À MA MÈRE Depuis des années , j' ai si bien pris l' habitude de causer mentalement avec mes amis absents , connus et inconnus , que j' éprouve aujourd'hui le besoin de le faire à voix haute . Je serais un ingrat , si je ne les remerciais pour tout ce que je leur dois . Depuis que j' ai commencé d' écrire cette longue histoire de Jean-Christophe , c' est avec et pour eux que j' écris . Ils m' ont encouragé , suivi avec patience , réchauffé de leur sympathie . Si j' ai pu leur faire quelque bien , ils m' en ont fait beaucoup plus . Mon ouvrage est le fruit de nos pensées unies . Lorsque j' ai débuté , je n' osais pas espérer que nous serions plus d' une poignée d' amis : mon ambition ne dépassait pas la maison de Socrate . Mais , d' année en année , j' ai senti davantage combien nous étions de frères à aimer les mêmes choses , à souffrir des mêmes choses , en province comme à Paris , hors de France comme en France . J' en ai eu la preuve , quand parut le volume , où Christophe , décharge sa conscience -- et la mienne , -- en disant son mépris pour La Foire sur la Place . Aucun de mes livres n' a éveillé un écho plus immédiat . C' est qu' il n' était pas seulement ma voix , mais celle de mes amis . Ils savent bien que Christophe est à eux autant qu' à moi . Nous avons mis en lui beaucoup de notre âme commune . Puisque Christophe leur appartient , je dois à ceux qui me lisent quelques explications sur le volume que je leur présente aujourd'hui . Pas plus que dans La Foire sur la Place , ils ne trouveront ici d' aventures de roman , et la vie du héros y semble interrompue . Il me faut exposer les conditions où j' ai entrepris l' ensemble de mon œuvre . J' étais isolé . J' étouffais , comme tant d' autres en France , dans un monde moral ennemi ; je voulais respirer , je voulais réagir contre une civilisation malsaine , contre une pensée corrompue par une fausse élite , je voulais dire à cette élite : « Tu mens , tu ne représentes pas la France . » Pour cela , il me fallait un héros aux yeux et au cœur purs , qui eût l' âme assez haute pour avoir le droit de parler , et la voix assez forte pour se faire entendre . J' ai bâti patiemment ce héros . Avant de me décider à écrire la première ligne de l' ouvrage , je l' ai porté en moi , dix ans ; Christophe ne s' est mis en route que quand j' avais déjà reconnu pour lui la route jusqu' au bout ; et tels chapitres de La Foire sur la Place , tels volumes de la fin de Jean-Christophe [ 1 ] , ont été écrits avant L' Aube , ou en même temps . La vision de la France , qui se reflète en Christophe et en Olivier , avait , dès le début , sa place marquée dans ce livre . Il n' y faut donc pas voir une déviation de l' œuvre , mais une halte prévue , en cours de route , une de ces grandes terrasses de la vie , d' où l' on contemple la vallée que l' on vient de traverser et l' horizon lointain vers lequel on va se remettre en marche . Il est clair que je n' ai jamais prétendu écrire un roman , dans ces derniers volumes ( La Foire sur la Place et Dans la Maison ) , pas plus que dans le reste de l' ouvrage . Qu' est -ce donc que cette œuvre ? Un poème ? -- Qu' avez -vous besoin d' un nom ? Quand vous voyez un homme , lui demandez -vous s' il est un roman ou un poème ? C' est un homme que j' ai créé . La vie d' un homme ne s' enferme point dans le cadre d' une forme littéraire . Sa loi est en elle ; et chaque vie a sa loi . Son régime est celui d' une force de la nature . Certaines vies humaines sont des lacs tranquilles , d' autres de grands cieux clairs où voguent les nuages , d' autres des plaines fécondes , d' autres des cimes déchiquetées . Jean-Christophe m' est apparu comme un fleuve ; je l' ai dit , dès les premières pages . -- Il est , dans le cours des fleuves , des zones où ils s' étendent , semblent dormir , reflétant la campagne qui les entoure , et le ciel . Ils n' en continuent pas moins de couler et changer ; et parfois , cette immobilité feinte recouvre un courant rapide , dont la violence se fera sentir plus loin , au premier obstacle . Telle est l' image de ce volume de Jean-Christophe . Et maintenant que le fleuve s' est longuement amassé , absorbant les pensées de l' une et de l' autre rives , il va reprendre son cours vers la mer , -- où nous allons tous . R . R . Janvier 1909 J' ai un ami ! ... Douceur d' avoir trouvé une âme , où se blottir au milieu de la tourmente , un abri tendre et sûr où l' on respire enfin , attendant que s' apaisent les battements d' un cœur haletant ! N' être plus seul , ne devoir plus rester armé toujours , les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles , jusqu' à ce que la fatigue vous livre à l' ennemi ! Avoir le cher compagnon , entre les mains duquel on a remis tout son être , -- qui a remis en vos mains tout son être . Boire enfin le repos , dormir tandis qu' il veille , veiller tandis qu' il dort . Connaître la joie de protéger celui qu' on aime et qui se confie à vous comme un petit enfant . Connaître la joie plus grande de s' abandonner à lui , de sentir qu' il tient vos secrets , qu' il dispose de vous . Vieilli , usé , lassé de porter depuis tant d' années la vie , renaître jeune et frais dans le corps de l' ami , goûter avec ses yeux le monde renouvelé , étreindre avec ses sens les belles choses passagères , jouir avec son cœur de la splendeur de vivre ... Souffrir même avec lui ... Ah ! même la souffrance est joie , pourvu qu' on soit ensemble ! J' ai un ami ! Loin de moi , près de moi , toujours en moi . Je l' ai , je suis à lui . Mon ami m' aime . Mon ami m' a . L' amour a nos âmes en une âme mêlées . La vie passe . Le corps et l' âme s' écoulent comme un flot . Les ans s' inscrivent sur la chair de l' arbre qui vieillit . Le monde entier des formes s' use et se renouvelle . Toi seule ne passes pas , immortelle Musique . Tu es la mer intérieure . Tu es l' âme profonde . Dans tes prunelles claires , la vie ne mire pas son visage morose . Au loin de toi s' enfuient , troupeau de nuées , les jours brûlants , glacés , fiévreux , que l' inquiétude chasse , que jamais rien ne fixe . Toi seule ne passes pas . Tu es en dehors du monde . Tu es un monde , à toi seule . Tu as ton soleil , qui mène ta ronde des planètes , ta gravitation , tes nombres et tes lois . Tu as la paix des étoiles , qui tracent dans le champ des espaces nocturnes leur sillon lumineux , -- charrues d' argent que mène l' invisible bouvier . Musique , amie sereine , ta lumière lunaire est douce aux yeux fatigués par le brutal éclat du soleil d' ici-bas . L' âme qui se détourne de l' abreuvoir commun , où les hommes pour boire remuent la vase avec leurs pieds , se presse sur ton sein et suce à tes mamelles le ruisseau de lait du rêve . Musique , vierge mère , qui portes en ton corps immaculé toutes les passions , qui contiens dans le lac de tes yeux couleur de joncs , couleur de l' eau vert-pâle qui coule des glaciers , tout le bien , tout le mal , -- tu es par delà le mal , tu es par delà le bien ; qui chez toi fait son nid vit en dehors des siècles ; la suite de ses jours ne sera qu' un seul jour ; et la mort qui tout mord s' y brisera les dents . Musique qui berças mon âme endolorie , Musique qui me l' as rendue calme , ferme et joyeuse , -- mon amour et mon bien , -- je baise ta bouche pure , dans tes cheveux de miel je cache mon visage , j' appuie mes paupières qui brûlent sur la paume douce de tes mains . Nous nous taisons , nos yeux sont clos , et je vois la lumière ineffable de tes yeux , et je bois le sourire de ta bouche muette ; et blotti sur ton cœur , j' écoute le battement de la vie éternelle . Come , quando i vapori umidi e spessi A diradar cominciansi , la spera Del sol debilemente entra per essi ... PURG . XVII . Le grondement du fleuve monte derrière la maison . La pluie bat les carreaux depuis le commencement du jour . Une buée d' eau ruisselle sur la vitre au coin fêlé . Le jour jaunâtre s' éteint . Il fait tiède et fade dans la chambre . Le nouveau-né s' agite dans son berceau . Bien que le vieux ait laissé , pour entrer , ses sabots à la porte , son pas a fait craquer le plancher : l' enfant commence à geindre . La mère se penche hors de son lit , afin de le rassurer ; et le grand-père allume la lampe en tâtonnant , pour que le petit n' ait pas peur de la nuit . La flamme éclaire la figure rouge du vieux Jean-Michel , sa barbe blanche et rude , son air bourru et ses yeux vifs . Il vient près du berceau . Son manteau sent le mouillé ; il traîne en marchant ses gros chaussons bleus . Louisa lui fait signe de ne pas s' approcher . Elle est d' un blond presque blanc ; ses traits sont tirés ; sa douce figure mouton est marquée de taches de rousseur ; elle a des lèvres pâles et grosses , qui ne parviennent pas à se rejoindre et qui sourient avec timidité ; elle couve l' enfant des yeux -- des yeux très bleus , très vagues , où la prunelle est un point tout petit , mais infiniment tendre . L' enfant s' éveille et pleure . Son regard trouble s' agite . Quelle épouvante ! Les ténèbres , l' éclat brutal de la lampe , les hallucinations d' un cerveau à peine dégagé du chaos , la nuit étouffante et grouillante qui l' entoure , l' ombre sans fond d' où se détachent , comme des jets aveuglants de lumière , des sensations aiguës , des douleurs , des fantômes : ces figures énormes qui se penchent sur lui , ces yeux qui le pénètrent , qui s' enfoncent en lui , et qu' il ne comprend pas ! ... Il n' a pas la force de crier ; la terreur le cloue immobile , les yeux , la bouche ouverts , soufflant du fond de la gorge . Sa grosse tête boursouflée se plisse de grimaces lamentables et grotesques ; la peau de sa figure et de ses mains est brune , violacée , avec des taches jaunâtres ... -- Bon Dieu ! qu' il est laid ! fit le vieux , d' un ton convaincu . Il alla reposer la lampe sur la table . Louisa fit une moue de petite fille grondée . Jean-Michel la regarda du coin de l' œil , et rit . -- Tu ne voudrais pas que je te dise qu' il est beau ? Tu ne me croirais pas . Allons , ce n' est pas de ta faute . Ils sont tous comme cela . L' enfant sortit de l' immobilité stupide où le plongeaient la flamme de la lampe et le regard du vieux . Il se mit à crier . Peut-être sentait-il dans les yeux de sa mère une caresse qui l' engageait à se plaindre . Elle lui tendit les bras , et dit : -- Donnez-le -moi . Le vieux commença par faire des théories , selon son habitude : -- On ne doit pas céder aux enfants , quand ils pleurent . Il faut les laisser crier . Mais il vint , prit le petit , et grogna : -- Je n' en ai jamais vu d' aussi laid . Louisa saisit l' enfant de ses mains fiévreuses et le cacha contre son sein . Elle le contempla avec un sourire confus et ravi : -- Oh ! mon pauvre petit , dit-elle toute honteuse , que tu es laid , que tu es laid , comme je t' aime ! Jean-Michel retourna près du feu ; il se mit à tisonner , d' un air grognon ; mais un sourire démentait la solennité maussade de son visage . -- Bonne fille , dit-il . Va , ne te tourmente pas , il a le temps de changer . Et puis , qu' est -ce que cela fait ? On ne lui demande qu' une chose , c' est de devenir un brave homme . L' enfant s' était apaisé au contact du tiède corps maternel . On l' entendait téter avec un halètement goulu . Jean-Michel se renversa légèrement dans sa chaise , et répéta avec emphase : -- Il n' y a rien de plus beau qu' un honnête homme . Il se tut un instant , méditant s' il ne conviendrait pas de développer cette pensée ; mais il ne trouva rien de plus à dire ; et , après un silence , il reprit d' un ton irrité : -- Comment se fait-il que ton mari ne soit pas ici ? -- Je crois qu' il est au théâtre , dit timidement Louisa . Il a répétition . -- Le théâtre est fermé . Je viens de passer devant . C' est encore un de ses mensonges . -- Non , ne l' accusez pas toujours ! J' aurai mal compris . Il doit être retenu par une de ses leçons . -- Il devrait être rentré , fit le vieux , mécontent . Il hésita un instant , puis demanda d' un ton plus bas , un peu honteux : -- Est -ce qu' il a ... de nouveau ? -- Non , père , non , père , dit précipitamment Louisa . Le vieux la regarda ; elle évita son regard . -- Ce n' est pas vrai , tu mens . Elle pleura silencieusement . -- Bon Dieu ! cria le vieillard , en donnant un coup de pied au foyer . Le tisonnier tomba bruyamment . La mère et l' enfant tressaillirent . -- Père , je vous en prie , dit Louisa , il va pleurer . L' enfant hésita quelques secondes s' il devait crier ou continuer son repas ; mais ne pouvant faire l' un et l' autre à la fois , il se remit au dernier . Jean-Michel continua d' une voix plus sourde , avec des éclats de colère : -- Qu' ai -je fait au bon Dieu pour avoir cet ivrogne de fils ? C' est bien la peine d' avoir vécu comme j' ai vécu , de m' être privé de tout ! ... Mais toi , toi , tu n' es donc pas capable de l' empêcher ? Car enfin , sacrebleu ! c' est ton rôle . Si tu le retenais au logis ! ... Louisa pleurait plus fort . -- Ne me grondez pas encore , je suis déjà si malheureuse ! J' ai fait tout ce que j' ai pu . Si vous saviez comme j' ai peur , quand je suis seule ! Il me semble que j' entends toujours son pas dans l' escalier . Alors j' attends que la porte s' ouvre , et je me demande : Mon Dieu ! comment va-t-il paraître ? ... Cela me rend malade d' y songer . Elle était secouée par ses sanglots . Le vieux s' inquiéta . Il vint près d' elle , ramena les couvertures défaites sur ses épaules qui tremblaient , et lui caressa la tête , de sa grosse main : -- Allons , allons , n' aie pas peur , je suis là . Elle s' apaisa à cause du petit , et essaya de sourire . -- J' ai eu tort de vous dire cela . Le vieux la regarda en hochant la tête : -- Ma pauvre fille , ce n' est pas un joli cadeau que je t' ai fait là . -- C' est ma faute à moi , dit-elle . Il ne devait pas m' épouser . Il a regret de ce qu' il a fait . -- Que veux -tu qu' il regrette ? -- Vous le savez bien . Vous -même , vous avez été fâché que sois devenue sa femme . -- Ne parlons plus de cela . C' est vrai . J' ai été un peu chagrin . Un garçon comme lui , -- je peux bien le dire sans te blesser , -- élevé avec soin , musicien distingué , un véritable artiste , -- il aurait pu prétendre à d' autres partis qu' à toi , qui n' avais rien , qui étais d' une autre classe , et pas même du métier . Un Krafft épouser une fille qui ne fût pas musicienne , cela ne s' était pas vu depuis plus de cent ans ! -- Mais tu sais bien tout de même que je ne t' en ai pas voulu , et que j' ai de l' affection pour toi , depuis que je te connais . Puis , quand le choix est fait , il n' y a plus à y revenir : il ne reste qu' à faire son devoir , honnêtement . Il retourna s' asseoir , prit un temps , et dit avec la solennité qu' il apportait à tous ses aphorismes : -- La première chose dans la vie , c' est de faire son devoir . Il attendit un démenti , cracha sur le feu ; puis , comme ni la mère ni l' enfant n' élevaient d' objection , il voulut continuer , -- et se tut . Ils ne disaient plus mot . Jean-Michel , près du feu , Louisa , assise dans son lit , rêvaient tristement tous les deux . Le vieux , quoi qu' il eût dit , pensait au mariage de son fils , avec amertume . Louisa y pensait aussi , et elle s' accusait , bien qu' elle n' eût rien à se reprocher . Elle était domestique , quand elle avait épousé , à la surprise de tous , et surtout à la sienne , Melchior Krafft , le fils de Jean-Michel . Les Krafft étaient sans fortune , mais considérés dans la petite ville rhénane , où le vieux s' était établi , il y avait presque un demi-siècle . Ils étaient musiciens de père en fils et connus des musiciens de tout le pays , entre Cologne et Mannheim . Melchior était violon au Hof-Theater ; et Jean-Michel avait dirigé naguère les concerts du grand-duc . Le vieillard fut profondément humilié du mariage de Melchior ; il bâtissait de grands espoirs sur son fils ; il eût voulu en faire l' homme éminent qu' il n' avait pu être lui -même . Ce coup de tête ruinait ses ambitions . Aussi avait-il tempêté d' abord et couvert de malédictions Melchior et Louisa . Mais , comme il était un brave homme , il avait pardonné à sa bru , dès qu' il avait appris à la mieux connaître ; et même , il s' était pris pour elle d' une affection paternelle , qui se traduisait le plus souvent par des rebuffades . Nul ne pouvait comprendre ce qui avait poussé Melchior à ce mariage , -- Melchior moins que personne . Ce n' était certes pas la beauté de Louisa . Rien en elle n' était fait pour séduire : elle était petite , pâlotte et frêle ; et elle faisait un singulier contraste avec Melchior et Jean-Michel , tous deux hauts et larges , des colosses à la figure rouge , au poing solide , mangeant bien , buvant sec , aimant rire , et faisant grand bruit . Elle semblait écrasée par eux ; on ne la remarquait guère ; et elle cherchait à s' effacer encore plus . Si Melchior avait eu bon cœur , on eût pu croire qu' il avait préféré à tout autre avantage la simple bonté de Louisa ; mais il était l' homme le plus vain . Qu' un garçon de son espèce , assez beau et ne l' ignorant pas , très fat , non sans talent , et pouvant prétendre à quelque riche parti , capable même -- qui sait ? -- de tourner la tête à une de ses élèves bourgeoises , ainsi qu' il s' en vantait , eût été brusquement choisir une fille du peuple , pauvre , sans éducation , sans beauté , qui ne lui avait fait aucune avance ... on eût dit une gageure ! Mais Melchior était de ces hommes qui font toujours le contraire de ce qu' on attend d' eux et de ce qu' ils en attendent eux -mêmes . Ce n' est pas qu' ils ne soient avertis : -- un homme averti en vaut deux , dit -on ... -- Ils font profession de n' être dupes de rien et de diriger leur barque à coup sûr , vers un but précis . Mais ils comptent sans eux : car ils ne se connaissent pas . Dans un de ces instants de vide qui leur sont habituels , ils laissent le gouvernail ; et quand les choses sont livrées à elles -mêmes , elles ont un malin plaisir à contrecarrer leurs maîtres . Le bateau laissé libre va droit contre l' écueil ; et l' intrigant Melchior épousa une cuisinière . Il n' était cependant ni ivre ni stupide , le jour où il s' engagea pour la vie avec elle ; et il ne subissait pas un entraînement passionné : il s' en fallait de beaucoup . Mais peut-être y a-t-il en nous d' autres puissances que l' esprit et le cœur , d' autres même que les sens , -- de mystérieuses puissances , qui prennent le commandement dans les instants de néant où s' endorment les autres ; et peut-être Melchior les avait-il rencontrées au fond des pâles prunelles qui le regardaient timidement , un soir qu' il avait abordé la jeune fille sur la berge du fleuve , et qu' il s' était assis près d' elle , dans les roseaux , -- sans savoir pourquoi , -- pour lui donner sa main . À peine marié , il se montra atterré de ce qu' il avait fait . Il ne le cacha point à la pauvre Louisa , qui , tout humble , lui en demandait pardon . Il n' était pas méchant , et le lui accordait volontiers ; mais , l' instant d' après , ses remords le reprenaient , au milieu de ses amis , ou chez ses riches élèves , maintenant dédaigneuses , qui ne tressaillaient plus au frôlement de sa main , quand il voulait rectifier la pose de leurs doigts sur le clavier . Il revenait alors avec une mine sombre , où Louisa , le cœur serré , lisait du premier coup d' œil les habituels reproches ; ou bien il s' attardait dans des stations au cabaret ; il y puisait le contentement de soi et l' indulgence pour autrui . Ces soirs -là il rentrait avec des éclats de rire , qui semblaient plus tristes à Louisa que les sous-entendus et la sourde rancune des autres jours . Elle se sentait un peu responsable des accès de déraison , où disparaissaient à chaque fois , avec l' argent de la maison , les faibles restes du bon sens de son mari . Melchior s' enlisait . À un âge où il aurait dû travailler sans répit à développer son médiocre talent , il se laissait glisser le long de la pente ; et d' autres prenaient sa place . Mais qu' importait sans doute à la force inconnue qui l' avait rapproché de la servante aux cheveux de lin ? Il avait rempli son rôle ; et le petit Jean-Christophe venait de prendre pied sur cette terre , où le poussait son destin . La nuit était tout à fait venue . La voix de Louisa arracha le vieux Jean-Michel à la torpeur où il s' abandonnait devant le feu , en pensant aux tristesses présentes et passées . -- Père , il doit être tard , disait affectueusement la jeune femme . Il faut rentrer chez vous , vous avez loin à aller . -- J' attends Melchior , répondit le vieillard . -- Non , je vous en prie , j' aime mieux que vous ne restiez pas . -- Pourquoi ? Le vieux leva la tête , et la regarda attentivement . Elle ne répondit pas . Il reprit : -- Tu as peur , tu ne veux pas que je le rencontre ? -- Eh bien , oui : cela ne servirait qu' à gâter encore les choses : vous vous fâcheriez ; je ne veux pas . Je vous en prie ! Le vieux soupira , se leva et dit : -- Allons . Il vint près d' elle , lui effleura le front de sa barbe râpeuse ; il demanda si elle n' avait besoin de rien , baissa la lumière de la lampe , et partit en heurtant les chaises , dans l' obscurité de la chambre . Mais il n' était pas dans l' escalier qu' il songeait à son fils revenant ivre ; et il s' arrêtait à chaque marche ; il imaginait mille dangers à le laisser rentrer seul ... Dans le lit , près de la mère , l' enfant s' agitait de nouveau . Une souffrance inconnue montait du fond de son être . Il se raidit contre elle . Il tordit son corps , il serra les poings , il fronça les sourcils . La douleur grandissait , tranquille , sûre de sa force . Il ne savait pas ce qu' elle était , ni jusqu' où elle allait . Elle lui paraissait immense , et ne devoir jamais prendre fin . Et il se mit à crier lamentablement . Sa mère le caressa avec de douces mains . Déjà la souffrance devenait moins aiguë . Mais il continuait de pleurer ; car il la sentait toujours près de lui , en lui . -- L' homme qui souffre peut diminuer son mal , en sachant d' où il vient ; il l' enferme par la pensée en un morceau de son corps , qui peut être guéri , arraché au besoin ; il en fixe les contours , il le sépare de lui . L' enfant n' a pas cette ressource trompeuse . Sa première rencontre avec la douleur est plus tragique et plus vraie . Comme son être même , elle lui semble sans limites ; il la sent installée dans son sein , assise dans son cœur , maîtresse de sa chair . Et cela est ainsi : elle n' en sortira plus qu' après l' avoir rongée . La mère le presse contre elle , avec de petits mots : « C' est fini , c' est fini , ne pleurons plus , mon jésus , mon petit poisson d' or ... Il continue toujours sa plainte entrecoupée . On dirait que cette misérable masse inconsciente et informe a le pressentiment de la vie de peines qui lui est réservée . Et rien ne peut l' apaiser ... Les cloches de Saint-Martin chantèrent dans la nuit . Leur voix était grave et lente . Dans l' air mouillé de pluie , elle cheminait comme un pas sur la mousse . L' enfant se tut au milieu d' un sanglot . La merveilleuse musique coulait doucement en lui , ainsi qu' un flot de lait . La nuit s' illuminait , l' air était tendre et tiède . Sa douleur s' évanouit , son cœur se mit à rire ; et il glissa dans le rêve , avec un soupir d' abandon . Les trois cloches tranquilles continuaient à sonner la fête du lendemain . Louisa rêvait aussi , en les écoutant , à ses misères passées et à ce que serait plus tard le cher petit enfant endormi auprès d' elle . Elle était depuis des heures étendue dans son lit , lasse et endolorie . Ses mains et son corps la brûlaient ; le lourd édredon de plumes l' écrasait ; elle se sentait meurtrie et oppressée par l' ombre ; mais elle n' osait remuer . Elle regardait l' enfant ; et la nuit ne l' empêchait pas de lire dans ses traits vieillots ... Le sommeil la gagnait , des images fiévreuses passaient dans son cerveau . Elle crut entendre Melchior ouvrir la porte , et son cœur tressauta . Par instants , le grondement du fleuve montait plus fort dans le silence , comme un mugissement de bête . La vitre sonna une ou deux fois encore sous le doigt de la pluie . Les cloches , plus lentement , chantèrent et s' éteignirent ; et Louisa s' endormit auprès de son enfant . Pendant ce temps , le vieux Jean-Michel attendait devant la maison , sous la pluie , la barbe mouillée de brouillard . Il attendait que son misérable fils revînt ; car sa tête , qui travaillait toujours , ne cessait de lui raconter des histoires tragiques , amenées par l' ivresse ; et , bien qu' il n' y crût pas , il n' aurait pu dormir une minute , cette nuit , s' il s' en était allé sans l' avoir vu rentrer . Le chant des cloches le rendait très triste ; car il se rappelait ses espérances déçues . Il pensait à ce qu' il faisait là , à cette heure , dans la rue . Et , de honte , il pleurait . Le vaste flot des jours se déroule lentement . Immuables , le jour et la nuit remontent et redescendent , comme le flux et le reflux d' une mer infinie . Les semaines et les mois s' écoulent et recommencent . Et la suite des jours est comme un même jour . Jour immense , taciturne , que marque le rythme égal de l' ombre et de la lumière , et le rythme de la vie de l' être engourdi qui rêve au fond de son berceau , -- ses besoins impérieux , douloureux ou joyeux , si réguliers que le jour et la nuit qui les ramènent semblent ramenés par eux . Le balancier de la vie se meut avec lourdeur . L' être s' absorbe tout entier dans sa pulsation lente . Le reste n' est que rêves , tronçons de rêves , informes et