C' est cette longue attente , cette longue fatigue dans le froid humide , qui sont les vraies horreurs de la mer . Souvent les pauvres mourants , avant de rendre leur dernier cri , leur dernier hoquet d' agonie , sont restés des jours et des nuits , trempés , salis , couverts d' une couche boueuse de sueur froide et de sel , d' un magma de mort . ... Le grand bruit augmentait toujours . Il y avait des moments où ça sifflait aigre et strident , comme dans un paroxysme d' exaspération méchante : et puis d' autres où cela devenait grave , caverneux , puissant comme des sons immenses de cataclysme . Et on sautait toujours d' une lame à l' autre , et , à part la mer qui gardait encore sa mauvaise blancheur de bave et d' écume , tout devenait plus noir . Un crépuscule glacial tombait sur nous ; derrière ces rideaux sombres , derrière toutes ces masses d' eau qui étaient dans le ciel , le soleil venait de disparaître , parce que c' était l' heure ; il nous abandonnait , et il allait falloir se débrouiller dans cette nuit ... ... Yves était monté avec les bâbordais dans ce désarroi de la mâture , et alors je regardais en haut , aveuglé moi aussi , ne percevant plus que par instants la grappe humaine en l' air . Et tout à coup , dans une plus grande secousse , la silhouette de cette grappe se rompit brusquement , changea de forme ; deux corps s' en détachèrent , et tombèrent les bras écartés dans les volutes mugissantes de la mer , tandis qu' un autre s' aplatit sur le pont , sans un cri , comme serait tombé un homme déjà mort . « Encore le marchepied cassé ! » dit le maître de quart , en frappant du pied avec rage . « Du filin pourri , qu' ils nous ont donné dans ce sale port de Brest ! Le grand Kerboul , à la mer . Le second , qui est -ce ? » D' autres , raccrochés par les mains à des cordages , un instant balancés dans le vide , remontaient maintenant , à la force des poignets , en se dépêchant , -- très vite , comme des singes . Je reconnus Yves , un de ceux qui grimpaient , -- et alors , je repris ma respiration , que l' angoisse avait coupée . Ceux qui étaient à la mer , on jeta bien des bouées pour eux , -- mais à quoi bon ? -- on aimait encore mieux ne plus les voir reparaître , car alors , à cause de ce danger de tomber en travers à la lame , on n' aurait pas pu s' arrêter pour les reprendre , et il aurait fallu avoir ce courage horrible de les abandonner . Seulement on fit l' appel de ceux qui restaient , pour savoir le nom du second qu' on avait perdu : c' était un petit novice très sage , que sa mère , une veuve déjà âgée , était venue recommander au maître avant le départ de France . L' autre , celui qui s' était écrasé sur le pont , on le descendit tant bien que mal , à quatre , en le faisant encore tomber en route ; on le porta dans l' infirmerie , qui était devenue un cloaque immonde , où bouillonnaient deux pieds d' eau boueuse et noire , avec des fioles brisées , des odeurs de tous les remèdes répandus . Pas même un endroit où le laisser finir en paix ; la mer n' avait seulement pas de pitié pour ce mourant , elle continuait de le faire danser , de le sauter de plus belle . Il avait retrouvé une espèce de son de la gorge , un râlement qui sortait encore , perdu dans tous les grands bruits des choses . On aurait peut-être pu le secourir , prolonger son agonie , avec un peu de calme . Mais il mourut là assez vite , entre les mains d' infirmiers devenus stupides de peur , qui voulaient le faire manger . Huit heures du soir . -- À ce moment , la charge du quart était lourde , et c' était à mon tour de la prendre . On se tenait comme on pouvait . On ne voyait plus rien . On était au milieu de tant de bruit , que la voix des hommes semblait n' avoir plus aucun son ; les sifflets d' argent , forcés à pleine poitrine , perçaient mieux , comme des chants flûtés de tout petits oiseaux . On entendait des coups terribles frappés contre les murailles du navire comme par des béliers énormes . Toujours les grands trous d' eau qui se creusaient , tout béants , partout ; on s' y sentait jeté , tête baissée , dans la nuit profonde . Et puis une force vous heurtait d' une poussée brutale , vous relançait très haut en l' air , et toute la Médée vibrait , en ressautant , comme un monstrueux tambour . Alors , on avait beau se cramponner , on se sentait rebondir , et vite on se recramponnait plus fort , en fermant la bouche et les yeux , parce qu' on devinait d' instinct , sans voir , que c' était le moment où une épaisse masse d' eau allait balayer l' air , et peut-être vous balayer aussi . Toujours cela recommençait , ces chutes en avant , et puis ces sauts avec l' affreux bruit de tambour . Et , après chacun de ces chocs , il y avait encore des ruissellements de l' eau qui retombait de partout , et mille objets qui se brisaient , mille cassons qui roulaient dans l' obscurité , tout cela prolongeant en queue sinistre l' effroi du premier grand bruit . ... Et les gabiers , et mon pauvre Yves , que faisaient -ils là-haut ? Les mâts , les vergues , on les apercevait par instants , dans le noir , en silhouettes , quand on pouvait encore regarder à travers cette douleur cuisante que causait la grêle ; on apercevait ces formes de grandes croix , à deux étages comme les croix russes , agitées dans l' ombre avec des mouvements de détresse , des gestes fous . « Faites -les descendre » , me dit le commandant , qui préférait le danger de ce hunier non serré à la peur de perdre encore des hommes . Je le donnai vite , avec joie , cet ordre -là . Mais Yves , d' en haut , me répondit à l' aide de son sifflet , que c' était presque fini ; plus que la jarretière du point , qui était cassée , à remplacer par un bout quelconque , et puis ils allaient tous descendre , ayant serré leur voile , achevé leur ouvrage . ... Après , quand ils furent tous en bas et au complet , je respirai mieux . Plus d' hommes en l' air , plus rien à faire là-haut , plus qu' à attendre . Oh ! Alors , je trouvai qu' il faisait presque beau , qu' on était presque bien sur cette passerelle , à présent qu' on m' avait enlevé le poids si lourd de cette inquiétude . XXVIII ... Minuit , -- la fin du quart , -- l' heure d' aller se chercher un abri . En bas , dans la batterie calfeutrée , c' était la tempête avec ses dessous de misère , avec ses réalités pitoyables . D' un bout à l' autre , on voyait cette sorte de longue halle sombre , à demi éclairée par des fanaux qui vacillaient . Les gros canons , appuyés sur leurs jambes de force , se tenaient tant bien que mal , cordés par des câbles de fer . Et tout ce lieu remuait ; il avait les mouvements d' une chose qu' on secouerait dans un crible , qu' on secouerait sans trêve , sans merci , perpétuellement , avec une rage aveugle ; il craquait de partout , il avait des tressaillements de chose animée qui souffre , tiraillé , exténué , comme près de s' éventrer et de mourir . Et les grandes eaux du dehors , qui voulaient entrer , filtraient çà et là en filets , en gerbes sinistres . On se sentait soulevé si vite , que les jambes pliaient , -- et puis les choses se dérobaient , les choses s' enfonçaient sous les pas , -- et on descendait avec tout , en se raidissant malgré soi comme pour une espèce de résistance . Il y avait des sons aigres , faux , étonnants , qui sortaient de partout ; toute cette membrure en forme d' oiseau de mer qui était la Médée se disjoignait peu à peu , en gémissant sous l' effort terrible . Et , dehors , derrière le mur de bois , toujours le même grand bruit sourd , la même grande voix d' épouvante . Mais tout tenait bon quand même : la longue batterie demeurait intacte , on la voyait toujours , d' un bout à l' autre , par moment toute penchée , à demi retournée , ou bien se redressant toute droite avec une secousse , ayant l' air plus longue encore dans cette obscurité où les fanaux étaient perdus , paraissant se déformer et grandir , dans tout ce bruit , comme un lieu vague de rêve ... Au plafond très bas étaient pendues d' interminables rangées de poches en toile gonflées toutes par un contenu lourd , ayant l' air de ces nids que les araignées accrochent aux murailles , -- des poches grises enfermant chacune un être humain , des hamacs de matelots . Çà et là , on voyait pendre un bras , ou une jambe nue . Les uns dormaient bien , épuisés par les fatigues ; d' autres s' agitaient et parlaient tout haut dans de mauvais songes . Et tous ces hamacs gris se balançaient , se frôlaient dans un mouvement perpétuel ; ou bien se heurtaient durement , et les têtes se blessaient . Sur le plancher , au-dessous des pauvres dormeurs , c' était un lac d' eau noire qui roulait de droite et de gauche , entraînant des vêtements souillés , des morceaux de pain ou de biscuit , des soupes chavirées , toute sorte de détritus et de déjections immondes . Et , de temps en temps , on voyait des hommes hâves , défaits , demi-nus , grelottants avec leur chemise mouillée , qui erraient sous ces rangées de hamacs gris , cherchant le leur , eux aussi , cherchant leur pauvre couchette suspendue , leur seul gîte un peu chaud , un peu sec , où ils allaient trouver une espèce de repos . Ils passaient en titubant , s' accrochant pour ne pas tomber , et heurtant de la tête ceux qui dormaient : chacun pour soi en pareil cas , on ne prend plus garde à personne . Leurs pieds glissaient dans les flaques d' eau et d' immondices ; ils étaient insouciants de leur malpropreté comme les animaux en détresse . Une buée lourde à respirer emplissait cette batterie ; toutes ces ordures qui roulaient par terre donnaient l' impression d' un repaire de bêtes malades , et on sentait cette puanteur âcre qui est particulière aux bas-fonds des navires pendant les mauvais jours de la mer . À minuit , Yves , lui aussi , descendit dans la batterie avec les autres gabiers de bâbord ; ils avaient fait un supplément de quart d' une heure , à cause des embarcations qu' il avait fallu ressaisir . Ils se coulèrent par le panneau entre-bâillé qui se referma sur eux et vinrent se mêler à cette misère flottante . Ils avaient passé cinq heures à leur rude travail , balancés dans le vide , éventés par les grands souffles furieux de là-haut , et tout trempés par cette pluie fouettante qui leur avait brûlé le visage . Ils firent une grimace de dégoût en pénétrant dans ce lieu fermé où l' air sentait la mort . Yves disait , avec son grand air dédaigneux : « Pour sûr , c' est encore ces Parisiens qui nous ont apporté la peste ici . » Ils n' étaient pas malades , eux qui étaient de vrais matelots ; ils avaient encore la poitrine dilatée par tout ce vent de la hune , et la fatigue saine qu' ils venaient d' endurer allait leur donner un peu de bon sommeil . Ils marchaient sur les boucles , sur les taquets , sur les bouts des affûts , avec précaution , pour éviter l' eau boueuse et les ordures , -- posant leurs pieds nus sur toutes les saillies , se perchant avec des frayeurs de chatte . Près de leurs hamacs , ils se déshabillèrent , suspendant leurs bonnets , suspendant leurs grands couteaux à chaîne de cuir , leurs vêtements trempés , suspendant tout , et se suspendant eux -mêmes ; et , quand ils furent nus , ils époussetèrent de la main un peu d' eau qui ruisselait encore sur leur poitrine dure . Après quoi , ils s' enlevèrent au plafond avec une légèreté de clown , et s' étendirent , tout contre les poutres blanches , dans leur étroite couchette de toile . En haut , au-dessus d' eux après chaque grande secousse , on entendait comme le passage d' une cataracte ; c' étaient les lames , les grandes masses d' eau qui balayaient le pont . Mais la rangée de leurs hamacs prit quand même le balancement lourd des rangées voisines en grinçant sur les crocs de fer , et eux s' endormirent profondément au milieu du grand bruit terrible . ... Bientôt , autour du hamac d' Yves , les femmes birmanes vinrent danser . Au milieu du nuage d' encens , rendu plus ténébreux par le rêve , elles arrivèrent l' une après l' autre avec leur sourire