« ... Et arrive le plus tôt que tu pourras , mon cher Henri . Je t' attends avec impatience . D' ailleurs , le pays est magnifique , et cette région de la Basse Hongrie est de nature à intéresser un ingénieur . Ne serait -ce qu' à ce point de vue , tu ne regretteras pas ton voyage . « À toi de tout cœur , « Marc VIDAL . » Ainsi se terminait la lettre que je reçus de mon frère , le 4 avril 1757. Aucun signe prémonitoire ne marqua l' arrivée de cette lettre , qui me parvint de la manière habituelle , c' est-à-dire par l' entremise successive du piéton , du portier et de mon valet , lequel , sans se douter de l' importance de son geste , me la présenta sur un plateau avec sa tranquillité coutumière . Et pareille fut ma tranquillité , tandis que j' ouvrais le pli et que je le lisais jusqu' au bout , jusqu' à ces dernières lignes , qui contenaient pourtant en germe les événements extraordinaires auxquels j' allais être mêlé . Tel est l' aveuglement des hommes ! C' est ainsi que se tisse sans cesse , à leur insu , la trame mystérieuse de leur destin ! Mon frère disait vrai . Je ne regrette pas ce voyage . Mais ai -je raison de le raconter ? N' est-il pas de ces choses qu' il vaut mieux taire ? Qui ajoutera foi à une histoire si étrange , que les plus audacieux poètes n' eussent sans doute pas osé l' écrire ? Eh bien , soit ! J' en courrai le risque . Qu' on doive ou non me croire , je cède à un irrésistible besoin de revivre cette série d' événements extraordinaires , dont la lettre de mon frère constitue en quelque sorte le prologue . Mon frère Marc , alors âgé de vingt-huit ans , avait déjà obtenu des succès flatteurs comme peintre de portraits . La plus tendre , la plus étroite affection nous liait l' un à l' autre . De ma part , un peu d' amour paternel , car j' étais son aîné de huit ans . Nous avions été , jeunes encore , privés de notre père et de notre mère , et c' était moi , le grand frère , qui avais dû faire l' éducation de Marc . Comme il montrait d' étonnantes dispositions pour la peinture , je l' avais poussé vers cette carrière , où il devait obtenir des succès si personnels et si mérités . Mais voici que Marc était à la veille de se marier . Depuis quelque temps déjà , il résidait à Ragz , une importante ville de la Hongrie méridionale . Plusieurs semaines passées à Budapest , la capitale , où il avait fait un certain nombre de portraits très réussis , très largement payés , lui avaient permis d' apprécier l' accueil que reçoivent en Hongrie les artistes . Puis , son séjour achevé , il avait descendu le Danube de Budapest à Ragz . Parmi les premières familles de la ville , on citait celle du docteur Roderich , l' un des médecins les plus renommés de toute la Hongrie . À un patrimoine considérable , il joignait une fortune importante acquise dans la pratique de son art . Pendant les vacances qu' il s' accordait chaque année et qu' il employait à des voyages , poussant parfois jusqu' en France , en Italie ou en Allemagne , les riches malades déploraient vivement son absence . Les pauvres aussi , car il ne leur refusait jamais ses services , et sa charité ne dédaignait pas les plus humbles , ce qui lui valait l' estime de tous . La famille Roderich se composait du docteur , de sa femme , de son fils , le capitaine Haralan , et de sa fille Myra . Marc n' avait pu fréquenter cette hospitalière maison sans être touché de la grâce et de la beauté de la jeune fille , ce qui avait infiniment prolongé son séjour à Ragz . Mais , si Myra Roderich lui avait plu , ce n' est pas trop s' avancer de dire qu' il avait plu à Myra Roderich . On voudra bien m' accorder qu' il le méritait , car Marc était -- il l' est encore , Dieu merci ! — un brave et charmant garçon , d' une taille au-dessus de la moyenne , les yeux bleus très vifs , les cheveux châtains , le front d' un poète , la physionomie heureuse de l' homme à qui la vie s' offre sous ses plus riants aspects , le caractère souple , le tempérament d' un artiste fanatique des belles choses . Quant à Myra Roderich , je ne la connaissais que par les lettres enflammées de Marc , et je brûlais du désir de la voir . Mon frère désirait encore plus vivement me la présenter . Il me priait de venir à Ragz comme chef de la famille , et il n' entendait pas que mon séjour durât moins d' un mois . Sa fiancée -- il ne cessait de me le répéter -- m' attendait avec impatience . Dès mon arrivée , on fixerait la date du mariage . Auparavant , Myra voulait avoir vu , de ses yeux vu , son futur beau-frère , dont on lui disait tant de bien sous tous les rapports -- en vérité , c' est ainsi qu' elle s' exprimait , paraît-il ! ... C' est le moins qu' on puisse juger par soi -même les membres de la famille dans laquelle on va entrer . Assurément , elle ne prononcerait le oui fatal , qu' après qu' Henri lui aurait été présenté par Marc ... Tout cela , mon frère me le contait dans ses fréquentes lettres avec beaucoup d' entrain , et je le sentais éperdument amoureux de Myra Roderich . J' ai dit que je ne la connaissais que par les phrases enthousiastes de Marc . Et cependant , puisque mon frère était peintre , il lui eût été facile de la prendre pour modèle , n' est-il pas vrai , et de la transporter sur la toile , ou tout au moins sur le papier , dans une pose gracieuse , revêtue de sa plus jolie robe . J' aurais pu l' admirer de visu , pour ainsi dire ... Myra ne l' avait pas voulu . C' est en personne qu' elle apparaîtrait à mes yeux éblouis , affirmait Marc , qui , je le pense , n' avait pas dû insister pour la faire changer d' avis . Ce que tous deux prétendaient obtenir , c' était que l' ingénieur Henri Vidal mit de côté ses occupations , et vînt se montrer dans les salons de l' hôtel Roderich en tenue de premier invité . Fallait-il tant de raisons pour me décider ? Non certes , et je n' aurais pas laissé mon frère se marier sans être présent à son mariage . Dans un délai assez court , je comparaîtrais donc devant Myra Roderich , et avant qu' elle ne fût devenue ma belle-sœur . Du reste , ainsi que me le marquait la lettre , j' aurais grand plaisir et grand profit à visiter cette région de la Hongrie . C' est par excellence le pays magyar , dont le passé est riche de tant de faits héroïques , et qui , rebelle à tout mélange avec les races germaniques , occupe une place considérable dans l' histoire de l' Europe centrale . Quant au voyage , voici dans quelles conditions je résolus de l' effectuer : moitié en poste , moitié par le Danube à l' aller , uniquement en poste au retour . Tout indiqué , ce magnifique fleuve que je ne prendrais qu' à Vienne . Si je ne parcourais pas les sept cents lieues de son cours , j' en verrais du moins la partie la plus intéressante , à travers l' Autriche et la Hongrie , jusqu' à Ragz , près de la frontière serbienne . Là serait mon terminus . Le temps me manquerait pour visiter les villes que le Danube arrose encore de ses eaux puissantes , alors qu' il sépare la Valachie et la Moldavie de la Turquie , après avoir franchi les fameuses Portes de Fer : Viddin , Nicopoli , Roustchouk , Silistrie , Braila , Galatz , jusqu' à sa triple embouchure sur la mer Noire . Il me sembla que trois mois devaient suffire au voyage tel que je le projetais . J' emploierais un mois entre Paris et Ragz . Myra Roderich voudrait bien ne pas trop s' impatienter et accorder ce délai au voyageur . Après un séjour d' égale durée dans la nouvelle patrie de mon frère , le reste du temps serait consacré au retour en France . Ayant mis ordre à quelques affaires urgentes et m' étant procuré les papiers réclamés par Marc , je me préparai donc au départ . Mes préparatifs , fort simples , n' exigeraient que peu de temps , et je ne comptais pas m' encombrer de bagages . Je n' emporterais qu' une seule malle , de taille fort exiguë , contenant l' habit de cérémonie que rendait nécessaire l' événement solennel qui m' appelait en Hongrie . Je n' avais point à m' inquiéter de la langue du pays , l' allemand m' étant familier depuis un voyage à travers les provinces du Nord . Quant à la langue magyare , peut-être n' éprouverais -je pas trop de difficulté à la comprendre . D' ailleurs , le français est couramment parlé en Hongrie , du moins dans les hautes classes , et mon frère n' avait jamais été gêné , de ce chef , au-delà des frontières autrichiennes . « Vous êtes Français , vous avez droit de cité en Hongrie » , a dit jadis un hospodar à l' un de nos compatriotes , et , dans cette phase très cordiale , il se faisait l' interprète des sentiments du peuple magyar à l' égard de la France . J' écrivis donc à Marc , en réponse à sa dernière lettre , en le priant de déclarer à Myra Roderich que mon impatience égalait la sienne , et que le futur beau-frère brûlait du désir de connaître sa future belle-sœur . J' ajoutais que j' allais partir sous peu , mais que je ne pouvais préciser le jour de mon arrivée à Ragz , ce jour étant livré aux hasards du voyage . J' assurais toutefois mon frère que je ne m' attarderais certainement pas en route . Si donc la famille Roderich le voulait , elle pouvait sans plus attendre fixer aux derniers jours de mai la date du mariage . « Prière de ne point me couvrir de malédictions , lui disais -je en manière de conclusion , si chacune de mes étapes n' est pas marquée par l' envoi d' une lettre indiquant ma présence en telle ou telle ville . J' écrirai quelquefois , juste assez pour permettre à Mlle Myra d' évaluer le nombre de lieues qui me sépareront encore de sa ville natale . Mais , dans tous les cas , j' annoncerai en temps voulu mon arrivée , à l' heure , et , s' il est possible , à la minute près . » La veille de mon départ , le 13 avril , j' allai au bureau du lieutenant de police , avec lequel j' étais en relation d' amitié , lui faire mes adieux et retirer mon passeport . En me le remettant , il me chargea de mille compliments pour mon frère , qu' il connaissait de réputation et personnellement , et dont il avait appris les projets de mariage . « Je sais en outre , ajouta-t-il , que la famille du docteur Roderich , dans laquelle va entrer votre frère , est une des plus honorables de Ragz . — On vous en a parlé ? demandai -je . — Oui , précisément hier , à la soirée de l' ambassade d' Autriche , où je me trouvais . — Et de qui tenez -vous vos renseignements ? — D' un officier de la garnison de Budapest , qui s' est lié avec votre frère pendant son séjour dans la capitale hongroise , et qui m' en a fait le plus grand éloge . Son succès y fut très vif , et l' accueil qu' il avait reçu à Budapest , il l' a retrouvé à Ragz , ce qui ne saurait vous surprendre , mon cher Vidal . — Et , insistai -je , cet officier n' a pas été moins élogieux en ce qui concerne la famille Roderich ? — Assurément . Le docteur est un savant dans toute l' acception du mot . Son renom est universel dans le royaume d' Autriche-Hongrie . Toutes les distinctions lui ont été accordées , et , au total , c' est un beau mariage que fait là votre frère , car , paraît-il , Mlle Myra Roderich est fort jolie personne . — Je ne vous étonnerai pas , mon cher ami , répliquai -je , en vous affirmant que Marc la trouve telle , et qu' il me semble en être très épris . — C' est au mieux , mon cher Vidal , et vous voudrez bien transmettre mes félicitations et mes souhaits à votre frère , dont le bonheur aura ce raffinement suprême qu' il fera des jaloux ... Mais , s' interrompit mon interlocuteur en hésitant , je ne sais si je ne commets pas une indiscrétion ... en vous disant ... — Une indiscrétion ? ... fis -je , étonné . — Votre frère ne vous a jamais écrit que quelques fois avant son arrivée à Ragz ... — Avant son arrivée ? ... répétai -je . — Oui ... Mlle Myra Roderich ... Après tout , mon cher Vidal , il est possible que votre frère n' en ait rien su . — Expliquez -vous , cher ami , car je ne vois absolument pas à quoi vous faites allusion . — Eh bien , il paraît -- ce qui ne saurait surprendre -- que Mlle Roderich avait été déjà très recherchée , et plus spécialement par un personnage qui , d' ailleurs , n' est pas le premier venu . C' est , du moins , ce que m' a raconté mon officier de l' ambassade , lequel , il y a cinq semaines , se trouvait encore à Budapest . — Et ce rival ? ... — Il a été éconduit par le docteur Roderich . — Par conséquent , il n' y a pas lieu de s' en préoccuper . Du reste , si Marc se fût connu un rival , il m' en eût parlé dans ses lettres . Or , il ne m' en a pas soufflé mot . C' est donc que la chose est sans importance . — En effet , mon cher Vidal , et cependant les prétentions de ce personnage à la main de Mlle Roderich ont fait quelque bruit à Ragz , et mieux vaut , en somme , que vous en soyez informé ... — Sans doute , et vous avez bien fait de me prévenir , puisqu'il ne s' agit pas là d' un simple racontar . — Non , l' information est très sérieuse ... — Mais l' affaire ne l' est plus , répondis -je , et c' est le principal . » Comme j' allais prendre congé : « À propos , mon cher ami , demandai -je , votre officier a-t-il prononcé devant vous le nom de ce rival éconduit ? — Oui . — Il se nomme ? ... — Wilhelm Storitz . — Wilhelm Storitz ? ... Le fils du chimiste , de l' alchimiste plutôt ? — Précisément . — Eh mais ! c' est un nom ! ... Celui d' un savant que ses découvertes ont rendu célèbre . — Et dont l' Allemagne est très fière à juste titre , mon cher Vidal . — N' est-il pas mort ? — Oui , il y a quelques années , mais son fils est vivant , et même , d' après mon interlocuteur , ce Wilhelm Storitz serait un homme inquiétant . — Inquiétant ? ... Qu' entendez -vous par cette épithète , cher ami ? — Je ne saurais dire ... Mais , à en croire mon officier de l' ambassade , Wilhelm Storitz ne serait pas comme tout le monde . — Fichtre ! m' écriai -je plaisamment , voilà qui devient palpitant d' intérêt ! Notre amoureux évincé aurait-il donc trois jambes , ou quatre bras , ou seulement un sixième sens ? — On n' a pas précisé , répondit en riant mon interlocuteur . Toutefois , je suis porté à supposer que le jugement s' appliquait plutôt à la personne morale qu' à la personne physique de Wilhelm Storitz , dont , si j' ai bien compris , il conviendrait de se défier ... — On s' en défiera , mon cher ami , au moins jusqu' au jour où Mlle Myra Roderich sera devenue Mme Marc Vidal . » Là-dessus , et sans m' inquiéter autrement de cette information , je serrai cordialement la main du lieutenant de police , et je rentrai chez moi achever mes préparatifs de départ . Je quittai Paris le 14 avril , à sept heures du matin , dans une berline attelée en poste . En une dizaine de jours , je serais arrivé dans la capitale de l' Autriche . Je glisserai rapidement sur cette première partie de mon voyage . Elle ne fut marquée d' aucun incident , et les contrées que je parcourais commencent à être trop connues pour mériter une description en règle . Strasbourg fut ma première halte sérieuse . Au sortir de cette ville , je me penchai à la portière . La grande flèche de la cathédrale , le Munster , m' apparut toute baignée des rayons du soleil , qui lui venaient du Sud-Est . Je passai plusieurs nuits , bercé par la chanson des roues écrasant le gravier de la route , par cette monotonie bruyante , qui , mieux que le silence , finit par vous endormir . Je traversai successivement Oos , Bade , Carlsruhe et quelques autres villes . Puis je laissai en arrière Stuttgart et Ulm en Wurtemberg , en Bavière Augsbourg et Munich . Près de la frontière autrichienne , une halte plus prolongée m' arrêta à Salzbourg , et enfin , le 25 avril , à six heures trente-cinq du soir , les chevaux tout fumants pénétraient dans la cour de la meilleure hôtellerie de Vienne . Je ne restai que trente-six heures , dont deux nuits , dans cette capitale . C' est à mon retour que je comptais la visiter en détail . Vienne n' est ni traversée ni bordée par le Danube . Je dus faire environ une lieue en voiture pour atteindre la rive du fleuve dont les eaux complaisantes allaient me descendre jusqu' à Ragz . La veille , je m' étais assuré d' une place dans une gabare , la Dorothée , aménagée pour le transport des passagers . À bord de cette gabare , il y avait un peu de tout , j' entends par là toutes sortes de gens , des Allemands , des Autrichiens , des Hongrois , des Russes , des Anglais . Les passagers occupaient l' arrière , car les marchandises encombraient l' avant , au point que personne n' y eût trouvé place . Mon premier soin fut de retenir une couchette pour la nuit dans le dortoir commun . De faire entrer ma malle dans ce dortoir , il n' y fallait pas songer . Je dus la déposer en plein air , près d' un banc sur lequel je comptais bien faire de longues stations au cours du voyage , tout en surveillant ma propriété du coin de l' œil . Sous la double impulsion du courant et d' un vent assez vif , la gabare descendait rapidement , fendant de son étrave les eaux jaunâtres du beau fleuve , car elles paraissent plutôt teintes d' ocre que d' outremer , quoi qu' en dise la légende . Nous croisions de nombreux bateaux , leurs voiles tendues à la brise , transportant les produits de la campagne qui s' étend à perte de vue sur les deux rives . On passa également près d' un de ces immenses radeaux , trains de bois formés d' une forêt entière , où sont établis des villages flottants , bâtis au départ , détruits à l' arrivée , et qui rappellent les prodigieuses jangadas brésiliennes de l' Amazone . Puis les îles succèdent aux îles , capricieusement semées , grandes ou petites , la plupart émergeant à peine , et si basses parfois qu' une crue de quelques pouces les eût submergées . Le regard se réjouissait à les voir si verdoyantes , si fraîches , avec leurs lignes de saules , de peupliers , de trembles , leurs humides herbages piqués de fleurs aux couleurs vives . Nous longions aussi des villages aquatiques , élevés tout au bord de la rive . Il semble que le remous des bateaux les fasse osciller sur leur pilotis . Plus d' une fois , nous passâmes sous une corde tendue d' une berge à l' autre , au risque d' y accrocher notre mât , la corde d' un bac que supportaient deux perches surmontées du pavillon national . Pendant cette journée , nous perdîmes de vue Fischamenan , Rigelsbrun , et la Dorothée relâcha , le soir , à l' embouchure de la March , un affluent de gauche , qui descend de la Moravie , à peu près à la frontière du royaume magyar . C' est là qu' on passa la nuit du 27 au 28 avril , pour repartir le matin , dès l' aube , entraîné par le courant à travers ces territoires , où au XVIe siècle les français et les Turcs se battirent avec tant d' acharnement . Enfin , après avoir franchi le défilé de la Porte de Hongrie , après que le pont de bateaux se fut ouvert devant elle , la gabare arriva au quai de Presbourg . Une relâche de vingt-quatre heures nécessité par le mouvement des marchandises me permit de visiter cette ville , digne de l' attention des voyageurs . Elle a véritablement l' air d' être bâtie sur un promontoire . Ce serait la mer qui s' étendrait à ses pieds et dont les lames roulantes baigneraient sa base , au lieu des eaux calmes d' un fleuve , qu' il n' y aurait pas lieu d' en être surpris . Au-dessus de la ligne de ses magnifiques quais se dessinent des silhouettes de maisons construites avec une remarquable régularité dans un beau style . J' admirai la cathédrale , dont la coupole se termine par une couronne dorée , et de nombreux hôtels , quelquefois des palais , qui appartiennent à l' aristocratie hongroise . Puis je fis l' ascension de la colline à laquelle s' accroche le château et visitai cette vaste bâtisse quadrangulaire , flanquée de tours à ses angles comme une ruine féodale . Peut-être pourrait -on regretter d' être monté jusque -là , si la vue ne s' étendait largement sur les superbes vignobles des environs et la plaine infinie où se déroule le Danube . En aval de Presbourg , dans la matinée du 30 avril , la Dorothée s' engagea à travers la puszta . C' est la steppe russe , c' est la savane américaine , que cette puszta , dont les plaines immenses s' étendent dans toute la Hongrie centrale . Un territoire extrêmement curieux , avec ses pâturages dont on ne voit pas la fin , que parcourent quelquefois dans une galopade échevelée d' innombrables bandes de chevaux , et qui nourrit des troupeaux de bœufs et de buffles par milliers de têtes . Là se développe en ses multiples zigzags le véritable Danube hongrois . Déjà grossi de puissants tributaires venus des petites Karpathes ou des Alpes Styriennes , il y prend des allures de grand fleuve , après n' avoir guère été que rivière dans sa traversée de l' Autriche . En imagination , j' en remontais le cours , jusqu' à sa source lointaine , presque à la frontière française , dans le grand-duché de Bade limitrophe de l' Alsace , et je pensais que c' étaient les pluies de France qui lui apportaient ses premières eaux . Arrivée le soir à Raab , la gabare s' amarra au quai pour la nuit , la journée du lendemain et la nuit suivante . Douze heures me suffirent pour visiter cette cité , plus forteresse que ville , le Gyor des Magyars . À quelques lieues au-dessous de Raab , le lendemain , je pus , sans m' y arrêter , apercevoir la célèbre citadelle de Kromorn , créée de toutes pièces au XVe siècle par Mathias Corvin , et où se joua le dernier acte de l' insurrection . Je ne sais rien de plus beau que de s' abandonner au courant du Danube en cette partie du territoire magyar . Toujours des méandres capricieux , des coudes brusques qui varient le paysage , des îles basses à demi noyées , au-dessus desquelles voltigent grues et cigognes . C' est la puszta dans toute sa magnificence , tantôt en prairies luxuriantes , tantôt en collines qui ondulent à l' horizon . Là prospèrent les vignobles des meilleurs crus de la Hongrie . On peut estimer à plus d' un million de pipes , dont le Tokay a sa part , la production de ce pays qui vient après la France , avant l' Italie et l' Espagne , sur la liste des régions viticoles . Cette récolte , dit -on , est presque entièrement consommée sur place . Je ne cacherai pas que je m' en suis offert quelques bouteilles dans les auberges du rivage . Autant de moins pour les gosiers magyars ! À noter que les méthodes de culture s' améliorent d' année en année dans la puszta . Mais il y a encore beaucoup à faire . Il faudrait créer un réseau de canaux d' irrigation qui lui assureraient une extrême fertilité , planter des milliers d' arbres , et les disposer en longs et épais rideaux , comme une barrière contre les mauvais vents . Ainsi les céréales ne tarderaient pas à doubler et tripler leurs rendements . Par malheur , la propriété n' est pas assez divisée en Hongrie . Les biens de main-morte y sont considérables , il est tel domaine de vingt-cinq milles carrés que son propriétaire n' a jamais pu explorer dans toute son étendue , et les petits cultivateurs ne détiennent pas même le quart de ce vaste territoire . Cet état de choses , si préjudiciable au pays , changera graduellement , et rien que par cette logique forcée que possède l' avenir . D' ailleurs , le paysan hongrois n' est point réfractaire au progrès . Il est plein de bon vouloir , de courage et d' intelligence . Peut-être est-il un peu trop content de lui -même , moins toutefois que ne l' est le paysan germanique . Entre eux , il y a cette différence que si le premier croit pouvoir tout apprendre , le second croit déjà tout savoir . Ce fut à Gran , sur la rive droite , que je remarquai un changement dans l' aspect général . Aux plaines de la puszta succédèrent de longues et épaisses collines , extrêmes ramifications des Karpathes et des Alpes Noriques qui enserrent le fleuve et l' obligent à traverser d' étroits défilés . Gran est le siège de l' évêché primatial de Hongrie , et sans doute le plus envié de tous les évêchés du globe si les biens de ce monde ont quelque attrait pour un prélat catholique . En effet , le titulaire de ce siège , cardinal , primat , légat , prince de l' Empire et chancelier du royaume , est doté d' un revenu qui peut dépasser un million de livres . En aval de Gran recommence la puszta . Il faut reconnaître que la nature est très artiste . La loi des contrastes , elle la pratique , en grand d' ailleurs , comme tout ce qu' elle fait . Ici , elle a voulu que le paysage , après les aspects si variés entre Presbourg et Gran , fût triste , chagrin , monotone . En cet endroit , la Dorothée dut choisir l' un des bras qui forment l' île de Saint-André , et qui , d' ailleurs , sont tous les deux praticables à la navigation . Elle prit celui de gauche , ce qui me permit d' apercevoir la ville de Waitzen , dominée par une demi-douzaine de clochers , et dont une église , édifiée sur la rive même , se reflète dans les eaux , entre de grandes masses de verdure . Au-delà , l' aspect du pays commence à se modifier . Dans la plaine s' échantillonnent des cultures maraîchères , sur le fleuve glissent des embarcations plus nombreuses . L' animation succède au calme . Il est visible que nous approchons d' une capitale . Et quelle capitale ! Double comme certaines étoiles , et si ces étoiles ne sont pas de première grandeur , du moins brillent -elles avec éclat dans la constellation hongroise . La gabare a contourné une dernière île boisée . Bude apparaît d' abord , Pest ensuite , et c' est dans ces deux cités , inséparables comme des sœurs siamoises , que , du 3 au 6 mai , j' allais prendre quelque repos , en me fatiguant au-delà de toute raison à les visiter consciencieusement . Entre Bude et Pest , entre la cité turque et la cité magyare passent les flottilles de barques , qui composent la batellerie de l' amont et de l' aval , sortes de galiotes surmontées d' un mât de pavillon à l' avant , et munies d' un large gouvernail dont la barre s' allonge démesurément . L' une et l' autre rive sont transformées en quais , que bordent des habitations d' aspect architectural , au-dessus desquelles pointent flèches et clochers . Bude , la ville turque , est située sur la rive droite , Pest sur la rive gauche , et le Danube , toujours semé d' îles verdoyantes , forme la corde de la demi-circonférence occupée par la cité hongroise . De son côté , c' est la plaine , où la ville a pu et pourra s' étendre à son aise . Du côté de Bude , c' est une succession de collines bastionnées , que couronne la citadelle . De turque qu' elle était , Bude tend à devenir hongroise , et même , à bien l' observer , autrichienne . Plus militaire que commerçante , l' animation des affaires lui fait défaut . Qu' on ne s' étonne pas si l' herbe pousse dans ses rues et encadre ses trottoirs . Pour habitants , surtout des soldats . On dirait qu' ils circulent dans une ville en état de siège . En maint endroit flotte le drapeau national dont la soie se déroule à la brise . C' est , à tout prendre , une cité un peu morte à laquelle fait face la si vivante Pest . Ici , pourrait -on dire , le Danube coule entre l' avenir et le passé . Cependant , si Bude possède un arsenal , et si les casernes ne lui manquent point , on peut y visiter aussi plusieurs palais qui ont fort grand air . J' ai ressenti quelque impression devant ses vieilles églises , devant sa cathédrale qui fut changée en mosquée sous la domination ottomane . J' ai suivi une large rue dont les maisons , à terrasses comme en Orient , sont entourées de grilles . J' ai parcouru les salles de la Maison de Ville , ceinte de barrières aux bigarrures jaunes et noires . J' ai contemplé ce tombeau de Gull-Baba que visitent les pèlerins turcs . Mais il en fut pour moi comme pour le plus grand nombre des étrangers , et Pest me prit le meilleur de mon temps . Ce temps ne fut point perdu , on peut m' en croire , car , en vérité , deux jours ne suffisent pas à visiter la capitale hongroise , la noble cité universitaire . Il convient , d' abord , de gravir la colline située au sud de Bude , à l' extrémité du faubourg de Taban , afin d' avoir la vue complète des deux villes . De ce point , on aperçoit les quais de Pest et ses places bordées de palais et d' hôtels d' une belle disposition architecturale . Çà et là , des dômes aux nervures dorées , des flèches hardiment dressées vers le ciel . L' aspect de Pest est assurément grandiose , et ce n' est pas sans raison qu' on l' a quelquefois préféré à celui de Vienne . Dans la campagne environnante , semée de villas , se développe cette immense plaine de Rakos où , jadis , les cavaliers hongrois tenaient à grand bruit leurs diètes nationales . On ne peut ensuite négliger de voir avec soin le Musée , les toiles et statues , les salles d' histoire naturelle et d' antiquités préhistoriques , les inscriptions , les monnaies , les collections ethnographiques de grande valeur qu' il contient . Puis , il faut visiter l' île Marguerite , ses bosquets , ses prairies , ses bains alimentés par une source thermale , et aussi le Jardin public , le Stadtwaldchen , arrosé par une petite rivière praticable aux légères embarcations , ses beaux ombrages , ses tentes , ses jeux , et dans lequel s' ébat une foule vive , cavalière , où se rencontrent en grand nombre de remarquables types d' hommes et de femmes . La veille de mon départ , j' entrai dans une des principales hôtelleries de la ville pour me reposer un instant . La boisson favorite des Magyars , vin blanc mélangé d' une eau ferrugineuse , m' avait agréablement rafraîchi , et j' allais continuer mes courses à travers la ville , lorsque mes regards tombèrent sur une gazette déployée . Je la pris machinalement , et ce titre en grosses lettres gothiques : « Anniversaire Storitz » , attira aussitôt mon attention . Ce nom était celui qu' avait prononcé le lieutenant de police , celui du fameux alchimiste allemand et aussi de ce prétendant évincé à la main de Myra Roderich . Il ne pouvait y avoir doute à cet égard . Voici ce que je lus : « Dans une vingtaine de jours , le 25 mai , l' anniversaire d' Otto Storitz sera célébré à Spremberg . On peut affirmer que la population se portera en foule au cimetière de la ville natale du célèbre savant . « On le sait , cet homme extraordinaire a illustré l' Allemagne par ses travaux merveilleux , par ses découvertes étonnantes , par ses inventions qui ont tant contribué aux progrès des sciences physiques . » L' auteur de l' article n' exagérait pas , en vérité . Otto Storitz était justement célèbre dans le monde scientifique . Mais , ce qui me donna le plus à penser , ce furent les lignes suivantes : « Personne n' ignore que , de son vivant , près de certains esprits enclins au surnaturel , Otto Storitz a passé pour être quelque peu sorcier . Un ou deux siècles plus tôt , il n' est pas bien sûr qu' il n' eût pas été arrêté , condamné , brûlé en place publique . Nous ajouterons que , depuis sa mort , nombre de gens , évidemment disposés à la crédulité , le tiennent plus que jamais pour un faiseur de sortilèges et d' incantations , ayant possédé un pouvoir surhumain . Ce qui les rassure , c' est qu' il a emporté ses secrets dans la tombe . Il ne faut pas compter que ces braves gens ouvriront jamais les yeux , et pour eux Otto Storitz restera bel et bien un kabaliste , un magicien , voire un démoniaque . » Qu' il soit ce que l' on voudra , pensai -je , l' important est que son fils ait été définitivement éconduit par le docteur Roderich . Quant au reste , peu me chaud ! La gazette concluait en ces termes : « Il y a donc lieu de croire que la foule sera considérable , comme tous les ans , à la cérémonie de l' anniversaire , sans parler des amis sérieux restés fidèles au souvenir d' Otto Storitz . Il n' est pas téméraire de penser que la population on ne peut plus superstitieuse de Spremberg s' attend à quelque prodige et désire en être témoin . D' après ce qu' on répète couramment en ville , le cimetière doit être le théâtre des plus invraisemblables et des plus extraordinaires phénomènes . Personne ne s' étonnerait si , au milieu de l' épouvante générale , la pierre du tombeau se soulevait et si le fantastique savant ressuscitait dans toute sa gloire . « Selon l' opinion de quelques-uns , Otto Storitz ne serait même pas mort , et on aurait procédé à de fausses funérailles le jour de ses obsèques . « Nous ne nous attarderons pas à discuter de pareilles sornettes . Mais , comme chacun sait , les superstitions n' ont que faire de la logique , et bien des années s' écouleront avant que le bon sens ait détruit ces ridicules légendes . » Cette lecture ne laissa pas de me suggérer quelques réflexions pessimistes . Que Otto Storitz fût mort et enterré , rien de plus certain . Que son tombeau dût se rouvrir le 25 mai , et qu' il dût apparaître comme un nouveau Lazare aux regards de la foule , cela ne valait pas la peine qu' on s' y arrêtât un instant . Mais , si le décès du père n' était pas contestable , il ne l' était pas davantage qu' il eût un fils vivant et bien vivant , ce Wilhelm Storitz repoussé par la famille Roderich . N' y avait-il lieu de craindre qu' il ne causât des ennuis à Marc , qu' il ne créât des difficultés à son mariage ? ... « Bon ! me dis -je à moi -même en rejetant la gazette , voici que je déraisonne . Wilhelm Storitz a demandé la main de Myra ... on la lui a refusée ... Et après ? On ne l' a plus revu , ce Storitz , et , puisque Marc ne m' a jamais dit un mot de cette affaire , je ne vois pas pourquoi j' y attacherais quelque importance . » Je me fis apporter papier , plume , encre , et j' écrivis à mon frère pour lui annoncer que je quitterais Pest le lendemain et que j' arriverais dans l' après-midi du 11 mai , car je n' étais plus qu' à soixante-quinze lieues de Ragz , tout au plus . Je lui marquais que jusqu' ici mon voyage s' était effectué sans incidents ni retards , et que je ne voyais aucune raison à ce qu' il ne s' achevât pas de même . Je n' oubliais pas de présenter mes hommages à M . et à Mme Roderich , et j' y joignais , pour Mlle Myra , l' assurance de mon affectueuse sympathie , que Marc voudrait bien lui transmettre . Le lendemain , à huit heures , la Dorothée démarra de l' appontement installé le long du quai et prit le courant . Il va de soi que , depuis Vienne , il s' était fait à chaque escale un renouvellement dans le personnel des passagers . Les uns avaient débarqué à Presbourg , à Raab , à Gran , à Budapest ; les autres s' étaient embarqués au départ des susdites villes . Il n' en était que cinq ou six , ayant pris le bateau dans la capitale autrichienne , entre autres des Anglais , qui devaient descendre jusqu' à la mer Noire . À Pest comme aux escales de l' amont , la Dorothée avait donc reçu de nouveaux passagers . L' un de ceux -ci attira plus particulièrement mon attention , tant son allure me sembla bizarre . C' était un homme de trente-cinq ans environ , grand , d' un blond ardent , de figure dure , le regard impérieux , au total , des moins sympathiques . Son attitude indiquait l' homme hautain et dédaigneux . À plusieurs reprises , il s' adressa au personnel du bord , ce qui me permit d' entendre sa voix sèche , désagréable et le ton cassant dont ses questions étaient faites . Ce passager paraissait ne vouloir frayer avec personne . Peu m' importait , puisque , jusqu' alors , je m' étais tenu moi -même dans une extrême réserve vis-à-vis de mes compagnons de voyage . Le patron de la Dorothée était le seul à qui j' eusse demandé quelques renseignements de route . À bien considérer ce personnage , j' avais lieu de penser que c' était un Allemand , très probablement originaire de la Prusse . Cela se sentait , comme on dit , et tout en lui portait la marque teutonne . Impossible de le confondre avec ces braves Hongrois , ces sympathiques Magyars , vrais amis de la France . La gabare , en quittant Budapest , ne marchait guère plus vite que le courant . La brise , très légère , ne lui imprimait qu' une faible vitesse propre . De là toute facilité pour observer en détail les paysages offerts à nos regards . Après que la double ville eut été laissée en arrière , la Dorothée , arrivant à l' île Czepel qui sépare le Danube en deux bras , s' engagea dans celui de gauche . Peut-être le lecteur s' étonne-t-il -- en admettant que je doive avoir jamais des lecteurs ! -- de la complète banalité d' un voyage dont j' ai commencé par vanter l' étrangeté ? S' il en est ainsi , qu' il prenne patience . Avant qu' il soit longtemps , on aura de l' étrange autant qu' on en peut désirer . Précisément , ce fut au moment où la Dorothée contournait l' île Czepel , que se produisit le premier incident dont j' aie gardé la mémoire . Un incident des plus insignifiants , d' ailleurs . Ai -je même le droit d' appeler « incident » un fait de si peu d' importance , et , au surplus , totalement imaginaire , ainsi que j' en eus la preuve sur-le-champ ? Quoi qu' il en soit , voici la chose . J' étais alors à l' arrière du bateau , debout , près de ma petite malle , sur le couvercle de laquelle était cloué un papier où qui voulait pouvait lire mes nom , prénom , adresse et qualité . Accoudé au garde-fou , je laissais béatement errer mes yeux sur la puszta qui se développe en aval de Pest , et je ne pensais à rien , je l' avoue . Tout à coup , j' eus l' obscure sensation qu' il y avait quelqu'un derrière moi . Chacun connaît , pour l' avoir goûtée , cette gêne sourde que nous ressentons , quand nous sommes regardés à notre insu par quelqu'un dont nous ignorons la présence . C' est un phénomène mal ou pas expliqué et , au demeurant , assez mystérieux . Eh bien ! à ce moment , j' éprouvai une gêne de ce genre . Je me retournai brusquement . Dans mon voisinage immédiat , il n' y avait personne . L' impression avait été si nette , que je restai quelques minutes bouche bée , en constatant ma solitude . Mais enfin il fallait bien me rendre à l' évidence , et reconnaître que plus de dix toises me séparaient des passagers les plus proches . En me gourmandant de ma sotte nervosité , je repris donc ma posture première , et bien certainement je n' eusse gardé aucun souvenir de ce futile incident , si des événements , auxquels j' étais alors bien loin de m' attendre , ne se fussent chargés de me le remettre en mémoire . En tout cas , sur le moment , je cessai aussitôt d' y penser , et mes regards se reportèrent vers la puszta , qui se déroulait devant moi , avec ses curieux effets de mirage , ses longues plaines , ses pâturages verdoyants , ses cultures plus serrées , plus riches dans le voisinage de la grande ville . Sur le fleuve , c' était toujours le chapelet des îles basses , hérissées de saules , dont la tête émergeait comme de grosses touffes d' un gris pâle . Au cours de cette journée du 7 mai , nous fîmes près de vingt lieues , en suivant les multiples replis du fleuve , sous un ciel incertain , qui donna plus d' heures humides que d' heures sèches . Le soir venu , on s' arrêta pour la nuit entre Duna Pentele et Duna Foldrar . La journée du lendemain fut en tous points semblable , et de nouveau on fit halte en rase campagne , une dizaine de lieues au-dessus de Batta . Le 9 mai , le temps rasséréné , on partit avec la certitude d' arriver à Mohacz avant le soir . Vers neuf heures , au moment où j' entrais dans le rouf , le passager allemand en sortait . Nous faillîmes nous heurter , et je fus surpris du regard singulier qu' il m' adressa . C' était la première fois que le hasard nous rapprochait l' un de l' autre , et pourtant , non seulement il y avait de l' insolence dans ce regard , mais -- je rêvais sans doute -- on eût juré qu' il y avait aussi de la haine . Que me voulait-il , cet individu ? Me haïssait-il simplement parce que j' étais Français ? La pensée me vint , en effet , qu' il avait pu lire mon nom sur le couvercle de ma malle , ou même sur la plaque de mon sac de voyage , déposé sur une des banquettes du rouf . C' était peut-être cela qui me valait d' être dévisagé de cette façon . Eh bien , s' il savait mon nom , j' étais décidé à ignorer le sien , car le personnage m' intéressait fort peu . La Dorothée fit escale à Mohacz , mais assez tard pour que , de cette ville assez importante , je n' aie vu que deux flèches aiguës , au-dessus d' une masse déjà noyée d' ombre . Je descendis cependant , et , après une excursion d' une heure , je rentrai à bord . Embarquement de quelques passagers , et démarrage au point du jour , le 10 mai . Pendant cette journée , l' individu en question me croisa plusieurs fois sur le pont , en affectant de me regarder d' un air qui décidément me déplaisait . Je n' aime pas à chercher querelle aux gens , mais je n' aime pas non plus qu' on m' observe avec cette persistance désobligeante . S' il avait quelque chose à dire , pourquoi cet impertinent ne me le disait-il ? Ce n' est pas avec les yeux que l' on parle dans ce cas , et , s' il ne comprenait pas le français , j' aurais bien su lui répondre en sa langue . Toutefois , si j' en arrivais à interpeller le Teuton , mieux valait que j' eusse obtenu préalablement quelque renseignement à son sujet . J' interrogeai le patron de la gabare , et lui demandai s' il connaissait ce passager : « Je le vois pour la première fois , me répondit-il . — C' est un Allemand ? repris -je . — À n' en pas douter , monsieur Vidal , et je pense même qu' il l' est deux fois , car il doit être Prussien . — Eh ! c' est déjà trop d' une ! » m' écriai -je , réponse peu digne , je le concède , d' un esprit cultivé , mais que parut goûter le capitaine , qui était d' origine hongroise . Dans l' après-midi , le bateau évolua à la hauteur de Zombor , trop éloignée de la rive gauche du fleuve pour qu' il soit possible de l' apercevoir . C' est une cité très importante , située , comme Szegedin , dans cette vaste presqu'île formée par les deux cours du Danube et de la Theiss , l' un de ses plus considérables affluents . Le lendemain , en suivant les nombreuses sinuosités du fleuve , la Dorothée se dirigea vers Vukovar , bâtie sur la rive droite . Nous longions alors cette frontière de la Slavonie , où le fleuve modifie sa direction Nord-Sud pour courir vers l' Est . Là s' étendait aussi le territoire des Confins militaires . De distance en distance on voyait , un peu en arrière de la berge , de nombreux corps de garde , toujours en communication par le va-et-vient des sentinelles qui occupent des cabanes de bois et des guérites de branchages . Ce territoire est administré militairement . Tous les habitants désignés sous le nom de grenzer , y sont soldats . Les provinces , les districts , les paroisses , s' effacent pour faire place aux régiments , aux compagnies de cette armée spéciale . On comprend sous la dénomination de Confins militaires , depuis les rivages de l' Adriatique jusqu' aux montagnes de la Transylvanie , une aire de six cent dix milles carrés , dont la population , soit plus de onze mille âmes , est soumise à une sévère discipline . Cette institution date d' avant le présent règne de Marie-Thérèse , et elle a sa raison d' être , non seulement contre les Turcs , mais aussi , comme cordon sanitaire , contre la peste . L' une ne vaut pas mieux que les autres . À partir de Vukovar , je cessai d' apercevoir l' Allemand à bord . Sans doute , il avait débarqué dans cette ville . Je fus ainsi délivré de sa présence , ce qui m' épargna toute explication avec lui . Maintenant , d' ailleurs , d' autres pensées occupaient mon esprit . Dans peu d' heures , le bateau serait arrivé à Ragz . Quelle joie de revoir mon frère dont j' étais séparé depuis plus d' un an , de le presser dans mes bras , de causer tous les deux de choses pour nous si intéressantes , de faire connaissance avec sa nouvelle famille ! Vers cinq heures de l' après-midi , sur la rive gauche , entre les saules de la berge et derrière un rideau de peupliers , apparurent quelques églises , les unes couronnées de dômes , les autres dominées par des flèches , qui se découpaient sur un fond de ciel où couraient de rapides nuages . C' étaient les premiers linéaments d' une grande ville , c' était Ragz . Au dernier tournant du fleuve , elle apparut tout entière , pittoresquement assise au pied de hautes collines dont l' une portait l' ancien château féodal , l' acropole traditionnelle des vieilles cités de la Hongrie . Poussée par la brise , la gabare se rapprocha du débarcadère . Elle accosta . C' est à cet instant précis que survint le deuxième incident de mon voyage . Mérite-t-il , cette fois , d' être raconté ? ... Qu' on en juge . J' étais debout , près du bastingage de bâbord , regardant la ligne des quais , tandis que la plupart des passagers gagnaient la coupée . À la sortie de l' appontement se tenaient de nombreux groupes , et je ne doutais pas que Marc en fit partie . Or , comme je cherchais à l' apercevoir , j' entendis , près de moi , distinctement prononcés en langue allemande , ces mots inattendus : « Si Marc Vidal épouse Myra Roderich , malheur à elle , malheur à lui ! » Je me retournai vivement ... J' étais seul à cette place . Pourtant quelqu'un venait de me parler ! Oui , on m' avait parlé , et , j' irai plus loin , la voix ne m' était pas inconnue ! ... Cependant , personne , je le répète , personne ! ... Évidemment , je m' étais trompé en croyant entendre cette phrase menaçante ... Une espèce d' hallucination , rien de plus ... Il fallait que mes nerfs fussent en fâcheux état , pour me jouer de pareils tours à deux jours d' intervalle ! ... Stupéfait , je regardai de nouveau autour de moi ... Non , il n' y avait personne ... Que pouvais -je faire , sinon hausser les épaules et débarquer purement et simplement ? Et c' est bien ce que je fis , en effet , en me frayant avec peine un passage au milieu de la foule assourdissante qui encombrait l' appontement . Marc m' attendait , comme je l' avais pensé , au débarcadère et me tendait les bras . Nous nous serrâmes cœur contre cœur . « Henri ... mon cher Henri ! répétait-il , la voix émue , les yeux humides , bien que toute sa physionomie exprimât le bonheur . — Mon cher Marc , disais -je de mon côté , que je t' embrasse encore ! » Puis , après les premières effusions : « Allons ! en route ! m' écriais -je . Tu m' emmènes chez toi , je pense ? — Oui , à l' hôtel , l' hôtel Temesvar , à dix minutes d' ici , rue du Prince-Miloch ... mais non sans t' avoir présenté auparavant à mon futur beau-frère . » Je n' avais pas remarqué un officier qui se tenait un peu en arrière de Marc . C' était un capitaine . Il portait l' uniforme de l' infanterie des Confins militaires . Vingt-huit ans au plus , d' une taille au-dessus de la moyenne , belle prestance , la moustache et la barbiche châtain , l' air fier et aristocratique du Magyar , mais les yeux accueillants , la bouche souriante , d' abord très sympathique . « Le capitaine Haralan Roderich » , prononça Marc . Je pris la main que me tendait le capitaine Haralan . « Monsieur Vidal , me dit-il , nous sommes heureux de vous voir , et vous ne vous imaginez pas quel plaisir votre arrivée si impatiemment attendue va causer à toute ma famille . — Y compris Mlle Myra ? demandai -je . — Je le crois bien ! s' écria mon frère , et ce n' est point sa faute , mon cher Henri , si la Dorothée n' a pas fait ses dix lieues à l' heure depuis ton départ de Vienne ! » À noter que le capitaine Haralan parlait couramment le français , comme son père , sa mère , sa sœur , qui avaient voyagé en France . D' autre part , puisque Marc et moi nous avions une parfaite connaissance de la langue allemande , avec quelque teinture de la langue hongroise , dès ce jour -là et dans la suite nous pûmes converser indifféremment dans ces diverses langues , qui s' entremêlaient parfois . Une voiture prit mon bagage . Le capitaine Haralan et Marc y montèrent avec moi , et , quelques minutes après , elle s' arrêta devant l' hôtel Temesvar . Rendez -vous fixé au lendemain pour ma première visite à la famille Roderich , je restai seul avec mon frère , dans une chambre assez confortable , voisine de celle qu' il occupait depuis son installation à Ragz . Notre entretien se poursuivit jusqu' à l' heure du dîner . « Mon cher Marc , lui dis -je , nous voici donc enfin réunis tous deux en bonne santé , n' est -ce pas ? ... Si je ne me trompe , c' est une grande année qu' aura duré notre séparation . — Oui , Henri , et le temps m' a paru long , bien que la présence de ma chère Myra en ait joliment abrégé les derniers mois ... Mais , te voilà , et l' absence ne m' a pas fait oublier que tu es mon grand frère . — Ton meilleur ami , Marc . — Aussi , Henri , tu le comprends , mon mariage ne pouvait s' accomplir sans que tu fusses là , près de moi ! ... Ne devais -je pas , d' ailleurs , te demander ton consentement ? — Mon consentement ? — Oui , comme je le demanderais à notre père , s' il était là . Mais , pas plus que lui , tu n' aurais eu à me le refuser , et , quand tu la connaîtras ... — Je la connais déjà par tes lettres , et je sais que tu es heureux . — Plus que je ne saurais dire . Tu la verras , tu la jugeras , et tu l' aimeras , j' en suis sûr ! C' est la meilleure des sœurs que je te donne . — Et que j' accepte , mon cher Marc , sachant d' avance que tu ne peux faire qu' un choix excellent . Mais pourquoi ne pas rendre visite au docteur Roderich dès ce soir ? — Non , demain ... Nous ne pensions pas que le bateau arriverait de si bonne heure , et on ne t' attendait que dans la soirée . C' est seulement par excès de prudence que nous sommes venus sur le quai , Haralan et moi , et bien nous en a pris , puisque nous avons assisté au débarquement . Ah ! si ma chère Myra avait su ! ... Comme elle regrettera ! ... Mais , je le répète , tu n' es attendu que pour demain . Mme Roderich et sa fille ont disposé de leur soirée , et demain elles t' en feront toutes leurs excuses . — C' est convenu , Marc , répondis -je , et puisque nous nous appartenons pour quelques heures aujourd'hui , employons -les à causer , à parler du passé et de l' avenir , à échanger tout ce que deux frères peuvent avoir de souvenirs , après une année de séparation . » Marc me raconta alors son voyage depuis qu' il avait quitté Paris , toutes ses étapes marquées par le succès , son séjour à Vienne , à Presbourg , où les portes du monde artiste s' étaient grandes ouvertes devant lui . Il ne m' apprit rien , en somme . Un portrait signé de Marc Vidal ne peut être que très recherché , très disputé , et avec la même ardeur par les riches Autrichiens que par les riches Magyars . « Je n' y pouvais suffire mon cher Henri . Des demandes et . même des enchères de toutes parts ! Que veux -tu , le mot avait été dit par un brave bourgeois de Presbourg : « Marc Vidal fait plus ressemblant que nature . » Aussi , ajouta mon frère en plaisantant , il ne me paraît pas impossible qu' on m' enlève un de ces jours pour portraiturer toute la Cour de Vienne ! — Prends garde , Marc , prends garde ! Voilà qui t' occasionnerait quelque embarras s' il te fallait maintenant quitter Ragz pour te rendre à la Cour ! — Je déclinerais l' invitation le plus respectueusement du monde , mon ami . À présent il ne peut être question de portraits ... ou plutôt je viens d' achever le dernier . — Le sien , n' est -ce pas ? — Le sien , et ce n' est sans doute pas ce que j' ai fait de plus mal . — Qui sait ? m' écriai -je . Lorsqu' un peintre est plus