grouillants , une poussière d' atomes qui dansent au hasard , un tourbillon vertigineux qui passe et fait rire ou horreur . Des clameurs , des ombres mouvantes , des formes grimaçantes , des douleurs , des terreurs , des rires , des rêves , des rêves ... Tout n' est que rêve ... -- Et , parmi ce chaos , la lumière des yeux amis qui lui sourient , le flot de joie qui , du corps maternel , du sein gonflé de lait , se répand dans sa chair , la force qui est en lui et qui s' amasse énorme , inconsciente , l' océan bouillonnant qui gronde dans l' étroite prison de ce petit corps d' enfant . Qui saurait lire en lui verrait des mondes ensevelis dans l' ombre , des nébuleuses qui s' organisent , un univers en formation . Son être est sans limites . Il est tout ce qui est ... Les mois passent ... Des îles de mémoire commencent à surgir du fleuve de la vie . D' abord , d' étroits îlots perdus , des rochers qui affleurent à la surface des eaux . Autour d' eux , dans le demi-jour qui point , la grande nappe tranquille continue de s' étendre . Puis , de nouveaux îlots , que dore le soleil . De l' abîme de l' âme émergent quelques formes , d' une étrange netteté . Dans le jour sans bornes , qui recommence , éternellement le même , avec son balancement monotone et puissant , commence à se dessiner la ronde des jours qui se donnent la main ; leurs profils sont , les uns riants , les autres tristes . Mais les anneaux de la chaîne se rompent constamment , et les souvenirs se rejoignent par-dessus la tête des semaines et des mois ... Le Fleuve ... Les Cloches ... Si loin qu' il se souvienne , -- dans les lointains du temps , à quelque heure de sa vie que ce soit , -- toujours leurs voix profondes et familières chantent ... La nuit -- à demi endormi ... Une pâle lueur blanchit la vitre ... Le fleuve gronde . Dans le silence , sa voix monte toute-puissante ; elle règne sur les êtres . Tantôt elle caresse leur sommeil et semble près de s' assoupir elle -même , au bruissement de ses flots . Tantôt elle s' irrite , elle hurle , comme une bête enragée qui veut mordre . La vocifération s' apaise : c' est maintenant un murmure d' une infinie douceur , des timbres argentins , de claires clochettes , des rires d' enfants , de tendres voix qui chantent , une musique qui danse . Grande voix maternelle , qui ne s' endort jamais ! Elle berce l' enfant , ainsi qu' elle berça pendant des siècles , de la naissance à la mort , les générations qui furent avant lui ; elle pénètre sa pensée , elle imprègne ses rêves , elle l' entoure du manteau de ses fluides harmonies , qui l' envelopperont encore , quand il sera couché dans le petit cimetière qui dort au bord de l' eau et que baigne le Rhin ... Les cloches ... Voici l' aube ! Elles se répondent , dolentes , un peu tristes , amicales , tranquilles . Au son de leurs voix lentes , montent des essaims de rêves , rêves du passé , désirs , espoirs , regrets des êtres disparus , que l' enfant ne connut point , et que pourtant il fut , puisqu'il fut en eux , puisqu'ils revivent en lui . Des siècles de souvenirs vibrent dans cette musique . Tant de deuils , tant de fêtes ! -- Et , du fond de la chambre , il semble , en les entendant , qu' on voie passer les belles ondes sonores qui coulent dans l' air léger , les libres oiseaux , et le tiède souffle du vent . Un coin de ciel bleu sourit à la fenêtre . Un rayon de soleil se glisse sur le lit , à travers les rideaux . Le petit monde familier aux regards de l' enfant , tout ce qu' il aperçoit de son lit , chaque matin , en s' éveillant , tout ce qu' il commence , au prix de tant d' efforts , à reconnaître et à nommer , afin de s' en faire le maître , -- son royaume s' illumine . Voici la table où l' on mange , le placard où il se cache pour jouer , le carrelage en losanges sur lequel il se traîne , et le papier du mur , dont les grimaces lui content des histoires burlesques ou effrayantes , et l' horloge qui jacasse des paroles boiteuses , qu' il est seul à comprendre . Que de choses dans cette chambre ! Il ne les connaît pas toutes . Chaque jour , il repart en exploration dans cet univers qui est à lui : -- tout est à lui . -- Rien n' est indifférent , tout se vaut , un homme ou une mouche ; tout vit également : le chat , le feu , la table , les grains de poussière qui dansent dans un rayon de soleil . La chambre est un pays ; un jour est une vie . Comment se reconnaître au milieu de ces espaces ? Le monde est si grand ! On s' y perd . Et ces figures , ces gestes , ce mouvement , ce bruit , qui font autour de lui un tourbillon perpétuel ! ... Il est las , ses yeux se ferment , il s' endort . Les doux , les profonds sommeils , qui le prennent tout d' un coup , à toute heure , n' importe où , où il est , sur les genoux de sa mère , ou bien sous la table , où il aime à se cacher ! ... Il fait bon . On est bien ... Ces premières journées bourdonnent dans sa tête comme un champ de blé , que le vent agite , et sur lequel passent les grandes ombres des nuages ... Les ombres fuient , le soleil monte . Christophe commence à retrouver son chemin dans le dédale de la journée . Le matin ... Ses parents dorment . Il est dans son petit lit , couché sur le dos . Il regarde les raies lumineuses qui dansent au plafond . C' est un amusement sans fin . À un moment , il rit tout haut , d' un de ces bons rires d' enfant qui dilatent le cœur de ceux qui l' entendent . Sa mère se penche vers lui , et dit : « Qu' est -ce que tu as donc , petit fou ? » Alors il rit de plus belle , et peut-être même il se force à rire , parce qu' il a un public . Maman prend un air sévère , et met un doigt sur sa bouche , pour qu' il ne réveille pas le père ; mais ses yeux fatigués rient malgré elle . Ils chuchotent ensemble ... Brusquement , un grognement furieux du père . Ils tressautent tous deux . Maman tourne précipitamment le dos comme une petite fille coupable , elle fait semblant de dormir . Christophe s' enfonce dans son petit lit et retient son souffle ... Silence de mort . Après quelque temps , la petite figure blottie sous les draps revient à la surface . Sur le toit , la girouette grince . La gouttière s' égoutte . L' angélus tinte . Quand le vent souffle de l' est , de très loin lui répondent les cloches des villages sur l' autre rive du fleuve . Les moineaux , réunis en bande dans le mur vêtu de lierre , font un vacarme assourdissant , où se détachent , comme dans les jeux d' une troupe d' enfants , trois ou quatre voix , toujours les mêmes , plus criardes que les autres . Un pigeon roucoule au faîte d' une cheminée . L' enfant se laisse bercer par ces bruits . Il chantonne tout bas , puis moins bas , puis tout haut , puis très haut , jusqu' à ce que de nouveau la voix exaspérée du père crie : « Cet âne -là ne se taira donc jamais ! Attends un peu , je vais te tirer les oreilles ! » Alors il se renfonce dans ses draps , et il ne sait pas s' il doit rire ou pleurer . Il est effrayé et humilié ; et en même temps , l' idée de l' âne auquel on le compare le fait pouffer . Du fond de son lit , il imite son braiement . Cette fois , il est fouetté . Il pleure toutes les larmes de son corps . Qu' est -ce qu' il a fait ? Il a si envie de rire , de se remuer ! Et il lui est défendu de bouger . Comment font -ils pour dormir toujours ? Quand pourra-t -on se lever ? ... Un jour , il n' y tient plus . Il a entendu dans la rue un chat , un chien , quelque chose de curieux . Il se glisse hors du lit , et ses petits pieds nus tapotant gauchement le carreau , il veut descendre l' escalier pour voir ; mais la porte est fermée . Pour l' ouvrir , il monte sur une chaise : tout s' écroule , il se fait très mal , il hurle ; et par-dessus le marché , il est encore fouetté . Il est toujours fouetté ! ... Il est à l' église avec grand-père . Il s' ennuie . Il n' est pas très à son aise . On lui défend de remuer , et les gens disent ensemble des mots qu' il ne comprend pas , et puis se taisent ensemble . Ils ont tous une figure solennelle et morose . Il les regarde , intimidé . La vieille Lina , la voisine , assise à côté de lui , a pris un air méchant ; à des moments , il ne reconnaît même plus son grand-père . Il a un peu peur . Puis il s' habitue , et il cherche à se désennuyer par tous les moyens dont il dispose . Il se balance , il se tord le cou pour regarder au plafond , il fait des grimaces , il tire grand-père par son habit , il étudie les pailles de sa chaise , il tâche d' y faire un trou avec ses doigts , il écoute les cris d' oiseaux , il bâille à se décrocher la mâchoire . Soudain , une cataracte de sons : l' orgue joue . Un frisson lui court le long de l' échine . Il se retourne , le menton appuyé sur le dossier de sa chaise , et il reste très sage . Il ne comprend rien à ce bruit , il ne sait pas ce que cela veut dire : cela brille , cela tourbillonne , on ne peut rien distinguer . Mais c' est bon . C' est comme si on n' était plus assis , depuis une heure , sur une chaise qui fait mal , dans une ennuyeuse vieille maison . On est suspendu dans l' air , comme un oiseau ; et quand le fleuve de sons ruisselle d' un bout à l' autre de l' église , remplissant les voûtes , rejaillissant contre les murs , on est emporté avec lui , on vole à tire-d'aile , de -ci de -là , on n' a qu' à se laisser faire . On est libre , on est heureux , il fait soleil ... Il s' assoupit . Grand-père est mécontent de lui . Il se tient mal à la messe . Il est à la maison , assis par terre , les pieds dans ses mains . Il vient de décider que le paillasson était un bateau , le carreau une rivière . Il croirait se noyer en sortant du tapis . Il est surpris et un peu contrarié que les autres n' y fassent pas attention , en passant dans la chambre . Il arrête sa mère par le pan de sa jupe : « Tu vois bien que c' est l' eau ! Il faut passer par le pont . » -- Le pont est une suite de rainures entre les losanges rouges . -- Sa mère passe , sans même l' écouter . Il est vexé , à la façon d' un auteur dramatique qui voit le public causer pendant sa pièce . L' instant d' après , il n' y songe plus . Le carreau n' est plus la mer . Il est couché dessus , étendu tout de son long , le menton sur la pierre , chantonnant des musiques de sa composition , et se suçant le pouce gravement , en bavant . Il est plongé dans la contemplation d' une fissure entre les dalles . Les lignes des losanges grimacent comme des visages . Le trou imperceptible grandit , il devient une vallée ; il y a des montagnes autour . Un mille-pattes remue : il est gros comme un éléphant . Le tonnerre pourrait tomber , l' enfant ne l' entendrait pas . Personne ne s' occupe de lui , il n' a besoin de personne . Il peut même se passer des bateaux-paillassons , et des cavernes du carreau , avec leur faune fantastique . Son corps lui suffit . Quelle source d' amusement ! Il passe des heures à regarder ses ongles , en riant aux éclats . Ils ont tous des physionomies différentes , ils ressemblent à des gens qu' il connaît . Il les fait causer ensemble , et danser , ou se battre . -- Et le reste du corps ! ... Il continue l' inspection de tout ce qui lui appartient . Que de choses étonnantes ! Il y en a de bien étranges . Il s' absorbe curieusement dans leur vue . Il fut rudement attrapé parfois , quand on le surprit ainsi . Certains jours , il profite de ce que sa mère a le dos tourné , pour sortir de la maison . D' abord , on court après lui , on le rattrape . Puis , on s' habitue à le laisser aller seul , pourvu qu' il ne s' éloigne pas trop . La maison est au bout du pays ; la campagne commence presque aussitôt . Tant qu' il est en vue des fenêtres , il marche sans s' arrêter , d' un petit pas posé , en sautillant sur un pied , de temps à autre . Mais dès qu' il a dépassé le coude du chemin et que les buissons le cachent aux regards , il change brusquement . Il commence par s' arrêter , le doigt dans la bouche , pour savoir quelle histoire il se racontera aujourd'hui ; car il en est plein . Il est vrai qu' elles se ressemblent toutes , et que chacune pourrait tenir en trois ou quatre lignes . Il choisit . D' habitude , il reprend la même , tantôt au point où il l' a laissée la veille , tantôt depuis le commencement , avec des variantes ; mais il suffit d' un rien , d' un mot entendu par hasard , pour que sa pensée coure sur une piste nouvelle . Le hasard était fertile en ressources . On n' imagine pas le parti qu' on peut tirer d' un simple morceau de bois , d' une branche cassée , comme on en trouve le long des haies . ( Quand on n' en trouve pas , on en casse . ) C' était la baguette des fées . Longue et droite , elle devenait une lance , ou peut-être une épée ; il suffisait de la brandir pour faire surgir des armées . Christophe en était le général , il marchait devant elles , il leur donnait l' exemple , il montait à l' assaut des talus . Quand la branche était flexible , elle se transformait en fouet . Christophe montait à cheval , sautait des précipices . Il arrivait que la monture glissât ; et le cavalier se retrouvait au fond du fossé , regardant d' un air penaud ses mains salies et ses genoux écorchés . Si la baguette était petite , Christophe se faisait chef d' orchestre ; il était le chef , et il était l' orchestre ; il dirigeait , et il chantait ; et ensuite , il saluait les buissons , dont le vent agitait les petites têtes vertes . Il était aussi magicien . Il marchait à grands pas dans les champs , en regardant le ciel et en agitant les bras . Il commandait aux nuages : -- « Je veux que vous alliez à droite . » -- Mais ils allaient à gauche . Alors il les injuriait , et réitérait l' ordre . Il les guettait du coin de l' œil , avec un battement de cœur , observant s' il n' y en aurait pas au moins un petit qui lui obéirait ; mais ils continuaient de courir tranquillement vers la gauche . Alors il tapait du pied , il les menaçait de son bâton , et il leur ordonnait avec colère de s' en aller à gauche : et en effet , cette fois , ils obéissaient parfaitement . Il était heureux et fier de son pouvoir . Il touchait les fleurs , en leur enjoignant de se changer en carrosses dorés , comme on lui avait dit qu' elles faisaient dans les contes ; et bien que cela n' arrivât jamais , il était persuadé que cela ne manquerait pas d' arriver , avec un peu de patience . Il cherchait un grillon pour en faire un cheval : il lui mettait doucement sa baguette sur le dos , et disait une formule . L' insecte se sauvait : il lui barrait le chemin . Après quelques instants , il était couché à plat ventre , près de lui , et il le regardait . Il avait oublié son rôle de magicien , et s' amusait à retourner sur le dos la pauvre bête , en riant de ses contorsions . Il inventait d' attacher une vieille ficelle à son bâton magique , et il la jetait gravement dans le fleuve , attendant que le poisson vînt mordre . Il savait bien que les poissons n' ont pas coutume de manger une ficelle sans appât ni hameçon ; mais il pensait que pour une fois , et pour lui , ils pourraient faire une exception ; et il en vint , dans son inépuisable confiance , jusqu' à pêcher dans la rue avec un fouet , à travers la fente d' une plaque d' égout . Il retirait son fouet de temps en temps , très ému , s' imaginant que la corde était plus lourde cette fois , et qu' il allait ramener un trésor , ainsi que dans une histoire contée par grand-père ... Au milieu de ces jeux , il avait des instants de rêvasserie étrange et de complet oubli . Tout ce qui l' entourait s' effaçait , il ne savait plus ce qu' il faisait , il ne se souvenait même plus de lui -même . Cela le prenait à l' improviste . En marchant , en montant l' escalier , un vide soudain s' ouvrait ... Il semblait qu' il ne pensât plus à rien . Quand il revenait à lui , il avait un étourdissement , en se retrouvant à la même place , dans l' obscur escalier . C' était comme s' il avait vécu toute une vie , -- l' espace de quelques marches . Grand-père le prenait souvent avec lui , dans ses promenades du soir . Le petit trottinait à ses côtés , en lui donnant la main . Ils allaient par les chemins , au travers des champs labourés , qui sentaient bon et fort . Les grillons crépitaient . Des corneilles énormes , posées de profil en travers de la route , les regardaient venir de loin et s' envolaient lourdement à leur approche . Grand-père toussotait . Christophe savait bien ce que cela voulait dire . Le vieux brûlait d' envie de raconter une histoire ; mais il voulait que l' enfant la lui demandât . Christophe n' y manquait pas . Ils s' entendaient ensemble . Le vieux avait une immense affection pour son petit-fils ; et ce lui était une joie de trouver en lui un public complaisant . Il aimait à conter des épisodes de sa vie , ou l' histoire des grands hommes antiques et modernes . Sa voix devenait alors emphatique et émue ; elle tremblait d' un plaisir enfantin , qu' il tâchait de refouler . On sentait qu' il s' écoutait avec ravissement . Par malheur , les mots lui manquaient , au moment de parler . C' était un désappointement qui lui était coutumier : car il se renouvelait aussi souvent que ses élans d' éloquence . Et comme il l' oubliait après chaque tentative , il ne parvenait pas à en prendre son parti . Il parlait de Régulus , d' Arminius , des chasseurs de Lützow , de Kœrner et de Frédéric Stabs , celui qui voulait tuer l' empereur Napoléon . Sa figure rayonnait , en rapportant des traits d' héroïsme inouïs . Il disait des mots historiques , d' un ton si solennel qu' il devenait impossible de les comprendre ; et il croyait d' un grand art de faire languir l' auditoire aux moments palpitants : il s' arrêtait , feignait de s' étrangler , se mouchait bruyamment ; et son cœur jubilait , quand le petit demandait , d' une voix étranglée d' impatience : « Et puis , grand-père ? » Un jour vint , quand Christophe fut plus grand , où il saisit le procédé de grand-père ; et il s' appliqua alors méchamment à prendre un air indifférent à la suite de l' histoire : ce qui peinait le pauvre vieux . -- Mais pour l' instant , il est tout livré au pouvoir du conteur . Son sang battait plus fort aux passages dramatiques . Il ne savait pas trop de qui il s' agissait , ni où , ni quand ces exploits se passaient , si grand-père connaissait Arminius , et si Régulus n' était pas , -- Dieu sait pourquoi ? -- quelqu'un qu' il avait vu à l' église , dimanche passé . Mais son cœur et celui du vieux se dilataient d' orgueil au récit des actes héroïques , comme si c' étaient eux -mêmes qui les avaient accomplis : car le vieux et l' enfant étaient aussi enfants l' un que l' autre . Christophe était moins heureux , quand grand-père plaçait au moment pathétique un de ses discours rentrés qui lui tenaient à cœur . C' étaient des considérations morales , pouvant se ramener d' ordinaire à une pensée honnête , mais un peu connue , telle que : « Mieux vaut douceur que violence » , -- ou : « L' honneur est plus cher que la vie » , -- ou : « Il vaut mieux être bon que méchant » ; -- seulement , elles étaient beaucoup plus embrouillées . Grand-père ne redoutait pas la critique de son jeune public , et il s' abandonnait à son emphase ordinaire ; il ne craignait pas de répéter les mêmes termes , de ne pas finir les phrases , ou même , quand il était perdu au milieu de son discours , de dire tout ce qui lui passait par la tête , pour boucher les trous de sa pensée ; et il ponctuait ses mots , afin de leur donner plus de force , par des gestes à contresens . Le petit écoutait avec un profond respect ; et il pensait que grand-père était très éloquent , mais un peu ennuyeux . Ils aimaient l' un et l' autre à revenir souvent sur la légende fabuleuse de ce conquérant corse qui avait pris l' Europe . Grand-père l' avait connu . Il avait failli se battre contre lui . Mais il savait reconnaître la grandeur de ses adversaires ; il l' avait dit vingt fois : il eût donné un de ses bras , pour qu' un tel homme fût né de ce côté du Rhin . Le sort l' avait voulu autrement : il l' admirait , et il l' avait combattu , -- c' est-à-dire qu' il avait été sur le point de le combattre . Mais comme Napoléon n' était plus qu' à dix lieues , et qu' ils marchaient à sa rencontre , une subite panique avait dispersé la petite troupe dans une forêt , et chacun s' était enfui en criant : « Nous sommes trahis ! » En vain , racontait grand-père , avait-il tâché de rallier les fuyards ; il s' était jeté devant eux , menaçant et pleurant ; il avait été entraîné par leur flot , et il s' était retrouvé le lendemain à une distance surprenante du champ de bataille : -- c' est ainsi qu' il appelait le lieu de déroute . -- Mais Christophe le rappelait impatiemment aux exploits du héros ; et il était dans l' extase de ces chevauchées merveilleuses par le monde . Il le voyait suivi de peuples innombrables , qui poussaient des cris d' amour , et qu' un geste de lui lançait en tourbillons sur les ennemis toujours en fuite . C' était un conte de fées . Grand-père y ajoutait un peu , pour embellir l' histoire ; il conquérait l' Espagne , et presque l' Angleterre , qu' il ne pouvait souffrir . Il arrivait que le vieux Krafft entremêlât ses récits enthousiastes d' apostrophes indignées à l' adresse de son héros . Le patriote se réveillait en lui , et peut-être davantage au moment des défaites de l' Empereur que de la bataille d' Iéna . Il s' interrompait pour montrer le poing au fleuve , cracher avec mépris , et proférer des injures nobles , -- il ne s' abaissait pas aux autres . -- Il l' appelait : scélérat , bête féroce , homme sans moralité . Et si ce langage avait pour objet de rétablir dans l' esprit de l' enfant le sens de la justice , il faut avouer qu' il manquait son but ; car la logique enfantine risquait fort de conclure : « Si un grand homme comme celui -là n' avait pas de moralité , c' est donc que la moralité n' est pas grand'chose , et que la première affaire , c' est d' être un grand homme . » Mais le vieux était loin de se douter des pensées qui trottinaient à ses côtés . Ils se taisaient tous deux , ruminant , chacun à sa façon , ces histoires admirables ; -- à moins que , sur le chemin , grand-père ne rencontrât un de ses nobles clients , faisant une promenade . Il s' arrêtait alors indéfiniment , saluait très bas , et prodiguait les formules d' obséquieuse politesse . L' enfant en rougissait , sans comprendre pourquoi . Mais grand-père avait au fond du cœur le respect des puissances établies , des personnes « arrivées » ; et il était possible qu' il n' aimât tant les héros dont il contait l' histoire , que parce qu' il voyait en eux des gens mieux arrivés , et plus haut que les autres . Quand il faisait très chaud , le vieux Krafft s' asseyait sous un arbre , et il ne tardait pas à faire un petit somme . Alors Christophe s' asseyait près de lui , sur un talus de pierres branlantes , sur une borne , ou sur quelque haut siège bizarre et incommode ; et il balançait ses petites jambes , en chantonnant et en rêvassant . Ou bien , il se couchait sur le dos , et regardait courir les nuages : ils avaient l' air de bœufs , de géants , de chapeaux , de vieilles dames , d' immenses paysages . Il causait tout bas avec eux ; il s' intéressait au petit nuage , que le gros allait dévorer ; il avait peur de ceux qui étaient très noirs , presque bleus , ou qui couraient très vite . Il lui semblait qu' ils tenaient une place énorme dans la vie ; et il était surpris que son grand-père et sa mère n' y fissent pas attention . C' étaient de terribles êtres , s' ils voulaient faire du mal . Heureusement , ils passaient , bonasses , un peu grotesques , et ils ne s' arrêtaient pas . L' enfant finissait par avoir le vertige de trop regarder , et il gigotait des pieds et des mains , comme s' il allait tomber dans le ciel . Ses paupières clignotaient , le sommeil le gagnait ... Silence . Les feuilles doucement frémissent et tremblent au soleil , une vapeur légère passe dans l' air , les mouches indécises se balancent , en ronflant comme un orgue ; les sauterelles ivres d' été crissent avec une âpre allégresse : tout se tait ... Sous la voûte des bois , le cri du pivert a des timbres magiques . Au loin , dans la plaine , une voix de paysan interpelle ses bœufs ; le sabot d' un cheval sonne sur la route blanche . Les yeux de Christophe se ferment . Près de lui , une fourmi chemine sur une branche morte en travers d' un sillon . Il perd conscience ... Des siècles ont passé . Il se réveille . La fourmi n' a pas encore fini de traverser la brindille . Grand-père dormait trop longtemps quelquefois ; son visage devenait rigide , son long nez se tirait , sa bouche s' ouvrait en long . Christophe le regardait avec inquiétude et craignait de voir sa tête se changer en une forme fantastique . Il chantait plus fort pour le réveiller , ou il se laissait dégringoler à grand fracas de son talus de pierres . Un jour , il inventa de lui jeter à la figure quelques aiguilles de pin , et de lui dire qu' elles étaient tombées de l' arbre . Le vieux le crut : cela fit bien rire Christophe . Mais il eut la mauvaise idée de recommencer ; et , juste au moment où il levait la main , il vit les yeux de grand-père qui le regardaient . Ce fut une méchante affaire : le vieux était solennel et n' admettait point la raillerie sur le respect qu' on lui devait ; ils restèrent en froid pendant plus d' une semaine . Plus le chemin était mauvais , plus Christophe le trouvait beau . La place de chaque pierre avait un sens pour lui ; il les connaissait toutes . Le relief d' une ornière lui semblait un accident géographique , à peu près du même ordre que le massif du Taunus . Il portait dans sa tête la carte des creux et