mort , en d' étranges costumes de soie , toutes couvertes de pierreries . Elles balançaient leurs hanches mollement , au son du gong , tenant leurs mains en l' air et leurs doigts écartés comme les fantômes . Elles avaient des contournements épileptiques des poignets , qui faisaient s' enchevêtrer leurs longues griffes enfermées dans des étuis d' or . Le gong , c' était la tempête qui en jouait , dehors , contre les murailles ... Moi aussi , à minuit , quand j' eus fini mon quart et vu descendre Yves , je rentrai dans ma chambre pour essayer de dormir . Après tout , cela ne nous regardait plus ni l' un ni l' autre , le sort du navire ; nous avions fourni notre temps de veille et de travail . Nous pouvions nous coucher maintenant avec cette insouciance absolue qu' on a sur mer lorsque les heures de service sont finies . Dans ma chambre à moi , qui était sur le pont , l' air ne manquait pas , -- au contraire . Par les vitres brisées , toutes les rafales et la pluie furieuse pouvaient entrer ; les rideaux se tordaient en spirales et montaient au plafond avec des bruits d' ailes . Comme Yves , je suspendis mes vêtements mouillés . L' eau ruisselait sur ma poitrine . On n' était guère bien dans ma couchette , j' y fus vite endormi pourtant , par excès de fatigue . Roulé , secoué , à demi chaviré , je me sentais m' en aller de droite et de gauche , et ma tête se heurtait sur le bois , douloureusement . J' avais conscience de tout cela dans mon sommeil , mais je dormais . Je dormais et je rêvais d' Yves . -- De l' avoir vu tomber , dans le jour , cela m' avait laissé une espèce d' inquiétude et comme la notion vague d' avoir été frôlé de près par une chose sinistre . Je rêvais que j' étais couché dans un hamac , comme autrefois au temps de mes premières années de mer . Le hamac d' Yves était près du mien . Nous étions balancés terriblement , et le sien se décrochait . Au-dessous de nous , il y avait une agitation confuse de quelque chose de noir qui devait être l' eau profonde , -- et lui , allait tomber là-dedans . Alors je cherchais à le retenir avec mes mains , qui n' avaient plus de force , qui étaient molles comme dans les rêves . J' essayais de le prendre à bras-le-corps , de nouer mes mains autour de sa poitrine , me rappelant que sa mère me l' avait confié ; et je comprenais avec angoisse que je ne le pouvais pas , que je n' en étais plus capable ; il allait m' échapper et disparaître dans tout ce noir mouvant qui bruissait au-dessous de nous ... Et puis ce qui me faisait peur , c' est qu' il ne se réveillait pas et qu' il était glacé , d' un froid qui me pénétrait , moi aussi , jusqu' à la moelle des os ; même , la toile de son hamac était devenue rigide comme la gaine d' une momie ... Et je sentais dans ma tête les vraies secousses , la vraie douleur de tous ces chocs , je mêlais ce réel avec l' imaginaire de mon rêve , comme il arrive dans les états d' extrême fatigue , et alors la vision sinistre en prenait d' autant plus d' intensité et de vie ... Ensuite , je perdis conscience de tout , même du mouvement et du bruit , et ce fut alors seulement que le repos commença ... ... Quand je me réveillai , c' était le matin . La première lumière était de cette couleur jaune qui est particulière aux levers du soleil les jours de tempête et on entendait toujours le même grand bruit . Yves venait d' entr'ouvrir ma porte et me regardait . Il était arc-bouté dans l' ouverture , se tenant d' une main , penchant son torse en avant et en arrière , suivant les besoins de l' instant , pour conserver son équilibre . Il avait repris ses pauvres vêtements mouillés , et il était tout couvert du sel de la mer , qui s' était déposé dans ses cheveux , dans sa barbe comme une poussière blanche . Il souriait , l' air tranquille et très doux . « J' avais envie de vous voir , dit-il ; c' est que j' ai beaucoup rêvé sur vous cette nuit . Tout le temps j' ai vu ces bonnes femmes de Birmanie avec leurs grands ongles en or , vous savez ? Elles vous entouraient avec leurs mauvaises singeries , et je ne pouvais pas réussir à les renvoyer . Après cela , elles voulaient vous manger . Heureusement qu' on a sonné le branle-bas ; j' en étais tout en sueur de la peur que ça me faisait ... — Ma foi , moi aussi , je suis content de te voir , mon pauvre Yves ; car , de mon côté , j' ai beaucoup rêvé sur toi ... Est -ce qu' il fait toujours aussi mauvais qu' hier ? — Peut-être un peu plus maniable . Et puis voilà le jour . Tant qu' il fait clair , vous savez ? C' est toujours mieux pour travailler dans la mâture . Mais , quand il fait aussi noir que dans le trou du diable , comme cette nuit , ça ne va pas du tout . » Yves promena un regard de satisfaction tout autour de ma chambre , installée par lui en prévision du gros temps . Rien n' avait bougé , grâce à son arrangement . Par terre , c' était bien un lac d' eau salée sur lequel diverses choses flottaient ; mais les objets auxquels je tenais un peu étaient restés suspendus ou fixés , comme les meubles , aux panneaux des murs par des clous et des cornières de fer . Tout était cordé , ficelé , attaché avec un soin extrême au moyen de cordes goudronnées de toutes les grosseurs . On voyait des armes , des bronzes noués avec des vêtements dans un pêle-mêle bizarre . Des masques japonais à longue chevelure humaine nous regardaient à travers des treillis de ficelle au goudron ; ils avaient le même rire lointain , le même tirement d' yeux que ces femmes birmanes aux ongles d' or qui avaient voulu me manger dans le rêve d' Yves ... ... Une sonnerie de clairon tout à coup , alerte et joyeuse : le rappel au lavage ! Ce clairon avait des vibrations grêles , un peu argentines , dans ce beuglement formidable du vent . Laver le pont quand les lames déferlent dessus , cela semblerait une opération très insensée à des gens de terre . Nous , nous ne trouvions pas cela trop extraordinaire ; cela se fait tous les matins , ce lavage , toujours et quand même ; c' est une des règles primordiales de la vie maritime . Et Yves me quitta en disant , comme s' il se fût agi de la chose du monde la plus naturelle : « Ah ! ... Je m' en vais à mon poste de propreté , alors ... » Cependant ce clairon avait péché par excès de zèle et sonné sans ordre , à son heure habituelle ; car on ne lava pas le pont ce matin -là . ... On sentait bien que c' était plus maniable , comme disait Yves : les mouvements étaient plus allongés , plus réguliers , plus semblables à des balancements de houle . La mer était moins dure , et on n' entendait plus tant de ces grands chocs au bruit profond et sourd . Et puis le jour arrivait , -- un vilain jour , il est vrai , une étrange lividité jaune , mais enfin c' était le jour , moins sinistre que la nuit . ... Notre heure n' était pas venue sans doute ; car , le surlendemain , nous retrouvâmes le calme dans un port , en Chine , à Hong-Kong . Septembre 1877. La Médée a rebroussé chemin depuis longtemps . Tous les vents , tous les courants l' ont favorisée . Elle a marché , marché si vite , pendant des jours et des nuits , qu' on en a perdu la notion des lieux et des distances . Vaguement on a vu passer le détroit de Malacca , franchi à la course ; la mer Rouge , remontée à la vapeur dans un éblouissement grand lion couché de Gibraltar . Maintenant on veille l' horizon , et la première terre qui paraîtra tout à l' heure sera une terre bretonne . Je suis arrivé moi , sur cette Médée , juste pour finir la campagne , et , cette fois , ma promenade avec Yves n' aura pas duré cinq mois . Au milieu de l' étendue grise , il y a maintenant des traînées blanches ; puis une tour avec de petits îlots sombres , éparpillés ; tout cela encore très lointain et à peine visible , sous le mauvais jour terne qui nous enveloppe . Nous nous figurions sans peine être encore là-bas , dans cette extrême Asie , que nous avons quittée hier ; car les choses à bord n' ont pas changé de place , ni les visages non plus . Nous sommes toujours encombrés de chinoiseries ; nous continuons à manger des fruits cueillis là-bas et encore verts ; nous traînons avec nous des odeurs chinoises . Mais pas du tout ; notre maison s' est déplacée singulièrement vite ; cette tour et ces îlots , ce sont les Pierres-Noires ; Brest est là tout près , et , avant la nuit , nous y serons entrés . ... Toujours une émotion de souvenir quand reparaît cette grande rade de Brest , imposante et solennelle , et ces grands navires de la marine à voiles qu' on est déshabitué de voir ailleurs . Toutes mes premières impressions de marine , toutes mes premières impressions de Bretagne , -- et puis enfin c' est la France ... Le Borda , là-bas ; je le regarde et je retrouve dans ma mémoire le bureau sur lequel j' ai passé , accoudé , de longues heures d' étude ; et le tableau noir sur lequel j' écrivais fiévreusement , avant l' examen , les formules compliquées de la mécanique et de l' astronomie . Yves , à cette époque , était un petit garçon qu' on eût dit sérieux et sage , un petit novice breton , à la figure très douce , qui habitait le vaisseau d' à côté , la Bretagne , le voisin et le compagnon du Borda . Nous étions des enfants , alors , -- aujourd'hui des hommes faits , -- demain ... la vieillesse , -- après-demain , mourir . Dimanche , jour de grande soûlerie dans Brest . Dix heures du soir . -- Nuit calme , clair de lune sur la mer tranquille ; à bord de la Médée , les matelots ont fini de chanter leurs longues chansons , et le silence vient de se faire . Depuis la tombée de la nuit , mes yeux sont tournés vers les lumières de la ville . J' attends avec inquiétude cette chaloupe dont Yves est le patron : elle est allée à terre et ne revient pas . Enfin , voici son feu rouge qui s' avance , en retard de deux heures ! La mer est sonore la nuit ; déjà on entend des cris qui se mêlent au bruit des avirons ; il doit se passer dans cette chaloupe d' étranges choses . ... Elle est à peine accostée ; trois maîtres ivres , furieux , se précipitent à bord et me demandent la tête d' Yves : « Qu' on le mette aux fers pour commencer ; qu' on le juge et qu' on le fusille après car il a frappé ses supérieurs en service . » Yves est là debout , tremblant de la lutte qu' il vient de soutenir . Ces trois maîtres l' ont battu , ou du moins ont essayé de le battre . « Ils croyaient me faire du mal ! » dit-il avec mépris ; et il jure qu' il n' a pas rendu les coups de ces trois vieux ; d' ailleurs , il les eût chavirés ensemble du revers de sa main . Non : il les a laissés s' accrocher à lui et le déchirer ; ils lui ont égratigné le visage et mis ses vêtements en lambeaux , parce qu' il refusait de leur laisser conduire la chaloupe , à eux qui étaient ivres . Tous les chaloupiers aussi sont ivres , par la faute d' Yves , qui les a laissés boire . ... Et les trois maîtres se tiennent toujours là , tout près de lui , continuant de crier , de l' injurier , de le menacer , trois vieux ivrognes , grotesques dans leur bégaiement de fureur , et qui seraient très risibles si la discipline , implacable , n' était pas derrière eux pour rendre cette scène affreusement grave . Yves , debout , les poings serrés , les cheveux tombés sur le front , la chemise déchirée , la poitrine toute nue , à bout de courage pour endurer ces injures , prêt à frapper , en appelle à moi du regard , dans sa détresse . Ô la discipline militaire ! à certaines heures , elle est bien lourde . Je suis l' officier de quart , moi , et il est contre toutes les règles que je m' en mêle autrement que par des paroles calmes , et en les remettant tous à la justice du capitaine d' armes . Contre toutes les règles , aussi , je saute à bas de la passerelle et je me jette sur Yves : -- il était temps ! -- je passe mes bras autour de ses bras à lui , que j' arrête ainsi dans les miens au moment terrible où ils allaient frapper . Et je les regarde , les autres , qui alors , en présence de ce renversement de la situation , battent en retraite comme des chiens devant leur maître . Heureusement c' est la nuit , et il n' y a pas de témoins . Les chaloupiers , seuls , -- et ils sont ivres . -- Puis , d' ailleurs , je suis sûr d' eux : ce sont de braves enfants , et , s' il faut aller devant un conseil , ils ne nous chargeront pas . ... Alors je prends Yves par les épaules , et , passant devant ses trois ennemis , qui se rangent pour nous faire place , je l' emmène dans ma chambre et l' y renferme à double tour . Là , pour le moment , il est en sûreté . On m' appelle chez le commandant , que tout ce bruit a réveillé . Hélas ! Il faut le lui expliquer . Et j' explique , en atténuant le plus possible la faute de mon pauvre Yves . J' explique ; après , pendant quelques mortelles minutes , je supplie : je crois que je n' avais supplié de ma vie , il me semble que ce n' est plus moi qui parle . Et tout ce que je puis dire ou faire vient se briser contre le raisonnement glacial de cet homme , qui tient entre ses mains cette existence d' Yves , qu' on m' a confiée . J' ai bien réussi là-haut à écarter le plus grave , la question de coups donnés à des supérieurs ; mais restent les outrages et le refus d' obéissance . Yves a fait tout cela : dans le fond , c' est peut-être inique et révoltant ; dans la lettre , c' est vrai . Ordre de le mettre aux fers tout de suite , pour commencer , et de l' y envoyer conduire par la garde , à cause de ce bruit et de ce scandale . Pauvre Yves ! C' était la fatalité acharnée contre lui , car , cette fois , il n' était pas bien coupable . Et tout cela arrivait maintenant qu' il était plus sage , maintenant qu' il faisait de grands efforts pour ne plus boire et se bien conduire ! Quand je revins dans ma chambre lui dire qu' on allait le mettre aux fers , je le trouvai assis sur mon lit , les poings fermés , les dents serrées de rage . Sa mauvaise tête de Breton avait pris le dessus . En frappant du pied , il déclara qu' il n' irait pas , -- c' était trop injuste ! -- à moins qu' on ne l' y portât de force , et encore il démolirait les premiers qui viendraient pour le prendre . Alors , pour tout de bon , je le vis perdu , et l' angoisse commença à m' étreindre le cœur . Que faire ? Les hommes de garde étaient là , derrière ma porte , attendant pour l' emmener , et je n' osais pas ouvrir ; les secondes et les instants s' envolaient , et ce que je faisais n' avait plus de nom . Une idée me vint , tout à coup : je le priai très doucement , au nom de sa mère , lui rappelant mon serment , et , pour la seconde fois de ma vie , l' appelant mon frère . Yves pleura . C' était fini ; il était vaincu et docile . Je jetai de l' eau sur son front , je rajustai un peu sa chemise et j' ouvris ma porte . Tout cela n' avait pas duré trois minutes . Les hommes de garde parurent . Lui se leva et les suivit , doux comme un enfant . Il se retourna pour me sourire , alla répondre avec calme à l' interrogatoire du commandant , et se rendit tranquillement à la cale pour se faire mettre aux fers . ... Vers minuit , quand ce quart pénible fut terminé , j' allai me coucher , envoyant à Yves une couverture et mon manteau . ( Il faisait déjà très froid cette nuit -là . ) C' était , dans mon impuissance , tout ce que je pouvais encore pour lui . XXXIII Le lendemain , un lundi , le commandant me fit appeler dès le matin , et j' entrai chez lui avec un sentiment de rancune dans le cœur , avec des paroles âpres toutes prêtes , que je lui aurais lancées dès l' abord pour me venger de mes supplication d' hier si je n' avais craint d' aggraver le sort d' Yves . Je m' étais trompé cependant : il avait été touché la veille et m' avait compris . « Vous pouvez aller trouver votre ami . Sermonnez-le un peu tout de même , mais dites -lui que je lui pardonne . L' affaire ne sortira pas du bord et se réglera par une simple punition disciplinaire . Huit jours de fers , et ce sera tout . J' inflige aux trois maîtres , sur votre demande , une punition équivalente , huit jours d' arrêts forcés . Je fais cela pour vous , qui le traitez en frère , et pour lui aussi , qui est , après tout , le meilleur homme du bord . » Et je m' en allai autrement que je n' étais venu , emportant pour lui de la reconnaissance et de l' affection . Un coin de la cale de la Médée , en plein désarmement , dans le plus grand désarroi . Un fanal éclaire un vaste fouillis d' objets hétérogènes plus ou moins grignotés par les rats . Une douzaine de matelots , -- Barrada , Guiaberry , Barazère , Le Hello , toute la bande des amis , -- entourent un homme couché par terre . C' est Yves qui est aux fers , étendu sur les planches humides , la tête appuyée sur son coude , le pied pris dans l' anneau à cadenas de la barre de justice . Son ennemi le plus acharné des trois , maître Lagatut , est devant lui , qui le menace avec sa vieille voix d' ivrogne . Il le menace d' une revanche de cette histoire de chaloupe , dans laquelle , à son gré , j' ai trop mis la main . Il a quitté ses arrêts pour venir l' injurier ; -- et , moi qui suis de quart et qui fais une ronde , j' arrive par derrière et je le trouve là , -- comme il est de bonne prise ! -- les matelots , qui me voient venir , rient tout doucement , dans leur barbe , en songeant à ce qui va se passer . Yves , lui , ne répond rien , se contentant de se coucher sur l' autre côté et de lui tourner le dos avec une suprême insolence ; lui aussi m' a vu venir . « Nous avons commencé une partie d' écarté ensemble , dit maître Lagatut : -- vous , Kermadec , quartier-maître de manœuvre ; moi , Lagatut , premier maître canonnier , décoré de la légion d' honneur . -- Grâce à des officiers qui vous protègent , vous avez fait les deux premières levées ; reste à savoir qui va faire les trois autres . — Maître Lagatut , dis -je par derrière , nous jouerons cela à trois , si vous voulez bien : un rams , ce sera plus gai . Et toi , mon bon Yves , marque encore une levée . » Une poule qui trouve un couteau , un voleur qui trébuche sur un gendarme , une souris qui , par mégarde , pose la patte sur un chat , n' ont pas la mine plus longue que maître Lagatut . ... Ce n' était peut-être pas très correct , cette plaisanterie que je venais de faire . Mais la galerie , qui nous était très sympathique , jouissait beaucoup de ce triomphe d' Yves . Huit jours après , c' était fini de notre frégate : désarmée au fond de l' arsenal , son équipage dispersé , autant dire un navire mort . Je m' en allais , et Yves venait m' accompagner au chemin de fer . La gare était encombrée de matelots : tous ceux de la Médée , qui partaient aussi ; d' autres encore , en bordée , venus pour les reconduire . Parmi eux , beaucoup d' anciennes connaissances à nous , des protégés , des amis d' Yves . Et tous ces braves gens , un peu gris , mettaient bas leur bonnet , nous faisant leurs adieux avec effusion . C' étaient les scènes habituelles de tous les désarmements : un bateau qui finit , c' est quelque chose à part ; c' est l' explosion de toutes les reconnaissances et de toutes les rancunes , de toutes les haines et de toutes les sympathies . ... À l' entrée des salles d' attente , en serrant les mains d' Yves , je lui disais : « M' écriras -tu au moins ? » Et lui répondait : « Je vais vous expliquer ( et il hésitait toujours , avec un sourire doux et intimidé ) . Eh bien , voilà , je vais vous expliquer : c' est que je ne sais pas comment vous mettre au commencement . » En effet , les appellations de capitaine , cher capitaine , et autres du même genre , ne pourraient plus nous aller . Alors , quoi ? Je répondis : « Eh bien , mais c' est très simple ... » ( Et je cherche longtemps cette chose simple , ne trouvant pas du tout . ) « C' est très simple , tu mettras ... Tu mettras : mon frère ; ce sera vrai d' abord et , en style épistolaire , ce sera très convenable . » Il y avait environ six semaines que la Médée avait été désarmée à Brest et que j' étais séparé d' Yves , quand un jour , à Athènes , je crois , je reçus cette surprenante lettre : « Brest , 15 septembre 1877. » Mon bon frère , » Je vous écris ces quelques mots , bien à courir , pour vous faire savoir que je me suis marié hier . Et , ma foi , j' aurais bien pu vous demander conseil auparavant ; mais , vous comprenez , je n' avais pas du tout de temps à perdre , étant désigné pour faire la campagne de la Cornélie et n' ayant que huit jours devant moi à passer avec ma femme . » Je pense que vous trouverez , vous aussi , mon bon frère , que cela vaut bien mieux que d' être toujours à courir , comme vous savez , d' un bord et de l' autre . Ma femme s' appelle Marie Keremenen ; je vous dirai qu' elle me plaît beaucoup , et je crois que nous irions très bien ensemble si seulement je pouvais rester . » Je vous écrirai un peu plus long avant de partir , mon bon frère , et je vous promets que je suis bien triste de m' embarquer cette fois sans vous . » Je termine en vous embrassant de tout mon cœur . » Votre frère qui vous aime . » À vous , » Yves Kermadec . » « P . -S . -- Je viens d' apprendre que ma destination est changée ; j' embarque sur l' Ariane , qui ne part qu' à la mi-novembre . Cela me donne près de deux mois à passer avec ma femme ; nous aurons tout à fait le temps de faire connaissance , et vous pensez que je suis bien content . » ... Au retour de leurs campagnes , les matelots font mille extravagances avec leur argent ; c' est de règle . Les villes maritimes connaissent leurs excentricités un peu sauvages . Quelquefois même ils épousent , en manière de passer temps , des femmes quelconques pour avoir une occasion de mettre une redingote noire . Et Yves , lui , qui avait déjà épuisé autrefois tous les genres de sottises , pour changer , avait fini par un mariage . Yves marié ! ... Et avec qui , mon Dieu ? ... Peut-être quelque effrontée de la ville , ramassée au hasard dans un moment où il était gris ! J' avais sujet d' être très inquiet , me rappelant certaine créature en chapeau à plumes qu' il avait failli épouser par distraction , -- à vingt ans , -- dans cette même ville de Brest . XXXVII Deux mois plus tard , quand cette Ariane fut prête à partir , le sort voulut que je fusse désigné , moi aussi , à la dernière heure , pour faire partie de son état-major . XXXVIII Au moment du départ , je vis cette Marie Keremenen , que j' appréhendais de connaître : c' était une jeune femme d' environ vingt ans , qui portait le costume du village de Toulven , en basse Bretagne . Ses beaux yeux noirs regardaient clair et franc . Sans être absolument jolie , elle était presque charmante avec son corsage de drap brodé , sa coiffe blanche à grandes ailes , et sa large collerette rappelant les fraises à la Médicis . Il y avait en elle quelque chose de candide et d' honnête qu' on aimait à regarder . Il me parut que je l' aurais précisément désirée ainsi si j' avais été chargé de la choisir moi -même pour mon frère Yves . Le hasard les avait rapprochés tous deux un jour qu' elle était venue voir sa marraine à Brest . Le galant avait été vite en besogne , et elle , séduite par le grand air d' Yves , par son bon sourire doux , s' était laissée aller -- avec une certaine inquiétude cependant -- à ce mariage précipité , qui allait , pour commencer , la faire veuve pendant sept ou huit mois . Elle avait un peu de bien , comme on dit à la campagne , et devait s' en retourner , aussitôt après notre départ , chez ses parents , dans son village de Toulven . Yves me confia qu' on prévoyait l' arrivée d' un petit enfant . « Vous verrez , dit-il : je parierais qu' il arrivera juste pour notre retour ! » Et il embrassa sa femme qui pleurait . Nous partîmes . Encore une fois , nous nous en allions ensemble nous promener là-bas dans le domaine bleu des poissons volants et des dorades . 