préoccupé du modèle que du portrait ... — Enfin , Henri , tu verras ! ... Je te le répète : plus ressemblant que nature ! ... C' est mon genre , paraît-il ... Oui , tout le temps que ma chère Myra posait , mes yeux ne pouvaient se détacher d' elle . Mais elle ne plaisantait pas . Ce n' était pas au fiancé , c' était au peintre , qu' elle entendait consacrer ces heures trop courtes ... Et mon pinceau courait sur la toile ... Avec quelle passion ! ... Parfois , il me semblait que le portrait allait s' animer , prendre vie , comme la statue de Galathée ... — Du calme , Pygmalion , du calme . Dis -moi plutôt comment tu es entré en relation avec la famille Roderich . — C' était écrit . — Je n' en doute pas , mais encore ... — Plusieurs salons de Ragz m' avaient fait l' honneur de m' admettre dès les premiers jour de mon arrivée . Rien ne pouvait m' être plus agréable , ne fût -ce que pour y passer les soirées toujours longues dans une ville étrangère . Je fréquentais assidûment ces salons où je trouvais bon accueil , et c' est dans l' un d' eux que j' ai renouvelé connaissance avec le capitaine Haralan . — Renouvelé ? ... demandai -je . — Oui , Henri , car je l' avais déjà plusieurs fois rencontré à Pest . Un officier du plus grand mérite , destiné à un bel avenir , en même temps le plus aimable des hommes , et auquel il n' a manqué , pour se conduire en héros lors des guerres de Mathias Corvin ... — Que d' être né à cette époque ! répliquai -je en riant . — Comme tu dis , reprit Marc sur le même ton . Bref , ici nous nous sommes vus tous les jours , et nos relations d' abord un peu vagues se sont peu à peu changées en une étroite amitié . Il a voulu me présenter à sa famille , et j' ai accepté d' autant plus volontiers que j' avais déjà rencontré Myra dans quelques réceptions , et ... — Et , continuai -je , la sœur n' étant pas moins charmante que le frère , tes visites se sont multipliées à l' hôtel du docteur Roderich ... — Oui , Henri , depuis trois mois , je n' ai pas laissé passer une soirée sans m' y rendre . Après cela , lorsque je parle de ma chère Myra , peut-être crois -tu que j' exagère ... — Mais non , mon ami , mais non ! tu n' exagères pas ... Je suis certain qu' il ne serait pas possible d' exagérer en parlant d' elle . Et même , si tu veux connaître mon avis sincère , je t' avouerai que je te trouve modéré . — Ah ! cher Henri , que je l' aime ! — Cela se voit . D' autre part , je suis satisfait de penser que tu vas entrer dans la plus honorable des familles ... — Et la plus honorée , répondit Marc . Le docteur Roderich est un médecin très estimé , et ses confrères font de lui le plus grand cas . En même temps le meilleur des hommes et bien digne d' être le père ... — De sa fille , dis -je , comme Mme Roderich est non moins digne , sans doute , d' en être la mère . — Elle ! l' excellente femme ! s' écria Marc . Adorée de tous les siens , pieuse , charitable , s' occupant de bonnes œuvres ... — Une perfection , quoi ! et qui sera une belle-mère comme il ne s' en trouve plus en France , n' est -ce pas , Marc ! — Plaisante ! ... Plaisante ! ... D' abord , Henri , ici , nous ne sommes pas en France , mais en Hongrie , dans ce pays magyar où les mœurs ont gardé quelque chose de la sévérité d' autrefois , où la famille est encore patriarcale ... — Allons , futur patriarche , car tu le seras à ton tour ... — C' est une situation sociale qui en vaut bien une autre ! — Oui , émule de Mathusalem , de Noé , d' Abraham , d' Isaac , de Jacob ! Enfin , ton histoire , ce me semble , n' a rien de bien extraordinaire . Grâce au capitaine Haralan , tu as été introduit dans cette famille et on t' y a fait le meilleur accueil , ce qui ne saurait m' étonner , tel que je te connais ; tu n' as pu voir Mlle Myra sans être séduit par ses qualités physiques et morales ... — Comme tu dis , frère ! — Les qualités morales , c' était pour le fiancé . Les qualités physiques , c' était pour le peintre , et celles -ci ne s' effaceront pas plus de la toile que celles -là de ton cœur ... Que penses -tu de ma phrase ? — Boursouflée , mais juste , mon cher Henri ! — Juste aussi ton appréciation , et , pour conclure , de même que Marc Vidal n' a pu voir Mlle Myra Roderich sans être touché de sa grâce , Mlle Myra Roderich n' a pu voir Marc Vidal sans être touchée de ... — Je ne dis pas cela , Henri ! — Mais je le dis , moi , ne fût -ce que par respect pour la sainte vérité des choses ... Et M . et Mme Roderich , après s' être aperçus de ce qui se passait , n' en ont point pris ombrage . Et Marc n' a pas tardé à s' en ouvrir au capitaine Haralan . Et le capitaine Haralan n' a point vu cela d' un mauvais œil . Il a parlé de cette petite affaire à ses parents , et ceux -ci en ont parlé à leur fille . Puis , Marc Vidal a fait officiellement sa demande qui fut agréée , et ce roman va finir comme tant d' autres du même genre ... — Ce que tu appelles la fin , mon cher Henri , interrompit Marc , c' est , à mon avis , le commencement . — Tu as raison , Marc , et j' en suis à ne plus connaître la valeur des mots ... À quand le mariage ? — On attendait ton arrivée pour en fixer définitivement la date . — Eh bien , quand vous voudrez ... dans six semaines ... dans six mois ... dans six ans ... — Mon cher Henri , répondit Marc , tu voudras bien dire au docteur , j' y compte , que le temps d' un ingénieur est très précieux , et que si tu prolongeais outre mesure ton séjour à Ragz , le fonctionnement du système solaire , n' étant plus soumis à tes savants calculs , pourrait être détraqué . — En un mot , que je serais responsable des tremblements de terre , inondations , raz-de-marée et autres cataclysmes ? — C' est cela ... Qu' on ne peut donc reculer la cérémonie plus tard ... — Qu' après-demain ou même ce soir , n' est -ce pas ? ... Sois rassuré , mon cher Marc , je dirai tout ce qu' il faudra , bien que mes calculs ne soient pas , en réalité , si nécessaires que tu le supposes au bon ordre de l' univers , ce qui me permettra de passer un bon mois près de ta femme et près de toi . — Ce serait parfait . — Mais , mon cher Marc , quels sont tes projets ? As -tu l' intention de quitter Ragz aussitôt après ton mariage ? — Voilà ce qui n' est pas encore décidé , répondit Marc , et nous avons le temps d' étudier la question . Je ne m' occupe que du présent . Quant à l' avenir , il se borne pour moi à mon mariage . Rien n' existe au-delà . — Le passé n' est plus , m' écriai -je , l' avenir n' est pas , le présent est seul ! Il y a là-dessus un concerto italien que tous les amoureux récitent aux étoiles . » La conversation se continua sur ce ton jusqu' à l' heure du dîner . Puis Marc et moi , fumant notre cigare , nous allâmes faire les cent pas en suivant le quai qui longe la rive gauche du Danube . Ce n' est pas cette première promenade nocturne qui pouvait me donner un aperçu de la ville . Mais , le lendemain et les jours suivants , j' aurais tout le temps de la visiter en détail , plus probablement en compagnie du capitaine Haralan que de Marc . Il va de soi que le sujet de notre conversation n' avait pas changé et que Myra Roderich ne cessa d' en être l' objet . Un mot , je ne sais lequel , me rappela ce que m' avait dit à Paris , la veille de mon départ , le lieutenant de police . Rien dans les paroles de mon frère n' indiquait que son roman eût été troublé , fût -ce un jour . Et pourtant , si Marc n' avait pas de rival , du moins ce rival avait-il existé , puisque Myra Roderich avait été recherchée par le fils d' Otto Storitz . Rien d' étonnant , au surplus , qu' on eût demandé la main d' une jeune fille accomplie et dans une belle situation de fortune . Naturellement , les paroles que j' avais cru entendre au moment où j' allais débarquer me revinrent alors à l' esprit . Je persistais à croire que j' avais été dupe d' une illusion . D' ailleurs , en admettant qu' elles eussent été réellement prononcées , quelle conclusion pouvais -je en tirer , puisque je ne savais à qui les attribuer ? J' aurais été assez porté à incriminer l' antipathique Allemand que nous avions embarqué à Pest . Mais il me fallait y renoncer , cet impertinent ayant quitté le bateau à Vukovar . Restait donc seulement , dans ce cas , l' hypothèse d' un mauvais plaisant . Sans faire connaître cet incident à mon frère , je crus devoir lui toucher un mot de ce que j' avais appris relativement à Wilhelm Storitz . Marc répondit d' abord par un geste de dédain des plus caractéristiques . Puis il me dit : « En effet , Haralan m' a parlé de cet individu . C' est , paraît-il , le fils unique de ce savant , Otto Storitz , auquel , en Allemagne , on a fait une réputation de sorcier , réputation injustifiée d' ailleurs , car il a réellement tenu une place considérable dans les sciences naturelles , et il a fait des découvertes importantes en chimie et en physique . Mais la demande de son fils a été repoussée . — Bien avant que la tienne eût été agréée , n' est -ce pas ? — Quatre ou cinq mois avant , si je ne me trompe , répondit mon frère . — Les deux faits n' ont donc aucun rapport ? — Aucun . — Mlle Myra a-t-elle su que Wilhelm Storitz avait aspiré à l' honneur de devenir son époux , comme on dit dans la chanson ? — Je ne le crois pas . — Et , depuis , il n' a jamais fait de démarche ? — Jamais . Il a dû comprendre qu' il n' avait aucune chance . — Pourquoi cela ? Est -ce que sa réputation ? ... — Non . Wilhelm Storitz est une sorte d' original dont l' existence est assez mystérieuse , et qui vit très retiré ... — À Ragz ? — Oui , à Ragz , dans une maison isolée du boulevard Tékéli , où personne ne pénètre . On le tient pour un garçon bizarre , voilà tout . Mais c' est un Allemand , et cela eût suffi à motiver le refus de M . Roderich , car les Hongrois n' aiment guère les représentants de la race teutonne . — L' as -tu rencontré ? — Quelquefois , et un jour , au musée , le capitaine Haralan me l' a montré , sans qu' il ait paru nous apercevoir . — Est-il en ce moment à Ragz ? — Je ne puis te répondre exactement , Henri , mais je crois qu' on ne l' y a pas vu depuis deux ou trois semaines . — Cela vaudrait mieux qu' il eût quitté la ville . — Bon ! fit Marc , laissons cet homme où il est , et si jamais il y a une dame Wilhelm Storitz , tu peux être sûr que ce ne sera pas Myra Roderich , puisque ... — Oui , répliquai -je , puisqu'elle sera Mme Marc Vidal ! » Notre promenade se poursuivit sur le quai jusqu' au pont de bateaux qui réunit la rive hongroise à la rive serbienne ... J' avais un but en la prolongeant ainsi . Depuis quelques instants , il me semblait que nous étions suivis par un individu qui marchait derrière nous , comme s' il eût cherché à entendre notre conversation . Je voulais en avoir le cœur net . Nous fîmes une halte de quelques minutes sur le pont , admirant le grand fleuve qui , par cette nuit pure , reflétait par milliers les astres du ciel , pareils à des poissons aux écailles lumineuses . Je profitai de cette halte pour inspecter le quai d' où nous venions . À quelque distance , j' aperçus un homme de taille moyenne , et , si j' en jugeai par sa démarche pesante , d' un certain âge . Du reste , je cessai bientôt d' y penser . Pressé de questions par Marc , je dus lui donner des renseignements sur mes propres affaires , des nouvelles de nos amis communs , du monde artiste avec lequel j' avais de fréquents rapports . Nous parlâmes beaucoup de Paris , où il retournerait se fixer après son mariage . Myra , paraît-il , se faisait une joie de revoir ce Paris qu' elle connaissait déjà , et de le revoir au bras d' un époux . J' informai Marc que j' avais apporté tous les papiers que me réclamait sa dernière lettre . Il pouvait être tranquille , rien ne lui manquerait des passeports exigés pour le grand voyage matrimonial . En somme , la conversation revenait sans cesse vers cette étoile de première grandeur , l' étincelante Myra , comme l' aiguille aimantée vers la Polaire . Marc ne se lassait pas de me parler d' elle , et je ne me lassais pas de l' entendre . Depuis si longtemps qu' il voulait me dire toutes ces choses ! ... Cependant , c' était à moi d' être raisonnable , ou bien notre causerie eût duré jusqu' au jour . Nous reprîmes donc le chemin de l' hôtel . En y arrivant , je jetai un dernier coup d' œil en arrière . Le quai était désert . En admettant qu' il eût jamais existé autrement que dans mon imagination , le suiveur avait disparu . À six heures et demie , Marc et moi nous étions dans nos chambres à l' hôtel Temesvar . Je me mis au lit et commençai incontinent à m' endormir ... Je me redressai tout à coup d' une secousse . Rêve ? ... Cauchemar ? ... Obsession ? ... Les paroles que j' avais cru entendre à bord de la Dorothée , je crus les entendre encore dans mon demi-sommeil , ces paroles qui menaçaient Marc et Myra Roderich ! Le lendemain -- grand jour -- je rendis officiellement visite à la famille Roderich . L' habitation du docteur s' élève à l' extrémité du quai Batthyani , à l' angle du boulevard Tékéli , lequel , sous différents noms , fait le tour de la ville . C' est un hôtel moderne , d' une ornementation riche et sévère à l' intérieur , meublé avec un goût qui témoigne d' un sens artiste très affiné . Par une porte cochère flanquée d' une petite porte de service , on pénètre dans une cour pavée qui se prolonge en un vaste jardin ceinturé d' ormes , d' acacias , de marronniers et de hêtres , dont les cimes dépassent le mur de clôture . En face de ces deux portes sont les communs , tapissés d' aristoloche et de vigne vierge , et réunis au corps de logis principal par un couloir à vitraux de couleur , qui aboutit à la base d' une tour ronde , haute d' une soixantaine de pieds , dans laquelle se déroule l' escalier . En avant de l' habitation règne une galerie vitrée , sur laquelle s' ouvrent les portes drapées de vieilles tapisseries , qui conduisent au cabinet du docteur Roderich , aux salons et à la salle à manger , ces diverses pièces prenant jour sur le quai Batthyani par les six fenêtres de façade et sur le boulevard Tékéli . Le premier et le second étage reproduisent la même disposition . Au-dessus du grand salon et de la salle à manger , les chambres de M . et de Mme Roderich ; au second , celle du capitaine Haralan ; au-dessus du cabinet du docteur , la chambre de Mlle Myra et son cabinet de toilette . Je connaissais cet hôtel avant de l' avoir visité . Au cours de notre entretien de la veille , Marc n' en avait pas oublié un détail . Il me l' avait décrit pièce par pièce , y compris son original escalier surmonté d' un belvédère et d' une terrasse circulaire d' où l' on domine la ville et le cours du Danube . Je savais même de la façon la plus précise quelle était la place préférée de Mlle Myra à table ou dans le grand salon , et sur quel banc elle aimait à s' asseoir au fond du jardin , à l' ombre d' un marronnier superbe . Vers une heure de l' après-midi , nous fûmes reçus , Marc et moi , dans la vaste galerie vitrée , construite en avant du principal corps de bâtiment . Au milieu , une jardinière en cuivre ouvragé , où s' épanouissaient dans tout leur éclat des fleurs de printemps . Pour garnir les angles , quelques arbrisseaux de la zone tropicale : palmiers , dracenas et araucarias . Aux panneaux , plusieurs toiles des écoles hongroise et hollandaise , dont Marc appréciait la grande valeur . Sur un chevalet , je vis et j' admirai le portrait de Mlle Myra , œuvre d' une facture superbe , digne du nom qui la signait , et qui m' est le plus cher au monde . Le docteur Roderich atteignait la cinquantaine , mais c' est à peine si on lui eût donné cet âge . Il avait la taille haute , le corps droit , la chevelure épaisse et grisonnante , le teint de la bonne et inaltérable santé , la constitution vigoureuse sur laquelle aucune maladie n' a prise . On reconnaissait en lui le véritable type magyar dans son originale pureté , l' œil ardent , la démarche résolue , l' attitude noble , et en toute sa personne une sorte de fierté naturelle que tempérait l' expression souriante de son visage . Dès que je lui fus présenté , je sentis à la chaude étreinte de sa main que j' étais en présence du meilleur des hommes . Mme Roderich , à quarante-cinq ans , avait conservé de notables restes de sa grande beauté d' autrefois , des traits réguliers , des yeux d' un bleu sombre , une magnifique chevelure qui commençait à blanchir , une bouche finement dessinée laissant voir une denture intacte , une taille encore élégante . Marc m' en avait fait un portrait fidèle . Elle donnait l' impression d' être une excellente femme , douée de toutes les vertus familiales , ayant trouvé le bonheur complet près de son mari , adorant son fils et sa fille de toute la tendresse d' une mère sage et prévoyante . Mme Roderich me témoigna beaucoup d' amitié , ce dont je fus profondément touché . Elle serait heureuse de l' arrivée du frère de Marc Vidal dans sa maison , à la condition qu' il voulût bien la considérer comme la sienne . Mais que dire de Myra Roderich ? Elle vint à moi , souriante , la main ou plutôt les bras tendus . Oui , c' était bien une sœur que j' allais avoir en cette jeune fille , une sœur qui m' embrassa et que j' embrassai sans plus de cérémonies . Et j' ai lieu de croire que Marc , en me voyant faire , connut l' aiguillon de l' envie . « Moi , je n' en suis pas encore là ! soupira-t-il , non sans jalousie . — Parce que vous n' êtes pas mon frère » , expliqua plaisamment ma future belle-sœur . Mlle Roderich était bien telle que Marc me l' avait dépeinte , telle que la représentait cette toile que je venais d' admirer . Une jeune fille à la tête charmante couronnée d' une fine chevelure blonde , avenante , enjouée , ses beaux yeux d' un bleu noir pétillants d' esprit , le teint chaud de la carnation hongroise , la bouche d' un dessin très pur , des lèvres rosées s' ouvrant sur les dents d' une éclatante blancheur . D' une taille un peu au-dessus de la moyenne , la démarche élégante , elle était la grâce en personne , d' une distinction parfaite , sans afféterie ou pose . En vérité , si l' on disait des portraits de Marc qu' ils étaient plus ressemblants que leurs modèles , on eût pu dire plus justement encore que Mlle Myra était plus naturelle que nature ! Comme sa mère , Myra Roderich portait le costume magyar : la chemisette fermée au cou , les manches assujetties au poignet par des broderies , le corsage soutaché à boutons de métal , la ceinture nouée d' un nœud de rubans à filets d' or , la jupe aux plis flottants et s' arrêtant à la cheville , les brodequins de cuir mordoré -- tout compte fait , un ensemble fort agréable où le goût le plus délicat n' eût rien trouvé à reprendre . Le capitaine Haralan était là , superbe dans son uniforme , et d' une ressemblance frappante avec sa sœur . Il m' avait tendu la main , il m' avait traité en frère , lui aussi , et nous étions déjà deux amis , bien que notre amitié datât de la veille . Je n' avais donc plus à connaître aucun membre de la famille . La conversation se poursuivit à l' aventure , passant sans ordre d' un sujet à l' autre . Nous parlâmes de mon voyage , de la navigation à bord de la Dorothée , de mes occupations en France , du temps dont je pouvais disposer , de cette belle ville de Ragz qu' on me ferait visiter en détail , du grand fleuve que je devrais bien descendre au moins jusqu' aux Portes de Fer , ce magnifique Danube dont les eaux semblent imprégnées de rayons d' or , de tout ce pays magyar si plein de souvenirs historiques , de cette fameuse puszta , qui devrait attirer les curieux du monde entier , etc . « Avec quelle joie nous vous voyons près de nous , monsieur Vidal ! répétait Myra Roderich , en joignant les mains dans un geste gracieux . Votre voyage se prolongeait , et nous n' étions pas sans inquiétude . Nous n' avons été rassurés qu' en recevant votre lettre écrite de Pest . — Je suis très coupable , mademoiselle Myra , répondis -je , très coupable de m' être attardé en route . Il y a longtemps que je serais à Ragz , si j' avais pris la poste après Vienne . Mais des Hongrois ne m' eussent pas pardonné d' avoir dédaigné le Danube dont ils sont fiers à si juste titre , et qui vaut sa réputation . — En effet , monsieur Vidal , approuva le docteur , c' est notre glorieux fleuve , et il est bien à nous depuis Presbourg jusqu' à Belgrade . — Nous vous pardonnons en sa faveur , monsieur Vidal , concéda Mme Roderich , puisque enfin vous êtes là et que rien ne retardera plus maintenant le bonheur de ces deux enfants . » Tout en parlant , Mme Roderich couvait d' un regard attendri sa fille et Marc déjà unis dans son cœur . M . Roderich faisait de même . Quant aux « deux enfants » , ils se mangeaient réciproquement des yeux , comme on dit familièrement . Et moi , j' étais tout ému de l' innocent bonheur de cette heureuse famille . Il ne fut pas question de sortir pendant cet après-midi . Si le docteur dut retourner à ses occupations habituelles , Mme Roderich et sa fille n' avaient aucune affaire qui les attirât au-dehors . En leur compagnie , je parcourus l' hôtel et admirai les belles choses qu' il renferme , tableaux et bibelots de choix , dressoirs chargés de vaisselle d' argent de la salle à manger , vieux coffres et vieux bahuts de la galerie . « Et la tour ? s' écria Myra , M . Vidal s' imagine-t-il que sa première visite s' achèvera sans qu' il soit monté à notre tour ? — Mais non , mademoiselle Myra , mais non ! répondis -je , il n' y a pas une des lettres de Marc qui ne me parle de cette tour en termes élogieux , et , à vrai dire , je ne suis venu à Ragz que pour y monter . — Vous le ferez donc sans moi , dit Mme Roderich ; car c' est un peu haut . — Oh ! mère , cent soixante marches seulement ! ... — À ton âge , ça ne fait même pas quatre marches par année , dit le capitaine Haralan . Mais reste , chère mère , nous te retrouverons dans le jardin . — En route pour le ciel ! » s' écria Myra . Elle s' élança , et nous avions peine à la suivre dans sa légère envolée . En deux minutes , nous eûmes atteint le belvédère , puis la terrasse , d' où un panorama superbe s' offrit à nos regards . Vers l' Ouest , toute la ville et ses faubourgs , que domine la colline de Wolkang , couronnée par le vieux château dont le donjon s' abrite sous les plis du pavillon hongrois . Vers le Sud , le cours sinueux du Danube , large de cent soixante-quinze toises , sans cesse sillonné par le va-et-vient des embarcations qui le remontent ou le descendent et , au-delà , les lointaines montagnes de la province serbienne . Au Nord , la puszta , avec ses bois resserrés comme les massifs d' un parc , ses plaines , ses cultures , ses pâturages , précédée de toute une banlieue de maisons de campagne et de fermes reconnaissables à leurs pigeonniers pointus . J' étais ravi par cette vue admirable , si variée d' aspects , et qui , par ce beau temps , aux rayons d' un clair soleil , s' étendait jusqu' aux dernières limites de l' horizon . Mlle Myra crut devoir me donner quelques explications : « Ceci , dit-elle , c' est le quartier aristocratique , avec ses palais , ses hôtels , ses places , ses statues ... De ce côté , en descendant , monsieur Vidal , vous apercevez le quartier commerçant , ses rues pleines de monde , ses marchés ... Et le Danube , car il faut toujours en revenir à notre Danube , est-il assez animé en ce moment ! ... Et l' île Svendor , toute verte , avec ses bosquets et ses prairies en fleurs ! ... Mon frère n' oubliera pas de vous y conduire . — Sois tranquille , répondit le capitaine Haralan , je ne ferai pas grâce à M . Vidal d' un seul coin de Ragz . — Et nos églises , reprit Mlle Myra , voyez -vous nos églises , et leurs clochers pleins de sonneries et de carillons ? Vous entendrez cela le dimanche ! Et notre Maison de Ville , avec sa cour d' honneur entre les deux pavillons , sa haute toiture , ses grandes fenêtres et son beffroi dont la grosse voix sonne les heures ! — Dès demain , dis -je , elle aura reçu ma visite . — Eh bien , monsieur , demanda Mlle Myra en se retournant vers Marc , tandis que je montre la Maison de Ville à votre frère , que regardez -vous donc ? — La cathédrale , mademoiselle Myra ... sa masse imposante , les tours de sa façade , sa flèche centrale qui monte vers le ciel comme pour y conduire la prière et , pardessus tout , son escalier monumental . — Et pourquoi , dit Myra , tant d' enthousiasme pour cet escalier ? — Parce qu' il conduit , juste sous la flèche , à un certain endroit du chœur , répondit Marc en regardant sa fiancée dont la jolie figure se colora d' une légère rougeur , où ... — Où ? ... interrogea Myra . — Où j' entendrai de votre bouche le plus grand de tous les mots , bien qu' il n' ait qu' une syllabe , et le plus beau ! » Après une assez longue station sur la terrasse du belvédère , nous redescendîmes au jardin où nous attendait Mme Roderich . Ce jour -là , je dînai à la table de famille , et nous passâmes la soirée entre nous . À plusieurs reprises Mlle Myra se mit au clavecin et s' accompagna en chantant d' une voix pénétrante ces originales mélodies hongroises , odes , élégies , épopées , ballades , qu' on ne peut entendre sans émotion . Ce fut un ravissement , qui se serait prolongé jusqu' à une heure avancée de la nuit si le capitaine Haralan n' eût donné le signal du départ . Lorsque nous fûmes rentrés à l' hôtel Temesvar , dans ma chambre où me suivit Marc : « Avais -je exagéré , me dit-il , et crois -tu qu' il y ait au monde une autre jeune fille ... — Une autre ! répondis -je . Mais j' en suis à me demander si même il y en a une , et si Mlle Myra Roderich existe