des bosses de tout le pays qui s' étendait à deux kilomètres autour de la maison . Aussi , quand il changeait quelque chose à l' ordre établi dans les sillons , ne se croyait-il pas beaucoup moins important qu' un ingénieur avec une équipe d' ouvriers ; et lorsque avec son talon il avait écrasé la crête sèche d' une motte de terre et comblé la vallée qui se creusait au bas , il pensait n' avoir point perdu sa journée . Parfois , on rencontrait sur la grande route un paysan dans sa carriole . Il connaissait grand-père . On montait auprès de lui . C' était le paradis sur terre . Le cheval filait vite , et Christophe riait de joie , à moins qu' on ne vînt à croiser d' autres promeneurs : alors , il prenait un air grave et dégagé , comme quelqu'un qui est habitué à aller en voiture ; mais son cœur était inondé d' orgueil . Grand-père et l' homme causaient , sans s' occuper de lui . Blotti entre leurs genoux , écrasé par leurs cuisses , à peine assis , et souvent pas assis du tout , il était parfaitement heureux ; il causait tout haut , sans s' inquiéter des réponses . Il regardait remuer les oreilles du cheval . Quelles bêtes étranges que ces oreilles ! Elles allaient de tous côtés , à droite , à gauche , elles pointaient en avant , elles retombaient de côté , elles se retournaient en arrière , d' une façon si burlesque qu' il riait aux éclats . Il pinçait son grand-père pour les lui faire remarquer . Mais grand-père ne s' y intéressait pas . Il repoussait Christophe , en lui disant de le laisser tranquille . Christophe réfléchissait : il pensait que quand on est grand , on ne s' étonne plus de rien , on est fort , on connaît tout . Et il tâchait d' être grand , lui aussi , de cacher sa curiosité , de paraître indifférent . Il se taisait . Le roulement de la voiture l' assoupissait . Les grelots du cheval dansaient . Ding , ding , dong , ding . Des musiques s' éveillaient dans l' air ; elles voletaient autour des sonnailles argentines , comme un essaim d' abeilles ; elles se balançaient gaiement sur le rythme de la carriole ; c' était une source intarissable de chansons : l' une succédait à l' autre . Christophe les trouvait superbes . Il y en eut une surtout qui lui parut si belle qu' il voulut attirer l' attention de grand-père . Il la chanta plus fort . On n' y prit pas garde . Il la recommença , sur un ton au-dessus , -- puis encore une fois , à tue-tête , -- tant que le vieux Jean-Michel lui dit avec irritation : « Mais à la fin , tais -toi ! tu es assommant avec ton bruit de trompette ! » -- Cela lui coupa la respiration ; il rougit jusqu' au nez , et se tut , mortifié . Il écrasait de son mépris les deux lourds imbéciles , qui ne comprenaient pas ce que son chant avait de sublime , un chant qui ouvrait le ciel ! Il les trouva très laids , avec leur barbe de huit jours ; et ils sentaient mauvais . Il se consola en regardant l' ombre du cheval . C' était là encore un spectacle étonnant . Cette bête toute noire courait le long de la route , couchée sur le côté . Le soir , en revenant , elle couvrait une partie de la prairie ; on rencontrait une meule , la tête montait dessus et se retrouvait à sa place , quand on avait passé ; le museau était tiré comme un ballon crevé ; les oreilles étaient grandes et pointues comme des cierges . Était -ce vraiment une ombre , ou bien était -ce un être ? Christophe n' eût pas aimé se rencontrer seul avec elle . Il n' aurait pas couru après , comme il faisait après l' ombre de grand-père , pour lui marcher sur la tête et piétiner dessus . -- L' ombre des arbres , quand le soleil tombait , était aussi un objet de méditations . Elle formait des barrières en travers de la route . Elle avait l' air de fantômes tristes et grotesques , qui disaient : « N' allez pas plus loin » ; et les essieux grinçants et les sabots du cheval répétaient : « Pas plus loin ! » Grand-père et le voiturier continuaient sans se lasser leurs interminables bavardages . Leur ton s' élevait souvent , surtout quand ils parlaient d' affaires locales et d' intérêts blessés . L' enfant cessait de rêver , et les regardait , inquiet . Il lui semblait qu' ils étaient fâchés l' un contre l' autre , et il craignait qu' ils n' en vinssent aux coups . C' était , bien au contraire , au moment où ils s' entendaient le mieux dans une commune haine . Même le plus souvent , ils n' avaient point de haine , ni la moindre passion : ils parlaient de choses indifférentes , en criant à plein gosier , pour le plaisir de crier , comme c' est la joie du peuple . Mais Christophe , qui ne comprenait pas leur conversation , entendait seulement leurs éclats de voix , il voyait leurs traits crispés , et il pensait avec angoisse : « Comme il a l' air méchant ! Ils se haïssent , sûrement . Comme il roule les yeux ! Comme il ouvre la bouche ! Il m' a craché au nez , dans sa fureur . Mon Dieu ! il va tuer grand-père ... » La voiture s' arrêtait . Le paysan disait : « Vous voilà arrivés . » Les deux ennemis mortels se serraient la main . Grand-père descendait d' abord . Le paysan lui tendait le petit garçon . Un coup de fouet au cheval . La voiture s' éloignait : et l' on se retrouvait à l' entrée du petit chemin creux près du Rhin . Le soleil s' enfonçait dans les champs . Le sentier serpentait presque au ras de l' eau . L' herbe abondante et molle pliait sous les pas , avec un grésillement . Des aulnes se penchaient sur le fleuve , baignés jusqu' à mi-corps . Une nuée de moucherons dansaient . Un canot passait sans bruit , entraîné par le courant paisible aux larges enjambées . Les flots suçaient les branches des saules avec un petit bruit de lèvres . La lumière était fine et brumeuse , l' air frais , le fleuve gris argent . On revenait au gîte , et les grillons chantaient . Et dès le seuil souriait le cher visage de maman ... Ô délicieux souvenirs , bienfaisantes images , qui bourdonneront , comme un vol harmonieux , pendant toute la vie ! ... Les voyages qu' on fait plus tard , les grandes villes , les mers mouvantes , les paysages de rêves , les figures aimées , ne se gravent pas dans l' âme avec la justesse infaillible de ces promenades d' enfance , ou du simple coin de jardin tous les jours entrevu par la fenêtre , à travers la buée de vapeur que fait sur la vitre la petite bouche collée de l' enfant désœuvré ... Maintenant , c' est le soir dans la maison close . La maison ... le refuge contre tout ce qui est effrayant : l' ombre , la nuit , la peur , les choses inconnues . Rien d' ennemi ne saurait passer le seuil ... Le feu flambe . Une oie dorée tourne mollement à la broche . Une délicieuse odeur de graisse et de chair croustillante embaume la chambre . Joie de manger , bonheur incomparable , enthousiasme religieux , trépignements de joie ! Le corps s' engourdit de la douce chaleur , des fatigues du jour , du bruit des voix familières . La digestion le plonge en une extase , où les figures , les ombres , l' abat-jour de la lampe , les langues de flammes qui dansent avec une pluie d' étoiles dans la cheminée noire , tout prend une apparence réjouissante et magique . Christophe appuie sa joue sur son assiette pour mieux jouir de tout ce bonheur ... Il est dans son lit tiède . Comment y est-il venu ? La bonne fatigue l' écrase . Le bourdonnement des voix dans la chambre et des images de la journée se mêle dans son cerveau . Le père prend son violon ; les sons aigus et doux se plaignent dans la nuit . Mais le suprême bonheur est lorsque maman vient , qu' elle prend la main de Christophe assoupi , et que , penchée sur lui , à sa demande , elle chante à mi-voix une vieille chanson , dont les mots ne veulent rien dire . Le père trouve cette musique stupide ; mais Christophe ne s' en lasse pas . Il retient son souffle ; il a envie de rire et de pleurer ; son cœur est ivre . Il ne sait pas où il est , il déborde de tendresse ; il passe ses petits bras autour du cou de sa mère et l' embrasse de toutes ses forces . Elle lui dit en riant : -- Tu veux donc m' étrangler ? Il la serre plus fort . Comme il l' aime , comme il aime tout ! Toutes les personnes , toutes les choses ! Tout est bon , tout est beau ... Il s' endort . Le grillon crie dans l' âtre . Les récits de grand-père , les figures héroïques flottent dans la nuit heureuse ... Être un héros comme eux ! ... Oui , il le sera ! ... il l' est ... Ah ! que c' est bon de vivre ! ... Quelle surabondance de force , de joie , d' orgueil , en ce petit être ! Quel trop-plein d' énergie ! Son corps et son esprit sont toujours en mouvement , emportés dans une ronde qui tourne à perdre haleine . Comme une petite salamandre , il danse jour et nuit dans la flamme . Un enthousiasme que rien ne lasse , et que tout alimente . Un rêve délirant , une source jaillissante , un trésor d' inépuisable espoir , un rire , un chant , une ivresse perpétuelle . La vie ne le tient pas encore ; à tout instant , il s' en échappe : il nage dans l' infini . Qu' il est heureux ! qu' il est fait pour être heureux ! Rien en lui qui ne croie au bonheur , qui n' y tende de toutes ses petites forces passionnées ! ... La vie se chargera vite de le mettre à la raison . L' alba vinceva l' ora mattutina Che fuggia innanzi , si che di lontano Conobbi il tremolar della marina ... PURG . I . Les Krafft étaient originaires d' Anvers . Le vieux Jean-Michel avait quitté le pays , à la suite de frasques de jeunesse , d' une rixe violente , comme il en avait souvent , -- car il était diablement batailleur , -- et qui avait eu cette fois un fâcheux dénouement . Il était venu s' établir , presque un demi-siècle avant , dans la petite ville princière , dont les toits rouges aux faites pointus et les jardins ombreux , étagés sur la pente d' une molle colline , se mirent dans les yeux vert pâle du Vater Rhein . Excellent musicien , il s' était fait promptement apprécier dans un pays où tous sont musiciens . Il y avait pris racine en épousant , à quarante ans passés , Clara Sartorius , la fille du maître de chapelle du prince , qui lui transmit sa charge . Clara était une Allemande placide qui avait deux passions : la cuisine et la musique . Elle eut pour son mari un culte qu' égalait seul celui qu' elle avait pour son père . Jean-Michel n' admirait pas moins sa femme . Ils avaient vécu en parfait accord , pendant quinze ans ; et ils avaient eu quatre enfants . Puis Clara était morte ; et Jean-Michel , après l' avoir beaucoup pleurée , avait épousé cinq mois plus tard Ottilie Schutz , une fille de vingt ans , aux joues rouges , robuste et rieuse . Ottilie avait juste autant de qualités que Clara , et Jean-Michel l' avait aimée juste autant . Après huit ans de mariage , elle mourut à son tour , non sans avoir eu le temps de lui faire sept enfants . Au total , onze enfants , dont un seul avait survécu . Bien qu' il les aimât fort , tant de coups répétés n' avaient pas altéré sa solide bonne humeur . L' épreuve la plus rude avait été la mort d' Ottilie , il y avait trois ans maintenant , à un âge où il est malaisé de se rebâtir une vie et de fonder un nouveau foyer . Mais après un moment de désarroi , le vieux Jean-Michel avait repris son équilibre moral , qu' aucun malheur n' était capable de lui faire perdre . C' était un homme affectueux ; mais la santé chez lui était plus forte que tout . Il avait une répulsion physique pour la tristesse , et un besoin de grosse gaieté à la flamande , un rire énorme et enfantin . Quelque chagrin qu' il eût , il n' en buvait pas une rasade de moins , ni n' en perdait un coup de dent à table ; et la musique ne chômait jamais . Sous sa direction , l' orchestre de la Cour acquit une petite célébrité dans les pays rhénans , où Jean-Michel était devenu légendaire par sa stature athlétique et par ses accès de colère . Il ne pouvait se maîtriser malgré tous ses efforts : car cet homme violent était au fond timide et craignait de se compromettre ; il aimait le décorum et redoutait l' opinion . Mais son sang l' emportait : il voyait rouge ; et il était pris brusquement par des impatiences folles , non seulement aux répétitions de l' orchestre , mais en plein concert , où il lui était arrivé , devant le prince , de jeter son bâton avec rage et de trépigner comme un possédé , en apostrophant un de ses musiciens , d' une voix furieuse et bredouillante . Le prince s' en amusait ; mais les artistes mis en cause lui gardaient rancune . En vain , Jean-Michel , honteux de son incartade , s' évertuait , l' instant d' après , à la faire oublier par une obséquiosité exagérée : à la première occasion , il éclatait de plus belle ; et cette extrême irritabilité , augmentant avec l' âge , finit par rendre sa position difficile . Il le sentit lui -même ; et , un jour qu' une de ses crises de colère avait failli amener une grève de l' orchestre , il offrit sa démission . Il espérait qu' après ses services , on ferait des difficultés pour l' accepter , qu' on le supplierait de rester : il n' en fut rien , et comme il était trop fier pour revenir sur son offre , il partit , navré , accusant l' ingratitude des hommes . Depuis ce temps , il ne savait comment remplir ses journées . Il avait soixante-dix ans passés ; mais il était vigoureux encore ; il continuait de travailler et de courir par la ville , du matin au soir , donnant des leçons , discutant , pérorant , se mêlant de tout . Il était ingénieux et cherchait tous les moyens de s' occuper : il se mit à réparer les instruments de musique ; il imaginait , essayait , trouvait parfois des perfectionnements . Il composait aussi , il s' évertuait à composer . Il avait écrit jadis une Missa solemnis , dont il parlait souvent , et qui était la gloire de la famille . Elle lui avait demandé tant de peine qu' il avait failli avoir une congestion en l' écrivant . Il tâchait de se persuader que c' était une œuvre de génie ; mais il savait très bien dans quel néant de pensée il l' avait écrite ; et il n' osait plus revoir le manuscrit , parce qu' à chaque fois il reconnaissait dans les phrases qu' il croyait siennes des lambeaux d' autres auteurs , péniblement mis bout à bout , à coup de volonté . Ce lui était une grande tristesse . Il lui venait parfois des idées qu' il trouvait admirables . Il courait à sa table , avec un frémissement : tenait-il enfin l' inspiration , cette fois ? -- Mais à peine avait-il la plume en main , qu' il se retrouvait seul , dans le silence ; et tous ses efforts pour ranimer les voix disparues n' aboutissaient qu' à lui faire entendre des mélodies connues de Mendelssohn ou de Brahms . « Il est , dit George Sand , des génies malheureux auxquels l' expression manque , qui emportent dans la tombe l' inconnu de leur méditation , comme disait un membre de cette grande famille de muets ou de bègues illustres : Geoffroy Saint-Hilaire . » -- Jean-Michel appartenait à cette famille . Il ne parvenait pas plus à s' exprimer en musique qu' en parole ; et toujours il se faisait illusion : il eût tant aimé à parler , à écrire , à être un grand musicien , un orateur éloquent ! C' était sa plaie secrète ; il n' en disait rien à personne , il ne se l' avouait pas à lui -même , il tâchait de n' y pas penser ; mais il y pensait malgré lui , et cela lui mettait la mort dans l' âme . Pauvre vieux homme ! En rien , il ne parvenait à être lui -même tout à fait . Il y avait en lui tant de beaux et puissants germes ; mais ils n' arrivaient pas à leur croissance . Une foi profonde , touchante , dans la dignité de l' art , dans la valeur morale de la vie ; mais elle se traduisait , le plus souvent , d' une façon emphatique et ridicule . Tant de noble orgueil ; et , dans la vie , une admiration presque servile des supérieurs . Un si haut désir d' indépendance ; et , en fait , une docilité absolue . Des prétentions à l' esprit fort ; et toutes les superstitions . La passion de l' héroïsme , un courage réel ; et tant de timidité ! -- Une nature qui s' arrête en chemin . Jean-Michel avait reporté ses ambitions sur son fils ; et Melchior promit d' abord de les réaliser . Il avait , dès l' enfance , de grands dons pour la musique . Il apprenait avec une facilité remarquable , et de bonne heure il acquit , comme violoniste , une virtuosité qui fit de lui pendant longtemps le favori , presque l' idole des concerts de la cour . Il jouait aussi fort agréablement du piano et d' autres instruments . Il était beau parleur , bien fait , quoiqu'un peu lourd , -- le type de ce qui passe en Allemagne pour la beauté classique : un large front inexpressif , de gros traits réguliers , et une barbe frisée : un Jupiter des bords du Rhin . Le vieux Jean-Michel savourait les succès de son fils ; il était en extase devant les tours de force du virtuose , lui qui n' avait jamais su jouer proprement d' aucun instrument . Ce n' était certes pas Melchior qui eût été en peine pour exprimer ce qu' il pensait . Le malheur est qu' il ne pensait rien ; et il ne s' en souciait même pas . Il avait tout juste l' âme d' un comédien médiocre , qui soigne ses inflexions de voix , sans s' occuper de ce qu' elles expriment , et surveille avec une vanité anxieuse leur effet sur le public . Le plus curieux , c' est que chez lui , malgré son souci constant de l' attitude en scène , comme chez Jean-Michel , malgré son respect craintif des conventions sociales , il y avait toujours quelque chose de saccadé , d' inattendu , d' hurluberlu , qui faisait dire aux gens que tous les Krafft étaient un peu timbrés . Cela ne lui nuisit pas d' abord ; il semblait que ces excentricités mêmes fussent la preuve du génie qu' on lui prêtait ; car il est entendu , parmi les gens de bon sens , qu' un artiste n' en saurait avoir . Mais on ne tarda pas à être fixé sur le caractère des ces extravagances : la source ordinaire en était la bouteille . Nietzsche dit que Bacchus est le dieu de la musique ; et l' instinct de Melchior était du même avis ; mais , en ce cas , son dieu fut bien ingrat : loin de lui donner les idées qui lui manquaient , il lui enleva le peu de celles qu' il avait . Après son absurde mariage ( absurde aux yeux du monde , et par conséquent aux siens ) , il s' abandonna de plus en plus . Il négligea son jeu , -- si sûr de sa supériorité qu' en peu de temps il la perdit . D' autres virtuoses survinrent , qui lui succédèrent dans la faveur publique : cela lui fut amer ; mais , au lieu de réveiller son énergie , ses échecs achevèrent de le décourager . Il se vengeait , en déblatérant contre ses rivaux avec ses compagnons de cabaret . Il comptait , dans son absurde orgueil , succéder à son père , comme directeur de musique : un autre fut nommé . Il se crut persécuté , et prit des airs de génie méconnu . Grâce à la considération dont jouissait le vieux Krafft , il garda sa place de violon à l' orchestre ; mais il perdit peu à peu presque toutes ses leçons en ville . Et si ce coup était le plus sensible à son amour-propre , il l' était encore plus à sa bourse . Depuis quelques années , les ressources du ménage avaient bien diminué , par suite de revers de fortune . Après avoir connu une réelle abondance , la gêne était venue et croissait de jour en jour . Melchior refusait de s' en apercevoir ; il n' en dépensait pas un sou de moins pour sa toilette et son plaisir . Il n' était pas un mauvais homme , mais un homme demi-bon , ce qui est peut-être pire , faible , sans aucun ressort , sans force morale , au reste se croyant bon père , bon fils , bon époux , bon homme , et peut-être l' étant , si pour l' être il suffit d' une bonté facile , qui s' attendrit aisément , et de cette affection animale , qui fait qu' on aime les siens , comme une partie de soi . On ne pouvait même pas dire qu' il fût très égoïste : il n' avait pas assez de personnalité pour l' être . Il n' était rien . Terrible chose dans la vie que ces gens qui ne sont rien ! Comme un poids inerte qu' on abandonne en l' air , ils tendent à tomber , il faut absolument qu' ils tombent ; et ils entraînent dans leur chute tout ce qui est avec eux . Ce fut au moment où la situation de la famille devenait le plus difficile , que le petit Christophe commença à comprendre ce qui se passait autour de lui . Il n' était plus seul enfant . Melchior faisait un enfant à sa femme chaque année , sans s' inquiéter de ce qui en arriverait plus tard . Deux étaient morts en bas âge . Deux autres avaient trois et quatre ans . Melchior ne s' en occupait jamais . Louisa , forcée de sortir , les confiait à Christophe , qui avait maintenant six ans . Il en coûtait à Christophe : car il devait renoncer pour ce devoir à ses bonnes après-midi dans les champs . Mais il était fier qu' on le traitât en homme , et il s' acquittait de sa tâche gravement . Il amusait de son mieux les petits , en leur montrant ses jeux ; et il s' appliquait à leur parler , comme il avait entendu sa mère causer avec le bébé . Ou bien il les portait dans ses bras , l' un après l' autre , comme il avait vu faire ; il fléchissait sous le poids , serrant les dents , pressant de toute sa force le petit être contre sa poitrine , pour qu' il ne tombât pas . Les petits voulaient toujours être portés , ils n' en étaient jamais las ; et quand Christophe ne pouvait plus , c' étaient des pleurs sans fin . Ils lui donnaient bien du mal , et il était souvent fort embarrassé d' eux . Ils étaient sales et demandaient des soins maternels . Christophe ne savait que faire . Ils abusaient de lui . Il avait envie parfois de les gifler ; mais il pensait : « Ils sont petits , ils ne savent pas » ; et il se laissait pincer , taper , tourmenter , avec magnanimité . Ernst hurlait pour rien ; il trépignait , il se roulait de colère : c' était un enfant nerveux , et Louisa avait recommandé à Christophe de ne pas contrarier ses caprices . Quant à Rodolphe , il était d' une malice de singe ; il profitait toujours de ce que Christophe avait Ernst sur les bras , pour faire derrière son dos toutes les sottises possibles ; il cassait les jouets , renversait l' eau , salissait sa robe , et faisait tomber les plats , en fouillant dans le placard . Si bien que lorsque Louisa rentrait , au lieu de complimenter Christophe , elle lui disait , sans le gronder , mais d' un air chagrin , en voyant les dégâts : -- Mon pauvre garçon , tu n' es pas bien habile . Christophe était mortifié , et il avait le cœur gros . Louisa , qui ne laissait échapper aucune occasion de gagner un peu d' argent , continuait à se placer comme cuisinière dans les circonstances exceptionnelles , les repas de noces ou de baptême . Melchior feignait de n' en rien savoir : cela froissait son amour-propre ; mais il n' était pas fâché qu' elle le fît , sans qu' il le sût . Le petit Christophe n' avait encore aucune idée des difficultés de la vie ; il ne connaissait d' autres limites à sa volonté que celle de ses parents , qui n' était pas bien gênante , puisqu'on le laissait pousser à peu près au hasard ; il n' aspirait qu' à devenir grand , pour pouvoir faire tout ce qu' il voulait . Il n' imaginait pas les contraintes où l' on se heurte à chaque pas ; et surtout il n' eût jamais pensé que ses parents ne fussent pas entièrement maîtres d' eux -mêmes . Le jour où il entrevit pour la première fois qu' il y avait parmi les hommes des gens qui commandent et des gens qui sont commandés , et que les siens et lui n' étaient pas des premiers , tout son être se cabra : ce fut la première crise de sa vie . Ce jour -là , sa mère lui avait mis ses habits les plus propres , de vieux habits donnés , dont l' ingénieuse patience de Louisa avait su tirer parti . Il alla la rejoindre , comme elle le lui avait dit , dans la maison où elle travaillait . Il était intimidé , à l' idée d' entrer seul . Un valet flânait sous le porche ; il arrêta l' enfant et lui demanda d' un ton protecteur ce qu' il venait faire . Christophe balbutia en rougissant qu' il venait voir « madame Krafft » , -- ainsi qu' on le lui avait recommandé de dire . -- Madame Krafft ? Qu' est -ce que tu lui veux , à madame Krafft ? -- continua le domestique , en appuyant ironiquement sur le mot : madame . -- C' est ta mère ? Monte là . Tu trouveras Louisa à la cuisine , au fond du corridor . Il alla , de plus en plus rouge ; il avait honte d' entendre appeler sa mère familièrement : Louisa . Il était humilié ; il eût voulu se sauver près de son cher fleuve , à l' abri des buissons , où il se contait des histoires . Dans la cuisine , il tomba au milieu d' autres domestiques , qui l' accueillirent par des exclamations bruyantes . Au fond , près des fourneaux , sa mère lui souriait d' un air tendre et un peu gêné . Il courut à elle et se jeta dans ses jambes . Elle avait un tablier blanc et tenait une cuiller en bois . Elle commença par ajouter à son trouble , en voulant qu' il levât le menton , pour qu' on vît sa figure , et qu' il allât tendre la main à chacune des personnes qui étaient là , en leur disant bonjour . Il n' y consentit pas ; il se tourna contre le mur et se cacha la tête dans son bras . Mais peu à peu il s' enhardit , et il risqua hors de sa cachette un petit œil brillant et rieur , qui disparaissait de nouveau , toutes les fois qu' on le regardait . Il observa les gens , à la dérobée . Sa mère avait un air affairé et important , qu' il ne lui connaissait pas ; elle allait d' une casserole à l' autre , goûtant , donnant son avis , expliquant d' un ton sûr des recettes , que la cuisinière ordinaire écoutait avec respect . Le cœur de l' enfant se gonflait d' orgueil , en voyant combien on appréciait sa mère , et quel rôle elle jouait dans cette belle pièce , ornée d' objets magnifiques d' or et de cuivre qui brillaient . Brusquement , les conversations s' arrêtèrent . La porte