Le docteur Davidoff , d' un air inspiré , tournant vers les convives du prince Patrizzi son visage aux traits rudes et tourmentés , laissa , au milieu de la discussion , tomber ces surprenantes paroles : — Et vous , croyez -vous à la puissance d' une suggestion répétée , qui fait entrer une idée dans votre cerveau , aiguë et persistante comme la pointe d' une vrille ? Croyez -vous que cette idée puisse influer sur votre état moral , jusqu' à modifier votre état physique , car vous me concéderez bien , n' est -ce pas , que le moral a une action souveraine et décisive sur le physique ? ... — Nous vous le concédons , répondit tranquillement le Napolitain . Maintenant , et c' est là que je vous attends , il faudrait conclure ... À cette riposte , qui promettait une importante suite de développements à la proposition formulée par le médecin russe , parmi les gais viveurs et les aimables femmes qui venaient d' achever de dîner , dans le salon de l' Hôtel de Paris , sur la terrasse de Monte-Carlo , il y eut un instant de silencieuse stupeur . Autour de la table , somptueusement servie , et sur laquelle , dans la chaleur des lumières et la fumée des cigarettes , les fleurs se mouraient asphyxiées , des regards d' étonnement et d' ennui s' échangèrent . Puis , brusquement , protestation indignée de ces mondains arrachés à la futilité coutumière de leurs propos , et jetés dans les aridités d' une conversation scientifique , un ouragan d' apostrophes et de cris se déchaîna . — Assez de physiologie ! ... — Nous sommes ici pour boire , fumer et rire ... — C' est un cabinet particulier et point une clinique ... — Zut pour le docteur ! Il est paf ! — Messieurs , je vous en prie , écoutez , c' est très curieux ! — On embête ces dames ! ... — Ouvrez la fenêtre , ça pue la science ! — Moi , j' aimerais mieux être au casino ... J' ai rêvé que la rouge passait treize fois ... — En voilà une suggestion que le croupier t' a imposée ! — Voulez -vous danser ? — Oh ! oh ! Laura , assieds -toi sur le piano ! — Eh bien ! mes enfants , allez où vous voudrez , mais fichez-nous la paix ... — N' insistez pas pour que nous restions ! Non ! Vous tenteriez vainement de nous retenir ... — En voilà des malhonnêtes ! Trois ou quatre femmes et cinq ou six jeunes gens se levèrent en tumulte et demandèrent leurs manteaux au maître d' hôtel qui s' empressait . Patrizzi resta assis , souriant aux belles dames qui , avec de coquets mouvements , déplissaient leur jupes et cambraient leur corsage . Il tendit nonchalamment la main à ses amis et dit : — Que chacun fasse à sa guise . Partez en avant . Dans une heure nous allons vous rejoindre ... Puis , se tournant vers le peintre Pierre Laurier , son ami Jacques de Vignes et vers le docteur Davidoff , qui n' avaient pas bougé : — Continuez donc , mon cher , dit-il au médecin , vous m' intéressez prodigieusement . Le médecin russe jeta sa cigarette , en alluma une autre , et , regardant avec autorité ses trois auditeur , il poursuivit le récit qui avait été violemment coupé par les interruptions des convives maintenant éloignés . — Je confesse que l' histoire que j' avais commencée devant nos amis est assez singulière et que , pour des sceptiques , elle manque un peu de vraisemblance ; mais , dans nos pays slaves , brumeux et sombres , qui semblent vraiment la patrie des spectres et des fantômes , elle n' aurait pas soulevé la moindre incrédulité ... . La moitié de nos compatriotes se compose de Swedenborgistes inconscients , qui admettent , ainsi que le grand philosophe , mais sans les raisonner , les phénomènes du monde invisible , et vous affirmeriez devant eux , comme je le fais devant vous , le fait surprenant de la transmission d' une âme à un corps vivant , par la seule volonté d' une personne décidée à mourir , que vous les verriez pâlir , trembler , mais non point protester . Chez nous , on croit aux vampires qui sortent de leur tombe lorsqu' un rayon de lune en touche la pierre , on admet les apparitions révélatrices de la mort prochaine . Et , par la seule raison qu' on croit à ces miracles , on les rend possibles ... . Une conviction forte est le plus puissant des fluides , et le spiritisme a pour première condition une confiance absolue . Si vous doutez , vous disent les adeptes , n' essayez pas de pénétrer nos mystères , ils demeureront pour vous immuablement insondables ... Le monde des invisibles ne se révèle qu' à ceux qui aspirent ardemment à le connaître . Les railleurs et les incrédules le trouveront toujours fermé . Jacques de Vignes eut un accès de toux douloureuse , qui fit pâlir son beau et mélancolique visage ; il reprit sa respiration avec effort , et , se tournant vers le docteur , comme ranimé par une espérance secrète : — Et vous avez été témoin de l' aventure ? dit-il , d' une voix étouffée . Vous avez vu cette jeune fille renaître à l' existence , reprendre des forces , retrouver la santé , comme si la vitalité de son fiancé avait passé tout entière en elle ? — Je ne discute pas la matérialité du fait , répondit Davidoff , je vous en donne purement et simplement la conséquence psychologique . Wladimir Alexievich , voyant Maria Fodorowna , qu' il adorait , s' éteindre peu à peu , ainsi qu' une lampe dont l' huile tarit , ayant consulté vainement tous les médecins de Moscou et m' ayant fait venir de Saint-Pétersbourg , moi qui vous parle , pour entendre tomber de ma bouche un arrêt de mort , eut l' idée de s' adresser à une vieille sorcière Tongouse , qui avait apporté de Nijni-Nowgorod la réputation de faire des prodiges . Il alla la consulter un soir , la veille de Noël . La damnée créature le reçut dans un bouge du faubourg , et , après s' être livrée , devant lui , à de terrifiantes incantations , elle lui donna à boire , dans une tasse de bois , un breuvage d' une odeur bizarre . Comme il hésitait elle le regarda d' un air menaçant , et dit : — Tu prétends aimer une femme et la vouloir sauver , même au prix de ta vie , et tu n' oses pas seulement boire une liqueur inconnue , fût-elle du poison ? ... Oh ! oh ! Homme , fils d' homme , lâche comme tous les hommes ... souffre et pleure comme un homme , puisque tu ne sais pas te mettre au-dessus de l' humanité ! Au même moment , Wladimir Alexievich , honteux , vida d' un trait la coupe grossière , et il lui sembla qu' il était en proie à une ivresse subite . Une chaleur délicieuse le pénétrait , et il devenait léger , léger , à croire qu' il allait s' envoler . Ses regards étaient voilés d' un brouillard lumineux , comme si , à travers un nuage , de vives clartés avaient frappé ses yeux . Son sang pétillait dans ses veines , et des hymnes séraphiques chantaient à ses oreilles . Il se sentit emporté dans des espaces immenses , et sur son front glissèrent des fraîcheurs exquises . Peu à peu , il perdit le sens des choses terrestres , et , au milieu d' un transport divin , dans une béatitude extatique , il vit s' avancer vers lui , figure céleste , une blanche et sublime apparition qui , d' une voix douce comme le chant des anges , lui dit : — Tu veux racheter la vie de celle que tu aimes ? Donne la tienne en échange . Ton âme dans son corps , et ton corps , à toi , dans la froide terre . Tu n' auras rien à regretter , puisque tu seras en elle , et que son bonheur sera la source de ta joie . Le céleste fantôme s' abolit dans les lumineuses brumes , et Wladimir Alexievich revint à lui . Il se retrouva dans le bouge de la Tongouse , près d' un feu de sapin fumeux . La vieille marmottait des paroles confuses et ne paraissait pas s' occuper de son hôte d' une heure . Épouvanté de ce qui lui avait été révélé , le jeune homme essaya de réfléchir , de se rendre compte de son étrange aventure . Il ne vit , devant ses yeux , qu' une sorcière sale et indifférente , qui l' avait mis en rapport avec les Esprits , comme le gardien d' un temple vous ouvre le sanctuaire où resplendissent les dieux . Il mit la main sur l' épaule de la vieille . Elle tourna vers lui des regards ternes , et de sa voix sardonique : — Eh bien ! Sais -tu ce que tu voulais savoir ? — Par quel moyen m' as -tu enlevé la connaissance des choses du monde extérieur ? demanda-t-il . Que m' as -tu fait boire ? — Que t' importe ? As -tu vu les invisibles ? — Par quel sortilège me les as -tu montrés ? — Demande-le à eux -mêmes ! ... Ils sont là , tout autour de toi ? Vas -tu douter ? Alors reste sans espérance . Fie -toi à eux , et les délices suprêmes t' attendent ! La taille de la sorcière grandit , son visage s' embellit d' une fierté sauvage , en montrant la porte à Wladimir : — Ne tente pas le ciel ... Va-t'en ! Et crois ! Crois ! Il laissa tomber à terre sa bourse , que la vieille poussa vers le foyer d' un pied dédaigneux . Elle ouvrit ses bras , comme pour une invocation dernière , et , le front rayonnant d' une flamme inspirée , elle répéta , avec un accent qui fit vibrer la poitrine de Wladimir Alexievich : — Crois ! pauvre enfant ! Là est le salut . Crois ! Il sortit , rentra chez lui , écrivit une partie de la nuit , et , le lendemain , quand on entra dans sa chambre , on le trouva mort . — Et sa fiancée revint-elle à la vie ? demanda Pierre Laurier . — Elle revint à la vie , répondit Davidoff ; mais , quoiqu'elle fût charmante et adorée , elle ne voulut épouser aucun de ses soupirants , et resta fille , comme si elle eût été fidèle à un mystérieux et intime amour . — Et croyez -vous à ce prodige , vous , docteur ? demanda Jacques de Vignes avec effort . Davidoff hocha la tête , et d' un ton railleur : — Les médecins ne croient pas à grand'chose , dans le siècle où nous sommes . Le matérialisme a de nombreux adeptes parmi mes confrères . Cependant le magnétisme a , dans ces temps derniers , revêtu de si étranges formes que des horizons nouveaux se sont ouverts devant nos yeux . Nous côtoyons le spiritisme qui certifie l' existence de l' âme . Et admettre l' influence de la suggestion mentale sur les sujets en proie au sommeil hypnotique , n' est -ce pas être bien près de croire à un principe supérieur , qui dirige et par conséquent domine la matière ? ... — Vous philosophez , mon cher , interrompit le prince , et vous ne répondez pas . — Oh ! vous , Patrizzi , dit en riant Pierre Laurier , vous croyez à saint Janvier , et , dans les cas graves , vous invoquez la Madone ; vous portez des cornes de corail contre la jettature et vous palissez quand vous voyez un couteau et une fourchette en croix sur la nappe . Vous êtes donc une recrue toute préparée pour les diableries de Davidoff ... Mais Jacques et moi , nous sommes plus coriaces et il nous faudrait quelques preuves pour nous convaincre . — Ce serait pourtant bon de croire à une influence souveraine , qui pourrait rendre la vie , murmura le malade . Oh ! s' attacher , même follement , à une espérance suprême ! Ne serait -ce pas le salut ? La confiance n' est-elle pas pour moitié dans la guérison ? — Parbleu ! Voilà les paroles les plus raisonnables qui aient été prononcées depuis deux heures ! s' écria Pierre Laurier ... Au diable vos sorciers , vos Swedenborgistes , vos apparitions lunaires et vos âmes , qui passent de corps en corps , comme le furet du Bois-Joli . Donner à un malade la certitude qu' il guérira , c' est presque infailliblement amener sa guérison , voilà la vérité ! ... Ainsi , prenez mon ami Jacques de Vignes ici présent , et qu' on a envoyé dans le Midi parce qu' il a attrapé un rhume ; faites -lui comprendre que son mal est chimérique , qu' il n' a point les poumons attaqués , qu' il a le plus grand tort de s' écouter , enfin démontrez -lui qu' il n' a qu' un bobo sans importance , et , supprimant la cause , vous supprimez l' effet . Ledit Jacques de Vignes est contraint de renoncer à son parler affaibli , à ses yeux languissants , à ses regards wertheriens ... Il revient à la vie , au bifteck , au cigare , et aux jolies femmes ... — Hélas ! murmura Jacques , dont une toux profonde ébranla la poitrine . Que je voudrais pouvoir espérer ! ... J' aime la vie , et , chaque jour , je la sens qui m' échappe un peu plus ... Le peintre mit la main sur l' épaule du malade , et , d' une voix amicale : — Tu ne me crois pas , quand je te dis que tu n' es point gravement atteint , tu ne crois pas Davidoff , qui t' a examiné ... Tu veux garder , malgré tout , ton inquiétude , et te frapper comme à plaisir ? Tu désoles ta mère , cependant , et tu fais pleurer ta sœur ... Rien ne pourra donc te convaincre ? Faudra-t-il que je recommence , pour toi , ce que fit Wladimir Alexievich , et que je te passe une âme de rechange ? Je n' ai que la mienne , tu sais , et elle n' est pas bien fameuse ! Va , si je te la donne , un soir , dans un accès de spleen , je ne te ferai pas un brillant cadeau ! ... Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride , et l' important c' est que tu vives , toi qui as tout pour être heureux , toi qui es aimé , toi qui serais pleuré ... Tandis que moi , je peux bien sauter , tout à l' heure , de la terrasse du Casino dans la mer ... Qui regrettera ce fou , qui s' appelle Pierre Laurier , ce peintre impuissant à saisir son idéal , ce joueur blasé sur les émotions du jeu , cet amant bafoué par sa maîtresse , ce viveur las de la vie ? Il ébranla la table d' un coup de poing , et , le visage convulsé par une émotion douloureuse , les lèvres tordues par un rire amer : — Je suis bien bête de m' entêter à recommencer tous les matins l' existence que je maudis tous les soirs ! ... Au diable ! ... Jacques , veux -tu mon âme ? — Allons , dit Jacques doucement , tu as eu encore quelque querelle aujourd'hui avec Clémence Villa ... Quitte -la , mon pauvre ami , si elle te fait tant souffrir ... — Est -ce que je peux ! dit Pierre , devenu très pâle , en appuyant , sur sa main , son front soudainement alourdi . — Alors , battez -la , fit Patrizzi avec tranquillité . — Si j' osais ! s' écria le jeune homme dont les yeux étincelèrent . Mais je suis un esclave , devant cette fille ... Et tout ce qu' elle veut , elle me l' impose ... Ses vices , ses folies , ses trahisons , je supporte tout ... J' ai des envies de la massacrer ... Et c' est moi que je frapperai , pour m' arracher à sa tyrannie ... Oh ! je suis lâche et ignoble ! Je sais qu' elle me trompe avec tout l' hôtel des Étrangers . Je l' ai surprise , l' autre jour , avec un ridicule baryton italien ... Elle me ruine , elle m' avilit , elle me met plus bas qu' elle ... Et je n' ai pas la force de briser ma chaîne ! ... Je suis vraiment bien malheureux ! — Non , vous n' êtes pas malheureux , dit le docteur , vous êtes malade ... Sortons , on étouffe ici . — Il est dix heures , fit Jacques de Vignes . La voiture doit m' attendre . Je vais rentrer à Villefranche . — Couvrez -vous bien , dit le prince , car les nuits sont fraîches . Le peintre aida son ami à passer son pardessus , il l' enveloppa dans un plaid , et , au bas de l' escalier du restaurant , d' une voix encore vibrante de sa douleur : — Bonsoir , et tu sais : compte sur mon âme . Le docteur Davidoff mit Jacques de Vignes en voiture , ferma la portière et dit au cocher : « Allez ! » Puis , ayant écouté , un instant , le roulement des roues sur le sable sonore des allées , il vint lentement vers le peintre qui l' attendait en regardant les étoiles . — Allons-nous au Casino ? demanda Patrizzi . — A quoi bon ? La soirée est si belle , marchons un peu . — De quel côté allez -vous ? — Sur la route de Menton . — Et vous vous arrêterez , à un quart de lieue d' ici , à la porte d' une villa dont la grille est fleurie de roses ? — Oui . — Et vous en sortirez , tout à l' heure , furieux contre les autres et contre vous -même ? ... N' allez pas chez cette fille . — Et où voulez -vous que j' aille ? Si , vous obéissant , je rentre à mon hôtel , dans la solitude de ma chambre , je vais ne penser qu' à celle que vous me conseillez de fuir ... Elle me possède bien , allez , et les liens qui m' attachent sont solides , puisque , malgré mes secousses désespérées , ils ne sont pas encore rompus . Après chaque effort , je retombe plus meurtri et plus faible , et plus captif . Et je me méprise , et je la hais ! — C' est pourtant facile de quitter une femme ! dit le Napolitain en souriant . Malheureusement on ne le sait qu' après . Avant tout , il faut essayer ... Mais il est commode de prêter de la philosophie à ceux qui souffrent ... Bonsoir , messieurs , je vais faire sauter la banque . Il alluma une cigarette , et s' éloigna . Davidoff et Pierre Laurier se mirent à marcher dans la nuit , entre les jardins éclairés par la lune . Une douceur embaumée les enveloppait . Ils sortirent de la ville et , à leur droite , au bas des rochers qui dentellent la côte , ils aperçurent la mer , brillante comme une lame d' argent . La nuit était si claire que les fanaux des barques luisaient , au loin , rouges et mouvants . Ils ne parlaient plus , et suivaient la hauteur . Ils s' arrêtèrent , un instant , auprès d' une épaisse brousse de lentisques et de cactus , les yeux perdus dans l' espace et comme oppressés par l' étendue . Un bruit soudain , semblable à celui d' une bête qui se lève brusquement dans un fourré , attira leur attention , et , au bout d' une minute , ils virent , gravissant un sentier qui court sur le flanc de la colline , un homme dont le fusil brillait à la clarté de la lune : — Qu' est cela ? demanda Davidoff étonné . Pierre Laurier regarda avec attention , et répondit : — Un douanier . Ils attendirent . L' homme montait . Arrivé de plain-pied , il observa les deux promeneurs avec méfiance . Le lieu était désert , quoiqu'on fût seulement à deux kilomètres des dernières habitations ; mais toute la côte est sauvage et propice aux entreprises des fraudeurs . — Nous prenez -vous pour des contrebandiers ? demanda le peintre . — Non , monsieur , dit le soldat , maintenant que je vous vois de près ; mais d' en has , en vous apercevant plantés immobiles , j' ai cru que vous veniez donner quelque signal . — Est -ce qu' il y a des délinquants en campagne ? — Oh ! toujours ! C' est entre Monaco et Vintimille que la fraude se fait le plus ordinairement . Il n' y a pas de semaines où il ne s' opère quelque descente . Et , depuis quatre jours , nous surveillons une barque qui croise , guettant l' occasion . Mais les coquins nous paieront les nuits blanches qu' ils nous font passer , et , s' ils s' acharnent , ils seront reçus à coups de fusil ... Bonsoir , messieurs ... Ne restez pas là ... l' endroit est mauvais . Il porta militairement la main à son képi et disparut dans les broussailles qui lui servaient de poste d' observation . Pierre Laurier et Davidoff se remirent en marche , retournant vers la ville . — J' envie le sort aventureux des hommes qui sont en butte aux menaces de ce brave gabelou . Ils courent , en ce moment , sur la mer , attentifs et circonspects , prêts au trafic ou à la bataille ... Leur coup fait , ils répartiront pour une expédition nouvelle et des dangers inconnus ... Ils ne pensent à rien qu' à leur dur et capricieux métier ... Je voudrais être à leur place . — Partez ! Le comte Woreseff , que j' accompagne à bord de son yacht , quitte Villefranche après-demain . Il va en Égypte : nous touchons à Alexandrie , nous remontons le Nil , jusqu' à la deuxième cataracte , nous visitons Thèbes , le désert , les Pyramides ... C' est une expédition de deux mois , avec le plancher d' un bateau magnifique sous les pieds , et les splendeurs d' un ciel d' Orient sur la tête ... Vous savez avec quel plaisir le comte vous emmènera ... Vous travaillerez , vous chasserez ... Et surtout vous oublierez ! — Non ! Je serais trop tranquille , trop choyé , trop heureux , auprès de vous . Je ne courrais pas de dangers qui absorbent , je ne prendrais pas de fatigues qui écrasent ; tout , autour de moi , serait trop civilisé ... Ce qu' il me faudrait , c' est la vie sauvage . Si vous vous engagiez à me faire capturer par des Touaregs , qui m' emmèneraient captif à Tombouctou ... je vous suivrais ... Cette fois ce serait le salut ! — Je ne puis vous promettre de telles aventures , dit Davidoff en souriant ... Il me faut donc vous abandonner à vous -même . Ils étaient arrivés devant une très belle villa , peinte en rose , dont les fenêtres brillaient au travers des verdures touffues . — C' est dit , vous entrez ? demanda le médecin . Adieu donc , car je ne sais si je vous verrai demain , et bonne chance . Ils se serrèrent la main , et , pendant que le Russe regagnait la ville , le peintre traversait le jardin . Il sonna à la porte de la maison . Un valet de pied lui ouvrit , le fit pénétrer dans un vestibule en forme de patio arabe , orné au centre d' un bassin , sur le fond bleu duquel nageaient des cyprins aux écailles d' or . Autour des colonnes , qui décoraient cette entrée , des rosiers grimpants s' élançaient . Au fond , un escalier de marbre blanc montait jusqu' au premier étage . — Madame est là ? demanda Pierre Laurier . — Dans le petit salon , répondit le domestique . Le jeune homme poussa une porte et doucement entra . Sur un large canapé , au milieu de coussins de soie , Clémence Villa était étendue , feuilletant un livre . Elle leva la tête , étira ses bras , et resta immobile . Pierre s' approcha , et , se penchant sur le fin visage de la belle fille , il lui baisa les yeux . — Comme tu viens tard ! fit la comédienne , avec une tranquille indifférence , qui contrastait avec le reproche adressé . — Le dîner du prince Patrizzi s' est prolongé plus que je ne pensais ... — On s' est amusé ? — Moins que si tu avais été avec nous . — J' ai horreur de Patrizzi . — Pourquoi ? — Je sens qu' il me déteste . — Non , il ne te déteste pas , mais il m' aime beaucoup . — Eh bien ? Ne peut-il t' aimer sans me haïr ? — Il t' aimerait si tu ne me rendais pas malheureux . — Ah ! l' éternelle chanson ! La jeune femme fit claquer ses doigts , jeta son livre à la volée , à l' autre bout du salon , et , d' un bond hargneux , se retourna sur son canapé , la figure du côté de la muraille . — Allons , Clémence , la paix , fit le peintre ; parlons d' autre chose ... Mais la comédienne , sans bouger , et le nez sur les coussins , reprit d' une voix âpre : — Tu sais , ton Patrizzi , il m' a pourchassée , comme les autres , et c' est parce que je n' ai pas voulu de lui qu' il me garde rancune . La figure de Laurier se crispa , et avec ironie : — Pourquoi as -tu fait , pour lui , une si blessante exception ? D' un seul élan , Clémence Villa fut sur ses pieds , et , rouge de colère , les yeux étincelants sous ses sourcils froncés , de sa main agitée d' un tremblement , montrant la porte : — Mon petit , si tu viens ici pour me dire des insolences , tu peux filer ! ... — Oh ! je sais que tu ne tiens guère à moi , tu ne me l' as jamais laissé ignorer , dit le peintre , avec un geste de découragement . — Alors pourquoi restes -tu ? ... Si tu étais aimable encore , je comprendrais ton entêtement . Mais tu passes ton temps à me maudire chez tes amis , ou à m' insulter chez moi . Tout ça , parce que je ne me plie pas à tes fantaisies , et ne m' enferme pas pour vivre avec toi tout seul ... . Quelle séduisante perspective ... ! En somme , tu es un ingrat . J' ai quitté , pour te plaire , Sélim Nuno , qui avait été excellent pour moi , et qui supportait , lui , tous mes caprices ... . Je t' ai aimé beaucoup ... oh ! tu le sais bien ... ! Car , avant ta folie , tu étais un charmant et agréable garçon ... . Mais voilà que , depuis trois mois , tu perds complètement la tête , alors bonsoir ! Moi , je ne sais pas soigner les aliénés : va dans une maison de santé . Elle s' était adossée à la cheminée en parlant ainsi , et , dans son déshabillé de peluche rubis , le ton ambré de sa peau luisait comme de l' ivoire . Sa petite tête aux boucles frisées , supportée par un cou un peu long , avait une grâce exquise et , par l' échancrure de sa robe , sa-poitrine sertie , comme un bijou , par une précieuse malines , apparaissait voluptueuse , dans son orgueilleuse fermeté . Pierre lentement s' approcha , et , s' asseyant sur un tabouret presque aux pieds de la jeune femme : — Pardonne -moi , je souffre , car je t' aime et je suis jaloux . Elle le regarda durement et d' une voix coupante : — Tant pis ! Car je ne suis plus disposée à supporter tes soupçons et tes brutalités . Voilà pas mal de semaines déjà que je me tiens à quatre pour ne pas te le dire . Mais j' en ai assez . C' est fini , c' est fini , c' est fini ! Tu peux te dispenser de revenir . Le peintre pâlit un peu . — Tu me renvoies ? — Oui , je te renvoie . Il resta un instant silencieux , comme s' il hésitait à exprimer jusqu' au bout sa pensée . Puis , presque bas , avec la crainte de la réponse méchante qu' il prévoyait : — Est -ce que tu en aimes un autre ? — Qu' est -ce que ça peut te faire ? Je ne t' aime plus , voilà ce qui est important pour toi ... . Une rougeur monta au visage du jeune homme , et ses mains tremblèrent . Il mordit sa moustache , et affectant une souriante indifférence : — Au moins suis -je bien remplacé ? On a son amour-propre ... ! — Rassure -toi , interrompit Clémence avec aigreur . Je ne perdrai pas au change . Il est jeune , il est riche , il est beau ... . Et , depuis longtemps , il m' occupe ... . Du reste , tu le connais , c' est un de tes amis ... . Et , comme le peintre , stupéfait par tant d' audace , se demandait s' il veillait ou s' il rêvait , la jeune femme poursuivit , distillant chaque parole , avec une atroce cruauté , ainsi qu' un mortel poison : — Tu viens de le quitter ... . Il dînait ce soir avec toi ... . — Davidoff ? s' écria Pierre . — Imbécile ! ricana Clémence . Ce Russe cynique , qui méprise les femmes , et les conduirait avec un knout ? Me juges -tu si sotte ? Non ! Celui qui m' a plu est un charmant garçon , doux , mélancolique , un peu souffrant , mais qui croit à l' amour et qui s' y donnerait tout entier . A ces mots , Pierre fit un bon et , saisissant la comédienne par les poignets , il la fit plier , maigre la résistance qu' elle lui opposait . Leurs deux visages se rapprochèrent , leurs regards se trouvèrent un instant confondus . Ils restèrent ainsi quelques secondes , soufflant la haine et la colère . Enfin le peintre dit d' une voix tremblante : — C' est de Jacques de Vignes que tu viens de parler ? — C' est de lui . — Tu sais qu' il est très gravement malade de la poitrine ? — Il me plaît ainsi ... . le le soignerai ... . L' amour pur m' a toujours attirée ... ! — C' est pour me torturer que tu as inventé celle histoire ... ? Avoue-le , il n' y a pas un mot de vrai dans tout ceci ? — C' est ce que tu verras ... . — Clémence , prends garde ... ! Les yeux de la jeune femme étincelèrent de fureur , elle se dirigea vers la sonnette , mais avec tant de précipitation que ses pieds s' embarrassèrent dans les plis de sa robe . Pierre eut le temps de la retenir par le bras : — Tu me menaces , chez moi , cria-t-elle . Eh bien , je le prendrai , ton Jacques ... . Oui , je le prendrai , rien qu' à cause de toi ! Le peintre , d' un geste de dégoût , la repoussa si brusquement qu' elle alla tomber sur le divan . Il prit son chapeau et d' une voix étouffée : — Infâme créature ! J' aimerais mieux mourir , maintenant , que de m' approcher de toi ! Va ! continue ton ignoble existence ! Peu m' importe ! Je ne te reverrai jamais ! Il ouvrit la porte d' un coup de poing , comme s' il voulait user , contre les choses , une colère qu' il n' avait pas pu assouvir contre les êtres , et , d' un pas rapide , il sortit dans le jardin . Il entendit , derrière lui , la sonnerie électrique retentir sous la pression d' une main irritée , le pas du domestique glisser vivement sur le dallage du vestibule , et la voix rageuse de Clémence qui criait des ordres . Il ne s' arrêta pas pour écouter . Il était emporté par une exaspération qui lui donnait des envies de meurtre . Il s' était sauvé pour ne pas céder à la tentation de frapper Clémence . Et , à l' air libre , sous le ciel rempli d' étoiles , au milieu de la nuit qui sentait bon , rafraîchi par le vent de la mer qui passait dans les orangers en fleurs , il commençait à éprouver une grande honte . Était -ce possible que , pour cette fille , il eût , depuis un an , fait toutes les folies qui lui revenaient , misérables , à la mémoire ; qu' il eût subi toutes les humiliations dont il percevait plus vivement l' amertume ? Après avoir dépensé tout ce qu' il possédait pour soutenir le luxe de Clémence , il s' était endetté auprès de ses amis ; Son talent , énervé par une vie de plaisir absurde , s' était refusé à la production , et il avait passé des jours entiers , dans son atelier , à rêver des tableaux qu' il ne trouvait pas le courage d' entreprendre . Heures mortelles , écoulées dans le doute et l' inquiétude à se demander si la faculté créatrice n' était pas morte en lui , et si , de sa vie , il pourrait recommencer virilement à travailler . Et tout cela , pour cette coquine qui le trompait ! Vraiment il était trop bête , elle avait raison de le mépriser , et c' était une chance inespérée pour lui qu' elle eût pris le parti de le renvoyer . Il se sentait , en cet instant , maître à nouveau de sa destinée . Il était délivré de la goule qui avait desséché son cerveau , en même temps qu' elle torturait son cœur . Il redevenait lui -même , et il allait prouver , par des œuvres , qu' il n' était pas fini , comme on commençait à le dire . — Oui ! oui ! elle verra ce que je vais faire , maintenant que je suis débarrassé d' elle . Avant un mois , elle me regrettera , sinon par amour , au moins par vanité ! Il marchait , en roulant ces pensées dans sa tête , sur la route de Vintimille , et longeait la mer . Il avait fait , sans s' en apercevoir et emporté par son agitation , beaucoup de chemin . Les lumières de Monaco s' étaient perdues dans la nuit , et il était seul , au bas d' une falaise à pic . A ses pieds , s' étendait la plage , sur les rochers de laquelle les flots se brisaient avec un bruit monotone . Quelques nuages , courant au large , cachaient , par moments , la lune , et tout devenait sombre . Pierre s' assit sur une butte de sable , au revers du chemin , et , dans le calme profond qui l' entourait , il songea . Sa colère était tombée , et il jugeait nettement sa position . Il avait pris des résolutions excellentes pour l' avenir , mais aurai t-il l' énergie de les exécuter ? Il savait à quoi s' en tenir par sa faiblesse . Dix fois déjà , il avait juré de ne pas revoir celle qui bouleversait sa vie , et , toujours , il était revenu plus lâche et , naturellement , plus maltraité , mais supportant tout pour obtenir une caresse . Étrange folie , qui , le réduisant à cet esclavage d' amour , lui laissait assez de lucidité pour juger celle qui le subjuguait , et pas assez de courage pour se soustraire à sa malsaine domination . Il se dit : Après avoir si furieusement déclaré que je ne retournerais point chez elle , est -ce que demain je serais assez lâche pour m' y présenter ? A voix haute , dans le silence nocturne , il répondit : Non ! Mais , comme pour le braver , la petite tête brune de Clémence , avec ses yeux brillants et fascinateurs , lui apparut . Il la voyait sourire d' un air de défi , et il lui semblait lire sur ses lèvres les paroles qu' il lui avait tant de fois entendu prononcer : Toi ! me quitter ? Est -ce que tu en aurais la force ! Je te renverrais que tu reviendrais , quand même , ainsi qu' un chien battu mais qui reste fidèle . Saurais -tu vivre sans moi ? Ne te suis -je pas indispensable ? La sensation uniquement ressentie , n' est -ce pas moi qui te l' ai donnée ? Je suis entrée dans ta chair , dans ton sang , dans tes nerfs . Aucune femme ne peut me remplacer pour toi . Après moi , le monde est vide , et tu n' y rencontreras que l' ennui , le dégoût , la lassitude , et le regret . Reviens donc ! Ne fais pas de fierté inutile ! Je t' ai chassé ce soir , mais je t' attends demain . Ce sont querelles d' amants qui se battent et puis s' embrassent , rendus plus passionnés par leurs querelles d' un instant , plus enflammés par leur résistance , comme les tigres , qui se déchirent en se caressant , mêlant la douleur à la volupté ! Peut-être , si tu accourais en ce moment , me trouverais -tu calmée , seule , l' attendant , plus amoureuse . Qui t' arrête ? Une fausse honte ? Qu' est -ce que l' effort à faire pour dompter un scrupule d' orgueil , comparé aux ivresses que je te garde et que tu connais bien ? » L' ensorceleuse , évoquée par son imagination enfiévrée , lui fit de son bras blanc , un geste de promesse . Il l' aperçut distinctement , dans la clarté de sa chambre . Une palpitation l' étouffa , et , poussant un soupir , il se leva pour aller la rejoindre . Une bouffée de vent frais , en caressant son front , le tira de son rêve . Il se vit au pied de la falaise , devant la mer , loin de la ville , et l' image de la femme qui le possédait si bien s' évanouit dans la transparence du ciel . Il frémit en se sentant encore si complètement dominé par elle . S' il avait été auprès de la villa , au lieu d' être dans la campagne , en un instant , sans avoir le temps de réfléchir et de se reprendre , il eût été à ses pieds . Une rage le saisit . Elle disait donc vrai , l' apparition qui , une seconde auparavant , le défiait de briser sa chaîne ? Que fallait-il donc pour qu' il ne retombât plus au pouvoir de la fatale maîtresse ? L' espace serait-il suffisant pour le séparer d' elle ? Et qui pouvait répondre qu' un soir de folie il ne partirait pas pour aller se jeter à ses genoux ? Lucide , en pleine possession de lui -même , fort de toute sa rancune , il n' osait s' interroger , dans la crainte d' être obligé de s' avouer que rien ne pourrait le retenir . Il eut un mouvement de désespoir et de découragement profond . Il comprenait pourtant toute l' indignité de sa vie , toute la bassesse de sa conduite , toute l' ignominie de sa complaisance . Elle le trompait , il le savait et il n' avait pas l' orgueilleuse énergie de ne plus la revoir . Et quelles douleurs , quelles tristesses , dans cette existence qui deviendrait plus misérable , à mesure qu' il se montrerait plus faible ! Et quel terme aurait-elle ? Une mort inutile , dans quelque accès de jalousie furieuse , un suicide absurde , dégradant , qui traînerait dans les faits-divers des journaux , affligeant les derniers amis qui lui seraient restés fidèles . Ne valait-il pas mieux en finir tout de suite , en face de cette mer paisible , sous ce ciel profond , alors qu' il était encore digne de faire couler des larmes sincères ? Il demeura à rêver dans la tranquille clarté de la lune , au milieu des herbes odorantes . Et , peu à peu , sa pensée se détourna de la mauvaise femme . Une maison riante , calme , cachée dans la verdure , habitée par une famille étroitement unie , s' évoquait maintenant . C' était celle où vivait son ami Jacques de Vignes , entre sa mère et sa sœur . Certes , tout leur aurait souri , si la maladie ne s' était abattue menaçante , active , sur ce grand et beau garçon , qui s' attachait si ardemment à la vie . Que leur manquait-il pour être heureux ? La santé , pour le fils et le frère passionnément aimé , la santé seulement . Mais , ironie de la destinée , chaque