15 novembre 1877. La veille de ce départ , Yves avait obtenu par faveur d' aller à terre dans le jour pour voir à l' hôpital maritime son grand frère Gildas , le pêcheur de baleines , qui venait d' arriver à moitié perdu et qu' il n' avait pas vu depuis dix ans . Gildas Kermadec était un homme de quarante ans , de haute taille , la figure plus régulière que celle d' Yves . On voyait encore dans ses grands yeux comme une flamme éteinte ; il avait dû être très beau . Il était paralysé et mourant , perdu par l' eau-de-vie et les excès de tout genre ; il avait usé sa vie à plaisir , semé sa sève et ses forces sur tous les grands chemins du monde . Il s' avança lentement , appuyé sur un bâton , encore droit et cambré , mais traînant la jambe , et le regard égaré . « Ô Yves ! ... » dit-il par trois fois , « ô Yves ! ô Yves ! » C' était à peine articulé ; la parole était aussi paralysée chez lui . Il ouvrit les bras à Yves pour l' embrasser , et des larmes coulèrent sur ses joues brunes . Yves aussi pleura ... Et puis , vite , il fallut partir . La permission qu' on lui avait donnée n' était que d' une heure . Du reste , Gildas ne parlait plus , il avait fait asseoir Yves près de lui sur un banc d' hôpital , et , lui tenant la main , il le regardait avec ses yeux de fou près de mourir . D' abord il avait bien essayé de lui dire plusieurs choses qui semblaient se presser dans sa tête ; mais il ne sortait de ses lèvres que des sons inarticulés , rauques , profonds , qui faisaient mal à entendre . Non , il ne pouvait plus ; alors il se contentait de lui tenir la main et de le regarder avec une tristesse infinie . ... ... ... ... ... . . Yves emporta une impression profonde de cette entrevue dernière avec son frère Gildas . Ils ne s' étaient revus que deux fois depuis que Gildas était parti pour la mer . Mais ils étaient frères , frères de la même chaumière et du même sang , et c' est là quelque chose de mystérieux , un lien qui résiste à tout . ... Un mois plus tard , à notre première relâche , nous apprîmes que Gildas était mort . Alors Yves mit un crêpe à sa manche de laine . À bord de l' Ariane , mai 1878. ... L' île de Ténériffe se dessinait devant nous comme une sorte de grand édifice pyramidal posé sur une immense glace réfléchissante qui était la mer . Les côtes tourmentées , les arêtes gigantesques des montagnes étaient rapprochées , rapetissées par la limpidité extrême , invraisemblable de l' air . On distinguait tout : les angles vifs un peu rosés , les creux un peu bleus . Et tout cela posait sur la mer comme une grande découpure légère , sans poids . Une bande très nette de nuages d' un gris nacré coupait Ténériffe horizontalement par le milieu , et , au-dessus , le pic dressait son grand cône baigné de soleil . Les goélands faisaient un tapage extraordinaire autour de nous ; ils étaient une bande qui criaient et battaient l' air de leurs ailes blanches , dans un de ces accès de frénésie qui les prend quelquefois on ne sait à quel propos . Midi . -- Le dîner de l' équipage venait de finir ; on avait sifflé : les tribordais à ramasser les plats ! Et Yves , qui était tribordais à bord de l' Ariane , remontait sur le pont et venait à moi , essayant tout doucement son sifflet , pour s' assurer s' il marchait toujours bien . « Oh ! mais qu' est -ce qu' ils ont aujourd'hui , les goélands ? Piauler , piauler ... Tout le temps du dîner , avez -vous entendu ? » Vraiment non , je ne savais pas ce qu' ils pouvaient bien avoir , les goélands . Cependant , comme il fallait , par politesse , répondre quelque chose à Yves , je lui racontai à peu près ceci : « Ils ont demandé à parler à l' officier de quart , qui était précisément moi . C' était pour s' informer de leur petit cousin Pierre Kermadec ; alors je leur ai répondu : « Messieurs , le petit Pierre Kermadec , mon filleul , n' est pas encore né ; c' est trop tôt , repassez dans quelques jours , quand nous serons à Brest . » Aussi , tu vois , ils sont partis . Regarde -les tous qui s' en vont là-bas . « Vous leur avez répondu tout à fait comme il faut , dit Yves , qui riait assez rarement . Mais je vais vous dire , moi , j' ai beaucoup rêvé là-dessus , encore cette nuit , et savez -vous une peur qui me vient ? C' est que ce soit une petite fille . » En effet , quelle contrariété si ce filleul attendu allait être une petite fille ! Il n' y aurait plus moyen de l' appeler Pierre . ... Cette parenté du petit enfant d' Yves avec les goélands n' était pas de mon invention : goéland était le nom qu' on donnait aux gabiers à bord de cette Ariane , et le nom qu' ils se donnaient entre eux . Il n' y avait donc pas à s' étonner que mon petit filleul à venir dût avoir dans les veines un peu de ce sang d' oiseau . Aussi , en parlant de lui dans nos conversations du soir , nous disions toujours : « Quand le petit goéland sera arrivé . » Jamais nous ne l' appelions d' une autre manière . Brest , 15 juin 1878. Nous habitons pour aujourd'hui un logis de hasard , rue de Siam , à Brest , où l' Ariane est revenue mouiller ce matin . En réponse à l' avis de son arrivée , Yves a reçu de Toulven , du vieux Keremenen , la dépêche suivante : « Petit garçon né cette nuit . Se porte très bien , Marie aussi . Corentin Keremenen . » La nuit venue et nous couchés , impossible de dormir . J' entendis Yves dans son lit qui se tourne , se vire , comme il dit avec son accent breton . À l' idée qu' il ira demain à Toulven voir ce petit nouveau-né , son bon et brave cœur déborde de toute sorte de sentiments dans lesquels il ne se reconnaît plus . ... Deux jours après lui , je dois , moi aussi , me rendre à Toulven pour le baptême . Et il fait mille projets pour cette cérémonie : « Je n' ose pas vous dire , mais , si vous vouliez , à Toulven , manger chez nous ? Dame , vous savez , chez mon beau-père , ça n' est pas comme à la ville , bien sûr . » Brest , 15 juin 1878. Dès le matin , je pars pour Toulven , où Yves m' attend depuis hier . Temps splendide . La vieille Bretagne est verte et fleurie . Tout le long du chemin , de grands bois , des rochers . Yves est là à l' arrivée de la diligence que j' ai prise à Bannalec . Près de lui se tient une jeune fille de dix-huit ou vingt ans qui rougit , bien jolie sous sa grande coiffe . « Voici Anne , me dit Yves , ma belle-sœur , la marraine . » Il y a encore une petite distance entre le bourg et la chaumière qu' ils habitent à Trémeulé en Toulven . Des gars du village chargent mes malles sur leurs épaules , et me voilà en route pour faire ma visite au goéland qui vient de naître ; pour faire connaissance aussi avec cette famille de bas Bretons , dans laquelle mon pauvre Yves est entré par coup de tête , sans trop savoir pourquoi . Comment seront -ils , ces nouveaux parents de mon frère Yves , -- et ce pays qui va devenir le sien ? Nous nous acheminons tous trois par des sentiers creux , très profonds , qui fuient devant nous sous le couvert des hêtres et qui sont tout pleins de fougères . C' est le soir ; le ciel est couvert , et il fait dans ces chemins une espèce de nuit qui sent le chèvrefeuille . Çà et là sont rangées , au bord , des chaumières grises , très antiques , tapissées de mousse . ... Il y en a une d' où part une chanson à dormir , chantée en cadence lente par une voix très vieille aussi : Boudoul , boudoul , galaïchen ! Boudoul , boudoul , galaïch du ! . . « C' est lui qu' on berce , dit Yves en souriant . Voici chez nous . » Elle est à moitié enfouie et toute moussue , cette chaumière des vieux Keremenen . Les chênes et les hêtres étendent au-dessus leur voûte verte ; elle semble aussi ancienne que la terre des chemins . Au dedans , il fait sombre ; on voit les lits en forme d' armoire alignés avec les bahuts le long du granit brut des murs . Une grand-mère en large collerette blanche est là qui chante auprès du nouveau-né , qui chante un air du temps de son enfance . Dans un berceau d' une mode bretonne d' autrefois , qui , avant lui , avait bercé ses ancêtres , est couché le petit goéland : un gros bébé de trois jours , tout rond , tout noir , déjà basané comme un marin , et qui dort , les poings fermés sous son menton . Il a de tout petits cheveux qui sortent de son bonnet sur son front comme des petits poils de souris . Je l' embrasse , et de tout mon cœur , parce que c' est le bébé d' Yves . « Pauvre petit goéland ! » dis -je en touchant le plus doucement possible ses petits cheveux de souris , « il n' a pas encore beaucoup de plumes . — C' est vrai , dit Yves en riant . Et puis , regardez » , ajoute-t-il en étendant avec des précautions infinies la petite patte fermée dans sa main rude , « je ne l' ai pas très bien réussi : il n' a pas du tout la peau d' entre-doigts . » On nous dit que Marie Kermadec est couchée dans un de ces lits dont on a refermé sur elle la petite porte de bois à jour , parce qu' elle vient de s' endormir ; nous baissons la voix de peur de l' éveiller , et nous sortons , Yves et moi , pour aller faire dans le village plusieurs démarches que nécessite la solennité de demain . Nous trouvons drôle de nous voir tous deux faisant acte de citoyens comme tout le monde . Chez m . Le maire , chez m . Le curé , nous nous sentons très empruntés , ayant même par instants des envies de rire . Petit goéland est définitivement inscrit au registre de Toulven sous les prénoms de Yves-Pierre , -- celui de son père , et le mien , comme c' est l' usage dans le pays . Quant à m . Le curé , il est convenu avec lui qu' il nous attendra demain matin , à neuf heures , à l' église , et qu' il y aura un te deum . « Maintenant rentrons tout droit , dit Yves ; le père doit être déjà de retour , et nous les retarderions pour souper . » La nuit de juin descendait doucement , avec beaucoup de calme et de silence , sur le pays breton . Dans le chemin creux , on commençait à ne plus y voir . Le vieux Corentin Keremenen était de retour , en effet , de son travail aux champs et nous attendait sur sa porte . Même il avait eu le temps de faire sa toilette : il avait mis son grand chapeau à boucle d' argent et sa veste des fêtes en drap bleu , ornée de paillettes de métal et d' une broderie dans le dos , représentant le saint sacrement . ... Il y a une agitation joyeuse dans cette chaumière , un air des grands jours . Les chandeliers de cuivre sont allumés sur la table , qui est recouverte d' une belle nappe . Les bahuts , les escabeaux , les vieilles boiseries de chêne reluisent comme des miroirs ; on sent qu' Yves a passé par là . Ces chandeliers n' éclairent pas loin et il y a dans cette chaumière des recoins noirs ; on voit se mouvoir de grandes choses bien blanches , qui sont les coiffes à larges ailes et les collerettes plissées des femmes ; autrement les fonds sont très obscurs ; la lumière vient mourir en tremblotant sur le granit des murailles , sur les solives irrégulières et noircies par le temps qui portent le chaume du toit . Toujours ce chaume et ce granit brut qui jettent encore dans les villages bretons une note de l' époque primitive . ... On apporte sur la table la bonne soupe qui fume et nous nous asseyons alentour , Yves à ma gauche , Anne à ma droite . C' est un grand repas , plusieurs poulets à diverses sauces , des crêpes de sarrasin , des omelettes au lard et au sucre ; du vin et du cidre doré qui mousse dans nos verres . Yves me dit à part , tout bas : « C' est un très bon homme , mon beau-père ; -- et ma belle-mère Marianne , vous ne pouvez pas vous figurer quelle bonne femme elle est ! J' aime beaucoup mon beau-père et ma belle-mère . » Dans la soirée , une jeune fille apporte du village des choses empesées de frais , très encombrantes . Anne se dépêche de serrer tout cela dans un bahut pendant qu' Yves m' envoie un coup d' œil d' intelligence , disant : « Vous voyez , tous ces préparatifs en votre honneur ! » J' avais bien deviné ce que c' était : la coiffe de cérémonie et l' immense collerette brodée de mille plis ; qui doivent la parer pour la fête de demain matin . De mon côté , j' ai différents petits paquets que je désire faire sortir inaperçus de ma malle avec l' aide d' Yves : des bonbons , des dragées , une croix d' or pour la marraine . Mais Anne aussi a vu tout cela du coin de son œil , et se met à rire . Tant pis ! Et on ne