s' ouvrit . Une dame entra , avec un froissement d' étoffes raides . Elle jeta un regard soupçonneux autour d' elle . Elle n' était plus jeune ; et pourtant elle portait une robe claire , avec des manches larges ; elle tenait sa traîne à la main , pour ne rien frôler . Cela ne l' empêcha pas de venir près du fourneau , de regarder les plats , et même d' y goûter . Quand elle levait un peu la main , la manche retombait , et le bras était nu jusqu' au-dessus du coude : ce que Christophe trouva laid et malhonnête . De quel ton sec et cassant elle parlait à Louisa ! Et comme Louisa lui répondait humblement ! Christophe en fut saisi . Il se dissimula dans son coin , pour ne pas être aperçu ; mais cela ne servit à rien . La dame demanda qui était ce petit garçon ; Louisa vint le prendre et le présenter ; elle lui tenait les mains pour l' empêcher de se cacher la figure ; et , bien qu' il eût envie de se débattre et de fuir , Christophe sentit d' instinct qu' il fallait cette fois ne faire aucune résistance . La dame regarda la mine effarée de l' enfant ; et son premier mouvement , maternel , fut de lui sourire gentiment . Mais elle reprit aussitôt son air protecteur , et lui posa sur sa conduite , sur sa piété , des questions auxquelles il ne répondit rien . Elle regarda aussi comment les vêtements allaient ; et Louisa s' empressa de montrer qu' ils étaient superbes . Elle tirait le veston , pour effacer les plis ; Christophe avait envie de crier , tant il était serré . Il ne comprenait pas pourquoi sa mère remerciait . La dame le prit par la main , et dit qu' elle voulait le conduire vers ses enfants . Christophe jeta un regard désespéré sur sa mère ; mais elle souriait à la maîtresse d' un air si empressé qu' il vit qu' il n' y avait rien à espérer , et il suivit son guide , comme un mouton qu' on mène à la boucherie . Ils arrivèrent dans un jardin , où deux enfants à l' air maussade , un garçon et une fille , à peu près du même âge que Christophe , semblaient se bouder l' un l' autre . L' arrivée de Christophe fit diversion . Ils se rapprochèrent pour examiner le nouveau venu . Christophe , abandonné par la dame , restait planté dans une allée , sans oser lever les yeux . Les deux autres , immobiles à quelques pas , le regardaient des pieds à la tête , se poussaient du coude , et ricanaient . Enfin , ils se décidèrent . Ils lui demandèrent qui il était , d' où il venait , et ce que faisait son père . Christophe ne répondit rien , pétrifié : il était intimidé jusqu' aux larmes , surtout par la petite fille , qui avait des nattes blondes , une jupe courte , et les jambes nues . Ils se mirent à jouer . Comme Christophe commençait à se rassurer un peu , le petit bourgeois tomba en arrêt devant lui , et touchant son habit , il dit : -- Tiens , c' est à moi ! Christophe ne comprenait pas . Indigné de cette prétention que son habit fût à un autre , il secoua la tête avec énergie , pour nier . -- Je le reconnais bien peut-être ! fit le petit ; c' est mon vieux veston bleu : il y a une tache là . Et il y mit le doigt . Puis , continuant son inspection , il examina les pieds de Christophe , et lui demanda avec quoi étaient faits les bouts de ses souliers rapiécés . Christophe devint cramoisi . La fillette fit la moue et souffla à son frère -- Christophe l' entendit , -- que c' était un petit pauvre . Christophe en retrouva la parole . Il crut combattre victorieusement cette opinion injurieuse , en bredouillant d' une voix étranglée qu' il était le fils de Melchior Krafft , et que sa mère était Louisa , la cuisinière . Il lui semblait que ce titre était aussi beau que quelque autre que ce fût ; et il avait bien raison . Mais les deux autres petits , que d' ailleurs la nouvelle intéressa , ne parurent pas l' en considérer davantage . Ils prirent au contraire un ton de protection . Ils lui demandèrent ce qu' il ferait plus tard , s' il serait aussi cuisinier ou cocher . Christophe retomba dans son mutisme . Il sentait comme une glace qui lui pénétrait le cœur . Enhardis par son silence , les deux petits riches , qui avaient pris brusquement pour le petit pauvre une de ces antipathies d' enfant , cruelles et sans raison , cherchèrent quelque moyen amusant de le tourmenter . La fillette était particulièrement acharnée . Elle remarqua que Christophe avait peine à courir , à cause de ses vêtements étroits ; et elle eut l' idée raffinée de lui faire accomplir des sauts d' obstacle . On fit une barrière avec de petits bancs , et on mit Christophe en demeure de la franchir . Le malheureux garçon n' osa dire ce qui l' empêchait de sauter ; il rassembla ses forces , se lança , et s' allongea par terre . Autour de lui , c' étaient des éclats de rire . Il fallut recommencer . Les larmes aux yeux , il fit un effort désespéré , et , cette fois , réussit à sauter . Cela ne satisfit point ses bourreaux , qui décidèrent que la barrière n' était pas assez haute ; et ils y ajoutèrent d' autres constructions , jusqu' à ce qu' elle devînt un casse-cou . Christophe essaya de se révolter ; il déclara qu' il ne sauterait pas . Alors la petite fille l' appela lâche et dit qu' il avait peur . Christophe ne put le supporter ; et , certain de tomber , il sauta , et tomba . Ses pieds se prirent dans l' obstacle : tout s' écroula avec lui . Il s' écorcha les mains , faillit se casser la tête ; et , pour comble de malheur , son vêtement éclata aux genoux , et ailleurs . Il était malade de honte ; il entendait les deux enfants danser de joie autour de lui ; il souffrait d' une façon atroce . Il sentait qu' ils le méprisaient , qu' ils le haïssaient ... pourquoi ? pourquoi ? Il aurait voulu mourir ! -- Pas de douleur plus cruelle que celle de l' enfant qui découvre pour la première fois la méchanceté des autres : il se croit persécuté par le monde entier , et il n' a rien qui le soutienne : il n' y a plus rien , il n' y a plus rien ! ... Christophe essaya de se relever ; le petit bourgeois le poussa et le fit retomber ; la fillette lui donna des coups de pied . Il essaya de nouveau ; ils se jetèrent sur lui tous deux , s' asseyant sur son dos , lui appuyant la figure contre terre . Alors une rage le prit : c' était trop de malheurs ! Ses mains qui le brûlaient , son bel habit déchiré -- une catastrophe pour lui ! -- la honte , le chagrin , la révolte contre l' injustice , tant de misères à la fois se fondirent en une fureur folle . Il s' arc-bouta sur ses genoux et ses mains , se secoua comme un chien , fit rouler ses persécuteurs ; et , comme ils revenaient à la charge , il fonça la tête baissée sur eux , gifla la petite fille , et jeta d' un coup de poing le garçon au milieu d' une plate-bande . Ce furent des hurlements . Les enfants se sauvèrent à la maison , avec des cris aigus . On entendit les portes battre , et des exclamations de colère . La dame accourut , aussi vite que la traîne de sa robe pouvait le lui permettre . Christophe la voyait venir , et il ne cherchait pas à fuir ; il était terrifié de ce qu' il avait fait : c' était une chose inouïe , un crime ; mais il ne regrettait rien . Il attendait . Il était perdu . Tant mieux ! Il était réduit au désespoir . La dame fondit sur lui . Il se sentit frapper . Il entendit qu' elle lui parlait d' une voix furieuse , avec un flot de paroles ; mais il ne distinguait rien . Ses deux petits ennemis étaient revenus pour assister à sa honte , et piaillaient à tue-tête . Des domestiques étaient là : c' était une confusion de voix . Pour achever de l' accabler , Louisa , qu' on avait appelée , parut ; et , au lieu de le défendre , elle commença par le claquer , elle aussi , avant de rien savoir , et voulut qu' il demandât pardon . Il s' y refusa avec rage . Elle le secoua plus fort et le traîna par la main vers la dame et les enfants , pour qu' il se mît à genoux . Mais il trépigna , hurla , et mordit la main de sa mère . Il se sauva enfin au milieu des domestiques qui riaient . Il s' en allait , le cœur gonflé , la figure brûlante de colère et des tapes qu' il avait reçues . Il tâchait de ne pas penser , et il hâtait le pas , parce qu' il ne voulait pas pleurer dans la rue . Il aurait voulu être rentré , pour se soulager de ses larmes ; il avait la gorge serrée , le sang à la tête : il éclatait . Enfin , il arriva ; il monta en courant le vieil escalier noir , jusqu' à sa niche habituelle dans l' embrasure d' une fenêtre , au-dessus du fleuve ; il s' y jeta hors d' haleine ; et ce fut un déluge de pleurs . Il ne savait pas au juste pourquoi il pleurait ; mais il fallait qu' il pleurât ; et quand le premier flot fut à peu près passé , il pleura encore , parce qu' il voulait pleurer , avec une sorte de rage , pour se faire souffrir , comme s' il punissait ainsi les autres , en même temps que lui . Puis , il pensa que son père allait rentrer , que sa mère raconterait tout et que ses malheurs n' étaient pas près de leur fin . Il résolut de fuir , n' importe où , pour ne plus revenir jamais . Juste au moment où il descendait , il se heurta à son père qui rentrait . -- Que fais -tu là , gamin ? où vas -tu ? demanda Melchior . Il ne répondait pas . -- Tu as fait quelque sottise . Qu' est -ce que tu as fait ? Christophe se taisait obstinément . -- Qu' est -ce que tu as fait ? répéta Melchior . Veux -tu répondre ? L' enfant se mit à pleurer , et Melchior à crier , de plus en plus fort l' un et l' autre , jusqu' à ce qu' on entendît le pas précipité de Louisa , qui montait l' escalier . Elle arriva , toute bouleversée encore . Elle commença par de violents reproches , mêlés de nouvelles gifles , auxquelles Melchior joignit , sitôt qu' il eut compris , -- et probablement avant , -- des claques à assommer un bœuf . Ils criaient tous les deux . L' enfant hurlait . Ils finirent par se disputer l' un l' autre avec la même colère . Tout en rossant son fils , Melchior disait que le petit avait raison , que voilà à quoi on s' exposait en allant servir chez des gens , qui se croient tout permis , parce qu' ils ont de l' argent . Et tout en frappant l' enfant , Louisa criait à son mari qu' il était un brutal , qu' elle ne lui permettait pas de toucher le petit , et qu' il l' avait blessé . En effet , Christophe saignait un peu du nez ; mais il n' y pensait guère , et il ne sut aucun gré à sa mère de le lui tamponner rudement avec un linge mouillé , puisqu'elle continuait à le gronder . À la fin , on le poussa dans un recoin obscur , où on l' enferma sans souper . Il les entendait crier l' un contre l' autre ; et il ne savait pas lequel il détestait le plus . Il lui semblait que c' était sa mère ; car il n' eût jamais attendu d' elle une pareille méchanceté . Tous ses malheurs de la journée l' accablaient à la fois : tout ce qu' il avait souffert , l' injustice des enfants , l' injustice de la dame , l' injustice de ses parents , et -- ce qu' il sentait aussi , comme une blessure vive , sans s' en rendre compte , -- l' abaissement de ses parents , dont il était si fier , devant ces autres gens , méchants et méprisables . Cette lâcheté , dont il prenait une vague conscience , pour la première fois , lui paraissait ignoble . Tout en lui était ébranlé : son admiration pour les siens , le respect religieux qu' ils lui inspiraient , sa confiance dans la vie , le besoin naïf qu' il avait d' aimer les autres et d' en être aimé , sa foi morale , aveugle , mais absolue . C' était un écroulement total . Il était écrasé par la force brutale , sans nul moyen de se défendre , de réchapper jamais . Il suffoqua . Il crut mourir . Il se raidit de tout son être , dans une révolte désespérée . Il tapa des poings , des pieds , de la tête , contre le mur , hurla , fut pris de convulsions , et , se meurtrissant aux meubles , tomba par terre . Ses parents , accourus , le prirent dans leurs bras . C' était à qui des deux , maintenant , serait le plus tendre . Sa mère le déshabilla , le porta dans son lit , s' assit à son chevet et resta auprès de lui , jusqu' à ce qu' il fût plus calme . Mais il ne désarmait point , il ne pardonnait rien , et il fit semblant de dormir , pour ne pas l' embrasser . Sa mère lui semblait mauvaise et lâche . Il ne se doutait pas de tout le mal qu' elle avait pour vivre et le faire vivre , et de ce qu' elle avait souffert de prendre parti contre lui . Après qu' il eut épuisé jusqu' à la dernière goutte l' incroyable provision de larmes qui tient dans les yeux d' un enfant , il se sentit un peu soulagé . Il était las ; mais ses nerfs étaient trop tendus pour qu' il pût dormir . Les images de tantôt recommencèrent à flotter dans sa demi-torpeur . C' était surtout la petite fille qu' il revoyait , avec ses yeux brillants , son petit nez levé d' une façon dédaigneuse , ses cheveux sur ses épaules , ses jambes nues et sa parole enfantine et poseuse . Il tressaillit , en croyant réentendre sa voix . Il se rappelait combien il avait été stupide avec elle ; et il se sentait contre elle une haine farouche ; il ne lui pardonnait pas de l' avoir humilié , il était dévoré du désir de l' humilier à son tour , de la faire pleurer . Il en chercha les moyens , et n' en trouva aucun . Il n' y avait nulle apparence qu' elle se souciât jamais de lui . Mais , pour se soulager , il supposa que tout fût ainsi qu' il le souhaitait . Il établit donc qu' il était devenu très puissant et glorieux ; et il décida en même temps qu' elle était amoureuse de lui . Alors il commença de se raconter une de ces absurdes histoires , qu' il finissait par croire plus réelles que la réalité . Elle se mourait d' amour ; mais il la dédaignait . Quand il passait devant sa maison , elle le regardait passer , cachée derrière les rideaux ; et il se savait regardé ; mais il feignait de n' y prendre pas garde , et il parlait gaiement . Il quittait même le pays et voyageait , au loin , afin d' augmenter sa peine . Il faisait de grandes choses . -- Ici , il introduisait dans son récit certains fragments choisis des récits héroïques de grand-père . -- Elle , pendant ce temps , tombait malade de chagrin . Sa mère , l' orgueilleuse dame , venait le supplier : « Ma pauvre fille se meurt . Je vous en prie , venez ! » Il venait . Elle était couchée . Elle avait la figure pâle et creusée . Elle lui tendait les bras . Elle ne pouvait parler ; mais elle lui prenait les mains et les baisait en pleurant . Alors il la regardait avec une bonté et une douceur admirables . Il lui disait de guérir , et consentait à ce qu' elle l' aimât . Arrivé à ce moment du récit , comme il se plaisait à en prolonger l' agrément , en répétant plusieurs fois les paroles et les attitudes , le sommeil vint le prendre ; et il s' endormit consolé . Mais quand il rouvrit les yeux , le jour était venu ; et ce jour ne brillait plus avec l' insouciance du matin précédent : quelque chose était changé dans le monde . Christophe connaissait l' injustice . Il y avait des moments de gêne très étroite à la maison . Ils étaient de plus en plus fréquents . On faisait maigre chère , ces jours -là . Nul ne s' en apercevait mieux que Christophe . Le père ne voyait rien ; il se servait le premier , et il avait toujours assez pour lui . Il causait bruyamment , riait aux éclats de ce qu' il disait ; et il ne remarquait pas le regard de sa femme , qui riait d' un rire forcé , en le surveillant , tandis qu' il se servait . Le plat , quand il passait ensuite , était à moitié vide . Louisa servait les petits : deux pommes de terre à chacun . Lorsque venait le tour de Christophe , souvent il n' en restait que trois sur l' assiette , et sa mère n' était pas servie . Il le savait d' avance , il les avait comptées , avant qu' elles arrivent à lui . Alors il rassemblait son courage , et d' un air dégagé : -- Rien qu' une , maman . Elle s' inquiétait un peu . -- Deux , comme les autres . -- Non , je t' en prie , une seule . -- Est -ce que tu n' as pas faim ? -- Non , je n' ai pas grand'faim . Mais elle n' en prenait qu' une aussi , et ils la pelaient avec soin , ils la partageaient en tout petits morceaux , ils tâchaient de la manger le plus lentement possible . Sa mère le surveillait . Quand il avait fini : -- Allons , prends -la donc ! -- Non , maman . -- Mais tu es malade , alors ? -- Je ne suis pas malade , mais j' ai assez mangé . Il arrivait que son père lui reprochât de faire le difficile , et qu' il s' adjugeât la dernière pomme de terre . Mais Christophe se méfiait maintenant ; et il la réservait sur son assiette pour Ernst , le petit frère , toujours vorace , qui la guettait du coin de l' œil depuis le commencement du dîner , et qui finissait par lui demander : -- Tu ne la manges pas ? Donne -la -moi , dis , Christophe . Ah ! comme Christophe détestait son père , comme il lui en voulait de ne pas penser à eux , de ne même pas se douter qu' il leur mangeait leur part ! Il avait si faim qu' il le haïssait et qu' il aurait voulu le lui dire ; mais il pensait , dans son orgueil , qu' il n' en avait pas le droit , tant qu' il ne gagnerait pas sa vie . Ce pain que son père lui prenait , son père l' avait gagné . Lui n' était bon à rien ; il était une charge pour tous ; il n' avait pas le droit de parler . Plus tard , il parlerait -- s' il arrivait à plus tard . Oh ! il mourrait de faim , avant ! ... Il souffrait plus qu' un autre enfant de ces jeûnes cruels . Son robuste estomac était à la torture ; parfois il en tremblait , la tête lui faisait mal ; il avait un trou dans la poitrine , un trou qui tournait et qui s' élargissait comme une vrille qu' on enfonce . Mais il ne se plaignait pas ; il se sentait observé par sa mère , et il prenait un air indifférent . Louisa , le cœur serré , comprenait vaguement que son petit garçon se privait de manger , pour que les autres eussent davantage ; elle repoussait cette pensée ; mais elle y revenait toujours . Elle n' osait pas l' éclaircir , demander à Christophe si c' était vrai ; car , si ç'avait été vrai , qu' aurait-elle pu faire ? Elle -même était habituée aux privations , depuis qu' elle était petite . À quoi sert de se plaindre , quand on ne peut faire autrement ? Elle ne se doutait pas , il est vrai , avec sa frêle santé et son peu de besoins , que l' enfant dût souffrir davantage . Elle ne lui disait rien ; mais , une ou deux fois , quand les autres étaient sortis , les enfants dans la rue , Melchior à ses affaires , elle priait son aîné de rester , pour lui rendre quelque petit service . Christophe lui tenait sa pelote , tandis qu' elle la dévidait . Brusquement , elle jetait tout , et l' attirait passionnément à elle ; elle le mettait sur ses genoux , quoiqu'il fût déjà bien lourd ; elle le serrait . Il lui passait avec violence ses bras autour du cou , et ils pleuraient tous deux , en s' embrassant comme des désespérés . -- Mon pauvre petit garçon ! ... -- Maman , chère maman ! ... Ils ne disaient rien de plus ; mais ils se comprenaient . Christophe fut assez longtemps avant de s' apercevoir que son père buvait . L' intempérance de Melchior ne passait pas certaines limites , au moins dans les commencements . Elle n' était point brutale . Elle se manifestait plutôt par les éclats d' une joie excessive . Il disait des inepties , chantait à tue-tête pendant des heures , en tapant sur la table ; et parfois , il voulait à toute force danser avec Louisa et avec les enfants . Christophe voyait bien que sa mère avait l' air triste ; elle se retirait à l' écart , et baissait le nez sur son ouvrage ; elle évitait de regarder l' ivrogne ; et elle tâchait doucement de le faire taire , quand il disait des grossièretés qui la faisaient rougir . Mais Christophe ne comprenait pas ; et il avait un tel besoin de gaieté qu' il se faisait presque une fête de ces retours bruyants du père . La maison était triste ; et ces folies étaient une détente pour lui . Il riait de tout son cœur des gestes grotesques et des plaisanteries stupides de Melchior ; il chantait et dansait avec lui ; et il trouvait très mauvais que sa mère , d' une voix fâchée , lui ordonnât de cesser . Comment cela eût-il été mal , puisque son père le faisait ? Bien que sa petite observation toujours en éveil , et qui n' oubliait rien , lui eût fait remarquer dans la conduite de son père plusieurs choses qui n' étaient pas conformes à son instinct enfantin et impérieux de justice , il continuait pourtant à l' admirer . C' est un tel besoin chez l' enfant ! Sans doute une des formes de l' éternel amour de soi . Quand l' homme se reconnaît trop faible pour réaliser ses désirs et satisfaire son orgueil , il les reporte , enfant , sur ses parents , homme vaincu par la vie , sur ses enfants à son tour . Ils sont , ou ils seront tout ce qu' il a rêvé d' être , ses champions , ses vengeurs ; et dans cette abdication orgueilleuse à leur profit , l' amour et l' égoïsme se mêlent avec une force et une douceur enivrantes . Christophe oubliait donc tous ses griefs contre son père , et il s' évertuait à trouver des raisons de l' admirer : il admirait sa taille , ses bras robustes , sa voix , son rire , sa gaieté ; et il rayonnait d' orgueil , quand il entendait admirer son talent de virtuose , ou quand Melchior racontait , en les amplifiant , les éloges qu' il avait reçus . Il croyait à ses vantardises ; et il regardait son père comme un génie , un des héros de grand-père . Un soir , vers sept heures , il était seul à la maison . Les petits frères se promenaient avec Jean-Michel . Louisa lavait le linge , au fleuve . La porte s' ouvrit , et Melchior fit irruption . Il était sans chapeau , débraillé ; il exécuta pour entrer une sorte d' entrechat , et il alla tomber sur une chaise devant la table . Christophe commença à rire , pensant qu' il s' agissait d' une de ses farces habituelles ; et il vint vers lui . Mais dès qu' il le vit de près , il n' eut plus envie de rire . Melchior était assis , les bras pendants , et regardait devant lui , sans voir , avec des yeux qui clignotaient ; sa figure était cramoisie ; il avait la bouche ouverte ; il en sortait de temps en temps un gloussement stupide . Christophe fut saisi . Il crut d' abord que son père plaisantait ; mais voyant qu' il ne bougeait pas , il fut pris de peur . -- Papa ! papa ! criait-il . Melchior continuait à glousser comme une poule . Christophe lui saisit le bras avec désespoir , et le secoua de toutes ses forces : -- Papa , cher papa , réponds -moi ! Je t' en supplie ! Le corps de Melchior vacilla comme une chose molle , faillit tomber ; sa tête s' inclina vers celle de Christophe ; il le regarda , en gargouillant des syllabes incohérentes et irritées . Quand les yeux de Christophe rencontrèrent ces yeux troubles , une terreur folle s' empara de lui . Il se sauva au fond de la chambre , se jeta à genoux devant le lit , et enfouit sa figure dans les draps . Ils restèrent longtemps ainsi . Melchior se balançait lourdement sur sa chaise , en ricanant . Christophe se bouchait les oreilles , pour ne pas entendre , et il tremblait . Ce qui se passait en lui était inexprimable : c' était un bouleversement affreux , un effroi , une douleur , comme si quelqu'un était mort , quelqu'un de cher et de vénéré . Personne ne rentrait , ils restaient seuls tous deux ; la nuit tombait , et la peur de Christophe augmentait de minute en minute . Il ne pouvait s' empêcher d' écouter , et son sang se glaçait , en entendant cette voix qu' il ne reconnaissait plus ; l' horloge boiteuse marquait la mesure de ce jacassement insensé . Il n' y tint plus , il voulut fuir . Mais pour sortir , il fallait passer devant son père ; et Christophe frémissait , à l' idée de revoir ses yeux : il lui semblait qu' il en mourrait . Il tâcha de se glisser sur les mains et sur les genoux jusqu' à la porte de la chambre . Il ne respirait pas , il ne regardait pas , il s' arrêtait au moindre mouvement de Melchior , dont il voyait les pieds sous la table . Une jambe de l' ivrogne tremblait . Christophe parvint à la porte ; d' une main maladroite , il appuya sur la poignée ; mais , dans son trouble , il la lâcha : elle se referma brusquement . Melchior se retourna pour voir ; la chaise sur laquelle il se balançait perdit l' équilibre : il s' écroula avec fracas . Christophe épouvanté n' eut pas la force de fuir , il resta collé au mur , regardant son père allongé à ses pieds ; et il criait au secours . La chute dégrisa un peu Melchior . Après avoir juré , sacré , bourré de coups de poing la chaise qui lui avait joué ce tour , après avoir vainement tenté de se relever , il s' affermit sur son séant , le dos appuyé à la table ; et il reconnut le pays environnant . Il vit Christophe qui pleurait : il l' appela . Christophe voulait se sauver ; il ne pouvait bouger . Melchior l' appela de nouveau ; et comme l' enfant ne venait pas , il jura de colère . Christophe s' approcha , en tremblant de tous ses membres . Melchior l' attira vers lui , et l' assit sur ses genoux . Il commença par lui tirer les oreilles , en lui faisant , d' une langue pâteuse et bredouillante , un sermon sur le respect que l' enfant doit à son père . Puis , il changea brusquement d' idée , et le fit sauter dans ses bras en débitant des inepties : il se tordait de rire . De là , sans transition , il passa à des idées tristes ; il s' apitoya sur le petit et sur lui -même ; il le serrait , le couvrait de baisers et de larmes ; et finalement , il le berça , en entonnant le De Profundis . Christophe ne faisait aucun mouvement pour se dégager ; il était glacé d' horreur . Étouffé contre la poitrine de son père , sentant sur sa figure l' haleine chargée de vin et les hoquets de l' ivrogne , mouillé par les baisers et les pleurs répugnants , il agonisait de dégoût et de peur . Il eût voulu crier , et nul