jour Jacques se penchait plus triste , plus faible , comme pour se rapprocher de la terre dans laquelle il devait prochainement disparaître . Et il s' en désespérait , tandis que lui , si facilement , aurait donné sa vie , en ce moment où , abreuvé de dégoûts , il la comptait pour si peu de chose . S' il avait pu faire un pacte avec son ami et lui céder sa surabondance de force , n' était -ce pas le salut pour le dolent et débile jeune homme qu' il aimait si tendrement ? A cette minute précise , le récit du docteur Davidoff lui revint à la mémoire , et un amer sourire crispa ses lèvres . Si cette mystérieuse résurrection était possible , si le sortilège pouvait réellement agir , et s' il lui était accordé de faire passer son âme , à lui , misérable , torturé , dans le corps languissant de l' être cher , en qui défaillait si complètement l' énergie de vivre ? Ne serait -ce pas un miracle béni ? Une mélancolie soudaine courba son front vers la terre . Il pensa : Elle m' a dit qu' elle l' aimait . Si je devenais lui , je serais donc aimé d' elle ? Je jouirais délicieusement de sa beauté et de sa grâce . Pour moi tous ses sourires et tous ses baisers . Il frissonna . Depuis si longtemps , la tendresse était absente des caresses de celle qu' il adorait encore , il le sentait bien maintenant , sans illusion , sans subterfuge , et qu' il ne pouvait se décider à quitter ! Dans la nuit , solitaire au milieu des rochers , en face de l' immensité du ciel et de la mer , il tendit les ressorts de sa volonté , pour une invocation suprême . Il fit appel à toutes les puissances invisibles . Si elles existent , dit-il mentalement , si , comme on l' affirme , autour de nous , dans l' air , et impalpables comme lui , glissent des êtres mystérieux , qu' ils se révèlent à moi par des signes que je puisse comprendre et je suis prêt à leur obéir . Je me donne à eux par le sacrifice de moi -même . Créature de chair , je rentre dans l' immatérialité et je m' abolis , avec délices , pour n' être plus moi et par conséquent ne plus souffrir , gémir et pleurer . Qu' ils me parlent , par la voix de la brise , par le murmure des flots , par le bruissement des plantes , et , pour aller jusqu' à eux , je franchis les portes de la mort . A peine avait-il terminé cette incantation qu' il frémit , épouvanté de sa solitude . Il regarda peureusement autour de lui . La falaise était déserte , la mer vide et le ciel sans bornes . Soudain , entre deux nuages , la lune se montra et , dans l' espace illuminé , il sembla à Pierre que de blancs spectres passaient . Il abaissa ses regards vers la nappe d' eau qui s' étendait devant lui , et des feux follets lui apparurent entre les rochers . Ils allaient , venaient , sautaient , légers , brillants , s' évanouissaient pour reparaître , comme des âmes de naufragés rôdant , sans cesse , autour des brisants sur lesquels les corps , qu' elles habitaient , avaient péri . Fasciné , Pierre ne pouvait détourner ses regards des fantômes nuageux , des lueurs vagabondes , et une sorte de torpeur s' emparait de lui . Des murmures emplirent ses oreilles , et , confus d' abord , ils se précisèrent chantant : Viens avec nous , là où n' existe plus la souffrance . Meurs , pour revivre incarné dans une créature de ton choix . Viens avec nous ! Pierre fit un effort pour se dérober à cette hallucination , il n' y réussit pas . Il se sentait anéanti , incapable d' un mouvement , ainsi qu' en état de catalepsie . Ses yeux se perdaient dans l' immensité de la mer et du ciel , et , à ses oreilles vibraient les paroles surnaturelles . Il pensa : L' initiation que je demandais m' est accordée . Les esprits se sont manifestés . Je crois à eux , je leur obéirai , mais qu' ils renoncent à m' obséder . Comme s' il avait prononcé une formule magique , la vision s' effaça , les chants cessèrent . Il se leva , marcha sur la plage déserte , et il put croire qu' il avait rêvé . Mais il ne le crut pas . Avec une passion singulière , il s' attachait au mystère dont la révélation venait de lui être faite . Il voulait qu' il fût vrai , il y voyait la fin délicieuse de tous ses maux . Au haut de l' escarpement qu' il gravissait , il s' arrêta , prit son portefeuille et , sur une carte , écrivit ces mots : « Mon cher Jacques , je suis inutile aux autres , nuisible à moi -même . Je veux changer cela . Je vais renouveler l' expérience que nous a racontée Davidoff . Tu es ce que j' aime le plus au monde . Je te fais cadeau de mon âme . Vis heureux par moi et pour moi . » Il signa et , ôtant son chapeau , il passa le carré de papier entre le feutre et le galon de soie . Il enleva tranquillement son paletot , le déposa au bord de la route avec son chapeau , puis , à petits pas , il redescendit à la mer . La côte , en cet endroit , s' infléchissait et formait une baie , au fond de laquelle les flots mouraient avec un faible murmure . Un sentier , courant sur le flanc de la falaise , conduisait à un petit village de pêcheurs . L' attention de Pierre fut attirée bientôt par un cotre qui s' avançait lentement , poussé par un reste de vent qui gonflait sa voile très basse . Son pont , encombré de ballots et de tonneaux , paraissait désert , mais , quand il approcha de la rive , des matelots se montrèrent à l' avant . En même temps , des hommes sortirent de derrière un rocher , et entrèrent dans l' eau , se dirigeant vers un canot qui s' était détaché de la barque . Le peintre , intéressé , malgré l' abattement de son esprit , devina les fraudeurs dont le douanier lui avait signalé la venue probable . Instinctivement il chercha celui -ci dans les broussailles qui l' abritaient . Il avait , sans doute , quitté son poste , car rien ne bougeait sur la falaise . Les gens des rochers s' étaient abouchés avec ceux du bateau , et un va-et-vient commençait à s' organiser , des marchandises avaient déjà été apportées à terre , lorsqu' un sifflement , parti de la hauteur , troubla l' opération . Les hommes coururent sur le sable , les matelots s' apprêtèrent à regagner le large . Au même moment , un coup de feu éclata , dans le silence , et une flamme rouge illumina les rochers . C' était le gabelou qui se manifestait . Sur un autre point , très rapproché , une détonation retentit et des ombres coururent sur le flanc de la falaise . Les hommes grimpaient le sentier avec leurs ballots , les fraudeurs poussaient leur barque en eau profonde . Pendant la manœuvre , un matelot tomba à la mer . Des appels se firent entendre . C' étaient les douaniers qui se rassemblaient . La barque gagnait le large et le nageur , qu' elle laissait derrière elle , criait de toute sa force . Ses mouvements devenaient désordonnés et sa voix faiblissait . Pierre se sentit remué par les accents déchirants de cette créature vivante . L' instant d' avant il ne songeait qu' à mourir , maintenant il voulait sauver . Il s' élança vers la grève , sautant de rocher en rocher , essuya , en passant , plusieurs coups de feu , arriva jusqu' au rivage et , se précipitant dans la mer , il nagea vigoureusement vers l' homme qui se noyait . A quelques centaines de mètres la barque s' était arrêtée . Les fraudeurs avaient disparu dans les broussailles de la colline , et , sur la mer polie comme un miroir , la lune versait sa froide et sereine lumière . Au bord de la mer , sur la délicieuse route qui conduit de Monaco à Nice , un peu plus loin que Eze , avant d' arriver à Villefranche , dans une petite baie formée par une brusque coupure de la falaise , s' élève une villa rose et blanche , qui baigne dans l' eau azurée sa terrasse fleurie d' orangers et de mimosas . Des sapins au tronc rouge , aux larges ramures , des genévriers d' un bleu sombre , de noirs thuyas , croissent sur la pente , entre les quartiers de rochers , au milieu des bruyères , encadrant d' un bois sauvage ce vallon tranquille , isolé et silencieux . Un petit port , garanti naturellement par une jetée de récifs , sur lesquels le flot se brise avec des tourbillons d' écume , contient deux barques de promenade , immobiles dans les eaux calmes et transparentes , auxquelles les herbes du fond donnent , par place , une couleur d' un vert d' émeraude . La terre rouge absorbe le soleil et chauffe l' atmosphère de ce coin abrité , où règne , tout le jour , une température de serre . Le soir , l' air y est vif et chargé des senteurs exquises exhalées par les arbres aux feuillages impérissables , par les plantes aux fleurs sans cesse renaissantes . De petits bateaux de pêche , venant de Beaulieu et allant à Monaco , croisent lentement au large et animent l' horizon de leur marche paresseuse . Le chemin de fer , qui passe à mi-côte derrière la villa , trouble seul de ses roulements le silence riant de ce paisible lieu . C' est là que , depuis deux mois , Mme de Vignes est venue se fixer avec son fils et sa fille , loin des agitations du monde parisien , dans le doux et salubre repos de ce pays enchanté . Restée veuve à trente ans , après une existence remplie d' orages par un mari viveur , Mme de Vignes s' était consacrée avec une haute raison et une profonde tendresse à l' éducation de ses enfants . Jacques , grand et beau garçon blond , esprit passionné , caractère ardent , en dépit des prudents conseils quotidiennement reçus , avait promptement prouvé qu' il tenait de son père . Sa sœur Juliette , plus jeune de quatre ans , avait , par un contraste heureux , pris à sa mère toute sa grave sagesse . De sorte que si l' un pouvait préparer à la veuve de sérieux soucis , l' autre paraissait destinée à l' en consoler . Entre ces deux natures si diverses , Mme de Vignes , jusqu' à quarante ans , vécut dans une relative quiétude . Jacques , très intelligent et assez laborieux , avait terminé brillamment ses études . Sa santé , délicate pendant son enfance , s' était consolidée , et , lorsqu' il avait atteint sa majorité , c' était , avec sa haute taille , ses longues moustaches pâles et ses yeux bleus , un des plus séduisants jeunes hommes qu' on pût voir . Il n' avait pas tardé à en abuser . Mis en possession de la fortune de son père , il s' était émancipé et , installé dans une élégante garçonnière , avait commencé à mener la vie joyeuse . Il revenait cependant , de temps en temps demander à dîner à sa mère . Souvent il était accompagné d' un de ses compagnons d' enfance , le peintre Pierre Laurier . Ces soirs -là , c' était fête au logis , et Juliette prodiguait ses plus tendres attentions à son frère , ses plus doux sourires à l' ami , qu' à tort ou à raison elle s' imaginait avoir une influence sur ces retours de l' enfant prodigue . La soirée s' écoulait joyeuse , grâce à l' originale tournure d' esprit du peintre . Et pendant ces heures trop rapidement écoulées , la petite fille , car Mlle de Vignes n' avait alors que quatorze ans , restait comme en extase devant les deux jeunes gens . Pierre Laurier , avec sa figure intelligente et mobile , ses yeux perçants , sa bouche sarcastique et son front tourmenté , l' avait longtemps effrayée . Mais elle avait acquis la conviction que la bizarrerie de son humeur n' était que la conséquence de ses préoccupations artistiques , et que son accent railleur lui servait à masquer la confiante bonté de son cœur . Au milieu de ses fantaisistes discours , elle démêlait fort bien l' amour de son art , qui le tenait invinciblement , et , dans ses sorties fougueuses , elle voyait percer la passion du vrai et du beau . Elle avait , avec une pénétration singulière , deviné que le peintre faisait tous ses efforts pour modérer Jacques dans sa vie dissipée , et que l' influence qu' il exerçait ne pouvait être que favorable . Elle l' en avait aimé davantage . Du reste , il était fraternel avec cette enfant , adoucissant , pour elle , l' âpreté de son scepticisme et se refaisant innocent et joueur pour se mettre à sa portée . En cela , il manquait de clairvoyance , car Juliette , avec une précoce raison , était parfaitement en état de le comprendre . Mais Pierre s' obstinait à ne voir en elle qu' une gamine , et c' était toujours avec étonnement qu' il l' entendait , quand elle se laissait entraîner à parler , en quelques phrases timides , formuler des jugements d' une surprenante justesse . Il ne lui en attribuait pas l' honneur , il se disait : Cette petite est étonnante , elle retient ce qu' elle entend dire et le place avec à-propos . Dans toute femme il y a du singe pour imiter , et du perroquet pour répéter ! Cependant , si Juliette avait , en matière d' art , de précieuses facultés d' assimilation , elle était bien personnelle dans la tendre effusion des remerciements qu' elle adressait à Laurier , pour la protection dont il couvrait son frère . Là , elle n' imitait pas , elle ne répétait pas . C' était le cœur même de l' enfant qui parlait , et le peintre , si absorbé qu' il fût par des préoccupations auxquelles Mlle de Vignes était singulièrement étrangère , n' avait pu ne pas être frappé par cette émotion et cette reconnaissance . Un tout petit incident , dont lui seul saisit la véritable signification , venait pourtant de se produire , et lui avait ouvert complètement les yeux . A cette enfant , qu' il connaissait depuis qu' elle était au monde , il avait l' habitude , à la Sainte-Juliette , d' apporter un cadeau de fête . Tant qu' elle avait été petite fille , c' étaient des poupées extraordinairement habillées de robes magnifiques , faites au goût du peintre et taillées d' après ses indications , comme si elles devaient poser pour un de ses tableaux . Chaque fois qu' il arrivait , pour le dîner de famille , portant dans ses bras sa poupée annuelle , c' étaient des exclamations de surprise et des cris de joie . Laurier prenait l' enfant par les épaules , lui appliquait , sur chaque joue , un baiser sonore , et lui disait de sa voix mordante : — Elle est belle , celle -là , hein ? ... C' est une Vénitienne ... Époque du Titien ! ... Puis , il se mettait à causer avec Mme de Vignes et Jacques , sans plus s' occuper de la petite fille , restée en extase devant la patricienne d' émail , vêtue de soie et d' or . Cependant , quand Juliette eut quatorze ans , il pensa que les joujoux commençaient à être hors de saison , et il se mit en quête d' un cadeau sérieux . Il jeta son dévolu sur une petite boîte à ouvrage du XVIIIe siècle , garnie de charmants ustensiles en vermeil , d' un dessin exquis , et , suivant son habitude , il arriva à l' heure du dîner . Ce soir -là , Jacques seul se trouvait au salon . Les deux amis se serrèrent la main , et Laurier ayant demandé où était Juliette : — Ma mère l' habille , répondit Jacques . C' est une importante affaire : sa première robe longue ! ... On a voulu nous en faire les honneurs . Aussi , tu penses , quel souci ! Il a fallu que la coiffure fut également changée ... Nous ne pouvions plus , avec notre costume nouveau , porter les cheveux épars sur le dos ... Le chignon s' imposait ! Il riait encore que la porte s' ouvrit et qu' au lieu de l' enfant à laquelle le regard de Laurier était habitué , une jeune fille , un peu timide , un peu gauche , toute changée , mais cependant charmante , entra dans le salon . Elle ne courut pas vers le peintre , comme à l' ordinaire , avec une garçonnière curiosité . Elle lui tendit gentiment la main , et s' arrêta , interdite , comme gênée devant les deux jeunes gens . Pierre , souriant , la regardait . Il dit : — Vous êtes très à votre avantage ainsi , Juliette ... S' il m' était permis de risquer une légère critique , je désapprouverais les petites boucles sur le front ... Vous avez une jolie coupe de visage et les cheveux bien plantés ... Relevez -les donc franchement ... C' est plus jeune , et je suis sûr que cela vous ira très bien ! Puis , tirant de sa poche le cadeau préparé : — Vous voyez ! C' est un objet utile ! Moi aussi , je vous traite en grande personne , aujourd'hui . — Oh ! que c' est joli ! s' écria l' enfant , les yeux brillants de joie . Regarde donc , Jacques ! — C' est un objet d' art , ma fille ... Ce peintre a fait des folies ! Si tu l' embrassais , au moins ? C' était l' habitude . Il y avait des années que , ce jour -là , Pierre embrassait Juliette , et pourtant ils restèrent un instant , troublés , en face l' un de l' autre . Était -ce la robe longue et la nouvelle coiffure qui leur causait , à tous deux , cet embarras , ou bien l' évocation inattendue de la jeune fille , soudainement éclose en cette enfant , comme un bouton de rose qui s' ouvre au premier soleil , mais le peintre ne trouva pas le mouvement spontané qui , fraternellement , autrefois le poussait vers Juliette . Il fallut que Jacques , les regardant un peu étonné , s' écriât : — Eh bien ! qu' est -ce qui vous prend ? Est -ce que vous ne vous connaissez plus ? Alors Mlle de Vignes fit un pas , Pierre en fit deux , et ils se trouvèrent dans les bras l' un de l' autre . Le jeune homme pencha son visage vers celui de sa petite amie . Elle se leva un peu sur la pointe des pieds , et , avec une émotion singulière , Laurier la sentit qui tremblait , pâlissante , sous son baiser . Toute la soirée , il resta inquiet , parlant peu , comme obsédé par une secrète préoccupation . Dès lors , dans ses rapports avec Juliette , il se montra plus circonspect et surveilla beaucoup ses paroles . En même temps , il observa celle que , la semaine précédente , il traitait encore comme une bambine . Et il put constater qu' une rapide transformation s' accomplissait en elle . Sa taille s' était fondue en une flexible rondeur , son teint s' était embelli d' un éclat velouté . Sa démarche , perdant les vivacités du premier âge , devenait plus contenue et plus élégante . La chrysalide indifférente s' était ouverte , et un brillant papillon s' en était envolé , qui attirait l' attention , invinciblement . A la faveur de cette métamorphose , il se produisit , dans l' esprit de Pierre , une agitation contre laquelle il eut de la peine à réagir . Il rêva tout autre chose que ce qu' il avait souhaité jusqu' alors . Les triomphes artistiques , l' existence libre faite pour les assurer , l' excitation de la pensée par la variété des sensations , tout ce qui constituait le programme de sa vie passée , fut jugé par lui absurde et méprisable . Il pensa que le calme du foyer , la paix du cœur , la régularité des jours bien employés , devaient préparer aussi sûrement les belles œuvres et qu' il y avait plus de chances d' inspiration dans la régularité du travail que dans le dérèglement des efforts . Le mariage lui apparut , comme une source nouvelle , où il pourrait se retremper . Il médita de se ranger , de donner des gages de sagesse , et se laissa aller à regarder Mlle de Vignes avec une tendresse qui n' avait plus aucun rapport avec la camaraderie des anciens jours . Nul ne s' en aperçut qu' elle . Ni sa mère , trop soucieuse des désordres dans lesquels vivait Jacques , ni Jacques trop occupé de ses plaisirs , ne soupçonnèrent un seul instant ce qui se passait dans l' esprit du peintre . Juliette étonnée d' abord , en présence de cette modification rapide des sentiments de son ami , heureuse ensuite de se croire aimée de celui qu' elle regardait comme un homme supérieur , eut bientôt à subir l' amertume d' une désillusion . La flamme , qui s' était allumée , et qui paraissait devoir brûler si violente , s' éteignit tout d' un coup . Pierre , qui était fort assidu chez Mme de Vignes , n' y vint plus que , comme autrefois , d' une manière intermittente . Et toutes les belles espérances , secrètement caressées par la jeune fille , s' envolèrent , rêves d' un jour . Elle ne se résigna pas cependant si facilement , et entreprit de savoir ce qui empêchait le peintre de reparaître . Un soir que Jacques était venu seul passer quelques instants auprès de sa mère , Juliette se hasarda à s' étonner qu' on ne vît plus Pierre Laurier . — Est -ce qu' il n' est pas à Paris ? demanda-t-elle . — Si , répondit Jacques , mais il ne quitte presque point son atelier . Il est dans une fièvre de travail . La jeune fille respira . Le travail était une concurrence qu' elle ne craignait pas . Elle continua : — Et que fait-il ? — Un portrait . A ces mots , négligemment dits par son frère , Juliette tressaillit . Il lui sembla y discerner une vibration menaçante . Ce portrait ne pouvait pas être un portrait ordinaire . Et cette œuvre , à laquelle Pierre s' était voué ainsi avec passion , devait avoir une influence sur leur destinée à tous . Elle vit tout obscur autour d' elle , comme si le soleil s' était caché . Et des pressentiments douloureux lui serrèrent le cour . Elle reprit : — Et ce portrait est celui de quelqu'un de connu ? — Oh ! de très connu ! — Qui est -ce donc ? — Une femme de théâtre . — Qui se nomme ? Jacques se mit à rire , et , regardant sa sœur avec surprise : — Mais tu es vraiment bien curieuse ce soir . Je te demande un peu ce que cela peut te faire de savoir que l' original du portrait de Pierre s' appelle Mlle Chose ou Mlle Machin ? — Cela m' intéresse . — Eh bien ! la dame du portrait est Mlle Clémence Villa . Elle est petite , brune , a des yeux noirs , de très belles dents , une exécrable réputation , et fort peu de talent . Malgré cela , ou à cause de cela , elle a beaucoup de succès . Veux -tu connaître son âge ? Vingt-quatre ans , ou environ . Sa patrie ? La belle Italie , pays du vermouth et de la mortadelle . Ses opinions ? Partageuse , sinon pour l' argent , du moins pour le cœur ... Mais tu me fais dire des bêtises . Voilà ce que c' est que de causer avec les enfants ! Le portrait est beau , que cela te suffise , et la réputation de Pierre n' y perdra pas . On parla d' autre chose , mais l' impression pénible subie par Juliette persista . Elle pensait , malgré elle , à cette femme qu' elle ne pouvait se défendre de juger mauvaise , et elle avait le soupçon qu' elle était aimée de celui à qui elle servait de modèle . Elle se dit : C' est elle qui l' a détourné de moi . C' est depuis qu' il la connaît que nous ne le voyons plus . Il a honte de venir . En ses naïves inductions , Juliette n' était pas très loin de la vérité . Pierre , dans la maison de Mme de Vignes , éprouvait maintenant de la gêne . Il se sentait observé par la sœur de son ami . Sa conscience n' était pas tranquille et lui reprochait de s' être trop promptement dérobé , après s' être trop inconsidérément avancé . Il se jugeait blâmable , et se devinait blâmé . Il en conçut un mécontentement qui l' éloigna de celle qu' il respectait trop pour pouvoir , maintenant , songer à l' aimer . Il pensait : Tu t' es conduit , mon garçon , comme un véritable drôle , tu as risqué de troubler le cœur de cette enfant , pour satisfaire un commencement de caprice , puis tu as changé de sentiments et d' idées , au gré du premier chien coiffé que tu as rencontré . Va avec les coquines , tu n' es digne que d' elles , et vous êtes faits pour vous entendre . Un toqué , avec des dévergondées , c' est bien l' assemblage qu' il faut . Vis dans la fièvre d' une fausse passion , échauffe -toi l' esprit dans de malsaines ivresses , confine -toi dans la grossièreté de tes amoureuses de rencontre . N' aspire plus à la pureté , à la douceur , à la joie de la chaste et sainte tendresse ; ne recherche plus la blancheur , la fraîcheur de la jeune fille . La neige , que nul n' a foulée , n' est point pour toi , tu lui as préféré la boue , piétinée par tout le monde . Et , pour se conformer à la règle de conduite que son amer pessimisme lui imposait , le peintre se jetait plus ardemment dans le plaisir , se préoccupant d' autant moins de modérer les excès de Jacques , qu' il partageait à présent ses folies . Mais ce qui n' était qu' un sujet de trouble moral , pour l' un , était , pour l' autre , une grave cause d' affaiblissement physique . Si Pierre traversait , sans s' y consumer , l' enfer dévorant de la vie à outrance , Jacques , moins bien trempé , y usait ses forces et y épuisait sa vie . Laurier semblait de fer : il menait tout de front , le plaisir et le travail . Après les nuits les plus folles , on le trouvait à son atelier , la palette à la main , comme s' il sortait de son lit reposé par huit heures de sommeil . Une vibration plus métallique de sa voix , une fébrilité plus active de ses gestes , trahissaient seules la fatigue . Et , le soir , il était prêt à recommencer . Jacques , lui , le dos plus voûté , la poitrine plus creuse , l' œil plus cave , portait , dans toute sa personne , les traces effrayantes d' un anéantissement chaque jour plus complet . Sa mère essayait de le ramener près d' elle , de l' arracher à son existence meurtrière . Il promettait de venir , de se reposer , de rompre avec ses habitudes , ses amitiés , son train de plaisir . Il ne le pouvait pas , et , avec un désespoir profond , Mme de Vignes voyait le fils suivre , comme le père , la route dont toutes les étapes , bien connues d' elle , étaient marquées par des tristesses , et dont le but était la prompte et implacable mort . Cependant l' ouverture du Salon avait eu lieu , et , sourdement travaillée par une âpre curiosité , Juliette avait demandé à sa mère de l' y conduire . La peinture moderne ne l' intéressait que médiocrement . Ce qui l' attirait , avec une puissance troublante et invincible , c' était ce portrait de Clémence Villa , dont les études avaient concordé d' une façon fatale avec le changement d' attitude de Pierre Laurier . Accompagnée par sa mère , qui ne se doutait guère des sentiments qui la faisaient agir , Mlle de Vignes parcourut , d' un pas rapide et indifférent , les salles où s' étalaient , dans leur froide médiocrité , des milliers de toiles inutiles . Elle allait , sans s' arrêter , cherchant le seul tableau qui comptât pour elle . Brusquement , elle resta immobile , saisie : devant elle , au fond de la salle , à vingt pas , dans son cadre noir , un portrait de femme petite , brune et pâle , s' était emparé de son regard . D' un coup d' œil , sans l' avoir jamais vue , elle l' avait reconnue . C' était elle , il ne pouvait y avoir d' erreur ; nulle autre n' aurait eu cette beauté , fatale et presque méchante , qui donnait froid à l' âme . Juliette fit un effort , et , rompant un cercle d' admirateurs arrêtés devant la cimaise , elle s' approcha . Sa mère , entraînée par elle , regarda le portrait avec tranquillité et d' un ton satisfait : — Tiens ! c' est le tableau de Pierre Laurier ... Oh ! il est vraiment très remarquable ! ... Juliette pâlit un peu . Ce que sa mère venait de dire , elle le pensait , au même instant , avec une profonde douleur . Oui , elle était remarquable cette œuvre , et le talent du peintre ne s' était jamais élevé aussi haut . Dans les fines lumières de la tête , coiffée d' un chapeau à grandes plumes , dans le coloris chatoyant des épaules , sortant d' un ravissant costume Louis XVI , dans la pose provocante de la main , appuyée sur une haute canne , dans le rayonnement des yeux et dans le charme du sourire , l' inspiration d' un cœur amoureux se trahissait . Celui qui avait vu cette femme si belle et qui l' avait reproduite avec une si chaude passion , était follement épris . Et sa grâce voluptueuse faisait tout comprendre , si elle ne faisait pas tout excuser . Des larmes montèrent aux yeux de la jeune fille , et son cœur battit à l' étouffer . Dans la foule qui admirait , prononçant tout haut le nom du peintre et celui du modèle , Mlle de Vignes souffrit affreusement . Deux jeunes gens , campés devant le portrait , tout près d' elle , et qui ne se souciaient point de n' être pas entendus , conclurent leurs éloges par ces mots : — Du reste , il est son amant ... Juliette rougit , comme si on l' avait insultée , et , tremblante à l' idée qu' elle pourrait écouter d' autres paroles qui éclaireraient plus cruellement le mystère dont elle était , à la fois , curieuse et révoltée , elle entraîna sa mère vers la salle voisine . A compter de ce jour , elle devint plus grave , avec une nuance de mélancolie , qui ne frappa point Mme de Vignes . Les deux femmes n' avaient que trop de motifs de chagrin , et Juliette aurait plus étonné sa mère par de la gaieté que par de la tristesse . L' été s' était écoulé dans l' isolement de la campagne : Jacques continuant dans les villes d' eaux , à Trouville , à Dieppe , son existence de plaisir , et faisant , à de plus longs intervalles , des apparitions chez sa mère ; Pierre devenu tout à fait invisible , mais livré à une production acharnée , que révélait l' apparition fréquente de nouvelles toiles signées de lui chez les marchands de tableaux . Jamais temps ne parut plus long et plus triste que celui qui se passa , pour les deux femmes , de juin à octobre . Elles eurent le loisir de penser à tout ce que la vie leur préparait de soucis pour l' avenir . La saison était magnifique , le ciel n' avait pas un nuage , et il faisait une chaleur délicieuse . Le soir , la mère et la fille parcouraient le jardin , en regardant les étoiles s' allumer dans la nuit claire . Et le calme des choses offrait , avec l' agitation de leur esprit , un contraste douloureux . Elles se promenaient , à côté l' une de l' autre , sans parler , car elles voulaient se dissimuler leurs peines , marchant dans l' obscurité qui cachait la contraction de leur visage . Une sensation de vide profond les entourait . Les deux êtres qui , pour elles , comptaient seuls dans le monde étaient loin , et rien ne les intéressait plus . Le charme d' une nature splendide leur échappait . La douceur du vent , chargé des parfums de la terre , la pureté du ciel mystérieux , le murmure des feuilles agitées sur leur tête , tout ce qui les aurait ravies , si , pour partager leurs impressions , elles avaient eu , auprès d' elles , le cher absent , les laissait froides et lassées . Et chaque jour , chaque soir , le même ennui pesait sur elles , invinciblement . Juliette se développait beaucoup , elle avait encore grandi et son visage était devenu charmant . Elle avait dix-sept ans , et sa gravité faisait d' elle une véritable femme . Sa mère prenait plaisir à la parer . La partialité , qu' elle avait toujours eue pour son fils , ne l' aveuglait pas assez pour l' empêcher de remarquer la grâce épanouie de sa fille . Elle lui dit un jour , après l' avoir regardée longuement : — Tu deviens vraiment gentille ! Juliette eut un fugitif sourire , et hocha la tête sans parler . A quoi bon sa beauté ! Celui , par qui elle eût voulu être admirée , n' était pas là . L' automne venait de commencer , lorsqu' une grave nouvelle ramena brusquement Mme de Vignes à Paris . Son fils , après avoir lutté follement contre un affaiblissement sans cesse en progrès , était tombé brusquement . Il avait été pris de vomissements de sang , et , mourant , on l' avait transporté chez sa mère . L' angoisse coupa court aux rêveries de la jeune fille . Elle adorait son frère et , venue sans retard avec sa mère , elle avait été épouvantée de l' état dans lequel elle le trouvait . A peine eut-il la force de se soulever , quand elles entrèrent dans sa chambre . Du beau Jacques , il ne restait qu' un fantôme . Une consultation de médecins , immédiatement provoquée , ordonna le départ immédiat pour le Midi , et , dès la fin de novembre , dans la villa baignée par la mer bleue , abritée par le bois de pins et de genévriers , au milieu des rochers rouges , la famille de Vignes s' était installée . Là , Jacques s' était remis . La jeunesse a des ressources puissantes . La chaleur , la lumière , la régularité de l' existence , avaient exercé leur salutaire influence , et si le malade ne s' était pas complètement guéri , au moins avait-il repris assez de force pour qu' il fût permis de ne plus désespérer . Il allait pâle , voûté , chancelant , ébranlé par les accès d' une toux cruelle . Mais il vivait . Et s' il voulait beaucoup se surveiller , il pouvait ainsi vivre longtemps . Ce n' était cependant pas assez pour Jacques d' avoir obtenu ce résultat , et le soulagement apporté à sa maladie ne le satisfaisait point . Avec les forces , les désirs étaient revenus , et l' impossibilité de les contenter lui causait une irritation qui s' épanchait en paroles amères , en violentes récriminations . Sans cesse , dans son esprit aigri , un parallèle se faisait entre ce qu' il avait été et ce qu' il était maintenant . Sa débilité actuelle lui paraissait insupportable comparée à son activité passée , et il ne se servait de ses énergies renaissantes que pour se plaindre et maudire . Aucune résignation , aucune douceur ; une lamentation continuelle , une envie irritée . L' arrivée de Pierre Laurier avait cependant fait une diversion heureuse à ses ennuis . Il s' était senti plus vaillant et moins découragé , en compagnie de son ami . Tout ce qui le laissait indifférent et lassé avait recommencé à avoir de l' attrait pour lui . Il ne restait plus , tout le jour , étendu sur sa chaise longue , ou enfoncé dans sa guérite d' osier sur la terrasse . Il marchait , sortait en voiture , pendant les heures chaudes du jour . Et la distraction influait favorablement sur sa santé . Il se montrait moins sombre , consentait à recevoir des visiteurs et n' avait pas repoussé l' offre que lui avait faite le peintre , d' amener à la villa un médecin russe très bizarre , réputé un empirique par ses confrères , mais célèbre par des cures extraordinaires . Le docteur Davidoff , installé à Monaco avec son ami le comte Woreseff , était le fils unique d' un marchand de grains d' Odessa , mort dix fois millionnaire . Il avait donc pu suivre sa fantaisie , dédaigner la clientèle , étudier à son aise l' humanité dans ses maux physiques et ses misères morales . Il avait pris sur l' imagination de Jacques une très prompte autorité . Sa prétention était de rendre la confiance à ceux qu' il soignait , assurant qu' il en résultait un bien-être immédiat . — Ayez la conviction que vous guérirez , disait-il à Jacques , et vous serez déjà à moitié tiré d' affaire . La nature se chargera de faire le reste . Elle ne demande qu' à aider les malades , encore faut-il qu' ils ne s' abandonnent pas eux -mêmes . J' ai vu des miracles opérés par la volonté et la foi . Les effets des eaux de la Salette et de Lourdes , dans votre pays , n' ont pas d' autre cause . La vertu du breuvage est dans l' âme de celui qui le boit . Ayant la certitude que l' eau sainte agira sur lui , il ressent déjà le bien espéré . C' est pourquoi il est inutile d' envoyer les incrédules à ces pèlerinages curatifs , de même qu' il ne faut pas faire assister les sceptiques à des séances de spiritisme . Ils ont , en eux -mêmes , des forces qui réagissent contre les efforts des adeptes , et qui neutralisent les fluides . Jamais les expériences , dans de telles conditions , ne réussissent . De même , jamais le mystérieux travail de la nature , tendant à la guérison , ne se produira favorablement dans un organisme affaibli par la crainte et abattu par le doute . Jésus , qui fut un des grands thaumaturges de l' antiquité , disait à ceux qui lui demandaient de les guérir : « Croyez . » En effet , tout est là . Ces théories , développées curieusement par le médecin russe , avaient d' abord intéressé Jacques , puis , peu à peu , leur germe subtil s' était glissé dans son esprit et y avait acquis un singulier