réellement ! — Ah ! mon cher Henri , que je l' aime ! — Parbleu ! voilà qui ne m' étonne pas , mon cher Marc ! Je te renierais pour mon frère , s' il en était autrement ! » Là-dessus , nous gagnâmes nos lits , sans qu' aucun nuage eût assombri cette heureuse et paisible journée . Je commençai , dès le lendemain , à visiter Ragz en compagnie du capitaine Haralan . Pendant ce temps , Marc s' occupait de diverses démarches relatives à son mariage dont la date venait d' être fixée au 1er juin , soit dans une vingtaine de jours . Le capitaine Haralan tenait à me faire les honneurs de sa ville natale , à me la montrer dans tous ses détails . Je n' aurais pu trouver un guide plus consciencieux , plus érudit et d' une plus complète obligeance . Bien que le souvenir m' en revînt parfois avec une obstination qui ne laissait pas de m' étonner , je ne lui parlai point de ce Wilhelm Storitz dont j' avais dit un mot à mon frère . De son côté , il resta muet à cet égard . Il était donc probable qu' il n' en serait plus jamais question . Ainsi que la plupart des villes de la Hongrie , Ragz a successivement porté plusieurs noms . Ces cités peuvent exhiber un acte de baptême en quatre ou cinq langues , latine , allemande , slave , magyare , presque aussi compliqué que ceux de leurs princes , grands-ducs et archiducs . « Notre cité n' a pas l' importance de Budapest , me dit le capitaine Haralan . Toutefois sa population dépasse quarante mille âmes et , grâce à son industrie , à son commerce , elle tient un bon rang dans le royaume de Hongrie . — C' est une ville bien magyare , fis -je observer . — Assurément , autant par ses mœurs et ses coutumes que par le costume de ses habitants . Si l' on peut dire avec quelque vérité qu' en Hongrie ce sont les Magyars qui ont fondé l' État , et les Allemands qui ont fondé les villes , cette affirmation n' est rien moins qu' exacte en ce qui concerne Ragz . Sans doute , vous rencontrerez dans la classe marchande des individus de race germanique , mais ils y sont en infime minorité . — Je le savais , comme je savais aussi que les Ragziens sont très fiers de leur cité pure de tout mélange . — D' ailleurs , les Magyars -- ne pas les confondre avec les Huns , ainsi qu' on l' a fait parfois -- , ajouta le capitaine Haralan , forment la plus forte cohésion politique , et , à ce point de vue , la Hongrie est supérieure à l' Autriche . — Et les Slaves ? demandai -je . — Les Slaves , moins nombreux que les Magyars , mon cher Vidal , le sont encore plus que les Allemands . — Enfin , ceux -ci , dans le royaume hongrois , comment sont -ils considérés ? — Assez mal , je l' avoue , surtout de la population magyare , car il est manifeste que les gens d' origine teutonne vivent parmi nous comme exilés de leur véritable patrie . » Le capitaine Haralan me parut ne pas éprouver une plus grande affection pour les Autrichiens . Quant aux Allemands , c' est de longue date qu' il y a antipathie de race entre eux et les Magyars . Cette antipathie se traduit sous mille formes , et il n' est pas jusqu' aux dictons qui ne l' expriment d' une façon parfois fort brutale : « Eb a német Kutya nélkitl » , dit l' un de ces dictons . Ce qui signifie en bon français : « Partout où il y a un Allemand , il y a un chien . » La part faite de l' exagération que contiennent certains proverbes , celui -ci témoigne tout au moins du peu d' entente entre les deux races . La ville de Ragz est assez régulièrement construite , sauf en sa partie basse , au bord du fleuve . Les hauts quartiers affectent même une rectitude presque géométrale . Par le quai et la rue Étienne-1er , le capitaine Haralan me conduisit au marché Coloman , à l' heure où il est le plus fréquenté . En ce marché Coloman , où abondaient les diverses productions du pays , j' observai à loisir le paysan dans son costume traditionnel . Il a gardé le caractère très pur de sa race , la tête forte , le nez légèrement camard , les yeux ronds , la moustache tombante . Il est généralement coiffé d' un chapeau à larges bords d' où s' échappent deux nattes de cheveux . Sa veste et son gilet à boutons d' os sont en peau de mouton ; sa culotte est faite de cette grosse toile qui rivaliserait avec le velours à côte de nos campagnes du Nord , et une ceinture de couleur variée la maintient solidement à la taille ; ses pieds sont chaussés de lourdes bottes qui , au besoin , portent l' éperon . Il me parut que les femmes , d' un joli type , vêtues d' une jupe courte aux couleurs éclatantes , le corsage agrémenté de broderies , le chapeau orné d' une aigrette de plumes et à bords relevés sur une opulente chevelure , étaient de plus vive allure que les hommes . Là passaient également de nombreux Tziganes . C' étaient de pauvres hères , très misérables , très dignes de pitié , hommes , femmes , vieillards , enfants , conservant encore quelque originalité sous leurs lamentables guenilles , qui montrent plus de trous que d' étoffe . En quittant le marché , le capitaine Haralan me fit traverser un dédale de rues étroites , bordées de boutiques aux enseignes pendantes . Puis le quartier s' élargit pour aboutir à la place Kurtz , l' une des plus grandes de la ville . Au milieu de cette place s' élève une jolie fontaine , bronze et marbre , dont la vasque est alimentée par de fantaisistes gargouilles . Au-dessus se détache la statue de Mathias Corvin , héros du XXe siècle , roi à quinze ans , qui sut résister aux attaques des Autrichiens , des Bohémiens , des Polonais et sauva la chrétienté européenne de la barbarie ottomane . Place vraiment belle . D' un côté , s' élève le palais du gouverneur , avec ses hauts combles à girouettes , qui a conservé le caractère des anciennes constructions de la Renaissance . Au bâtiment principal accède un escalier à rampe de fer , et une galerie , décorée de statues de marbre , dessert son premier étage . La façade est percée de fenêtres à croisillons de pierre , fermées de vieux vitraux . Au centre , se dresse une sorte de donjon , coiffé d' un dôme à lucarnes , abrité sous les plis du pavillon national . En retour , deux bâtiments forment avant-corps , réunis par une grille dont la porte s' ouvre sur une vaste cour ornée aux angles de verdoyants massifs . Nous avions fait halte sur la place Kurtz . « Voici le palais , me dit le capitaine Haralan . C' est là que , dans une vingtaine de jours , Marc et Myra viendront comparaître devant le gouverneur et solliciter son agrément avant de se rendre à la cathédrale . — Solliciter son agrément ? ... répétai -je , surpris . — Oui . C' est un usage local fort ancien . Aucun mariage ne peut être célébré qu' on n' en ait obtenu la permission de la plus haute autorité de la ville . À elle seule , cette autorisation est , d' ailleurs , un lien très fort entre ceux à qui elle est donnée . Ils ne sont pas tout à fait des époux , mais ils ne sont plus des fiancés , et , dans le cas où un obstacle inattendu s' opposerait à leur mariage , il leur serait impossible de prendre d' autres engagements . » Tout en m' expliquant de la sorte cette singulière coutume , le capitaine Haralan m' entraînait par la rue Ladislas . Cette rue se termine à la cathédrale de Saint-Michel , un monument du XIIIe siècle où se mélangent le roman et le gothique , et dont le style manque de pureté . Cependant , cette cathédrale a de belles parties qui méritent l' attention des connaisseurs , sa façade flanquée de deux tours , sa flèche , posée au transept , haute de trois cent quinze pieds , son portail central aux voussures très fouillées , sa grande rosace que traversent les rayons du soleil couchant , et dont s' éclaire largement alors la grande nef , enfin son abside arrondie entre ses multiples arcs-boutants . « Nous aurons le temps d' en visiter plus tard l' intérieur , me fit observer le capitaine Haralan . — Ce sera comme vous voudrez , répondis -je . Vous me guidez , mon cher capitaine , et je vous suis ... — Eh bien , remontons jusqu' au château ; puis nous contournerons la ville par les boulevards , et nous arriverons chez ma mère , juste pour l' heure du déjeuner . » Ragz possède quelques temples des rites luthérien et grec , sans aucune valeur architecturale , et plusieurs autres églises , car les catholiques y sont en grande majorité . La Hongrie appartient surtout à la religion apostolique et romaine , bien que Budapest , sa capitale , soit , après Cracovie , la cité qui renferme le plus grand nombre de juifs . Là , comme bien souvent ailleurs , la fortune des magnats est passée presque tout entière entre leurs mains . En nous dirigeant vers le château , nous dûmes traverser un faubourg assez animé , où se pressaient vendeurs et acheteurs . Et , précisément à l' instant où nous arrivions sur une petite place , il s' y faisait un tapage plus tumultueux que ne le comporte le brouhaha des achats et des ventes . Quelques femmes , ayant abandonné leurs étalages , entouraient un homme , un paysan qui venait de choir sur le sol et se relevait avec peine . Cet homme semblait fort en colère : « Je vous dis qu' on m' a frappé ... qu' on m' a poussé , et que j' en suis tombé du coup ! — Qui donc t' aurait frappé ? répliqua une de ces femmes ... Tu étais seul à ce moment -là ... Je te voyais bien de mon échoppe ... Il n' y avait personne en cet endroit ... — Si , affirmait l' homme , une poussée , là , en pleine poitrine ... je l' ai bien sentie , que diable ! » Le capitaine Haralan , qui interrogea ce paysan , en obtint l' explication suivante : il marchait paisiblement , lorsqu' il avait ressenti soudain une violente secousse , comme si un homme vigoureux l' eût heurté par-devant , secousse si violente qu' il en avait été renversé . Quant à dire quel était son agresseur , cela lui était impossible , car , en se relevant , il n' avait aperçu personne à proximité . Quelle part de vérité contenait ce récit ? Le paysan avait-il réellement reçu un choc aussi brutal qu' imprévu ? Mais une poussée ne se produit pas sans qu' il y ait un pousseur , ne fût -ce que le vent . Or , l' air était parfaitement calme . Une seule chose était donc certaine , c' est qu' il y avait eu chute , et une chute en somme assez inexplicable . De là cet attroupement . Décidément , il fallait , ou que l' homme eût été en proie à une hallucination , ou qu' il fût pris de boisson . Un ivrogne tombe de lui -même , rien qu' en vertu de la loi de la chute des corps . Ce fut , sans doute , l' opinion générale , bien que le paysan se défendît d' avoir bu , et , malgré ses protestations , la maréchaussée l' invita un peu rudement à circuler . L' incident clos , nous suivîmes une des voies montantes qui se dirigent vers l' est de la ville . Il y a là un lacis de rues et de ruelles , un vrai labyrinthe dont un étranger ne pourrait sortir . Enfin nous arrivâmes devant le château , solidement campé sur une des croupes de la colline de Wolkang . C' était bien la forteresse des villes hongroises , l' acropole , le « Var » , pour employer le mot magyar , la citadelle du temps féodal , aussi menaçante pour les ennemis du dehors , Huns ou Turcs , que pour les vassaux du seigneur . Hautes murailles crénelées , bordées de mâchicoulis , percées de meurtrières , flanquées de grosses tours , dont la plus élevée , le donjon , dominait toute la contrée environnante . Le pont-levis , jeté au-dessus de la douve hérissée de mille arbustes sauvages , nous conduisit à la poterne entre deux gros mortiers hors d' usage . Au-dessus s' allongeaient des gueules de canons . Le grade du capitaine Haralan lui ouvrait naturellement la porte de cette vieille bastide dont la valeur militaire n' est plus très grande . Les quelques soldats qui la gardaient lui firent l' accueil militaire auquel il avait droit , et , une fois sur la place d' armes , il me proposa de monter au donjon qui en occupe un des angles . Il ne fallut pas gravir moins de deux cent quarante marches de l' escalier tournant qui accède à la plate-forme supérieure . En circulant le long du parapet , mes regards embrassèrent un horizon plus étendu que celui de la tour à l' hôtel Roderich . Je n' estimai pas à moins de sept lieues la partie visible du Danube , dont le cours obliquait alors vers l' Est dans la direction de Neusatz . « Maintenant , mon cher Vidal , me dit le capitaine Haralan , que vous connaissez notre ville en partie , voici qu' elle se déroule tout entière à nos pieds . — Et ce que j' en ai vu , répondis -je , m' a paru très intéressant , même après Budapest , après Presbourg . — Je suis heureux de vous l' entendre dire , et , quand vous aurez achevé de visiter Ragz , que vous serez familiarisé avec ses mœurs , ses coutumes , ses originalités , je ne doute pas que vous n' en conserviez un excellent souvenir . C' est que nous aimons nos cités , nous autres Magyars , et d' un amour filial ! Ici , d' ailleurs , les rapports sont d' une parfaite entente entre les diverses classes . La classe aisée est très secourable aux malheureux , dont le chiffre décroît chaque année , grâce aux institutions de charité . À vrai dire , vous ne rencontrerez ici que peu de misérables , et en tout cas la misère y est aussitôt secourue que signalée . — Je le sais , mon cher capitaine , comme je sais que le docteur Roderich ne s' épargne point pour venir en aide aux pauvres gens ; comme je sais aussi que Mme Roderich , Mlle Myra sont à la tête des œuvres de bienfaisance . — Ma mère et ma sœur ne font que ce que doivent faire les personnes de leur condition et de leur situation . À mes yeux , la charité est le plus impérieux des devoirs . — Sans doute , ajoutai -je , mais il y a tant de manières de le remplir ! — C' est la le secret des femmes , mon cher Vidal , et une de leurs fonctions ici-bas . — Oui , la plus noble , assurément . — Enfin , reprit le capitaine Haralan , nous habitons une ville paisible , que les passions politiques ne troublent plus ou ne troublent guère , très jalouse cependant de ses droits et de ses privilèges qu' elle défendrait contre tout empiétement du pouvoir central . Je ne connais à nos concitoyens qu' un défaut ... — C' est ? ... — C' est d' être quelque peu enclins à la superstition et de croire trop volontiers au surnaturel . Les légendes avec revenants et fantômes , évocations et diableries ont le don de leur plaire plus qu' il ne convient . — Ainsi , dis -je , non point le docteur Roderich -- un médecin doit , par définition , avoir la tête solide -- mais votre mère ... votre sœur ... — Oui , et tout le monde avec elles . Contre cette faiblesse , car c' en est une , je ne réussis point à réagir ... Marc m' y aidera peut-être . — À moins , dis -je , que Mlle Myra ne le pervertisse ! — Maintenant , mon cher Vidal , penchez -vous au dessus du parapet ... Dirigez vos regards vers le Sud-Est ... là ... à l' extrémité de la ville , apercevez -vous la terrasse d' un belvédère ? — Oui , répondis -je , et il me semble bien que ce doit être la tour de l' hôtel Roderich . — Vous ne vous trompez pas . Or , dans cet hôtel , il y a une salle à manger , et , dans cette salle , un déjeuner va être servi tout à l' heure . Or , comme vous êtes un des convives ... — À vos ordres , mon cher capitaine . — Eh bien , descendons , laissons le Var à sa solitude féodale que nous avons interrompue un instant , et revenons en suivant la ligne des boulevards , ce qui vous fera traverser le Nord de la ville . » Quelques minutes après , nous avions franchi la poterne . Au-delà d' un beau quartier qui s' étend jusqu' à l' enceinte de Ragz , les boulevards , dont le nom change à chacune des grandes rues qui les recoupent , décrivent , sur une longueur de plus d' une lieue , les trois quarts d' un cercle fermé par le Danube . Ils sont plantés d' un quadruple rang d' arbres dans la force de l' âge , hêtres , marronniers et tilleuls . D' un côté se continue l' épaulement des courtines au-dessus duquel on aperçoit la campagne ; de l' autre , se succèdent les habitations luxueuses , pour la plupart précédées d' une cour , où s' épanouissent des corbeilles de fleurs , et dont la façade postérieure donne sur de frais jardins , arrosés d' eaux vives . À cette heure , sur la chaussée des boulevards , passaient déjà quelques équipages bien attelés et , dans la contre-allée , des groupes de cavaliers et d' amazones en tenue élégante . Au dernier tournant , nous prîmes à gauche afin de redescendre le boulevard Tékéli , dans la direction du quai Batthyani . Quelques pas plus loin , j' aperçus une maison isolée au centre d' un jardin . D' un aspect triste , comme si elle eût été délaissée , ses fenêtres fermées de persiennes qui ne devaient presque jamais s' ouvrir , son soubassement envahi par la lèpre des mousses et le fouillis des ronces , elle contrastait étrangement avec les autres hôtels du boulevard . Par la grille , au pied de laquelle poussaient des chardons , on pénétrait dans une petite cour , plantée de deux ormes que la vieillesse avait déjetés , et dont le tronc , fendu de longues entailles , laissait voir la pourriture intérieure . Sur la façade , s' ouvrait une porte déteinte par les intempéries , les bises et les neiges de l' hiver , à laquelle on montait par un perron de trois marches délabrées . Au-dessus du rez-de-chaussée se développait un premier étage , avec toit en grosses pannes et belvédère carré , dont les étroites fenêtres étaient drapées d' épais rideaux . Il ne semblait pas que cette maison fût habitée , en admettant qu' elle fût habitable . « À qui appartient cette maison ? demandai -je . — À un original , me répondit le capitaine Haralan . — Elle dépare le boulevard , dis -je . La ville devrait l' acheter et la démolir . — D' autant plus , mon cher Vidal , que , la maison démolie , son propriétaire quitterait sans doute la ville et s' en irait au diable -- son plus proche parent , à en croire les commères de Ragz ! — Bah ! ... Quel est donc ce remarquable personnage ? — Un Allemand . — Un Allemand ? — Oui , un Prussien . — Il se nomme ? ... » Au moment où le capitaine Haralan allait répondre à ma question , la porte de la maison s' ouvrit . Deux hommes sortirent . Le plus âgé , qui paraissait avoir une soixantaine d' années , resta sur le perron , tandis que l' autre traversait la cour et franchissait la grille . « Tiens ! murmura le capitaine Haralan , il est donc ici ? ... Je le croyais absent ... » L' individu , en se retournant , nous aperçut . Connaissait-il le capitaine Haralan ? Je n' en doutai pas , car tous deux échangèrent un regard d' antipathie , auquel je ne pus me tromper . Mais , de mon côté , je l' avais reconnu , et , lorsqu' il se fut éloigné de quelques pas : « C' est bien lui ! m' écriai -je . — Vous avez déjà rencontré cet homme ? interrogea le capitaine Haralan , non sans manifester quelque surprise . — Sans doute , répondis -je , j' ai voyagé avec lui de Budapest à Vukovar sur la Dorothée . Je ne m' attendais guère , je l' avoue , à le retrouver à Ragz . — Et mieux vaudrait qu' il n' y fût pas ! s' écria le capitaine Haralan . — Vous ne paraissez pas , dis -je , avoir des rapports agréables avec cet Allemand . — Qui pourrait en avoir ? ... D' ailleurs , moi , j' ai des raisons spéciales d' être en mauvais termes avec lui . Autant vous dire qu' il a eu l' impudence de demander la main de ma sœur . Mais mon père et moi nous avons refusé de façon à lui ôter toute envie de renouveler sa demande ... — Quoi ! c' est cet homme ! ... — Vous saviez donc ? ... — Oui ... mon cher capitaine , et je n' ignore pas que je viens de voir Wilhelm Storitz , le fils d' Otto Storitz , l' illustre chimiste de Spremberg . » Deux jours se passèrent , pendant lesquels je consacrai toutes mes heures libres à courir la ville . Je faisais aussi de longues stations sur le pont qui unit les deux rives du Danube à l' île Svendor , et ne me lassais pas d' admirer ce magnifique fleuve . Je l' avouerai , le nom de Wilhelm Storitz me revenait malgré moi fréquemment à l' esprit . C' était donc à Ragz qu' il demeurait d' habitude , et , ainsi que je l' appris bientôt , avec un seul serviteur connu sous le nom d' Hermann , ni plus sympathique , ni plus abordable , ni plus communicatif que son maître . Il me sembla même que cet Hermann rappelait par sa tournure et sa démarche l' homme qui , le jour de mon arrivée , avait paru nous suivre , mon frère et moi , tandis que nous longions le quai Batthyani . J' avais cru devoir ne rien dire à Marc de la rencontre que le capitaine Haralan et moi nous avions faite sur le boulevard Tékéli . Peut-être cela l' eût-il inquiété de savoir que Wilhelm Storitz était revenu à Ragz . Pourquoi obscurcir son bonheur d' une ombre d' inquiétude ? Mais je regrettais que ce rival éconduit ne fût pas absent de la ville , tout au moins jusqu' au jour où le mariage de Marc et de Myra serait un fait accompli . Le 16 , dans la matinée , j' allais descendre pour ma promenade habituelle , que je comptais , ce jour -là , prolonger à travers la campagne , aux environs de Ragz , lorsque mon frère entra dans ma chambre . « J' ai fort à faire , mon ami , me dit-il , et tu ne m' en voudras pas si je te laisse seul . — Va , mon cher Marc , lui répondis -je , et ne t' occupe pas de moi . — Haralan ne doit-il pas venir te prendre ? — Non , il n' est pas libre . Mais peu importe , j' irai déjeuner seul dans quelque cabaret , sur l' autre rive du Danube . — Surtout , mon cher Henri , sois revenu à sept heures ! — La table du docteur est trop bonne pour que je puisse l' oublier . — Gourmand ! ... J' espère que tu n' oublies pas davantage la soirée qui sera donnée après-demain à l' hôtel . Tu pourras en profiter pour étudier la haute société de Ragz . — Une soirée de fiançailles , Marc ? — Si tu veux , mais plutôt de contrat . Il y a longtemps que ma chère Myra et moi nous sommes fiancés ... Il me semble même que nous l' avons toujours été . — Oui , de naissance . — Peut-être bien ! — Adieu donc , ô le plus heureux des hommes ! — Tu es trop pressé . Tu me diras cela quand ma fiancée sera ma femme . ! » Marc se retira après m' avoir serré la main , et j' étais sur le point de partir , lorsque le capitaine Haralan parut . J' en fus assez étonné , puisqu'il était convenu que je ne devais pas le voir ce jour -là . « Vous ? m' écriai -je . Eh bien , mon cher capitaine , voilà une agréable surprise ! » Me trompais -je , mais il me sembla que le capitaine Haralan était soucieux . Il se contenta de me répondre : « Mon cher Vidal , mon père désire vous parler . Il vous attend à l' hôtel . — Je suis à vous » , répondis -je , fort surpris , inquiet même sans trop savoir pourquoi . Tandis que nous suivions côte à côte le quai Batthyani , le capitaine Haralan ne prononça pas une parole . Que se passait-il donc , et quelle communication le docteur Roderich pouvait-il avoir à me faire ? S' agissait-il du mariage de Marc ? Dès que nous fûmes arrivés , le domestique nous introduisit dans le cabinet du docteur . Mme et Mlle Roderich avaient déjà quitté l' hôtel , et , probablement , Marc devait les rejoindre au cours de leur promenade matinale . Le docteur était seul dans son cabinet , assis devant sa table . Lorsqu' il se retourna , il me parut aussi soucieux que son fils . « Il y a quelque chose , pensais -je , et assurément Marc n' en savait rien quand je l' ai vu ce matin . » Je pris place dans un fauteuil en face du docteur , tandis que le capitaine Haralan restait debout , accoudé à la cheminée , puis j' attendis , non sans anxiété , que le docteur m' adressât la parole . « Tout d' abord , monsieur Vidal , me dit-il , je vous remercie d' être venu à l' hôtel . — Je suis tout à vos ordres , monsieur Roderich , répondis -je . — J' ai désiré causer avec vous en présence d' Haralan . — S' agit-il du mariage de Marc et de Mlle Myra ? — En effet . — Ce que vous avez à me dire est donc bien grave ? — Oui et non , répondit le docteur . Quoi qu' il en soit , ni ma femme , ni ma fille , ni votre frère ne sont au courant . J' ai préféré leur laisser ignorer ce que je vais vous apprendre . Vous pourrez , d' ailleurs , juger si j' ai eu tort ou raison . » Instinctivement , il se fit un rapprochement dans mon esprit entre cette communication et la rencontre que le capitaine Haralan et moi nous avions faite devant la maison du boulevard Tékéli . « Hier , dans l' après-midi , reprit le docteur , alors que Mme Roderich et Myra étaient sorties , à l' heure de ma consultation , le domestique m' a annoncé un visiteur que j' eusse souhaité ne pas recevoir . Ce visiteur était Wilhelm Storitz ... Mais peut-être ignorez -vous que cet Allemand ? ... — Je suis au courant , répondis -je . — Vous savez donc qu' il y a près de six mois , bien avant que la demande de votre frère eût été faite et accueillie , Wilhelm Storitz a sollicité la main de ma fille . Après avoir consulté ma femme et mon fils , qui partagèrent mon éloignement pour un tel mariage , je répondis à Wilhelm Storitz qu' il ne pouvait être donné suite à sa proposition . Au lieu de s' incliner devant ce refus , il renouvela sa demande en termes formels , et je lui répétai non moins formellement ma réponse de manière à ne lui laisser aucun espoir . » Tandis que parlait le docteur Roderich , le capitaine Haralan allait et venait à travers la pièce et s' arrêtait parfois à l' une des fenêtres pour regarder dans la direction du boulevard Tékéli . « Monsieur Roderich , dis -je , j' avais eu connaissance de cette demande et je savais qu' elle s' est produite antérieurement à la demande de mon frère . — À peu près trois mois avant , monsieur Vidal . — Ainsi , repris -je , ce n' est pas parce que Marc était déjà agréé que Wilhelm Storitz s' est