cri ne pouvait sortir de sa bouche . Il resta dans cet état affreux , un siècle , à ce qu' il lui parut , -- jusqu' à ce que la porte s' ouvrît et que Louisa entrât , un panier de linge à la main . Elle poussa un cri , laissa tomber le panier , se précipita vers Christophe , et avec une violence que nul ne lui aurait crue , elle l' arracha des bras de Melchior : -- Ah ! misérable ivrogne ! cria-t-elle . Ses yeux flambaient de colère . Christophe crut que son père allait la tuer . Mais Melchior fut si saisi par l' apparition menaçante de sa femme qu' il ne répliqua rien et se mit à pleurer . Il se roula par terre ; et il se frappait la tête contre les meubles , en disant qu' elle avait raison , qu' il était un ivrogne , qu' il faisait le malheur des siens , qu' il ruinait ses pauvres enfants , et qu' il voulait mourir . Louisa lui avait tourné le dos avec mépris ; elle emportait Christophe dans la chambre voisine , elle le caressait , elle cherchait à le rassurer . Le petit continuait de trembler , et il ne répondait pas aux questions de sa mère ; puis il éclata en sanglots . Louisa lui baigna la figure avec de l' eau ; elle l' embrassait , elle lui parlait tendrement , elle pleurait avec lui . Enfin , ils s' apaisèrent tous deux . Elle s' agenouilla , le mit à genoux auprès d' elle . Ils prièrent pour que le bon Dieu guérît le père de sa dégoûtante habitude , et que Melchior redevînt bon comme autrefois . Louisa coucha l' enfant . Il voulut qu' elle restât près de son lit , à lui tenir la main . Louisa passa une partie de la nuit , assise au chevet de Christophe qui avait la fièvre . L' ivrogne ronflait sur le carreau . À quelque temps de là , à l' école , où Christophe passait son temps à regarder les mouches au plafond et à donner des coups de poing à ses voisins , pour les faire tomber du banc , le maître qui l' avait pris en grippe , parce qu' il remuait toujours , parce qu' on l' entendait toujours rire , et parce qu' il n' apprenait jamais rien , fit une allusion inconvenante , un jour que Christophe s' était lui -même laissé choir , à certain personnage bien connu dont il semblait vouloir suivre brillamment les traces . Tous les enfants éclatèrent de rire ; et certains se chargèrent de préciser l' allusion , en des commentaires aussi clairs qu' énergiques . Christophe se releva , rouge de honte , saisit son encrier , et le lança à toute volée à la tête du premier qu' il vit rire . Le maître tomba sur lui à coups de poing ; il fut fustigé , mis à genoux , et condamné à un pensum énorme . Il rentra chez lui , blême , rageant en silence ; et il déclara froidement qu' il n' irait plus à l' école . On ne fit pas attention à ses paroles . Le lendemain matin , quand sa mère lui rappela qu' il était l' heure de partir , il répondit avec tranquillité qu' il avait dit qu' il n' irait plus . Louisa eut beau prier , crier , menacer : rien n' y fit . Il restait assis dans son coin , le front obstiné . Melchior le roua de coups : il hurla ; mais à toutes les sommations qu' on lui faisait après chaque correction , il répondait rageusement : « Non ! » On lui demanda au moins de dire pourquoi ; il serra les dents et ne voulut rien dire . Melchior l' empoigna , le porta à l' école et le remit au maître . Revenu à son banc , il commença par casser méthodiquement tout ce qui se trouvait à sa portée : son encrier , sa plume , il déchira son cahier et son livre , -- le tout d' une façon bien visible , en regardant le maître d' un air provocant . On l' enferma au cabinet noir . -- Quelques instants après , le maître le trouva , son mouchoir noué autour du cou , tirant de toutes ses forces sur les deux coins : il tâchait de s' étrangler . Il fallut le renvoyer . Christophe était dur au mal . Il tenait de son père et de son grand-père leur robuste constitution . On n' était pas douillet dans la famille : malade ou non , on ne se plaignait jamais , et rien n' était capable de changer quelque chose aux habitudes des deux Krafft , père et fils . Ils sortaient , quelque temps qu' il fît , été comme hiver , restaient pendant des heures sous la pluie ou le soleil , quelquefois tête nue et les vêtements ouverts , par négligence ou par bravade , faisaient des lieues sans jamais être las , et regardaient avec une pitié méprisante la pauvre Louisa , qui ne disait rien , mais qui était forcée de s' arrêter , toute blanche , les jambes gonflées , et le cœur battant à se briser . Christophe n' était pas loin de partager leur dédain pour sa mère : il ne comprenait pas qu' on fût malade ; quand il tombait , ou se frappait , ou se coupait , ou se brûlait , il ne pleurait pas ; mais il était irrité contre l' objet ennemi . Les brutalités de son père et de ses petits compagnons , les polissons des rues , avec qui il se battait , le trempèrent solidement . Il ne craignait pas les coups ; et il revint plus d' une fois au logis , avec le nez saignant et des bosses au front . Un jour , il fallut le dégager , presque étouffé , d' une de ces mêlées furieuses , où il avait roulé sous son adversaire , qui lui cognait avec férocité la tête sur le pavé . Il trouvait cela naturel , étant prêt à faire aux autres ce qu' on lui faisait à lui -même . Cependant , il avait peur d' une infinité de choses ; et , bien qu' on n' en sût rien , -- car il était très orgueilleux , -- rien ne le fit tant souffrir que ces terreurs continuelles , durant une partie de son enfance . Pendant deux ou trois ans surtout , elles sévirent en lui , comme une maladie . Il avait peur du mystérieux qui s' abrite dans l' ombre , des puissances mauvaises qui semblent guetter la vie , du grouillement de monstres , que tout cerveau d' enfant porte en lui avec épouvante et mêle à tout ce qu' il voit : derniers restes sans doute d' une faune disparue , des hallucinations des premiers jours près du néant , du sommeil redoutable dans le ventre de la mère , de l' éveil de la larve au fond de la matière . Il avait peur de la porte du grenier . Elle donnait sur l' escalier , et était presque toujours entre-bâillée . Quand il devait passer devant , il sentait son cœur battre ; il prenait son élan , et sautait sans regarder . Il lui semblait qu' il y avait quelqu'un ou quelque chose derrière . Les jours où elle était fermée , il entendait distinctement par la chatière entr'ouverte remuer derrière la porte . Ce n' était pas étonnant , car il y avait de gros rats ; mais il imaginait un être monstrueux , des os déchiquetés , des chairs comme des haillons , une tête de cheval , des yeux qui font mourir , des formes incohérentes ; il ne voulait pas y penser et y pensait malgré lui . Il s' assurait d' une main tremblante que le loquet était bien mis : ce qui ne l' empêchait pas de se retourner dix fois , en descendant les marches . Il avait peur de la nuit , au dehors . Il lui arrivait de s' arrêter chez le grand-père , ou d' y être envoyé le soir , pour quelque commission . Le vieux Krafft habitait un peu en dehors de la ville , la dernière maison sur la route de Cologne . Entre cette maison et les premières fenêtres éclairées de la ville , il y avait deux ou trois cents pas , qui paraissaient bien le triple à Christophe . Pendant quelques instants , le chemin faisait un coude , où l' on ne voyait rien . La campagne était déserte , au crépuscule ; la terre devenait noire , et le ciel d' une pâleur effrayante . Lorsqu' on sortait des buissons qui entouraient la route , et qu' on grimpait sur le talus , on distinguait encore une lueur jaunâtre au bord de l' horizon ; mais cette lueur n' éclairait pas , et elle était plus oppressante que la nuit ; elle faisait l' obscurité plus sombre autour d' elle : c' était une lumière de glas . Les nuages descendaient presque au ras du sol . Les buissons devenaient énormes et bougeaient . Les arbres squelettes ressemblaient à des vieillards grotesques . Les bornes du chemin avaient des reflets de linges livides . L' ombre remuait . Il y avait des nains assis dans les fossés , des lumières dans l' herbe , des vols effrayants dans l' air , des cris stridents d' insectes , qui sortaient on ne sait d' où . Christophe était toujours dans l' attente angoissée de quelque excentricité sinistre de la nature . Il courait , et son cœur sautait dans sa poitrine . Quand il voyait la lumière dans la chambre de grand-père , il se rassurait . Mais le pire était que souvent le vieux Krafft n' était pas rentré . Alors c' était plus effrayant encore . Cette vieille maison , perdue dans la campagne , intimidait l' enfant , même en plein jour . Il oubliait ses craintes , quand le grand-père était là ; mais quelquefois , le vieux le laissait seul et sortait sans le prévenir . Christophe n' y avait pas pris garde . La chambre était paisible . Tous les objets étaient familiers et bienveillants . Il y avait un grand lit de bois blanc ; au chevet du lit , une grosse Bible sur une planchette , des fleurs artificielles sur la cheminée , avec les photographies des deux femmes et des onze enfants , -- le vieux avait écrit au bas de chacune d' elles la date de la naissance et celle de la mort . -- Aux murs , des versets encadrés , et de mauvais chromos de Mozart et de Beethoven . Un petit piano dans un coin , un violoncelle dans l' autre ; des rayons de livres pêle-mêle , des pipes accrochées , et , sur la fenêtre , des pots de géraniums . On était comme entouré d' amis . Les pas du vieux allaient et venaient dans la chambre à côté ; on l' entendait raboter ou clouer ; il se parlait tout seul , s' appelait imbécile , ou chantait de sa grosse voix , faisant un pot-pourri de bribes de chorals , de lieder sentimentaux , de marches belliqueuses et de chansons à boire . On se sentait à l' abri . Christophe était assis dans le grand fauteuil , près de la fenêtre , un livre sur les genoux ; penché sur les images , il s' absorbait en elles ; le jour baissait ; ses yeux devenaient troubles ; il finissait par ne plus regarder , et tombait dans une songerie vague . La roue d' un chariot grondait au loin sur la route . Une vache mugissait dans les champs . Les cloches de la ville , lasses et endormies , sonnaient l' angélus du soir . Des désirs incertains , d' obscurs pressentiments s' éveillaient dans le cœur de l' enfant qui rêvait . Brusquement , Christophe se réveillait , pris d' une sourde inquiétude . Il levait les yeux : la nuit . Il écoutait : le silence . Grand-père venait de sortir . Il avait un frisson . Il se penchait à la fenêtre , pour tâcher de le voir encore : la route était déserte ; les choses commençaient à prendre un visage menaçant . Dieu ! si elle allait venir ? -- Qui ? ... Il n' aurait su le dire . La chose d' épouvante ... Les portes fermaient mal . L' escalier de bois craquait comme sous un pas . L' enfant bondissait , traînait le fauteuil , les deux chaises et la table au coin le plus abrité de la chambre ; il en formait une barrière : le fauteuil , adossé au mur , une chaise à droite , une chaise à gauche , et la table par devant . Au milieu , il installait une double échelle ; et , juché sur le sommet , avec son livre et quelques autres volumes , comme munitions en cas de siège , il respirait , ayant décidé , dans son imagination d' enfant , que l' ennemi ne pouvait en aucun cas traverser la barrière : ce n' était pas permis . Mais l' ennemi surgissait parfois du livre même . -- Parmi les vieux bouquins achetés au hasard par le grand-père , il y en avait avec des images , qui faisaient sur l' enfant une impression profonde : elles l' attiraient et l' effrayaient . C' étaient des visions fantastiques , des tentations de saint Antoine où des squelettes d' oiseaux fientent dans des carafes , où des myriades d' œufs s' agitent comme des vers dans des grenouilles éventrées , où des têtes marchent sur des pattes , où des derrières jouent de la trompette , et où des ustensiles de ménage et des cadavres de bêtes s' avancent gravement , enveloppés de grands draps , avec des révérences de vieilles dames . Christophe en avait horreur , et toujours y revenait , ramené par son dégoût . Il les regardait longuement , et jetait de temps en temps un œil furtif autour de lui , pour voir ce qui remuait dans les plis des rideaux . -- Une image d' écorché dans un ouvrage d' anatomie lui était plus odieuse encore . Il tremblait de tourner la page , quand il approchait de l' endroit du livre où elle se trouvait . Ces informes bariolages avaient une intensité prodigieuse sur lui . La puissance de création , inhérente au cerveau des enfants , suppléait aux pauvretés de la mise en scène . Il ne voyait pas de différence entre ces barbouillages et la réalité . La nuit , ils agissaient plus fortement sur ses rêves que les images vivantes aperçues dans le jour . Il avait peur du sommeil . Pendant plusieurs années , les cauchemars empoisonnèrent son repos : -- Il errait dans des caves , et il voyait entrer par le soupirail l' écorché grimaçant . -- Il était dans une chambre , seul , et il entendait un frôlement de pas dans le corridor ; il se jetait sur la porte pour la fermer , il avait juste le temps d' en saisir la poignée ; mais on la tirait du dehors ; il ne pouvait tourner la clef , il faiblissait , il appelait au secours . Et , de l' autre côté , il savait bien qui voulait entrer . -- Il était au milieu des siens ; et soudain , leur visage changeait ; ils faisaient des choses folles . -- Il lisait tranquillement ; et il sentait qu' un être invisible était autour de lui . Il voulait fuir , il se sentait lié . Il voulait crier , il était bâillonné . Une étreinte répugnante lui serrait le cou . Il s' éveillait , suffoquant , claquant des dents ; et il continuait de trembler , longtemps après s' être réveillé ; il ne parvenait pas à chasser son angoisse . La chambre où il dormait était un réduit sans fenêtres et sans porte ; un vieux rideau , accroché par une tringle au-dessus de l' entrée , le séparait seulement de la chambre des parents . L' air épais l' étouffait . Ses frères , qui couchaient dans le même lit , lui donnaient des coups de pied . Il avait la tête brûlante , et il était en proie à une demi-hallucination , où se répercutaient tous les petits soucis du jour , indéfiniment grossis . Dans cet état d' extrême tension nerveuse , voisin du cauchemar , la moindre secousse lui était une souffrance . Le craquement du plancher lui causait un effroi . La respiration de son père s' enflait d' une façon fantastique ; elle ne paraissait plus être un souffle humain ; ce bruit monstrueux lui faisait horreur : il semblait que ce fût une bête qui était couchée là . La nuit l' écrasait , elle ne finirait jamais , ce serait toujours ainsi ; il y avait des mois qu' il était là . Il haletait , il se soulevait à demi sur son lit , il s' asseyait , il essuyait du bras de sa chemise sa figure couverte de sueur . Parfois , il poussait son frère Rodolphe , pour le réveiller ; mais l' autre grognait , tirait à lui le reste des couvertures , et se rendormait solidement . Il restait ainsi dans l' angoisse de la fièvre , jusqu' à ce qu' une raie pâle parût sur le plancher , au bas du rideau . Cette blancheur timide de l' aube lointaine faisait soudain descendre en lui la paix . Il la sentait se glisser dans la chambre , alors que nul encore n' aurait pu la distinguer de l' ombre . Aussitôt sa fièvre tombait , son sang s' apaisait , comme un fleuve débordé qui rentre dans son lit ; une chaleur égale coulait dans tout son corps , et ses yeux brûlés d' insomnie se fermaient . Le soir , il voyait revenir l' heure du sommeil avec effroi . Il se promettait de n' y pas céder , de veiller toute la nuit , par terreur des cauchemars . Mais la fatigue finissait par l' emporter ; et c' était toujours quand il s' y attendait le moins , que les monstres revenaient . Nuit redoutable ! Si douce à la plupart des enfants , si terrible à certains d' entre eux ! ... Il avait peur de dormir . Il avait peur de ne pas dormir . Sommeil ou veille , il était entouré par des images monstrueuses , les fantômes de son esprit , les larves qui flottent dans le demi-jour crépusculaire de l' enfance , comme dans le clair-obscur sinistre de la maladie . Mais ces terreurs imaginaires devaient bientôt s' effacer devant la grande Épouvante , celle qui ronge tous les hommes , et que la sagesse s' évertue vainement à oublier ou à nier : la Mort . Un jour , en furetant dans un placard , il mit la main sur des objets qu' il ne connaissait pas : une robe d' enfant , une toque rayée . Il les apporta triomphalement à sa mère , qui , au lieu de lui sourire , prit une mine fâchée et lui ordonna de les reporter où il les avait pris . Comme il tardait à obéir , en demandant pourquoi , elle les lui arracha des mains , sans répondre , et les serra sur un rayon où il ne pouvait atteindre . Très intrigué , il la pressa de questions . Elle finit par dire que c' était à un petit frère qui était mort , avant que lui -même vînt au monde . Il en fut atterré : jamais il n' avait entendu parler de cela . Il resta un moment silencieux , puis il tâcha d' en savoir plus . Sa mère semblait distraite ; elle dit cependant qu' il se nommait Christophe comme lui , mais qu' il était plus sage . Il lui fit d' autres questions ; mais elle n' aimait pas à répondre . Elle dit qu' il était au ciel , et qu' il priait pour eux tous . Christophe n' en put rien tirer de plus ; elle lui ordonna de se taire et de la laisser travailler . Elle parut s' absorber en effet dans sa couture ; elle avait l' air soucieuse et ne levait pas les yeux . Mais après quelque temps , elle le regarda dans le coin où il s' était retiré pour bouder , se remit à sourire , et lui dit doucement d' aller jouer dehors . Ces bribes de conversations agitèrent profondément Christophe . Ainsi , il y avait eu un enfant , un petit garçon de sa mère , tout comme lui , qui avait le même nom , qui était presque pareil , et qui était mort ! -- Mort , il ne savait pas au juste ce que c' était ; mais c' était quelque chose d' affreux . -- Et jamais on ne parlait de cet autre Christophe ; il était tout à fait oublié . Ce serait donc de même pour lui , s' il mourait à son tour ? -- Cette pensée le travaillait encore , le soir , quand il se trouva à table avec toute sa famille , et quand il les vit rire et parler de choses indifférentes . On pourrait donc être joyeux après qu' il serait mort ! Oh ! il n' aurait jamais cru que sa mère fût assez égoïste pour rire après la mort de son petit garçon ! Il les détestait tous : il avait envie de pleurer sur lui -même , sur sa propre mort , d' avance . En même temps , il aurait voulu poser une foule de questions ; mais il n' osait pas ; il se souvenait du ton sur lequel sa mère lui avait imposé silence . -- Enfin , il n' y tint plus ; et comme il se couchait , il demanda à Louisa , qui venait l' embrasser : -- Maman , est -ce qu' il couchait dans mon lit ? La pauvre femme tressaillit ; et , d' une voix qu' elle tâchait de rendre indifférente , elle demanda : -- Qui ? -- Le petit garçon ... qui est mort , dit Christophe en baissant la voix . Les mains de sa mère le serrèrent brusquement : -- Tais -toi , tais -toi , dit-elle . Sa voix tremblait ; Christophe , qui avait la tête appuyée contre sa poitrine , entendit son cœur qui battait . Il y eut un instant de silence , puis elle dit : -- Il ne faut plus jamais parler de cela , mon chéri ... Dors tranquillement ... Non , ce n' est pas son lit . Elle l' embrassa ; il crut que sa joue était mouillée , il aurait voulu en être sûr . Il était un peu soulagé , elle avait donc du chagrin ! Pourtant il en douta de nouveau , l' instant d' après , quand il l' entendit dans la chambre à côté parler d' une voix tranquille , sa voix de tous les jours . Qu' est -ce qui était vrai , de maintenant ou de tout à l' heure ? -- Il se tourna longtemps dans son lit , sans trouver de réponse . Il aurait voulu que sa mère eût de la peine : sans doute , il eût été triste de penser qu' elle était triste ; mais cela lui aurait fait , malgré tout , du bien ! Il se serait senti moins seul . -- Il s' endormit , et , le lendemain , n' y pensa plus . Quelques semaines après , un des gamins avec qui il jouait dans la rue ne vint pas à l' heure habituelle . Un du groupe dit qu' il était malade ; et l' on s' accoutuma à ne plus le voir aux jeux : on avait l' explication , c' était tout simple . -- Un soir , Christophe était couché , de bonne heure ; et du réduit où était son lit , il voyait la lumière dans la chambre de ses parents . On frappa à la porte . Une voisine vint causer . Il écouta distraitement , se contant une histoire suivant son habitude ; les mots de la conversation ne lui arrivaient pas tous . Brusquement , il entendit la voisine qui disait qu ' « il était mort » . Tout son sang s' arrêta : car il avait compris de qui il s' agissait . Il écouta , retenant son souffle . Ses parents s' exclamaient . La voix bruyante de Melchior cria : -- Christophe , entends -tu ? Le pauvre Fritz est mort . Christophe fit un effort , et répondit d' un ton tranquille : -- Oui , papa . Il avait la poitrine serrée . Melchior revint à la charge : -- Oui , papa . Voilà tout ce que tu trouves à dire ? Cela ne te fait pas de peine ? Louisa , qui comprenait l' enfant , fit : -- Chut ! laisse-le dormir ! Et l' on parla plus bas . Mais Christophe , l' oreille tendue , épiait tous les détails : la fièvre typhoïde , les bains froids , le délire , la douleur des parents . Il ne pouvait plus respirer ; une boule l' étouffait , lui montait dans le cou ; il frissonnait : toutes ces horribles choses se gravaient dans sa tête . Surtout il retint que le mal était contagieux , c' est-à-dire qu' il pourrait mourir aussi de la même façon ; et l' épouvante le glaçait : car il se rappelait qu' il avait donné la main à Fritz , la dernière fois qu' il l' avait vu , et que dans la journée même il avait passé devant sa maison . -- Cependant , il ne faisait aucun bruit , pour ne pas être obligé de parler ; et quand son père lui demanda après le départ de la voisine : « Christophe , dors -tu ? » il ne répondit pas . Il entendit Melchior qui disait à Louisa : -- Cet enfant n' a pas de cœur . Louisa ne répliqua rien ; mais un moment après , elle vint doucement soulever le rideau et regarda le petit lit . Christophe n' eut que le temps de fermer les yeux , et d' imiter le souffle régulier qu' il entendait à ses frères quand ils dormaient . Louisa s' éloigna sur la pointe des pieds . Qu' il eût voulu la retenir ! Qu' il eût voulu lui dire combien il avait peur , lui demander de le sauver , de le rassurer au moins ! Mais il craignait qu' on se moquât de lui , qu' on le traitât de lâche ; et puis , il savait trop déjà que tout ce qu' on pourrait dire ne servirait à rien . Et , pendant des heures , il resta plein d' angoisse , croyant sentir le mal qui se glissait en lui , des douleurs dans la tête , une gêne au cœur , et pensant , terrifié : « C' est fini , je suis malade , je vais mourir , je vais mourir ! ... » Une fois , il se dressa dans son lit , appela sa mère à voix basse ; mais ils dormaient , et il n' osa les réveiller . Depuis ce temps , son enfance fut empoisonnée par l' idée de la mort . Ses nerfs le livraient à toutes sortes de petits maux sans cause , des oppressions , des élancements , des étouffements soudains . Son imagination s' affolait devant ces douleurs , et croyait voir en chacune d' elles la bête meurtrière qui lui prendrait sa vie . Que de fois il souffrit l' agonie , à quelques pas de sa mère , assise tout auprès de lui , sans qu' elle en devinât rien ! Car , dans sa lâcheté , il avait le courage de renfermer en lui ses terreurs , par un bizarre mélange de sentiments : la fierté de ne pas recourir aux autres , la honte d' avoir peur , les scrupules d' une affection qui ne veut pas inquiéter . Mais il pensait sans cesse : « Cette fois je suis malade , je suis gravement malade . C' est une angine qui commence ... » . Il avait retenu ce mot d' angine au hasard ... « Mon Dieu ! pas cette fois ! » Il avait des idées religieuses : il croyait volontiers ce que lui disait sa mère , que l' âme après la mort montait devant le Seigneur , et que , si elle était pieuse , elle entrait dans le jardin du paradis . Mais il était beaucoup plus effrayé qu' attiré par ce voyage . Il n' enviait pas du tout les enfants que Dieu , par récompense , à ce que disait sa mère , enlevait au milieu de leur sommeil et rappelait à lui , sans les avoir fait souffrir . Il tremblait , au moment de s' endormir , que Dieu n' eût cette fantaisie à son égard . Ce devait être terrible de se sentir soudain détaché de la tiédeur du lit et entraîné dans le vide , mis en présence de Dieu . Il se figurait Dieu comme un soleil énorme , qui parlait avec une voix de tonnerre : quel mal cela devait faire ! cela brûlait les yeux , les oreilles , l' âme entière ! Puis , Dieu pouvait punir : on ne savait jamais ... -- D' ailleurs , cela n' empêchait pas toutes les autres horreurs , qu' il ne connaissait pas bien , mais qu' il avait pu deviner par les conversations : le corps dans une boîte , tout seul au fond d' un trou , perdu au milieu de la foule de ces dégoûtants cimetières , où on l' emmenait prier ... Dieu ! Dieu ! quelle tristesse ! ... Et pourtant , ce n' était pas gai de vivre , de voir le père ivrogne , d' être brutalisé , de souffrir de tant de façons , des méchancetés des autres enfants , de la pitié insultante des grands , et de n' être compris par personne , même pas par sa mère . Tout le monde vous humilie , personne ne vous aime , on est tout seul , tout seul , et l' on compte si peu ! -- Oui ; mais c' était cela même qui lui donnait envie de vivre . Il sentait