développement . Il y avait des heures où le malade retrouvait l' espoir et se disait : Pourquoi , en somme , ne guérirais -je pas ? Il découvrait , dans sa mémoire , des exemples de sauvetages prodigieux . Des affections , beaucoup plus avancées que la sienne , arrêtées d' abord et ensuite disparues , sans même laisser da traces . Et ceux qui en avaient été atteints , menant l' existence libre et joyeuse , comme les plus vigoureux et les mieux dispos . Oh ! vivre , aller , venir , sans contrainte , sans inquiétude , se livrer à sa fantaisie , ne plus redouter le plaisir . Échapper aux gardes-malades , aux médecins , mépriser les précautions , s' affranchir des ménagements , pouvoir être imprudent tout à sa guise ! Quel rêve ! Et pourrait-il jamais le réaliser ? En désirant si ardemment la guérison , il n' avait qu' un but : recommencer les folies qui l' avaient réduit à cet état misérable . Lorsqu' il se laissait aller devant Pierre à ses regrets et à ses aspirations , celui -ci secouait mélancoliquement la tête , puis avec une profonde amertume : — Est -ce donc la peine de souhaiter le plaisir ? Car est-il rien de plus vain et de plus décevant ? Ah ! soupirer après le succès et la gloire ... Oui ! ... Se consumer en efforts pour y atteindre , voilà qui est digne d' un homme . Mais user ses jours et ses nuits à remuer des cartes ou à courtiser des femmes , peut -on rien concevoir de plus absurde et de plus navrant ? Je le fais pourtant , moi qui critique si rudement ce genre de vie ... Mais je suis un fou , odieux et stupide ! ... N' ayant plus l' énergie de demander mon pain au travail , je l' attends du hasard ... Je joue , ---quelle misère ! ---pour essayer de prendre à la banque l' argent que me réclame une drôlesse que je méprise , qui me trompe et que je n' ai pas le courage de quitter ... Et c' est là ce que tu regrettes ? Ce sont ces heures , passées autour d' un tapis vert , à la chaleur dévorante du gaz qui vous dessèche le cerveau , dans l' attente d' une série à rouge ou à noire . Puis le moment où l' on dépose la somme , si durement obtenue , dans les mains impatientes de la belle qui sourit , tout en feuilletant les billets : amour et comptabilité mêles ! Voilà le bonheur que tu rêves ! C' est celui dont je jouis , et je ne sais pas si je ne préférerais pas la mort ! Il riait lugubrement , devant son ami épouvanté par cette sombre colère , puis il reprenait , plus calme : — Après tout , j' ai tort de juger les autres d' après moi -même . On t' aime , toi , tu es heureux et la vie t' offre des douceurs ... Moi , je suis bafoué , méprisé , et je ne connais que des joies si âcres que leur souvenir m' est plus cuisant que celui de mes chagrins . Qu' aurais -je à regretter ? Rien . Par qui serais -je pleuré ? Par personne . Toi , au contraire , ta vie est nécessaire à ceux qui t' aiment , à ta mère , à ta sœur ... C' est pour elles qu' il faut te guérir , et c' est à elles seules qu' il faut penser . Ah ! si j' avais auprès de moi un de ces êtres doux et charmants , dont l' affection console et guérit de toutes les souffrances , je trouverais le courage de me relever moralement et de redevenir un autre homme . Dans mes heures d' abattement le plus profond , j' ai souvent songé que si j' avais quelqu'un à qui me dévouer , je pourrais me montrer encore aussi sage que les meilleurs des hommes . Mais je suis seul ! Au diable la raison ! Quand j' aurai assez de ma folie , je me casserai la tête sur un de ces rochers , d' un si beau ton , qui sont au has de la falaise , et la mer bercera mon corps , comme une dernière amie . Ces accès de mélancolie , Pierre Laurier ne s' y livrait pas seulement devant son ami . Quelquefois , en présence de Mme de Vignes et de Juliette , il s' était laissé aller à traduire son irritation en paroles désespérées . S' il avait alors regardé la jeune fille , il eût découvert , dans l' expression souffrante de son visage , une de ces raisons de se corriger qu' il implorait de la destinée . Mais il ne s' inquiétait pas de l' effet que produisaient ses paroles . Il était tout à la sincère expression de son découragement . Insensé ! L' espérance , ardemment appelée par lui , rayonnait , étoile lumineuse dans son ciel obscur , et il ne levait pas les yeux vers elle . Il demandait un être doux et charmant à qui il pût sacrifier ses dangereuses passions , et il l' avait tout près de lui , ému de sa douleur et palpitant de ses angoisses . Cependant , malgré la tristesse que les humeurs noires de l' ami de son frère lui causaient , Juliette ne se plaignait pas de son sort . Elle voyait Pierre bourrelé de soucis , sombre et fantasque , mais elle le voyait . A Paris , elle ne le voyait pas : il y avait donc progrès . Elle savait que la méchante femme était à Monte-Carlo ; mais elle savait aussi que le peintre ne passait plus tout son temps auprès d' elle . Si la chaîne était toujours rivée , les anneaux se relâchaient , et , un jour , elle pourrait sans doute finir par se rompre . C' était tout ce qu' elle espérait . Elle n' avait pas beaucoup d' orgueil . Mais a-t -on de l' orgueil lorsque l' on aime ? Le lendemain du dîner , qui avait été si bizarrement terminé par le récit du docteur Davidoff , vers dix heures du matin , Juliette , sa blonde tête abritée par une ombrelle , un petit panier au bras , suivait la terrasse de la Villa en cueillant des fleurs . Le temps était admirable , le bleu de la mer se confondait avec le bleu du ciel . Une brise délicieuse venait du large , chargée des senteurs salines . Les flots mouraient , frangés d' argent , au pied des rochers qui bordaient la petite baie silencieuse . Accompagné de sa mère , Jacques sortit de la maison et , lentement , commença à se promener au soleil . Mme de Vignes était une petite femme mince , au visage délicat , aux yeux noirs expressifs , au front intelligent couronné de cheveux déjà blancs . Sa physionomie exprimait le calme d' une résignation devenue habituelle . Elle marchait doucement , sans parler , jetant un coup d' œil , de temps en temps , sur son fils , comme pour mesurer les progrès que le climat du Midi faisait faire à sa convalescence . Jacques , arrivé à la moitié de la terrasse , s' arrêta et , s' asseyant sur le parapet de pierre , tiède des rayons du soleil , il regarda , dans l' eau claire comme du cristal , les colorations étranges des végétations sous-marines . Il était là , dans la chaleur , la tête vide , oubliant son mal , et éprouvant un vivifiant bien-être . Sa sœur vint près de lui , sa récolte faite , et l' embrassant doucement : — Comment te sens -tu ce matin ? Tu as bien dormi ? Il me semble que tu es revenu tard . Le malade sourit au souvenir de ses anciennes fredaines qui dévoraient les nuits jusqu' à l' aube , et , prenant un brin de mimosa dans le panier de la jeune fille : — Oh ! extrêmement tard ! Il était dix heures passées ! — Tu te moques de moi . Ce qui n' empêche pas que , depuis notre installation ici , c' est la première fois que tu sors le soir ... . — Mon médecin me l' avait permis . Il était parmi les convives ... . Et jamais les médecins ne trouvent mauvais les plaisirs qu' ils partagent . Juliette resta un instant silencieuse , puis , avec un air sérieux : — Il te plaît , ce docteur Davidoff ? — Oui , c' est un aimable compagnon et sa science est réelle , malgré les allures sataniques qu' il prend volontiers . Je ne le crois , du reste , pas aussi diable qu' il tient à le paraître . Mais il est incontestable que , depuis qu' il s' occupe de moi , je vais mieux ... . — Oh , Dieu ! cher enfant , s' écria Mme de Vignes , rien que pour cela il me paraîtrait divin . Qu' il soit ce qu' il voudra , pourvu qu' il te guérisse . C' est , en tous cas , un homme parfaitement élevé et du meilleur ton ... . Mais il pourrait être rustre que je l' adorerais . Je ne lui demande que de te rendre la santé ... . — Il doit venir , ce matin , constater si ma petite débauche d' hier soir ne m' a pas été funeste ... Ce sera , malheureusement , une des dernières visites qu' il nous fera : il part , ces jours ci , pour l' Orient , avec son ami et client le comte Woreseff ... . — Ce Russe à qui appartient le yacht , ancré dans la rade de Villefranche ? — Ce Russe même . — Était-il des vôtres hier soir ? — Non ! Il ne quitte presque jamais son bord ... . On dit qu' il y garde , avec un soin jaloux , une Circassienne qu' il a enlevée et qui passe pour la beauté la plus accomplie qui se puisse rêver . Son appartement est aménagé avec un luxe oriental fabuleux . Le service y est fait par des femmes vêtues de somptueux costumes . Le soir , en passant en barque le long du navire , on entend des harmonies exquises . Ce sont des musiciens engagés à bord pour distraire le comte et sa belle . Voilà avec qui Davidoff s' embarque pour le pays des Mille et une Nuits . — Je ne le plains pas , dit gaiement Mme de Vignes . — Il a renouvelé hier soir auprès de Pierre les instances les plus vives pour le décidera l' accompagner . Woreseff , qui adore les artistes , avait rêvé d' emmener un peintre qui lui retracerait , en quelques études , les principaux épisodes du voyage ... . — Et ton ami n' a pas accepté ? ... demanda Juliette avec un sourire contraint . — Non ! il médite , a-t-il dit , un autre voyage . Mais il veut le faire seul . Après ces mots , qui offraient un double sens si menaçant , il y eut un silence . Jacques , frappé soudain de la signification sinistre , qui pouvait être donnée à ces paroles , prononcées par lui sans arrière-pensée , restait absorbé , se rappelant les amères déclarations , si souvent répétées par Pierre . Juliette , le cœur serré , observait son frère , devinant la pénible sensation éprouvée par lui et ne pouvant vaincre le saisissement qui venait de s' emparer d' elle . Il semblait qu' ils fussent , l' un et l' autre , sous le coup d' un malheur , dont cette phrase avait été l' effrayant présage . Et ils se taisaient , assaillis par de lugubres impressions . Le roulement d' une voiture sur la route de Beaulieu les arracha à cette douloureuse torpeur . Ils se regardèrent une dernière fois , effrayés de leur parole et de leur tristesse . Puis ils tournèrent les yeux vers la grille de la villa , devant laquelle une voiture venait de s' arrêter . Le médecin russe , vêtu de noir , le visage grave , en était descendu , et s' avançait vers eux . Jacques se leva , et rassérénant son front , il fit quelques pas du coté de son matinal visiteur : — Fidèle à votre promesse , mon cher Davidoff , dit-il en serrant la main de son ami . Combien je vous remercie de vous occuper de moi ! Le docteur saluait Mme de Vignes et sa fille . Son visage demeura immobile et glacé . Jacques le regarda avec étonnement et Juliette avec terreur . Pourquoi cette attitude contrainte , cet abord silencieux ? Que redoutait-il d' être obligé de dire ? Quel événement lui imposait cette morne contenance et cet air sombre ? Le Russe leva les yeux sur Jacques et , avec lenteur , comme pour prolonger une situation qui retardait des explications pénibles : — Vous vous sentez bien , ce matin ? demanda-t-il . Le sommeil a été bon ? Vous n' avez pas de fièvre ? Il lui prit le poignet , le garda quelques secondes entre ses doigts : — Non ! Les forces reviennent . Et on peut vous traiter comme un homme , à présent . Jacques regarda le docteur , et , d' une voix sourde , il demanda : — Est -ce qu' il se passe quelque événement assez grave pour pouvoir m' impressionner si vivement ? Sans parler , Davidoff baissa affirmativement la tête . — Et vous hésitiez à me le confier ? reprit Jacques . — Certes ! répondit le Russe . — Et maintenant ? — Maintenant , je suis prêt à parler . Il baissa un peu la voix , de façon à n' être pas entendu par la mère et la fille : — Mais il vaut mieux que j' attende que nous soyons seuls ... . Ils marchèrent , tous les quatre , à petits pas dans la direction de la maison . Quand ils furent arrivés sous la verandah qui s' étendait devant les fenêtres du salon , à demi-closes de leurs persiennes à cause du soleil , Mme de Vignes et Juliette s' arrêtèrent . La jeune fille examinait le docteur avec anxiété . Il lui semblait que les paroles obscures qu' il venait de prononcer , avaient un rapport secret avec les idées qui la troublaient au moment où il était arrivé . L' image de Pierre Laurier s' évoqua dans son esprit , et elle était vague et pâle , comme près de s' effacer dans le néant . La grave communication que Davidoff avait à faire était , elle n' en pouvait douter , relative au peintre . De quelle nature était-elle ? Un frisson passa dans ses veines , elle eut froid , par cette admirable matinée ensoleillée . Elle vit le ciel bleu se voiler d' obscurité , la mer s' assombrir , et la verdure éternelle des pins se décolorer . Un glas sonna à ses oreilles . Et , en proie à sa funèbre hallucination , elle demeura immobile , avec la sensation que tout tournait autour d' elle . La voix de sa mère , l' appelant , la rendit à elle -même . Ses paupières battirent , sa vue redevint nette , elle retrouva le ciel clair , la mer bleue , et les verdures luxuriantes . Rien n' était changé que son cour , cruellement serré , et son esprit , mortellement triste . — Viens -tu , Juliette ? répéta Mme de Vignes . Je crois que ton frère a besoin d' être seul avec le docteur . La jeune fille adressa au Russe un regard suppliant , comme s' il dépendait de lui que le malheur redouté fût ou ne fût pas , et , avec un grand soupir , elle entra dans la maison . Les deux hommes s' étaient assis , sous le vitrage , auprès d' une colonne de fonte , le long de laquelle grimpaient des touffes d' héliotropes embaumés . Ils demeurèrent une seconde hésitants devant ta révélation à demander et à faire . Puis Jacques , d' une voix calme , avec son indifférence de malade qui ne pense qu' à lui -même : — De quoi s' agit-il donc , mon cher ami ? demanda-t-il . — D' une bien triste nouvelle , oh ! très triste ! que j' ai à vous communiquer . On est venu , ce matin même , me l' apprendre , et j' avoue que j' en suis encore tout bouleversé ... . S' il n' était pas nécessaire que vous en soyez informé , j' aurais retardé ma pénible mission , mais vous êtes directement mêlé à l' événement . Jacques l' interrompit , et subitement devenu nerveux : — Quel préambule ! Et que de précautions ! Comment suis -je mêlé ? ... — Vous allez le comprendre , reprit Davidoff en dirigeant sur son malade un regard presque dur à force de fixité . Cette nuit , vers une heure du matin , un tragique suicide a eu lieu , tout près de Monte-Carlo ... Un homme s' est jeté de la falaise dans la mer ... Des douaniers , en faisant leur inspection , ont trouvé son paletot , son chapeau et un billet , qui vous est adressé . — A moi ? s' écria Jacques en pâlissant . — A vous ... Le tout a été porté au gouverneur qui , sachant quels rapports affectueux nous avons ensemble , m' a fait avertir , afin que je puisse juger de l' opportunité qu' il y aurait à vous informer ... Les yeux de Jacques s' étaient enfoncés sous ses sourcils , subitement , comme tirés par une violente angoisse ; sa bouche se contractait , il haleta : — C' est donc quelqu'un ... qui me touche de très près ? — De très près . Davidoff lentement tira de son portefeuille la carte , sur laquelle le peintre avait écrit son dernier adieu , et la tendit au malade . Celui -ci , avec une sorte d' effroi , prit le mince carré de bristol , il lut le nom qui y était gravé , une rougeur ardente monta à ses joues , il s' écria : — Pierre ! ... Pierre ! ... Est -ce possible ? Et il demeura anéanti , les regards fixés sur le médecin russe , qui l' observait muet , immobile et tout noir . Ils ne parlèrent pas , comme s' ils avaient peur d' entendre le son de leur voix . Ils échangèrent un coup d' œil plein d' horreur et de doute , tant la disparition de cet être rempli de santé et de vigueur , en quelques instants , les laissait dons une stupeur mêlée d' incrédulité . Et cependant cela était . Entre eux , Pierre ne reparaîtrait plus . A leurs côtés , sa place était vide pour toujours . Jacques , sans une parole , reporta ses regards sur la carte dont il n' avait lu que le nom , et , essuyant d' un revers de main ses yeux remplis de larmes , il commença à lire le dernier adieu que lui adressait son ami . Il déchiffrait tout haut cette écriture tremblée , tracée au crayon dans la nuit . Un attendrissement irrésistible étranglait sa voix . Il sentait bien que Pierre était las de sa souffrance et de sa dégradation , et qu' il voulait mourir pour y échapper . Mais il voyait aussi que son ami songeait , en disparaissant , à conclure avec la destinée ce pacte étrange qui lui permettrait peut-être de revivre en Jacques . Il répéta lentement : « Je vais renouveler l' expérience que nous a racontée Davidoff ... Je te fais cadeau de mon âme ... Vis heureux par moi , et pour moi ... » Un affreux rayon d' espoir illumina le regard du malade ; en même temps qu' un sanglot montait à ses lèvres . Il était bouleversé par la douleur , mais , au fond de lui -même , une vivifiante croyance déjà naissait . — C' est moi qui l' ai vu le dernier , dit alors le médecin russe . Il m' a quitté pour aller chez Clémence Villa ... Une scène violente , comme ils en avaient quotidiennement , a dû éclater entre eux ... Il est ressorti , et , depuis , on ne sait ce qu' il est devenu ... Des fraudeurs ont occupé , toute la nuit , les gardes-côtes sur la route de Vintimille . Il y a eu des coups de feu échangés ... Et c' est près de l' endroit où l' échauffourée a eu lieu que le vêtement , le chapeau et la carte ont été trouvés ... — Et son corps ? demanda Jacques . — Le flot le rapportera sans doute à la grève ... On pourra ainsi le déposer en terre sainte , et ses amis sauront où aller le pleurer . Un sourd gémissement , puis le bruit d' une chute , se firent entendre au même moment , dans le salon . Jacques et le médecin s' étaient dressés , effrayés . Davidoff s' avança vivement , tira les persiennes et poussa une exclamation . A deux pas de la fenêtre , Juliette était étendue sans connaissance . Elle avait vainement essayé de s' accrocher à une chaise qui avait roulé sur le plancher avec elle . Pâle , les yeux fermés , elle semblait morte . Les deux hommes s' élancèrent dans la maison . Au bruit , Mme de Vignes avait paru . Elle n' eut pas à faire de questions : par la porte ouverte , elle venait d' apercevoir sa fille . La soulever dans ses bras fut , pour cette femme d' apparence chétive , l' affaire d' une seconde . Elle l' allongea sur un canapé , examina son visage , tâta son cour , constata qu' elle vivait , et , un peu rassurée , elle demanda à son fils : — Qu' est-il arrivé ? Davidoff s' était approché de la jeune fille , et , avec de l' eau fraîche , lui mouillait les tempes , Jacques ne tendit pas à sa mère le billet qui lui léguait , comme par un testament surhumain , l' âme de son ami , il prononça ces seuls mots : — Pierre est mort ! On eût dit que , du fond de son douloureux sommeil , Juliette avait entendu . Elle fit un mouvement , ouvrit les yeux , reconnut ceux qui l' entouraient , et , avec la vie , retrouvant la souffrance , elle fondit en larmes . Mme de Vignes et son fils échangèrent un regard . Jacques baissa la tête ; la mère alors , devinant le chaste secret du virginal amour de Juliette , poussa un douloureux soupir et se mit à pleurer avec elle . Davidoff prit Jacques par le bras et l' entraîna au dehors . Sur la terrasse , l' air était doux , le soleil chauffait les plantes qui embaumaient , lèvent léger réjouissait le cœur , la mer s' étalait , d' un bleu de turquoise , les grandes hirondelles rasaient les flots avec des cris joyeux . Il sembla an docteur que son malade n' était plus le même . Il marchait d' un pas délibéré et non traînant , son corps se redressait , ses yeux , l' instant d' avant , caves et éteints , brillaient vifs . Il ne parlait pas , mais , au gonflement de ses traits , on discernait qu' une soudaine exaltation bouillonnait en lui . Davidoff , avec une âpre ironie , le contempla métamorphosé déjà par l' espérance . Alors , songeant à Pierre Laurier disparu , à Juliette qui pleurait , le Russe eut un silencieux et sardonique sourire . Il pensa que , pour rendre la vie à cet égoïste jeune homme , c' était beaucoup que le sacrifice de deux êtres . Et mentalement , sur cette belle terrasse , sous ce ciel délicieux , il évoqua un couple amoureux , rayonnant , heureux , passant enlacé dans l' enivrant parfum des orangers en fleurs . Mais les amants rebelles s' enfuirent soudain effarouchés , et Davidoff ne vit plus que Jacques , déjà ranimé par le sang de Pierre et les larmes de Juliette , qui , près de lui , marchait triomphant . Pendant qu' il nageait , de toutes ses forces , vers l' homme qui se noyait , Pierre , puissamment éclairé par la lune , à ce moment -là débarrassée de son voile de nuages , avait été aperçu par les douaniers embusqués sur la falaise . Deux détonations , un sifflement aigu à ses oreilles , un peu d' écume sautant sous le coup de fouet d' une balle , lui annoncèrent qu' il était pris pour un fraudeur . Il se dressa sur le sommet d' une vague et jeta un rapide coup d' œil autour de lui . A dix mètres , dans un remous , une forme noire se débattait ; à deux cents mètres , le canot , enlevé par l' effort de ses rameurs , se dirigeait vers le cotre qui louvoyait au large . Quelques brasses vigoureuses mirent Pierre à portée du malheureux qui se débattait aveuglé , étouffé par les flots , inconscient de ses suprêmes efforts . Il le saisit vigoureusement , lui leva la tête hors de l' eau , et , d' une voix puissante , poussa un cri qui , vibrant de lame en lame , parvint jusqu' à la barque . L' homme qui tenait la barre , à cet appel , regarda avec attention et , à la surface des ondes argentées , apercevant ce groupe qui se mouvait , il répondit par un coup de sifflet aigu . Aussitôt les rames cessèrent de frapper la mer , le bateau s' arrêta et le cotre , comme obéissant à des ordres reçus d' avance , mit le cap sur la terre . Alourdi par son épave humaine , et rassemblant toutes ses forces , Pierre avançait péniblement . Ses habits , collés à son corps , entravaient le jeu de ses jambes , et la respiration s' embarrassait dans sa poitrine . Maintenant des paquets de mer lui passaient par-dessus la tête , il ne fendait plus , alerte et léger , les vagues , de ses bras dispos . Il lui semblait qu' une puissance irrésistible l' entraînait vers le fond , et que des liens mystérieux garrottaient ses membres appesantis . Des bourdonnements emplissaient ses oreilles , et ses yeux voilés d' ombre ne distinguaient plus nettement le ciel . Il pensa : Je n' aurai jamais l' énergie d' aller jusqu' à la barque , et je vais mourir avec ce malheureux . Un désespoir le prit de ne pouvoir sauver cet inconnu qu' il tenait là , étroitement embrassé , comme un frère tendrement aimé . Il ne songeait pas à lui -même , il avait fait le sacrifice de sa vie , et il ressentait une âpre joie de la donner non inutilement , par un absurde et lâche suicide , mais en luttant pour arracher un homme à la mort . Une rage de triompher lui rendit de la vigueur , il enleva d' une poussée plus puissante son inerte fardeau , et , une fois encore , il apparut sur la crête des lames . La barque n' était plus qu' à vingt mètres de lui . Un cri sourd sortit de sa bouche serrée par la contraction de tous ses muscles . Il battit l' eau de ses bras , pendant que ses jambes paralysées restaient sans mouvement . Un coup de houle le fit tourner , et le flot amer lui emplit ta gorge , étouffant un dernier appel . Il s' enfonça dans l' eau verdâtre , sous la clarté de la lune , avec cette idée très nette que , s' il lâchait son compagnon , allégé de ce poids , il serait sauvé . Mais il repoussa l' égoïste conseil de la lâcheté humaine . Il pensa : Si je pouvais , en l' abandonnant , assurer son salut au prix de ma perte , c' est cela que je ferais . Allons , un dernier effort pour qu' il ne meure pas avec moi . Il remonta à la surface , respira largement , revit le ciel étoile et , tout à coup , se trouva délivré du fardeau qui le noyait . Il entendit des voix qui disaient en italien : « Je le tiens ! Enlève-le ! » Au même moment , une masse , qui lui parut énorme , se dressa , toute noire , sur les flots et retomba pesamment sur lui . Il sentit une violente douleur au front , ses yeux éblouis aperçurent des milliers d' étoiles , il lui sembla que son corps devenait léger et impalpable , puis il perdit connaissance . Quand il revint à lui , il était étendu sur un paquet de voiles , à l' avant d' un petit navire , qui filait vivement dans la nuit claire . Le foc serré claquait au vent , au-dessus de sa tête . La mer mugissait coupée par l' étrave , et trois hommes , au visage basané , se penchaient sur lui , attentifs à son réveil . Il voulut faire un mouvement , se soulever , deux bras le maintinrent étendu . Un des hommes , débouchant une fiasque entourée de paille tressée , lui offrit à boire . Il avala une gorgée d' eau-de-vie très forte , qui acheva de lui rendre le sentiment exact des choses extérieures . Une brûlure au front lui rappela le choc sous lequel il s' était évanoui . Il porta la main à son visage et la retira ensanglantée . En même temps , l' air de la nuit , rendu plus vif par la marche rapide du bateau , le glaça , et il s' aperçut qu' il était trempé jusqu' aux os . Alors , d' une voix étouffée , s' adressant à ceux qui l' entouraient : — Mes amis , dit-il , si vous vous intéressez à moi , comme tout me le prouve , d' abord donnez -moi des vêtements secs , je meurs de froid . — Tiens ! le camarade est un pays , dit un des trois marins avec un accent provençal . Alors permettez que j' aie l' avantage de le mettre à même ma garde-robe ... Il disparut par l' écoutille et remonta , au bout d' une minute , avec un pantalon , des espadrilles , une chemise de laine et un épais caban . Il posa le tout auprès de Pierre , et , avec un air de contentement : — Agostino s' en tirera ... Il commence à respirer ... Ah ! c' est que s' il n' a pas reçu l' avant du canot sur la tête , comme vous , il a avalé bien plus de bouillon . Pierre , à ces paroles , se rappela l' énorme masse noire qu' il avait vue se dresser sur la crête des lames , un instant avant de perdre connaissance . Il comprit que c' était la barque , soulevée par la houle , qui était retombée , de tout son poids , sur lui . Pendant qu' il réfléchissait , ses compagnons le dévêtissaient et le rhabillaient avec prestesse . Il se trouva enfin assis sur un rond de cordages , très étourdi , mais éprouvant un grand bien-être dans la laine moelleuse qui réchauffait ses membres endoloris . — Qui est Agostino ? demanda-t-il , en se tournant vers les trois hommes qui le regardaient avec un air de satisfaction . — Agostino , reprit le Provençal , est le camarade que vous avez ramené à la nage sous le feu des douaniers ... — Et qui êtes -vous , vous -mêmes ? demanda Pierre avec une brusque autorité . Les marins se concertèrent hésitants . L' un d' eux dit , en mauvais italien , d' une voix gutturale : — Nous n' avons pas besoin de nous défier de lui . Que peut-il d' ailleurs contre nous ? — Rien du tout , interrompit Pierre avec tranquillité . Et , d' ailleurs , pourrais -je vous nuire , que je n' aurais certainement pas le goût de le faire . — Ah ! vous avez compris ? s' écria le Provençal en riant . — A peu près . Mais il me semble que c' est un patois que parlent vos camarades . — Oui , c' est le dialecte sarde ... Nous sommes de pauvres marins , qui tâchons de passer en franchise , et à nos risques et périls , les marchandises que nous confient des négociants de Livourne et de Gênes . — Contrebandiers , alors ? — Mon Dieu ! oui . C' est ainsi que cela s' appelle ... Nous étions en train de débarquer des soies , de l' eau-de-vie et des cigares , quand nous avons été dérangés , au beau milieu de notre opération , par ces faillis-chiens de gabelous . Les marchandises sont entrées , moins deux ballots de Virginias , coulés à pic , qui seront fumés par les rougets et les rascasses ... Mais vous , monsieur , comment vous êtes -vous trouvé là juste pour tirer d' affaire le pauvre Agostino ? Ce fut au tour de Pierre d' être embarrassé . Il ne jugea pas utile de confier à ses hôtes d' un jour le mortel projet qui l' avait amené sur la rive à point nommé pour arracher un homme à la mort au lieu de s' y livrer lui -même . La lenteur qu' il mit à répondre donna à penser , aux marins , qu' il avait des raisons pour ne pas fournir d' éclaircissement sur sa conduite . Ils n' étaient point gens à s' en étonner , et , par habitude , très disposés à la discrétion . — Vos affaires ne regardent que vous , dit le Provençal , au moment où le peintre s' apprêtait à inventer une fable , et nous n' avons rien à y voir . Au lieu de vous faire causer , il vaudrait mieux panser la plaie que vous avez au front . Elle a saigné , ce qui est bon pour les blessures à la tête . Maintenant , une bande de toile , et , dans deux jours , il n' en sera plus question . Voulez -vous descendre dans le poste , avec les camarades ? — Si cela ne vous fait rien , je préférerais rester sur le pont ... Je n' ai pas le pied très marin et l' air me fera du bien ... — Comme vous voudrez . Quelques minutes plus tard , Pierre , la tête ceinte d' un bandeau , s' appuyait au bordage du cotre et regardait la mer qui déferlait le long de ses flancs . Sur les vagues désertes , pas une voile en vue . Au loin , dans une brume légère , un feu tournant luisait par instants . La brise fraîche emplissait , délicieuse , la poitrine du jeune homme . Au milieu de ces inconnus , il se sentit dégagé d' un poids écrasant . Il lui sembla qu' il n' était plus lui -même , et que le Pierre Laurier , insensé et malade , dormait maintenant au fond de la mer , balancé , blême et inerte , par la houle des grèves . Il poussa un soupir , qui vibra dans le silence , et , à mi-voix , il murmura : — C' est vrai , je suis mort ! — Est -ce que vous désirez quelque chose ? demanda le Provençal qui veillait , à deux pas de lui . — Ma foi ! mon cher camarade , puisque vous faisiez la contrebande des cigares , vous avez bien dû en garder une petite provision à bord . J' avoue que je fumerais avec plaisir . — Facile ! ... Il se pencha sur l' écoutille et prononça quelques paroles . Il remonta bientôt , avec un paquet entouré de rubans jaunes , qu' il tendit à Pierre : — C' est le patron qui vous les envoie , et il me charge de vous dire qu' Agostino est tout à fait revenu à lui ... Pauvre garçon ! S' il était resté au fond il y aurait eu bien des larmes répandues à Torrevecchio ... — Où prenez -vous Torrevecchio ? Le Provençal étendit la main sur la mer , vers l' horizon : — Là-bas , dit-il ; en Corse ... Il battit le briquet , et tendant l' amadou enflammé : — Tenez , voilà du feu . Pierre choisit un cigare long et brun , l' alluma avec soin et , avec une volupté profonde , poussant de rapides bouffées : — Dites -moi , où va le bateau , en ce moment ? Le Provençal hocha la tête : — Il n' y a que le patron qui le sache ... Nous avons le cap sur l' île d' Elbe ... Mais , allons-nous à Porto-Ferraïo ou ailleurs ? C' est ce que nous saurons quand nous y serons . Adieu va ! Pierre sourit et approuva d' un signe de tête . Lentement il se dirigea vers la pile de voiles sur laquelle il s' était trouvé couché en renaissant à la vie . Il s' étendit , bien serré dans son caban de laine , il abaissa le capuchon sur sa tête , s' adossa à un paquet de cordages en guise d' oreillers , et , les yeux au ciel resplendissant , fumant lentement , l' esprit tranquille et le cœur libre , pour la première fois depuis bien longtemps , il se perdit dans une rêverie qui le conduisit doucement au sommeil . Quand il se réveilla , le soleil le chauffait de ses rayons obliques , comme un lézard dans un creux de muraille . Il eut d' abord de la peine à se reconnaître . Les voiles , les agrès , offraient à ses yeux un spectacle qu' ils n' avaient pas coutume de voir en s' ouvrant le matin . Brusquement le souvenir des événements , qui avaient rempli les courtes heures de cette nuit , lui revint . Il eut au cœur une commotion rapide , en constatant que son existence ancienne se trouvait complètement bouleversée , que rien de ce qu' il avait l' habitude de faire ne lui était plus possible . Entre son passé et son présent un abîme , plus large et plus profond que la mer bleue , qui séparait le navire de la côte , se creusait . Et , tout au fond , un cadavre , celui d' un peintre fou , nommé Pierre Laurier , gisait , brisé par une chute mortelle . Oui , mortelle ! Il répéta ce mot , afin qu' il n' y eût pas de doute possible , dans son esprit encore obscurci . Il avait dit qu' il se tuait , il l' avait écrit , il avait jeté à ses amis et à sa maîtresse ce cri désespéré et haineux : « Je fuis la vie que vous n' avez pas su me faire aimer . » A l' heure présente , ils devaient être dans la stupeur ou la tristesse . Il ne pouvait reparaître sans risquer d' être grotesque . Le hasard l' avait porté dans un milieu imprévu , où il était absolument ignoré de tous ses compagnons . Il n' avait qu' à se laisser conduire vers l' inconnu . D' ailleurs n' était -ce pas le silence , le repos , l' apaisement , dont sa pensée avait soif ? Oh ! sortir de l' enfer d' une passion compliquée et malsaine , et se trouver soudainement jeté dans le paradis d' une existence primitive et toute matérielle ! Passer de l' atmosphère troublante d' un boudoir de fille , de la chaleur viciée d' une salle de jeu , à l' âpre et saine odeur de ce bateau , fendant l' air pur et la vague azurée ! Ses poumons s' emplirent de la fraîcheur de la brise . Il lui sembla que sa poitrine s' élargissait , et un joyeux frisson passa par tous ses membres . Il se leva , et , voyant l' équipage réuni sur le pont , il alla d' un pas tranquille au-devant de ses nouveaux amis . Le Provençal venait à lui : — Avez -vous bien dormi ? dit le matelot . — Comme jamais ! — Ah ! c' est que la mer s' entend à bercer ! ... — Où sommes-nous ? demanda Pierre . — Par le travers de Livourne ... Cette ligne de côtes blanches , que vous apercevez sur la gauche , c' est Viareggio ... Mais , voici le patron , avec Agostino ... Il veut vous remercier ... Pierre eut à peine le temps de se reconnaître ; un petit homme , brun de barbe et de cheveux , au teint olivâtre éclairé par de grands yeux et un bon sourire , se précipitait sur lui , le serrant déjà dans ses bras . — C' est toi qui m' as sauvé ... s' écria-t-il , avec un violent accent italien , tu peux compter sur moi à ton tour : ma vie t' appartient ! ... — Bien ! bien ! mon camarade , dit le peintre en se dégageant doucement . Il examina Agostino , le vit à peine âgé de vingt ans , et lui mettant la main sur l' épaule : — Tu étais vraiment bien jeune pour mourir ... Mais ce sont tes compagnons qui t' ont tiré d' affaire ; moi , je me noyais avec toi . — C' est justement cela qui m' attache à toi , dit Agostino avec chaleur ... Tu coulais et tu ne m' as pourtant pas lâché ... Oh ! tu viendras au pays pour que ma mère et ma sœur te remercient ... Mais comment t' appelles -tu ? — Pierre ... A son tour Agostino examina son sauveur : — Tu n' es ni un pêcheur , ni un marin , ni un ouvrier ... tu es un monsieur ... — C' est ce qui te trompe : je suis ouvrier ... je fais de la peinture . — Oh ! de la peinture fine et soignée alors ! ... Peut-être les figures d' hommes ou de femmes , qui regardent par les fausses fenêtres des villas ? ... Peut-être les enseignes des magasins ... Peut-être les madones des coins de rues ? ... — Justement , dit Pierre . Et si , dans ton pays , je trouve de l' ouvrage , je m' y fixerai pour quelque temps . — Les Corses ne sont pas riches , dit le patron ... Mais si tu veux donner un coup de badigeon au saint Laurent , qui est à l' avant du navire ... — Oui , certes , quand nous serons au port ... Ce sera le prix de mon passage , si tu ne trouves pas que ce soit trop peu de chose . — C' est nous qui sommes tes débiteurs , interrompit le contrebandier ... Ce que tu feras pour le bateau , nous l' accepterons de bonne amitié , mais nous serons encore en reste avec toi . — Voilà donc qui est entendu ! s' écria gaiement Pierre . Et peut -on savoir où nous allons de ce joli train ? — A Bastia . — Va pour Bastia , dit le peintre . Je n' ai pas de préférence . Et pourvu que nous ne gagnions pas le continent , tout ira bien . — As -tu donc besoin de prendre l' air , loin de la France ? demanda le patron avec un curieux sourire . — Très besoin . — Est -ce que tu as fait quelque mauvais coup ? — Un assez mauvais coup ... Oui ! affaire d' amour ! Le contrebandier eut une moue dédaigneuse et Pierre comprit qu' il baissait dans l' estime du fraudeur . Mais , quoiqu'il ne fût arrivé à se faire considérer que comme un demi-malhonnête homme , il se sentit déjà plus à son aise au milieu de ses compagnons de bord . Il pensa : Me voici comme Salvator Rosa parmi les brigands . Mais la fréquentation des hommes qui m' entourent est-elle plus pernicieuse que celle des gens à qui je serrais quotidiennement la main ? Il n' y a de changé que le ton et le costume . Encore , ceux -ci sont -ils plus accessibles à la générosité et à la reconnaissance que mes amis d' hier . Le cœur des uns est plus simple , plus droit que le cœur des autres . Et ces mauvais garçons qui tous ont mérité la prison , quelques-uns peut-être le bagne , sont moins gangrenés , moins pourris , que ceux dont je faisais ma compagnie habituelle . Cette amère philosophie le fortifia , et il envisagea avec tranquillité , presque avec satisfaction , sa situation nouvelle . Il ne pensait plus à mourir , il n' avait plus aucune raison de maudire la vie . Elle lui fournissait des sensations inattendues qui fouettaient son imagination active . Mobile et impressionnable , s' enthousiasmant aussi vite qu' il se désespérait , son tempérament d' artiste , en un instant , l' emportait dans des conceptions séduisantes , qui remplaçaient toutes ses préoccupations anciennes . Changé de milieu , il éprouvait , non pas une gêne , un souci , mais un contentement , une quiétude . Il lui semblait qu' il venait de s' évader d' une prison dans laquelle , depuis de longs mois , il végétait enfermé . Il fêtait son indépendance , son affranchissement . Ses yeux rafraîchis , et comme affinés , étaient frappés de mille détails qui lui échappaient la veille . La teinte verte des flots frangés d' écume argentée charmait son regard . Il étudiait les dégradations de ton du ciel , d' un bleu intense au zénith , et d' un gris d' opale à l' horizon . La légère mâture du navire , les agrès , les voiles rouges , se découpant sur ce fond clair , la silhouette d' un matelot assis sur le bout-dehors et serrant une amarre , ce tableau vivant , tout composé , sollicitait exclusivement son attention , et lui procurait une jouissance délicieuse . A peine dégagé des liens de la mauvaise femme , il était repris par son art et , avec une prodigieuse faculté de détachement , il ne gardait plus déjà de celle qui l' avait torturé , qu' un souvenir très effacé , et comme estompé par la distance . Son amour malsain avait disparu de son cœur , à la suite de cette violente secousse morale , comme un fruit pourri tombe de la branche après une nuit d' orage . Il alluma un des longs Virginias , que le Provençal lui avait apportés la veille et , accoudé au bordage , il laissa errer ses yeux sur la mer très calme , animée par le passage des bateaux de pêche et la fuite des grands navires à vapeur se dirigeant , suivis de leur panache de noire fumée , vers Civita-Vecchia ou Naples . Le vent , fraîchissant dans les voiles , poussait le cotre avec rapidité . Et déjà , dans la brume lointaine , apparaissaient de hautes montagnes violettes sous le grand soleil . Pierre appela Agostino , et lui montrant l' horizon : — Quelle est cette terre qui est devant nous ? — La Corse , dit le matelot , de sa voix rude ... Les montagnes , que vous voyez , vont de la pointe de Centuri jusqu' à Bonifacio ... La petite île , qui se détache à peine à gauche , c' est Giraglia ... Ce soir , nous passerons , entre sa batterie et le cap Corse , pour gagner Bastia ... Sans la brume de mer , vous distingueriez la neige sur le mont Cinto ... Mais , vous verrez ... C' est un beau pays . Et puis le monopole du tabac n' y existe pas , comme en France , et on y fait librement le commerce ... Sans compter que là , ce qui est défendu est permis tout de même ! ... Mais voilà qu' on , va déjeuner ... Vous devez avoir faim ? ... — Ma foi , oui . — Eh bien ! venez avec moi . A l' avant , sur des caisses vides , un couvert fort sommaire était dressé . Du pain , du jambon , un fromage de Gorgonzola , des pommes , et du vin blanc dans des fiasques . — Asseyez -vous , monsieur , dit le patron , en montrant à Pierre une place auprès de lui , et servez -vous à votre volonté . La chère était appétissante , le peintre y fit honneur . Tout en mangeant , il remarquait que ses compagnons restaient silencieux . — Est -ce moi qui vous gêne , pour parler ? demanda-t-il tout à coup . J' en serais désolé . Le patron le regarda tranquillement : — Non ! Mais nous vivons toujours ensemble , et nous n' avons pas grand'chose à nous raconter ... Et puis , la mer empêche d' être causeur : elle parle toujours . C' est la grande bavarde , et le marin l' écoute . Les autres approuvèrent de la tête . Alors Pierre versant du vin dans un gobelet de fer-blanc et le levant à la hauteur de son visage : — A votre santé , mes amis . Ils levèrent leur verre , et gravement répondirent : — A votre santé . Et , après avoir bu du café brûlant et d' excellent rhum , sans plus s' éterniser à table , chacun se mit sur ses pieds et s' en fut à sa besogne . La journée passa avec une rapidité incroyable , et , le soir , le cotre entrait dans le port de Bastia . Le lendemain matin , la Santé ayant visé la patente du petit bateau , l' équipage eut le droit de descendre à terre . Agostino , s' attachant à Pierre , le fit asseoir à côté de lui , à l' avant de la chaloupe . Il semblait lui faire les honneurs de son pays . Du doigt il lui montrait les divers points de la ville : la place Saint-Nicolas , qui domine la mer , le boulevard de la Traverse , quartier riche et populeux , l' hôpital militaire , ancien couvent de Saint-François ; sur les hauteurs , la citadelle , et des ruines d' anciens donjons canonnés et brûlés pendant les guerres contre les Génois . Encadrant cet amphithéâtre de maisons , qui s' étendait de la plage jusqu' à mi-flanc de la montagne , des jardins verdoyants et fleuris , où les orangers et les mimosas répandaient des senteurs exquises . Au-dessus de la ville , la brousse , cette courte et sèche végétation qui couvre les pentes de toutes les montagnes de la Corse et constitue ce qu' on appelle le maquis : genêts , bruyères , genévriers , lentisques , et petits sapins , trouvant sur le rocher juste ce qu' il faut de terre pour leurs racines , et offrant un asile presque impénétrable au gibier et aux bandits . Tout en haut , sur les cimes , les admirables forêts de hêtres , richesse du pays , ravagées par les habitants qui les pillent , détruites par les bergers qui les incendient pour créer des pâturages . Tout cela , Agostino le racontait à son sauveur , pendant que le canot suivait le môle du Dragon , se dirigeant vers le quai . Au pied de l' escalier ils descendirent , et Pierre , un peu étourdi , se trouva sur la terre ferme . Il était encore vêtu de son caban , de son pantalon de laine grossière , et chaussé de ses espadrilles . Il avait seulement pris , dans ses anciens habits , déformés par l' eau de mer , son argent et sa montre . A la devanture d' un liquoriste , établi sur le quai , il se regarda dans les vitres de l' étalage , et , avec le bandeau qui lui coupait le front , il se découvrit une vraie figure de brigand . Il saisit Agostino par le bras , et l' arrêta . — Où vas -tu de ce pas ? demanda-t-il . — Déjeuner d' abord , dit le jeune garçon , et puis en route pour le village ... Nous avons une semaine de relâche , en attendant de nouvelles marchandises . — Eh bien ! viens déjeuner avec moi , ensuite tu m' indiqueras une auberge . — Ne veux -tu pas m' accompagner au pays ? dit Agostino d' une voix tremblante ... Je m' étais promis de te faire embrasser par ma mère . — J' irai chez toi , très volontiers , répondit Pierre en riant ; mais oublies -tu que j' ai promis au patron de lui repeindre son Saint-Laurent ? ... Chose dite , chose faite ! — C' est juste , fit Agostino gaîment . Mais combien te faudra-t-il pour ton travail ? — La matinée de demain . — Ainsi demain soir tu seras disposé à m' accompagner ? — Oui , certes . — Alors je t' attendrai . J' irai tantôt retenir la carriole du père Anton , tu feras ainsi la route plus commodément . — Eh bien , c' est convenu ... Ils gagnèrent l' auberge de Santa-Maria , où Agostino était avantageusement connu pour les excellents comestibles de contrebande qu' il apportait , tous les mois , de Grèce et d' Italie . Installé dans une chambre , au premier étage , Pierre put , pour la première fois , depuis trois jours , se soustraire à la fascination de sa merveilleuse aventure , se mettre en face de lui -même , et réfléchir à ce qu' il devait faire . D' un côté , il sentait un dégoût profond à la pensée de rentrer en France ; de l' autre , il avait à cœur de ne point chagriner Agostino . Tout conspirait donc pour le retenir . Et puis , le charme de cette contrée admirable agissait sur lui . Tout ce qui l' entourait était fait pour le séduire : la nature sauvage et attrayante à la fois , les mœurs originales des habitants , enfin le mystère de son incognito , qui lui permettait de vivre , pendant un temps aussi long qu' il voudrait , au milieu de la basse classe , si intéressante à étudier , dans ce pays ou les mendiants avaient des fiertés de grands seigneurs . Tout Mérimée lui revenait , avec la poétique figure de la sauvage Colomba , la féroce rancune des Baricini , et il lui semblait qu' il était ramené de deux siècles en arrière , dans cette Corse divisée , comme jadis , par la haine de ses partis rivaux et enfiévrée par les sanglants souvenirs des vendettas . Il passa l' après-midi à errer dans les rues de la ville , tout seul , car Agostino , avec une discrétion précieuse , l' avait livré à lui -même . Il n' éprouva pas une seconde d' ennui . Le mouvement de la population , grave et réservée , les habits pittoresques des gens de la campagne , venus pour le marché , les robes sombres des femmes , coiffées du mezzaro noir , comme si elles portaient le deuil , tout le captivait . Il entra dans la boutique d' un tailleur et acheta un vêtement complet de velours brun , semblable à un costume de brigand calabrais , car il ne pouvait conserver son caban , son pantalon de matelot et ses espadrilles . Il trouva , chez un marchand de couleurs de la Traverse , une boîte de peintre et quelques châssis de différentes grandeurs . Et , tranquille désormais sur la façon dont il emploierait son temps dans la patrie de Bonaparte , il reprit le chemin de l' auberge . Il dîna avec Agostino , fit un tour sur le port , se coucha à neuf heures , et dormit d' un sommeil sans rêve . Le soleil , en entrant par sa fenêtre , le réveilla . Il sauta à bas de son lit et s' habilla , puis , sa boîte sous le bras , il s' achemina vers le cotre . Un canot , pour quelques sous , le transporta jusqu' au petit bâtiment bien assis sur ses deux ancres , et à l' avant duquel une large planche , attachée , par deux filins , au beaupré , formait comme une escarpolette devant l' image dépeinte du Saint , patron de la barque . Conduit par le capitaine , installé par l' équipage , Pierre se mit immédiatement à la besogne . Pendant qu' il coloriait la grossière image de bois sculpté , deux matelots , se balançant aux cordages du bout-dehors , le regardaient avec admiration . Sous sa main , les tons s' étalaient éclatants , la figure prenait une apparence vivante , les yeux brillaient , le bras étendu semblait commander aux flots . A dix heures , l' œuvre était parfaite , et , entouré d' un respect tont nouveau inspiré par son talent , Pierre déjeunait pour la dernière fois , avec ses compagnons d' un jour . Vers midi , il quitta le bord , reconduit par tout l' équipage , et , après avoir serré la main de ceux à qui il devait plus que la vie , il monta avec Agostino dans une sorte de corricolo , et , au grand trot d' un cheval ébouriffé , s' éloigna de Bastia . A partir de l' octroi de la ville , la route serpente entre des enclos plantés de vignes , au bord des champs d' oliviers , entre de petits bosquets d' eucalyptus et de chênes verts . Le terrain est sablonneux et la température extrêmement douce . Des cours d' eau , descendus de la montagne , se perdent dans les terres et forment des étangs couverts de roseaux , larges plaines verdoyantes , au-dessus desquelles volent des bandes de canards et d' oies sauvages . La route passe à mi-côte , suivant le bord de la mer , traversant de rares villages . Agostino , poussant son cheval à une vive allure , expliquait à son compagnon les mœurs et les coutumes du pays , se livrant avec une expansion , une gaieté , qui contrastaient vivement avec la gravité qu' il montrait à bord , On eût dit un écolier en vacances . — Vous verrez comme notre pays est riche ! dit-il . Nous ne sommes pas de paresseux gardeurs de bestiaux . A Torrevecchio , il y a du commerce ! ... Mon père vendait son vin et notre vigne est importante . C' est mon beau-frère , maintenant , qui la cultive et l' exploite ... Ma mère et ma plus jeune sœur habitent un hameau , qui dépend du bourg ... Elles ont de quoi vivre , et je ne les laisse manquer de rien ... Oh ! elles vont bien vous aimer quand elles sauront ce que vous avez fait pour moi ! ... Le peintre sourit à la pensée de la reconnaissante affection de ces pauvres gens . Il se dit : Je ne serai pas longtemps une gêne pour eux , et je me rendrai promptement libre . Après un jour passé dans le village , un guide me conduira à travers la montagne , car il ne s' agit pas de me cantonner au bord de la mer , dans le has pays . Il faut voir la rude Corse , celle des maquis et des bandits . S' il y a des croquis à faire , c' est du côté de Bocognano , terre sainte de la vendetta ... J' ai vingt louis dans mon porte-monnaie , et , dans mon portefeuille , un billet de mille francs , épaves du naufrage ... C' est plus qu' il ne m' en faut , pour vivre quelques mois , dans cette contrée primitive , au milieu de ces gens sans besoins ... Et quand il n' y aura plus d' argent , il me restera mon métier ... Je brosserai des portraits à cent sous , en une séance ... Cela me rajeunira ! La voiture , ayant franchi le pont de San-Pancrazio , roulait sur une route en pente entre deux bordures de châtaigniers séculaires . Le soleil descendait à l' horizon , empourprant la montagne de ses derniers feux . Agostino tourna au coin d' un petit chemin de terre dans lequel il s' engagea , sifflant joyeusement , comme les merles de son pays . Au bout de quelques cents mètres , il arrêta devant la barrière d' un enclos et sauta à bas de son siège . Un gros chien , qui accourait , en aboyant d' un air féroce , se jeta dans les jambes du jeune homme avec des hurlements de joie . Une vieille femme et une petite fille parurent dans le verger et s' avancèrent les mains tendues . Agostino les embrassa avec effusion , les poussa vers son sauveur , en expliquant son aventure , en patois corse , avec une volubilité sans pareille . Pierre remercié , fêté , entraîné dans le tourbillon de l' exubérante joie de ces bonnes gens , léché par le chien , pressé par la mère et l' enfant , se trouva installé dans la maison , très simple mais d' une admirable propreté , assis à la table de famille , et tout plein d' une satisfaction tranquille , que , depuis bien des mois , il n' avait pas éprouvée . Il se coucha de bonne heure , en remerciant ses hôtes , se leva tard le lendemain , déjeuna , visita les dépendances de l' habitation , fit connaissance avec le beau-frère d' Agostino , qui était grand chasseur , avec sa sœur qui était bonne ménagère , joua avec la petite Marietta , qui depuis la veille l' observait avec ses yeux noirs et pénétrants , lui souriant de ses dents blanches , mais l' approchant avec une sauvage timidité . Le soir vint avec une rapidité étonnante , sans qu' il eût rien fait que se laisser vivre . Retiré dans sa chambre , avant de s' endormir , étendu sur une fraîche paillasse de maïs , il se moqua de lui -même : — Je mène ici la vie admirable des pasteurs , et je vais me refaire un cœur et un cerveau . Que diraient mes camarades et mes amis , s' ils me voyaient en proie à cette idylle ? Hé ! ils diraient que la Madone , à qui tous ceux qui m' entourent ici , croient si fermement , m' a visiblement protégé . Pierre Laurier , tu étais sur une mauvaise route , mon garçon . Par un miracle t' en voilà tiré . Profite de la faveur que la Providence t' a accordée , jouis du temps qui t' appartient et mets-le à profit , en travaillant librement , ce que tu as eu , jusqu' ici , rarement l' occasion de faire . Tu es mieux traité que tu ne le méritais ... Sois reconnaissant . Il s' endormit , au milieu de ces sages pensées , et rêva qu' il peignait un tableau symbolique , dans lequel le mauvais ange avait les traits charmants et pervers de Clémence Villa , et le bon ange , le pur visage de Mlle de Vignes . Ensuite , sur la toile , apparaissait et se fixait l' image de Jacques , avec ses blonds cheveux et ses yeux mélancoliques . Clémence s' approchait du jeune malade et lui parlait tout bas avec animation , l' enlaçait peu à peu , s' emparant de lui , et le malade pâlissait , ses yeux devenaient plus profonds et plus sombres , ses lèvres plus blêmes . Alors les regards du peintre , se détournant vers Juliette , la voyaient triste mortellement , les mains jointes dans l' attitude de la prière , et ce n' était pas que pour son frère qu' elle priait . Un autre nom venait aussi sur ses lèvres , et Pierre devinait que c' était le sien . Il voulait alors s' élancer vers elle , la rassurer , la consoler , mais le bras de Jacques se tendait comme un obstacle et de sa bouche tombaient ces paroles : — Tu m' as donné ton âme , tu ne t' appartiens plus . Tu n' as pas le droit de reparaître . Alors Pierre s' arrêtait , et peu à peu le tableau s' effaçait , et il ne distinguait plus bientôt que la petite Marietta avec ses cheveux noirs et son front sauvage , qui , dans le pâtis ombragé de vieux châtaigniers , gardait ses chèvres . La nuit s' écoula dans ces agitations . Mais au réveil Pierre retrouva son calme et partit pour la chasse , avec Agostino et son beau-frère dans les marais de Biguglia . Le temps passa ainsi , et , au bout de la semaine , le matelot annonça qu' il lui fallait retourner à bord . Il s' en allait pour trois semaines et comptait bien , au retour , retrouver son sauveur . Déjà Pierre était , dans la famille d' Agostino , comme chez lui . Ces humbles paysans lui témoignaient une affection qu' il n' avait pas souvent rencontrée aussi sincère . Il n' avait qu' à moitié envie de partir , il se laissa donc faire violence et resta . Il commençait le portrait de la petite gardeuse de chèvres , et , dans ce calme , au milieu de cette splendide nature , toute la fraîcheur de son inspiration reconquise s' était épanouie avec une grâce et une puissance nouvelles . Il travaillait tous les jours , jusqu' à quatre heures , et , le soir , il faisait la partie du beau-frère qui venait , après dîner , avec sa femme . Le maire de Torrevecchio , bonapartiste enragé , ayant appris qu' un peintre était de passage dans le pays , avait risqué , avec son curé , une démarche auprès de Pierre pour obtenir qu' il restaurât les peintures de l' église , très curieuses , datant de l' occupation génoise , et dues au pinceau de quelque maître italien . Laurier avait accepté la tâche , et , non content de retoucher les parties endommagées des peintures murales de la petite église , il avait entrepris la décoration de la chapelle de la Vierge , nouvellement reconstruite . Absorbé par ses travaux , chassant , péchant , n' ayant pas une minute à perdre , il était rentré si complètement en possession de lui -même , qu' il ne pensait plus jamais au passé . On l' aurait fait rougir de honte , en lui racontant que , par une nuit tiède , lorsque la brise sentait bon , et que la mer murmurante et les splendeurs des cieux attestaient l' harmonie universelle , un certain Pierre Laurier avait voulu attenter à sa vie pour les yeux diaboliques d' une femme qui le martyrisait . Il eût levé les épaules , allumé sa pipe , et juré qu' il n' y avait au monde qu' une seule chose qui valût un effort , c' était l' espérance d' arriver à mettre en valeur une figure dans la clarté du plein air . Et il clignait de l' œil , en regardant , par-dessus sa palette , la petite Marietta qui , assise sur une bille de châtaignier , dans l' enclos , les pieds sur l' herbe verte , posait fière , son chien couche auprès D' elle . Agostino revint d' une course faite à Livourne , et resta encore quelques jours , puis il repartit . Pierre semblait acclimaté et ne parlait plus de quitter le pays . Il avait acheté , à Bastia , des meubles qui manquaient dans la maison , et dont l' arrivée avait éveillé l' ardente admiration des gens du hameau . On se rendait bien compte de la différence de condition sociale qui existait entre le peintre et ses hôtes . Le maire et le curé avaient déclaré que Pierre était un homme supérieur . Ses manières trahissaient l' habitant des grandes villes . Sa générosité dénotait la richesse . Qui était-il ? Pierre , ce n' était évidemment qu' un prénom . Se cachait-il ? Et pour quel motif ? Le maire , entraîné par la curiosité , procéda sourdement à une enquête . Déjà le préfet d' Ajaccio était informé , par le sous-préfet de Bastia , qu' on continental mystérieux vivait dans une modeste famille de Torrevecchio , qu' il exécutait des travaux remarquables dans l' église ; que tout , dans sa manière d' être , annonçait une parfaite honorabilité , mais que , peut-être , il serait intéressant , néanmoins , de s' assurer de son identité . L' administration n' y mit pas tant de formes et ordonna à la gendarmerie de Bastia de demander à l' étranger de fournir ses papiers . Heureusement , le brigadier eut l' idée de passer par la mairie et de raconter au maire l' objet de sa mission . Celui -ci , voyant aboutir ses menées à une brutale intrusion de la force publique dans la vie de celui pour lequel il avait une considération toute particulière , lava la tête au brigadier , qui n' en pouvait mais , le renvoya au chef-lieu , avec une belle lettre pour le préfet , et évita à Pierre , qui travaillait dans la candeur de son âme , l' apparition des gendarmes . On ne sut donc pas à qui on avait affaire . Il y avait deux mois environ que Pierre était à Torrevecchio , chassant , pêchant , travaillant et ayant achevé , non seulement le portrait de Marietta , les peintures de l' église , mais deux tableaux de genre , lorsque , pendant une absence qu' il avait faite , pour visiter des mines d' argent du côté de Calvi , une voiture , venue de Bastia , déposa à l' auberge de Torrevecchio deux voyageurs , accompagnés de leurs domestiques , qui demandèrent à déjeuner . Le patron , questionné sur ce qu' il pouvait y avoir de curieux à voir dans le pays , parla des peintures de l' église . Le plus jeune des deux voyageurs , que son compagnon appelait docteur , s' y rendit seul . Il s' arrêta devant une Résurrection , qu' il examina avec une attention profonde . Et comme le curé traversait la nef , il l' appela et lui dit : — Vous possédez là , monsieur le curé , une œuvre d' une bien grande valeur , d' un maître français ... Car le peintre , qui a travaillé ici , n' est certes point un Italien ? ... — En effet , monsieur , dit le prêtre , c' est un Français . — Comment se nomme-t-il ? — Je l' ignore . — Ah ! fit le docteur ... Il est demeuré inconnu ? — Mais il habite ce pays , reprit le curé , et ... Le docteur eut un regard étonné et , vivement : — Depuis deux mois , alors , environ ? L' étranger parut faire mentalement un calcul et murmura à mi-voix : — C' est possible ! Puis tout haut : — Savez -vous au moins son prénom ? — Oui , monsieur , il s' appelle Pierre . — Alors , il a les cheveux châtains , les yeux bleus , la moustache blonde , il est de taille moyenne ? interrogea l' étranger avec vivacité . — La moustache blonde ? Non , dit le prêtre , il porte toute sa barbe , mais il a les yeux bleus et n' est pas de haute taille . — C' est lui ! c' est bien lui ! s' écria le docteur ... Du reste , il n' y avait que lui qui pût peindre cette Résurrection . — Vous connaissez ce jeune homme , monsieur ? demanda le prêtre . Oh ! si vous vouliez nous apprendre ... — Qui il est ? Je ne le dois pas , puisqu'il veut rester ignoré . Mais j' ai le droit de vous dire que celui qui a travaillé pour vous est une des jeunes gloires de l' école française ... Mais je le verrai ... Où est-il ? — Absent pour quelques jours . — Absent ? ... Et nous partons demain ! ... N' importe , il faut que je laisse , pour lui , une trace de mon passage . Il prit le crayon de son portefeuille et , s' apprêtant à écrire sur la muraille blanchie à la chaux , il dit : — Vous permettez , monsieur le curé ? — Faites , monsieur , répondit le prêtre . L' étranger , alors , au-dessous de la Résurrection peinte par Pierre , traça ces simples mots : Et idem resurrexit Petrus ... Et au-dessous il signa : « Davidoff » , puis ce tournant vers le curé : — Quand il reviendra , montrez -lui cette inscription , il saura ce qu' elle veut dire . Il salua le prêtre , rentra à l' auberge , et dit à son compagnon : — Mon cher comte , vous avez eu tort de ne pas sortir avec moi , vous avez manqué quelque chose de très curieux . — Et quoi donc ? — Je vous conterai cela , quand nous serons à bord . Ici , c' est un secret . Les deux voyageurs allumèrent leurs cigares , montèrent en voiture et partirent . Le surlendemain , Pierre revint de son excursion avec le beau-frère d' Agostino ; il rapportait de jolies boucles d' oreilles en argent pour Marietta , et une agrafe de ceinture pour la mère . Il déjeuna gaiement , et se disposait à travailler , quand le curé entra , en poussant la porte à claire-voie de la salle . — Eh ! c' est monsieur le curé ! s' écria Pierre . Qui nous vaut le plaisir de vous voir ? — Une communication dont on m' a chargé pour vous . — Ah ! Qui donc ça ? — Un étranger . Le front de Pierre se rembrunit et , d' une voix un peu tremblante , il dit : — Voyons un peu de quoi il s' agit ? — Si vous vouliez me suivre jusqu' à l' église , vous te sauriez plus vite et plus complètement . — Je suis à vous . Il prit son chapeau et sortit avec le prêtre . Pendant la moitié du trajet , il ne prononça pas une parole . Comme ils approchaient de la grande place , le curé lui dit : — Cet étranger a vu vos peintures , et m' a assuré que vous aviez enrichi notre église d' un tableau dont la valeur est inestimable . Pierre ne répondit pas , mais il secoua la tête avec insouciance . Il hâta sa marche , comme pressé d' apprendre à qui il avait affaire . Il traversa la nef , arriva à sa Résurrection , et , avec une émotion qu' il ne pouvait contenir , sur le mur il lut l' inscription latine : Et idem resurrexit Petrus ... Davidoff ... Il poussa un soupir , répéta d' une voix étouffée : Davidoff ... et resta pensif . Le curé , traduisant la phrase latine , dit derrière lui : — Et , de même , Pierre est ressuscité ... Il y a donc eu intervention divine ? Mon cher enfant , il faut en louer Dieu ... Pierre passa la main sur son front , sourit au prêtre qui , interdit , le regardait , et avec un accent profond : — Oui , il y a eu intervention divine ... Et Dieu en soit Loué ! ... Il s' absorba de nouveau , semblant faire un retour sur le passé , puis doucement : — Monsieur le curé , je vous remercie d' avoir pris la peine de vous déranger . Ce que vous m' avez communiqué était très intéressant pour moi ... Au revoir , monsieur le curé . Et d' un pas lent , la tête baissée , il retourna chez la mère d' Agostino . Le lendemain , un des enfants qui servaient la messe lui apporta une lettre mise à la poste à Ajaccio , avec cette adresse : « M . Pierre , aux bons soins de M . le curé de Torrevecchio . » Il l' ouvrit avec un serrement de cœur , Elle contenait ces lignes : « Mon cher ami , vous êtes encore de ce monde ; aucune surprise ne pouvait m' étre plus agréable . C' est moi qui ai rempli la pénible mission déporter à Beaulieu le mot dans lequel vous annonciez votre résolution fatale , heureusement inexécutée . Celui à qui vous donniez votre âme s' est , par un miracle de suggestion , ou par un effet de soudaine confiance , senti revivre , et va beaucoup mieux . Mais une personne , qui est tout près de lui , a failli mourir de votre mort . Au fond de votre retraite , sachez que vous avez passé à côté du bonheur sans le voir , mais qu' il vous est possible encore de le retrouver . Amitiés sincères.