vu refuser la main de Mlle Myra , mais uniquement parce que ce mariage n' entrait pas dans vos vues . — Assurément . Jamais nous n' aurions consenti à cette union qui ne pouvait nous convenir sous aucun rapport , et à laquelle Myra eût opposé un refus catégorique . — Est -ce la personne ou la situation de Wilhelm Storitz qui vous a dicté cette résolution ? — Sa situation est probablement assez belle , répondit le docteur Roderich . On croit volontiers que son père lui a légué une fortune considérable , due à de fructueuses découvertes . Quant à sa personne ... — Je le connais , monsieur Roderich . — Vous le connaissez ? » Je racontai dans quelles conditions j' avais rencontré Wilhelm Storitz sur la Dorothée , sans me douter alors de qui il s' agissait . Pendant plus de quatre jours , cet Allemand avait été mon compagnon de voyage entre Budapest et Vukovar , où je pensais qu' il avait débarqué , puisqu'il ne se trouvait plus à bord lors de mon arrivée à Ragz . « Et enfin , ces jours -ci , ajoutai -je , pendant une de nos promenades , le capitaine Haralan et moi nous sommes passés devant sa maison , et j' ai reconnu ce Wilhelm Storitz au moment où il sortait . — On disait pourtant qu' il avait quitté la ville depuis quelques semaines , dit le docteur Roderich . — On le croyait , et il s' est évidemment absenté , puisque Vidal l' a vu à Budapest , intervint le capitaine Haralan , mais ce qui est certain , c' est qu' il est revenu . » La voix du capitaine Haralan dénotait une grande irritation . Le docteur reprit en ces termes : « Je vous ai répondu , monsieur Vidal , sur la situation de Wilhelm Storitz . Quant à son existence , qui se flatterait de la connaître ? Elle est absolument énigmatique . Il semble que cet homme vive en dehors de l' humanité . — N' y a-t-il pas là quelque exagération ? fis -je observer au docteur . — Quelque exagération sans doute , me répondit-il . Cependant , il appartient à une famille assez suspecte , et , avant lui , son père , Otto Storitz , prêtait aux plus singulières légendes . — Qui lui ont survécu , docteur , si j' en juge par ce que j' ai lu dans une gazette à Budapest . C' est à propos de l' anniversaire qui est célébré tous les ans à Spremberg , dans le cimetière de la ville . À en croire cette gazette , le temps n' a point affaibli les superstitieuses légendes auxquelles vous faites allusion . Le savant mort a hérité du savant vivant . C' était un sorcier , dit -on , qui possédait des secrets de l' autre monde et disposait d' un pouvoir surnaturel . Chaque année on s' attend , paraît-il , à voir quelque phénomène extraordinaire se produire autour de sa tombe . — Donc , monsieur Vidal , conclut le docteur Roderich , vous ne vous étonnerez pas , d' après ce qu' on raconte à Spremberg , si , à Ragz , ce Wilhelm Storitz est regardé comme un personnage étrange ... Tel est l' homme qui a demandé la main de ma fille , et qui , hier , a eu l' audace de renouveler sa demande . — Hier ? m' écriai -je . — Hier même pendant sa visite . — Et , ne fût-il pas ce qu' il est , dit le capitaine Haralan , il resterait encore que c' est un Prussien , et cela eût suffi à nous faire repousser une pareille alliance . » Toute l' antipathie que , par tradition et par instinct , la race magyare éprouve pour la race germanique éclatait dans ces paroles . « Voici comment les choses se sont passées , reprit le docteur Roderich , il est bon que vous le sachiez . Lorsque Wilhelm Storitz me fut annoncé , j' hésitai ... Fallait-il l' introduire près de moi ou lui faire répondre que je ne pouvais le recevoir ? — Peut-être cela eût-il été préférable , mon père , dit le capitaine Haralan , car , après l' insuccès de sa première démarche , cet homme aurait dû comprendre qu' il lui était interdit de remettre les pieds ici sous quelque prétexte que ce soit . — Oui , peut-être , dit le docteur , mais j' ai craint de le pousser à bout et qu' il s' ensuivît quelque scandale ... — Auquel j' eusse mis promptement terme , mon père ! — Et c' est précisément parce que je te connais , dit le docteur , en prenant la main du capitaine Haralan , c' est pour cela que j' ai préféré agir avec prudence ... À ce propos , quoi qu' il puisse arriver , je fais appel à ton affection pour ta mère , pour moi , pour ta sœur , dont la situation serait très pénible , si son nom était prononcé , si ce Wilhelm Storitz faisait un éclat ... » Bien que je ne connusse le capitaine Haralan que depuis peu de temps , je le jugeais de caractère très vif , et soucieux jusqu' à l' extrême de ce qui touchait à sa famille . Aussi considérais -je comme déplorable que le rival de Marc fût revenu à Ragz et surtout qu' il eût renouvelé sa demande . Le docteur acheva de nous raconter en détail cette visite . C' était dans le cabinet même où nous étions en ce moment . Wilhelm Storitz avait tout d' abord pris la parole sur un ton qui témoignait d' une ténacité peu ordinaire . M . Roderich ne pouvait , d' après lui , s' étonner qu' il eût voulu le revoir , et qu' il eût désiré faire une seconde tentative dès son retour à Ragz , retour qu' il faisait remonter à quarante-huit heures . Le docteur s' était en vain montré très formel dans son refus , Wilhelm Storitz n' avait pas voulu se reconnaître battu , et , en arrivant peu à peu au ton de la colère , il avait finalement déclaré que les fiançailles de mon frère et de Mlle Myra ne sauraient le faire renoncer à ses prétentions , qu' il aimait la jeune fille et que , si elle n' était pas à lui , elle ne serait jamais , du moins , à un autre . « L' insolent ... le misérable ! répétait le capitaine Haralan . Il a osé parler de la sorte , et je n' étais pas là pour le jeter dehors ! » « Décidément , pensai -je , si ces deux hommes se trouvent en face l' un de l' autre , il sera difficile d' empêcher l' éclat que redoute tant le docteur . » « Ces derniers mots prononcés , poursuivit celui -ci , je me levai et signifiai que je ne voulais pas en écouter davantage . Le mariage de Myra était décidé et serait célébré dans quelques jours . " Ni dans quelques jours , ni plus tard , répondit Wilhelm Storitz . -- Monsieur , dis -je , en lui montrant la porte , veuillez sortir ! " Tout autre que lui eût compris que sa visite ne pouvait se prolonger . Eh bien , il resta , son ton baissa , il essaya d' obtenir par la douceur ce qu' il n' avait pas obtenu par la violence , tout au moins la promesse qu' il fût sursis au mariage . Alors , j' allai vers la cheminée pour sonner le domestique . Il me saisit le bras , la colère le reprit , sa voix retentit au point qu' on devait l' entendre du dehors . Heureusement , ma femme et ma fille n' étaient pas encore rentrées à l' hôtel . Wilhelm Storitz consentit enfin à se retirer , mais non sans proférer des menaces insensées . Myra n' épouserait pas Marc . Il surgirait de tels obstacles que le mariage serait impossible . Les Storitz disposaient de moyens qui pouvaient défier toute puissance humaine , et il n' hésiterait pas à s' en servir contre l' imprudente famille qui le repoussait ... Il ouvrit alors la porte du cabinet et sortit furieusement , au milieu de quelques personnes qui attendaient dans la galerie me laissant très effrayé de ses énigmatiques paroles . » Ainsi que le docteur nous le répéta , pas un mot de toute cette scène n' avait été rapporté ni à Mme Roderich , ni à sa fille , ni à mon frère . Mieux valait leur épargner cette inquiétude . D' ailleurs , je connaissais assez Marc pour craindre qu' il ne voulût donner une suite à cette affaire , tout comme le capitaine Haralan . Ce dernier se rendit cependant aux raisons de son père . « Soit , dit-il , je n' irai pas châtier cet insolent . Mais , si c' est lui qui vient à moi ? ... Si c' est lui qui s' en prend à Marc ? ... Si c' est lui qui nous provoque ? ... » Le docteur Roderich ne sut que répondre . Notre conversation prit fin . Dans tous les cas , il fallait attendre . L' incident n' aurait aucune suite , en effet , et demeurerait ignoré de tous , si Wilhelm Storitz ne passait pas des paroles aux actes . Or , que pouvait-il ? Quel moyen avait-il d' empêcher le mariage ? Serait -ce en obligeant Marc , par une insulte publique , à se rencontrer avec lui ? ... Ne serait -ce pas plutôt en exerçant quelque violence contre Myra Roderich ? ... Mais comment parviendrait-il à pénétrer dans l' hôtel où il ne serait plus reçu ? ... Il n' était pas en son pouvoir , j' imagine , d' enfoncer les portes ! D' ailleurs , le docteur Roderich n' hésiterait pas , s' il le fallait , à prévenir l' autorité , qui saurait bien mettre cet Allemand à la raison . Avant de nous séparer , le docteur adjura une dernière fois son fils de ne point prendre à partie cet insolent personnage , et , je le répète , ce ne fut pas sans peine que se rendit le capitaine Haralan . Notre entretien s' était assez prolongé pour que Mme Roderich , sa fille et mon frère fussent rentrés à l' hôtel . Je dus rester à déjeuner , en sorte qu' il fallut remettre à l' après-midi mon excursion aux environs de Ragz . Il va sans dire que j' imaginai une raison plausible pour expliquer ma présence , ce matin -là , dans le cabinet du docteur . Marc n' eut aucun soupçon , et le déjeuner se passa très agréablement . Lorsqu' on se leva de table , Mlle Myra me dit : « Monsieur Henri , puisque nous avons eu le plaisir de vous trouver ici , vous ne nous quitterez plus de toute la journée . — Et ma promenade ? objectai -je . — Nous la ferons ensemble . — C' est que je comptais aller un peu loin ... — Nous irons un peu loin . — À pied . — À pied ... Mais est-il nécessaire d' aller si loin ? Je suis sûre que vous n' avez pas encore admiré dans toute sa beauté l' île Svendor . — Je devais le faire demain . — Eh bien , ce sera pour aujourd'hui . » C' est donc en compagnie de ces dames et de Marc , que je visitai l' île Svendor transformée en jardin public , une sorte de parc , avec bosquets , chalets , et distractions de toutes sortes . Cependant , mon esprit n' était pas tout à cette promenade . Marc s' en aperçut , et je dus lui faire quelque réponse évasive . Était -ce donc la crainte de rencontrer Wilhelm Storitz sur notre route ? ... Non , je songeais plutôt à ce qu' il avait dit au docteur Roderich : « Il surgirait de tels obstacles que le mariage serait rendu impossible ... Les Storitz disposaient de moyens qui pouvaient défier toute puissance humaine ! » Que signifiaient ces paroles ? ... Fallait-il les prendre au sérieux ? ... Je me promis de m' en expliquer avec le docteur , lorsque nous serions seuls . Cette journée et celle du lendemain s' écoulèrent . Je commençais à me rassurer . On n' avait point revu Wilhelm Storitz . Toutefois , il n' avait point quitté la ville . La maison du boulevard Tékéli était toujours habitée . En passant , je vis son domestique Hermann en sortir . Une fois même , Wilhelm Storitz apparut à l' une des fenêtres du belvédère , le regard tourné vers l' extrémité du boulevard , dans la direction de l' hôtel Roderich . Les choses en étaient là , lorsque , dans la nuit du 17 au 18 mai , il arriva ceci : Bien que la porte de la cathédrale fût verrouillée , et que personne ne put y entrer nuitamment sans être vu , l' affiche de mariage au nom de Marc Vidal et de Myra Roderich fut arrachée du cadre des publications . Au matin , on en retrouva les morceaux déchirés et froissés . Le dommage fut aussitôt réparé . Mais une heure plus tard , en plein jour cette fois , la nouvelle affiche eut le sort de la précédente , et trois fois de suite , au cours de cette journée du 18 mai , il en fut ainsi sans que l' on parvînt à mettre la main sur le coupable . De guerre lasse , on dut se résoudre à protéger par un fort grillage le cadre réservé aux publications . Cet attentat stupide fit marcher les langues quelques instants , puis on n' y pensa plus . Mais le docteur Roderich , capitaine Haralan et moi , lui accordâmes plus sérieuse attention . Nous ne mîmes pas un instant en doute que ce fût là le premier acte des hostilités annoncées , comme une escarmouche d' avant-garde , en quelque sorte , de la guerre que nous avait déclarée Wilhelm Storitz . Cet acte inqualifiable , qui pouvait en être l' auteur , en effet , si ce n' est celui -là seul qui avait intérêt à le commettre ? Cette première attaque serait-elle suivie d' autres actes plus graves ? N' était -ce , comme nous le pensions , que le commencement des représailles contre la famille Roderich ? Le docteur Roderich fut informé de l' incident dès la première heure par son fils , qui vint aussitôt après à l' hôtel Temesvar . On imagine aisément dans quel état d' irritation était le capitaine Haralan . « C' est ce coquin qui a fait le coup ! s' écria-t-il . Comment s' y est-il pris , je l' ignore . Il ne s' en tiendra pas là , sans doute , mais je ne le laisserai pas faire ! — Gardez votre sang-froid , mon cher Haralan , dis -je , et ne commettez pas quelque imprudence qui pourrait compliquer la situation . — Mon cher Vidal , si mon père m' avait prévenu avant que cet homme fût sorti de l' hôtel , ou si , depuis , on m' eût laissé agir , nous serions débarrassés de lui . — Je persiste à penser , mon cher Haralan , qu' il vaut mieux que vous ne vous soyez pas mis en évidence . — Et s' il continue ? — Il sera temps de réclamer l' intervention de la police . Songez à votre mère , à votre sœur . — Ne vont -elles pas apprendre ce qui s' est passé ? — On ne le leur dira pas , pas plus à elles qu' à Marc . Après le mariage , nous verrons quelle attitude il conviendra d' adopter . — Après ? ... répondit le capitaine Haralan , et s' il est trop tard ? » Ce jour -là , à l' hôtel , quels que fussent les soucis cachés de M . Roderich , sa femme et sa fille ne s' occupaient que de la soirée de contrat qui allait être donnée le soir même . Elles avaient voulu « faire bien les choses » , pour employer une manière de parler toute française . Le docteur , qui ne comptait que des amis dans la société ragzienne , avait lancé des invitations en assez grand nombre . Ici , comme sur un terrain neutre , l' aristocratie magyare se rencontrerait avec l' armée , la magistrature et les fonctionnaires . Le gouverneur de Ragz avait accepté l' invitation du docteur , auquel l' unissait une amitié personnelle déjà ancienne . Les salons de l' hôtel suffiraient largement à contenir les cent cinquante invités qui devaient s' y réunir ce soir -là . Quant au souper , il serait servi dans la galerie à la fin de la soirée . Personne ne songera à s' étonner que la question de toilette eût occupé Myra Roderich dans une juste mesure , ni que Marc eût voulu y apporter son goût d' artiste , ce qu' il avait déjà fait à propos du portrait de sa fiancée . D' ailleurs , Myra était Magyare , et le Magyar , quel que soit son sexe , a le grand souci de l' habillement . C' est dans le sang , comme l' amour de la danse , amour qui va jusqu' à la passion . Aussi , ce que j' ai dit de Myra s' appliquant à toutes les dames et à tous les hommes , cette soirée promettait d' être très brillante . L' après-midi , les préparatifs furent achevés . Je restai toute cette journée chez le docteur , en attendant l' heure d' aller procéder , moi aussi , à ma toilette , comme un vrai Magyar . À un instant où j' étais accoudé à l' une des fenêtres donnant sur le quai Batthyani , j' eus l' extrême déplaisir d' apercevoir Wilhelm Storitz . Était -ce le hasard qui l' amenait là ? Non , sans doute . Il suivait le quai le long du fleuve , la tête baissée , il se redressa , et quel regard s' échappa de ses yeux ! Il passa à plusieurs reprises , et Mme Roderich ne fut pas sans le remarquer . Elle le signala au docteur , qui se contenta de la rassurer , sans lui rien dire de la récente visite de l' énigmatique personnage . J' ajouterai que , lorsque Marc et moi nous sortîmes pour aller à l' hôtel Temesvar , cet homme nous rencontra sur la place Magyare . Dès qu' il aperçut mon frère , il s' arrêta d' un mouvement brusque et parut hésiter comme s' il voulait venir à nous . Mais il resta immobile , la face pâle , les bras d' une raideur cataleptique ... Allait-il donc tomber sur place ? Ses yeux , ses yeux fulgurants , quel regard ils jetaient à Marc , qui affectait de ne point faire attention à lui ! Et , lorsque nous l' eûmes laissé de quelques pas en arrière : « Tu as remarqué cet individu ? me demanda mon frère . — Oui , Marc . — C' est ce Wilhelm Storitz dont je t' ai parlé . — Je le sais . — Tu le connais donc ? — Le capitaine Haralan me l' a montré une ou deux fois déjà . — Je croyais qu' il avait quitté Ragz ? dit Marc . — Il paraît que non , ou , du moins , qu' il y est revenu ... — Peu importe , après tout ! — Oui , peu importe » , répondis -je . Mais , à mon avis , l' absence de Wilhelm Storitz eût été plus rassurante . Vers neuf heures du soir , les premières voitures s' arrêtèrent devant l' hôtel Roderich , et les salons commencèrent à se remplir . Le docteur , sa femme , sa fille , recevaient leurs invités à l' entrée de la galerie resplendissante de l' éclat des lustres . Le gouverneur de Ragz ne tarda pas à être annoncé ; ce ne fut pas sans grandes marques de sympathie que Son Excellence présenta ses compliments à la famille . Mlle Myra fut particulièrement l' objet de ses prévenances , ainsi que mon frère . D' ailleurs les félicitations vinrent de toutes parts aux fiancés . Entre neuf et dix heures affluèrent les autorités de la ville , les officiers , les camarades du capitaine Haralan , qui , bien que son visage me parût encore soucieux , mettait beaucoup de bonne grâce à recevoir les invités . Les toilettes des dames resplendissaient au milieu des uniformes et des habits de cérémonie . Tout ce monde allait et venait à travers les salons et la galerie . On admirait les cadeaux exposés dans le cabinet du docteur , les bijoux et bibelots de prix , parmi lesquels ceux qui venaient de mon frère témoignaient d' un goût exquis . Sur une des consoles du grand salon était déposé le contrat qui serait signé au cours de la soirée . Sur une autre était placé un magnifique bouquet de roses et de fleurs d' oranger , le bouquet des fiançailles , et , suivant la coutume magyare , auprès du bouquet , sur un coussin de velours , reposait la couronne nuptiale que porterait Myra , le jour du mariage , lorsqu' elle se rendrait à la cathédrale . La soirée comprenait trois parties , un concert et un bal , séparés par la signature solennelle du contrat . Les danses ne devaient pas commencer avant minuit , et peut-être la plupart des invités regrettaient -ils que l' heure en fût si tardive , car , je le répète , il n' est pas de divertissement auquel Hongrois et Hongroises se livrent avec plus de plaisir et de passion . La partie musicale avait été confiée à un remarquable orchestre de tziganes . Cet orchestre , en grand renom dans le pays magyar , ne s' était pas encore fait entendre à Ragz . Les musiciens et leur chef prirent place à l' heure dite dans la salle . Je ne l' ignorais pas , les Hongrois sont enthousiastes de musique . Mais , suivant une juste remarque , il existe entre les Allemands et eux une différence très sensible dans leur manière d' en goûter le charme . Le Magyar est un dilettante , non un exécutant . Il ne chante pas , ou chante peu , il écoute , et lorsqu' il s' agit de la musique nationale , écouter est à la fois pour lui une affaire sérieuse et un plaisir d' une extraordinaire intensité . L' orchestre se composait d' une douzaine d' exécutants sous la direction d' un chef . Ce qu' ils allaient jouer , c' étaient leurs plus jolis morceaux , ces « Hongroises » qui sont des chants guerriers , des marches militaires , que le Magyar , homme d' action , préfère aux rêveries de la musique allemande . Peut-être s' étonnera-t -on que , pour une soirée de contrat , on n' eût pas choisi une musique plus nuptiale , mieux appropriée à ce genre de cérémonie . Mais ce n' est pas la tradition , et la Hongrie est le pays des traditions . Elle est fidèle à ses mélodies populaires , comme la Serbie à ses pesmas , comme la Valachie à ses doimas . Ce qu' il lui faut , ce sont ces airs entraînants , ces marches rythmées , qui évoquent le souvenir des champs de bataille et célèbrent les exploits inoubliables de son histoire . Les tziganes avaient revêtu leurs costumes d' origine bohémienne . Je ne me lassais pas d' observer ces types si curieux , leurs visages hâlés , leurs yeux brillants sous de gros sourcils , leurs pommettes saillantes , la denture aiguë et blanche que découvre leur lèvre , leurs cheveux noirs dont la crêpelure ondulait sur un front un peu fuyant . Le répertoire de cet orchestre produisit un grand effet . Toute l' assistance écoutait religieusement , puis s' abandonnait à des applaudissements frénétiques . Ainsi furent accueillis les morceaux les plus populaires , que les tziganes enlevèrent avec une maestria capable de réveiller tous les échos de la puszta . Le temps réservé à ces auditions était écoulé . Pour mon compte , j' avais éprouvé un plaisir des plus vifs , en ce milieu magyar , alors que , dans certaines accalmies de l' orchestre , le lointain murmure du Danube arrivait jusqu' à moi . Je n' oserais affirmer que Marc eût goûté le charme de cette étrange musique . Il en était une autre , plus douce , plus intime qui enivrait son âme . Assis près de Myra Roderich , leurs regards se parlaient , ils se chantaient ces romances sans paroles qui ravissent le cœur des fiancés . Après les derniers applaudissements , le chef des tziganes se leva , ses compagnons l' imitèrent . Puis le docteur Roderich et le capitaine Haralan les ayant remerciés en termes flatteurs , auxquels ils parurent très sensibles , ils se retirèrent . On procéda alors sans tarder à la signature du contrat , ce qui fut fait avec toute la solennité désirable , puis il y eut ce que j' appellerai un entracte , pendant lequel les invités quittèrent leurs places , se recherchèrent , formèrent des groupes sympathiques , quelques-uns se dispersant à travers le jardin brillamment illuminé , tandis que les plateaux circulaient chargés de boissons rafraîchissantes . Jusqu' à ce moment , rien n' avait troublé l' ordonnance de cette fête , et , bien commencée , il n' y avait aucune raison pour qu' elle ne finît pas de même . Vraiment , si j' avais pu le craindre , si quelques appréhensions étaient nées dans mon esprit , je devais avoir repris toute assurance . Aussi , je ne marchandai pas les félicitations à Mme Roderich . « Je vous remercie , monsieur Vidal , me répondit-elle , et je suis satisfaite que mes invités aient passé là une heure agréable . Mais , au milieu de tout ce monde joyeux , je ne vois que ma chère fille et votre frère . Ils sont si heureux ! ... — Madame , répliquai -je , c' est un bonheur qui vous était dû . Le plus grand que puissent rêver un père et une mère n' est-il pas celui de leurs enfants ? » Par quelle bizarre association d' idées , cette phrase assez banale me rappela-t-elle le souvenir de Wilhelm Storitz ? En tout cas , le capitaine Haralan ne paraissait plus songer à lui . Son détachement était-il naturel ou simulé ? Je ne sais , mais il allait d' un groupe à l' autre , animant cette fête de sa joie entraînante , et , sans doute , plus d' une jeune Hongroise le regardait avec quelque admiration . Puis , il jouissait de la sympathie que la ville entière , on peut le dire , avait voulu en cette circonstance témoigner à sa famille . « Mon cher capitaine , lui dis -je , lorsqu' il passa près de moi , si la fin de la soirée vaut le commencement ... — N' en doutez pas ! s' écria-t-il . La musique , c' est bien , mais la danse , c' est mieux ! — Parbleu ! repris -je , un Français ne reculera pas devant un Magyar . Sachez que votre sœur m' a accordé la deuxième valse . — Pourquoi pas la première ? — La première ? ... Mais elle est à Marc de droit et de tradition ! ... Oubliez -vous donc Marc , et voulez -vous que je me fasse une affaire avec lui ? — C' est juste , mon cher Vidal . Aux deux fiancés d' ouvrir le bal ! » L' orchestre des tziganes reparut et s' installa au fond de la galerie . Des tables étaient disposées dans le cabinet du docteur , de telle sorte que les gens à ce point sérieux qu' ils s' interdisaient valses et mazurkas , pourraient se livrer aux plaisirs du jeu . Or , l' orchestre était prêt à préluder , attendant que le capitaine Haralan lui en donnât le signal , lorsque du côté de la galerie , dont la porte s' ouvrait sur le jardin , se fit entendre une voix lointaine encore , d' une sonorité puissante et rude . C' était un chant étrange , d' un rythme bizarre , auquel la tonalité manquait , des phrases que ne reliait aucun lien mélodique . Les couples formés pour la première valse s' étaient arrêtés ... On écoutait ... Ne s' agissait-il pas d' une surprise ajoutée à la soirée ? ... Le capitaine Haralan s' étant approché de moi . « Qu' est -ce donc ? lui demandai -je . — Je ne sais , répondit-il d' un ton où perçait une certaine inquiétude . — D' où vient ce chant ? ... De la rue ? ... — Non ... je ne crois pas . » En effet , celui dont la voix arrivait jusqu' à nous , devait être dans le jardin , en marche vers la galerie . Peut-être même était-il sur le point d' y entrer . Le capitaine Haralan me saisit le bras et m' entraîna près de la porte du jardin . Il n' y avait alors dans la galerie qu' une dizaine de personnes , sans compter l' orchestre installé au fond derrière les pupitres . Les autres invités étaient groupés dans les salons et dans la salle . Ceux qui s' étaient promenés au-dehors , pendant l' entracte , venaient de rentrer . Le capitaine Haralan alla se placer sur le