en lui une force bouillonnante de colère . Chose étrange que cette force ! Elle ne pouvait rien encore ; elle était comme lointaine , bâillonnée , emmaillotée , paralysée ; il n' avait aucune idée de ce qu' elle voulait , de ce qu' elle serait plus tard . Mais elle était en lui : il en était sûr , elle s' agitait et grondait . Demain , demain , comme elle prendrait sa revanche ! Il avait le désir enragé de vivre , pour se venger de tout le mal , de toutes les injustices , pour punir les méchants , pour faire de grandes choses . « Oh ! que je vive seulement ... » ( il réfléchissait un peu ) « ... seulement jusqu' à dix-huit ans ! » -- D' autres fois , il allait jusqu' à vingt et un . C' était l' extrême limite . Il croyait que cela lui suffirait pour dominer le monde . Il pensait à ces héros qui lui étaient chers , à Napoléon , à cet autre plus lointain , mais qu' il aimait le mieux , à Alexandre le Grand . Sûrement il serait comme eux , si seulement il vivait encore douze ans ... dix ans . Il ne songeait pas à plaindre ceux qui mouraient à trente . Ceux -là étaient des vieux ; ils avaient joui de la vie : c' était leur faute , si elle était manquée . Mais mourir maintenant , quel désespoir ! C' est trop malheureux de disparaître tout petit , et de rester pour toujours , dans la pensée des gens , un petit garçon à qui chacun se croit le droit de faire des reproches ! Il en pleurait de rage , comme s' il était déjà mort . Cette angoisse de la mort tortura des années de son enfance , -- seulement corrigée par le dégoût de la vie . Au milieu de ces lourdes ténèbres , dans la nuit étouffante qui semblait s' épaissir d' heure en heure , commença de briller , comme une étoile perdue dans les sombres espaces , la lumière qui devait illuminer sa vie : la divine musique ... Grand-père venait de donner à ses enfants un vieux piano , dont un de ses clients l' avait prié de le débarrasser , et que sa patiente ingéniosité avait remis à peu près en état . Le cadeau n' avait pas été très bien accueilli . Louisa trouvait que la chambre était déjà bien assez petite , sans l' encombrer encore ; et Melchior dit que papa Jean-Michel ne s' était pas ruiné : c' était du bois à brûler . Seul , le petit Christophe fut joyeux du nouveau venu , sans bien savoir pourquoi . Il lui semblait que c' était une boîte magique , pleine d' histoires merveilleuses , comme dans ce volume des Mille et une Nuits , dont le grand-père lui lisait de temps en temps quelques pages , qui les enchantaient tous les deux . Il avait entendu son père , pour essayer les notes , en faire sortir une petite pluie d' arpèges , pareille à celle qu' un souffle de vent tiède fait tomber , après une averse , des branches mouillées d' un bois . Il avait battu des mains et crié : « Encore ! » ; mais Melchior , dédaigneusement , ferma le piano , disant qu' il ne valait rien . Christophe n' insista plus ; il rôdait sans cesse autour de l' instrument ; et , dès qu' on avait le dos tourné , il soulevait le couvercle et poussait une touche , comme il eût remué du doigt la carapace verte de quelque gros insecte : il voulait faire sortir la bête enfermée là . Quelquefois , dans sa hâte , il frappait un peu trop fort ; et sa mère lui criait : « Ne te tiendras -tu pas tranquille ? Ne touche pas à tout ! » ; ou bien , il se pinçait , en refermant la boîte ; et il faisait de piteuses grimaces , en suçant son doigt meurtri ... Maintenant , sa plus grande joie est quand sa mère doit passer la journée en service , ou faire une course en ville . Il écoute ses pas descendre dans l' escalier : les voilà dans la rue ; ils s' éloignent . Il est seul . Il ouvre le piano , il approche une chaise , il se juche dessus ; ses épaules arrivent à hauteur du clavier : c' est assez pour ce qu' il veut . Pourquoi attend-il d' être seul ? Personne ne l' empêcherait de jouer , pourvu qu' il ne fît pas trop de bruit . Mais il a honte devant les autres , il n' ose pas . Et puis , on cause , on se remue : cela gâte le plaisir . C' est tellement plus beau , quand on est seul ! ... Christophe retient son souffle , pour que ce soit plus silencieux encore , et aussi parce qu' il est un peu ému , comme s' il allait tirer un coup de canon . Le cœur lui bat , en appuyant le doigt sur la touche ; quelquefois , il le relève , après l' avoir enfoncé à moitié , pour le poser sur une autre . Sait -on ce qui va sortir de celle -ci , plutôt que de celle -là ? ... Tout à coup , le son monte : il y en a de profonds , il y en a d' aigus , il y en a qui tintent , il y en a d' autres qui grondent . L' enfant les écoute longuement , un à un , diminuer et s' éteindre ; ils se balancent comme les cloches , lorsqu' on est dans les champs , et que le vent les apporte et les éloigne tour à tour ; puis , quand on prête l' oreille , on entend dans le lointain d' autres voix différentes qui se mêlent et tournent , ainsi que des vols d' insectes ; elles ont l' air de vous appeler , de vous attirer loin ... loin ... de plus en plus loin , dans les retraites mystérieuses , où elles plongent et s' enfoncent ... Les voilà disparues ! ... Non ! elles murmurent encore ... Un petit battement d' ailes ... Que tout cela est étrange ! Ce sont comme des esprits . Qu' ils obéissent ainsi , qu' ils soient tenus captifs dans cette vieille caisse , voilà qui ne s' explique point ! Mais le plus beau de tout , c' est quand on met deux doigts sur deux touches à la fois . Jamais on ne sait au juste ce qui va se passer . Quelquefois , les deux esprits sont ennemis ; ils s' irritent , ils se frappent , ils se haïssent , ils bourdonnent d' un air vexé ; leur voix s' enfle ; elle crie , tantôt avec colère , tantôt avec douceur . Christophe adore ce jeu : on dirait des monstres enchaînés , qui mordent leurs liens , qui heurtent les murs de leur prison ; il semble qu' ils vont les rompre et faire irruption au dehors , comme ceux dont parle le livre de contes , les génies emprisonnés dans des coffrets arabes sous le sceau de Salomon . -- D' autres vous flattent : ils tâchent de vous enjôler ; mais ils ne demandent qu' à mordre et ils ont la fièvre . Christophe ne sait pas ce qu' ils veulent : ils l' attirent et le troublent ; ils le font presque rougir . -- Et d' autres fois encore , il y a des notes qui s' aiment : les sons s' enlacent , comme , on fait avec les bras , quand on se baise ; ils sont gracieux et doux . Ce sont les bons esprits ; ils ont des figures souriantes et sans rides ; ils aiment le petit Christophe , et le petit Christophe les aime ; il a les larmes aux yeux de les entendre , et il ne se lasse pas de les rappeler . Ils sont ses amis , ses chers , ses tendres amis ... Ainsi l' enfant se promène dans la forêt des sons , et il sent autour de lui des milliers de forces inconnues , qui le guettent et l' appellent , pour le caresser , ou pour le dévorer . Un jour , Melchior le surprit . Il le fit tressauter de peur avec sa grosse voix . Christophe , se croyant en faute , porta ses mains à ses oreilles pour les préserver des redoutables claques . Mais Melchior ne grondait pas , par extraordinaire ; il était de bonne humeur , il riait . -- Cela t' intéresse donc , gamin ? demanda-t-il , en lui tapant amicalement la tête . Veux -tu que je t' apprenne à jouer ? S' il le voulait ! ... Il murmura que oui , ravi . Ils s' assirent tous deux devant le piano , Christophe juché , cette fois , sur une pile de gros livres ; et , très attentif , il prit sa première leçon . Il apprit d' abord que ces esprits bourdonnants avaient de singuliers noms , des noms à la chinoise , d' une seule syllabe , ou même d' une seule lettre . Il en fut étonné , il les imaginait autres : de beaux noms caressants , comme les princesses des contes de fées . Il n' aimait pas la familiarité avec laquelle son père en parlait . Du reste , quand Melchior les évoquait , ce n' étaient plus les mêmes êtres ; ils prenaient un air indifférent , en se déroulant sous ses doigts . Cependant Christophe fut content d' apprendre les rapports qu' il y avait entre eux , leur hiérarchie , ces gammes qui ressemblent à un roi , commandant une armée , ou à une troupe de nègres attachés à la file . Il vit avec étonnement que chaque soldat , ou chaque nègre , pouvait devenir à son tour monarque , ou tête de colonne d' une troupe semblable , et même qu' on pouvait en dérouler des bataillons entiers , du haut en bas du clavier . Il s' amusait à tenir le fil qui les faisait marcher . Mais tout cela était devenu plus puéril que ce qu' il voyait d' abord : il ne retrouvait plus sa forêt enchantée . Pourtant il s' appliquait : car ce n' était pas ennuyeux , et il était surpris de la patience de son père . Melchior ne se lassait point ; il lui faisait recommencer la même chose dix fois . Christophe ne s' expliquait pas qu' il se donnât tant de peine : son père l' aimait donc ? Qu' il était bon ! L' enfant travaillait , le cœur plein de reconnaissance . Il eût été moins satisfait , s' il avait su ce qui se passait dans la tête de son maître . À partir de ce jour , Melchior l' emmena chez un voisin , où l' on avait organisé , trois fois par semaine , des séances de musique de chambre . Melchior tenait le premier violon , Jean-Michel le violoncelle . Les deux autres étaient un employé de banque , et le vieil horloger de la Schillerstrasse . De temps en temps , le pharmacien venait se joindre à eux et apportait sa flûte . On arrivait à cinq heures , et on restait jusqu' à neuf . Après chaque morceau , on absorbait de la bière . Des voisins entraient et sortaient , écoutaient sans mot dire , debout contre le mur , hochaient la tête , remuaient le pied en mesure , et remplissaient la chambre de nuages de tabac . Les pages succédaient aux pages , les morceaux aux morceaux , sans que rien pût lasser la patience des exécutants . Ils ne parlaient pas , contractés d' attention , le front plissé , poussant de loin en loin un grognement de plaisir , parfaitement incapables d' ailleurs non seulement d' exprimer la beauté d' un morceau , mais même de la sentir . Ils ne jouaient ni très juste ni très en mesure ; mais ils ne déraillaient jamais , et suivaient fidèlement les nuances qui étaient marquées . Ils avaient cette facilité musicale , qui se contente à peu de frais , cette perfection dans la médiocrité , qui abonde dans la race qu' on dit la plus musicienne du monde . Ils en avaient aussi la voracité de goût , peu difficile sur la qualité des aliments , pourvu que la quantité y soit , ce robuste appétit , pour qui toute musique est bonne , d' autant plus qu' elle est plus substantielle , -- et qui ne fait pas de différence entre Brahms et Beethoven , ou , dans l' œuvre d' un même maître , entre un concerto creux et une sonate émouvante , parce qu' ils sont de la même pâte . Christophe se tenait à l' écart , dans un coin qui lui appartenait , derrière le piano . Nul ne pouvait l' y déranger : car il fallait , pour y entrer , qu' il marchât à quatre pattes . Il y faisait à moitié nuit ; et l' enfant avait juste la place de s' y tenir , couché sur le plancher , en se recroquevillant . La fumée du tabac lui entrait dans les yeux et la gorge ; et aussi , la poussière : il y en avait de gros flocons , comme des toisons de brebis ; mais il n' y prenait pas garde , et écoutait gravement , assis sur ses jambes , à la turque , et élargissant les trous dans la toile du piano avec ses petits doigts sales . Il n' aimait pas tout ce qu' on jouait ; mais rien de ce qu' on jouait ne l' ennuyait , et il ne cherchait jamais à formuler ses opinions : car il croyait qu' il était trop petit et qu' il n' y connaissait rien . Tantôt la musique l' endormait , tantôt elle le réveillait ; en aucun cas , elle n' était désagréable . Sans qu' il le sût , c' était presque toujours la bonne musique qui l' excitait . Sûr de n' être point vu , il faisait des grimaces avec toute sa figure ; il fronçait le nez , il serrait les dents , ou il tendait la langue , il faisait des yeux colères ou langoureux , il avait envie de marcher , de frapper , de réduire le monde en poudre . Il se démenait si bien qu' à la fin une tête se penchait au-dessus du piano , et lui criait : « Eh bien , gamin , est -ce que tu es fou ? Veux -tu laisser ce piano ? Veux -tu ôter ta main ? je vais te tirer les oreilles ! » ce qui le rendait penaud et furieux . Pourquoi venait -on lui troubler son plaisir ? Il ne faisait pas de mal . Il fallait qu' on le persécutât toujours ! Son père faisait chorus . On lui reprochait de faire du bruit , de ne pas aimer la musique . Il finissait par le croire . -- On eût bien étonné les honnêtes fonctionnaires , occupés à moudre des concertos , si on leur avait dit que le seul de la société qui sentit vraiment la musique était ce petit garçon . Si l' on voulait qu' il se tînt tranquille , pourquoi lui jouait -on des airs qui font marcher ? Il y avait dans ces pages des chevaux emportés , des épées , les cris de la guerre , l' orgueil du triomphe ; et l' on aurait voulu qu' il restât , ainsi qu' eux , à branler la tête et à marquer la mesure avec son pied . On n' avait qu' à lui jouer des rêveries placides , ou de ces pages bavardes , qui parlent pour ne rien dire ; il n' en manque pas en musique : ce morceau de Goldmark , par exemple , dont le vieil horloger disait tout à l' heure , avec un sourire ravi : « C' est joli . Il n' y a pas d' aspérités . Tous les angles sont arrondis ... » Le petit était bien tranquille alors . Il s' assoupissait . Il ne savait pas ce qu' on jouait ; même il finissait par ne plus l' entendre ; mais il était heureux , ses membres s' engourdissaient , il rêvassait . Ses rêves n' étaient pas des histoires suivies ; ils n' avaient ni queue ni tête . À peine s' il voyait de temps en temps une image précise : sa mère faisant un gâteau et enlevant avec un couteau la pâte restée entre ses doigts ; -- un rat d' eau qu' il avait aperçu la veille nageant dans le fleuve ; -- un fouet qu' il voulait faire avec une lanière de saule ... Dieu sait pourquoi ces souvenirs lui revenaient à présent ! -- Mais le plus souvent , il ne voyait rien du tout ; et pourtant , il sentait une infinité de choses . C' est comme s' il y avait une masse de choses très importantes , qu' on ne pouvait pas dire , ou qu' il était inutile de dire , parce qu' on les savait bien , et parce que cela était ainsi , depuis toujours . Il y en avait de tristes , de mortellement tristes ; mais elles n' avaient rien de pénible , comme celles qu' on rencontre dans la vie ; elles n' étaient pas laides et avilissantes , comme lorsque Christophe avait reçu des gifles de son père , ou qu' il songeait , le cœur malade de honte , à quelque humiliation : elles remplissaient l' esprit d' un calme mélancolique . Et il y en avait de lumineuses , qui répandaient des torrents de joie ; et Christophe pensait : « Oui , c' est ainsi ... ainsi que je ferai plus tard . » Il ne savait pas du tout comment était ainsi , ni pourquoi il le disait ; mais il sentait qu' il fallait qu' il le dît , et que c' était clair comme le jour . Il entendait le bruit d' une mer , dont il était tout proche , séparé seulement par une muraille de dunes . Christophe n' avait nulle idée de ce qu' était cette mer et de ce qu' elle voulait de lui ; mais il avait conscience qu' elle monterait par-dessus les barrières , et qu' alors ! ... Alors , ce serait bien , il serait tout à fait heureux . Rien qu' à l' entendre , à se bercer au bruit de sa grande voix , tous les petits chagrins et les humiliations s' apaisaient ; ils restaient toujours tristes , mais ils n' étaient plus honteux , ni blessants : tout semblait naturel , et presque plein de douceur . Bien souvent , de médiocres musiques lui communiquaient cette ivresse . Ceux qui les avaient écrites étaient de pauvres hères , qui ne pensaient à rien , qu' à gagner de l' argent , ou à se faire illusion sur le vide de leur vie , en assemblant des notes , suivant les formules connues , ou , -- pour être originaux , -- à l' encontre des formules . Mais il y a dans les sons , même maniés par un sot , une telle puissance de vie qu' ils peuvent déchaîner des orages dans une âme naïve . Peut-être même les rêves que suggèrent les sots sont -ils plus mystérieux et plus libres que ceux que souffle une impérieuse pensée , qui vous entraîne de force : car le mouvement à vide et le creux bavardage ne dérangent pas l' esprit de sa propre contemplation ... Ainsi , l' enfant restait , oublié , oubliant , dans le coin du piano , -- jusqu' à ce que brusquement il sentît des fourmis lui monter dans les jambes . Et il se souvenait alors qu' il était un petit garçon , avec des ongles noirs , et qu' il frottait son nez contre le mur , en tenant ses pieds entre ses mains . Le jour où Melchior , entré sur la pointe des pieds , avait surpris l' enfant assis devant le clavier trop haut , il l' avait observé ; et une illumination lui avait traversé l' esprit : « Un petit prodige ! ... Comment n' y avait-il pas pensé ! ... Quelle fortune pour une famille ! ... Sans doute il avait cru que ce gamin ne serait qu' un petit rustre , comme sa mère . Mais il n' en coûtait rien d' essayer . Voilà qui serait une chance ! Il le promènerait en Allemagne , peut-être même au dehors . Ce serait une vie joyeuse , et noble avec cela . » -- Melchior ne manquait jamais de chercher la noblesse cachée de tous ses actes ; et il était rare qu' il n' arrivât pas à la trouver . Fort de cette assurance , aussitôt après le souper , dès la dernière bouchée prise , il plaqua de nouveau l' enfant devant le piano et lui fit répéter la leçon de la journée , jusqu' à ce que ses yeux se fermassent de fatigue . Puis , le lendemain , trois fois . Puis , le surlendemain . Et tous les jours , depuis . Christophe se lassa vite ; puis il s' ennuya à mourir ; enfin , il n' y tint plus , et tenta de se révolter . Cela n' avait pas de sens , ce qu' on lui faisait faire ; il ne s' agissait que de courir le plus vite possible sur les touches , en escamotant le pouce , ou d' assouplir le quatrième doigt , qui restait gauchement collé entre ses deux voisins . Il en avait mal aux nerfs ; et cela n' avait rien de beau . Fini des résonances magiques , des monstres fascinants , de l' univers de songes pressenti un moment ... Les gammes et les exercices se succédaient , secs , monotones , insipides , plus insipides que les conversations que l' on avait à table , et qui toujours roulaient sur les plats , et toujours sur les mêmes plats . L' enfant commença par écouter distraitement les leçons de son père . Semoncé rudement , il continua de mauvaise grâce . Les bourrades ne se firent pas attendre : il y opposa la plus méchante humeur . Ce qui y mit le comble , ce fut , un soir , d' entendre Melchior révéler ses projets , dans la chambre à côté . Ainsi , c' était pour l' exhiber comme un animal savant , qu' on l' ennuyait , qu' on l' obligeait tout le jour à remuer des morceaux d' ivoire ! Il n' avait même plus le temps d' aller faire visite à son cher fleuve . Qu' est -ce qu' on avait donc à s' acharner contre lui ? -- Il était indigné , blessé dans son orgueil et dans sa liberté . Il décida qu' il ne jouerait plus de musique , ou le plus mal possible , qu' il découragerait son père . Ce serait un peu dur ; mais il fallait sauver son indépendance . Dès la leçon suivante , il tenta d' exécuter son plan . Il s' appliqua consciencieusement à taper à côté des notes et à rater tous ses traits . Melchior cria ; puis il hurla ; et les coups se mirent à pleuvoir . Il avait une forte règle . À chaque fausse note , il en frappait les doigts de l' enfant , en même temps qu' il lui vociférait à l' oreille , à le rendre sourd . Christophe grimaçait de douleur ; il se mordait les lèvres pour ne pas pleurer , et , stoïquement , il continuait à accrocher les notes de travers , rentrant sa tête dans ses épaules , à chaque coup qu' il sentait venir . Mais le système était mauvais , et il ne tarda pas à s' en apercevoir . Melchior était aussi têtu que lui ; et il jura que , quand ils y passeraient deux jours et deux nuits , il ne lui ferait grâce d' aucune note , avant qu' elle eût été exécutée correctement . Christophe mettait trop de conscience à ne jouer jamais juste ; et Melchior commençait à soupçonner la ruse , en voyant à chaque trait la petite main retomber lourdement de côté , avec une mauvaise volonté évidente . Les coups de règle redoublèrent ; Christophe ne sentait plus ses doigts . Il pleurait piteusement , en silence , reniflant , ravalant ses sanglots et ses larmes . Il comprit qu' il n' avait rien à gagner à continuer ainsi et qu' il lui fallait prendre un parti désespéré . Il s' arrêta , et , tremblant d' avance à l' idée de l' orage qu' il allait déchaîner , il dit courageusement : -- Papa , je ne veux plus jouer . Melchior fut suffoqué . -- Quoi ! ... quoi ! ... cria-t-il . Il lui secouait le bras , à le briser . Christophe , tremblant de plus en plus et levant le coude pour se garder des coups , continua : -- Je ne veux plus jouer . D' abord parce que je ne veux pas être tapé . Et puis ... Il ne put achever . Une énorme gifle lui coupa la respiration . Melchior hurlait : -- Ah ! tu ne veux pas être tapé ? tu ne veux pas ? ... C' était une grêle de coups . Christophe braillait , au travers de ses sanglots : -- Et puis ... je n' aime pas la musique ! ... je n' aime pas la musique ! ... Il se laissa glisser de son siège . Melchior l' y rassit brutalement , et il lui frappait les poignets contre le clavier . Il criait : - -Tu joueras ! Et Christophe criait : --Non ! non ! je ne jouerai pas ! Melchior dut y renoncer . Il le mit à la porte , lui disant qu' il n' aurait pas à manger de tout le jour , de tout le mois , qu' il n' eût joué ses exercices sans en manquer un seul . Il le poussa dehors d' un coup de pied au derrière , et fit battre sur lui la porte . Christophe se trouva dans l' escalier , le sale et obscur escalier , aux marches vermoulues . Un courant d' air venait par le carreau brisé d' une lucarne ; l' humidité suintait aux murs . Christophe s' assit sur une des marches grasses ; son cœur sautait dans sa poitrine , de colère et d' émotion . Tout bas , il injuriait son père : -- Animal ! voilà ce que tu es ! un animal ... un grossier personnage ... une brute ! oui , une brute ! ... et je-te hais , je te hais ! ... oh ! je voudrais que tu fusses mort , que tu fusses mort ! Sa poitrine se gonflait . Il regardait désespérément l' escalier gluant , la toile d' araignée que le vent balançait au-dessus de la vitre cassée . Il se sentait seul , perdu dans son malheur . Il regarda le vide entre les barreaux de la rampe ... S' il se jetait en bas ? ... ou bien par la fenêtre ? ... Oui , s' il se tuait pour les punir ? Quels remords ils auraient ! Il entendait le bruit de sa chute dans l' escalier . La porte d' en haut s' ouvrait précipitamment . Des voix angoissées criaient : « Il est tombé ! il est tombé ! » Les pas dégringolaient l' escalier . Son père , sa mère , se jetaient sur son corps en pleurant . Elle sanglotait : « C' est ta faute ! c' est toi qui l' as tué ! » Lui , agitait les bras , se jetait à genoux , se frappait la tête contre la rampe , criant : « Je suis un misérable ! Je suis un misérable ! » -- Ce spectacle adoucissait sa peine . Il était sur le point d' avoir pitié de ceux qui le pleuraient ; mais il pensait après que c' était bien fait pour eux , et il savourait sa vengeance ... Quand il eut terminé son histoire , il se retrouva en haut de l' escalier , dans l' ombre ; il regarda encore une fois , en bas , et il n' eut plus du tout envie de s' y jeter . Même , il eut un petit frisson , et s' éloigna du bord , en pensant qu' il pourrait tomber . Alors il se sentit décidément prisonnier , comme un pauvre oiseau en cage , prisonnier pour toujours , sans aucune ressource que de se casser la tête et de se faire bien mal . Il pleura , il pleura ; et il se frottait les yeux avec ses petites mains sales , si bien , qu' en un moment il fut tout barbouillé . Tout en pleurant , il continuait de regarder les choses qui l' entouraient ; et cela le distrayait . Il s' arrêta un instant de gémir , pour observer l' araignée , qui venait de bouger . Puis il recommença , mais avec moins de conviction . Il s' écoutait pleurer , et continuait son bourdonnement machinal , sans plus très bien savoir pourquoi il le faisait . Il se leva bientôt ; la fenêtre l' attirait . Il s' assit sur le rebord intérieur , prudemment retiré dans le fond , et surveillant du coin de l' œil l' araignée qui l' intéressait , mais qui le dégoûtait . Le Rhin coulait en bas , au pied de la maison . De la fenêtre de l' escalier , on était suspendu au-dessus du fleuve comme dans un ciel mouvant . Christophe ne manquait jamais de le regarder quand il descendait les marches en clopinant ; mais jamais il ne l' avait vu encore , comme aujourd'hui . Le chagrin aiguise les sens ; il semble que tout se grave mieux dans les regards , après que les pleurs ont lavé les traces fanées des souvenirs . Le fleuve apparut à l' enfant comme un être , -- inexplicable , mais combien plus puissant que tous ceux qu' il connaissait ! Christophe se pencha pour mieux voir ; il colla sa bouche et écrasa son nez sur la vitre . Où allait-il ? Que voulait-il ? Il avait l' air sûr de son chemin ... Rien ne pouvait l' arrêter . À quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit , pluie ou soleil au ciel , joie ou chagrin dans la maison , il continuait de passer ; et l' on sentait que tout lui était égal , qu' il n' avait jamais de peine et qu' il jouissait de sa force . Quelle joie d' être comme lui , de courir à travers