---Davidoff . » Ayant terminé la lettre , Pierre la plia , la mit dans sa poche et sortit de la maison . Il gagna , pensif , la route de Bastia , et déboucha en face de la mer . Très calme , elle bleuissait , à perte de vue , sous le soleil . Des bateaux , au loin , dans la lumière , voguaient si doucement qu' ils semblaient immobiles . Le jeune homme s' assit sur un quartier de rocher , et , comme le soir où il avait voulu se tuer , il songea . Peu à peu , devant son souvenir , s' évoqua la figure de Jacques , et elle n' était plus pâle et sombre . L' éclat de la jeunesse et la joie de la santé rayonnaient dans tous ses traits . Il allait dispos , jouissant passionnément de la vie . Il marchait , d' un air de force exubérante , sur la terrasse de la maison de Beaulieu , parmi les verdures renaissantes . Tout s' éveillait dans la nature aux premières tiédeurs , et Jacques , plus ranimé que les plantes , plus épanoui que les fleurs , resplendissait d' une beauté nouvelle . Soudain , à ses côtés , Juliette parut , et c' était elle maintenant qui était maigre et triste . Ses yeux charmants étaient entourés d' un cercle noir , ses joues se creusaient , et son sourire avait la navrante douceur d' un dernier adieu . Pierre frémit jusqu' au fond de lui-môme . Il lui sembla que le regard désolé de la jeune fille , sans cesse tourné vers la mer , cherchait sous les flots bleus sa trace indécouvrable . Il la vit minée par le chagrin de sa perte , cette enfant dont il avait dédaigné la tendresse , un instant devinée . Une voix se fit entendre à son oreille , qui murmurait : C' est toi qui es la cause de ses larmes , de sa souffrance et de sa langueur . On te l' a dit : elle meurt de ta mort . Tu n' avais qu' un mot à prononcer , et ce chaste cœur , plein de toi , s' ouvrait pour toi . C' était la paix obtenue , le bonheur assuré , tu les a perdus par ta faute . Qu' attends -tu pour les reconquérir ? Vas -tu laisser descendre celle qui te pleure dans la froide terre ? Tu n' as qu' à te montrer : elle renaît . Allons ! recommence ta vie . L' avenir est à toi , puisque tu es aimé ! Un sanglot gonfla sa poitrine , et des larmes coulèrent de ses yeux , les premières depuis celles , si honteuses , que Clémence Villa lui avait fait verser . Mais il ne se laissa pas aller longtemps à l' attendrissement . Avec une fermeté sévère , il voulut s' interroger . Était-il purifié et régénéré par son austère retraite ? Se sentait-il capable de mener une existence nouvelle ? Aux prises avec les tentations , saurait-il y résister ? Il frémit . Une tête brune et pâle , aux yeux luisants , aux lèvres rouges , venait de lui apparaître . Elle riait , avec un éclat sardonique , comme le soir où il s' était décidé à mourir . De quoi riait-elle ainsi , avec ses dents blanches et ses petites fossettes dans les coins de la bouche ? Était -ce de lui ? Se croyait-elle donc sûre de le ramener à ses pieds le jour où elle en aurait la fantaisie ? Était-il donc encore son esclave ? Il eut peur . Sa faiblesse avait été si grande , ses folies si désastreuses , sa lâcheté si complète , sa chute si profonde . A la pensée de retomber sous la domination de cette fille féroce et froide , une sueur monta à son front , son cœur battit d' angoisse . Il envisagea , une seconde fois , la mort , et la jugea préférable à tant d' abjection . Il laissa aller , avec accablement , sa tête entre ses mains , et , dans la splendeur de cette fin de journée , au milieu de cette nature grandiose , sereine et calme , il resta à songer en face de la mer . Sa pensée peu à peu s' épura , et lui , qui depuis son enfance n' avait pas prié , se voyant si seul , si triste et si abandonné , il leva ses regards vers le ciel . Il ne demanda rien pour lui -même . Quel que fût son sort , si dur et si misérable qu' il pût être , il l' acceptait . Mais cette enfant douce et chaste n' était-elle pas innocente et ne méritait-elle pas d' être épargnée ? Il implora , pour elle , l' apaisement et sollicita l' espérance . Puisqu'il avait ce bonheur d' être aimé d' elle , au moins qu' elle eût la force d' attendre que son cœur , à lui , fût lavé de ses souillures . La justice céleste pouvait-elle lui refuser cette grâce ? Dans la solitude il se laissa entraîner à prononcer tout haut de suppliantes paroles . Tout à coup son attention fut ardemment sollicitée par un fait qui , en un instant , symbolisa ses craintes et ses désirs . D' un promontoire de rochers , qui s' avançait dans la mer , à ses pieds , une tourterelle venait de s' envoler , effrayée , et , la poursuivant , un aigle fauve planait dans le ciel . Elle fuyait de toute sa vitesse , mais le pillard gagnait sur elle , lançant , à chaque battement de ses ailes puissantes , un cri aigu . Pierre frappé se dit : C' est un présage . Si l' oiseau de proie l' emporte , c' est que tout est perdu pour Juliette et pour moi . Si la tourterelle s' échappe , c' est que je dois espérer , me fortifier , pour reparaître enfin digne du bonheur . A partir de l' instant où il eut formulé aussi nettement le problème de sa destinée , il ne respira plus , suivant la lutte d' un œil ardent . L' aigle s' était abaissé , il volait , maintenant , presque au-dessus de la tourterelle , la dominant de son bec tranchant et de ses serres livides . Épouvanté , le pauvre oiseau se dirigeait vers un petit bois de chênes verts , espérant s' y cacher . Mais son féroce ennemi devinant sa tactique , activait la poursuite . Pierre , le cœur serré , les mains frémissantes , eût voulu donner de sa force à la fugitive , il voyait approcher l' instant où elle allait succomber . Déjà le rapace touchait sa victime , lorsque , du petit bois de chênes verts , une légère fumée blanche monta , en même temps qu' une faible explosion retentissait . L' aigle tournoya , frappé à mort , tombant vers la terre , et la tourterelle sauvée disparut dans les branches . Pierre poussa un cri de joie . Ainsi la réponse à sa demande avait été immédiate et foudroyante . Le destin avait manifesté son intervention d' une façon indéniable . Et l' invisible chasseur , dont la balle avait tranché la question , n' avait-il pas été amené là à point nommé pour mettre fin à ses angoisses ? Mais , par un soudain retour de sa nature gouailleuse d' autrefois , il se mit à rire , à la pensée qu' un coup de fusil , tiré sur un oiseau , pourrait arranger tant de choses . Il secoua la tête et dit : — Le travail , voilà le vrai remède . Du jour où je l' ai abandonné , j' ai été perdu . Je me suis redonné à lui , il me sauvera . Le soleil descendait dans la mer , rouge comme une énorme braise . Pierre se leva , et , le cœur apaisé , regagna le village . C' était le premier dimanche du carnaval et le théâtre de Nice splendidement illuminé , s' ouvrait pour le grand veglione . Depuis la place Masséna au centre de laquelle , sur son trône burlesque , depuis deux jours , avait été solennellement assis le roi Carnaval en habits pailletés , le hochet de la folie à la main jusqu' au péristyle du théâtre , une multitude de curieux , riant , criant , sifflant , regardait circuler les masques . L' orchestre rugissait de tous ses cuivres , et le rythme des valses et des quadrilles arrivait , en bouffées joyeuses , couvert par le murmure bourdonnant de la foule , qui roulait ses vagues , dans le vaste bâtiment livré , pour toute la nuit , aux caprices et aux fantaisies . Dès l' entrée , ce n' était que buisson de plantes , sur lesquelles ruisselaient des lumières . Une élégante cohue de dominos multicolores , masqués ou le visage découvert , circulait dans les couloirs , les hommes et les femmes engagés dans de piquantes intrigues , dont les répliques volaient comme des flèches , au milieu des éclats de rire , des poursuites amoureuses et des fuites coquettement retardées . Dans la salle c' était , sur l' emplacement de l' orchestre et du parterre , la danse , comme au bal de l' Opéra . Dans les loges la conversation et la galanterie . Tout ce que Monaco , Nice et Cannes comptaient de jolies et séduisantes personnes était rassemblé là , pour le plaisir des yeux . Vieille et jeune garde , donnant l' assaut au bataillon des viveurs en quête de plaisir , entr'ouvrant le satin des dominos , pour laisser voir l' éclat des épaules et la blancheur des bras nus , levant le velours des loups , pour montrer la grâce du sourire et la finesse du regard . Les portes des loges battaient , un frou-frou de soie bruissait et des formes élégantes apparaissaient , en volées de femmes , qui se dirigeaient vers le foyer , pour chercher aventure . Des plaisanteries se croisaient , des lazzis partaient , fusées de gaîté , et , aussitôt , un cercle de curieux se formait autour des adversaires , déguisant à qui mieux mieux leur voix pour échapper à la curiosité , tout en goûtant le plaisir d' attirer l' attention . De petites bandes de jeunes gens passaient , la fleur à la boutonnière , le domino traînant comme un brillant manteau . Des groupes de femmes les frôlaient et ils échangeaient de vifs propos . Debout , dans un angle , adossé à la muraille , entouré de cinq ou six de ses amis , le prince Patrizzi causait , surveillant les allées et venues des masques qui défilaient le long du couloir . Il s' occupait , aidé de son état-major d' élégants viveurs , à deviner le nom des femmes qui , se croyant assurées de l' incognito sous le voile protecteur des dentelles , s' amusaient librement . Il avait déjà nommé plusieurs grandes dames et un certain nombre de belles filles , quand il poussa une exclamation d' étonnement : — Eh ! c' est Jacques de Vignes , lui -même ! ... C' était Jacques , en effet , brillant , superbe , le teint reposé , les yeux clairs , laissant flotter son domino bleu qui lui donnait l' air d' un galant cavalier de la Renaissance . Il venait , la main tendue , souriant , heureux , tel que l' avaient connu , deux ans auparavant , ceux vers qui il s' avançait , et non point voûté et triste , comme au début de la saison , le soir où le docteur Davidoff avait raconté de si fantastiques histoires après un dîner joyeux . La résurrection était complète , triomphante , presque insolente , tant Jacques laissait éclater la joie de sa jeunesse victorieuse , miraculeusement retrouvée . — Cela va tout à fait bien , Jacques ? demanda le prince . — Tout à fait , dit le jeune homme , comme vous voyez . — Honneur à ce climat qui vous a rendu à vous -même et à nous , car vous étiez un bon vivant et vous le redeviendrez ... Le jeune homme s' adossa à la colonne , auprès de Patrizzi , et , laissant errer ses yeux sur la foule bigarrée qui s' écoulait bruyante : — Et je jouis de la vie , mon cher prince , dit-il avec ardeur , comme un homme qui s' est cru près de la perdre . Vous n' avez jamais été gravement malade , vous ne connaissez pas la langueur mélancolique qui s' empare peu à peu de l' esprit , à mesure que les forces du corps décroissent . Il semblerait qu' un crêpe voile la nature entière , tant on voit toutes choses sous un aspect sombre et désolé . Les moments heureux sont empoisonnés par la pensée qu' ils seront peut-être les derniers dont on pourra jouir , et plus ce qui vous entoure est beau , paisible , plus on est tenté de le maudire et de l' exécrer . J' ai passé par là , vous pouvez m' en croire : rien n' est plus atroce et plus douloureux . Aussi , maintenant , après être sorti de l' enfer , je suis dans le paradis . Tout me plaît , me séduit et m' enchante . J' ai appris à connaître le prix du bonheur et je sais en jouir . Le soleil me paraît plus doux , les fleurs plus parfumées , les femmes plus séduisantes ... En moi , il y a tout un éveil d' admiration qui se fait , délicieux et puissant ... J' ai failli mourir ... Et c' est de là que date vraiment mon amour de la vie ! — A la bonne heure ! fit Patrizzi , c' est plaisir de vous entendre . Mais votre guérison est vraiment admirable . J' y songe ... Que nous a-t -on raconté de merveilleux à ce sujet ? Ne vous a-t -on pas fait présent d' une âme toute neuve ? Davidoff prétendait que ce n' était plus vous qui viviez , mais votre ami Laurier . Et il ajoutait que vous aviez de la chance , car Pierre était de ceux dont on fête le centenaire ! ... Le prince eut un éclat de rire qui fit pâlir Jacques , au front duquel une légère sueur perla : — Je vous en prie , dit le jeune homme , ne parlez pas de cela . Vous me faites beaucoup de peine . Laurier était mon compagnon d' enfance , et sa perte sera bien longtemps ressentie par moi . En tout cas , si je vivais à sa place , le monde n' aurait pas gagné au change , car Pierre était un artiste d' un incomparable talent , et moi je ne serai jamais qu' un inutile . En prononçant ces paroles , d' un ton saccadé et fébrile , la pâleur de Jacques s' était accentuée . Ses jeux se cernèrent et son visage , soudainement , se contracta jusqu' à faire saillir ses pommettes et ses dents . Il fut pris d' une sorte de tremblement , comme s' il avait la fièvre . Il mordit ses lèvres blêmes , et s' efforça de sourire . Mais , pendant une minute , ainsi que dans une funèbre vision , il offrit à ses amis , au lieu de l' apparence d' un être bien portant et joyeux , l' image macabre d' un agonisant . Au bout d' un instant , le sang remonta aux joues , le regard se réveilla , la bouche sourit , et Jacques redevint ce qu' il était à son entrée : brillant et superbe . Il sembla vouloir se soustraire à une impression pénible , et , faisant quelques pas , il s' écria avec une gaieté un peu forcée : — Quelle adorable soirée , et bien faite pour le plaisir ! Au dehors tout est bruit et joie , et ici tout est charme et séduction . Comme il achevait de parler , un domino blanc , se détachant d' un groupe , s' approcha de lui et d' une voix déguisée : — Charme et séduction ? Voyons un peu si tes actes seront d' accord avec tes paroles . Par les trous de son masque , le domino attacha , sur Jacques , un regard étincelant . Le jeune homme sentit un bras souple se glisser sous le sien . Il ne résista pas , et , gaiement : — Tu es en veine d' expériences , ma belle ? demanda-t-il . Eh bien ! charme -moi et je te séduirai . L' un ne sera , sans doute , pas plus difficile que l' autre . Le domino lui donna , de son éventail , un caressant soufflet sur la joue et répliqua : — Je te pardonne l' impertinence , en faveur du compliment ! Jacques jeta à ses amis un malicieux sourire et se perdit dans la foule avec sa conquête . — Eh bien ! Patrizzi , vous qui les devinez toutes , nommez donc la femme qui vient de nous enlever de Vignes ? — Parbleu ! si ce n' est pas Clémence Villa , que le diable m' emporte ! — Elle a eu vite fait d' oublier ce pauvre Laurier , dit un de ceux qui entouraient le prince . — Mais Jacques ne l' a pas oublié , lui . Avez -vous vu son angoisse quand je lui ai parlé de son ami ? Son visage , l' instant d' avant , souriant , frais et rosé , a grimacé et s' est décomposé . Il était effrayant . On eût dit une tête de mort fardée . Notre ami Davidoff , vous en souvenez -vous , nous avait dépeint , avec une très curieuse précision , l' état moral de ce malade sauvé par la confiance . L' édifice de cette guérison est fragile , concluait-il . Un mot suffirait à le détruire . La conviction si passionnée qui a ranimé Jacques , venant à s' affaiblir , il retomberait aussi bas , plus bas même que nous ne l' avons vu ... C' est une espèce de sortilège qui agit sur lui ... Il est possédé d' une idée , et cette possession lui donne une force prodigieuse . — C' est ce qui assure le succès des charlatans , des empiriques , des docteurs exotiques à rosettes multicolores , à baronnies suspectes , qui spéculent sur l' ardent désir des malades d' être rassurés . — Et puis , il y a aussi les faux malades , qui se remettent très facilement , et notre ami de Vignes parait être de ceux -là . Patrizzi hocha la tête , et gravement : — Je le souhaite pour sa mère . Une exclamation bruyante lut coupa la parole . Une bande de masques faisait une poussée dans la foule , au milieu des exclamations et des éclats de rire . Le groupe , dont le Napolitain formait le centre , s' ouvrit , et chacun des jeunes gens s' éloigna au gré de son plaisir . Jacques , ayant au bras sa compagne de rencontre , avait suivi le couloir des loges , examinant curieusement la femme masquée et encapuchonnée qui l' entraînait d' un pas rapide , comme si elle craignait d' être reconnue et interpellée . Arrivée devant la porte d' une avant-scène , elle frappa deux coups secs contre le bois . Une autre femme ouvrit et , s' effaçant , avec un silencieux sourire , les laissa entrer . Puis discrètement elle sortit et ferma la porte . Dans le salon qui précédait la loge , Jacques et le domino se trouvèrent en présence . Le jeune homme s' approcha de sa compagne , et lui passant le bras autour de la taille , il essaya de faire tomber son capuchon et de déranger son masque . Mais elle cambra son buste avec souplesse , appuya à la poitrine de Jacques les rondeurs de sa gorge , puis , tournant sur le talon de ses petits souliers , avec un bruit de soie froissée , elle s' échappa , et le nargua , debout à trois pas de lui , les yeux luisants par les trous du satin et les dents étincelantes sous la barbe de dentelle . Elle était si tentante , ainsi , qu' il s' élança , la saisit de nouveau , et , approchant de ses lèvres la bouche provocante qui se plissait voluptueusement , il lui donna un baiser qu' elle lui rendit . Il voulut la retenir , mais elle glissa , une seconde fois , hors de son étreinte , et s' avançant vers le devant de la loge , elle dit , d' une voix toujours déguisée , et en le menaçant du doigt : — Soyez sage , ou je vous renvoie à vos amis . — Comment voulez -vous qu' on soit sage auprès de vous ? s' écria-t-il , en souriant . Demandez -moi des choses faisables , mais non des choses impossibles ! — Il faudra cependant que vous m' obéissiez , ou je m' en vais , et nous ne nous reverrons plus . — Et si je consens à tout ce que vous exigez , nous nous reverrons donc ? — Certainement . Elle s' assit sur le divan de la loge , et se renversa en arrière , laissant voir , entre son masque et son domino , un cou d' une blancheur mate , et , sous les ruches de son capuchon , une oreille délicate et colorée comme une rose . Il se plaça auprès d' elle , avec une respectueuse froideur , quoiqu'il tremblât de désir , tant cette séduisante et mystérieuse créature avait , en quelques minutes , réussi à troubler ses sens . Il lui prit la main et doucement la déganta , puis il porta les doigts fuselés et blancs à sa bouche , et commença à les baiser , l' un après l' autre , avec une caressante dévotion . Lentement il gagna le poignet , et appliqua ses lèvres sur la naissance fine et satinée du bras , montant jusqu' à la saignée , effleurant de la caresse de sa moustache cette chair qui se moirait d' un frisson léger . Ils restèrent ainsi , pendant quelques secondes , les yeux vagues , n' osant se regarder , les oreilles occupées du tumulte de l' orchestre qui déchaînait ses instruments dans un quadrille furieux . Le bruit des pieds frappant le plancher en cadence , les cris , les rires violents des danseurs , emplissaient la salle d' un joyeux vacarme . Et , au fond de cette loge obscure , tout près l' un de l' autre , Jacques et la femme masquée étaient dans une absolue solitude , plus libres que si le silence eût régné , que si le vide se fût fait autour d' eux . Très bas , et d' un ton câlin , il dit : — Il me semble que vous ne m' êtes pas inconnue , et que je me suis déjà trouvé en votre présence . Ne voulez -vous pas montrer votre visage ? ... Vous n' ayez , j' en suis sûr , qu' à y gagner . Vous êtes jeune , certainement jolie ... Avez -vous donc des motifs pour vous cacher ? Elle baissa affirmativement la tête . — Même de moi ? Elle fit encore oui . Mais sa main moite eut une pression plus vive , et sa paume frémissante s' attacha à celle de Jacques . Une telle ardeur se dégageait de tout son corps , parfumé , souple et voluptueux , que le jeune homme se rapprocha , et , presque à ses pieds , la prit dans ses bras . Elle ne le repoussa pas . Et le souffle court , le cœur bondissant , affolée et pourtant sur ses gardes , elle resta près de lui , livrant sa taille , ses épaules , mais défendant son visage dont elle ne voulait pas laisser violer le secret . — Où vous ai -je déjà vue ? demanda le jeune homme . Est -ce ici , est -ce à Paris ? Elle ne répondit pas . Il reprit : — Vous habitez Nice . Elle demeura muette . Il dit : — Je vous ai cependant rencontrée . Vous ai -je fait la cour ? Un sourire passa sur les lèvres de la femme , elle éloigna un peu Jacques , le regarda avec complaisance , et à mi-voix : — Vous êtes bien curieux ! — Comment ne pas l' être ? Tout me dit que je vous adorerai , et vous vous étonnez que je veuille savoir qui vous êtes ! Je le saurai demain , ou après-demain , ou la semaine prochaine , pourquoi ne pas me contenter ce soir , à l' instant même , en me permettant de voir votre visage ? Voulez -vous donc que je vous aime sans vous connaître ? Elle murmura : — Peut-être . — Courez -vous donc un danger en venant à moi ? Craignez -vous qu' un jaloux vous surprenne ? Ou bien vous défiez -vous de ma discrétion ? Elle ne bougea pas , lui donnant le droit de faire toutes les suppositions les plus romanesques . Il sourit , et avec un accent passionné : — Soit ! Je vous aimerai inconnue , masquée , mystérieuse . Ce que j' aimerai en vous , ce ne sera pas une femme , mais la femme . Je ne saurai pas qui tous êtes , mais je vous tiendrai sur mon cour . Vos lèvres n' auront pas murmuré votre nom , mais je baiserai vos lèvres . Vos yeux ne trahiront pas , pour moi , le secret de votre pensée , mais ils verseront des larmes de tendresse . Et , dans mes bras , étreinte follement , malgré vous -même , la possession sera complète . Il la serrait contre lui , en parlant ainsi , et leur souffle se confondait . Une senteur troublante , faite des effluves de la femme , du parfum des vêtements , enveloppait Jacques , l' enivrait . Ses mains hardies enlacèrent une taille frémissante . L' inconnue , se tordant comme au milieu d' un brasier , renversa sa tête sur l' épaule du jeune homme , sa bouche se posa sur son cou , qu' elle mordit avec un cri étouffé . Elle s' abandonnait , les yeux sans regards , les lèvres pâlissantes , quand , froissé par l' ardeur de l' étreinte , son capuchon tomba en arrière , pendant que son masque entraîné découvrait son visage . Jacques , en un instant , fut debout , fit un pas en arrière , et s' écria avec stupeur : — Clémence Villa ! A son nom prononcé , la comédienne se retrouva lucide . Elle regarda son galant qui , immobile et pâle , la dévorait des yeux ; elle rejeta d' un geste son domino en arrière , et , se montrant dans tout l' éclat de sa radieuse beauté : — Vous vouliez savoir qui je suis , dit-elle d' une voix sourde , maintenant vous le savez . Il baissa la tête , et , lentement : — Il y a bien peu de temps que le pauvre Pierre s' est tué pour vous . — Pour moi ? répliqua-t-elle avec vivacité . En êtes -vous bien sûr ? Jacques devint plus blême encore et , jetant à Clémence un regard effrayé ; — Pensez -vous donc que ce soit pour quelque autre ? — Ne le savez -vous pas ? Elle se rapprocha de lui , qui détournait ses regards , et , avec une audacieuse autorité , lui saisissant le bras : — C' est chez moi qu' il a passé sa dernière soirée . C' est à moi qu' il a adressé ses dernières paroles . Je sais ce que tout le monde , et Davidoff lui -même , ignore . Pierre , las de sa vie fiévreuse , désillusionné sur sa valeur artistique , ayant perdu tout espoir en l' avenir , a eu une défaillance morale , et , obéissant à je ne sais quelle cabalistique superstition , il a voué sa mort au salut d' un être cher ... — Taisez -vous ! interrompit Jacques presque menaçant . — Pourquoi ? Avez -vous donc peur de son ombre ? Elle ne saurait être , pour vous , ni irritée ni méchante ... Il savait que je vous aimais . Il m' a dit , dans le paroxysme de son suprême désenchantement : Il t' aimera mieux que moi . Et si quelque chose , de ce que je fus , subsiste en lui , ce sera , pour moi , un ressouvenir de la terre , et je frémirai de joie dans ma tombe ! ... A ce sacrilège mensonge , le jeune homme porta sur elle un regard épouvanté . Il voulut se lever , partir . Ses jambes se dérobèrent sous lui . Et il resta assis sur le canapé , faible , comme s' il allait s' évanouir . Elle se pencha , et , l' entourant de ses bras , comme d' un invincible lien , le pénétrant de sa chaleur , le grisant de son parfum , l' étourdissant de son désir : — Il vous a donné à moi , vous m' appartenez de par sa volonté , et rien ne peut faire que vous ne m' aimiez pas , car , en vous , c' est lui qui m' aime . Et Jacques sentait qu' elle disait vrai , et qu' une force mystérieuse l' enchantait déjà à cette femme , comme si Pierre lui avait transmis sa tenace passion avec son âme . Il se révolta pourtant contre cette tyrannie , et , oublieux de sa voluptueuse ivresse , de ses supplications et de ses désirs , il voulut se détourner de celle qu' il pressait si ardemment , alors qu' elle était inconnue . Il n' accepta pas d' obéir au mort , il ne consentit pas à être l' exécuteur de ses posthumes caprices . Il reprit un peu de courage , de sang-froid et de résolution ; il se leva , et montrant à Clémence un visage calme : — Je ne me laisse pas prendre à tontes vos incantations , belle magicienne ; il était inutile , d' ailleurs , de recourir à l' influence des Esprits , pour établir votre domination . Vos lèvres et vos yeux suffisaient . Vous avez eu bien tort de mêler la sorcellerie à l' amour . Je crains maintenant vos philtres ... — Je n' en aurai pas besoin avec toi , dit Clémence d' une voix tranquille , et , quoi que tu tentes , que tu le veuilles ou que tu ne le veuilles pas , tu m' aimeras . Il ouvrait la bouche pour dire non : elle la lui ferma avec un rapide et violent baiser ; puis , sans lui laisser le temps de revenir de son trouble , légère , comme un charmant fantôme , elle gagna la porte de la loge et disparut . Seul , Jacques resta un instant à songer . Le bal continuait tumultueux et sonore , soulevant des poussières qui flottaient , dorées par les feux du lustre . Dans les loges , les spectateurs , accoudés aux rebords de velours , formaient des groupes animés et brillants . Une impression de vie intense se dégageait de ce milieu surchauffé , tapageur et fringant . Le jeune homme fit un soudain retour sur son existence misérable et souffreteuse des dernières semaines , et une joie ardente s' empara de lui , à la pensée qu' il avait ressaisi la santé et qu' il se retrouvait vigoureux et libre , par cette nuit de plaisir , après avoir si amèrement regretté sa jeunesse évanouie . Que de fois ne s' était-il pas dit , avec une sombre envie : Si jamais je puis rompre les entraves de ma faiblesse , si je me ranime et cesse de me courber chaque jour plus douloureusement vers la terre , quel emploi ne ferai -je pas de toutes les heures de grâce qui me seront accordées par la destinée ? Et ce rêve s' était réalisé . Le miracle réclamé avait produit ses fantastiques effets . La mort avait abandonné sa proie . Ou plutôt elle en avait pris une autre , plus belle , plus brillante , plus glorieuse . Le pâle visage de Pierre Laurier s' évoqua devant Jacques . Les yeux fermés , un amer sourire sur les lèvres , des ombres violettes aux tempes , le peintre dormait son dernier sommeil , roulé par les vagues bleues , dans les caresses de la lumière . Le bruit éternel des flots , la plainte stridente du vent , le berçaient , et , montant , descendant , dans le creux ou sur le sommet des vagues , il roulait , vagabond de la mer , sans cesse détourné de la terre sur laquelle il avait tant pleuré . Jacques , du regard , suivait ce corps , épave humaine , terrifié par l' apparition sinistre , et cependant rassuré , égoïstement à la pensée que son ami était bien mort , puisque c' était de sa vie qu' il vivait . Il voulut se soustraire à ce cauchemar , qui l' obsédait si douloureusement . Il se leva et rompit le charme . Devant lui il ne vit que la salle remplie de spectateurs , à ses pieds le plancher du parterre envahi par une cohue dansante et bariolée . Le bruit des flots , c' était leur piétinement et leur murmure ; la plainte du vent , c' était le chant de l' orchestre . Il n' y avait point de fantôme , tout était réel . Il se sentait plein de force et d' ardeur . Et le plaisir s' offrait à lui . Il passa la main sur son front , détendit ses traits dans un sourire , ouvrit la porte de la loge , sortit dans le couloir , et circula nonchalamment , au milieu des groupes . Près du foyer , il retrouva Patrizzi qui flirtait avec une femme . Il s' avança vers lui , et gaiement , comme au plus beau temps de sa tapageuse existence : — Soupons-nous , mon prince ? dit-il . Vous devez bien avoir , sous la main , une douzaine de convives à emmener ? Je crois que nous avons pris , de cette petite fête , tout ce qui pouvait être agréable . Si nous partions ? — Qu' avez -vous fait du domino qui vous a , si gaillardement , enlevé tout à l' heure ? demanda le Napolitain . L' avez -vous invité ? Sera-t-il des nôtres ? — Ma foi ! je l' ai rendu à lui -même . — Pas gai ? — Élégiaque ! — Il ne vous a pas donné rendez -vous pour demain ? — Si . Mais je n' irai pas ! A ces mots , un flot de masques roula dans le couloir , et un rire strident s' éleva . Jacques pâlit . Il chercha avec effroi , autour de lui , un domino blanc . Mais il n' aperçut qu' un groupe de jeunes gens qui passait , poursuivant des femmes en costume . Une voix murmura à son oreille : « Pourquoi fais -tu le fanfaron , et mens -tu ? Ne sais -tu pas que tu iras à ce rendez -vous ? » Et il lui parut que c' était la voix de Clémence Villa qui lui parlait . Il se retourna . Patrizzi seul était auprès de lui . Il pensa : Je deviens fou . Il prit le bras du prince et , avec une vivacité fébrile : Allons ! s' écria-t-il . Et il l' entraîna . Le lendemain , vers onze heures , quand il se réveilla , dans sa chambre de la villa de Beaulieu , il n' avait plus qu' un souvenir vague de ce qui s' était passé pendant la nuit . Il se rappelait qu' au souper il avait bu énormément de vin de Champagne , qu' il avait joué une valse pour faire danser les femmes . A partir de cet épisode chorégraphique , tout se noyait dans une ombre propice . Il avait été ramené en voiture , par un ami qui retournait à Eze . Qu' avait-il dit ? qu' avait-il fait ? C' était un mystère . Il ne se sentait pas en goût de le percer . Étendu dans son lit , les yeux baignés par la lumière qui entrait à flots , il ressentait un bien-être exquis . Cette position allongée , qui lui paraissait si pénible , quand il était secoué par les affreuses quintes de toux , qui le laissaient en sueur , abattu et brisé , il s' y prélassait délicieusement , la tête libre , le sang apaisé , la respiration régulière . Il venait de veiller , de souper , de se dépenser dans une de ces fêtes qui lui coûtaient , autrefois , une semaine d' accablement et de maladie , et il se trouvait souple et dispos . Il eut un mouvement de satisfaction profonde . C' était décidément la guérison , tant promise par les médecins , et dont il avait cependant si cruellement douté . Il resta là , à jouir de la vie , puis d' un bond , sautant hors de son lit , il commença à s' habiller . Il allait par la chambre , fredonnant , joyeux et sans souci . Il ouvrit sa fenêtre et l' air tiède vint le caresser . Une odeur de clématite montait pénétrante ; il s' approcha et , comme lui , au début de la saison , marchant lentement sur la terrasse , il aperçut sa sœur . Elle penchait sa tête triste , et semblait , avec sa robe foncée , être en deuil d' elle -même , de sa santé , de sa jeunesse et de sa gaieté . Le contraste était si frappant que Jacques étouffa un soupir . Le mal s' était détourné de lui , mais , comme s' il lui eût fallu une victime , il s' était abattu sur la pauvre Juliette . Et , à mesure qu' il se redressait alerte et vigoureux , elle se courbait pâle et affaiblie . La maladie dont elle souffrait était indéterminée . Depuis le jour où le docteur Davidoff était venu apporter la fatale nouvelle de la mort de Pierre , l' état de l' enfant avait été sans cesse en s' aggravant . Une langueur profonde s' était emparée d' elle , et , silencieuse , cherchant la solitude , elle paraissait heureuse de cette souffrance qui la conduisait si rapidement vers la fin de sa vie . Elle n' aimait , point qu' on lui parlât de sa santé , et quand elle se trouvait en présence de son frère et de sa mère , elle s' efforçait de secouer sa mélancolie . Mais , aussitôt qu' elle était seule , elle retombait dans sa tristesse . En ce moment , livrée à elle -même , elle se promenait à pas lassés dans le jardin , et , au milieu de cette verdure éclatante , parmi ces fleurs , sous ce ciel bleu , sa silhouette faisait une tache noire . Jacques descendit . Sa mère était au salon . Il alla l' embrasser . Elle le regarda attentivement , et , le voyant si brillant de jeunesse , elle eut un sourire . — Tu es rentré bien tard ? dit-elle . Ce n' est guère prudent de passer la nuit , quand on finit à peine sa convalescence . — Il y avait si longtemps que je n' étais sortit . — Au moins t' es -tu amusé ? — Beaucoup . — N' abuse pas , mon enfant , ne sois pas ingrat envers la Providence qui t' a rendu la santé . Ne me donne plus de sujet d' inquiétude . Je suis assez tourmentée par l' état de ta sœur . — Est -ce qu' elle est plus souffrante ? — Non . D' ailleurs , comment le savoir ? Elle ne se plaint pas , elle tâche de dissimuler son abattement . Mais elle ne peut pas me tromper , et je la vois , de jour en jour , plus accablée ... Oh ! si Davidoff , qui t' a si bien soigné , était encore près de nous ! ... À ces mots , le jeune homme pâlit . Il lui sembla qu' il voyait apparaître le visage sardonique du médecin russe . Que pourrait Davidoff ? Était -ce un second miracle qu' on allait lui demander ? Jacques savait bien que la science médicale était impuissante . Il avait constaté l' inanité des moyens employés pour le guérir . Le secours sauveur qu' il avait reçu lui venait d' un monde mystérieux . Mais n' était -ce pas au prix d' un terrible sacrifice que ce secours avait été obtenu ? Ne fallait-il pas , pour rafraîchir et fortifier le sang des veines , que le sang d' un autre se répandit ? Et la tradition des holocaustes humains , pratiqués dans l' antiquité , sur l' autel des dieux païens , n' était-elle pas tout entière rétablie par ce dévouement d' une créature vivante , se donnant librement à la Mort , afin d' obtenir qu' elle fût clémente envers un être déjà désigné , de son doigt funèbre ? Le prodige pouvait-il s' accomplir une seconde fois ? Et qui se sacrifierait ? Pierre l' avait fait pour lui . Qui le ferait pour Elle ? La voix de sa mère le tira de sa méditation . — D' ailleurs , même si le docteur était là , Juliette voudrait-elle se soigner ? Quand on l' interroge , elle répond qu' elle ne souffre pas , qu' elle ressent un peu de fatigue seulement , et qu' il ne faut point s' inquiéter . Mais cette indifférence , qu' elle affecte pour son mal , m' inquiète justement plus que tout , et je lui assigne une cause morale qui me trouble profondément . — Une cause morale ? demanda Jacques . — Oui . Cette enfant a du chagrin . Et , malgré le courage avec lequel elle dissimule , elle n' a pu me tromper . Je la vois , chaque matin , plus pâle de l' insomnie qui l' a torturée pendant la nuit . Et , depuis plus de deux mois , il en est ainsi . Oh ! je sais la date à laquelle ce douloureux état a commencé . Elle est restée dans mon souvenir . Elle est , à la fois , triste et heureuse pour moi , car elle a marqué et le début de ta convalescence et le commencement des souffrances de ta sœur . Oui , Juliette a été frappée le jour où le docteur Davidoff est venu nous annoncer la mort de Pierre Laurier ... Si Mme de Vignes avait regardé Jacques , elle eût été effrayée de l' angoisse qui contracta son visage . Ce qu' il s' était déjà dit , sans vouloir approfondir son soupçon , sa mère le lui déclarait nettement . La fin de Pierre avait eu ce double effet salutaire et pernicieux . Il vivait de cette mort , lui , et Juliette en mourait . A cette constatation brutale , une colère s' alluma , au fond de son cœur , contre cette innocente , dont les intérêts étaient si directement opposés aux siens que ce qui était avantageux pour lui était funeste pour elle , et qu' il semblait impossible de faire vivre le frère sans tuer la sœur . Une bizarre conception de son esprit lui montra leur double destinée , symbolisée par l' horrible alternative du jeu : rouge ou noir ? L' un couleur de sang , l' autre couleur de deuil . Et si c' était rouge qui sortait , Juliette mourait ; et si c' était noir , il retombait , lui , dans sa déchirante agonie . Un égoïsme féroce le saisit , l' affola , et il s' attacha désespérément à la vie . Il se sentit capable de tout pour la conserver . Rien ne l' arrêterait , pas même un crime . Il eut la lâcheté de lever les yeux sur l' enfant souffrante et pensive , qui marchait dans le jardin , et de se dire , avec une infâme satisfaction : Il y a deux mois , c' était moi qui me traînais le long de cette terrasse ensoleillée , et maintenant je suis fort , et je peux jouir de l' existence . Tous mes regrets , toutes mes plaintes , qui paraissaient inutiles , je peux y faire trêve et donner carrière à mes désirs et à mes espérances . J' ai failli tout perdre , et j' ai tout reconquis . La vie afflue en moi , triomphante , qu' importe le prix dont je l' ai payée ! Dans le silence profond de sa conscience , il ne s' éleva pas une voix pour protester contre cette monstrueuse divinisation de son moi . Son cerveau se ferma à toute pensée généreuse . Rien ne palpita en lui , à cette effroyable absolution , qu' il se donnait de tout le mal qu' avait coûté , et qu' allait coûter encore son inutile existence . Cependant , au milieu de son impassibilité morale , une phrase prononcée par sa mère le fit tressaillir . Mme de Vignes avait dit : — Je crois que Juliette aimait secrètement Pierre Laurier ... Je n' ai pas osé l' interroger , craignant de l' entendre me répondre affirmativement . Car je n' aurais eu aucune consolation à lui apporter , hélas ! Et est-il rien de plus cruel , pour une mère , que de voir son enfant se désoler , sans pouvoir lui offrir une espérance ? Pourtant il faudrait connaître l' état de son cœur . Car , c' est là , peut-être , qu' est la plaie que nous devons essayer de guérir . Il sembla à Jacques qu' une force , à laquelle il ne pouvait résister , le poussait à éclaircir ce douloureux mystère . Il avait peur de tout ce qui se rattachait à la mort de son ami , et cependant une invincible curiosité l' entraînait . Il voulait savoir , et il tremblait de savoir . Il eût souhaité se taire , et il ne se retint pas de dire : — Si je lui parlais , moi ? ... Elle me confierait peut-être son secret ... — Alors , interroge -la , bien doucement , et si elle résiste , ne la contrarie pas , et laisse -lui la liberté de garderie silence . — Soyez tranquille . Juliette revenait vers la maison . Mme de Vignes fit un dernier et muet appel à la tendre compassion de Jacques , et elle rentra . La jeune fille levant les yeux , vit , devant elle , son frère arrêté qui semblait l' attendre . Un rayon illumina son visage , et un flot de sang colora ses joues . Elle fut transformée , et la Juliette heureuse , gaie , bien portante , épanouie dans la fleur de ses dix-sept ans , reparut pour quelques secondes . Mais une ombre passa sur son front , ses traits se détendirent , sa bouche perdit son sourire , et elle fut de nouveau sévère et triste . D' elle -même , elle prit le bras de son frère , et s' y appuya avec une franche joie : — Tu vas tout à fait bien , mon Jacques ? dit-elle . Il fit oui , de la tête , en pressant doucement la main de Juliette . — Quel bonheur de ne plus te voir souffrant et malheureux ! reprit-elle . Car tu ne supportais pas ton mal avec patience , et tu n' étais pas enclin à la résignation . Elle hocha la tête doucement , avec l' air de dire : Les femmes sont plus courageuses , elles acceptent mieux la douleur . Ils étaient arrivés devant la maison , sous la vérandah , à la