peut pas réussir à se faire des mystères dans un logis où il n' y a qu' une seule porte et qu' un seul appartement pour tout le monde . Petit Pierre , lui , toujours tout rond comme un bébé de bronze , continue de dormir dans la même pose , les poings fermés sous le menton ; jamais bébé naissant ne fut si beau ni si sage . ... Quand je prends congé d' eux tous , Yves se lève aussi pour venir me conduire jusqu' au village , où je dois coucher à l' auberge . ... Dehors , dans le sentier creux , sous les branches , il fait absolument noir ; on y est enveloppé d' une obscurité double , celle des grands arbres et celle de la nuit . C' est un genre de calme auquel nous ne sommes plus habitués , celui des bois . Et puis la mer n' est pas là ; ce pays de Toulven en est très éloigné . Nous écoutons ; il nous semble toujours que nous devons entendre dans le lointain son bruit familier ; mais non , c' est partout le silence . Rien que des frôlements à peine perceptibles dans l' épaisseur verte , faibles bruits d' ailes qui s' ouvrent , trémoussements légers d' oiseaux qui ont de petits rêves dans leur sommeil . On sent toujours les chèvrefeuilles ; mais , avec la nuit , il est venu une fraîcheur pénétrante et des odeurs de mousse , de terre , d' humidité bretonne . Toutes ces campagnes qui dorment , toutes ces collines boisées qui nous entourent , tous ces sommeils d' arbres , toutes ces tranquillités nous oppressent . Nous nous sentons un peu des étrangers au milieu de tout cela , et la mer nous manque , la mer , qui est en somme le grand espace ouvert , le grand champ libre sur lequel nous nous sommes accoutumés à courir . Yves subit ces impressions et me les exprime d' une manière naïve , d' une manière à lui , qui n' est guère intelligible que pour moi . Au milieu de son bonheur , une inquiétude le trouble ce soir , presque un regret d' être venu étourdiment fixer sa destinée dans cette chaumière perdue . Et puis nous rencontrons un calvaire , qui tend dans l' obscurité ses deux bras gris , et nous songeons à toutes ces vieilles chapelles de granit , qui sont posées çà et là autour de nous , isolées au milieu des bois de hêtres et dans lesquelles veillent des esprits de morts . Le lendemain jeudi , 16 du mois de juin 1878 , par un temps radieux , le cortège de baptême s' organise dans la chaumière des vieux Keremenen . Anne , le dos tourné dans un coin , ajuste sa grande coiffe devant un miroir , un peu embarrassée d' être obligée de faire cela devant moi ; mais les chaumières de Bretagne ne sont pas grandes , et elles n' ont pas d' autres séparations au dedans que les petites armoires où l' on dort . Anne est vêtue d' un costume de drap noir dont le corsage ouvert est brodé de soies de toutes couleurs et de paillettes d' argent ; elle porte un devantier de moire bleue , et , débordant sur ses épaules , une collerette blanche à mille plis qui se tient rigide comme une fraise du XVIe siècle . Moi , j' ai pris un uniforme aux dorures toutes fraîches , et nous produirons certainement un bon effet tout à l' heure , nous donnant le bras , dans le sentier vert . Auprès du petit enfant , il y a ce matin un nouveau personnage , une vieille très laide et très extraordinaire , qui fait son entendue et à qui on obéit : -- c' est la sage-femme , à ce qu' il paraît . « Elle a l' air un peu sorcière » , dit Anne , qui devine mon impression ; « mais c' est une très bonne femme . — Oh ! oui , une très bonne femme , appuie le vieux Corentin ; c' est un air qu' elle a comme cela , monsieur , mais elle ne manque pas de religion , et même elle a obtenu de grandes bénédictions , l' an passé , au pèlerinage de Sainte-Anne . » Cassée en deux comme Carabosse , un nez crochu en bec de chouette et des petits yeux gris bordés de rouge , qui clignotent très vite comme ceux des poules , elle va de droite et de gauche , affairée , avec sa grande collerette de cérémonie toute raide ; quand elle parle , sa voix surprend comme un son de la nuit ; on croirait entendre la hulotte des sépulcres . Yves et moi , nous n' aimions pas d' abord cette vieille auprès du nouveau-né ; mais nous songeons ensuite que , depuis cinquante ans , elle préside aux naissances des petits enfants du pays de Toulven , sans avoir jamais porté malheur à aucun , bien au contraire . D' ailleurs , elle observe en conscience tous les rites anciens , tels que faire boire au petit avant le baptême un certain vin dans lequel on a trempé l' anneau du mariage de sa mère , et plusieurs autres qui ne devraient jamais être négligés . On y voit juste autant qu' il faut , dans cette chaumière , très enterrée et très à l' ombre . Le jour entre un peu par la porte ; au fond , il y a aussi une lucarne ménagée dans l' épaisseur du granit , mais les fougères l' ont envahie : on les voit par transparence , comme les fines découpures d' un rideau vert . ... Enfin petit Pierre a terminé sa toilette , et sans pousser un cri . Je l' aurais mieux aimé en petit Breton ; mais non , il est tout en blanc , le fils d' Yves , avec une longue robe brodée et des nœuds de ruban , comme un petit monsieur de la ville . Il a l' air encore plus vigoureux et plus brun dans ce costume de poupée ; les pauvres petits bébés des villes , qui vont au baptême dans des toilettes pareilles , n' ont pas , en général , un sang si vivace et si fort . Par exemple , je suis forcé de reconnaître qu' il n' est pas encore bien joli ; il est probable que cela viendra plus tard ; mais , pour le moment , il a un minois bouffi de petit chat naissant . ... Dehors , dans le sentier plein de fougères , sous la voûte verte , s' agitent déjà quelques grandes coiffes blanches de jeunes filles et des corsages de drap à broderies , comme celui d' Anne . Elles sont sorties des chaumières voisines et attendent pour nous voir passer . Bras dessus bras dessous , Anne et moi , nous nous mettons en route . Petit Pierre prend les devants , sur les bras de la vieille au nez d' oiseau , qui trotte vite et menu , avec un déhanchement bizarre comme les vieilles fées . Et le grand Yves marche derrière nous , dans ses habits de mariage , très grave , un peu étonné d' être à pareille fête , un peu intimidé aussi de défiler tout seul , mais c' est la coutume . Par le beau matin de juin , nous descendons gaiement le sentier breton ; au-dessus de nos têtes , le couvert des chênes et des hêtres tamise des petits ronds de lumière qui tombent par milliers à travers la verdure comme une pluie blanche . Les clématites pendent , mêlées au chèvrefeuille , et les oiseaux chantent tous la bienvenue au petit goéland , qui fait sa première apparition au soleil . ... Nous voici dans Toulven , qui est presque une petite ville . Les bonnes gens sont sur leur porte , et nous défilons tout le long de la grand'rue pour aller à l' église . Elle est très ancienne , cette église de Toulven ; elle s' élève toute grise dans le ciel bleu , avec sa haute flèche de granit à jours , que par place les lichens ont dorée . Elle domine un grand étang immobile avec des nénuphars , et une série de collines uniformément boisées qui font par derrière un horizon sans âge . Tout autour , un antique enclos ; c' est le cimetière . Des croix bordent la sainte allée ; elle sortent d' un tapis de fleurs , d' œillets , de giroflées , de blanches marguerites . Et dans les recoins plus abandonnés où le temps a nivelé les bosses de gazon , il y a des fleurs encore pour les morts : les silènes et les digitales des champs de Bretagne ; la terre en est toute rose . Les tombes se pressent là , aux portes de l' église séculaire , comme un seuil mystérieux de l' éternité ; cette grande chose grise qui s' élève , cette flèche qui essaye de monter , il semble , en effet , que tout cela protège un peu contre le néant ; en se dressant vers le ciel , cela appelle et cela supplie : et c' est comme une éternelle prière immobilisée dans du granit . Et les pauvres tombes enfouies sous l' herbe attendent là , plus confiantes , à ce seuil d' église , le son de la dernière trompette et des grandes voix de l' Apocalypse . Là aussi , sans doute , quand , moi , je serai mort ou cassé par la vieillesse , là on couchera mon frère Yves ; il rendra à la terre bretonne sa tête incrédule , et son corps qu' il lui avait pris . Plus tard encore y viendra dormir le petit Pierre , -- si la grande mer ne nous l' a pas gardé , -- et , sur leurs tombes , les fleurs roses des champs de Bretagne , les digitales sauvages , l' herbe haute de juin , pousseront comme aujourd'hui , au beau soleil des étés . ... Sous le porche de l' église , il y avait tous les enfants du village qui semblaient très recueillis . M . Le curé était là aussi qui nous attendait dans ses habits de cérémonie . C' était un porche d' une architecture très primitive , et dont bien des générations bretonnes avaient usé les pierres ; il y avait des saints difformes , taillés dans le granit , qui étaient alignés comme des gnomes . La cérémonie fut longue à cette porte . La vieille à tête de chouette avait posé le petit Pierre dans nos mains , et nous le tenions à deux avec la marraine , comme le veut l' usage , elle du côté des pieds et moi du côté de la tête . Yves , adossé aux piliers de granit , nous regardait faire d' un air très rêveur , et Anne était bien jolie , sous ce porche gris , avec son beau costume et sa grande fraise , tout en lumière , dans un rayon de soleil . Petit Pierre marqua une légère grimace et passa sur sa lèvre le bout de sa toute petite langue , d' un air mécontent , quand on lui fit goûter le sel , emblème des amertumes de la vie . M . Le curé récita de longs oremus en latin , après quoi , il dit dans la même langue au petit goéland : Ingredere , Petre , in domum Domini . Et alors nous entrâmes dans l' église . Des saintes qui étaient là , dans des niches , en costume du XVIe siècle , regardaient petit Pierre faire son entrée , de ce même air placide et mystique avec lequel elles ont vu naître et mourir dix générations d' hommes . Sur les fonts baptismaux ce fut encore fort long , et puis il nous fallut faire station , Anne et moi , devant la grille du chœur , agenouillés comme deux nouveaux époux . Enfin , je dus prendre à moi tout seul le fils d' Yves , que je tremblais de briser dans mes mains inhabiles , monter les marches de l' autel avec ce précieux petit fardeau , et lui faire embrasser la nappe blanche sur laquelle pose le saint sacrement . Je me sentais très gauche en uniforme , j' avais l' air de porter un poids des plus lourds . Je ne m' imaginais pas que ce fût une chose si difficile de tenir un nouveau-né ; encore il était endormi : s' il eût été en mouvement , jamais je n' aurais pu réussir . ... Tous les enfants du village nous guettaient au départ , de petits gars bretons avec des mines effarouchées , des joues bien rondes et de longs cheveux . Les cloches sonnaient joyeusement en haut de l' antique flèche grise et le Te Deum venait d' éclater derrière nous , entonné à pleine voix par des petits enfants de chœur en robe rouge et surplis blanc . On nous laissa passer , encore tranquilles et recueillis , dans l' allée fleurie que bordaient les tombes ; -- mais après , quand nous fûmes dehors ! ... Petit Pierre , cause de tout ce tapage , était parti devant , emporté de plus en plus vite par la vieille au nez crochu , et dormant toujours de son sommeil innocent . Anne et moi , nous étions assaillis ; petits garçons et petites filles nous entouraient avec des cris et des gambades ; il y en avait de ces petites qui avaient bien cinq ans , et qui portaient déjà de grandes collerettes et de grandes coiffes pareilles à celles de leurs mères ; et elles sautaient autour de nous , comme des petites poupées très comiques . C' était singulier , la joie de ce petit monde breton , rose avec de longs cheveux de soie jaune ; à peine éclos à la vie , et déjà dans des costumes et des modes du vieux temps ; -- exubérants d' une joie inconsciente , -- comme autrefois leurs ancêtres , et ils sont