perron . Je le suivis , et nos regards purent parcourir le jardin éclairé dans toute son étendue ... Nous ne découvrîmes personne . M . et Mme Roderich nous rejoignirent en ce moment , et le docteur dit à son fils quelques mots auxquels celui -ci répondit par un geste négatif . Cependant , la voix continuait à se faire entendre , plus accentuée , plus impérieuse , en se rapprochant toujours ... Marc , ayant Myra à son bras , vint près de nous dans la galerie , tandis que Mme Roderich restait au milieu des autres dames , qui l' interrogeaient , et auxquelles elle ne pouvait répondre . « Je saurai bien ! ... » s' écria le capitaine Haralan , en descendant le perron . Le docteur Roderich , plusieurs domestiques et moi , nous le suivîmes . Soudain , alors que le chanteur semblait ne plus être qu' à quelques pas de la galerie , la voix se tut . Le jardin fut visité , ses massifs furent fouillés . Les illuminations n' y laissant pas un coin dans l' ombre , la recherche put être faite minutieusement ... Et , pourtant , on ne trouva personne ... Était-il possible que cette voix fût celle d' un passant attardé suivant le boulevard Tékéli ? Cela paraissait peu vraisemblable , et d' ailleurs on put constater que le boulevard était absolument désert à cette heure . Une seule lumière brillait à cinq cents pas sur la gauche , la lumière à peine visible qui s' échappait du belvédère de la maison Storitz . Dès que nous fûmes rentrés dans la galerie , nous ne pûmes répondre à ceux des invités qui nous interrogeaient qu' en donnant le signal de la valse . C' est ce que fit le capitaine Haralan , et les groupes aussitôt se reformèrent . « Eh bien , me demanda Myra en riant , vous n' avez pas choisi votre valseuse ? — Ma valseuse , c' est vous , mademoiselle , mais pour la deuxième seulement . — Alors , mon cher Henri , dit Marc , nous n' allons pas te faire attendre ! » Marc se trompait . Je devais attendre plus longtemps qu' il ne croyait la valse que Myra m' avait promise . Je l' attends même toujours , à vrai dire . L' orchestre venait d' achever le prélude , lorsque , sans qu' on aperçût le chanteur , la voix retentit de nouveau , et cette fois au milieu du salon ... Au trouble des invités se joignit alors un vif sentiment d' indignation . La voix lançait à pleins poumons le Chant de la Haine de Frédéric Margrade , cet hymne allemand qui doit à sa violence une abominable célébrité . Il y avait là une provocation au patriotisme magyar , une insulte directe et voulue ! Et celui dont la voix éclatait au milieu de ce salon ... on ne le voyait pas ! ... Il était là pourtant , et nul ne pouvait l' apercevoir ! ... Les valseurs s' étaient dispersés , refluant dans la salle et dans la galerie . Une sorte de panique gagnait les invités , surtout les dames . Le capitaine Haralan allait à travers le salon , l' œil en feu , les mains tendues comme pour saisir l' être qui échappait à nos regards ... En ce moment la voix cessa avec le dernier refrain du Chant de la Haine . Et alors , j' ai vu ... oui ! cent personnes ont vu comme moi ce qu' elles se refusaient à croire ... Voici que le bouquet déposé sur la console , le bouquet de fiançailles , est brusquement arraché , déchiré , et que ses fleurs sont comme piétinées ! ... Voici que les morceaux du contrat jonchent le parquet ! ... Cette fois , ce fut l' épouvante qui frappa tous les esprits ! Chacun voulut fuir le théâtre de si étranges phénomènes . Pour moi , je me demandais si j' avais bien toute ma raison et si je devais ajouter foi à ces incohérences . Le capitaine Haralan venait de me rejoindre . Il me dit , pâle de colère : « C' est Wilhelm Storitz ! » Wilhelm Storitz ? ... Était-il fou ? ... S' il ne l' était pas , j' allais le devenir à coup sûr . J' étais bien éveillé , je ne rêvais pas , et pourtant j' ai vu , oui j' ai vu de mes yeux , à cet instant , la couronne nuptiale s' enlever du coussin sur lequel elle était placée , sans qu' on pût apercevoir la main qui la tenait , traverser le salon , puis la galerie , et disparaître entre les massifs du jardin ! ... « C' en est trop ! ... » s' écria le capitaine Haralan , qui sortit rapidement du salon , traversa comme une trombe le vestibule , et s' élança sur le boulevard Tékéli . Je me précipitai à sa suite . L' un suivant l' autre , nous courûmes vers la maison de Wilhelm Storitz , dont une fenêtre en haut du belvédère brillait toujours faiblement dans la nuit . Le capitaine saisit la poignée de la grille et la secoua rudement . Sans bien savoir ce que je faisais , je joignis mes efforts aux siens . Mais la porte était solide , et c' est à peine si nous parvenions à l' ébranler . Depuis quelques minutes , nous nous épuisions ainsi en vain . Notre rage croissante nous enlevait tout reste de bon sens ... Soudain , la porte tourna sourdement sur ses gonds ... Le capitaine Haralan s' était évidemment trompé en accusant Wilhelm Storitz ... Wilhelm Storitz n' avait pas quitté sa maison , puisque c' est lui -même qui nous ouvrait la porte , puisqu'il était en personne devant nous . Dès les premières heures du jour , le bruit des incidents dont l' hôtel Roderich venait d' être le théâtre se répandit par la ville . Tout d' abord , ainsi que je m' y attendais , le public ne voulut pas admettre que ces phénomènes fussent naturels . Cependant , ils l' étaient , ils ne pouvaient pas ne pas l' être . Quant à en donner une explication acceptable , c' était autre chose . Je n' ai pas besoin de dire que la soirée avait pris fin après la scène que j' ai racontée . Marc et Myra en avaient paru désolés . Ce bouquet de fiançailles piétiné , ce contrat déchiré , cette couronne nuptiale volée sous leurs yeux ! ... À la veille du mariage quel mauvais augure ! Pendant la journée , des groupes nombreux stationnèrent devant l' hôtel Roderich , sous les fenêtres du rez-de-chaussée qui n' avaient pas été rouvertes . Les gens du peuple , en majorité des femmes , affluaient sur le quai Batthyani . Dans ces groupes , on causait avec une extrême animation . Les uns s' abandonnaient aux idées les plus extravagantes ; les autres se contentaient de jeter des regards peu rassurés sur l' hôtel . Ni Mme Roderich ni sa fille n' étaient sorties ce matin -là suivant leur habitude . Myra était restée près de sa mère , dangereusement impressionnée par les scènes de la veille , et qui avait besoin du plus grand repos . À huit heures , Marc ouvrit la porte de ma chambre . Il amenait avec lui le docteur et le capitaine Haralan . Nous avions à causer , peut-être à convenir de quelques mesures urgentes , et mieux valait que cet entretien n' eût pas lieu à l' hôtel Roderich . Mon frère et moi , nous étions rentrés ensemble dans la nuit , et , de très bonne heure , il était allé prendre des nouvelles de Mme Roderich et de sa fiancée . Puis , sur sa proposition , le docteur et le capitaine Haralan s' étaient empressés de le suivre . La conversation s' engagea aussitôt : « Henri , me dit Marc , j' ai donné l' ordre de ne laisser monter personne . Ici , on ne peut nous entendre , et nous sommes seuls ... bien seuls ... dans cette chambre . » En quel état se trouvait mon frère ! Sa figure , rayonnante de bonheur la veille , était défaite , affreusement pâle . En somme , il me sembla plus accablé que ne le comportaient les circonstances . Le docteur Roderich faisait des efforts pour se contenir , très différent de son fils , qui , les lèvres serrées , le regard troublé , laissait voir à quelle obsession il était en proie . Je me promis de conserver tout mon sang-froid . Mon premier soin fut de m' informer de Mme Roderich et de sa fille : « Toutes deux ont été fort éprouvées par les incidents d' hier , me répondit le docteur , et quelques jours seront nécessaires pour qu' elles puissent se remettre . Cependant Myra , très affectée d' abord , a fait appel à son énergie et s' efforce de rassurer sa mère , plus frappée qu' elle . J' espère que le souvenir de cette soirée s' effacera bientôt de son esprit , et , à moins que ces déplorables scènes ne se renouvellent ... — Se renouveler ? dis -je . Il n' y a pas lieu de le craindre , docteur . Les circonstances dans lesquelles se sont produits ces phénomènes -- puis -je appeler autrement ce qui s' est passé ? -- ne se représenteront pas . — Qui sait ? répliqua le docteur Roderich , qui sait ? Aussi ai -je grande hâte que le mariage soit accompli , car je commence à croire que les menaces qui m' ont été faites ... » Le docteur n' acheva pas cette phrase dont le sens n' était que trop compréhensible pour le capitaine Haralan et pour moi . Quant à Marc , qui ne savait rien encore des dernières démarches de Wilhelm Storitz , il parut ne pas avoir entendu . Le capitaine Haralan , lui , avait son opinion . Toutefois , il garda un silence absolu , attendant sans doute que j' eusse donné mon avis sur les événements de la veille . « Monsieur Vidal , reprit le docteur Roderich , que pensez -vous de tout cela ? » J' estimai que j' avais plutôt à jouer le rôle d' un sceptique , qui n' entend point prendre au sérieux les étrangetés dont nous avions été témoins . Mieux valait affecter de n' y rien voir d' extraordinaire , en raison même de leur inexplicabilité , si l' on veut me permettre d' inventer ce mot . D' ailleurs , à vrai dire , la demande du docteur ne laissait pas de m' embarrasser . « Monsieur Roderich , dis -je , je vous l' avoue , " tout cela " , pour employer votre expression , ne me semble pas mériter qu' on s' y arrête longtemps . Que penser , si ce n' est que nous avons été victimes d' un mauvais plaisant ? Un mystificateur s' est glissé parmi vos invités et s' est permis d' ajouter aux distractions de la soirée une scène de ventriloquie d' un effet déplorable ... Vous savez combien ces exercices s' exécutent maintenant avec un art merveilleux ... » Le capitaine Haralan s' était retourné vers moi , il me regardait les yeux dans les yeux , comme pour lire plus avant dans ma pensée . Son regard signifiait clairement : « Nous ne sommes pas ici pour nous payer d' explications de ce genre ! » Le docteur répondit : « Vous me permettrez , monsieur Vidal , de ne pas croire à quelque tour de passe-passe ... — Docteur , répliquai -je , je ne saurais imaginer autre chose ... à moins d' une intervention que je repousse pour ma part ... une intervention surnaturelle ... — Naturelle , interrompit le capitaine Haralan , mais due à des procédés dont nous n' avons pas le secret . — Cependant , insistai -je , en ce qui concerne la voix entendue hier , cette voix qui était bien une voix humaine , pourquoi ne serait -ce pas un effet de ventriloquie ? » Le docteur Roderich secouait la tête en homme absolument réfractaire à cette explication . « Je le répète , dis -je , il n' est pas impossible qu' un intrus ait pénétré dans le salon , avec l' intention de braver le sentiment national des Magyars , de blesser leur patriotisme avec ce Chant de la Haine , venu d' Allemagne . » Après tout , cette hypothèse était plausible , du moment que l' on voulait se tenir dans la limite des faits purement humains . Mais , même en l' admettant , le docteur Roderich avait une réponse très simple à faire , et il la fit en ces termes : « Si je vous accorde , monsieur Vidal , qu' un mystificateur , ou plutôt un insulteur , a pu s' introduire dans l' hôtel , et que nous ayons été dupes d' une scène de ventriloquie -- ce que je me refuse à croire -- , que diriez -vous du bouquet et du contrat déchirés , de la couronne emportée par une main invisible ? » En effet , attribuer ces deux incidents à quelque escamoteur , si adroit qu' il fût , la raison s' y refusait . Et pourtant , il est de si habiles magiciens ! Le capitaine Haralan d' ajouter : « Parlez , mon cher Vidal . Est -ce votre ventriloque qui a détruit ce bouquet fleur à fleur , qui a déchiré ce contrat en mille morceaux , qui a enlevé cette couronne , l' a promenée à travers les salons , et l' a emportée comme un voleur ? » Je ne répondis pas . « Prétendriez -vous , par hasard , reprit-il en s' animant , que nous ayons été victimes d' une illusion ? » Non , assurément , l' illusion n' était pas admissible , le fait s' étant passé devant plus de cent personnes ! Après quelques instants d' un silence que je ne cherchai point à rompre , le docteur conclut : « Acceptons les choses comme elles sont et n' essayons pas de nous abuser . Nous sommes en présence de faits qui semblent échapper à toute explication naturelle , et qui ne sont pas niables . Cependant , en restant dans le domaine du réel , voyons si quelqu'un , non pas un mauvais plaisant , mais un ennemi , aurait voulu , par vengeance , troubler cette soirée de fiançailles . » En somme , c' était placer la question sur son véritable terrain . « Un ennemi ? ... s' écria Marc . Un ennemi de votre famille ou de la mienne , monsieur Roderich ? En connaîtriez -vous ? — Oui , affirma le capitaine Haralan . Celui qui avant vous , Marc , avait demandé la main de ma sœur . — Wilhelm Storitz ? — Wilhelm Storitz . » Marc fut alors mis au courant de ce qu' il ignorait encore . Le docteur lui raconta la nouvelle tentative qu' avait faite Wilhelm Storitz quelques jours auparavant . Mon frère connut la réponse si catégorique du docteur , puis les menaces proférées par son rival contre la famille Roderich , menaces de nature à justifier dans une certaine mesure le soupçon que celui -ci avait participé d' une manière quelconque aux scènes de la veille . « Et vous ne m' avez rien dit de tout cela ! ... s' écria Marc . C' est aujourd'hui seulement , lorsque Myra est menacée , que vous m' avertissez ! ... Eh bien , ce Wilhelm Storitz , je vais aller le trouver , et je saurai ... — Laissez-nous ce soin , Marc , dit le capitaine Haralan . C' est la maison de mon père qu' il a souillée de sa présence ... — C' est ma fiancée qu' il a insultée ! » répondit Marc , qui ne se contenait plus . Évidemment , la colère les égarait tous deux . Que Wilhelm Storitz eût l' intention de se venger de la famille Roderich et de mettre ses menaces à exécution , soit ! Mais qu' il fût intervenu dans les scènes de la veille , qu' il y eût joué personnellement un rôle , il était impossible de l' établir . Ce n' est pas sur de simples présomptions que l' on pouvait l' accuser et lui dire : « Vous étiez là , hier soir , au milieu des invités . C' est vous qui avez déchiré le bouquet de fiançailles et le contrat . C' est vous qui avez enlevé la couronne nuptiale . » Personne ne l' avait vu , personne . D' ailleurs , ne l' avions-nous pas trouvé chez lui ? N' était -ce pas lui -même qui nous avait ouvert la porte de la grille ? Assurément , il nous avait fait attendre un temps appréciable , très suffisant , en tout cas , pour lui permettre de revenir de l' hôtel Roderich ; mais comment admettre qu' il eût pu faire le trajet sans être aperçu du capitaine Haralan ni de moi ? Tout cela , je le répétai , et j' insistai pour que Marc et le capitaine Haralan tinssent compte de mes observations dont le docteur Roderich reconnaissait la logique . Mais ils étaient trop montés pour m' entendre et voulaient se rendre sur-le-champ à la maison du boulevard Tékéli . Enfin , après une longue discussion , on s' arrêta au seul parti raisonnable , celui que je proposai en ces termes : « Mes amis , venez à la Maison de Ville . Mettons le chef de police au courant de l' affaire , s' il ne l' est déjà . Apprenons -lui quelle est la situation de cet Allemand vis-à-vis de la famille Roderich , quelles menaces il a proférées contre Marc et sa fiancée . Faisons connaître les présomptions qui pèsent sur lui . Disons même qu' il prétend disposer de moyens pouvant défier toute puissance humaine -- pure vanterie de sa part , d' ailleurs . Il appartiendra au chef de police de voir s' il n' y a pas des mesures à prendre contre cet étranger . » N' était -ce pas ce qu' il y avait de mieux à faire , et même tout ce qu' il y avait à faire dans cette circonstance ? La police peut intervenir plus efficacement que des particuliers . Si le capitaine Haralan et Marc se fussent rendus à la maison Storitz , peut-être la porte ne se serait-elle pas ouverte devant eux . Auraient -ils donc essayé d' entrer par la force ? ... De quel droit ? ... Or , ce droit , la police le possédait . C' est donc à elle , à elle seule , qu' il convenait de s' adresser . D' accord sur ce point , il fut décidé que Marc retournerait à l' hôtel Roderich , tandis que le docteur , le capitaine Haralan et moi , nous irions à la Maison de Ville . Il était dix heures et demie . Tout Ragz , ainsi que je l' ai dit , connaissait alors les incidents de la veille . En voyant le docteur et son fils se diriger vers la Maison de Ville , on devinait aisément les motifs qui les y conduisaient . . Lorsque nous fûmes arrivés , le docteur se fit annoncer auprès du directeur de la police , qui donna l' ordre de nous introduire immédiatement dans son cabinet . M . Henrich Stepark était un homme de petite taille , à la physionomie énergique , au regard interrogateur , d' une finesse et d' une intelligence remarquables , d' un esprit très pratique , d' un flair très sûr . En maintes occasions , il avait fait preuve d' une grande habileté . Tout ce qu' il serait possible de faire pour éclaircir cette obscure histoire de l' hôtel Roderich , on pouvait être assuré qu' il le ferait . Mais , était-il en son pouvoir d' intervenir utilement dans des circonstances si particulières qu' elles franchissaient les limites de la vraisemblance ? Le chef de police était instruit comme tout le monde des détails de cette affaire , sauf de ce qui n' était connu que du docteur , du capitaine Haralan et de moi . « Je comptais sur votre visite , monsieur Roderich , dit-il en nous accueillant , et , si vous n' étiez pas venu à mon cabinet , c' est moi qui serais allé vous voir . J' ai su , cette nuit même , que d' étranges choses s' étaient passées dans votre hôtel , et à quel propos vos invités ont éprouvé une terreur assez naturelle en somme . J' ajoute que cette terreur a gagné la ville , et Ragz ne me paraît pas être près de se calmer . » Nous comprîmes , à cette entrée en matière , que le plus simple serait d' attendre les questions de M . Stepark . « Je vous demanderai tout d' abord , monsieur le docteur , si vous avez encouru la haine de quelqu'un , si vous pensez que , par suite de cette haine , une vengeance ait pu être exercée contre votre famille , et précisément à propos du mariage de Mlle Myra Roderich et de M . Marc Vidal ? — Je le crois , répondit le docteur . — Quelle serait cette personne ? — Un nommé Wilhelm Storitz . » Ce fut le capitaine Haralan qui prononça ce nom . Le chef de police ne sembla nullement surpris . Le docteur apprit alors à M . Stepark que Wilhelm Storitz avait recherché la main de Myra Roderich , qu' il avait renouvelé sa demande , et qu' après un nouveau refus il avait menacé d' empêcher le mariage par des moyens qui défiaient toute puissance humaine . « Oui , oui , dit M . Stepark , et il a commencé en lacérant l' affiche de mariage sans qu' on ait pu l' apercevoir . » Nous fûmes tous de cet avis . Toutefois , notre unanimité ne rendait pas le phénomène plus explicable , à moins de l' attribuer à quelque sorcellerie . Mais c' est dans le domaine de la réalité que se meut la police . C' est au collet des gens en chair et en os qu' elle met sa main brutale . Elle n' a point l' habitude d' arrêter des spectres ou des fantômes . L' arracheur de l' affiche , le destructeur du bouquet , le voleur de la couronne , était un être humain parfaitement saisissable . Il ne restait qu' à le saisir . M . Stepark reconnut ce qu' il y avait de bien fondé dans nos soupçons et dans les présomptions qui s' élevaient contre Wilhelm Storitz . « Cet individu , dit-il , m' a toujours paru suspect , bien que je n' aie jamais reçu de plaintes à son sujet . Son existence est cachée . On ne sait trop comment il vit ni de quoi il vit . Pourquoi a-t-il quitté Spremberg , sa ville natale ? Pourquoi , lui , un Prussien de la Prusse méridionale , est-il venu s' établir en ce pays magyar peu sympathique à ses compatriotes ? Pourquoi s' est-il renfermé avec un vieux serviteur dans cette maison du boulevard Tékéli , où personne ne pénètre jamais ? Je le répète , tout cela est suspect ... très suspect ... — Que comptez -vous faire , monsieur Stepark ? demanda le capitaine Haralan . — Ce qui est tout indiqué , répondit le chef de police , opérer une descente dans cette maison où nous trouverons peut-être quelque document ... quelque indice ... — Mais , pour cette descente , demanda le docteur Roderich , ne vous faut-il pas une autorisation du gouverneur ? — Il s' agit d' un étranger , et d' un étranger qui a menacé votre famille . Son Excellence accordera cette autorisation , n' en doutez pas . — Le gouverneur était hier à la soirée des fiançailles , fis -je observer . — Je le sais , monsieur Vidal , et il m' a déjà fait appeler au sujet des faits dont il a été témoin . — Se les expliquait-il ? demanda le docteur . — Non ! il ne leur trouvait aucune explication raisonnable . — Mais , dis -je , lorsqu' il saura que Wilhelm Storitz est mêlé à cette affaire ... — Il n' en sera que plus désireux de l' éclaircir , répondit M . Stepark . Veuillez m' attendre , messieurs . Je vais directement au palais , et , avant une demi-heure , j' aurai rapporté l' autorisation de perquisitionner dans la maison du boulevard Tékéli . — Où nous vous accompagnerons , dit le capitaine Haralan . — Si cela vous plaît , capitaine , et vous aussi , monsieur Vidal , accorda le chef de police . — Moi , dit le docteur Roderich , je vous laisserai aller avec M . Stepark et ses agents . J' ai hâte de retourner à l' hôtel , où vous reviendrez , après la perquisition terminée . — Et après arrestation faite , s' il y a lieu » déclara M . Stepark , qui me parut décidé à mener rondement cette affaire . Il partit pour le palais , et le docteur sortit en même temps que lui , se rendant à l' hôtel , où nous irions le retrouver . Le capitaine Haralan et moi nous restâmes dans le cabinet du chef de police . Peu de propos furent échangés . Nous allions donc franchir la porte de cette maison ... Son propriétaire s' y trouvait-il en ce moment ? ... Je me demandais si le capitaine Haralan pourrait se contenir lorsqu' il serait en sa présence . M . Stepark reparut après une demi-heure d' absence . Il rapportait l' autorisation de perquisitionner , et avait mandat de prendre toutes mesures qui lui sembleraient nécessaires . « Maintenant , messieurs , nous dit-il , veuillez sortir avant moi . J' irai d' un côté , mes agents de l' autre , et , dans vingt minutes , nous serons à la maison Storitz . Est -ce convenu ? — C' est convenu » , répondit le capitaine Haralan . Et tous deux , quittant la Maison de Ville , nous descendîmes vers le quai Batthyani . La direction prise par M . Stepark le faisait passer par le nord de la ville , tandis que ses agents , deux à deux , traversaient les quartiers du centre . Le capitaine Haralan et moi , après avoir atteint l' extrémité de la rue Étienne-1er , nous suivîmes le quai le long du Danube . Le temps était couvert . Les nuages grisâtres et boursouflés chassaient rapidement de l' Est . Sous la fraîche brise , les embarcations donnaient une forte bande , en sillonnant les eaux jaunâtres du fleuve . Des couples de cigognes et de grues , faisant tête au vent , jetaient des cris aigus . Il ne pleuvait pas , mais les hautes vapeurs menaçaient de se résoudre en averses torrentielles . Excepté dans le quartier commerçant , rempli à cette heure de la foule des citadins et des paysans , les passants étaient rares . Cependant , si le chef de la police et ses agents fussent venus avec nous , cela aurait pu attirer l' attention , et mieux valait s' être séparés en quittant la Maison de Ville . Le capitaine Haralan continuait à garder le silence . Je craignais toujours qu' il ne fût pas maître de lui et qu' il ne se livrât à quelque acte de violence s' il rencontrait Wilhelm Storitz . Aussi regrettais -je presque que M . Stepark nous eût permis de l' accompagner . Un quart d' heure nous suffit pour atteindre , au bout du quai Batthyani , l' angle occupé par l' hôtel Roderich . Aucune des fenêtres du rez-de-chaussée n' était encore ouverte , pas plus que celles des chambres de Mme Roderich et de sa fille . Quel contraste avec l' animation de la veille ! Le capitaine Haralan s' arrêta , et ses regards s' attachèrent un instant à ces persiennes closes . Un soupir s' échappa de sa poitrine , sa main esquissa un geste menaçant , mais il ne prononça pas une parole . Le coin tourné , nous remontâmes le boulevard Tékéli , et nous fîmes halte près de la maison Storitz . Un homme se promenait devant la porte , les mains dans les poches , en indifférent . C' était le chef de police . Le capitaine Haralan et moi nous le rejoignîmes ainsi qu' il était convenu . Presque aussitôt , apparurent six agents en bourgeois , qui , sur un signe de M . Stepark , se rangèrent le long de la grille . Avec eux se trouvait un serrurier , réquisitionné pour le cas où la porte ne s' ouvrirait pas . Les fenêtres de la maison Storitz étaient fermées comme d' habitude . Les rideaux du belvédère , tirés intérieurement , rendaient les vitres opaques . « Il n' y a personne , sans doute , dis -je à M . Stepark . — Nous allons le savoir , me répondit-il . Mais je serais étonné que la maison fût vide . Voyez cette fumée qui s' échappe de la cheminée , à gauche . » En effet , un filet de vapeur fuligineuse s' échevelait au-dessus du toit . « Si le maître n' est pas chez lui , ajouta M . Stepark , il