place même où Davidoff avait annoncé à Jacques la mort de Pierre Laurier . La fenêtre du salon , derrière ses persiennes , était encore entr'ouverte , mais Juliette ne se trouvait plus aux aguets pour apprendre le malheur . Elle savait à quoi s' en tenir , elle n' attendait plus rien que la fin de sa tristesse . Mais il ne dépendait de personne sur la terre qu' elle la trouvât . Cette délivrance devait lui venir du ciel . Elle s' assit indifférente et paisible sur un des fauteuils d' osier , et regarda la mer . Jacques songeait : Il faut que je la questionne . Que lui dire , et comment entamer l' entretien ? Cette petite intelligence est si clairvoyante ! Elle saura peser chacune de mes paroles et juger le sens de mes demandes . Une maladresse la mettrait sur ses gardes . Et si elle se défie , je ne tirerai rien d' elle . Elle restera fermée invinciblement . — Nous voici au milieu de mars , dit-il d' un air distrait . Il faudra bientôt rentrer à Paris . Est -ce que tu ne regretteras pas ce pays -ci , ma mignonne ? — Peu m' importe où je serai , dit-elle sans même un tressaillement , comme si elle pensait : Je ne serai bien que dans la terre , avec le profond silence et le calme sommeil de l' éternité . — J' aurais cru que notre départ te contrarierait , te peinerait même , et j' étais tout prêt à demander à notre mère de prolonger , de quelques semaines notre séjour . Elle baissa soucieusement le front , et sembla décidée à ne rien confier de sa pensée . Son frère l' observait avec attention pour tâcher de surprendre une palpitation plus vive de ce pauvre cœur souffrant : — Moi -même , poursuivît-il , je n' aurais point regretté de rester encore ici . Je m' éloignerai de ce pays avec tristesse , car un lien douloureux m' y attache , maintenant , pour toujours . Sa voix faiblit . Il tremblait , chaque fois qu' il lui fallait parler de Laurier , éprouvant comme le remords d' une complicité criminelle dans sa fin tragique . — C' est ici que j' ai perdu l' homme que j' aimais le mieux , et rien ne me consolera de sa perte . Je me figure qu' en partant je m' éloignerai de lui davantage . Et pourtant je ne sais où aller le pleurer , puisque les flots ne nous l' ont pas rendu , puisque nous n' avons pas eu la consolation suprême de lui adresser une dernière prière . Et c' est ce pays , tout entier , où je l' ai vu passer , marcher , pour la dernière fois , qui me retient , comme si j' avais une secrète espérance de l' y voir reparaître un jour . A ces mots , Juliette tressaillit et ses yeux se levèrent interrogateurs . Elle eut un geste de joie aussitôt réprimé . — Crois -tu donc possible qu' il ne soit pas mort ? demanda-t-elle . Il répondit d' une voix creuse : — On n' a point retrouvé son corps . — Hélas ! est-il le premier que la mer jalouse aura gardé ? s' écria la jeune fille avec une expression déchirante . Non ! nous ne devons pas conserver d' illusions et nous bercer avec des rêves . Il a douté de l' avenir , il a méconnu ceux qui l' aimaient , il a désespéré de la vie . Et le malheur est certain , irréparable ! Nous ne reverrons plus le pauvre Pierre ! Il est parti pour toujours ... Nous n' entendrons plus sa voix ... ni son rire , ni même ses plaintes ... Il s' en est allé là d' où l' on ne revient pas ! ... Et nous pouvons le pleurer , va , sans crainte que nos larmes soient perdues ! Elle s' était , en parlant ainsi , animée , et sa douleur , cessant d' être contenue , débordait de son cœur sur ses lèvres , comme un torrent grossi par un subit orage . Saisi , Jacques regardait sa sœur , et , dans l' âpreté du regret avoué , il cherchait quelque trace d' un reproche adressé à lui -même . Il se demandait : Soupçonne-t-elle l' affreux mystère ? Entre Pierre et moi , si elle avait à décider , qui choisirait-elle ? Sacrifierait-elle le frère on l' homme adoré ? Essuyant son visage couvert de larmes , elle resta un instant silencieuse , puis : — Le ciel , comme compensation , nous a délivrés des craintes que nous inspirait ta santé . Jouis de la vie , mon Jacques . Emploie -la à bien nous aimer . Elle fit un mouvement pour s' éloigner , il la retint et , la regardant fixement , il dit : — Ainsi voilà le secret de ton abattement et de ta souffrance ! Tu l' aimais ? Elle répondit , sans hésitation et sans trouble : — De toute mon âme . Avec ma mère et toi il était le seul qui occupât ma pensée . — Tu n' as pas vingt ans . A ton âge il n' est pas de deuil éternel . L' avenir t' appartient tout entier . — Elle pencha tristement la tête , puis avec une grande douceur : — Ne parlons plus jamais de cela , veux -tu ? Ce serait me peiner inutilement . Je ne suis pas de celles qui oublient et qui se consolent . Dans le secret de mon cœur , le souvenir de Pierre sera l' objet d' un culte . Je penserai sans cesse à lui . Mais son nom , prononcé devant moi , me fait mal . Je te promets de me soigner et de ne rien négliger pour être mieux portante . Je ne veux pas vous tourmenter , ni vous donner des soucis . Mais laissez -moi la liberté de mon chagrin . Elle adressa un doux sourire à son frère , et , solitaire , recommença à se promener le long de la terrasse . Lui , très affecté , entra dans la maison et monta à la chambre de sa mère . Mme de Vignes l' attendait anxieuse : — Eh bien ? interrogea-t-elle en le voyant paraître . — Eh bien ! j' ai causé avec elle , comme nous en étions convenus et je l' ai trouvée , sinon raisonnable , au moins très calme . Nous avions deviné juste : elle aimait Pierre . Elle a une affliction profonde et ne veut pas être consolée . Je supposais qu' une prolongation de séjour serait avantageuse pour elle , mais je me trompais . Je crois que le mieux serait de rentrer à Paris , et de faire reprendre à cette enfant ses habitudes anciennes . La solitude ne lui vaudra rien . Elle a trop le loisir de s' y concentrer dans une idée unique . Notre monde la ressaisira , elle sera forcément distraite , et l' état de son esprit s' en ressentira , je l' espère . — Faut-il donc commencer , tout de suite , les préparatifs du départ ? — Non . Ce serait trop brusque . Dans une quinzaine de jours , nous pourrons nous éloigner de ce pays . — Mais toi , cher enfant , le changement de climat ne te sera-t-il pas préjudiciable ? Nous ne sommes encore qu' au mois de mars . A Paris il fait encore froid ... — Qu' importe ! Ma santé est redevenue excellente , et c' est à Juliette seule qu' il faut penser . — Eh bien ! j' agirai donc comme tu le conseilles . Jacques baisa tendrement les mains de sa mère . La cloche du déjeuner sonnait , lis passèrent dans la salle à manger , où bientôt Juliette vint les rejoindre . La mère et le fils affectèrent de parler de choses indifférentes . Le repas fut court . Une contrainte pesait sur les convives , et ils se trouvaient d' accord pour souhaiter la solitude . Après le dessert , chacun d' eux se leva . Les deux femmes silencieusement rentrèrent chez elles . Jacques , seul , descendit vers le rivage , en fumant . Une crique , dentelée de rochers rouges , était baignée par la vague murmurante . La verdure venait mourir au bord de l' eau , et , sur le sable , des mousses d' un vert gris , semblables à du lichen , poussaient vivaces . Jacques s' assit , et , dans la tiédeur exquise du soleil , se mit à songer . Tout était silencieux et désert . L' immensité devant lui et sur lui . Les cieux se confondaient avec la mer : à perte de vue l' azur . Ses yeux , fixés sur l' horizon lointain , se lassaient de regarder , éblouis par l' éclat limpide de l' atmosphère , fascinés par la mouvante sérénité des flots . Peu à peu , le sentiment du réel s' effaça en lut , et il revit la salle du théâtre , pendant la nuit du veglione , il entendit les bruits de la foule , le piétinement des danseurs et la symphonie de l' orchestre . Le tableau tout entier de la soirée de carnaval s' évoqua , et , parmi les groupes , il aperçut le domino blanc . Il souriait , voluptueux , sous la barbe de dentelle de son masque , et ses yeux luisaient , comme des diamants , par les ouvertures du satin . L' odeur subtile et pénétrante qui émanait de son corps souple , enveloppa Jacques , et il eut , en ce lieu désert , la sensation tellement vive de la proximité de cette tentatrice qu' il tendit vaguement les bras . Il rompit le charme du mirage et se vit seul . Un sourd mécontentement s' empara de lui , à la pensée qu' il était hanté victorieusement par le souvenir de Clémence , qu' elle s' imposât à lui , et qu' il ne pouvait s' abandonner un instant , sans être à la merci de l' ensorceleuse . Elle le lui avait dit : « Que tu le veuilles ou non . » Et il avait beau ne pas vouloir , il sentait qu' elle l' enlaçait , triomphante et perfide , maîtresse de sa pensée , de ses sens , et tyrannique souveraine de sa volonté . Il raisonna sa sensation et se demanda pourquoi il y résistait . Quelle répugnance instinctive était en lui , ou plutôt quelle crainte ? Cette femme lui faisait peur . Il la savait dangereuse . Tous ceux qui l' avaient approchée , avaient souffert par elle . La ruine , le déshonneur ou la mort , voilà quels étaient ses présents â ceux par qui elle se faisait aimer . Et sa haine était encore plus redoutable que son amour . Et cependant si belle , avec ses lèvres rouges , ses yeux de velours et sa taille divine . Que pouvait-il craindre ? N' était-il pas l' amant choisi par elle ? Le souvenir de Pierre lui revint . Ne l' avait-elle pas adoré aussi , le grand artiste ? Et la satiété prompte , le goût du changement , le dévergondage invincible , qui lui rendaient la fidélité odieuse , ne l' avaient -ils pas poussée à la trahison ? Il avait souffert , le pauvre Laurier , il avait arrosé de ses sueurs , de ses larmes et de son sang , le luxe princier de cette fille . Il avait desséché , pour elle , la délicate fleur de son génie . Cheval de race pure attelé à la lourde charrue des répugnants labeurs , il s' était fourbu pour lui gagner l' argent qu' elle semait au courant de sa vie . Et quand il n' avait plus su travailler , il s' était mis au jeu pour obtenir du hasard ce que son talent énervé et faussé ne lui fournissait plus . Toutes ces étapes de ta misérable existence amoureuse de Laurier , Jacques les connaissait . Il avait vu le peintre , lucide , honteux et exaspéré , les parcourir une à une , descendant , chaque jour , un peu plus bas dans la dégradation morale , se jugeant déchu , perdu , sanglotant de désespoir , blasphémant à grands cris et ne pouvant pas se retenir d' aller à son vice , à sa déchéance , à sa perte , quand la femme adorée et exécrée faisait un signe de son doigt rosé , ou laissait tomber un mot de ses lèvres de flamme . Qu' y avait-il donc de satanique ou de divin , dans cette créature , qui emplissait les hommes d' un affolement si tenace , d' une rage d' amour si impossible à calmer ? La seule rivale , qui eût triomphé d' elle , était la mort . Pourquoi son ami la lui avait-il , en quelque sorte , léguée ? Était -ce donc pour qu' il le vengeât ? Et le supposait-il capable d' asservir le monstre de volupté ? Le visage de Laurier s' évoqua à ses yeux , tel qu' il le voyait , depuis quelque temps , dans ses songes effrayés . Il était mortellement triste . Il remuait les lèvres , et il sembla à Jacques qu' il murmurait : Prends garde , je t' ai donné la vie , mais elle va te la reprendre . Sa fonction sur la terre est de détruire l' homme . C' est la punisseuse de la lâcheté , de l' égoïsme , du mensonge et de l' infamie . Tout ce que l' homme commet de crimes , c' est elle qui est chargée de le venger . Elle est la force du destin . Poussée par la fatalité , elle frappe indistinctement celui qui est coupable , celui qui n' est que faible . Détourne -toi d' elle , prends garde . Vois ce qu' elle a fait de moi . Elle a menti , quand elle t' a dit que j' avais souhaité que tu l' aimasses . Non ! Je l' ai fuie jusque dans le néant et elle me fait horreur . Ne la crois pas , ne l' écoute pas , ne la regarde pas . Ses regards avilissent , ses paroles corrompent , ses embrassements tuent ? Écarte -toi de son chemin . Et , si elle t' approche , si elle te cherche , si elle t' appelle , mets la distance entre elle et toi . On ne lui résiste pas , quand on est près d' elle . En ce moment , tu as le choix de vivre ou de mourir . La sombre figure de Laurier disparut , et Jacques se trouva seul , en face de la mer mouvante , dans ce désert enchanté , où la nature s' épanouissait radieuse sous le clair soleil . Il se dit : Je deviens visionnaire . Que signifient les craintes et les scrupules qui me tourmentent ? Mon existence peut-elle dépendre de cette femme ? Et , parce que je l' aimerai , ne fût -ce qu' une heure ou qu' un jour , serai -je perdu ? Enfantillages d' un cerveau encore faible . Je ne suis pas aussi bien guéri de mon mal que je le croyais . Mais qu' est -ce qui jette en moi le trouble que je constate ? Quelle crise morale est -ce que je subis ? Est -ce donc criminel à moi d' aimer la femme que Pierre a aimée ? Car c' est bien de là que naissent les rébellions de ma conscience . Fais -je donc mal ? Et d' ailleurs n' y a-t-il-pas une large part de fantaisie individuelle et de convention sociale , dans ce qu' on est convenu d' appeler le bien et le mal ? Son égoïsme lui répondit : Il y a ce qui plaît , ce qu' on désire , et voilà tout . Et la femme inquiétante , défendue , lui plaisait , il la désirait . A ce que sa raison lui suggérait d' arguments , contre la passion qui l' entraînait , son cœur se faisait sourd . Au moment même où il était assis sur la roche chaude , les pieds au bord des flots frangés d' écume , dans un calme délicieux , ses sens soulevés l' entraînaient vers la magicienne , et il frémissait d' impatience . Il savait qu' à une demi-heure de distance Nice était en fête , et que la bataille de fleurs attirait , sur la promenade des Anglais , toute la colonie des élégants viveurs . Clémence serait là , et elle l' attendait , le guettait , l' appelait . Il n' avait qu' un pas à faire pour la rejoindre . Une palpitation sourde le suffoqua . Son être entier s' élançait au-devant d' elle . Sa raison défaillante protesta : « Mais elle t' a bravé . Elle t' a dit : Que tu le veuilles ou non ... Tu vas donc obéir , comme un esclave ? Tu as bien peu de fierté et de courage . Reste donc , n' y va pas . Prends garde ! » Et il était déjà debout . La force magnétique , qui ramenait Laurier , toujours vaincu , après tant de serments d' être invincible , agissait sur Jacques . Le charme de cette fille , redoutable goule qui anéantissait la volonté de ceux qu' elle voulait séduire , triomphait de l' éloignement , de la sagesse et de la clairvoyance . Jacques discutait encore avec lui -même que déjà son animalité l' emportait victorieuse . Il entra dans la maison , prit son chapeau , son manteau , et , sans dire adieu à sa mère et à sa sœur , il partit . La passion que Clémence inspira à Jacques , fut d' autant plus vive qu' elle avait été plus combattue . Un caprice sensuel jetait la jeune femme et le beau garçon dans les bras l' un de l' autre . Ils s' aimèrent avec rage , avec folie , et dans un exclusivisme absolu , qui mettait une infranchissable barrière entre le monde et eux . Ils vécurent , pendant quinze jours , l' un pour l' autre , l' un près de l' autre , dans la riante villa de la route de Menton , sous les orangers en fleurs du jardin , parmi les divans bas , capitonnés de soie , du salon mauresque . Le soir , Jacques s' arrachait , à grand'peine , aux séductions de la charmeuse , et rentrait à Beaulieu . Sa mère et sa sœur ne le voyaient plus qu' un instant , le matin , avant son départ . Et , avec une tristesse profonde , Mme de Vignes constatait que le retour inespéré de son fils à la santé avait été le signal de la reprise de sa vie dissipée d' autrefois . Cette vie dévorante , qui l' avait mis si près de sa fin . Elle avait risqué une remontrance , qui avait été accueillie avec un sourire . Jacques , pressé de s' échapper , avait embrassé sa mère , assuré qu' il ne s' était jamais senti plus solide , ce qui était vrai , et qu' il n' y avait point lieu de s' inquiéter . Et , sans plus vouloir écouter ni conseils ni prières , il s' était dirigé vers la gare et avait pris le train pour Monte-Carlo . Les deux femmes restaient donc seules , et leurs journées s' écoulaient silencieuses et mornes . Pendant ce temps -là , Jacques goûtait les voluptés dévorantes qui avaient stérilisé le talent de Pierre Laurier , abaissé son caractère , détruit son courage , et fait , du merveilleux artiste , l' impuissant qui demandait à la mort l' oubli de son brillant passé . Clémence , d' autant plus dangereuse qu' elle était sincère , aimait comme elle croyait n' avoir jamais aimé . Elle trouva , dans ce joli blond , un peu efféminé , l' amant délicat et charmant rêvé par sa beauté brune . Elle le domina complètement , s' empara de lui , au point qu' il n' avait plus une pensée qui ne fût sienne , plus un désir qui ne fût inspiré par elle . Ce fût l' envoûtement complet , qui fait passer l' amour dans la moelle des os , dans les fibres du cœur , dans la chair et les nerfs . Elle fut le satanique succube de cet heureux infortuné , qui se trouvait au comble de la félicité , et ne mesurait pas la profondeur de sa chute . Dans cette ivresse , qui les possédait , ils arrivèrent à l' époque fixée pour le départ . Et Clémence , ne pouvant supporter l' idée d' être séparée de Jacques , se disposa à le suivre . Ils abandonnèrent à regret ce pays délicieux , fait pour l' amour . Mais ils se consolèrent , en pensant qu' à Paris , ils auraient bien plus de facilités pour être l' un à l' autre , et , s' ils le voulaient , ne se quitteraient presque plus . Le retour produisit , sur elle et sur lui , un effet très différent . Jacques éprouva une joie profonde à rentrer dans la ville qu' il avait craint , pendant ses mauvais jours , de ne revoir jamais . Le mouvement des rues , l' animation de la foule , le saisirent et le grisèrent . Il quittait le plus charmant climat , il venait d' avoir sous les yeux , un merveilleux décor . Le ciel brumeux de Paris , ses larges avenues de pierre , lui semblèrent admirables , et il s' avoua , à lui -même , que rien de plus beau n' existait au monde . Il réoccupa , joyeux , son appartement de garçon , et s' y confina délicieusement . Clémence , elle , réinstallée dans son monumental hôtel de l' avenue Hoche , retrouva , avec son luxe , les soucis de l' existence . Là-bas , à Monte-Carlo , elle vivait comme une petite bourgeoise . A Paris , elle redevint la grande demi-mondaine dont le train de maison coûtait trois cent mille francs tous les ans . Jacques ne la reconnaissait plus . En elle , une transformation soudaine s' était opérée . L' allure , le ton , la façon d' être de Clémence avaient entièrement changé . Elle parlait bref , elle regardait d' un œil impérieux . On se sentait en face de la femme armée pour la bataille de la vie , et toujours en garde , afin de n' être pas surprise et vaincue . Elle témoigna à Jacques une vive tendresse , elle lui déclara qu' il était son maître , et qu' elle subordonnait tout à son désir . Mais , le fait de le lui dire attestait , si clairement , une diminution d' influence , que le jeune homme resta songeur . Clémence se rendit compte de l' impression ressentie et s' efforça de la dissiper . Elle se fit douce et câline , et , pour un instant , la charmante et simple amoureuse des jours passés reparut . Mais c' en était fait de la sécurité d' esprit de Jacques auprès de sa maîtresse . Dans la petite villa de Monte-Carlo , il pouvait avoir l' illusion qu' elle n' avait jamais aimé comme elle l' aimait . Dans le somptueux hôtel de Paris , tout parlait de la vie ancienne de Clémence , tout rappelait ses amants , depuis Sélim Nuño , qui avait payé la maison , jusqu' à Pierre Laurier , qui avait peint le superbe portrait qui ornait le salon . Un grand trouble s' empara du malheureux . Il se montra sombre , inquiet , irrité . Il cessa d' être sûr de celle qu' il adorait , et son amour en augmenta . Ils s' étaient promis de ne plus se quitter , et ils se voyaient moins qu' autrefois . Non par la volonté de Clémence , mais parce que l' existence n' était plus la même , et que les exigences de son train de maison l' accaparaient au détriment de son amour . Jacques prit l' habitude de venir à des heures régulières , et , peu à peu , sa passion se disciplina . Ce fut un grand malheur pour lui . A Monte-Carlo , il serait sans doute arrivé promptement à la lassitude . Mais les obstacles , qu' il rencontrait à Paris , l' enfiévraient au lieu de le décourager . Clémence , avec la finesse d' observation qu' ont toutes les femmes , et particulièrement celles qui vivent de la sottise et de la vanité masculines , jugea tout de suite cet état d' esprit . Elle savait , de longue date , que , chez les hommes , la sécurité engendre promptement l' indifférence , et que l' aiguillon le plus puissant de l' amour , c' est l' incertitude . Voyant Jacques très inquiet , et à la veille d' être jaloux , elle se plut , malicieusement , à le tenir en suspens , à lui laisser tout craindre , tout espérer , et tout obtenir . Elle amena ainsi sa passion au plus haut point d' intensité . Elle le fit souffrir avec une joie raffinée ; sachant le dédommager de ses soucis par des plaisirs qui lui semblaient ainsi plus vifs . Taciturne quand il n' était pas auprès de Clémence , Jacques inquiéta sa mère par la torpeur énervée de son attitude . Il passait des heures , étendu sur le divan de son fumoir , les yeux fixés au plafond , fumant des cigarettes opiacées , qui engourdissaient son cerveau , sans bouger , sans parler , comme perdu dans un rêve né du haschich . Sa santé demeurait bonne , cependant une pâleur remplaçait , sur ses joues , les fraîches couleurs qu' il avait rapportées du Midi . Il maigrissait . Mais ses nerfs le soutenaient vigoureusement , et il passait les nuits , avec un entrain extraordinaire , comme si ses inerties et ses mutismes lui servaient à économiser sa force pour le plaisir . Il retournait au cercle , vers cinq heures , tous les jours , et , à minuit , quand il ne restait pas chez Clémence . Il jouait beaucoup , et eut , au début , une chance extraordinaire . La chouette à l' écarté lui rapportait de grosses sommes . Il faisait des gains de cinq cents louis , très joliment , avant dîner , et cet argent du jeu , si facile à dépenser , il le laissait couler de ses mains avec une superbe indifférence . Il se donna le plaisir de subvenir au luxe de Clémence . Une sourde jalousie le travaillait , et il voulait être , chez la belle fille , un maître incontesté . Il n' en acquit pas plus de droits , au contraire . Et , trois mois après être revenu de Nice , il entretenait la femme réputée la plus chère de Paris . Il n' avait pas su se contenter de la combler de ces cadeaux princiers , qui font la fortune des bijoutiers , et qu' il apportait à sa maîtresse , comme , à Monte-Carlo , il lui offrait un bouquet de roses et de violettes . Il prétendit jouer le rôle de Jupiter auprès de la Danaé de l' avenue Hoche . Et , à compter de ce jour , commença une vie infernale . La grosse partie d' écarté ne suffit plus à ses besoins , et le baccara lui ouvrit un champ plus vaste . Le jeu , qui d' abord n' avait été pour lui qu' une distraction , puis un expédient , devint une passion . Il l' aima , non plus seulement pour les ressources qu' il y puisait , mais pour les émotions qu' il y éprouva . Il tailla , avec une impassibilité superbe , qui masquait des sensations dévorantes . Il fit des différences de cent mille francs , sans que le son de sa voix parût changé , sans que son visage s' altérât . Mais il bouillait intérieurement , et la trépidation de ses nerfs était d' autant plus intense qu' elle était mieux dissimulée . Lorsque , après deux heures d' alternatives de succès ou de revers , la chance se fixait définitivement de son coté , son cerveau exalté par le désir du triomphe se détendait dans une béatitude délicieuse . Il avait un instant d' ivresse sans pareille , pendant lequel il oubliait tout ce qui n' était pas le jeu . Clémence n' avait pas tardé à constater qu' elle n' était plus seule dans le cœur de Jacques , mais elle ne prit pas ombrage de cette rivale victorieuse , à laquelle son luxe était dû . D' ailleurs , en elle , une modification sensible , et assez accoutumée , de ses sentiments se produisait . Ses habitudes de galanteries l' avaient reconquise , et la belle fringale de volupté , dont elle avait été saisie , dans sa solitude du Midi , n' avait pas résisté aux distractions de Paris . Elle avait revu ses amies , retrouvé ses relations , et , reprise dans l' engrenage des plaisirs quotidiens , elle trouvait moins de temps à consacrer à son amour . Et puis , Jacques lui résistant avec une sombre sauvagerie , l' avait entraînée jusqu' à la passion ; mais Jacques obéissant à toutes ses fantaisies , et surtout , déchéance impardonnable , l' entretenant , comme n' importe quel millionnaire , était à la veille de l' ennuyer . Du moment qu' il n' était plus le fruit défendu , il cessait d' être tentant . En cela la comédienne n' était pas plus perverse que la généralité des femmes . Et toute la responsabilité , de ce qui devait arriver , incombait à Jacques . Il avait modifié , de lui -même , les conditions de son intimité avec Clémence . Il avait méconnu cet axiome fondamental de la philosophie galante : L' amour d' une femme est en raison directe des sacrifices qu' elle s' impose pour le satisfaire . Ne la tenant plus à la chaîne par son caprice , il était tout près d' être trompé par elle . Pour Clémence , le délai , entre la désaffection et la trahison , pouvait être nul . Mais parce qu' elle le chassait de son cœur elle ne devait pas rendre à Jacques sa liberté . Il n' était pas dans sa nature de se montrer si généreuse , et , à Paris , il n' existait pas une tourmenteuse d' hommes plus implacable que cette femme lorsqu' elle n' aimait plus . Elle avait gardé Laurier plus d' un an après qu' il avait cessé de lui plaire , et c' était pendant cette infernale période que l' artiste , torturé , dégradé , avait songé à s' évader de cette vie , dont Clémence lui avait fait un bagne . Jacques ne s' apercevait encore de rien . La belle fille , savante à tromper les hommes , le charmait par la même grâce du sourire , la même douceur des paroles , la même langueur des caresses . Déjà son plaisir était frelaté , et la fraude était tellement habile qu' il y trouvait une aussi délicieuse ivresse . Il n' allait plus que très peu chez sa mère . La tristesse y était trop grande : il s' écartait . Sa sœur , sans que des symptômes caractéristiques de la maladie qui la minait se fussent produits , chaque jour se penchait plus pâle , plus frêle . Cependant , par un effort de son esprit , elle parvenait à affecter de la gaieté , afin de donner le change à Mme de Vignes . Mais la comédie , jouée par la fille , ne trompait pas la mère . Et les deux femmes , composant leur visage pour se faire mutuellement illusion , vivaient secrètement dans le chagrin . Les médecins consultés avaient conclu à de l' anémie . Ils ne voyaient aucun organe atteint : ni le cœur ni la poitrine . Ils constataient néanmoins un graduel affaiblissement des forces . Il semblait que Jacques eût pris à sa sœur toute sa vigueur et lui eût donné toute sa débilité . Ce n' était pas un mince sujet d' étonnement pour ces praticiens qui soignaient , l' an passé , le frère , de voir celui -ci mener son orageuse existence , tandis que Juliette , rayonnante au dernier printemps , se courbait maintenant maladive . Et Jacques , que ces deux femmes avaient entouré de tant de soins et de tendresse , ennuyé par les doléances de sa mère , glacé par le triste sourire de sa sœur , espaçait ses visites avec un égoïsme féroce , jouissant à outrance de la vie retrouvée . Le mois de juin était arrivé , et Clémence avait désiré , comme elle en avait l' habitude , s' installer à Deauville . Sélim Nuño , depuis des années , mettait à la disposition de la comédienne sa splendide villa . Jacques , qui voyait déjà avec ennui les visites fréquentes que le vieux financier faisait à la jeune femme , se cabra dès que celle -ci parla de son projet . Aller au bord de la mer , bon ; choisir Deauville , parfait . Mais accepter l' hospitalité de Nuño ? Pourquoi ? A cette question Clémence répondit facilement : — Il y a juste dix ans , mon cher , que Sélim est un ami sûr pour moi . Je lui ai dû beaucoup , autrefois , et je ne répondrais pas de ne lui point devoir encore dans l' avenir ... — Tant que je serai là , c' est bien improbable . — Tant mieux . Mais tu peux n' y plus être . Les hommes sont changeants ... Tu m' aimes aujourd'hui , tu peux m' oublier demain . Ceux , sur lesquels on peut compter , en toute circonstance , sont rares . Il ne faut pas les désaffectionner ... Et puis , voyons , franchement , Jacques , tu ne peux pas être jaloux de ce pauvre vieux ? C' est un père pour moi . Et tu sais bien que tu n' as rien à redouter de personne ! Elle s' efforçait d' engourdir sa résistance par de tendres paroles ; mais l' opposition que lui faisait le jeune homme avait des bases déjà anciennes et solides . Il l' écoutait , en hochant la tête , d' un air fort peu convaincu : — Il ne me plaît point d' aller chez M . Nuño . Quoiqu'il n' habite pas la villa , tu n' en serais pas moins chez lui . Alors , de quoi aurais -je l' air ? Rien n' est plus facile que de louer une autre maison , et de n' avoir aucune obligation à qui que ce soit ? Si tu acceptes ma proposition , nous pourrons recommencer la douce existence de Monte-Carlo ; nous serons , de nouveau , au bord de la mer , dans une charmante solitude , et tu auras le loisir d' être toute à moi ... Ici , je suis forcé de te disputer à tes occupations , à tes amitiés , et tu m' échappes presque complètement . Là-bas , je te posséderais entière et nul ne pourrait plus t' enlever à moi . Il parlait avec ardeur , et Clémence l' écoutait curieusement . Sa voix , naguère si douce à ses oreilles , à présent lui semblait indifférente et banale . Ses mains , qui serraient les siennes , ne brûlaient plus sa chair . Il lui paraissait un joli garçon blond , très exigeant , et qui commençait à l' importuner . A ses pressantes insistances , elle répondit par un sourire que Jacques accueillit comme le présage de sa victoire . Il se rapprocha de la jeune femme et la prit dans ses bras . Elle n' opposa point de résistance . Elle était attentive à analyser ses sensations . L' étreinte la laissa froide et calme . Rien de la flamme passée ne vint l' échauffer , il lui sembla que le foyer était décidément éteint et que rien ne pourrait le rallumer . A peine quatre mois d' amour , et c' était fini . Elle pensa à cette soirée du veglione où , dans la loge , ils avaient échangé leurs premières paroles de tendresse . Comme elle était émue et frémissante ! Et , maintenant , comme elle se sentait lasse et indifférente ! Lui , il était toujours possédé de sa passion . Mais elle , décidément , elle avait usé son caprice . Ce fut , à cette minute même , que l' arrêt de Jacques fut prononcé . Pendant qu' il serrait contre sa poitrine le corps charmant de Clémence , celle -ci se disait : — Ni , ni , c' est fini , de celui -ci comme des autres . Il m' adore et je suis fatiguée de lui . Ne trouverai -je donc jamais l' homme qui ne m' aimera pas , et que j' aimerai toujours ? Elle se leva du canapé , sur lequel elle était assise auprès de Jacques , et , s' accoudant à la cheminée d' un air pensif : — Tu tiens à ton programme ? Soit ! ... Je l' adopte . Loue la maison que tu voudras , pourvu qu' elle soit grande , bien située , et qu' il y ait de bonnes écuries pour les chevaux , car j' emmènerai tout mon monde . Mais , tu sais , Nuño viendra me voir là , aussi librement qu' autre part . Car je n' ai pas l' intention de rompre avec mes amis , ni de me laisser séquestrer . — Cette idée m' est-elle jamais venue ? protesta Jacques . N' ai -je pas confiance en toi ? Clémence le regarda et le trouva décidément ridicule . Un fugitif sourire passa sur ses lèvres , et elle resta un instant silencieuse , puis lentement : — Tu as bien raison d' avoir confiance , dit-elle ; si tu te défiais , ce serait exactement la même chose ! La soirée était belle et chaude , ils sortirent et s' en furent dîner aux Ambassadeurs . A onze heures , Clémence , assez maussade et se disant souffrante , mit Jacques à la porte . Agacé il descendit au cercle , et , comme la partie de baccara s' engageait , il prit la banque et commença à tailler . Fait bizarre : heureux au jeu , tant qu' il avait été aimé , l' heure précise , à laquelle sa maîtresse venait de constater qu' il lui était devenu indifférent , sembla avoir marqué la fin de sa veine . Brusquement la chance lui échappa , et , après des retours de fortune trop courts , il se retira au matin perdant trois mille louis . Il avait tant gagné , depuis quelques mois , qu' il n' attacha aucune importance à cette mauvaise passe , qu' il jugea devoir être accidentelle . Il n' en eut que plus d' ardeur à chercher sa revanche , mais il ne trouva que la continuation de sa défaite . Étonné , il s' entêta , et , en quelques jours , il dut apporter à la caisse du cercle de très grosses sommes . La maison de Trouville était louée , il voulut rompre cette série fatale , et , comme Clémence était disposée à partir , ils se dirigèrent vers la côte normande . Là , l' existence se continua pour eux , comme à Paris , mais dans une intimité plus grande , qui augmenta la froideur réelle de la jeune femme , obligée de se contraindre pour paraître charmante à un homme qui l' ennuyait autant que tous ses prédécesseurs . Elle se vengea , en s' ingéniant à lui faire dépenser de l' argent . C' était l' instant où Jacques , voyant ses ressources se tarir brusquement , était obligé de faire appel à ses réserves . La difficulté de sa situation semblait l' exciter , et jamais il n' avait tant tenu à Clémence que depuis qu' elle se détachait de lui . Peut-être cette étrange fille possédait-elle la dangereuse faculté de troubler la raison de ses amants . Car , à l' exception de Nuño , qui avait été son premier protecteur , et qui n' avait jamais pris ombrage de ses caprices , tous ceux qu' elle avait aimés et quittés ne s' étaient point consolés de sa perte . Le train que menait Clémence était considérable , et elle défrayait , par les parties qu' elle organisait , les conversations de toute la plage . Ce n' étaient que cavalcades , entraînant sur la route d' Honfleur ou de Villers la jeunesse de Trouville . Le manège , ces jours -là , était vide , et on n' aurait pas trouvé un cheval disponible dans le pays . Des breaks , attelés en poste , emmenaient les dames et , dans une des charmantes et excellentes auberges de la côte , tout le monde s' arrêtait à l' heure du déjeuner . Au milieu de la poussière , sous le grand soleil , avec des cris joyeux , les cavaliers , ayant mis pied à terre , aidaient les belles personnes à descendre du haut des mails . Et c' étaient des envolées de jupes claires , des visions rapides de petits pieds et de jambes fines , qui