morts ! Joie de la vie toute neuve , joie comme en ont les petits chats , les cabris , et , après dix ans , ils meurent ; les petits chiens , les petits moutons ont de ces joies et font des sauts d' enfant , -- et cela passe et on les tue ! Nous leur jetions des poignées de dragées , et toute notre route était semée de bonbons . On se souviendra longtemps dans Toulven de ce baptême du petit goéland . ... Après , nous retrouvâmes le calme du sentier breton , la longue allée verte , et , au bout , le hameau sauvage . Il était maintenant près de midi ; les papillons et les mouches volaient par bandes le long du chemin . Il faisait très chaud pour un temps de Bretagne . En plein jour , c' était un vrai jardin que ce toit de chaume des vieux Keremenen ; une quantité de petites fleurs , blanches , jaunes , roses , s' y étaient installées en compagnie d' une grande variété de fougères , et le soleil s' éparpillait dessus , toujours tamisé par les chênes . Au dedans , il faisait encore frais , dans le demi-jour un peu vert , sous la voûte basse et noire des vieilles solives . Le dîner était prêt sur la table , et la femme d' Yves , qui s' était levée pour la première fois , nous attendait , assise à sa place , dans ses beaux habits de fête . En quelques jours , sa jeunesse s' était envolée , elle était pâle et maigrie . Yves la regarda avec un air de surprise déçue qu' elle put voir ; puis , comprenant que c' était mal , il alla l' embrasser avec affection , un peu en grand seigneur . Et , moi , j' augurai de tristes choses de cette entrevue de désenchantement . Toutefois ce dîner du baptême fut gai . Il se composait d' un grand nombre de plats bretons et dura fort longtemps . Au dessert , on entendit dehors marmotter très vite , à deux voix , en langue de basse Bretagne , des espèces de litanies . C' étaient deux vieilles , deux pauvresses , qui se donnaient le bras , appuyées sur des bâtons , comme font les fées quand elles prennent forme caduque pour n' être pas reconnues . Elles demandèrent à entrer , étant venues pour dire la bonne aventure au petit Pierre . Sur son berceau de chêne où on le balançait doucement , elles firent des prédictions très heureuses , et puis se retirèrent en bénissant tout le monde . Alors on leur remit de grosses aumônes , et Anne leur fit des tartines beurrées . XLVIII Dans l' après-midi , il y eut une belle scène : mon pauvre Yves était gris et voulait aller à Bannalec prendre le chemin de fer pour s' en retourner à bord . Nous étions fort loin à nous promener dans un bois , Anne , lui et moi , quand tout à coup cela le prit à propos d' un rien . Il nous avait quittés , nous tournant le dos , disant qu' il ne reviendrait plus , et nous l' avions suivi par inquiétude de ce qu' il allait faire . Quand nous arrivâmes après lui à la chaumière des vieux Keremenen , nous le vîmes qui avait jeté à terre sa belle chemise blanche et ses beaux habits de mariage ; le torse nu , comme se mettent les matelots à bord pour la tenue du matin , il cherchait partout son tricot de marin qu' on lui avait caché . « Seigneur Jésus , mon Dieu ! ayez pitié de nous » , disait Marie , se femme , en joignant ses pauvres mains pâles de convalescente . « Comment cela s' est-il fait , seigneur ? Car enfin il n' a pas bu ! Ô monsieur , empêchez-le » , suppliait-elle en s' adressant à moi . « Et qu' est -ce qu' on va dire dans Toulven quand il passera , de voir que mon mari a voulu me quitter ! » En effet , Yves avait très peu bu ; le contentement , sans doute , lui avait tourné la tête à ce dîner , et , de plus , nous lui avions fait faire une course au grand soleil ; il n' y avait pas tout à fait de sa faute . Quelquefois , -- rarement il est vrai , -- avec beaucoup de douceur , on pouvait l' arrêter encore ; je savais cela , mais je ne me sentais pas capable aujourd'hui d' employer ce moyen . Non , c' était trop , à la fin ! Même ici , dans cette paix et ce bon jour de fête , apporter encore ces scènes -là ! Je dis simplement : « Yves ne sortira pas ! » Et , pour lui couper la route , je me mis en travers de la porte , arc-bouté aux vieux montants de chêne , qui étaient massifs et solides . Lui n' osait rien me répondre à moi -même , ni lever sur moi ses yeux sombres et troubles . Il allait et venait , cherchant toujours ses habits de bord , tournant comme une bête fauve que l' on tient captive . Il avait dit à voix basse que rien ne l' empêcherait de sortir dès qu' il aurait trouvé son bonnet pour se coiffer . Mais c' est égal , l' idée qu' il faudrait me toucher pour essayer de sortir le retenait encore . Moi aussi , j' étais dans un mauvais jour et je ne sentais plus rien de cette affection qui avait duré tant d' années , pardonné tant de choses . Je voyais devant moi le forban ivre , ingrat , révolté , et c' était tout . Au fond de chaque homme , il y a toujours un sauvage caché qui veille , -- chez nous surtout qui avons roulé la mer . -- C' étaient nos deux sauvages qui étaient en présence et qui se regardaient , ils venaient de se heurter l' un à l' autre , comme dans nos plus mauvais jours passés . Et dehors , autour de nous , c' était toujours le calme de la campagne , l' ombre des chênes , la tranquille nuit verte . Le pauvre vieux Keremenen , lui , ne pouvait rien , et cela risquait de devenir tout à fait odieux et pitoyable , quand on entendit Marie qui pleurait ; c' étaient ses premières larmes de femme , des larmes pressées , amères , présage sans doute de beaucoup d' autres ; des sanglots qui étaient lugubres , au milieu de ce silence lourd que nous gardions tous . Alors Yves fut vaincu et s' approcha lentement pour l' embrasser : « Allons , j' ai tort , dit-il , et je demande pardon . » Et puis il vint à moi et se servit d' un nom qu' il avait quelquefois écrit , mais qu' il n' avait jamais osé prononcer : « Il faut encore me pardonner , frère ! ... » Et il m' embrassa aussi . Après , il demanda pardon aux deux vieux Keremenen , qui lui donnèrent de bons baisers de père et de mère ; et pardon à son fils , le petit goéland , en appuyant sa bouche sur ses petites mains fermées qui débordaient du berceau . Il était tout à fait dégrisé et c' était fini ; le vrai Yves , mon frère , était revenu ; il y avait comme toujours dans son repentir quelque chose de simple et d' enfantin qui faisait qu' on lui pardonnait sans arrière-pensée et qu' on oubliait tout . Maintenant il ramassait ses effets par terre , les époussetait et se rhabillait sans rien dire , triste , épuisé , essuyant son front , où une mauvaise sueur froide était venue perler . ... Une heure après , je regardais Yves , qui était posé , avec sa tournure d' athlète , auprès du berceau de son fils ; il venait de l' endormir , en le berçant lui -même , et , peu à peu , progressivement , avec beaucoup de précautions , il arrêtait les balancements de la petite corbeille de chêne , pour la laisser immobile , voyant que le sommeil était bien venu . Ensuite il se pencha davantage pour le regarder de tout près , l' examinant avec beaucoup de curiosité , comme ne l' ayant encore jamais vu , touchant les petits poings fermés , les petits cheveux de souris qui sortaient toujours du petit bonnet blanc . À mesure qu' il le contemplait , sa figure prenait une expression d' une tendresse infinie ; alors l' espoir me vint que ce serait peut-être un jour sa sauvegarde et son salut , ce petit enfant ... Le soir , après souper , nous fîmes une promenade beaucoup plus calme que celle du jour , Anne , Yves et moi . Et , à neuf heures , nous étions assis au bord d' un grand chemin qui traversait les bois . Ce n' était pas encore la nuit , tant sont longues en Bretagne les soirées du beau mois de juin ; mais nous commencions tout de même à causer des fantômes et des morts . Anne disait : « L' hiver , quand les loups viennent , nous les entendons de chez nous ; mais quelquefois les revenants aussi , monsieur , se mettent à crier comme eux . » Ce soir -là , on entendait seulement passer les hannetons et les cerfs-volants qui traversaient l' air tiède en décrivant des courbes , avec de petits bourdonnements d' été . Et puis , dans le lointain du bois : hou ! ... Hou ! ... Un appel triste , chanté tout doucement d' une voix de hibou . Et Yves disait : « Écoutez , frère , les perruches de France qui chantent » ( c' était un souvenir de sa perruche de la Sibylle ) . Les graminées légères , avec leurs fleurs de poussière grise , étendaient sur la terre une couche très haute , à peine palpable , où on enfonçait ; et les dernières phalènes , qui avaient fini de courir , plongeaient les unes après les autres dans ces épaisseurs d' herbes , pour prendre leur poste de sommeil le long des tiges . Et l' obscurité venait , lente et calme , avec un air de mystère . ... Passa un jeune gars breton qui portait un bissac sur l' épaule , et s' en revenait gris du pardon de Lannildu , la plume de paon au chapeau . ( Je ne sais pas bien ce que vient faire ceci dans l' histoire d' Yves : je raconte au hasard des choses qui sont restées dans ma mémoire ) . Il s' arrêta pour nous faire un discours . Après quoi , en manière de péroraison , et montrant son bissac : « Tenez , dit-il , j' ai deux chats là-dedans . » ( Cela n' avait aucun rapport avec ce qu' il venait de nous dire ) . Il posa son fardeau par terre et jeta son grand chapeau dessus . Alors ce bissac se mit à jurer , avec de grosses voix de matous en colère , et à circuler par soubresauts sur le chemin . Quand nous fûmes bien convaincus que c' étaient des chats , il remit le tout sur son épaule , salua , et continua sa route . 17 juin 1878. De bonne heure , nous sommes debout pour aller dans les bois ramasser des luzes ( petits fruits d' un noir bleu que l' on trouve dans les plus épais fourrés , sur des plantes qui ressemblent au gui de chêne ) . Anne ne portait plus son beau costume de fête : elle avait mis une grande collerette unie et une coiffe plus simple . Sa robe bretonne en drap bleu était ornée de broderies jaunes : sur chaque côté de son corsage , c' étaient des dessins imitant de ces rangées d' yeux comme en ont les papillons sur leurs ailes . Le long des sentiers creux , dans la nuit verte , nous rencontrions des femmes qui allaient à Toulven entendre la première messe du matin . Du fond de ces longs couloirs de verdure , on les voyait venir avec leurs collerettes , avec leurs hautes coiffes blanches , dont les pans retombaient symétriques sur leurs oreilles , comme des bonnets d' Egyptiens . Leur taille était très serrée dans des doubles corsages de drap bleu qui ressemblaient à des corselets d' insectes et sur lesquels étaient brodées toujours les mêmes bigarrures , les mêmes rangées d' yeux de papillon . Au passage , elles nous disaient bonjour en langue bretonne , et leur figure tranquille avait des expressions primitives . Et puis , sur les portes des chaumières antiques en granit gris qui étaient enfouies dans les arbres , nous trouvions des vieilles assises et gardant des petits enfants ; des vieilles aux longs cheveux blancs dépeignés , aux haillons de drap bleu coupés à la mode d' autrefois , avec des restes de broderies bretonnes et de rangées d' yeux : la misère et la sauvagerie du vieux temps . Des fougères , des fougères , tout le long de ces chemins , -- les espèces les plus découpées , les plus fines , les plus rares , agrandies là dans l' ombre humide , formant des gerbes et des tapis ; -- et puis des digitales pourprées s' élançant comme des fusées roses , et , plus roses encore que les digitales , les silènes de Bretagne , semant sur toute cette verdure fraîche leurs petites étoiles d' une couleur de carmin . ... À nous peut-être la verdure semble plus verte , les bois plus silencieux , les senteurs plus pénétrants , à nous qui habitons les maisons de planches au milieu du bruit de la mer . « Moi , je trouve qu' on est très bien ici , disait Yves . Un peu plus tard , quand le petit Pierre sera seulement assez grand pour que je l' emmène par la main , nous