est probable que le domestique est là , et , pour nous ouvrir , peu importe que ce soit l' un ou l' autre . » À part moi , étant donné la présence du capitaine Haralan , j' eusse préféré que Wilhelm Storitz fût absent et même qu' il eût quitté Ragz . Le chef de la police fit résonner le heurtoir fixé à l' un des panneaux de la grille . Puis nous attendîmes que quelqu'un parût ou que la porte fût ouverte de l' intérieur . Une minute s' écoula . Personne . Second coup de heurtoir ... « On a l' oreille dure dans cette maison » , murmura M . Stepark . Puis , se retournant vers le serrurier : « Faites » , dit-il . Cet homme choisit un outil dans son trousseau . Le bec-de-cane seul étant engagé dans la gâche , la porte céda sans difficulté . Le chef de police , le capitaine Haralan et moi , nous entrâmes dans la cour . Quatre des agents nous accompagnaient , tandis que les deux autres restaient à l' extérieur . Au fond , un perron de trois marches montait à la porte d' entrée de l' habitation , fermée comme celle de la grille . M . Stepark heurta deux fois avec sa canne . Il ne fut pas répondu . Aucun bruit ne se fit entendre à l' intérieur de la maison . Le serrurier gravit les degrés du perron et introduisit une de ses clefs dans la serrure . Il était possible que celle -ci fût fermée à plusieurs tours , et même que les verrous eussent été poussés en dedans , si Wilhelm Storitz , ayant aperçu les agents , voulait les empêcher d' entrer . Il n' en fut rien . La serrure joua . La porte s' ouvrit aussitôt . « Entrons » , dit M . Stepark . Le corridor était éclairé à la fois par l' imposte grillagé ménagé au-dessus de la porte , et , au fond , par le vitrage d' une seconde porte donnant accès dans le jardin . Le chef de police fit quelques pas dans ce corridor , et cria d' une voix forte : « Y a-t-il quelqu'un ici ? » Pas de réponse , même quand cet appel eut été jeté une seconde fois . Aucun bruit à l' intérieur de cette maison . À peine si , en prêtant l' oreille , en y appliquant toute notre attention , nous crûmes percevoir comme une sorte de glissement dans une des chambres latérales ... Mais c' était une illusion , sans doute . M . Stepark s' avança jusqu' au fond du corridor . Je marchais derrière lui , et le capitaine Haralan me suivait . Un des agents était resté de garde sur le perron de la cour . La porte ouverte , on put d' un coup d' œil parcourir tout le jardin . Il était enclos de murs sur une superficie d' environ deux à trois mille toises . Une pelouse , qui n' avait pas été fauchée depuis longtemps , et dont les hautes herbes traînaient , à demi flétries , en occupait le centre . Tout autour courait une allée sinueuse bordée de taillis fort épais . Au-delà de ces taillis on apercevait des arbres élevés , plantés sans doute le long des murs , et dont les têtes devaient dominer l' épaulement des fortifications . Tout dénotait l' incurie et l' abandon . Le jardin fut visité . Les agents n' y découvrirent personne , bien que les allées fussent marquées de pas récents . Les fenêtres , de ce côté , étaient closes de contrevents , sauf la dernière du premier étage , par laquelle s' éclairait l' escalier . « Ces gens -là ne devaient pas tarder à rentrer , fit observer le chef de police , puisque la porte était simplement tirée et non fermée à double tour ... à moins qu' ils n' aient eu l' éveil , et qu' ils n' aient pris la clef des champs . — Vous pensez qu' ils ont pu savoir ? ... répliquai -je . Non , je m' attends plutôt à ce qu' ils reviennent d' un instant à l' autre . » M . Stepark secoua la tête d' un air de doute . « D' ailleurs , ajoutai -je , cette fumée qui s' échappe de l' une des cheminées prouve qu' il y a du feu quelque part . — Cherchons le feu » , répondit le chef de police . Après avoir constaté que le jardin était désert comme la cour , et que personne n' y était caché , M . Stepark nous pria de rentrer dans la maison , et la porte du corridor fut refermée derrière nous . Ce corridor desservait quatre pièces . De l' une d' elles , du côté du jardin , on avait fait la cuisine . Une autre n' était à vrai dire que la cage de l' escalier qui montait au premier étage , puis au grenier . Ce fut par la cuisine que la perquisition débuta . Un des agents alla ouvrir la fenêtre et en repoussa les contrevents , percés d' une étroite ouverture en losange , qui ne laissait pas pénétrer assez de jour . Rien de plus simple , de plus rudimentaire que le mobilier de cette cuisine , -- un fourneau de fonte , dont le tuyau se perdait sous l' auvent d' une vaste cheminée , de chaque côté une armoire , au milieu une table , deux chaises paillées et deux escabeaux de bois , divers ustensiles accrochés aux murs , dans un angle , une horloge au tic-tac régulier , et dont les poids indiquaient qu' elle avait été remontée de la veille . Dans le fourneau brûlaient encore quelques morceaux de charbon qui produisaient la fumée vue du dehors . « Voici la cuisine , dis -je , mais le cuisinier ? ... — Et son maître ? ... ajouta le capitaine Haralan . — Continuons nos recherches » , répondit M . Stepark . Les deux autres chambres du rez-de-chaussée , qui prenaient jour sur la cour , furent visitées successivement . L' une , le salon , était garnie de meubles d' un travail ancien , en vieilles tapisseries d' origine allemande très usées par place . Sur la tablette de la cheminée à gros chenets de fer , reposait une pendule rocaille d' assez mauvais goût . Ses aiguilles arrêtées et la poussière étalée sur le cadran indiquaient qu' elle ne servait plus depuis longtemps . À l' un des panneaux , en face de la fenêtre , était appendu un portrait dans son cadre ovale , avec ce nom , dans un cartouche : Otto Storitz . Nous regardions cette peinture , vigoureuse de dessin , rude de couleurs , signée d' un artiste inconnu , une véritable œuvre d' art . Le capitaine Haralan ne pouvait détacher ses yeux de cette toile . Pour mon compte , la figure d' Otto Storitz me causait une impression profonde . Était -ce la disposition de mon esprit qui m' y poussait ? ... Ou plutôt ne subissais -je pas , à mon insu , l' influence du milieu ? ... Quoi qu' il en soit , ici , dans ce salon abandonné , le savant m' apparaissait comme un être fantastique . Avec cette tête puissante , cette chevelure en broussaille , ce front démesuré , ces yeux d' une ardeur de braise , cette bouche aux lèvres frémissantes , il me semblait que le portrait était vivant , qu' il allait s' élancer hors de son cadre , et s' écrier d' une voix venue de l' autre monde : « Que faites -vous ici ? ... Quelle audace est la vôtre de troubler mon repos ! » La fenêtre du salon , fermée de persiennes , laissait passer la lumière . Il n' avait pas été nécessaire de l' ouvrir , et , dans cette pénombre relative , peut-être le portrait gagnait-il en étrangeté et nous impressionnait-il davantage . Le chef de police parut frappé de la ressemblance qui existait entre Otto et Wilhelm Storitz . « À la différence d' âge près , me fit-il observer , ce portrait pourrait être aussi bien celui du fils que celui du père . Ce sont les mêmes yeux , le même front , la même tête placée sur de larges épaules . Et cette physionomie diabolique ! ... On serait tenté de les exorciser l' un comme l' autre . — Oui , répliquai -je , cette ressemblance est surprenante . » Le capitaine Haralan semblait cloué devant cette toile , comme si l' original eût été devant lui . « Venez -vous , capitaine ? » lui dis -je . Nous passâmes de ce salon dans la chambre voisine , en traversant le corridor . C' était le cabinet de travail , très en désordre . Des rayons de bois blanc , encombrés de volumes non reliés pour la plupart , des ouvrages de mathématiques , de chimie et de physique principalement . Dans un coin , plusieurs instruments , des appareils , des machines , des bocaux , un fourneau portatif , quelques cornues et alambics , divers échantillons de métaux dont quelques-uns m' étaient inconnus , tout ingénieur que je sois . Au milieu de la pièce , sur une table chargée de papiers et d' ustensiles de bureau , trois ou quatre volumes des œuvres complètes d' Otto Storitz . À côté de ces volumes , un manuscrit . En me penchant , je pus constater que ce manuscrit , signé également de ce nom célèbre , était relatif à une étude sur la lumière . Papiers , volumes et manuscrit furent saisis et mis sous scellés . La perquisition faite dans ce cabinet ne donna aucun autre résultat qui pût être de nature à nous édifier . Nous allions en sortir , lorsque M . Stepark aperçut sur la cheminée une fiole de forme bizarre en verre bleuté . Fut -ce pour obéir à un sentiment de curiosité ou à ses instincts de policier , M . Stepark avança la main pour prendre cette fiole afin de l' examiner de plus près . Mais il est à croire qu' il fit un faux mouvement , car la fiole , qui était posée sur le bord de la tablette , tomba au moment où il allait la saisir et se brisa sur le carreau . Une liqueur très fluide de couleur jaunâtre s' en échappa . Extrêmement volatile , elle se réduisit aussitôt en une vapeur d' une odeur singulière que je n' aurais pu comparer à aucune autre , mais faible en somme , car notre odorat n' en fut que peu affecté . « Ma foi , dit M . Stepark , elle est tombée à propos , cette fiole . — Elle renfermait , sans doute , quelque composition inventée par Otto Storitz , dis -je . — Son fils doit en avoir la formule , et il saura bien en refaire » , répondit M . Stepark . Puis , se dirigeant vers la porte : « Au premier étage » , dit-il , en recommandant à deux de ses agents de rester dans le corridor . Au fond , en face de la cuisine , se trouvait la cage d' un escalier à rampe de bois , dont les marches craquaient sous le pied . Sur le palier s' ouvraient deux chambres contiguës , dont les portes n' étaient point fermées à clef , et il suffit d' en tourner le bouton de cuivre pour s' y introduire . La première , au-dessus du salon , devait être la chambre de Wilhelm Storitz . Elle ne contenait qu' un lit de fer , une table de nuit , une armoire à linge en chêne , une toilette montée sur pieds de cuivre , un canapé , un fauteuil de gros velours , et deux chaises . Pas de rideaux au lit , pas de rideaux aux fenêtres , un mobilier , on le voit , réduit au strict nécessaire . Aucun papier , ni sur la cheminée , ni sur une petite table ronde placée dans un angle . La couverture était encore défaite à cette heure matinale , mais que le lit eût été occupé pendant la nuit , nous ne pouvions que le supposer . Toutefois , en s' approchant de la toilette , M . Stepark observa que la cuvette contenait de l' eau avec quelques bulles savonneuses à sa surface . « À supposer , dit-il , que vingt-quatre heures se fussent écoulées depuis que l' on s' est servi de cette eau , les bulles seraient dissoutes . D' où je conclus que notre homme a fait sa toilette ici -même , ce matin , avant de sortir . — Aussi est-il possible qu' il rentre , répétai -je , à moins qu' il n' aperçoive vos agents . — S' il voit mes agents , mes agents le verront , et ils ont ordre de me l' amener . Mais je ne compte guère qu' il se laisse prendre . » En ce moment , on entendit un bruit comme le craquement d' un parquet mal assujetti sur lequel on marche . Ce bruit semblait venir de la pièce à côté , au-dessus du cabinet de travail . Il existait une porte de communication entre la chambre à coucher et cette pièce , ce qui évitait de revenir au palier pour passer de l' une à l' autre . Avant le chef de police , le capitaine Haralan s' élança d' un bond vers cette porte , l' ouvrit brusquement ... Mais nous nous étions trompés . Il n' y avait personne . Il était possible , après tout , que ce bruit fût venu de l' étage supérieur , c' est-à-dire du grenier par lequel on accédait au belvédère . Cette seconde chambre était encore plus sommairement meublée que la première , un cadre tendu d' une sangle de forte toile , un matelas très aplati par l' usage , de gros draps rugueux , une couverture de laine , deux chaises dépareillées , un pot à eau et une cuvette de grès sur la cheminée dont l' âtre ne renfermait pas la moindre parcelle de cendres , quelques vêtements d' étoffe épaisse accrochés aux patères d' un portemanteau , un bahut , ou plutôt un coffre de chêne , qui servait à la fois d' armoire et de commode , et dans lequel M . Stepark trouva du linge en assez grande quantité . Cette chambre était évidemment celle du vieux serviteur Hermann . Le chef de police savait d' ailleurs , par les rapports de ses agents , que si la fenêtre de la première chambre à coucher s' ouvrait quelquefois pour l' aération , celle de cette seconde chambre donnant aussi sur la cour demeurait invariablement fermée . On put le constater matériellement en examinant l' espagnolette , d' un jeu très difficile , et les ferrures des persiennes , mangées de rouille . En tout cas , ladite chambre était vide , et pour peu qu' il en fût ainsi du grenier , du belvédère et de la cave située sous la cuisine , c' est que , décidément , le maître et le serviteur avaient quitté la maison et peut-être avec l' intention de n' y plus rentrer . « Vous n' admettez pas , demandai -je à M . Stepark , que Wilhelm Storitz ait pu être informé de cette perquisition ? — Non , à moins qu' il n' ait été caché dans mon cabinet , monsieur Vidal , ou dans celui de son Excellence , lorsque nous causions de cette affaire ! — Quand nous sommes arrivés sur le boulevard Tékéli , il est possible qu' ils nous aient aperçus . — Soit ! mais comment seraient -ils sortis ? — En gagnant la campagne par-derrière . — Ils n' auraient pas eu le temps de passer par-dessus les murs du jardin , qui sont très élevés , et , de l' autre côté , d' ailleurs , c' est le fossé des fortifications qu' on ne peut franchir . » L' opinion du chef de police était donc bien que Wilhelm Storitz et Hermann étaient déjà hors de la maison avant que nous y fussions entrés . Nous sortîmes de cette chambre par la porte du palier . À l' instant précis où nous attaquions la première marche pour monter au second étage , nous entendîmes tout à coup l' escalier réunissant le premier au rez-de-chaussée craquer fortement , comme si quelqu'un l' eût monté ou descendu à pas rapides . Presque aussitôt , il y eut un bruit de chute suivi d' un cri de douleur . Nous nous penchâmes sur la rampe , et nous aperçûmes un des agents restés en surveillance dans le couloir qui se relevait en se frottant les reins . « Qu' y a-t-il , Ludwig ? » interrogea M . Stepark . L' agent expliqua qu' il se tenait debout sur la deuxième marche de l' escalier , quand son attention avait été attirée par les craquements que nous avions entendus . En se retournant alors brusquement pour en reconnaître la cause , il est à supposer qu' il avait mal calculé ses mouvements , car , ses deux talons glissant à la fois , il était tombé à la renverse , au grand dommage de ses reins . Cet homme ne pouvait s' expliquer sa chute . Il eût juré qu' on lui avait tiré ou poussé les pieds , pour lui faire perdre l' équilibre . Mais cela n' était pas admissible , puisqu'il était seul au rez-de-chaussée , avec son collègue resté en surveillance à la porte principale donnant sur la cour . « Hum ! ... » fit M . Stepark d' un air soucieux . En une minute , le second étage fut atteint . Cet étage ne comprenait que le grenier qui s' étendait d' un pignon à l' autre , éclairé par d' étroits vasistas ménagés dans la toiture , et il fut aisé de constater d' un coup d' œil que personne ne s' y était réfugié . Au centre , une échelle assez raide conduisait au belvédère qui dominait les combles , et à l' intérieur duquel on s' introduisait par une trappe qui basculait au moyen d' un contrepoids . « Cette trappe est ouverte , fis -je observer à M . Stepark , qui avait déjà mis un pied sur l' échelle . — En effet , monsieur Vidal , et il vient par là un courant d' air . D' où ce bruit que nous avons entendu . La brise est forte aujourd'hui , et la girouette crie à la pointe du toit . — Cependant , répondis -je , on eût dit plutôt un bruit de pas . — Qui donc aurait marché , puisqu'il n' y a personne ? — À moins que là-haut , monsieur Stepark ? ... — Dans cette niche aérienne ? ... » Le capitaine Haralan écoutait les propos échangés entre le chef de police et moi . Il se contenta de dire en indiquant le belvédère : « Montons . » M . Stepark gravit le premier les échelons , en s' aidant d' une grosse corde qui pendait jusqu' au plancher . Le capitaine Haralan d' abord , moi ensuite , nous grimpions après lui . Il était probable que trois personnes suffiraient à remplir cet étroit lanterneau . En effet , ce n' était qu' une sorte de cage carrée de huit pieds sur huit , et haute d' une dizaine . Il y faisait assez sombre , bien qu' un vitrage fût établi entre les montants solidement encastrés dans les poutres du faîtage . Cette obscurité tenait à ce que d' épais rideaux de laine étaient rabattus , ainsi que nous l' avions remarqué du dehors . Mais , dès qu' ils furent relevés , la lumière pénétra largement à travers le vitrage . Par les quatre faces du belvédère , le regard pouvait parcourir tout l' horizon de Ragz . Rien ne gênait la vue , plus étendue qu' à la terrasse de l' hôtel Roderich , moins toutefois qu' à la tour de Saint-Michel et au donjon du château . Je revis de là le Danube à l' extrémité du boulevard , la cité se développant vers le Sud , dominée par le beffroi de la Maison de Ville , par la flèche de la cathédrale , par le donjon de la colline de Wolkang , et autour , les vastes prairies de la puszta , bordée de ses lointaines montagnes . J' ai hâte de dire qu' il en fut du belvédère comme du restant de la maison . On n' y trouva personne . Il fallait que M . Stepark en prît son parti , cette descente de police ne donnerait aucun résultat , et on ne saurait rien encore des mystères de la maison Storitz . J' avais pensé que ce belvédère servait peut-être à des observations astronomiques et qu' il renfermait des appareils pour l' étude du ciel . Erreur . Pour tout meuble , une table et un fauteuil en bois . Sur la table , se trouvaient quelques papiers , et , entre autres , un numéro de la gazette qui m' avait appris , à Budapest , le prochain anniversaire d' Otto Storitz . Ces papiers furent saisis , comme les précédents . Sans doute , c' était ici que le fils se reposait , au sortir de son cabinet de travail , ou , plus exactement , de son laboratoire . Dans tous les cas , il avait lu cet article , qui était marqué , de sa main évidemment , par une croix à l' encre rouge . Soudain une violente exclamation se fit entendre , une exclamation de surprise et de colère . Le capitaine Haralan avait aperçu , sur une tablette fixée à l' un des montants , une boîte en carton qu' il venait d' ouvrir ... Et qu' avait-il retiré de cette boîte ? ... La couronne nuptiale enlevée pendant la soirée des fiançailles à l' hôtel Roderich . Ainsi , plus de doute sur l' intervention de Wilhelm Storitz . Nous étions en possession d' une preuve matérielle , et nous n' étions plus réduits à de simples présomptions . Que lui ou un autre fût le coupable , c' était , en tout cas , à son profit qu' avait été accompli ce vol bizarre , dont le mobile et l' explication nous échappaient d' ailleurs . « Doutez -vous toujours , mon cher Vidal ? » s' écria le capitaine Haralan , dont la voix tremblait de colère . M . Stepark gardait le silence . Dans cette étrange affaire , il y avait encore une grande part d' inconnu . Si la culpabilité de Wilhelm Storitz était incontestable , on ignorait par quels moyens il avait agi , et il n' était pas certain qu' on réussît jamais à le savoir . Pour moi , à qui le capitaine Haralan s' adressait d' une manière plus directe , je ne répondis pas . Qu' aurais -je pu répondre en effet ? ... « N' est -ce pas ce misérable , continua-t-il , qui est venu nous insulter , en nous jetant à la face ce Chant de la Haine , comme un outrage au patriotisme magyar ? Vous ne l' avez pas vu , mais vous l' avez entendu ! ... Il était là , s' il échappait à nos regards ! ... Quant à cette couronne souillée par sa main , je ne veux pas qu' il en reste une feuille ! ... » M . Stepark l' arrêta , au moment où il allait la déchirer . « N' oubliez pas que c' est une pièce à conviction , dit-il , et qui peut servir si , comme je le pense , cette affaire a des suites . » Le capitaine Haralan lui remit la couronne , et nous descendîmes l' escalier , après avoir une dernière fois visité inutilement toutes les chambres de la maison . Les portes du perron et de la grille furent fermées à clef , les scellés y furent apposés et la maison resta en l' état d' abandon où nous l' avions trouvée . Toutefois , sur l' ordre de leur chef , deux agents demeurèrent en surveillance aux environs , Après avoir pris congé de M . Stepark , qui nous demanda de garder le secret sur cette perquisition , le capitaine Haralan et moi , nous revînmes à l' hôtel Roderich , en suivant le boulevard . Mon compagnon ne pouvait se contenir , et sa colère débordait en phrases et en gestes d' une grande violence . J' eusse vainement essayé de le calmer . J' espérais , d' ailleurs , que Wilhelm Storitz avait quitté ou quitterait la ville , lorsqu' il saurait que sa demeure avait été visitée et que la police possédait la preuve du rôle joué par lui dans cette affaire . Je me bornai à dire : « Mon cher Haralan , je comprends votre colère , je comprends que vous ne vouliez pas laisser impunies ces insultes . Mais n' oubliez pas que M . Stepark nous a demandé le secret . — Et mon père ? ... Et votre frère ? ... Ne vont -ils pas s' informer du résultat de la perquisition ? — Évidemment , mais nous leur répondrons tout simplement que nous n' avons pu rencontrer Wilhelm Storitz , et qu' il ne doit plus être à Ragz , ce qui me paraît probable , d' ailleurs . — Vous ne direz pas que la couronne a été découverte chez lui ? — Si , mieux vaut qu' ils le sachent . Mais inutile d' en parler à votre mère et à votre sœur . À quoi bon aggraver leurs inquiétudes ? À votre place , je dirais que la couronne a été retrouvée dans le jardin de l' hôtel et je la rendrais à votre sœur . » Malgré sa répugnance , le capitaine Haralan convint que j' avais raison , et il fut convenu que j' irais chercher la couronne chez M . Stepark , qui ne refuserait sans doute pas de s' en dessaisir . Cependant , il me tardait d' avoir revu mon frère , de l' avoir mis au courant , et il me tardait plus encore que son mariage fût accompli . Dès notre arrivée à l' hôtel , le domestique nous introduisit dans le cabinet où le docteur nous attendait avec Marc . Leur impatience était extrême , et nous fûmes interrogés avant même d' avoir franchi la porte . Quelles furent leur surprise , leur indignation , au récit de ce qui venait de se passer dans la maison du boulevard Tékéli ! Mon frère ne parvenait pas à se maîtriser . Comme le capitaine Haralan , il voulait châtier Wilhelm Storitz avant que la justice fût intervenue . En vain je lui objectai que son ennemi avait sûrement quitté la ville . « S' il n' est pas à Ragz , s' écriait-il , il est à Spremberg ! » J' eus grand-peine à le modérer , et il fallut que le docteur joignît ses instances aux miennes . « Mon cher Marc , dit le docteur , écoutez les conseils de votre frère , et laissons s' éteindre cette affaire si pénible pour notre famille . Le silence sur tout ceci , et on aura bientôt oublié . » Mon frère , la tête entre ses mains , faisait peine à voir . Je sentais tout ce qu' il devait souffrir . Que n' aurais -je pas donné pour être plus vieux de quelques jours , pour que Myra Roderich fût enfin Myra Vidal ! Le docteur ajouta qu' il verrait le gouverneur de Ragz . Wilhelm Storitz était étranger , et son Excellence n' hésiterait pas à prendre un arrêté d' expulsion contre lui . L' urgent , c' était d' empêcher que les faits dont l' hôtel Roderich avait été le théâtre pussent se renouveler , dût -on renoncer à en donner une explication satisfaisante . Quant à croire que Wilhelm Storitz disposât , comme il s' en était vanté , d' un pouvoir surhumain , personne ne pouvait l' admettre . En ce qui concerne Mme Roderich et sa fille , je fis valoir les raisons qui commandaient un silence absolu . Elles ne devaient savoir , ni que la police eût agi , ni qu' elle eût démasqué Wilhelm Storitz . Ma proposition relative à la couronne fut acceptée . Marc l' aurait , par hasard , retrouvée dans le jardin de l' hôtel . Il serait ainsi démontré que tout cela provenait d' un mauvais plaisant , que l' on finirait par découvrir et que l' on châtierait comme il le méritait . Le jour même , je retournai à la Maison de Ville , où je réclamai la couronne à M . Stepark . Il consentit à me la remettre , et je la rapportai à l' hôtel . Le soir , nous étions réunis dans le salon avec Mme Roderich et sa fille , lorsque Marc , après s' être absenté un instant , rentra en disant : « Myra ... ma chère Myra ... voyez ce que je vous rapporte ! ... — Ma couronne ! ... s' écria Myra , en s' élançant vers mon frère . — Oui , répondit Marc , là ... dans le jardin ... je l' ai trouvée derrière un massif où elle était tombée . — Mais comment ? ... comment ? ... répétait Mme Roderich . — Comment ? répondait le docteur . Un intrus qui s' était introduit parmi nos invités . Il ne faut plus penser à cette absurde aventure . — Merci , merci , mon cher Marc » , dit Myra , tandis qu' une larme coulait de ses yeux . Les journées qui suivirent n' amenèrent aucun nouvel incident . La ville reprenait sa tranquillité habituelle . Rien n' avait transpiré de la perquisition opérée dans la maison du boulevard Tékéli , et personne ne prononçait le nom de Wilhelm Storitz . Il n' y avait plus qu' à attendre patiemment -- ou plutôt impatiemment -- le jour où serait célébré le mariage de Marc et de Myra Roderich . Je consacrai tout le temps que me laissait mon frère à différentes promenades aux environs de Ragz . Quelquefois , le capitaine Haralan m' accompagnait . Il était rare alors que nous ne prissions pas le boulevard Tékéli pour sortir de la ville . Visiblement , la maison suspecte l' attirait . D' ailleurs , cela nous permettait de voir qu' elle était toujours déserte , et toujours gardée par deux agents . Si Wilhelm Storitz avait paru , la police aurait été immédiatement avertie de son retour et on l' eût mis en état d' arrestation . Mais nous eûmes bientôt une preuve de son absence et la certitude qu' on ne pouvait , actuellement du moins , le rencontrer dans les rues de Ragz . En effet , convoqué le 29 mai par M . Stepark , j' appris de sa bouche que la cérémonie d' anniversaire d' Otto Storitz avait eu lieu , le 25 , à Spremberg . La cérémonie avait attiré , paraît-il , un nombre considérable de spectateurs , non seulement la population de Spremberg , mais aussi des milliers de curieux venus des villes voisines et même de Berlin . Le cimetière n' avait pu contenir une telle foule . De là , accidents multiples , quelques personnes étouffées , lesquelles trouvèrent , le lendemain , dans le cimetière une place qu' elles n' avaient pu y trouver ce jour -là . On ne l' a pas oublié , Otto Storitz avait vécu et était mort en pleine légende . Tous ces superstitieux s' attendaient à quelque prodige posthume . Des phénomènes fantastiques devaient s' accomplir à cet anniversaire . À tout le moins , le savant Prussien sortirait de sa tombe , et il ne serait pas surprenant qu' à ce moment l' ordre universel fût singulièrement dérangé . La terre , modifiant son mouvement sur son axe , se mettrait à tourner de l' Est à l' Ouest , rotation anormale dont les conséquences amèneraient un bouleversement universel du système solaire ! ... Etc . Tels étaient les bruits qui couraient la foule . Toutefois , en dernière analyse , les choses s' étaient passées de la manière la plus régulière . La pierre tombale ne s' était pas soulevée . Le mort n' avait point quitté sa demeure sépulcrale , et la terre avait continué de se mouvoir suivant les règles établies depuis le commencement du monde . Mais , ce qui nous touchait davantage , c' est que le fils d' Otto Storitz assistait en personne à cette cérémonie . C' était la preuve matérielle qu' il avait effectivement quitté Ragz . J' espérais , quant à moi , que c' était avec la formelle intention de n' y plus jamais revenir . Je m' empressais de communiquer cette nouvelle à Marc et au capitaine Haralan . Cependant , bien que le bruit de cette affaire se fût notablement assoupi , le gouverneur de Ragz ne laissait pas de s' en inquiéter encore . Que les prodigieux phénomènes , dont personne n' avait pu donner une explication plausible , fussent dus à quelque tour d' adresse merveilleusement exécuté ou à toute autre cause , ils n' en avaient pas moins troublé la ville , et il convenait d' empêcher qu' ils vinssent à se renouveler . Qu' on ne s' étonne donc pas si son Excellence fut vivement impressionnée , lorsque le chef de police lui fit connaître la situation de Wilhelm Storitz vis-à-vis de la famille Roderich et quelles menaces il avait proférées ! Aussi , lorsque le gouverneur connut les résultats de la perquisition , résolut-il de sévir contre cet étranger . En somme , il y avait eu vol , vol commis par Wilhelm Storitz , ou à son profit par un complice . Si donc il n' eût pas quitté Ragz , on l' aurait arrêté , et , une fois entre les quatre murs d' une prison , il n' est pas probable qu' il en eût pu sortir sans être vu , comme il était entré dans les salons de l' hôtel Roderich . C' est pourquoi , le 30 mai , la conversation suivante s' engagea entre son Excellence et M . Stepark . « Vous n' avez rien appris de nouveau ? — Rien , monsieur le gouverneur . — Il n' y a aucune raison de croire que Wilhelm Storitz ait l' intention de revenir à Ragz ? — Aucune . — Sa maison est toujours surveillée ? — Jour et nuit . — J' ai dû écrire à Budapest , reprit le gouverneur , à propos de cette affaire dont le retentissement a été plus considérable peut-être qu' elle ne le mérite , et je suis invité à prendre des mesures pour y mettre fin . — Tant que Wilhelm Storitz n' aura pas reparu à Ragz , répondit le chef de police , il n' y aura rien à craindre de lui , et nous savons de source certaine qu' il était à Spremberg le 25. — En effet , monsieur Stepark , mais il peut être tenté de reparaître ici , et c' est cela qu' il faut empêcher . — Rien de plus facile , monsieur le gouverneur . Comme il s' agit d' un étranger , il suffira d' un arrêté d' expulsion ... — Un arrêté , interrompit le gouverneur , qui lui interdira , non seulement la ville de Ragz , mais tout le territoire austro-hongrois . — Dès que j' aurai cet arrêté , monsieur le gouverneur , répondit le chef de police , je le ferai signifier à tous les postes de la frontière . » L' arrêté fut signé séance tenante , et le territoire du royaume interdit à Wilhelm Storitz . Ces mesures étaient de nature à rassurer le docteur , sa famille , ses amis . Mais nous étions loin d' avoir pénétré les secrets de cette affaire , et plus loin encore d' imaginer les péripéties qu' elle nous réservait . La date du mariage approchait . Bientôt , le soleil du 1er juin , date définitivement choisie , se lèverait sur l' horizon de Ragz . Je constatais , non sans une vive satisfaction , que Myra , si impressionnable qu' elle fût , semblait n' avoir pas gardé souvenir de ces inexplicables incidents . Il est vrai que le nom de Wilhelm Storitz n' avait jamais été prononcé ni devant elle , ni devant sa mère . J' étais son confident . Elle me parlait de ses projets d' avenir , sans trop savoir s' ils se réaliseraient . Marc et elle iraient -ils s' installer en France ? Oui , mais pas immédiatement . Se séparer de son père et de sa mère serait pour elle un trop gros chagrin . « Mais , disait-elle , il n' est question maintenant que d' aller pour quelques semaines à Paris , où vous nous accompagnerez , n' est -ce pas ? — Certes ! ... À moins que vous ne vouliez pas de moi , cependant . — C' est que , deux nouveaux époux , c' est une assez maussade compagnie en voyage . — Je tâcherai de m' y faire » , répondis -je d' un ton résigné . Le docteur approuvait ce départ . Quitter Ragz un mois ou deux , cela valait mieux à tous égards . Sans doute Mme Roderich serait très affectée de l' absence de sa fille , mais elle aurait le bon sens de s' y résigner . De son côté , pendant les heures qu' il passait près de Myra , Marc oubliait , ou plutôt il s' efforçait d' oublier . Par contre , lorsqu' il se retrouvait seul avec moi , il lui revenait des craintes que j' essayais vainement de dissiper . Invariablement , il me disait : « Tu ne sais rien de nouveau , Henri ? — Rien , mon cher Marc » , répondais -je non moins invariablement , et c' était la pure vérité . Un jour , il crut devoir ajouter : « Si tu savais quelque chose , si , en ville , ou par M . Stepark , tu entendais parler ... — Je t' avertirais , Marc . — Je t' en voudrais de me cacher quoi que ce soit . — Je ne te cacherai rien , sois tranquille . Mais je t' assure qu' on ne s' occupe plus de cette affaire . Jamais la ville n' a été plus calme . Les uns vont à leurs affaires , les autres à leurs plaisirs , et les cours du marché se maintiennent en grande hausse . — Tu plaisantes , Henri ... — C' est pour te prouver que je n' ai plus aucune appréhension . — Et pourtant , dit Marc dont le visage s' assombrit , si cet homme ... — Bah ! il n' est pas si bête . Il se doute bien qu' il serait arrêté s' il mettait le pied sur le territoire austro-hongrois , et il y a en Allemagne nombre de foires où il aura l' occasion d' exercer ses talents de bateleur . — Ainsi , cette puissance dont il parle ... — C' est bon pour les enfants , cela ! — Tu n' y crois pas ? — Pas plus que tu n' y crois toi -même . Donc , mon cher Marc , borne -toi à compter les heures , à compter les minutes qui te séparent du grand jour ... Tu n' as rien de mieux à faire , sinon recommencer le calcul quand il est fini . — Ah ! mon ami ! ... s' écria Marc tristement . — Tu n' es pas raisonnable , Marc . Myra l' est plus que toi . — C' est qu' elle ne sait pas ce que je sais . — Ce que tu sais ? ... Parbleu , tu sais que le personnage en question n' est plus à Ragz , qu' il ne peut y revenir , que nous ne le reverrons jamais , entends -tu bien ! Si cela ne suffit pas à te tranquilliser ! ... — Que veux -tu , Henri , j' ai des pressentiments ... Il me semble ... — C' est insensé , mon pauvre Marc ! Tiens ! crois -moi , retourne près de Myra . Cela te fera voir la vie plus en rose . — Oui , tu as raison . Je ne devrais jamais la quitter , pas un instant ! » Pauvre frère ! Il me faisait mal à voir , mal à entendre . Ses craintes s' accroissaient à mesure que s' approchait le jour de son mariage . Et , moi -même , pour être franc , j' attendais ce jour avec une involontaire angoisse . D' autre part , si je pouvais compter sur Myra , sur son influence pour calmer mon frère , je ne savais plus quel moyen employer à l' égard du capitaine Haralan . Le jour où il avait appris que Wilhelm Storitz était à Spremberg , ce n' était pas sans peine que j' étais parvenu à empêcher son départ . Il n' y a guère que deux cents lieues tout au plus entre Spremberg et Ragz . En quatre jours cette distance peut être franchie . Enfin , nous l' avions retenu , mais , malgré les raisons que son père et moi nous faisions valoir , en dépit de l' évidente utilité de laisser cette affaire tomber dans l' oubli , il y revenait sans cesse , et je craignais toujours qu' il ne nous échappât . Un matin , il vint me trouver , et , dès le début de la conversation , je compris qu' il avait résolu de partir . « Vous ne ferez pas cela , mon cher Haralan , déclarai -je , vous ne le ferez pas ... Une rencontre entre ce Prussien et vous est impossible . Je vous supplie de ne pas quitter Ragz . — Mon cher Vidal , me répondit le capitaine d' un ton qui indiquait une résolution farouche , il faut que ce misérable soit puni . — Et il le sera tôt ou tard , n' en doutez pas ! m' écriai -je . Mais la seule main qui doive s' abattre sur lui , c' est la main de la police . » Le capitaine Haralan sentait que j' avais raison . Toutefois , il ne voulait pas se rendre . « Mon cher Vidal , répondit-il d' un ton qui ne laissait pas d' espoir , nous ne voyons pas , nous ne pouvons voir les choses de la même façon . Ma famille , qui va devenir celle de votre frère , a été outragée , et je ne tirerais pas vengeance de ces outrages ? ... — Non , c' est à la justice de le faire . — Comment le ferait-elle , si cet homme ne revient pas ? ... Or , le gouverneur a signé ce matin un arrêté d' expulsion qui rend impossible le retour de Storitz . Il faut donc que j' aille où il est , où il doit être du moins , à Spremberg . — Soit , répliquai -je , en dernier argument , mais attendez au moins le mariage de votre sœur . Encore quelques jours de patience et , alors , je serai le premier à vous conseiller de partir . Je vous accompagnerai même à Spremberg . » Je le pressai avec tant de chaleur que l' entretien se termina par sa promesse formelle qu' il se ferait violence , à la condition que , le mariage célébré , je ne m' opposerais plus à son projet , et que je partirais avec lui . Elles allaient me paraître interminables , les heures qui nous séparaient du 1er juin . Car en somme , tout en regardant comme un devoir de rassurer les autres , je n' étais pas sans éprouver quelques inquiétudes . Aussi m' arrivait-il souvent de remonter ou de descendre le boulevard Tékéli , poussé par je ne sais quel pressentiment . La maison Storitz était toujours telle qu' on l' avait laissée après la descente de police , portes fermées , fenêtres closes , cour et jardin déserts . Sur le boulevard , quelques agents dont la surveillance s' étendait jusqu' au parapet des anciennes fortifications et sur la campagne environnante . Aucune tentative pour rentrer dans cette maison n' avait été faite ni par le maître , ni par le serviteur . Et pourtant , ce que c' est que l' obsession , malgré tout ce que je disais à Marc et au capitaine Haralan , en dépit de ce que je me disais à moi -même , j' aurais vu une fumée s' échapper de la cheminée du laboratoire , une figure apparaître derrière les vitres du belvédère , je n' en eusse pas été surpris . En réalité , alors que la population ragzienne , revenue de sa première épouvante , ne parlait plus de cette affaire , c' était le docteur Roderich , c' était mon frère , c' était le capitaine Haralan , c' était moi -même que hantait le fantôme de Wilhelm Storitz . Ce jour -là , 30 mai , afin de me distraire dans l' après-midi , je me dirigeai vers le pont de l' île Svendor pour gagner la rive droite du Danube . Avant d' arriver au pont , je passai devant le débarcadère au moment où une gabare à passagers arrivait de l' amont . Alors revinrent à ma mémoire les incidents de mon voyage , ma rencontre avec cet Allemand , son attitude provocante , le sentiment d' antipathie qu' il m' avait inspiré à première vue , puis , quand je le croyais débarqué à Vukovar , les paroles qu' il avait prononcées . Car c' était bien lui qui les avait prononcées , ces paroles menaçantes . J' avais reconnu sa voix dans le salon de l' hôtel Roderich . Même articulation , même dureté , même rudesse teutonne . Sous l' empire de ces idées , je regardais un à un les passagers qui s' arrêtaient à Ragz . Je cherchais la pâle figure , les yeux étranges , la physionomie diabolique de ce personnage ... Mais , comme on dit , j' en fus pour ma peine . À six heures , j' allai , suivant mon habitude , prendre place à la table de famille . Mme Roderich me sembla mieux portante , à peu près remise de ses émotions . Mon frère oubliait tout auprès de Myra , à la veille du jour où elle serait sa femme . Le capitaine Haralan lui -même paraissait plus calme , quoique un peu sombre . J' étais décidé à faire l' impossible pour animer ce petit monde et dissiper les derniers nuages du souvenir . Je fus heureusement secondé par Myra , charme et joie de cette soirée qui se prolongea assez tard . Sans se faire prier , elle se mit au clavecin , et nous chanta de vieilles chansons magyares , comme pour effacer cet abominable Chant de la Haine , qui avait retenti dans ce salon . Au moment de nous retirer , elle me dit en souriant : « Demain , monsieur Henri , n' allez pas oublier ... — Oublier , mademoiselle ? ... répondis -je sur le ton plaisant qu' elle venait de prendre . — Oui , oublier que c' est le jour de l' audience du gouverneur , du « baillage de licence » , pour employer l' expression consacrée . — Ah ! vraiment ! c' est demain ! ... — Et que vous êtes un des témoins de votre frère ... — Vous avez raison de me le rappeler , mademoiselle Myra . Témoin de mon frère ! ... Je ne m' en souvenais déjà plus . — Cela ne m' étonne pas . J' ai remarqué que vous aviez parfois des distractions ... — Je m' en accuse , mais je n' en aurai pas demain , je vous le promets ... Et pourvu que Marc n' en ait pas plus que moi ... — Je réponds de lui . Ainsi donc , à quatre heures précises . — Quatre heures , mademoiselle Myra ? ... Et moi qui croyais que c' était à cinq heures et demie ! ... Soyez donc sans crainte . Je serai là à quatre heures moins dix . — Bonsoir ! ... Bonsoir au frère de Marc , qui va devenir le mien . — Bonsoir , mademoiselle Myra , bonsoir ! » Le lendemain , Marc eut quelques courses à faire dans la matinée . Il me parut avoir repris toute sa tranquillité , et je le laissai aller seul . De mon côté , d' ailleurs , par surcroît de prudence , et pour avoir , si c' était possible , la certitude que Wilhelm Storitz n' avait pas été revu à Ragz , je me rendis à la Maison de Ville . À M . Stepark , auprès de qui je fus immédiatement introduit , je demandai s' il avait quelque nouvelle information . « Aucune , monsieur Vidal , me répondit-il , vous pouvez être certain que notre homme n' a pas reparu à Ragz . — Est-il encore à Spremberg ? — Tout ce que je puis affirmer , c' est qu' il y était encore , il y a quatre jours . — Vous en avez reçu l' avis ? — Oui , par un courrier de la police allemande , qui me confirme le fait . — Cela me rassure . — Et moi , cela m' ennuie , monsieur Vidal . Ce diable d' homme -- et diable est le mot -- me paraît peu disposé à jamais franchir la frontière . — C' est tant mieux , monsieur Stepark ! — C' est tant mieux pour vous , mais , comme policier , j' aurais aimé à lui mettre la main au collet , à tenir cette espèce de sorcier entre quatre murs ! ... Enfin , plus tard , peut-être ... — Oh ! plus tard , après le mariage , tant que vous voudrez , monsieur Stepark . » Je me retirai en remerciant le chef de police . À quatre heures de l' après-midi , nous étions réunis dans le salon de l' hôtel Roderich . Deux carrosses attendaient sur le boulevard Tékéli , -- l' un pour Myra , son père , sa mère et un ami de la famille , le juge Neuman , l' autre pour Marc , le capitaine Haralan , un de ses camarades , le lieutenant Armgard , et moi . M . Neuman et le capitaine Haralan étaient les témoins de la mariée , le lieutenant Armgard et moi , ceux de Marc . Ainsi que le capitaine Haralan me l' avait expliqué , il ne s' agissait pas , ce jour -là , de procéder au mariage proprement dit , mais à une cérémonie préparatoire en quelque sorte . C' est seulement après en avoir reçu l' autorisation du gouverneur , que le mariage pourrait être célébré le lendemain à la cathédrale . Jusque -là , les fiancés , s' ils n' étaient pas mariés au sens parfait du mot , n' en seraient pas moins fortement liés l' un à l' autre , puisque , dans le cas où un obstacle imprévu viendrait ensuite empêcher l' union projetée , ils seraient condamnés à un célibat perpétuel . Il serait possible de retrouver dans la féodalité française quelques traces de cette coutume , qui a quelque chose de paternel , puisque le chef paraît ainsi se considérer comme le père des citoyens , et qui s' était perpétuée à Ragz jusqu' à nos jours . La jeune fiancée portait une robe charmante et de bon goût , Mme Roderich une toilette très simple bien que très riche . Le docteur et le juge étaient , comme mon frère et moi , en habit de cour , et les deux officiers en uniforme de grande tenue . Quelques personnes attendaient sur le boulevard la sortie des voitures , femmes et jeunes filles du peuple , dont un mariage excite toujours la curiosité . Mais , il était probable que le lendemain , à la cathédrale , la foule serait considérable , juste hommage rendu à la famille Roderich . Les deux carrosses franchirent la porte principale de l' hôtel , tournèrent le coin du boulevard , suivirent le quai Batthyani , la rue du Prince-Miloch , la rue Ladislas , et arrivèrent à la grille du palais du gouverneur . Les curieux se trouvaient en plus grand nombre sur la place et dans la cour du palais . Peut-être , après tout , le souvenir des premiers incidents les avait-il attirés . Peut-être se demandaient -ils si un nouveau phénomène n' allait pas s' accomplir . Les voitures pénétrèrent dans la cour d' honneur et stationnèrent devant le perron . Un instant après , Mlle Myra au bras de son père , Mme Roderich au bras de M . Neuman , puis Marc , le capitaine Haralan , le lieutenant Armgard et moi , nous avions pris place dans la salle des fêtes , éclairée de hautes fenêtres à vitraux de couleur et boisée de panneaux sculptés du plus grand prix . Au centre , une large table portait deux magnifiques corbeilles de fleurs . En qualité de père et de mère , M . et Mme Roderich vinrent s' asseoir de chaque côté des fauteuils réservés aux fiancés . En arrière , prirent place les quatre témoins , M . Neuman et le capitaine Haralan à gauche , le lieutenant Armgard et moi , à droite . Un maître des cérémonies annonça le gouverneur . Tout le monde se leva à son entrée . Celui -ci s' assit sur son trône , puis demanda aux parents s' ils consentaient au mariage de leur fille avec Marc Vidal . Ce fut ensuite aux deux fiancés que le gouverneur posa les questions d' usage : « Marc Vidal , promettez -vous de prendre Myra Roderich pour épouse ? — Je le jure , répondit mon frère , à qui on avait fait la leçon . — Myra Roderich , promettez -vous de prendre Marc Vidal pour époux ? — Je le jure , répondit Mlle Myra . — Nous , gouverneur de Ragz , prononça alors Son Excellence , en vertu des pouvoirs qui nous ont été conférés par l' Impératrice-Reine , et conformément aux franchises séculaires de la ville de Ragz , baillons licence de mariage à Marc Vidal et à Myra Roderich . Voulons et ordonnons que ledit mariage soit célébré dès demain , en la forme régulière , dans l' église cathédrale de la ville . » Ainsi s' étaient passées les choses dans leur simplicité habituelle . Aucun prodige n' avait troublé l' audience , et , bien que cette idée m' eût un instant traversé l' esprit , ni l' acte sur lequel furent apposées les signatures ne fut déchiré , ni les plumes arrachées de la main des mariés ou des témoins . Décidément , Wilhelm Storitz était à Spremberg -- il pouvait y rester pour la joie de ses compatriotes ! -- ou , s' il était à Ragz , c' est alors qu' il avait épuisé son pouvoir . Maintenant , que ce sorcier surfait le voulût ou non , Myra Roderich serait la femme de Marc Vidal , ou elle ne le serait de personne . Nous étions au 1er juin . Cette date si impatiemment attendue , il avait semblé qu' elle n' arriverait jamais ! Nous y étions enfin . Quelques heures encore , et la cérémonie du mariage allait s' accomplir à la cathédrale de Ragz . L' appréhension qu' avait pu laisser dans notre esprit le souvenir des inexplicables incidents qui remontaient alors à une douzaine de jours , s' était entièrement effacée après l' audience du gouverneur . Je me levai de bonne heure . Mais si pressé que je fusse , Marc l' était plus encore , et il m' avait devancé . Je n' avais pas fini de m' habiller lorsqu' il entra chez moi . Il était déjà en tenue de marié . Il rayonnait de bonheur , et pas une ombre n' obscurcissait ce rayonnement . Il m' embrassa avec effusion , et je le pressai sur mon cœur . « Myra , me dit-il , m' a recommandé de te rappeler ... — Que c' est pour aujourd'hui , répondis -je en riant . Eh bien , dis -lui que si je n' ai pas manqué l' heure de l' audience du gouverneur , je ne manquerai pas celle de la cathédrale . Hier , j' ai réglé ma montre sur le beffroi . Mais toi -même , mon cher Marc , tâche de ne pas te faire attendre ! Tu sais que ta présence est indispensable , et qu' on ne pourrait commencer sans toi ! » Il me quitta , et je me hâtai d' achever ma toilette , bien qu' il fût à peine neuf heures du matin . Nous avions pris rendez -vous à l' hôtel . C' est de là que devaient partir les voitures . Ne fût -ce que pour mettre mon exactitude en valeur , j' arrivai plus tôt qu' il ne fallait -- ce qui me vaudrait un joli sourire de la mariée -- , et je m' installai dans le salon . L' une après l' autre se présentèrent les personnes -- disons les personnages , étant donné la solennité de la circonstance -- qui avaient figuré la veille à la cérémonie du palais . Tous étaient , comme la veille , en costumes de gala . Les deux officiers portaient croix et médailles sur leurs splendides uniformes du régiment des Confins militaires . Myra Roderich , -- et pourquoi ne dirais -je pas Myra Vidal , puisque les deux fiancés étaient déjà liés en fait par l' ordonnance du gouverneur -- Myra , en toilette blanche , robe de moire à traîne , corsage brodé de fleurs d' oranger , était habillée à ravir . À son côté s' épanouissait le bouquet de mariée , et sur sa chevelure blonde reposait la couronne nuptiale , d' où retombait en longs plis son voile de tulle blanc . Cette couronne , c' était celle que lui avait rapportée mon frère . Elle n' en avait pas voulu d' autre . En entrant dans le salon avec sa mère , elle vint vers moi et me tendit la main . Je la lui serrai affectueusement , fraternellement . Puis , la joie éclatant dans ses yeux : « Ah ! frère , s' écria-t-elle , que je suis heureuse ! » Ainsi , des vilains jours passés , des tristes épreuves auxquelles avait été soumise cette honnête famille , il ne restait aucune trace . Il n' était pas jusqu' au capitaine Haralan qui ne parût avoir tout oublié . La preuve en est qu' il me dit en me serrant la main : « Non ... N' y pensons plus ! » Voici quel était le programme de cette journée , programme qui avait reçu l' approbation générale . À dix heures moins le quart , départ pour la cathédrale , où le gouverneur de Ragz , les autorités et les notabilités de la ville se trouveraient à l' arrivée des jeunes époux . Présentations et compliments , après la messe de mariage , à la signature des actes dans la sacristie de Saint-Michel . Retour pour le déjeuner qui devait réunir une cinquantaine de convives . Le soir , dans les salons de l' hôtel , fête pour laquelle avaient été envoyées près de deux cents invitations . Les carrosses furent occupés de la même manière que la veille : le premier par la mariée , le docteur , Mme Roderich et M . Neuman ; le second par Marc et les trois autres témoins . En revenant de la cathédrale , Marc et Myra Vidal , à jamais unis , prendraient place dans la même voiture . D' autres équipages étaient allés chercher les personnes qui devaient composer le cortège .