retenaient , cloués , sur le seuil des portes , les gars du pays , l' air ébaubi et les yeux écarquillés . D' autres jours , on s' embarquait sur le yacht à vapeur du baron Trésorier , et , par une mer d' huile , on allait jusqu' à Fécamp , ou dans la direction de Cherbourg . Le soir , toute la bande joyeuse se rassemblait au Casino de Trouville , et la danse emportait les couples , au bruit de l' orchestre , jusqu' à minuit . Alors on rentrait , las des plaisirs de la journée , et , une demi-heure , plus tard , les joueurs se retrouvaient au cercle , où la partie s' engageait jusqu' à l' aube . Jacques , le visage dur mais impassible , taillait avec une déveine toujours persistante et voyait les dernières épaves de sa courte fortune emportées par le naufrage . Il ne se décourageait pas , et , plein d' une confiance inconcevable , attendait le retour de la veine . Elle ne pouvait pas , pensait-il , être toujours infidèle , et , en quelques soirées il réparerait ses pertes . Raisonnement commun à tous les joueurs , espérance commune à tous les décavés , et qui ne sont que bien rarement ratifiées par le sort . Un soir qu' il venait de jouer avec son malheur habituel , la banque étant mise aux enchères , une voix , qui lui était connue , fit entendre les mots consacrés : Banque ouverte ! Il leva les yeux et , séparé seulement par la largeur de la table , il aperçut Patrizzi . Ses regards rencontrèrent ceux du prince , qui lui adressa un amical sourire . Au même moment , une personne , qui était derrière le Napolitain , s' avança hors du cercle des curieux et , avec un horrible serrement de cœur , Jacques reconnut le docteur Davidoff . Le jeune homme , cloué à sa place , ne put faire un seul pas . Une sueur froide perla à son front , ses oreilles tintèrent . Il lui sembla que l' image décharnée de la mort se dressait devant lui . Il était encore immobile , sans force pour avancer ou pour reculer , fasciné par le coup d' œil railleur du médecin russe , lorsque la main de Patrizzi se posa sur son épaule . Jacques , avec effort , se tourna , et , l' air hagard , écouta le prince qui lui parlait . Il entendait à peine ses paroles ; cependant la pensée qu' on l' observait et qu' il devait avoir une attitude inexplicable lui rendit un peu d' énergie , il passa la main sur son front et put dire à Patrizzi : — Est -ce qu' il y a longtemps que vous êtes là ? — Un quart d' heure à peu près . Nous sommes entrés , Davidoff et moi , au moment où votre banque était le plus vigoureusement attaquée ... Vous avez là , cher ami , quelques Anglais qui vous ont livré de rudes assauts ... — Je ne suis pas très heureux , en ce moment , balbutia Jacques . — C' est ce que ces messieurs disaient à l' instant . Mais , pardon , on m' attend pour tailler . Je vais essayer de vous venger . Tenez , voici Davidoff qui vient à vous . Il prit place sur la haute chaise , mêla les cartes , fit couper et commença la partie . Davidoff lentement s' était détaché du groupe , au milieu duquel il se trouvait , et s' avançait vers Jacques . En marchant , il l' examinait avec attention . Quand il fut tout près de lui , il lui tendit la main , et , la prenant , plutôt comme un médecin que comme un ami , il la tâta , pour en étudier la souplesse , la chaleur et la nervosité , et la laissant aller avec un hochement de tête : — Vous avez la fièvre , Jacques , la vie que vous menez est bien mauvaise pour vous . Les sages paroles , prononcées par le docteur , rompirent le charme que subissait le jeune homme . Il ne vit plus , en Davidoff , le personnage énigmatique , détenteur des secrets par lesquels la vie était revenue dans son corps épuisé , mais un homme bienveillant , semblable à tous les autres hommes . Il recouvra son assurance , et gaiement : — Elle serait mauvaise pour tout le monde . Cependant , vous le voyez , je n' en souffre pas trop . Mais il fait une violente chaleur ici . Allons prendre l' air , voulez -vous ? Il mit son paletot et , appuyé sur le bras de Davidoff , il sortit sur la terrasse . Il faisait un temps adorable . La nuit , très douce , était rayonnante d' étoiles . Les flots mouraient , sans bruit , sur le sable de la plage . Au nord , les feux du Havre luisaient dans l' obscurité . Un calme profond régnait . Les deux hommes marchèrent , pendant quelques instants , sans parler , repassant en eux -mêmes les événements auxquels ils avaient été mêlés , et qui les liaient l' un à l' autre , d' une façon si puissante . Ils avaient mille questions à se poser . Mais la crainte d' en trop dire suspendait leur curiosité . Jacques le premier se décida à interroger : — Vous êtes nouvellement arrivé à Trouville ? demanda-t-il au docteur avec une indifférence affectée . — Le yacht du comte Woreseff , avec qui je suis , a fait son entrée , aujourd'hui , à cinq heures . Nous avons dîné aux Roches-Noires , et comme le patron était fatigué , il est resté à bord . Patrizzi et moi nous sommes venus au casino , où je savais vous rencontrer ... — Ah ! on vous avait dit ? ... — Que vous êtes ici , depuis trois semaines , avec Clémence Villa , que vous jouez beaucoup , mais avec une guigne féroce , et que vous vous portez bien . Voilà ce qu' on m' a dit . Jacques fronça le sourcil . — On ne vous a pas trompé , dit-il froidement . — Est -ce donc là l' usage que vous deviez faire de la santé retrouvée ? demanda , avec douceur , le médecin . Oh ! je ne veux pas me poser en moraliste ni en donneur de leçons ! ... Vous savez que j' ai de l' amitié pour vous , c' est pourquoi je vous tiens ce langage . Clémence Villa ! Voilà auprès de quelle femme je vous retrouve ! Et c' est pour elle que vous jouez avec cette ardeur furieuse . Voyons , mon cher ami , êtes -vous sûr d' être dans votre bon sens ? ... — Je suis sûr d' être fou d' elle ! dit Jacques d' une voix étouffée . Mais je ne suis pas sûr qu' il dépende de moi qu' il en soit autrement ! ... L' amour qu' elle m' a inspiré est si intimement lié à mon retour à la vie , qu' il me semble qu' il en est le principe même . Et puis , si je ne me plongeais pas dans cette passion , qui annihile ma pensée et absorbe tout mon être , que deviendrais -je ? J' ai peur de le savoir et je ne veux pas le chercher . Il fixa sur le docteur des yeux troublés : — Il ne faut pas que je réfléchisse , voyez -vous , car j' arriverais facilement à la conviction que mon existence est une monstruosité périlleuse pour les autres et pour moi -même ... Non ! non ! il ne faut pas que je réfléchisse ! Et l' existence que je mène , et que vous me reprochez , est la seule qui me soit favorable . — Mais vos forces n' y résisteront pas , dit Davidoff , et vous vous tuerez . Jacques eut un rire nerveux : — Croyez -vous que cela soit possible ? Est -ce que je dépends de moi ? Ne suis -je pas poussé par une sorte de fatalité ? — Prenez garde . Ce raisonnement , qui tient à écarter de vous la responsabilité , est une trop facile excuse de bien des fautes , dit sévèrement le docteur . Vous avez craint de mourir et vous vivez , voilà un fait . Ne lui assignez pas de causes surnaturelles . Vous êtes guéri de la maladie dont vous souffriez . Êtes -vous le premier ? Je vous ai soigné . Faites -moi honneur de votre guérison et n' ajoutez pas foi à des fantaisies pythagoriciennes qui feraient rire un enfant ! ... — En riiez -vous à Monte-Carlo , le soir où vous nous avez raconté vos histoires ? — Eh ! vous , ai -je dit que je croyais à ce que je vous ai raconté ? Nos amis , après un excellent repas , avaient mis le spiritisme sur le tapis , et on parlait , un peu à tort et à travers , de la transmission des âmes ... J' ai fait ma partie dans le concert , mais si vous voulez connaître mon opinion réelle : je suis matérialiste . Par conséquent , je ne puis admettre qu' un corps soit vivifié par un élément dont je ne reconnais pas l' existence ... — Comment donc ai -je été sauvé ? dit Jacques d' une voix tremblante . — Vous avez été sauvé parce que la caverne , que la phtisie avait ouverte dans votre poumon , s' est trouvée heureusement cicatrisée , grâce au traitement que vous suiviez , favorisé par l' influence salutaire du climat ... Que voyez -vous , là-dedans , de miraculeux ? Tous les ans , des phénomènes aussi satisfaisants se produisent , sans jeter , dans l' esprit de ceux qui en bénéficient , un trouble mystérieux . Ils s' étaient arrêtés au bord de la mer , dont la surface calme , éclairée par la lune , brillait comme de l' argent . Jacques resta un moment silencieux , puis brusquement , comme s' il se débarrassait d' un poids qui l' étouffait : — Et Pierre Laurier ? — Pierre Laurier n' avait plus sa raison , répondit Davidoff d' une voix grave , et vous savez bien qui la lui avait fait perdre . Jacques , je voudrais vous rendre à vous -même , vous montrer l' horreur de l' existence que vous menez , vous révéler l' infamie de celle à qui vous sacrifiez tout . — Taisez -vous ! cria Jacques avec violence . Je ne supporterai pas que , devant moi , vous parliez d' elle ainsi . — Le soir où Pierre Laurier a disparu , poursuivit le docteur russe , ce n' était pas moi qui me répandais en outrages à l' adresse de Clémence . C' était lui . Il la maudissait . Et cependant une force invincible le conduisait chez elle , et cent fois déjà il avait proféré les mêmes insultes , pour aboutir à la même lâcheté . Il le savait , il en grinçait des dents et il demandait au ciel le courage d' étrangler ce monstre et de se tuer après . Le monstre a vaincu , une fois de plus , celui qui voulait le dompter , et maintenant c' est vous qui êtes sa proie , et ce seront d' autres après vous , si ce n' est en même temps que vous ! ... — Davidoff ! Le Russe saisit fortement le bras de Jacques : — Auriez -vous des illusions sur la fidélité de la belle ? Laurier n' en avait pas , lui . Et il retournait tout de même à elle . Il l' aimait plus passionnément que vous , car vous n' avez pas subi l' épreuve de la trahison ... Vous ne pouvez pas savoir jusqu' à quelle bassesse vous entraînera Clémence ... L' avez -vous surprise avec un autre amant ? Pas encore ? Bien ! Cela ne peut manquer d' arriver , et , après avoir rugi de colère , menacé de tout massacrer , vous sangloterez comme un enfant aux pieds de la criminelle , en demandant grâce pour votre plaisir ! Oui , vous le ferez ! Tous ont joué cette abjecte comédie devant elle , tous la joueront . C' est pour cela qu' elle méprise les hommes , les prend à sa fantaisie , et les rejette quand ils ont cessé de lui plaire . Essayez de l' attendrir , vous verrez avec quelle férocité froide elle se repaîtra de vos lamentations , de vos prières . Elle vous rira au nez , elle vous insultera , elle vous racontera ses nouvelles amours , en vous nommant l' heureux maître de son cœur . Et vous voudrez mourir ! ... Allons , Jacques , un instant de raison , une minute de clairvoyance . Ce que j' ai dit à Pierre , dans cette nuit fatale , je vous le dis , à vous , au bord des flots , comme nous étions , sous te ciel clair et étoilé , par une nuit semblable ... Il me répondit que tout était inutile , qu' il n' avait pas la force de suivre mon conseil ... Il m' a quitté et nous ne l' avons plus revu ... Lui , au moins , il était seul au monde . Vous , vous avez une mère , une sœur . Pensez à elles . Voulez -vous qu' elles aient à vous pleurer ? — Elles me pleurent déjà , Davidoff , dit Jacques avec angoisse . Je leur cause bien des tourments , bien des soucis , bien des inquiétudes . Les pauvres innocentes , elles sont très malheureuses , et par ma faute . Oh ! je sais que je suis coupable , et d' autant plus qu' elles sont douces et résignées . Vous n' avez pas revu ma sœur depuis votre départ . Vous serez effrayé , en la retrouvant si faible et si triste . Les médecins ont tous cherché la cause de son mal . Aucun ne l' a pénétrée . Mais ma mère et moi nous la connaissons . Vous aussi vous avez dû la deviner ... La blessure , dont elle souffre et dont elle mourra , est au cœur . Elle aimait Pierre Laurier et ne peut se consoler de sa perte . Elle me l' a avoué , là-bas , avant de partir ... Et moi , misérable , je n' ai accueilli son aveu désespéré qu' avec un esprit méfiant , presque haineux . Il me semblait qu' elle me reprochait la mort de celui qu' elle pleurait , et , irrité , je me suis détourné de la pauvre enfant , au lieu de la consoler et de pleurer avec elle . La vie de Laurier , je la sentais affluer en moi , il me l' avait donnée , elle m' appartenait ... J' étais encore si près des angoisses de la maladie , de l' horreur de l' agonie , que j' aurais tué , je crois , pour défendre cette existence prodigieusement recouvrée . Et je me suis jeté comme un furieux , comme un insensé , dans le plaisir , pour imposer silence à ma raison , pour forcer ma conscience à se taire . Mais je suis un lâche , oui , un lâche ! Et l' existence que je mène en est la preuve ! ... Davidoff ... que n' ai -je la puissance de rappeler Pierre à la vie ! ... Ce serait le salut de la pauvre Juliette , et , qui sait ? peut-être le mien . Oui , en voyant Laurier vivant , je reprendrais confiance en mes propres forces , et je cesserais de croire à ce secours surnaturel , qui , quoi que vous en pensiez , m' a seul soutenu jusqu' ici . J' aurais la preuve que je puis vivre , comme tous les autres . Ou bien , la petite flamme s' éteindrait en moi , et alors ce serait le repos , le calme , l' oubli ... Oh ! délicieux ! Car , voyez -vous , je suis las , las ... bien las ! ... Jacques poussa un soupir et laissa tomber sa tête sur sa poitrine . Un frisson douloureux le secoua et son front fut baigné de sueur . Le Russe l' observait avec une compatissante attention . Il lui dit : — Vous souffrez , Jacques , le vent de la mer fraîchit . Il ne faut pas rester ici ... — Qu' importe ! fit le jeune homme avec insouciance . Le froid ni le chaud ne peuvent rien sur moi ... J' éprouve un grand soulagement à vous avoir dit tout ce que vous venez d' entendre . Je suis un pauvre être , et depuis longtemps je subis des influences mauvaises , que je ne sais point surmonter . — Eh bien ! si vous vous rendez compte de votre faute , n' y persistez pas ... Vous m' avez dit , tout à l' heure , que votre mère a du chagrin et que votre sœur est malade ... Partons ensemble , demain matin , pour Paris . Allons les voir . Vous consolerez votre mère et je soignerai votre sœur ... Votre présence leur fera grand bien à l' une et à l' autre . Je ne parle même pas du bien que vous en ressentirez vous -même . Après votre mouvement de franchise , un acte de résolution ! Êtes -vous un homme et voulez -vous vous conduire en homme ? Jacques parut embarrassé par la netteté de cette proposition , son visage se crispa . Déjà il était agité à la pensée de s' éloigner de Clémence , inquiet de ce qu' elle ferait pendant son absence . Il balbutia : — Est -ce donc nécessaire que nous partions demain ? Ne pouvons-nous remettre ce voyage à quelques jours ? J' aurais le temps de m' y préparer . — Non ! dit rudement Davidoff ; si vous retardez , vous ne partirez pas . Demain , ou je ne vous reparle de ma vie , et je ne vous connais plus . Comme le jeune homme hésitait : — Qu' est -ce qui vous arrête ? Êtes -vous libre ? Ou bien avez -vous besoin de demander la permission de vous éloigner ? En étes -vous là ? Ce serait pis que je ne supposais ... — Vous vous trompez ! s' écria Jacques , en voyant que le Russe soupçonnait Clémence , et je vous en fournirai la preuve . A demain donc . — Sans faute , sans remise , sous aucun prétexte ? ... — Comptez sur moi ... — A la bonne heure ! ... Eh bien ! rentrons nous coucher pour être dispos demain . Ils traversèrent le casino et sortirent . Devant la grille , un fiacre attendait . Ils réveillèrent le cocher , profondément assoupi sur son siège , et montèrent après que Jacques eut ordonné d' arrêter à l' entrée du port . Dans la petite ville endormie , ils roulèrent lentement . Ils ne parlaient plus , réfléchissant aux engagements qu' ils venaient de prendre . La voiture , en devenant immobile , les tira de leur méditation . Ils étaient sur le quai , devant le bassin . A cent mètres de là , relié par une passerelle à la terre , le beau yacht blanc était à l' ancre . Le docteur descendit et , serrant une dernière fois la main de Jacques , comme pour lui donner une provision d' énergie : — Allons ! bonne nuit . Je viendrai vous chercher ... c' est mon chemin ... — Non ! non ! Épargnez -vous cette peine , dit vivement Jacques , nous nous retrouverons à la gare . — Soit . Alors une heure avant le départ du train . Nous déjeunerons ensemble au buffet . Ils se séparèrent . Le fiacre s' éloigna dans la direction de Deauville , et le docteur , franchissant l' étroit passage , sauta sur le pont du navire . Vers neuf heures , Davidoff fut réveillé par une main qui se posait sur son épaule . Il ouvrit les yeux : le comte Woreseff était devant lui . Par le hublot de la cabine , le ciel bleu apparaissait et les rayons du soleil , que reflétait l' eau mouvante , jouaient capricieusement sur les cloisons d' érable . — Vous dormez bien , ce matin , mon cher , dit le grand seigneur russe en souriant , c' est la seconde fois que j' entre chez vous , sans que vous vous décidiez à bouger . — Qu' y a-t-il ? mon cher comte . Quelqu'un est-il malade à bord ? — Heureusement non , J' ai tout simplement voulu savoir quels étaient vos projets pour aujourd'hui , avant de donner les ordres ... J' ai envie d' aller à Cherbourg ... Cela vous plait-il ? — Excusez -moi , cher comte , dit le docteur , mais j' ai le dessein de partir et de passer quelques jours à Paris , si vous n' y voyez pas d' inconvénient . — Vous êtes libre ... Mais jugez comme j' ai bien fait de vous consulter , dit Woreseff gaiement ; qu' auriez -vous dit si vous vous étiez réveillé en mer ? — Vous ne pouvez vous douter des conséquences que cette fugue aurait entraînées . — Eh bien , levez -vous ... Quand vous serez à terre , je sortirai du port et , à votre retour , vous me retrouverez dans le bassin , à cette même place ... Mais qu' est -ce qui vous attire à Paris , où il doit faire si chaud , quand , ici , il fait si bon ? — Une histoire d' amour , répondit sérieusement le docteur . Un pauvre garçon que je vais essayer de séparer d' une coquine , qui ... — Dites : d' une femme , interrompit froidement Woreseff . Ce sera plus court et tout aussi vrai . Mon cher , croyez -en un homme qui a été affreusement et injustement malheureux , il n' y a qu' un système possible avec les femmes . C' est celui qu' ont adopté les Orientaux : l' esclavage pur et simple . Dites cela à votre ami de ma part . — Le lui dire , ce n' est rien ... Mais le lui faire croire ! ... Il en est bien arrivé à votre système de l' esclavage ... Seulement , c' est lui qui est l' esclave ! — Pauvre diable ! Alors , bonne chance , Davidoff . Le comte alluma une cigarette , serra la main de son ami et sortit . Une heure plus tard le yacht crachait la vapeur par ses cheminées , et , lentement , se dirigeait vers la haute mer . Le docteur , en descendant de voiture à la gare , la trouva vide de voyageurs . Il entra dans la salle d' attente : personne ; au buffet , la dame de comptoir bâillait en lisant les journaux de la veille ; un commis voyageur , sa caisse d' échantillons posée par terre à côté de lui , prenait un apéritif . Davidoff sortit dans la cour , et se promena lentement au soleil , en regardant s' il voyait venir Jacques . Au bout d' une vingtaine de minutes l' impatience le gagna , et , par la rue qui menait à la maison de Clémence , il s' achemina vers Deauville . En marchant , il pensait : — Qu' est -ce que cela veut dire ? Comment se fait-il qu' il soit en retard ? A-t-il renoncé à m' accompagner ? Quelle idée nouvelle s' est imposée à lui ? Il était cependant sincère , hier soir . Mais il a revu cette damnée créature , et toutes ses bonnes résolutions se sont évanouies . Qui sait ? Peut-être a-t-il raconté notre entretien , en se faisant un titre de sa trahison . Dans l' état d' affolement où il est , tout devient possible . Le docteur , tout en monologuant , était arrivé devant la porte de la maison . Il leva les yeux vers les fenêtres . Elles étaient grandes ouvertes . Dans la cour , un palefrenier lavait une victoria , faisant tourner rapidement les roues , dont les rais mouillés étincelaient au soleil . — Il faut pourtant savoir à quoi s' en tenir , murmura Davidoff . Et , délibérément , il monta les marches qui conduisaient à une terrasse , et pénétra dans le vestibule . Un domestique vint à sa rencontre . — M . Jacques de Vignes ? demanda le docteur . — M . de Vignes est absent . — Va-t-il rentrer ? — Je l' ignore . — Mme Villa est-elle ici ? — Madame est dans la serre . — Remettez -lui ma carte , et demandez -lui si elle veut me recevoir . Le domestique s' éloigna . Le docteur fit quelques pas dans le vestibule , regardant distraitement le mobilier de chêne sculpté , les jardinières pleines de fleurs , les plats de faïence accrochés à la muraille , et le vaste pot de porcelaine de Chine , dans lequel étaient serrées , comme dans un fourreau , les ombrelles multicolores et les cannes de bois variés . Il se disait : Il me fuit , c' est clair ... Mais Clémence me donnera peut-être une indication utile ... Je vais affronter la bête féroce dans son antre ... Bah ! elle ne me fait pas peur ... Elle ne dévore que ceux qui s' y prêtent . Une portière se souleva , et le domestique reparut : — Si monsieur veut me suivre ... Ils traversèrent un salon , un boudoir , et arrivés devant une porte vitrée , à travers laquelle les verdures apparaissaient , le valet se rangea pour laisser passer Davidoff . Par un petit sentier bordé de lycopodes , serpentant entre les palmiers , les daturas et les gommiers , Clémence , vêtue d' une robe de foulard rose , serrée à la taille par une ceinture de vieil argent ciselé , ornée de grenats cabochons , s' avançait souriante , un petit arrosoir à la main . — Bonjour , docteur , quelle heureuse fortune vous amène ? dit-elle . D' un geste gracieux elle montra sa main noircie par un peu de terre de bruyère , et gaiement : — Moi , je suis le médecin des fleurs . J' étais en train de donner une consultation à ces plantes ... — Elles vont bien ? — Pas mal , merci ! Elle montra son arrosoir : — Je leur ai fait prendre un peu de tisane ... Mais qu' est -ce qui me vaut le plaisir de votre visite ? ... — Ne puis -je être venu simplement pour vous voir ? Elle le regarda froidement : — Bien gentil ! Très touchée de la politesse ! ... Mais je vous connais ... Vous n' êtes pas un homme à femmes , vous . Alors , si vous vous présentez ici , c' est que vous avez pour cela une raison sérieuse . — Eh bien ! j' ai une raison , en effet ... J' avais rendez -vous avec Jacques , ce matin . Il m' a manqué de parole , et j' ai craint qu' il ne fût malade . — Ah ! fit Clémence d' un air songeur . Elle marcha vers un petit rond-point , où étaient rangées une table de fer et des chaises , et s' asseyant : — Malade ! Oui certes , il l' est . Elle leva les yeux avec gravité et , touchant son joli front du doigt : — Malade de là , surtout ! Comme Davidoff se taisait , curieux d' apprendre les secrets de cette liaison , qu' il jugeait si périlleuse pour son ami , elle poursuivit : — Il m' a fait , ce matin , une scène affreuse , à propos de rien . Un bout de lettre sans importance , qu' il avait dérobé sur la table de ma chambre , et dont il s' est inquiété , le benêt ... Comme si je n' étais pas assez adroite pour lui cacher ce qu' il ne doit pas savoir . Mais il était dans une veine de jalousie . Il a crié , menacé , pleuré . Oui , pleuré . Que c' est bête ! Un homme qui pleure ne m' attendrit pas du tout . Je le trouve ridicule ! — Vous ne l' aimez donc plus ? — Mais si . Ah ! bien certainement je ne l' aime plus comme il y a six mois ! ... Ces passions -là , c' est charmant ; mais il ne faut pas que ça dure , parce que ça serait la ruine . Je suis sérieuse , moi , je sais très bien compter . C' est Nuño qui m' a appris l' arithmétique ... Et il m' en a donné pour son argent ! Or , j' ai besoin de quinze mille francs par mois , pour faire rouler ma voiture . Si je m' en tenais , avec le plus joli garçon du monde , à l' amour pur , je serais obligée de vendre mes rentes , et on me mépriserait dans ma vieillesse . Pas de ça , mon bel ami ! — Oh ! je sais que vous êtes une femme pratique ... — Vous croyez me lancer une épigramme , je l' accepte comme un compliment ... Oui , je suis une femme pratique , et je m' en vante ! Jacques se conduit très bien avec moi . Il fait les choses fort honorablement . Mais il joue et , depuis quelque temps , il perd . Son caractère s' aigrit , il se tourmente et me tourmente ... Pourquoi ? je vous le demande ! ... Si j' avais assez de lui , je le mettrais , sans façon , à la porte ... S' il a assez de moi , qu' il s' en aille ... Mais alors quittons-nous proprement , et sans histoires ! ... — Faudra-t-il le lui dire ? — Si vous voulez . — Mais où le verrai -je ? — Ici . — Il n' est donc pas sorti , comme on avait la consigne de me le dire ? ... — Pas sorti du tout . Allez , et faites -lui de la morale . — Je viens pour ça . — Alors vous êtes doublement le bienvenu . Voulez -vous que je vous conduise chez lui ? — Vous serez très aimable . Elle se mit à rire , et se levant : — Il n' y en a pas une , pour être aimable , comme moi ! — C' est ce qu' on m' a dit . — « On » est un indiscret ! — Pourquoi , ma chère ? Voilà comme s' établissent les bonnes réputations . Ils traversèrent le salon : — Vous êtes sur le bateau de Woreseff ? — Oui . — Est -ce qu' il donne toujours dans les sultanes , le cher comte ? — Toujours . — Voilà un gaillard qui entend la vie ! Sa femme ne saura jamais le service qu' elle lui a rendu en le faisant ... — Parfaitement ! Ils avaient gagné le premier étage . Elle s' arrêta sur le palier et , montrant une porte : — Voici l' appartement de Jacques . La jeune femme , debout dans sa robe rosé , le teint clair , les yeux brillants , éclairée par le plein jour d' une croisée donnant sur la mer , était si belle , que Davidoff s' arrêta un instant à la regarder . Il comprit l' irrésistible séduction qui émanait de cette troublante et féline créature . Il devina le plaisir que trouvaient les hommes à se laisser déchirer par ces griffes polies , délicates et tranchantes , à se faire mordre par ces dents blanches , fines et féroces . En elle , il reconnut le sphinx éternel , qui dévore les audacieux avides de connaître le mot de l' énigme . Son regard exprima si clairement sa pensée , que Clémence répondit , avec un sourire : — Que voulez -vous ? Il faut bien se défendre ! Et , légère , elle redescendit l' escalier . Davidoff frappa à la porte , une voix répondit : « Entrez . » Il tourna le bouton et , auprès de la fenêtre ouverte , étendu au fond d' un large fauteuil , il vit Jacques les yeux creux , et les lèvres blêmes . En reconnaissant le docteur , le jeune homme devint un peu plus pâle , un nuage passa sur son front . Il se leva , et , allant à lui , lentement , il lui tendit la main : — Vous m' en voulez ? dit-il . — Un peu . — Seulement un peu ? Je ne mérite pas tant d' indulgence . Je vous avais dit , cette nuit , que je suis un lâche . Eh bien ! vous en avez eu promptement la preuve . Il parlait , les dents serrées , avec une amère crispation du visage . Il fit pitié à Davidoff , qui s' assit auprès de lui , et très affectueusement : — Que s' est-il donc passé , depuis que nous nous sommes séparés , qui vous ait empêché de remplir votre engagement ? Il devait pourtant vous être doux de le tenir . — Rien peut-il être doux pour moi ? répondit Jacques à voix basse . Tout ce que je fais est odieux et misérable . Un mauvais génie s' est emparé de moi et me souffle les pires résolutions . — Résistez -lui . Écoutez -moi . Vous avez subi , il y a quelques heures , mon influence . Subissez -la de nouveau . Prenez un chapeau , un pardessus , et suivez -moi ... Nous avons le temps de partir . Jacques eut un geste de menace : — Non , je ne veux pas m' éloigner d' ici ... — Ce que Clémence m' a dit est donc vrai ? — Ah ! ah ! vous l' avez vue ? Et , elle s' est plainte de moi , n' est -ce pas ? La misérable ! C' est elle qui est cause de tout . Oui , elle me perd , elle me tue ; ce que je souffre par elle , il est impossible de le concevoir ... Je ne sais pas quelle folie elle m' a jetée dans le cerveau . Comprenez -vous que je sois jaloux d' elle ? ... Oui , jaloux , jusqu' à la fureur , d' une fille que tout le monde a eue ou aura ! A quel état moral suis -je arrivé ! Ce matin nous avons échangé des paroles affreuses ... Elle m' a , dans le langage des halles , mis à la porte ; vous entendez , mis à la porte comme un laquais ! ... Et je suis resté , et je reste ! Pourquoi ? Parce que je ne puis me passer de cette infâme créature , que je voudrais battre et caresser à la fois . Fille abjecte et adorable , que je maudis de loin , à travers deux étages , et que je prierais , à genoux , si elle était là et si elle l' exigeait ! — Essayez de vous éloigner d' elle , pendant deux jours ! ... — Non ! non ! C' est impossible ! Je trouverais , en revenant , la place prise . Vous ne savez pas combien elle est entourée , sollicitée , tentée ... Oh ! elle me trompe ! ... J' en ai eu encore la preuve ce matin . C' est ce qui a excité ma colère ... Mais elle est à moi tout de même ... C' est moi qui l' ai le plus ! ... Je la vois , du matin au soir ... Quel vide , dans mon existence , si elle disparaissait ! ... Non ! j' ai tout sacrifié à cette femme . J' ai tout subordonné à elle ... Il faut que je la garde ... Ou alors c' est la fin ... Il cacha son visage entre ses mains , et resta quelques secondes silencieux , puis , avec un accent désespéré : — Lorsque je serai à bout de ressources , elle me contraindra à partir . Je ne l' ignore pas . Elle ne fait pas crédit . J' ai été obligé de prendre des arrangements , avec mon notaire , et je vais continuer à jouer pour soutenir mon train ... Oh ! je n' irai pas loin , car la chance n' est pas pour moi ... . Mais je m' entête et je persiste , quoique je sache parfaitement quelle sera la conclusion inévitable de tout ceci . Vous voyez qu' il n' est pas aisé de me faire de la morale , car je prends les devants et me blâme moi -même ... . Abandonnez -moi , mon ami . Je ne vaux pas la peine que vous prendriez pour essayer de me sauver . Davidoff l' avait écouté , le cœur serré , étudiant , avec une curiosité apitoyée , cette sombre folie . Il la connaissait cette passion qui avait conduit tant d' hommes à l' hébétement et au suicide . Il la savait faite de l' enivrement des sens , de l' exaspération de la vanité , et aussi d' une espèce de mystérieuse terreur , qui s' emparait de ces viveurs , habitués au tumulte de leur existence enfiévrée , à la pensée de vivre désormais dans l' isolement et le silence . Après cette fête sans trêve , se retrouver seul , en face de soi . Autant l' ensevelissement à la Trappe , au sortir d' un bal . Il fallait une âme forte , un cerveau bien trempé pour supporter ce formidable changement . Il dit à Jacques : — Venez avec moi , je vous donne ma parole que je ne vous quitterai pas que vous ne soyez guéri physiquement et moralement . Celui -ci éclata d' un rire nerveux , strident , pénible : — Non ! non ! abandonnez -moi ! ... Je ne veux pas être défendu ! ... Je suis condamné , rien ne prévaudra contre l' arrêt du sort ... . Je n' ai vécu que pour le malheur ... . Je suis voué à toutes ces tortures ... . Il baissa la voix , comme effrayé : — Vous savez bien que ce n' est pas moi qui agis , qui parle , qui souffre et qui pleure ... . Un autre est en moi , qui me conduit à la catastrophe ... . Je voudrais m' arrêter que je ne le pourrais pas ... . Oh ! je la sens bien s' agiter , furieuse , l' âme implacable ... . Elle est jalouse ! Elle se venge de moi -même , sur moi -même ! ... . Tant qu' elle animera mon corps , je souffrirai ... . Le jour où j' en serai délivré ... . A ces mots , Davidoff fit un geste violent , ses sourcils se froncèrent et il fut sur le point de crier à Jacques : Vous êtes fou ! Laurier a disparu , mais Laurier est vivant ! ... Je me suis prêté à votre fantaisie , parce que j' ai eu la conviction que la confiance seule vous rendrait la force de vivre ... . Mais , puisque vous êtes arrivé à un tel état d' hallucination que ce qui faisait votre salut cause aujourd'hui votre perte , je dois vous déclarer la vérité ... . Une pensée l' arrêta : Il ne me croira pas ! Il faut que je lui montre son ami guéri de son mal moral , pour lui prouver qu' il peut guérir lui -même ! Il se tourna vers le jeune homme , et très doucement : — Puisque vous ne voulez pas m' accompagner à Paris , j' irai donc seul . Je verrai votre mère et votre sœur . Une ombre passa sur le front de Jacques et ses yeux brillèrent , comme trempés par une larme : — Merci , dit-il d' une voix étouffée . Tâchez qu' elles me pardonnent la peine que je leur fais ... . Elles sont si bonnes et si tendres ... . Il se leva et , avec une horrible palpitation de tout son être : — Oh ! je suis un misérable ! Et mieux vaudrait pour moi être mort ! Du jardin , par la fenêtre ouverte , à ce moment , une voix claire monta : — Jacques ? ... Il s' avança avec précipitation . Clémence , maintenant dans le parterre , cueillait des roses . Elle le vit et gaiement : — Eh bien ! Est -ce fini cette bouderie ? Il fait un temps délicieux , descends et nous irons déjeuner à Villers . Jacques revint à Davidoff et , tout agité : — Elle m' appelle , vous voyez , elle m' attend ... . Elle n' est point si mauvaise que je le disais ... . Elle a des instants terribles ... . Mais au fond elle m' aime . Venez , mon ami . Il l' entraînait vers l' escalier . Ils arrivèrent devant le vestibule . Là Jacques serra les mains du docteur , avec force , et , comme pressé d' être seul avec Clémence , il dit : — Adieu ! Pardonnez -moi encore ... . Rassurez ma mère ... et guérissez ma sœur ... . Oh ! elle avant tout ... . Pauvre petite ! ... Adieu ! Et , rapide , il s' élança vers le jardin où son impitoyable tyran l' attendait . Davidoff , dans la rue , s' éloigna à grands pas . Par une échappée sur la mer , il aperçut le yacht blanc qui , couronné de son panache de noire fumée , gagnait le large . Il se dit : — Je suis libre , profitons -en . Il se dirigea vers le bureau du télégraphe , prit une feuille de papier et , debout devant le guichet , il écrivit : « Pierre Laurier , aux soins de M . le curé de Torrevecchio ( Corsa ) . « Revenez à Paris , sans perdre un instant . Votre présence est nécessaire . En descendant du chemin de fer , ne voyez personne et rejoignez -moi au Grand-Hôtel . « Davidoff . » Il remit son télégramme à l' employé , paya , et sortit en murmurant : — Si je ne réussis pas à sauver le frère , au moins je vais essayer de sauver la sœur ! Et il partit pour Paris . La dépêche de Davidoff fut remise à Pierre Laurier le jour même de la noce d' Agostino avec la fille d' un important fermier de San-Pellegrino . Le marin s' était enrichi à écumer les flots de la côte méditerranéenne , et il apportait six mille francs à sa future . Celle -ci , brune et vigoureuse