nous en irons tous deux ramasser toute sorte de choses dans les bois , -- et puis chasser . C' est cela , j' achèterai un fusil , dès que je serai un peu riche , pour tuer les loups . Il me semble à moi que je ne m' ennuierai jamais dans ce pays ... » Je savais bien , hélas ! Qu' il s' y ennuierait à la longue ; mais c' était inutile de le lui dire et il fallait bien lui laisser sa joie , comme aux enfants . D' ailleurs , lui aussi allait partir ; deux jours après moi , il devait rejoindre Brest , pour s' embarquer de nouveau . Ce n' était qu' un tout petit repos dans notre vie , ce séjour en Toulven , qu' un petit entr'acte de Bretagne après lequel notre métier de mer nous attendait . ... Nous fûmes bientôt au milieu des bois ; plus de sentiers ni de chaumières ; rien que des collines se succédant au loin , couvertes de hêtres , de broussailles , de chênes et de bruyères . Et des fleurs , une profusion de fleurs ; tout ce pays était fleuri comme un éden : des chèvrefeuilles , de grands asphodèles en quenouilles blanches et des digitales en quenouilles roses . Dans le lointain , le chant des coucous dans les arbres , et , autour de nous , des bruits d' abeilles . Les luzes croissaient çà et là , sur le sol pierreux , mêlées aux bruyères fleuries . Anne trouvait toujours les plus belles , et m' en donnait à pleine main . Et le grand Yves nous regardait faire avec un sourire très grave , ayant conscience de jouer , pour la première fois , une espèce de rôle de mentor et s' en trouvant très surpris . Le lieu était sauvage . Ces collines boisées , ces tapis de lichen , cela ressemblait à des paysages des temps passés , tout en ne portant la marque d' aucune époque précise . Mais le costume d' Anne était du plein moyen âge et alors on avait l' impression de cette période -là . Non pas le moyen âge sombre et crépusculaire compris par Gustave Doré , mais le moyen âge au soleil et plein de fleurs , de ces mêmes éternelles fleurs des champs de la Gaule qui s' épanouissaient aussi pour nos ancêtres . ... Onze heures quand nous revînmes à la chaumière des vieux Keremenen pour dîner ; il faisait très chaud cet été -là , en Bretagne ; toutes ces fougères , toutes ces fleurettes roses des chemins se courbaient sous ce soleil inusité , qui les fatiguait même à travers les branchages verts . ... Une heure . -- Pour moi , temps de partir . -- J' allai embrasser d' abord petit Pierre , qui dormait toujours dans sa corbeille de chêne antique , comme si ces quatre jours ne lui avaient pas suffi pour se remettre de toute la fatigue qu' il avait prise pour venir au monde . Je fis mes adieux à tous . Yves , pensif , debout contre la porte , m' attendait pour m' accompagner jusqu' à Toulven , où la diligence devait me prendre et me mener à la station de Bannalec . Anne et le vieux Corentin voulurent aussi me reconduire . ... Et , quand je vis s' éloigner Toulven , le clocher gris et l' étang triste , mon cœur se serra . Dans combien d' années reviendrais -je en Bretagne ? Encore une fois nous étions séparés , mon frère et moi , et tous deux nous en allions à l' inconnu . Je m' inquiétais de son avenir , sur lequel je voyais peser des nuages très sombres ... Et puis je songeais aussi à ces Keremenen , dont l' accueil m' avait touché ; je me demandais si mon pauvre cher Yves , avec ses défauts terribles et son caractère indomptable , n' allait pas leur apporter le malheur , sous leur toit de chaume couvert de petites fleurs roses . Novembre 1880. ... Un peu plus de deux ans après . Petit Pierre avait froid . Il pleurait , en se tenant ses deux petites mains , qu' il essayait de cacher sous son tablier . Il était dans une rue de Brest , avant jour , un matin de novembre , sous la pluie fine . Il se serrait contre sa mère , qui , elle aussi , pleurait . Elle était là , à ce coin de rue , Marie Kermadec , attendant , rôdant dans l' obscurité comme une mauvaise femme . Yves rentrerait-il ? ... Où était-il ? ... Où avait-il passé sa nuit ? Dans quel bouge ? ... Retournerait-il au moins à son bord , à l' heure du coup de canon , à temps pour l' appel ? D' autres femmes attendaient aussi . Une passa avec son mari , un quartier-maître comme Yves ; il sortait ivre d' un cabaret qu' on venait d' ouvrir . Il essaya de marcher , fit quelques pas , puis tomba lourdement à terre , avec un bruit lugubre de sa tête contre le granit dur . « Ah ! mon Dieu ! pleurait la femme ; jésus , sainte Vierge Marie , ayez pitié de nous ! ... Jamais je ne l' avais vu comme ça encore ! ... » Marie Kermadec l' aida à le remettre debout . Il avait une jolie figure douce et sérieuse . « Merci , madame ! » Et la femme continua de le faire marcher , en le soutenant de toutes ses forces . Petit Pierre pleurait assez doucement , comme comprenant déjà qu' une honte pesait sur eux , et qu' il ne fallait pas faire de bruit , baissant sa petite tête , et cachant toujours sous son tablier ses pauvres petites mains qui avaient froid . Il était assez bien couvert pourtant , mais il y avait longtemps qu' il était là , tranquille , à ce coin de rue humide . Les lanternes à gaz venaient de s' éteindre , et il faisait très noir . Pauvre petite plante saine et fraîche , née dans les bois de Toulven , comment était-il venu s' échouer dans cette misère de la ville ? Il ne s' expliquait pas bien ce changement , lui , il ne pouvait pas comprendre encore pourquoi sa mère avait voulu suivre son mari dans ce Brest , et habiter un logis sombre et froid , au fond d' une cour , dans une des rues basses avoisinant le port . Un autre passa ; il battait sa femme , celui -ci , il ne voulait pas se laisser ramener , et c' était horrible . Marie poussa un cri , en entendant le bruit creux d' un coup de poing frappé dans une poitrine ; et puis elle se cacha la figure , n' y pouvant rien . Non ! Yves n' en était jamais arrivé là , lui . Mais est -ce que cela viendrait ? Est -ce qu' il faudrait aussi , un de ces jours , descendre jusqu' à cette dernière misère ? ... Yves , à la fin , parut , marchant droit , cambré , la tête haute , mais l' œil atone , égaré . Il vit sa femme , mais passa sans en avoir l' air , lui jetant un mauvais regard trouble . Ce n' était plus lui , -- comme il le disait lui -même après , dans les bons moments de repentir qu' il avait encore . Ce n' était plus lui , en effet : c' était la bête sauvage que l' ivresse réveillait , quand sa vraie âme était obscurcie et disparue . Marie se garda de dire un mot , non seulement de faire un reproche , mais même de supplier . Il ne fallait rien dire à Yves dans ces moments où sa tête était perdue : il serait reparti encore . Elle savait cela ; elle était pliée à ce silence . Elle suivit , tête basse , sous la pluie , traînant par la main petit Pierre , qui tâchait de pleurer encore plus doucement depuis qu' il avait vu son père et qui mouillait ses pauvres petits pieds dans la boue du ruisseau . Comment avait-elle pu le laisser marcher ainsi , et même le faire sortir , comme cela , avant jour ? À quoi pensait-elle donc ? Où avait-elle la tête ? ... Et elle le prit à son cou , le réchauffant contre elle , l' embrassant avec amour . Yves fit mine de passer devant sa porte , pour voir , -- facétie de brute , -- puis regarda derrière lui sa femme avec un sourire stupide qui faisait mal , comme pour dire : « C' était une plaisanterie que je te faisais , mais , tu vois , je vais rentrer . » Elle le suivit de loin , se dissimulant le long des murs de l' escalier noir , se faisant petite , humble . Heureusement il n' était pas jour encore , et sans doute les voisins ne seraient pas levés pour être témoins de cette honte . Elle entra après lui dans leur chambre et ferma la porte . Pas de feu , un air de misère qui prenait au cœur . La chandelle allumée , Marie vit qu' Yves avait encore tout déchiré ses vêtements neufs , qu' elle avait une première fois raccommodés avec tant de soin ; et puis son grand col bleu était froissé et maculé , et son tricot à raies , les mailles rompues , bâillait sur sa poitrine . Il allait et venait , tournant comme une bête enfermée , dérangeant , chavirant brusquement les choses qu' elle avait rangées , les morceaux de pain qu' elle avait économisés . Elle , ayant recouché leur enfant dans son berceau et l' ayant bien couvert , faisait semblant de s' occuper des choses de leur ménage . Il fallait avoir un air naturel dans ces cas -là ; autrement , si on semblait trop s' occuper de lui , il s' exaspérait tout à coup , comme un fauve qui a senti le sang ; et il voulait repartir . Et , quand une fois il avait dit : « Eh bien , je m' en vais ! Je m' en vais retrouver mes camarades ! » il s' en allait avec un entêtement de brute ; il n' y avait plus ni force , ni prières , ni larmes capables de le retenir . Quelquefois Yves tombait tout à coup comme un mort et dormait plusieurs heures , puis c' était fini . Cela dépendait de l' espèce d' alcool qu' il avait pris . D' autres fois , il tenait bon , on ne sait comment , et s' en retournait sur son navire , dans le port , « à la Réserve » , faire son service . Ce matin -là , quand il fut sept heures , Yves , un peu dégrisé , ayant eu l' idée de lui -même de tremper sa tête dans de l' eau glacée , sortit et prit le chemin de l' arsenal . Alors Marie s' assit , brisée , anéantie , auprès du petit berceau où leur fils venait de se rendormir . Par les fenêtres sans rideaux une lueur blanche commençait à entrer , une lueur pâle , pâle , qui donnait froid . Encore un jour ! -- dans la rue , on entendait ce bruit caractéristique des bas quartiers de Brest aux heures d' embauchée : des milliers de sabots de bois martelant les pavés de granit dur . Les ouvriers rentraient dans le port de guerre , s' arrêtant en chemin pour boire encore de l' eau-de-vie , dans des cabarets à peine ouverts qui mêlaient au jour naissant les lueurs sales de leurs petites lampes . Marie restait là , immobile , percevant avec une espèce d' acuité douloureuse tous ces bruits déjà familiers des matins d' hiver qui montaient de la rue , voix noyées d' alcool et grouillements de sabots . C' était dans une de ces vieilles maisons hautes d' étages , profondes , immenses , avec des cours noires , des murs de granit brut , épais comme des remparts , renfermant toute sorte de monde , ouvriers , vétérans , marins ; -- au moins trente ménages d' ivrognes . Il y avait quatre mois -- depuis qu' Yves était revenu des Antilles -- qu' elle avait quitté Toulven pour venir habiter là . Une clarté plus blanche entrait par les vitres , tombait sur ces murs délabrés et sordides , pénétrait peu à peu toute cette grande chambre , où leur modeste petit ménage , aujourd'hui tout en désordre , semblait perdu . -- Décidément c' était le jour ; elle alla , par économie , souffler sa chandelle , et puis revint s' asseoir . Qu' allait-elle faire de sa journée ? Travaillerait-elle aujourd'hui ? Non , elle n' en avait pas le courage , et puis à quoi bon ? Encore un jour qu' il faudrait passer sans feu , avec la mort dans le cœur , à regarder tomber la pluie et à attendre ! ... Attendre , attendre avec une anxiété qui croîtrait d' heure en heure , attendre la tombée de la nuit , le moment où le martellement des sabots recommencerait en bas dans la rue grise , la débauchée . Car Yves et les autres marins dont les navires étaient dans le port sortaient en même temps que les ouvriers de l' arsenal , et alors , elle , chaque soir , appuyée à sa fenêtre , regardait passer ce flot d' hommes , les yeux inquiets , fouillant le plus loin possible dans tous ces groupes , cherchant celui qui lui avait pris sa vie . Elle le reconnaissait de loin , à sa haute taille droite , à sa carrure ; son col bleu dominait les autres . Quand elle l' avait découvert , marchant vite , se hâtant vers le logis , il lui semblait que son pauvre cœur se desserrait , qu' elle respirait mieux ; quand elle l' avait vu enfin au-dessous d' elle entrer par la vieille porte basse , elle était presque heureuse . Il arrivait ; -- et quand il était là et qu' il les avait embrassés tous deux , elle et le petit Pierre , le danger était fini , il ne ressortait plus . Mais , s' il tardait à paraître , peu à peu elle sentait l' angoisse l' étreindre ... Et , quand l' heure était passée , la nuit venue , la foule des hommes dispersée , et que lui n' était pas rentré , oh ! alors commençaient ces soirées sinistres qu' elle connaissait si bien , ces soirées mortelles d' attente qu' elle passait , la porte ouverte , assise dans une chaise , les mains jointes , à dire des prières , l' oreille tendue à tous les chants de matelots qui venaient du dehors , tremblant à tous les bruits de pas qu' elle entendait dans l' escalier noir . Et puis , très tard , quand les autres , les voisines , étaient couchées et ne pouvaient plus la voir , elle descendait ; sous le froid , sous la pluie , elle s' en allait comme une insensée attendre aux coins des rues , écouter aux portes des bouges où l' on buvait encore , coller sa joue pâlie aux vitres des cabarets ... Petit Pierre dormait toujours dans son berceau , pour rattraper son pauvre petit sommeil perdu d' avant jour . -- Et , ce matin -là , sa mère aussi s' était assoupie près de lui dans sa chaise , accablée qu' elle était de fatigue et de veille . Le grand jour pâle était tout à fait levé quand elle se réveilla , les membres engourdis , ayant froid . En reprenant ses idées , vite elle retrouva son angoisse . Pourquoi avait-elle quitté Toulven ? Pourquoi s' était-elle mariée ? Pauvre fille de la campagne , que faisait-elle dans ce Brest , où on regardait son costume de paysanne ? Pourquoi était-elle venue traîner dans les rues de la ville sa grande collerette blanche , souvent trempée de pluie , que , par désespérance , par dégoût de tout , elle laissait maintenant pendre toute fripée et sans apprêt sur ses épaules ? Elle avait épuisé tous les moyens pour ramener Yves . Il était encore si doux , si bon , il aimait tant son petit Pierre dans ses moments raisonnables , que souvent elle s' était reprise à espérer ! Il avait des repentirs très sincères , qui duraient plusieurs jours ; et c' étaient des jours de bonheur . « Il faut me pardonner , disait-il , tu vois bien que ce n' était plus moi ! » Et elle pardonnait ; alors on ne se quittait plus ; quand par hasard il faisait un peu beau temps , on habillait petit Pierre dans ses habits neufs , et on allait se promener , tous les trois , dans Brest . ... Et puis , un beau soir , Yves ne rentrait pas , et c' était à recommencer , il fallait retomber dans ce désespoir . Cela allait de mal en pis ; le séjour à Brest exerçait sur lui cette même influence qu' il a d' ordinaire sur tous les marins . Maintenant c' était presque chaque semaine ; cela devenait une habitude . À quoi bon espérer ? Il n' y avait plus d' argent dans leur tiroir . Comment faire ? En emprunter à ces femmes , les voisines , qui de temps en temps buvaient aussi , et qu' elle dédaignait de connaître ; elle en aurait trop honte ! Pourtant elle était à bout de moyens pour cacher sa détresse à ses parents , qui ne savaient rien , eux , et qui s' étaient mis à aimer Yves comme leur vrai fils . Eh bien , elle le leur dirait , qu' il n' en était pas digne . Une révolte se faisait en elle . Elle le laisserait , cet homme ; c' était trop à la fin , et il n' avait pas de cœur ... Et pourtant , si ! -- quelque chose lui disait qu' il en avait , du cœur , mais qu' il était un grand enfant que la vie de la mer avait perdu . Avec un attendrissement très doux , elle retrouvait sa figure noble et tranquille , sa voix , son sourire des bons moments où il était sage ... L' abandonner ? ... À cette idée qu' il s' en irait seul , tout à fait perdu alors , et jetant tout au diable , livré à ses vices et à ceux des autres , recommencer sa vie de débauches avec d' autres femmes , naviguer au loin , puis vieillir seul , délaissé , épuisé par l' alcool ! ... Oh ! à cette idée de le quitter , elle était prise d' une angoisse plus horrible que tout : elle sentait qu' elle était rivée à lui maintenant par un lien plus fort que toute raison , que toute volonté humaine . Elle l' aimait éperdument , sans avoir conscience de la grandeur de son amour ... Non , plutôt , si elle ne pouvait pas l' en retirer , elle se laisserait rouler avec lui dans la dernière fange pour l' avoir encore dans ses bras jusqu' à l' heure de mourir . Petit Pierre n' aimait pas du tout Brest , lui ; il trouvait que c' était vilain et que c' était noir . Il y demeurait seulement depuis quatre mois , et déjà ses joues rondes avaient un peu pâli sous leur teinte brune . Avant , elles étaient pareilles à ces brugnons très mûrs des pays du Midi , qui sont d' une couleur chaude et dorée , d' un rouge taché de soleil . Ses yeux étaient noirs et brillaient d' un éclat de jais , comme ceux de sa mère , entre de très longs cils charmants . Dans ses petits sourcils , il y avait déjà quelque chose de grave , qui était d' Yves . Il était beau à peindre , avec son expression réfléchie , et ce petit air mâle et décidé qu' il prenait déjà comme un grand garçon . De temps en temps , il avait bien encore des moments de gaieté très bruyante ; il sautait , sautait tout autour de la chambre triste , en faisant beaucoup de tapage . Mais cela ne lui venait plus aussi souvent qu' à Toulven . Il regrettait , dans son petit souvenir encore vague , il regrettait les petits camarades du sentier de hêtres , et les cajoleries de ses grands-parents , et les chansons de sa vieille grand-mère . Là-bas , tout le monde s' occupait de lui , tandis qu' ici il était presque toujours tout seul . Non , il n' aimait pas la ville . Et puis il avait toujours froid , dans cette chambre nue et dans ces vieux escaliers de pierre . « Il faut me pardonner ; tu vois bien que ce n' était plus moi . » Quand une fois Yves avait dit cela , tout était bien fini ; mais c' était souvent très long à venir . Lorsque l' ivresse était passée , pendant deux ou trois jours il restait sombre , morne , ne parlant plus , jusqu' au moment où son sourire s' épanouissait de nouveau tout à coup à propos d' un rien , avec une expression de confusion très enfantine . -- Alors le ciel se rouvrait pour la pauvre Marie , et elle lui souriait , elle aussi , d' une façon particulière , sans jamais dire un mot de reproche ; et c' était la fin de l' épreuve . Une fois , elle osa lui demander très doucement : « Au moins , ne reste pas trois jours à bouder après , quand c' est passé . » Et lui , encore plus bas , avec un demi-sourire très naïf , la regardant de côté , tout confus : « Ne pas rester trois jours à bouder , tu dis ? Dame , est -ce que tu crois que je suis bien content de moi quand j' ai fait de ces coups ... Comme ceux -là ? Oh ! Mais ça n' est pas contre toi , ma pauvre Marie , bien sûr . » Alors elle s' approcha plus près , s' appuyant contre son épaule , et lui , voyant ce qu' elle voulait , l' embrassa . « Oh ! la boisson ! La boisson ! ... » dit-il lentement , ses yeux se détournant à demi fermés avec une expression farouche . « Mon père ! mes frères ! ... à présent , c' est mon tour ! » Il n' avait encore jamais rien dit de pareil . Ce vice terrible , il n' en parlait jamais , et il semblait qu' il ne s' en inquiétât pas . ... Comment ne pas avoir encore de petits moments d' espoir quand on le voyait ensuite si sage , si soumis , jouant au coin du feu avec son fils ; puis quittant tout à fait ses façons de seigneur , ayant pour sa femme mille petites prévenances douces , afin de lui faire oublier sa peine ? Comment croire que cet Yves -là pourrait bientôt et fatalement redevenir l' autre , celui des mauvais jours , l' Yves au regard terne , l' Yves morne et brutal , la bête égarée d' alcool , que rien ne toucherait plus ? Alors Marie l' entourait davantage de sa tendresse , concentrait sur lui toute sa force de volonté , le veillait comme un petit enfant , tremblait en le suivant des yeux quand seulement il descendait dans cette rue où passaient les camarades à grand col bleu , et où s' ouvraient les portes des bouges . ... À terre , Yves était perdu ; il le sentait bien lui -même , et se disait tristement qu' il fallait essayer de repartir . Il avait grandi sur mer , au hasard , à la façon des plantes sauvages . On ne s' était guère occupé jamais de lui donner des notions de devoir ni de conduite , ni de rien au monde . Moi seul peut-être , moi , que sa destinée et une prière de sa mère avaient mis sur son chemin , j' avais pu lui parler de ces choses nouvelles , mais trop tard sans doute , ou trop vaguement . La discipline du bord , c' était là le grand frein qui avait conduit seul sa vie matérielle , la maintenant dans cette austérité rude et saine qui fait les matelots forts . La terre avait été longtemps pour lui un lieu de passage où on devenait libre et où il y avait des femmes ; on y descendait comme en pays conquis , entre les longs voyages ; alors on avait de l' argent , et , dans les quartiers de plaisir , on faisait tout plier devant ses caprices et sa force . Mais vivre d' une vie régulière avec un petit ménage , compter ses dépenses chaque jour , se conduire soi -même et songer au lendemain , ses allures de matelot ne cadraient plus avec ces obligations imprévues . D' ailleurs , autour de lui , dans ce Brest abâtardi et pourri , l' alcool semblait suinter des murs avec l' humidité malsaine . Alors il tombait tout à fait bas comme tant d' autres qui , eux aussi , avaient été bons et braves ; il s' avilissait , se ravalait peu à peu au niveau de ce peuple d' ivrognes ; et sa débauche devenait repoussante et vulgaire comme une débauche d' ouvrier . ... Un jour , je reçus une lettre qui m' appelait au secours . Elle était très simple , et ressemblait beaucoup à celle d' un enfant : « Mon bon frère , » Je ne sais comment vous dire , mais c' est vrai , je me suis mis à boire . Aussi je ne voulais pas demeurer dans Brest , vous le savez bien , car j' avais peur de cette chose . » J' ai déjà été puni trois fois de fers à la Réserve , et maintenant je ne sais plus comment me débarrasser du bâtiment , car je vois bien qu' en restant à bord il m' arrivera quelque malheur . » Mais il me semble que , si je pouvais embarquer encore près de vous , ce serait tout à fait ce qu' il me faudrait . Mon bon frère , puisque vous êtes bientôt pour repartir , si vous pouviez venir à Brest pour me prendre , je serais bien mieux qu' ici , et , pour sûr , cela me sauverait . » Vous m' avez fait bien mal en me disant sur votre lettre que je n' aimais pas ma femme ni mon fils ; car , pour elle et mon petit Pierre , je ferais tout . » Oui , mon bon frère , j' ai pleuré et je pleure encore dans le moment que je vous écris , et je ne vois plus , avec les larmes qui me sont dans les yeux . » Je n' espère que vous voir venir . Je vous embrasse de tout mon cœur , en vous priant de ne pas oublier votre frère , malgré tous les chagrins qu' il vous donne . » Bien à vous , » Yves Kermadec . » Un dimanche de décembre , je revins à Brest sans être annoncé et je descendis dans le quartier bas de la Grand'rue , cherchant la maison d' Yves . En lisant les numéros des portes , je longeais toutes ces hautes constructions de granit , qui sont d' anciennes maisons de riches tombées aux mains du peuple : en bas , partout des cabarets ouverts ; en haut , des fenêtres à rideaux de pauvre , avec de dernières fleurs maladives , sur les appuis ; des chrysanthèmes morts , dans des pots . C' était le matin . Des bandes de matelots circulaient déjà , dans leur belle tenue propre , chantant , commençant la fête du dimanche . On respirait une brume blanche , une fraîcheur humide , -- sensation nouvelle de l' hiver . -- Comme j' arrivais de l' Adriatique , encore ensoleillée , les teintes de ce Brest me semblaient plus grises . Au numéro 154 , -- au-dessus de l' enseigne : À la Pensée du beau canonnier . -- Je montai trois étages d' un vieil escalier immense , et trouvai la chambre des Kermadec .