les prairies , les branches de saules , les petits cailloux brillants , le sable grésillant , et de ne se soucier de rien , de n' être gêné par rien , d' être libre ! ... L' enfant regardait et écoutait avidement ; il lui semblait qu' il était emporté par le fleuve ... Quand il fermait les yeux , il voyait des couleurs : bleu , vert , jaune , rouge , et de grandes ombres qui courent , et des nappes de soleil ... Les images se précisent . Voici une large plaine , des roseaux , des moissons ondulant sous la brise qui sent l' herbe fraîche et la menthe . Des fleurs de tous côtés , des bleuets , des pavots , des violettes . Que c' est beau ! Que l' air est délicieux ! Il doit faire bon s' étendre dans l' herbe épaisse et douce ! Christophe se sent joyeux et un peu étourdi , comme lorsque son père lui a , les jours de fête , versé dans son grand verre un doigt de vin du Rhin ... -- Le fleuve passe ... Le pays a changé ... Ce sont maintenant des arbres qui se penchent sur l' eau ; leurs feuilles dentelées , comme de petites mains , trempent , s' agitent et se retournent sous les flots . Un village , parmi les arbres , se mire dans le fleuve . On voit les cyprès et les croix du cimetière par-dessus le mur blanc , que lèche le courant ... Puis , ce sont des rochers , un défilé de montagnes , les vignes sur les pentes , un petit bois de sapins , et les burgs ruinées . Et de nouveau , la plaine , les moissons , les oiseaux , le soleil ... La masse verte du fleuve continue de passer , comme une seule pensée , sans vagues , presque sans plis , avec des moires luisantes et grasses . Christophe ne la voit plus ; il a fermé tout à fait les yeux , pour mieux l' entendre . Ce grondement continu le remplit , lui donne le vertige ; il est aspiré par ce rêve éternel et dominateur . Sur le fond tumultueux des flots , des rythmes précipités s' élancent avec une ardente allégresse . Et le long de ces rythmes , des musiques montent , comme une vigne qui grimpe le long d' un treillis : des arpèges de claviers argentins , des violons douloureux , des flûtes veloutées aux sons ronds ... Les paysages ont disparu . Le fleuve a disparu . Il flotte une atmosphère tendre et crépusculaire . Christophe a le cœur tremblant d' émoi . Que voit-il maintenant ? Oh ! les charmantes figures ! ... -- Une fillette aux boucles brunes l' appelle , langoureuse et moqueuse ... Un visage pâlot de jeune garçon aux yeux bleus le regarde avec mélancolie ... D' autres sourires , d' autres yeux , -- des yeux curieux et provocants , dont le regard fait rougir , -- des yeux affectueux et douloureux , comme un bon regard de chien , -- et des yeux impérieux , et des yeux de souffrance ... Et cette figure de femme , blême , les cheveux noirs , et la bouche serrée , dont les yeux semblent manger la moitié du visage , et le fixent avec une violence qui fait mal ... Et la plus chère de toutes , celle qui lui sourit avec ses clairs yeux gris , la bouche un peu ouverte , ses petites dents qui brillent ... Ah ! le beau sourire indulgent et aimant ! il fond le cœur de tendresse ! qu' il fait de bien , qu' on l' aime ! Encore ! Souris -moi encore ! Ne t' en va point ! ... -- Hélas ! il s' est évanoui ! Mais il laisse dans le cœur une douceur ineffable , Il n' y a plus rien de mal , il n' y a plus rien de triste , il n' y a plus rien ... Rien qu' un rêve léger , une musique sereine , qui flotte dans un rayon de soleil , comme les fils de la Vierge par les beaux jours d' été ... -- Qu' est -ce donc qui vient de passer ? Quelles sont ces images qui pénètrent l' enfant d' un trouble passionné ? Jamais il ne les avait vues ; et pourtant il les connaissait : il les a reconnues . D' où , viennent -elles ? De quel gouffre obscur de l' Être ? Est -ce de ce qui fut ... ou de ce qui sera ? Maintenant , tout s' efface , toute forme s' est fondue ... Une dernière fois encore , à travers un voile de brume , apparaît , comme si l' on planait très haut , au-dessus de lui , le fleuve débordé , couvrant les champs , roulant auguste , lent , presque immobile . Et tout à fait au loin , comme une lueur d' acier au bord de l' horizon , une plaine liquide , une ligne de flots qui tremblent , -- la Mer . Le fleuve court à elle . Elle semble courir à lui . Elle l' aspire . Il la veut . Il va disparaître ... La musique tournoie , les beaux rythmes de danse se balancent éperdus ; tout est balayé dans leur tourbillon triomphal ... l' âme libre fend l' espace , comme le vol des hirondelles , ivres d' air , qui traversent le ciel avec des cris aigus ... Joie ! Joie ! Il n' y a plus rien ! ... Ô bonheur infini ! ... Les heures avaient passé , le soir était venu , l' escalier était dans la nuit . Des gouttes de pluie faisaient sur la robe du fleuve des cercles , que le courant entraînait en dansant . Parfois une branche d' arbre , quelques écorces noires passaient sans bruit et s' en allaient . L' araignée meurtrière s' était retirée , repue , dans le coin le plus obscur . -- Et le petit Christophe était toujours penché sur le coin du soupirail , avec sa figure pâle , barbouillée , rayonnante de bonheur . Il dormait . E la faccia del sol nascere ombrata . PURG . XXX . Il avait fallu céder , Malgré l' obstination d' une résistance héroïque , les coups avaient eu raison de sa mauvaise volonté . Tous les matins , trois heures , et trois heures , tous les soirs , Christophe était placé devant l' instrument de torture . Crispé d' attention et d' ennui , de grosses larmes coulant le long de ses joues et de son nez , il remuait sur les touches blanches et noires ses petites mains rouges , souvent gourdes de froid , sons la menace de la règle qui s' abattait à chaque fausse note , et des vociférations de son maître , qui lui étaient plus odieuses que les coups . Il pensait qu' il haïssait la musique . Il s' appliquait pourtant avec un acharnement , que la peur de Melchior ne suffisait pas à expliquer . Certains mots du grand-père avaient fait impression sur lui . Le vieux , voyant pleurer son petit-fils , lui avait dit avec gravité qu' il valait bien la peine de souffrir un peu pour le plus bel art et le plus noble qui fût donné aux hommes , pour leur consolation et pour leur gloire . Et Christophe , qui était reconnaissant à grand-père de ce qu' il lui parlait comme à un homme , avait été secrètement touché par cette naïve parole qui s' accordait avec son stoïcisme enfantin et son orgueil naissant . Mais , plus que tous les arguments , le souvenir profond de certaines émotions musicales l' arracha malgré lui , l' asservit , pour la vie , à cet art détesté , contre lequel il tentait en vain de se révolter . Il y avait dans la ville , comme c' est l' habitude en Allemagne , un théâtre qui jouait l' opéra , l' opéra-comique , l' opérette , le drame , la comédie , le vaudeville , et tout ce qui pouvait se jouer , de tous les genres et de tous les styles . Les représentations avaient lieu trois fois par semaine , de six heures à neuf heures du soir . Le vieux Jean-Michel n' en manquait pas une , et témoignait à toutes un intérêt égal . Il emmena une fois avec lui son petit-fils . Plusieurs jours à l' avance , il lui avait raconté longuement le sujet de la pièce . Christophe n' y avait rien compris ; mais il avait retenu qu' il se passerait des choses terribles ; et , tout en brûlant du désir de les voir , il en avait grand'peur . Il savait qu' il y aurait un orage , et il craignait d' être foudroyé . Il savait qu' il y aurait une bataille , et il n' était pas sûr de ne pas être tué . La veille , dans son lit , il en avait une véritable angoisse ; et , le jour de la représentation , il souhaitait presque que grand-père fût empêché de venir . Mais l' heure approchant et grand-père ne venant pas , il commençait à se désoler et regardait à tout instant par la fenêtre . Enfin le vieux parut et ils partirent ensemble . Le cœur lui sautait dans la poitrine . Il avait la langue sèche , il ne pouvait articuler une syllabe . Ils arrivèrent à cet édifice mystérieux , dont il était souvent question dans les entretiens de la maison . À la porte , Jean-Michel rencontra des gens de connaissance , et le petit , qui lui serrait la main très fort , tant il avait peur de le perdre , ne comprenait pas comment ils pouvaient causer tranquillement et rire , en cet instant . Grand-père s' installa à sa place habituelle , au premier rang , derrière l' orchestre . Il s' appuyait sur la balustrade , et commençait aussitôt avec la contrebasse une interminable conversation . Il se trouvait là dans son milieu ; là , on l' écoutait parler , à cause de son autorité musicale ; et il en profitait : on peut même dire qu' il en abusait . Christophe était incapable de rien entendre . Il était écrasé par l' attente du spectacle , par l' aspect de la salle qui lui paraissait magnifique , par l' affluence du public qui l' intimidait horriblement . Il n' osait tourner la tête , croyant que tous les regards étaient fixés sur lui . Il serrait convulsivement entre ses genoux sa petite casquette ; et il fixait le rideau magique avec des yeux ronds . Enfin , on frappa les trois coups . Grand-père se moucha , tira de sa poche le libretto , qu' il ne manquait jamais de suivre scrupuleusement , au point de négliger parfois ce qui se passait sur la scène ; et l' orchestre commença de jouer . Dès les premiers accords , Christophe se sentit tranquillisé . Dans ce monde des sons , il était chez lui ; et , à partir de ce moment , quelque extravagant que fût le spectacle , tout lui parut naturel . Le rideau s' était levé , découvrant des arbres en carton et des êtres qui n' étaient pas beaucoup plus réels . Le petit regardait , béant d' admiration ; mais il n' était pas surpris . Cependant , la pièce se passait dans un Orient de fantaisie , dont il ne pouvait avoir aucune idée . Le poème était un tissu d' inepties , où il était impossible de se reconnaître . Christophe n' y voyait goutte ; il confondait tout , prenait un personnage pour un autre , tirait son grand-père par la manche , pour lui poser des questions saugrenues , qui prouvaient qu' il n' avait rien compris . Et non seulement il ne s' ennuyait pas , mais il était passionnément intéressé . Sur l' imbécile libretto , il bâtissait un roman de son invention , qui n' avait aucun rapport avec ce que l' on jouait ; à tout instant les événements le démentaient , et il fallait le remanier , mais cela ne troublait pas l' enfant . Il avait fait son choix parmi les êtres qui évoluaient sur la scène , avec des cris variés ; et il suivait , palpitant , les destinées de ceux à qui il avait accordé ses sympathies . Surtout il était troublé par une belle personne , entre deux âges , qui avait de longs cheveux blond ardent , des yeux d' une largeur exagérée , et qui marchait pieds nus . Les invraisemblances monstrueuses de la mise en scène ne le choquaient point . Ses yeux aigus d' enfant ne remarquaient pas la laideur grotesque des acteurs , énormes et charnus , les choristes difformes de toutes les dimensions , alignés sur deux rangs , la niaiserie des gestes , les faces congestionnées par les hurlements , les perruques touffues , les hauts talons du ténor , et le fard de sa belle amie , au visage tatoué de coups de crayon multicolores . Il était dans l' état d' un amoureux , à qui sa passion ne permet plus de voir , comme il est , l' objet aimé . Le merveilleux pouvoir d' illusion , qui est le propre des enfants , arrêtait au passage les sensations déplaisantes et les transformait à mesure . La musique opérait ces miracles . Elle baignait les objets d' une atmosphère vaporeuse , où tout devenait beau , noble et désirable . Elle communiquait à l' âme un besoin dévorant d' aimer ; et en même temps , elle lui offrait des fantômes d' amour , pour remplir le vide qu' elle -même avait creusé . Le petit Christophe était éperdu d' émotion . Il y avait des mots , des gestes , des phrases musicales , qui le mettaient mal à l' aise ; il n' osait plus lever les yeux , il ne savait pas si c' était mal ou bien , il rougissait et pâlissait tour à tour ; il en avait des gouttes de sueur au front ; et il tremblait que les gens qui étaient là ne s' aperçussent de son trouble . Quand arrivèrent les catastrophes inévitables qui fondent sur les amants , au quatrième acte des opéras , afin de fournir au ténor et à la prima donna l' occasion de faire valoir leurs cris les plus aigus , l' enfant crut qu' il allait étouffer ; il avait la gorge douloureuse , comme quand il avait pris froid ; il se serrait le cou avec ses mains , il ne pouvait plus avaler sa salive ; il était gonflé de larmes . Heureusement que grand-père n' était pas beaucoup moins ému . Il jouissait du théâtre avec une naïveté d' enfant . Aux passages dramatiques , il toussotait d' un air indifférent , pour cacher son trouble ; mais Christophe le voyait ; et cela lui faisait plaisir . Il avait horriblement chaud , il tombait de sommeil , et il avait très mal où il était assis . Mais il pensait uniquement : « Y en a-t-il encore pour longtemps ? Pourvu que ce ne soit pas fini ! ... » Et brusquement , tout fut fini , sans qu' il comprît pourquoi . Le rideau tomba , tout le monde se leva , l' enchantement était rompu . Ils revinrent dans la nuit , les deux enfants ensemble , le vieux et le petit . Quelle belle nuit ! Quel calme clair de lune ! Ils se taisaient tous deux , ruminant leurs souvenirs . Enfin le vieux lui dit : -- Es -tu content ? Christophe ne pouvait pas répondre ; il était encore intimidé par son émotion , et il ne voulait pas parler , de peur de briser le charme ; il dut faire un effort , pour murmurer tout bas , avec un gros soupir : --Oh ! oui ! Le vieux sourit . Après un temps , il reprit : -- Vois -tu quelle chose admirable est le métier de musicien ? Créer ces spectacles merveilleux , y a-t-il rien de plus glorieux ? C' est être Dieu sur terre . Le petit fut saisi . Quoi ! c' était un homme qui avait créé cela ! Il n' y avait pas songé . Il lui semblait presque que cela s' était fait tout seul , que c' était l' œuvre de la nature ... Un homme , un musicien , comme il serait un jour ! Oh ! être cela un jour , un seul jour ! Et puis après ... Après , tout ce qu' on voudra ! mourir , s' il le faut ! Il demanda : -- Qui est -ce , grand-père , celui qui a fait cela ? Grand-père lui parla de François-Marie Hassler , un jeune artiste allemand , qui habitait Berlin , et qu' il avait connu jadis . Christophe écoutait , tout oreilles . Brusquement , il dit : -- Et toi , grand-père ? Le vieux eut un tressaillement . -- Quoi ? demanda-t-il . -- Est -ce que tu en as fait , toi aussi , de ces choses ? -- Certainement , fit le vieux , d' une voix fâchée . Il se tut ; et après quelques pas , il soupira profondément . C' était une des douleurs de sa vie . Il avait toujours désiré écrire pour le théâtre , et l' inspiration l' avait toujours trahi . Il avait bien dans ses cartons un ou deux actes de sa façon ; mais il conservait si peu d' illusion sur leur valeur qu' il n' avait jamais osé les soumettre au jugement de personne . Ils ne se dirent plus un mot , jusqu' à ce qu' ils fussent rentrés . Ils ne dormirent ni l' un ni l' autre . Le vieux avait de la peine . Il avait pris sa Bible pour se consoler . Christophe repassait dans son lit les événements de la soirée ; il se rappelait les moindres détails , et la fille aux pieds nus lui réapparaissait . Quand il allait s' assoupir , une phrase de musique résonnait à son oreille , aussi distinctement que si l' orchestre était là ; il tressautait ; il se soulevait sur son oreiller , la tête ivre , et il pensait : « Un jour , j' en écrirai aussi . Oh ! est -ce que je pourrai jamais ? » À partir de ce moment , il n' eut plus qu' un désir : retourner au théâtre ; et il se remit au travail avec d' autant plus d' ardeur qu' on lui fit du théâtre la récompense de son travail . Il ne songeait plus qu' à cela : pendant la moitié de la semaine , il pensait au spectacle passé ; et il pensait au spectacle prochain , pendant l' autre moitié . Il tremblait de tomber malade pour la représentation ; et sa crainte lui faisait éprouver souvent les symptômes de trois ou quatre maladies . Le jour venu , il ne dînait pas , il s' agitait comme une âme en peine , il allait regarder cinquante fois l' horloge , il croyait que le soir n' arriverait jamais ; enfin , n' y tenant plus , il partait de la maison une heure avant l' ouverture des bureaux , dans la peur de ne pas trouver une place ; et , comme il était le premier dans la salle déserte , il commençait à s' inquiéter . Son grand-père lui avait raconté que , deux ou trois fois , le public n' étant pas assez nombreux , les comédiens avaient préféré ne pas jouer et rendre le prix des places . Il guettait les arrivants , il les comptait , il pensait : « Vingt-trois , vingt-quatre , vingt-cinq ... oh ! ce n' est pas assez . ! ... jamais ce ne sera assez ! » Et quand il voyait entrer au balcon ou à l' orchestre quelque personnage d' importance , il avait le cœur plus léger ; il se disait : « Celui -là , ils n' oseront pas le renvoyer . Sûrement , ils joueront pour lui . » -- Mais il n' était pas convaincu ; il ne se rassurait que quand les musiciens s' installaient . Encore craignait-il jusqu' au dernier moment que le rideau se levât , et que l' on annonçât , comme on le fit un soir , un changement de spectacle . Il regardait de ses petits yeux de lynx sur le pupitre de la contrebasse si le titre inscrit sur le cahier était celui de la pièce attendue . Et quand il avait bien vu , deux minutes après , il regardait de nouveau pour s' assurer qu' il ne s' était pas trompé ... Le chef d' orchestre n' était pas encore là . Sûrement il était malade ... On s' agitait derrière le rideau , on entendait un bruit de voix et de pas précipités . C' était un accident , un malheur imprévu ? ... Le silence se rétablissait . Le chef d' orchestre était à son poste . Tout semblait enfin prêt ... On ne commençait pas ! Mais que se passait-il donc ? Il bouillait d' impatience . -- Enfin , le signal retentissait . Il avait des battements de cœur . L' orchestre préludait ; et , pendant quelques heures , Christophe nageait dans une félicité , que troublait seulement l' idée qu' elle finirait . À quelque temps de là , un événement musical surexcita les pensées de Christophe . François-Marie Hassler , l' auteur du premier opéra qui l' avait bouleversé , allait venir . Il devait diriger un concert de ses œuvres . La ville fut en émoi . Le jeune maître était violemment discuté en Allemagne ; et , pendant quinze jours , on ne parla que de lui . Ce fut bien autre chose , quand il fut arrivé . Les amis de Melchior et ceux du vieux Jean-Michel venaient constamment aux nouvelles ; et ils en apportaient d' extravagantes sur les habitudes du musicien et ses excentricités . L' enfant suivait ces récits avec une attention passionnée . L' idée que le grand homme était là , dans sa ville , qu' il respirait le même air , qu' il foulait les mêmes pavés , le jetait dans un état d' exaltation muette . Il ne vivait plus que dans l' espérance de le voir . Hassler était descendu au palais , où le grand-duc lui avait offert l' hospitalité . Il ne sortait guère que pour aller au théâtre diriger les répétitions , où Christophe n' était pas admis ; et comme il était fort indolent , il allait et revenait toujours dans la voiture du prince . Christophe avait donc peu d' occasions de le contempler ; il ne réussit qu' une fois à apercevoir au passage , au fond de la voiture , son manteau de fourrure , bien qu' il perdît des heures à l' attendre dans la rue , donnant de forts coups de poing à droite , à gauche , pour conquérir et maintenir sa place au premier rang des badauds . Il se consolait , en passant la moitié de ses journées à guetter les fenêtres du palais qu' on lui avait désignées comme étant celles du maître . Le plus souvent , il ne voyait que les volets : car Hassler se levait tard , et les fenêtres restaient fermées presque toute la matinée . C' est ce qui avait fait dire aux gens bien informés que Hassler ne pouvait supporter le jour , et qu' il vivait dans une nuit perpétuelle . Enfin Christophe fut admis à approcher son héros . C' était le jour du concert . Toute la ville était là . Le grand-duc et sa cour occupaient la grande loge princière , surmontée d' une couronne , que tenaient dans les airs , avec des ronds de jambes , deux chérubins joufflus . Le théâtre avait un aspect de gala . La scène était ornée de branches de chêne et de lauriers fleuris . Tous les musiciens de quelque valeur s' étaient fait honneur de tenir leur partie dans l' orchestre . Melchior était à son poste , et Jean-Michel dirigeait les chœurs . Lorsque Hassler parut , une acclamation monta de toutes parts , et les dames se levaient afin de mieux le voir . Christophe le dévorait des yeux . Hassler avait une figure jeune et fine , mais déjà un peu bouffie et fatiguée ; les tempes étaient dégarnies ; une calvitie précoce se montrait au sommet du crâne , parmi les cheveux blonds qui frisaient . Ses yeux bleus avaient un regard vague . Sous la petite moustache blonde , la bouche ironique restait rarement en repos , contractée par mille mouvements imperceptibles . Il était grand , et se tenait mal , non par gêne , mais par fatigue ou par ennui . Il dirigeait avec une souplesse capricieuse , de tout son grand corps dégingandé qui ondulait , comme sa musique , avec des gestes tour à tour caressants et cassants . On voyait qu' il était prodigieusement nerveux ; et sa musique était son reflet . Cette vie trépidante et saccadée pénétrait l' apathie ordinaire de l' orchestre . Christophe haletait : malgré sa crainte d' attirer sur lui les regards , il ne pouvait rester immobile à sa place ; il s' agitait , il se levait , et la musique lui causait de si violentes secousses , et si inattendues qu' il était contraint de remuer la tête , les bras , les jambes , au grand dommage de ses voisins , qui se garaient comme ils pouvaient de ses ruades . Au reste , tout le public était dans l' enthousiasme , fasciné par le succès , bien plus que par les œuvres . À la fin , il y eut un orage d' applaudissements et de cris , où les trompettes de l' orchestre , selon la mode allemande , mêlèrent leurs clameurs triomphales , pour saluer le vainqueur . Christophe tressaillait d' orgueil , comme si ces honneurs étaient pour lui . Il jouissait de voir le visage de Hassler s' illuminer d' un contentement enfantin . Les dames jetaient des fleurs , les hommes agitaient leurs chapeaux ; et ce fut une ruée du public vers l' estrade . Chacun voulait serrer la main du maître . Christophe vit une enthousiaste porter cette main à ses lèvres , et une autre dérober le mouchoir que Hassler avait laissé sur le coin de son pupitre . Il voulut , lui aussi , arriver à l' estrade , bien qu' il ne sût pas du tout pourquoi ; car s' il s' était trouvé en ce moment près de Hassler , il se serait enfui aussitôt , d' émotion . Mais il donnait des coups de tête , comme un bélier , dans les robes et les jambes qui le séparaient de Hassler . -- Il était trop petit . Il ne put arriver . Heureusement , grand-père vint le prendre à la sortie du concert , pour l' emmener à une sérénade qu' on donnait à Hassler . C' était la nuit , on avait allumé des torches . Tous les musiciens de l' orchestre étaient là . On ne s' entretenait que des œuvres merveilleuses que l' on venait d' entendre . On arriva devant le palais , et on se disposa sans bruit sous les fenêtres du maître . On affectait des airs mystérieux , bien que tout le monde fût au courant , et Hassler comme les autres , de ce qu' on allait faire . Dans le beau silence de la nuit , on commença de jouer des pages célèbres de Hassler . Il parut à la fenêtre avec le prince , et on hurla en leur honneur . Ils saluaient , tous les deux . Un domestique vint , de la part du prince , inviter les musiciens à entrer au palais . Ils traversèrent des salles dont les murs étaient badigeonnés de peintures , qui représentaient des hommes nus avec des casques : ils étaient de couleur rougeâtre , et faisaient des gestes de défi . Le ciel était couvert de gros nuages , pareils à des éponges . Il y avait aussi des hommes et des femmes en marbre , vêtus de pagnes en tôle . On marchait sur des tapis si doux qu' on n' entendait point ses pas ; et on pénétra dans une salle , où il faisait clair comme en plein jour , et où des tables étaient chargées de boissons et de choses excellentes . Le grand-duc était là ; mais Christophe ne le vit pas : il n' avait d' yeux que pour Hassler . Hassler s' avança vers les musiciens , il les remercia ; il cherchait ses mots , s' embarrassa dans une phrase , et s' en tira par une saillie burlesque qui fit rire tout le monde . On se mit à manger . Hassler prit à part quatre ou cinq artistes . Il distingua grand-père et lui dit quelques mots très flatteurs ; il se rappelait que Jean-Michel avait été un des premiers à faire exécuter ses œuvres ; et il dit qu' il avait souvent entendu parler de son mérite par un ami , qui avait été l' élève de grand-père . Grand-père se confondit en remerciements ; il riposta par des louanges si énormes que , malgré son adoration pour Hassler , le petit en eut honte . Mais Hassler semblait les trouver très agréables et naturelles . Enfin grand-père , qui s' était perdu dans son amphigouri , tira Christophe par la main et le présenta à Hassler . Hassler sourit à Christophe , lui caressa négligemment la tête ; et quand il sut que le petit aimait sa musique et qu' il ne dormait plus depuis plusieurs nuits , dans l' attente de le voir , il le prit dans ses bras et le