montagnarde de seize ans , possédait une maison et des champs plantés d' oliviers . Les jeunes gens s' aimaient depuis un an , et , sous cette condition qu' Agostino cesserait de naviguer , le mariage avait été conclu . On sortait de l' église de San-Pellegrino , et , sur le passage des mariés , les coups de fusil , tirés en signe de joie , pétillaient , comme si la vendetta eût jeté une moitié du pays contre l' autre . Les vivats éclataient dans le cortège , les figures rayonnaient de joie , et , sous ce grand soleil , dans la chaleur de l' été , à l' odeur de la poudre , une sorte d' ivresse s' emparait des cerveaux . Pierre donnant le bras à la petite Marietta , avec qui il venait de quêter à l' église , suivait d' un œil ravi les péripéties de cette fête si originale , si vivante , rêvant déjà le beau tableau qu' il en fit , et qui est devenu populaire sous le titre de Mariage corse . Son cœur était paisible , et son esprit raffermi . Pas une ombre n' obscurcissait sa pensée . Il était tout au ravissement de voir heureux ces gens qu' il aimait et dans la patriarcale existence desquels il avait trouvé l' oubli des passions malsaines , obtenu le réveil des viriles fiertés . La noce , tout entière , se rendait chez le père de la mariée , pour banqueter en l' honneur des époux . Comme on débouchait devant l' enclos de la ferme , un gamin , qui servait habituellement d' enfant de chœur au brave curé de Torrevecchio , s' élança à travers la foule , et , courant au vénérable prêtre , lui tendit une enveloppe bleue , qui avait été déposée au presbytère . Pour franchir la distance de Torrevecchio à San-Pellegrino , le petit , avec ses jambes montagnardes , n' avait mis qu' une heure . Il arrivait haletant , la sueur au visage , couvert de poussière . Le curé lut l' adresse et , aussitôt , se tournant vers Pierre : — Tenez , mon cher enfant , dit-il affectueusement . C' est pour vous ! Un cercle déjà s' était formé autour du jeune homme , qui , le front soucieux , les lèvres soudainement crispées , tenait , entre ses doigts , la dépêche sans la déplier : — Qu' y a-t-il donc ? demanda Agostino inquiet . — C' est ce papier bleu , dit le gamin , qui a été apporté , tout à l' heure , de Bastia par un piéton . Il s' était déplacé exprès , vu que la chose , paraît-il , était pressée ... . Alors Maddalena , la servante de M . le curé , m' a dit : Cours tout d' un trait , ne t' arrête pas avant d' avoir parlé à monsieur ... . Il y a quelque grave affaire ... . Car il y a trois ans qu' il n' est venu un pareil papier à Torrevecchio ! ... Alors j' ai coupé au plus court , et me voilà . En parlant ainsi , il essuyait sa figure ruisselante avec le revers de sa manche , riant de ses belles dents blanches , ravi d' avoir si bien rempli sa mission . — Tu vas boire un verre de Tollano et manger un morceau avec nous , Jacopo , dit Agostino . Il poussa l' enfant vers son beau-père et ses parents , et tout plein de l' anxiété que trahissait le visage de Pierre : — Qu' est -ce donc ? répéta-t-il . Pierre lentement déchira t' enveloppe , déplia le télégramme et lut l' appel impérieux que lui adressait son ami . Il pâlit , son cœur se serra et ses yeux se creusèrent profonds sous ses sourcils froncés . — Un malheur ? demanda Agostino . — Non , dit le peintre . Du moins , je l' espère . Mais il faut que je parte à l' instant pour le continent . — Partir ! En ce moment ! s' écria douloureusement le marié ... . Nous quitter avant la fin de cette journée ! ... Attendez au moins à demain ? ... — Si on t' avait dit , pendant que tu étais de l' autre côté de la mer , que ta fiancée souffrait et pouvait mourir de ton absence , répondit gravement Pierre , aurais -tu différé ton départ ? Agostino serra vivement la main de son sauveur , et , des larmes plein les yeux : — Non , vous avez raison . Mais vous devez comprendre quel chagrin vous me faites . Pierre emmena le jeune homme à l' écart , et là , lui parlant avec une émotion soudaine , qui ouvrit à Agostino un jour décisif sur le caractère et la condition de son ami : — Il s' agit de ne pas attrister ta femme , tes parents et tes invités . D' ici à Torrevecchio , par la route , il y a quatre lieues . Je vais prendre une carriole à l' auberge . J' irai seul . Une fois que je serai de l' autre côté de la montagne , tu expliqueras mon absence et tu remercieras chacun de ceux qui sont ici de l' accueil cordial qui m' a été fait . Je n' oublierai jamais , vois -tu , le temps que j' ai passé dans ce pays , au milieu de vous . J' étais bien malade , du cerveau et du cœur ... . Vous m' avez guéri par votre saine et sage tranquillité ... . J' ai oublié les chagrins dont j' avais cru mourir ... . Et c' est à vous que je le dois : à ta mère , qui a été si bonne pour moi ; à ta petite sœur , qui m' a si souvent rappelé , par sa grâce naïve et touchante , la jeune fille qui m' attend là-bas ; à toi , enfin , brave garçon , qui as été cause qu' au moment où , désespéré , je songeais à me tuer , j' ai voulu vivre pour essayer de te sauver . Tu m' as rendu à moi -même . C' est par toi que je me suis senti encore attaché à l' humanité ... . Non ! je ne vous oublierai jamais , et , dans la tristesse ou dans la joie , ma pensée bien souvent ira vous retrouver . Agostino , à ces mots , ne put retenir ses larmes , et , plus bouleversé que s' il avait perdu un des siens , il se mit à sangloter , pendant que les gens de la noce , tout au plaisir , chantaient , criaient et tiraillaient dans le verger . Pierre calma le brave garçon , et , avec fermeté : — Maintenant , comprends -moi bien . Il faut que je sois à Paris le plus tôt possible . Quand part de Bastia le prochain bateau et où fait-il escale ? — La Compagnie Morelli a un vapeur qui chauffe , le mardi , pour Marseille . En descendant ce soir à la ville , vous retiendrez votre place , et demain , à la première heure , vous serez en mer . De Bastia à Marseille , il faut compter trente heures ... . — Dans trois jours donc , je serai à Paris ... . De là , mon cher Agostino , tu me permettras d' envoyer quelques souvenirs aux chères femmes qui vont vivre autour de toi ... . N' aie point de scrupules , tu m' as vu , pendant près d' un an , sous des habits de paysan , mais je ne suis pas pauvre ... . Fais taire ta fierté corse : de ton frère , tu peux tout accepter pour ta mère , ta sœur et ta femme ... . Pense à moi et sois sûr que tu me reverras . Le jour où je reviendrai dans l' île , peut-être ne serai -je plus seul ... . Alors c' est que le ciel m' aura pris en grâce et que j' aurai retrouvé le bonheur ... . Adieu jusque -là , et embrasse -moi ! Les deux hommes s' étreignirent , comme pendant cette nuit où ils étaient roulés par les vagues lourdes et profondes , sous la lune blafarde , et , quand ils se séparèrent , ils souriaient et pleuraient à la fois . Une demi-heure plus tard , Pierre brûlait , en carriole , la route de Torrevecchio , et , le soir même , ayant emballé ses tableaux et ses esquisses , arrivait à Bastia . Il descendit à l' auberge où il avait passé sa première nuit sur le sol de la Corse , courut payer son passage à bord du bateau à vapeur , puis il entra dans un magasin de confection et , pour remplacer son costume de velours , acheta un vêtement complet de drap bleu qui ne lui allait pas mal . Habillé comme un continental , pour la première fois depuis de longs mois , il poussa un soupir . Il lui sembla qu' il abandonnait le Pierre Laurier , libre , rajeuni , qui avait si délicieusement travaillé , dix heures par jour , sous le ciel clair , dans le parfum vivifiant des sapins et des genévriers , et qu' il redevenait le Pierre Laurier asservi , énervé , qui errait de l' alcôve d' une fille aux salons de jeu du cercle . Il leva la tête . La nuit descendait , mais sur la montagne , à travers les grands massifs de châtaigniers , baignant de sa pure lumière les rochers sourcilleux , la lune brillait comme un croissant d' argent . Le vent des forêts , tiède et embaumé , passa sur le front du jeune homme , ainsi que la caresse d' une aile . Il se sentit ranimé comme par un réconfortant souvenir . Il regarda la mer , qui ondulait calme et sourde ; il murmura : « Tu peux m' emporter . Je ne te crains pas ni ceux dont tu me sépares . » Sa fugitive angoisse disparut , et au moment de tenter l' épreuve suprême qui devait décider de sa vie , il se trouva maître de sa pensée et de ses sens . Rien ne palpitait plus en lui de bassement passionné , pour celle qu' il avait si follement adorée . Il osa l' évoquer . Il la vit , avec son front étroit , couronné de cheveux noirs , ses beaux yeux aux longues paupières , au regard enivrant , et ses lèvres pâlissantes de volupté . L' odeur subtile de la femme l' enveloppa tout à coup , perfide rappel du passé . Rien ne s' émut dans sa chair , il demeura indifférent et dédaigneux . Il n' aimait plus , c' était fini , le charme avait cessé , le philtre restait inoffensif . Il rentrait en possession de lui -même , et son cœur affranchi redevenait digne d' être offert . L' image de Juliette parut alors , blanche , virginale et douce , Et des larmes de tendresse montèrent aux yeux de Laurier . Sa bouche murmura un aveu , et tout son être frémissant s' élança , à travers l' espace , vers la bien-aimée . Le lendemain , à neuf heures , le bateau quittait le port , Pierre reconnut le quai , près duquel le Saint-Laurent était à l' ancre , pendant qu' il repeignait son patron de bois sculpté , le môle , le bastion du Dragon , et , successivement , le cap Corse , Giraglia , puis la côte d' Italie . A bord de ce navire , qui marchait avec rapidité , il refit toute la route qu' il avait parcourue sur le petit bateau contrebandier . A mesure qu' il se rapprochait de la France , son esprit troublé cherchait la raison du brusque rappel que lui adressait Davidoff . Une inquiétude sourde commençait à le travailler , et il redoutait un malheur . Pour qui ? Les termes de la lettre , que le docteur lui avait écrite , après son passage à Torrevecchio , lui revenaient . « Une personne , qui est près de Jacques , a failli mourir de votre mort ... . » La phrase qui avait tout changé dans sa vie . Était -ce donc Juliette , dont l' état s' était aggravé ? Allait-il arriver pour la voir s' éteindre , au moment où , en elle , résidait son unique espérance ? ... Cependant , dans la lettre , il y avait aussi ces mots : « Vous avez passé auprès du bonheur sans le voir ... mais il vous est possible encore de le retrouver . » Était -ce que ce bonheur pouvait lui échapper de nouveau ? Si jolie , la jeune fille n' avait-elle pas dû être aimée ? Un autre , pendant qu' il était loin , à soigner la plaie de son cœur dans les solitudes , n' avait-il pas pris sa place ? Une tristesse profonde s' empara de Pierre , à la pensée que ce recours en grâce , qu' il avait adressé à la destinée , pourrait être repoussé . Une lassitude morale l' accabla , et il comprit que cette déception serait pour lui le coup décisif qui brise et qui tue . Une hâte de savoir le dévora . A bord du navire , qui fendait les lames vertes , il eût voulu posséder un moyen de correspondre avec Davidoff . Il tendait les mains vers la terre , comme si les rassurantes nouvelles , qu' il espérait , l' y attendaient à l' arrivée . Il enviait les ailes rapides des albatros qui volaient mélancoliques et blancs dans le ciel . Il marchait nerveusement de l' avant à l' arrière . On eût dit que , de son agitation , il essayait de redoubler les efforts de la machine . Il ne dormit pas , restant sur le pont à regarder l' horizon . Il passa successivement devant Gênes , Monaco , Toulon , longeant cette côte enchantée , où les jardins baignent leurs branches dans la mer , où , sur un sable d' or , les flots meurent avec de doux murmures . Il eut un battement de cœur , en voyant de loin le château d' If , sombre dans la nuit , et Marseille , avec les feux de ses phares , allumés comme des yeux qui regardent dans l' immensité . Il n' avait qu' un petit bagage , il le mit sur le dos d' un portefaix , il traversa la passerelle d' un pied leste , prit une voiture sur le quai , et se fit conduire au chemin , de fer . Ni arrêt ni repos , rien ne le distrayait de son désir d' arriver le plus vite possible . L' express partait à onze heures et demie , il avait une heure à lui . Il alla au télégraphe et adressa à Davidoff cette dépêche : « Débarqué à Marseille , serai demain soir à Paris , à six heures . » Quand il eut vu son papier , des mains du receveur , passer dans celles de l' employé chargé de la transmission , il se sentit soulagé , comme si quelque chose de lui était parti en avant . Il se rendit au buffet où il mangea sans appétit , pour tuer le temps . Enfin les portes de la gare étant ouvertes , et le train formé , il grimpa dans un compartiment , et se livra , avec une jouissance toute spéciale , à la volupté de la vitesse . Enfoncé dans un coin , les yeux clos , quoiqu'il ne dormît pas , il resta immobile , comptant les stations qui le séparaient du but , ainsi qu' un prisonnier efface , sur le calendrier , les jours qui le séparent de la liberté . A l' aube , il eut cependant une défaillance et s' assoupit . Quand il se réveilla , avec la surprise joyeuse d' avoir gagné un peu de temps sur son impatience , il faisait grand jour , et l' express filait sur Mâcon . Les riches campagnes de la Bourgogne si riantes , si saines , si robustes , se déroulaient de chaque côté de la ligne , dans un flot de soleil . Il parut à Pierre qu' il était presque arrivé . Il retrouvait une nature qui , depuis un an , lui était inconnue . Plus d' oliviers , de pins et de cactus , poussant sur l' herbe rare et jaune , plus de rochers rougeâtres et de torrents écumeux . Point de bergers armés de leur fusil , perchés sur un tertre , et surveillant , avec un air altier et grave , le parcours de leurs moutons épars ou de leurs chèvres indisciplinées . Mais des paysans à la fois pesants et actifs , poussant le long des sillons bruns leurs paires de grands bœufs blancs attelés à la charrue . Et des plaines couvertes de moissons , sur les coteaux , des vignes lourdes de raisin , des forêts d' un vert puissant , coupées de routes gazonnées aux longues et fraîches perspectives . C' était la France du centre , avec ses sévères beautés , et non plus la molle et rayonnante Provence , ou la sauvage et grandiose Corse . L' horizon fuyait , dans le roulement des roues , le train traversait les monts , les fleuves , et la pensée de Pierre s' engourdissait peu à peu . Il retomba dans une rêverie inquiète , se demandant , avec une persistance vaine , ce qui avait contraint Davidoff à le rappeler si brusquement . Et une agitation fébrile le reprit aux environs de Paris . Il tira sa montre plus de vingt fois , entre Melun et la grande ville . En passant les fortifications , il se mit debout , s' apprêtant déjà pour la descente . Enfin le train sifflant ralentit sa marche , fit tinter les plaques tournantes , et , au milieu des hommes de peine guettant les voyageurs , s' arrêta au terme du parcours . Pierre , debout sur le marchepied , sauta sur le quai et fut saisi par deux bras qui le serrèrent fortement . Il leva les yeux , reconnut Davidoff , poussa un cri de joie , et , saisissant à son tour les mains du fidèle ami , il l' entraîna à l' écart : — Eh bien ? cria-t-il , résumant toutes ses curiosités dans cette interrogation . — Calmez -vous , dit le Russe qui comprit l' angoisse de Laurier ... Il n' y a point de péril urgent pour Juliette . Pierre poussa un soupir profond comme si on lui débarrassait le cœur d' un fardeau écrasant . — Et Jacques ? demanda-t-il . — Ah ! Jacques ! répondit Davidoff . C' est lui surtout qui m' inquiète ... Mais ne restons pas là , on nous regarde . Il prit le bras du peintre , et , au milieu de la foule qui s' écoulait vers la sortie , il l' entraîna . — Quel bagage avez -vous ? — Cette valise avec moi , et une caisse dans le fourgon . — Venez , nous ferons prendre la caisse par les gens de l' hôtel ... Car vous m' accompagnez ... Je ne vous quitte pas ... Au lieu de vous attendre , ainsi que je vous le disais dans ma dépêche , j' ai préféré venir au-devant de vous ... J' ai craint quelque imprudence ... Savez -vous que , si Mlle de Vignes vous voyait brusquement , le saisissement qu' elle éprouverait pourrait lui être fatal ? ... Ils roulaient en voiture sur le boulevard , tout en causant , et Laurier , étourdi , n' avait pas assez de toute son attention pour regarder et pour entendre . Le mouvement de Paris , au sortir du train , qui l' avait secoué pendant vingt heures , après le roulis du bateau , pendant deux jours , cette agitation , succédant brusquement au calme profond et recueilli de son existence à Torrevecchio , enfiévrait son cerveau , éblouissait ses yeux et assourdissait ses oreilles . Il faisait des efforts pour écouter et comprendre Davidoff . Il se sentait las de corps , et surexcité d' esprit . Il dit : — Ce voyage m' a brisé , et cependant il me semble que je ne pourrais pas me reposer . — Vous vivez , depuis trois jours , sur vos nerfs ... Je vais remettre votre organisme en ordre ... Fiez -vous à moi ... Si je n' avais jamais de malades plus difficiles à guérir que vous ... La voiture entrait dans la cour du Grand-Hôtel . Ils descendirent , et , suivis d' un garçon qui portait la valise de Laurier , ils montèrent à l' appartement de Davidoff . Un salon séparait la chambre de Laurier de celle du Russe . Restés en tête à tête , ils se regardèrent un instant , en silence , puis le docteur montrant un siège à son ami : — Asseyez -vous , nous allons dîner ici , en bavardant , et si vous êtes raisonnable , peut-être ferai -je quelque chose pour vous , dès ce soir . Les yeux de Pierre s' illuminèrent : — Quoi ! dit-il , je pourrais la voir ? ... Davidoff se mit à rire : — Au moins , avec vous il n' y a pas d' équivoque ! La voir ! ... Il ne peut donc , entre nous , être question que d' elle ? Eh bien ! vous avez raison . Et c' est d' elle qu' il s' agit . Je suis , depuis le commencement de la semaine , ici et l' habitue doucement au prodige de votre résurrection . Il y a de longs mois qu' elle vous pleure , dans le mystère de son âme ... Dès les premiers mots prononcés par moi , et émettant l' ombre d' un doute sur la certitude de votre mort , elle s' est ranimée , mais de façon à nous effrayer sa mère et moi ... Une fièvre ardente s' est emparée d' elle ... Sa faiblesse est si grande ! ... Par un phénomène incroyable , votre disparition avait eu cette double conséquence de rendre à Jacques la force de ne pas mourir , et d' enlever à Juliette le courage de vivre . Elle s' est lentement étiolée , pâtissante , comme une fleur rongée par un ver invisible ... Quant à son frère ... Mais il vaudrait mieux ne parler que d' elle ! ... — Ce que vous avez à m' apprendre , sur le compte de Jacques , est-il donc si pénible ? — Désolant , moralement et matériellement . Cette semaine , talonné par des besoins d' argent impérieux , il a provoqué la mise en vente des propriétés qui sont communes à sa mère , à sa sœur et à lui ... Les observations du notaire , les sollicitations de Mme de Vignes , tout a été inutile ! Il veut réaliser , à n' importe quel prix , ne se préoccupant pas de la perte considérable qui sera la conséquence de cette liquidation précipitée ... Il est fou , et d' une dangereuse folie ! ... — Mais cette folie , causée par qui ou par quoi ? — Par l' amour . Une femme a perdu ce malheureux qui n' était que trop disposé aux pires faiblesses . — Et cette femme si séduisante qu' on ne puisse le détacher d' elle ? Si forte qu' on ne puisse le lui arracher ? — La plus forte , la plus séduisante , la plus dangereuse de toutes les femmes ! ... Et si je vous disais qui elle est ... A ces mots , Pierre pâlit , ses yeux s' agrandirent , il ouvrit la bouche pour questionner , pour prononcer un nom , qu' il devinait sur les lèvres du docteur . Il n' en eut pas le temps , Davidoff sourit amèrement et , regardant le peintre jusqu' au fond du cœur : — Ah ! vous m' avez compris ! dit-il . Oui , c' est dans les mains de Clémence que Jacques est tombé . Il a été aimé par elle , il l' a aimée ... comme on l' aime . Elle , au bout de trois mois , est redevenue froide comme un marbre . Lui est plus passionné , plus enflammé que jamais ... Et , qu' ai -je besoin devons dépeindre l' état de son esprit ? Pour le connaître , tous n' avez qu' à tous souvenir . Comme Laurier demeurait immobile et muet , la tête penchée sur sa poitrine , le Russe reprit avec force : — Il l' adore , comprenez -vous , Pierre ? Il l' a adorée , toute chaude encore de vos caresses ... Et il ne vit plus que pour elle ! ... Le peintre releva la tête et , d' une voix triste , avec une compassion profonde : — Le malheureux ! Pour elle , pour une pareille créature , il a tout oublié , tout compromis ! ... Mais il faut le plaindre plutôt que l' accuser ... Elle est si redoutable ! ... A ces paroles , la figure de Davidoff s' éclaira , ses yeux pétillèrent de joie , il alla à son ami et , avec une ironie affectée : — Ainsi , dans votre cœur , vous ne trouvez pour Jacques que de la pitié ? — Et quel sentiment autre voulez -vous que j' éprouve ? Dois -je le blâmer , après avoir été plus faible et plus coupable que lui ? ... Non ! je ne puis que le plaindre ! Davidoff prit la main de Pierre , et la serrant vigoureusement : — Et pas un tressaillement dans votre chair , à ce rappel de l' amour ancien ? ... Pas une émotion dans votre esprit ? Aucun retour vers la femme , aucune irritation contre l' ami ? — Voilà donc ce que vous craigniez ? s' écria Laurier , dont le pâle visage se colora . Vous vous demandiez si j' étais bien guéri de ma passion insensée , et vous m' avez fait subir une épreuve ? Ah ! n' ayez plus de défiance , parlez ouvertement ... Vous m' avez suspecté ? — Oui , dit Davidoff avec fermeté . J' ai voulu savoir si , à votre insu même ... — Ah ! interrogez , cherchez , fouillez ma pensée , s' écria Pierre . Vous n' y trouverez que l' amer regret des fautes commises et l' ardent désir de les réparer ! Si je ne m' étais pas senti digne d' une affection pure , capable d' y répondre par une tendresse inaltérable , vous ne m' auriez jamais revu . Ne redoutez donc rien de moi , Davidoff . Le Pierre Laurier que vous avez connu est mort , par une nuit d' orage , et l' homme que vous avez devant vous , s' il a le même visage , heureusement n' a plus le même cœur ... . — A la bonne heure ! dit Davidoff gaiement . Ah ! j' ai un lourd poids de moins sur la conscience . Si je n' avais pas pu compter absolument sur vous , je ne sais comment je me serais tiré de l' œuvre que j' ai entreprise . Tout est difficulté , tout est souci . Il va falloir que vous affrontiez Clémence ... . — Si c' est absolument nécessaire , je m' y résoudrai , mais cela me coûtera beaucoup ! ... — Sans doute ! Cependant , à coup sûr , pas tant qu' autrefois , répliqua le Russe , avec un sourire . Mais nous devons arracher Jacques de ses griffes . Et il ne faudra pas moins que votre intervention pour que nous y réussissions ... . Laissons cette question , c' est l' avenir . Occupons-nous du présent , parlons de Mme de Vignes . Le front de Pierre s' éclaira . Au même moment , on apportait le dîner . Les deux amis s' assirent devant la table , et , pendant une heure , ils causèrent à cœur ouvert . Pierre racontant son séjour à Torrevecchio et le docteur expliquant au peintre tout ce qui s' était passé pendant son absence , ils purent , de la sorte , acquérir la certitude , Davidoff , que Laurier était , ainsi qu' il l' avait affirmé , radicalement guéri de sa dangereuse passion , et Laurier , que Davidoff , en le rappelant à la hâte , avait agi avec autant de décision que de sagesse . Vers neuf heures ils descendirent et se rendirent chez Mme de Vignes . Sur le boulevard , dans la douceur d' une belle nuit d' été , Pierre sentit son cœur se gonfler d' espérance et de joie , il leva son regard vers le ciel , et se repentit d' avoir si follement douté du bonheur . Mme de Vignes , depuis quatre jours , prévenue par Davidoff , avait vu l' avenir , qui lui paraissait si sombre , s' éclairer d' une faible lueur . La certitude que Pierre Laurier vivait , l' assurance avec laquelle Davidoff affirmait que le peintre aimait Juliette et ne pouvait aimer qu' elle , avait donné à la mère un peu de soulagement . Dans le malheur qui l' accablait , ayant tout à redouter de son fils et tout à craindre pour sa fille , la possibilité de rendre à Juliette le calme et la santé lui offrait une satisfaction bien douce . Qu' étaient les soucis d' argent , comparés aux inquiétudes que lui causait l' abattement , de plus en plus profond , de la jeune fille ? Davidoff avait été accueilli comme un sauveur . Graduant savamment ses confidences , il avait jeté , dans la pensée de Mme de Vignes , un tout petit grain d' espérance , qui avait levé comme en terre féconde . Peu à peu , la semence avait poussé des racines qui s' étaient étendues vivaces . Et maintenant la fleur prête à s' épanouir n' attendait plus qu' un dernier rayon de soleil . Depuis le commencement de la semaine , Juliette , sans preuves , sans autre raison plausible que son ardent désir de voir le miracle se réaliser , s' était prise à croire que Pierre était vivant . Les « on dit » de Davidoff avaient été avidement accueillis par ce jeune cœur . Pourquoi Pierre , sauvé par des marins et emmené à bord d' un petit bâtiment de commerce , n' aurait-il pas été rencontré par ces voyageurs qui déclaraient l' avoir vu ? Pourquoi , honteux de son suicide annoncé et non exécuté , Pierre ne serait-il pas resté à l' écart , près de moitié d' une année ? Pourquoi n' aurait-il pas laissé la famille de Vignes ignorer qu' il vivait ? Tout cela était admissible . Et la jeune fille avait un tel besoin de l' admettre qu' elle eût tenu pour vraies de bien plus étranges histoires . Chaque jour , Davidoff , poursuivant sa cure morale , rendait compte à Juliette des découvertes que produisait l' enquête qu' il était censé faire . Et , chaque jour , il assistait à l' éveil de cette âme engourdie et glacée . C' était un spectacle charmant que celui de cette floraison timide . Juliette espérait , mais elle avait peur d' espérer , et , par instants , elle se retenait sur la pente où son imagination l' emportait . Si , après cette période heureuse , il allait falloir retomber dans la désolation ? Si tout ce qu' on disait n' était point vrai ? Si Pierre n' avait pas survécu ? Une horrible agitation était en elle . Il lui semblait impossible que la mort eût pris , en une seconde , ce garçon si alerte et si robuste . Elle se rappelait ce que son frère lui avait dit à Beaulieu : On n' a pas retrouvé son corps ... . Elle n' avait pas , alors , accepté le doute comme une espérance . Mais , maintenant , n' était-il pas évident que si la mer ne l' avait pas rejeté au rivage , c' est qu' il avait échappé à ses vagues méchantes , qu' il était sorti de ses glauques profondeurs et qu' il existait ? Quel trajet ; dans ce cerveau de femme , avait fait cette pensée ! Elle y était entrée si avant que , pour l' en arracher , il aurait fallu à présent des preuves matérielles . Il aurait fallu montrer Pierre mort pour faire croire , à celle qui l' aimait , qu' il pouvait n' être plus vivant . Le matin même , Davidoff s' était hasardé à dire : — J' ai vu , hier soir , des gens qui ont rencontré notre ami en Italie et qui lui ont parlé . On peut s' attendre , un de ces soirs , à le voir arriver . Elle n' avait point répondu , elle avait regardé le docteur , avec une fixité singulière , et , au bout d' un instant : — Pourquoi ne me dites -vous pas tout ? ... Vous avez peur de ma joie ? ... Vous avez tort . Je suis maintenant sûre qu' il vit . Je l' ai vu , cette nuit , en rêve . Il était dans une église , une pauvre église de village , et travaillait à un tableau de sainteté ... . Son visage était triste ... triste , et , par moments , des larmes coulaient sur ses joues . J' ai eu la conviction qu' il pensait à moi ... . J' ai voulu lui crier : Pierre , assez de chagrins , assez d' éloignement ; revenez , nous vous attendons , et nous serions si heureux de vous accueillir ... . Mais une sorte de brouillard s' est élevé entre lui et moi , et je ne le distinguais plus que très effacé , pareil à une silhouette vague , et nettement j' entendais le bruit des flots , comme lorsqu' à Beaulieu , par une mer houleuse , le ressac battait les récifs de la baie ... . Puis , cette vapeur s' est dissipée , ainsi qu' un voile qu' on arrache , et je l' ai revu . Il venait vers moi , le visage souriant ; il a fait un geste de la main , comme pour dire : Ayez patience , me voilà ... et je me suis réveillée , angoissée et brisée ... . Mais j' ai confiance ... . Il est tout près de nous ... . A Paris , peut-être ? ... Davidoff , très intrigué , demanda alors à la jeune fille : — Pouvez -vous me décrire l' église dont vous me parlez ? — Oui , dit Mme de Vignes . Elle était située sur la place d' un village . Le portail était en grès rouge , surmonté d' un auvent en briques ... . L' intérieur , blanchi à la chaux et très pauvre ... . Quelques bancs de bois , une chaire sans un ornement , un autel d' une grande simplicité ... . — Et le tableau auquel travaillait Pierre , l' avez -vous regardé , vous le rappelez -vous ? ... — Oui . Il y avait un tombeau ouvert ... . Et le mort se dressait vivant ... . J' y ai vu un présage . Davidoff hocha la tête , très saisi par cette extraordinaire révélation . Évidemment , c' était lui qui , par la pensée , avait fait voir à Mme de Vignes l' église de Torrevecchio , et la Résurrection ... . Mais le bruit des flots , frappant l' oreille de la jeune fille , à l' heure même où Pierre était en mer ? ... Comment l' expliquer ? Il resta silencieux , et , quoi que Juliette fit , il ne donna pas d' éclaircissements nouveaux . Mais son attitude , ses paroles , sa physionomie , tout annonçait un événement prochain . Le docteur laissa la jeune fille dans une agitation , qui lui parut favorable , et partit . Le soir , vers neuf heures , arrivé à la porte de Mme de Vignes , en compagnie de celui qui était si ardemment désiré , il eut un violent battement de cœur . Il serra fortement le bras de son ami , et lui montrant la dernière fenêtre de l' entresol : — Restez dans la rue , dit-il , les yeux fixés sur cette croisée . Lorsque vous m' y verrez paraître , montez . Mais , à ce moment seulement ... . Je vais , moi , préparer votre réception ... . Je suis plus troublé que je ne puis vous le dire ... . Il entra dans la maison , et laissa le peintre sur le trottoir . Seul , Laurier fui saisi d' une émotion semblable à celle qu' il avait éprouvée sur le promontoire de Torrevecchio , en face de la mer , quand , après avoir reçu la lettre de Davidoff , il s' était interrogé pour savoir s' il était digne de revoir Juliette . Une sorte d' attendrissement mystique s' empara de lui , pendant qu' il attendait l' instant de se présenter devant la jeune fille . Il était recueilli et grave , avec le sentiment qu' il accomplissait un devoir de réparation . Pas d' impatience , la quiétude heureuse d' un converti qui va abjurer ses erreurs , obtenir son pardon et vivre en paix avec le ciel et la terre . Il restait adossé à la muraille , les yeux fixés sur la fenêtre , pensant à la scène qui se passait dans cet appartement obscur et silencieux . Rien ne bougeait , tout demeurait muet . Un immense apaisement régna dans l' âme du jeune homme . En lui un seul sentiment subsistait : sa tendresse pour Juliette . Il se rappela l' amour naïf et timide de l' enfant , il fit le compte des peines qu' elle avait souffertes et dont il était l' auteur , et seul , dans la nuit qui descendait , il jura de les lui faire oublier . A cette minute même , la fenêtre s' éclaira vaguement et le docteur Davidoff , de la main , donna à son ami le signal qu' il attendait . Laurier s' élança , et , palpitant , gravit l' escalier . La porte était ouverte , il traversa le vestibule , entra dans le salon , et , debout devant la cheminée à côté de sa mère , il aperçut Juliette . Il s' arrêta immobile , les jambes tremblantes , le regard vacillant . Elle lui parut plus grande qu' autrefois , peut-être était -ce parce qu' elle était plus mince et plus pâle . Ses mains blanches se détachaient , effilées et encore souffrantes , sur le noir de sa robe . Ses yeux , cernés par les pleurs , brillaient lumineux et doux . Elle souriait et regardait Pierre , comme Pierre la regardait . Elle le trouvait mieux que jamais , avec son visage hâlé et sa barbe qu' il avait laissée pousser . Elle découvrait , sur son front , les traces de son chagrin et elle éprouvait une joie secrète , revanche de ses douleurs . Son sourire , soudain , se trempa de larmes , et brusquement , portant son mouchoir à ses lèvres , elle se laissa tomber sur un fauteuil et éclata en sanglots . Pierre poussa un cri , et , rompant enfin son immobilité , il s' élança vers elle , se jeta à ses genoux , la priant , la suppliant de lui pardonner . Mme de Vignes , inquiète , s' était approchée de sa fille ; mais Davidoff la rassura d' un coup d' œil . Alors la mère et le médecin , voyant que les deux jeunes gens avaient oublié tout ce qui n' était pas leurs souvenirs et leurs espérances , les abandonnèrent librement à la douceur de leur première joie . Quand ils revinrent troubler le tête-à-tête , ils trouvèrent Pierre et la jeune fille , assis l' un près de l' autre , la main dans la main . C' était Juliette qui parlait , racontant son chagrin et son désespoir . Elle souriait , maintenant , en rappelant toutes ses souffrances , et c' était Laurier qui pleurait . — Mes amis , dit Davidoff , nous avons tenu les engagements que nous avions pris envers vous : vous êtes heureux . C' est fort bien , mais n' abusons point des meilleures choses . Mme de Vignes n' est pas encore assez forte pour qu' il soit permis de ne pas lui doser même ses satisfactions . En voilà donc assez pour une seule séance . Vous aurez , du reste , le temps de vous revoir . Alors Juliette , avec toutes sortes de câlineries , essaya d' obtenir de sa mère un quart d' heure de grâce . Et Mme de Vignes n' eut pas le courage d' attrister , par un refus , ce joli visage qui rayonnait , pour la première fois , depuis si longtemps . Elle sentait bien que le triomphe de cette jeunesse , sur la mort qui déjà l' entraînait , était désormais assuré . Et le sentiment de rancune , qu' elle éprouvait contre Laurier , involontaire auteur de tout ce mal , ne résistait pas à la métamorphose que sa présence avait fait subir à Juliette . Ils restèrent donc , tous les quatre , oubliant le temps qui s' écoulait , à écouter le récit de l' existence de Pierre dans le petit hameau corse . Juliette aima Agostino , Marietta , la vieille mère , et le bon curé . Et la promesse , que Pierre avait faite à ses amis de Torrevecchio de revenir les voir , elle la renouvela , elle aussi , mentalement , dans un élan de reconnaissance . Minuit sonnait quand ils se séparèrent . — Vous ne nous verrez pas demain , dit Davidoff , en souriant à sa malade . Et comme elle s' attristait subitement :