questionna amicalement . Christophe , rouge de plaisir et muet de saisissement , n' osait pas le regarder . Hassler lui prit le menton , le força à lever le nez . Christophe se hasarda : les yeux de Hassler étaient bons et rieurs ; il se mit à rire aussi . Puis il se sentit si heureux , si admirablement heureux dans les bras de son cher grand homme qu' il fondit en larmes . Hassler fut touché par cet amour naïf ; il se fit plus affectueux encore , il embrassa le petit , et lui parla avec une tendresse maternelle . En même temps , il disait des mots drôles , et il le chatouillait pour le faire rire ; et Christophe ne pouvait s' empêcher de rire au milieu de ses larmes . Bientôt il fut familiarisé tout à fait , il répondit à Hassler sans aucune gêne ; et , de lui -même , il se mit à lui raconter à l' oreille tous ses petits projets , comme si Hassler et lui étaient de vieux amis : comment il voulait être musicien comme Hassler , faire de belles choses comme Hassler , devenir un grand homme . Lui , qui avait toujours honte , il parlait avec une entière confiance , il ne savait ce qu' il disait , il était dans une extase . Hassler riait de son babillage . Il dit : -- Quand tu seras grand , quand tu seras devenu un brave musicien , tu viendras me voir à Berlin . Je ferai quelque chose de toi . Christophe était trop ravi pour répondre . Hassler le taquina . -- Tu ne veux pas ? Christophe hocha la tête avec énergie , cinq à six fois , pour affirmer que si . -- Alors , c' est convenu ? Christophe recommença sa mimique . -- Embrasse -moi , au moins ! Christophe jeta ses bras autour du cou de Hassler et le serra de toutes ses forces . -- Allons , diable , tu me mouilles ! laisse -moi ! veux -tu te moucher ! Hassler riait , et il moucha lui -même l' enfant honteux et heureux . Il le déposa à terre , puis le prit par la main , le mena à une table , bourra ses poches de gâteaux , et le laissa en lui disant : -- Au revoir ! Souviens -toi de ce que tu m' as promis . Christophe nageait dans le bonheur . Le reste du monde n' existait plus . Il suivait avec amour tous les jeux de physionomie et les gestes de Hassler . Un mot de lui le frappa . Hassler tenait un verre ; il parlait , et son visage s' était subitement contracté ; il disait : -- La joie de telles journées ne doit pas nous faire oublier nos ennemis . On ne doit jamais oublier ses ennemis . Il n' a pas dépendu d' eux que nous ne fussions écrasés . Il ne dépendra pas de nous qu' ils ne soient écrasés . C' est pourquoi mon toast sera qu' il y a des gens à la santé desquels ... nous ne buvons pas ! Tout le monde avait applaudi et ri de ce toast original ; Hassler avait ri avec les autres et repris son air de bonne humeur . Mais Christophe était gêné . Bien qu' il ne se permît pas de discuter les actes de son héros , il lui déplaisait que celui -ci eût pensé à des choses laides , quand il ne devait y avoir , ce soir -là , que des figures et des pensées lumineuses . Mais son impression était confuse ; elle fut vite chassée par l' excès de sa joie et par le petit doigt de champagne qu' il but dans la coupe de grand-père . Au retour , grand-père ne cessait de parler tout seul : les éloges qu' il avait reçus de Hassler le transportaient ; il s' écriait que Hassler était un génie , comme on n' en voit qu' un par siècle . Christophe se taisait , renfermant dans son cœur son ivresse amoureuse : Il l' avait embrassé , Il l' avait tenu dans ses bras ! Qu' Il était bon ! Qu' Il était grand ! -- Ah ! pensait-il , dans son petit lit , en embrassant passionnément son oreiller , je voudrais mourir , mourir pour lui ! Le brillant météore , qui avait passé un soir dans le ciel de sa petite ville , eut une influence décisive sur l' esprit de Christophe . Pendant toute son enfance , ce fut le modèle vivant , sur lequel il eut les yeux fixés ; et c' est à son exemple que le petit homme de six ans décida , lui aussi , qu' il écrirait de la musique . À vrai dire , il y avait longtemps déjà qu' il en faisait sans s' en douter ; il n' avait pas attendu , pour composer , de savoir qu' il composait . Tout est musique pour un cœur musicien . Tout ce qui vibre , et s' agite , et palpite , les jours d' été ensoleillés , les nuits où le vent siffle , la lumière qui coule , le scintillement des astres , les orages , les chants d' oiseaux , les bourdonnements d' insectes , les frémissements des arbres , les voix aimées ou détestées , les bruits familiers du foyer , de la porte qui grince , du sang qui gonfle les artères dans le silence de la nuit , -- tout ce qui est , est musique : il ne s' agit que de l' entendre . Toute cette musique des êtres résonnait en Christophe . Tout ce qu' il voyait , tout ce qu' il sentait , se muait en musique . Il était comme une ruche bourdonnante d' abeilles . Mais nul ne le remarquait . Lui , moins que personne . Comme tous les enfants , il chantonnait sans cesse . À toute heure du jour , quelque chose qu' il fît : -- qu' il se promenât dans la rue , en sautillant sur un pied ; -- ou que , vautré sur le plancher de grand-père , et la tête dans ses mains , il fût plongé dans les images d' un livre ; -- ou qu' assis sur sa petite chaise , dans le coin le plus obscur de la cuisine , il rêvassât sans penser , tandis que la nuit tombait ; -- toujours on entendait le murmure monotone de sa petite trompette , bouche close , et les joues gonflées , en s' ébrouant des lèvres . Cela durait des heures , sans qu' il s' en lassât . Sa mère n' y faisait pas attention ; puis , brusquement , elle en criait d' impatience . Quand il était las de cet état de demi-somnolence , il était pris d' un besoin de se remuer et de faire du bruit . Alors , il inventait des musiques , qu' il chantait à tue-tête . Il en avait fabriqué pour toutes les occasions de sa vie . Il en avait pour quand il barbotait dans sa cuvette , le matin , comme un petit canard . Il en avait pour quand il montait au tabouret de piano , devant l' instrument détesté , -- et surtout quand il en descendait ( celle -ci était bien plus brillante que l' autre ) . Il en avait pour quand maman apportait la soupe sur la table : -- il la précédait alors , en sonnant des fanfares . -- Il se jouait à lui -même des marches triomphales , pour se rendre solennellement de la salle à manger à sa chambre à coucher . Parfois , à cette occasion , il organisait des cortèges , avec ses deux petits frères : tous trois défilaient gravement , à la suite l' un de l' autre ; et chacun avait sa marche . Mais Christophe se réservait , comme de juste , la plus belle . Chacune de ces musiques était affectée rigoureusement à une occasion spéciale ; et Christophe n' aurait jamais eu l' idée de les confondre . Tout autre s' y serait trompé ; mais il y distinguait des nuances d' une précision lumineuse . Un jour que , chez grand-père , il tournait autour de la chambre , en tapant des talons , la tête en arrière et le ventre en avant , il tournait , tournait indéfiniment , à se rendre malade , en exécutant une de ses compositions , -- le vieux , qui se faisait la barbe , s' arrêta de se raser , et , la figure toute barbouillée de savon , il le regarda et dit : -- Qu' est -ce que tu chantes donc , gamin ? Christophe répondit qu' il ne savait pas . -- Recommence ! dit Jean-Michel . Christophe essaya : il ne put jamais retrouver l' air . Fier de l' attention de grand-père , il voulut faire admirer sa belle voix , en chantant à sa façon un grand air d' opéra ; mais ce n' était pas là ce que demandait le vieux . Jean-Michel se tut et parut ne plus s' occuper de lui . Mais il laissa la porte de sa chambre entr'ouverte , tandis que le petit s' amusait seul dans la pièce à côté . Quelques jours après , dans un cercle de chaises disposées autour de lui , Christophe était en train de jouer une comédie musicale , qu' il s' était fabriquée avec les bribes de ses souvenirs de théâtre ; très sérieux , il exécutait sur un air de menuet , comme il avait vu faire , des pas et des révérences qu' il adressait au portrait de Beethoven , suspendu au-dessus de la table . En se retournant pour une pirouette , il vit , par la porte entre-bâillée , la tête de grand-père , qui le regardait . Il pensa que le vieux se moquait de lui : il eut bien honte , il s' arrêta net ; et courant à la fenêtre , il écrasa sa figure contre les carreaux , comme s' il était absorbé dans une contemplation du plus haut intérêt . Mais le vieux ne dit rien : il vint vers lui , il l' embrassa ; et Christophe vit bien qu' il était content . Son petit amour-propre ne manqua pas de travailler sur ces données ; il était assez fier pour juger qu' on l' avait apprécié ; mais il ne savait pas au juste ce que grand-père avait le plus admiré en lui : si c' étaient ses talents d' auteur dramatique , de musicien , de chanteur , ou de danseur . Il penchait pour ces derniers ; car il en faisait cas . Une semaine plus tard , quand il avait tout oublié , grand-père lui dit d' un air mystérieux qu' il avait quelque chose à lui montrer . Il ouvrit son secrétaire , en tira un cahier de musique , le mit sur le pupitre du piano , et dit à l' enfant de jouer . Christophe , très intrigué , déchiffra tant bien que mal . Le cahier était écrit à la main , de la grosse écriture du vieux , qui s' était spécialement appliqué . Les en-têtes étaient ornés de boucles et de paraphes . -- Après un moment , grand-père , qui était assis à côté de Christophe et lui tournait les pages , lui demanda quelle était cette musique . Christophe , trop absorbé par son jeu pour distinguer ce qu' il jouait , répondit qu' il n' en savait rien . -- Fais attention . Tu ne connais pas cela ? Oui , il croyait bien le reconnaître ; mais il ne savait pas où il l' avait entendu ... Grand-père riait : -- Cherche . Christophe secouait la tête : -- Je ne sais pas . À vrai dire , des lueurs lui traversaient l' esprit ; il lui semblait que ces airs ... Mais non ! il n' osait pas ... Il ne voulait pas reconnaître ... -- Grand-père , je ne sais pas . Il rougissait . -- Allons , petit sot , tu ne vois pas que ce sont tes airs ? Il en était sûr ; mais de l' entendre dire lui fit un coup au cœur : -- Oh ! Grand-père ! ... Le vieux , rayonnant , lui expliqua le cahier : -- Voilà : Aria . C' est ce que tu chantais mardi , quand tu étais vautré par terre . -- Marche . C' est ce que je t' ai demandé de recommencer , l' autre semaine , et que tu n' as jamais pu retrouver . -- Menuet . C' est ce que tu dansais devant mon fauteuil ... Regarde . Sur la couverture était écrit , en gothique admirable : Les Plaisirs du jeune âge : Aria , Minuetto , Walzer , et Marcia , op . I de Jean-Christophe Krafft . Christophe fut ébloui . Voir son nom , ce beau titre , ce gros cahier , son œuvre ! ... Il continuait de balbutier : -- Oh ! grand-père ! grand-père ! ... Le vieux l' attira à lui . Christophe se jeta sur ses genoux , et cacha sa tête dans la poitrine de Jean-Michel . Il rougissait de bonheur . Le vieux , encore plus heureux que lui , reprit d' un ton qu' il tâchait de rendre indifférent , -- car il sentait qu' il allait s' émouvoir : -- Naturellement , j' ai ajouté l' accompagnement , et les harmonies dans le caractère du chant . Et puis ... -- ( il toussa ) -- et puis , j' ai aussi ajouté un trio au menuet , parce que ... parce que c' est l' habitude ... ; et puis ... enfin , je crois qu' il ne fait pas mal . Il le joua . -- Christophe était très fier de collaborer avec grand-père : -- Mais alors , grand-père , il faut que tu mettes aussi ton nom . -- Cela n' en vaut pas la peine . Il est inutile que d' autres que toi le sachent . Seulement ... -- ( ici , sa voix trembla ) -- seulement , plus tard , quand je n' y serai plus , cela te rappellera ton vieux grand-père , n' est -ce pas ? Tu ne l' oublieras pas ? Le pauvre vieux ne disait pas tout : il n' avait pu résister au plaisir , bien innocent , d' introduire un de ses malheureux airs dans l' œuvre de son petit-fils , qu' il pressentait devoir lui survivre ; mais son désir de participer à cette gloire imaginaire était bien humble et bien touchant , puisqu'il lui suffisait de transmettre , anonyme , une parcelle de sa pensée , afin de ne pas mourir tout entier . -- Christophe , très touché , lui couvrait la figure de baisers . Le vieux , qui se laissait attendrir de plus en plus , lui embrassait les cheveux . -- N' est -ce pas , tu te souviendras ? Plus tard , quand tu seras devenu un bon musicien , un grand artiste , qui fera honneur à sa famille , à son art , et à la patrie , quand tu seras célèbre , tu te souviendras que c' est ton vieux grand-père qui t' a le premier deviné , qui a prédit ce que tu serais ? Il avait les larmes aux yeux , de s' entendre parler . Il ne voulut pas laisser voir cette marque de faiblesse . Il eut une quinte de toux , prit un air bourru , et renvoya le petit , en serrant précieusement le manuscrit . Christophe revint chez lui , étourdi de joie . Les pierres dansaient autour de lui . L' accueil qu' il reçut des siens le dégrisa un peu . Comme il se hâtait naturellement de leur raconter , tout glorieux , son exploit musical , ils jetèrent les hauts cris . Sa mère se moqua de lui . Melchior déclara que le vieux était fou et qu' il ferait beaucoup mieux de se soigner que de tourner la tête au petit ; quant à Christophe , il lui ferait le plaisir de ne plus s' occuper de ces niaiseries , de se mettre illico à son piano , et de jouer des exercices pendant quatre heures . Qu' il tâche d' abord d' apprendre à jouer proprement : pour la composition , il avait le temps de s' en occuper plus tard , quand il n' aurait rien de mieux à faire . Ce n' est pas , comme ces sages paroles auraient pu le faire croire , que Melchior se préoccupât de défendre l' enfant contre l' exaltation dangereuse d' un orgueil prématuré . Il devait se charger de démontrer promptement le contraire . Mais , n' ayant jamais eu lui -même aucune idée à exprimer en musique , ni le moindre besoin d' en exprimer aucune , il en était arrivé , dans son infatuation de virtuose , à considérer la composition comme une chose secondaire , à laquelle l' art de l' exécutant donnait seul tout son prix . Il n' était certes pas insensible aux enthousiasmes suscités par les grands compositeurs , comme Hassler ; il avait pour ces ovations le respect qu' il éprouvait toujours pour le succès , -- mêlé secrètement d' un peu de jalousie , car il lui semblait que ces applaudissements lui étaient dérobés . Mais il savait par expérience que les succès des grands virtuoses ne sont pas moins bruyants , qu' ils sont même plus personnels et plus fertiles en conséquences agréables et flatteuses . Il affectait de rendre un profond hommage au génie des maîtres musiciens ; mais il avait plaisir à raconter d' eux des anecdotes ridicules , qui donnaient de leur intelligence et de leurs mœurs une triste opinion . Il plaçait le virtuose au sommet de l' échelle artistique : car , disait-il , il est bien connu que la langue est la plus noble partie du corps ; et que serait la pensée sans la parole ? que serait la musique sans l' exécutant ? Quelle que fût d' ailleurs , la raison de la semonce qu' il administra à Christophe , cette semonce n' était pas inutile pour rendre au petit l' équilibre , que les louanges du grand-père risquaient fort de lui faire perdre . Elle ne suffisait même pas . Christophe ne manqua point de juger que son grand-père était beaucoup plus intelligent que son père ; et , s' il se mit au piano sans rechigner , ce fut bien moins pour obéir que pour pouvoir rêver à son aise , ainsi qu' il avait coutume , tandis que ses doigts couraient machinalement sur le clavier . Tout en exécutant ses interminables exercices , il entendait une voix orgueilleuse qui répétait en lui : « Je suis un compositeur , un grand compositeur . » À partir de ce jour , puisqu'il était un compositeur , il se mit à composer . Avant de savoir à peine ses lettres , il s' évertua à griffonner des noires et des croches sur des lambeaux de papier , qu' il arrachait aux cahiers de comptes du ménage . Mais la peine qu' il se donnait pour savoir ce qu' il pensait , et pour le fixer par écrit , faisait qu' il ne pensait plus rien , sinon qu' il voulait penser quelque chose . Il ne s' en obstinait pas moins à construire des phrases musicales ; et comme il était naturellement musicien , il y arrivait tant bien que mal , encore qu' elles ne signifiassent rien . Alors il s' en allait les porter , triomphant , à grand-père , qui en pleurait de joie , -- il pleurait facilement , maintenant qu' il vieillissait , -- et qui proclamait que c' était admirable . Il y avait de quoi le gâter tout à fait . Heureusement , son bon sens naturel le sauva , aidé par l' influence d' un homme , qui ne prétendait pourtant exercer aucune influence sur qui que ce fût , et qui ne donnait aux yeux du monde rien moins que l' exemple du bon sens . -- C' était le frère de Louisa . Il était petit comme elle ; mince , chétif , un peu voûté . On ne savait au juste son âge ; il ne devait pas avoir passé la quarantaine ; mais il semblait avoir cinquante ans , et plus . Il avait une petite figure ridée , rosée , avec de bons yeux bleus très pâles , comme des myosotis un peu fanés . Quand il enlevait sa casquette , qu' il gardait frileusement partout , de crainte des courants d' air , il montrait un petit crâne tout nu , rose , et de forme conique qui faisait la joie de Christophe et de ses frères . Ils ne se lassaient pas de le taquiner à ce sujet , lui demandant ce qu' il avait fait de ses cheveux , et menaçant de le fouetter , excités par les grosses plaisanteries de Melchior . Il en riait le premier et se laissait faire avec patience . Il était petit marchand ambulant ; il allait de village en village , portant sur son dos un gros ballot , où il y avait de tout : de l' épicerie , de la papeterie , de la confiserie , des mouchoirs , des fichus , des chaussures , des boîtes de conserve , des almanachs , des chansons et des drogues . Plusieurs fois , on avait tenté de le fixer quelque part , de lui acheter un petit fonds , un bazar , une mercerie . Mais il ne pouvait s' y faire : une nuit il se levait , mettait la clef sous la porte , et repartait avec son ballot . On restait des mois sans le voir . Puis il reparaissait : un soir , on entendait gratter à l' entrée ; la porte s' entre-bâillait , et la petite tête chauve , poliment découverte , se montrait avec ses bons yeux et son sourire timide . Il disait : « Bonsoir à toute la compagnie » , prenait soin d' essuyer ses souliers avant d' entrer , saluait chacun , en commençant par le plus âgé , et allait s' asseoir dans le coin le plus modeste de la chambre . Là , il allumait sa pipe , et il baissait le dos , attendant tranquillement que la grêle habituelle de quolibets fût passée . Les deux Krafft , le grand-père et le père , avaient pour lui un mépris goguenard . Cet avorton leur paraissait ridicule ; et leur orgueil était blessé de l' infime condition du marchand ambulant . Ils le lui faisaient sentir ; mais il ne semblait pas s' en apercevoir , et il leur témoignait un respect profond , qui les désarmait , surtout le vieux , très sensible aux égards qu' on avait pour lui . Ils se contentaient de l' écraser de lourdes plaisanteries qui faisaient monter le rouge au visage de Louisa . Celle -ci , habituée à s' incliner sans discussion devant la supériorité des Krafft , ne doutait pas que son mari et son beau-père n' eussent raison ; mais elle aimait tendrement son frère , et son frère avait pour elle une adoration muette . Ils étaient tous deux seuls de leur famille , et tous deux humbles , effacés , écrasés par la vie ; un lien de mutuelle pitié et de souffrances communes , secrètement supportées , les attachait ensemble avec une triste douceur . Au milieu des Krafft , robustes , bruyants , brutaux , solidement bâtis pour vivre , et vivre joyeusement , ces deux êtres faibles et bons , qui semblaient en dehors ou à côté de la vie , se comprenaient et se plaignaient , sans se le dire jamais . Christophe , avec la légèreté cruelle de l' enfance , partageait le dédain de son père et de son grand-père pour le petit marchand . Il s' en divertissait comme d' un objet comique ; il le harcelait de taquineries stupides , que l' autre supportait avec son inaltérable tranquillité . Christophe l' aimait cependant , sans bien s' en rendre compte . Il l' aimait d' abord comme un jouet docile , dont on fait ce qu' on veut . Il l' aimait aussi parce qu' il y avait toujours quelque chose de bon à attendre de lui : une friandise , une image , une invention amusante . Le retour du petit homme était une joie pour les enfants ; car il leur faisait toujours quelque surprise . Si pauvre qu' il fût , il trouvait moyen d' apporter un souvenir à chacun ; et il n' oubliait la fête d' aucun de la famille . On le voyait arriver ponctuellement aux dates solennelles ; et il tirait de sa poche quelque gentil cadeau , choisi avec cœur . On y était si habitué qu' on songeait à peine à le remercier : il paraissait suffisamment payé par le plaisir qu' il avait à l' offrir . Mais Christophe , qui ne dormait pas très bien , et qui , pendant la nuit , ressassait dans son cerveau les événements de la journée , réfléchissait parfois que son oncle était très bon ; il lui venait pour le pauvre homme des effusions de reconnaissance , dont il ne lui montrait rien , une fois le jour venu , parce qu' alors il ne pensait plus qu' à se moquer . Il était d' ailleurs trop petit encore pour attacher à la bonté tout son prix : dans le langage des enfants , bon et bête sont presque synonymes ; et l' oncle Gottfried en semblait la preuve vivante . Un soir que Melchior dînait en ville , Gottfried , resté seul dans la salle du bas , tandis que Louisa couchait les deux petits , sortit , et alla s' asseoir à quelques pas de la maison , au bord du fleuve . Christophe l' y suivit par désœuvrement ; et , comme d' habitude , il le persécuta de ses agaceries de jeune chien , jusqu' à ce qu' il fût essoufflé et se laissât rouler sur l' herbe à ses pieds . Couché sur le ventre , il s' enfonça le nez dans le gazon . Quand il eut repris haleine , il chercha quelque nouvelle sottise à dire , et , l' ayant trouvée , il la cria , en se tordant de rire , la figure toujours enfouie en terre . Rien ne lui répondit . Étonné de ce silence , il leva la tête , et s' apprêta à redire son bon mot . Son regard rencontra le visage de Gottfried , éclairé par les dernières lueurs du jour qui s' éteignait , dans des vapeurs dorées . Sa phrase lui resta dans la gorge . Gottfried souriait , les yeux à demi fermés , la bouche entr'ouverte ; et sa figure souffreteuse était d' un sérieux indicible . Christophe , appuyé sur les coudes , se mit à l' observer . La nuit venait ; la figure de Gottfried s' effaçait peu à peu . Le silence régnait . Christophe fut pris à son tour par les impressions mystérieuses qui se reflétaient sur le visage de Gottfried . La terre était dans l' ombre , et le ciel était clair : les étoiles naissaient . Les petites vagues du fleuve clapotaient sur la rive . L' enfant s' engourdissait ; il mâchait , sans les voir , de petites tiges d' herbes . Un grillon criait près de lui . Il lui semblait qu' il allait s' endormir ... Brusquement , dans l' obscurité , Gottfried chanta . Il chantait d' une voix faible , voilée , comme intérieure ; on n' aurait pu l' entendre à vingt pas . Mais elle avait une sincérité émouvante ; on eût dit qu' il pensait tout haut , et qu' au travers de cette musique , comme d' une eau transparente , on pût lire jusqu' au fond de son cœur . Jamais Christophe n' avait entendu chanter ainsi . Et jamais il n' avait entendu une pareille chanson . Lente , simple , enfantine , elle allait d' un pas grave , triste , un peu monotone , sans se presser jamais , -- avec de longs silences , -- puis se remettait en route , insoucieuse d' arriver , et se perdait dans la nuit . Elle semblait venir de très loin , et allait on ne sait où . Sa sérénité était pleine de trouble ; et , sous sa paix apparente , dormait une angoisse séculaire . Christophe ne respirait plus , il n' osait faire un mouvement , il était tout froid d' émotion . Quand ce fut fini , il se traîna vers Gottfried , et , la gorge serrée : -- Oncle ! ... demanda-t-il . Gottfried ne répondit pas . -- Oncle ! répéta l' enfant , en posant ses mains et son menton sur les genoux de Gottfried . La voix affectueuse de Gottfried dit : -- Mon petit ... -- Qu' est -ce que c' est , oncle ? Dis ! Qu' est -ce que tu as chanté ? -- Je ne sais pas . -- Dis ce que c' est ! -- Je ne sais pas . C' est une chanson . -- C' est une chanson de toi ? -- Non , pas de moi ! quelle idée ! ... C' est une vieille chanson . -- Qui l' a faite ? -- On ne sait pas ... -- Quand ? -- On ne sait pas ... -- Quand tu étais petit ? -- Avant que je fusse au monde , avant qu' y fût mon père , et le père de mon père , et le père du père de mon père ... Cela a toujours été . -- Comme c' est étrange ! Personne ne m' en a jamais parlé . Il réfléchit un moment : -- Oncle , est -ce que tu en sais d' autres ? -- Oui . -- Chante une autre , veux -tu ? -- Pourquoi chanter une autre ? Une suffit . On chante , quand on a besoin de chanter , quand il faut qu' on chante . Il ne faut pas chanter pour s' amuser . -- Mais pourtant , quand on fait de la musique ? -- Ce n' est pas de la musique . Le petit resta pensif . Il ne comprenait pas très bien . Cependant , il ne demanda pas d' explications : c' est vrai , ce n' était pas de la musique , de la musique comme les autres . Il reprit : -- Oncle , est -ce que toi , tu en as fait ? -- Quoi donc ? -- Des chansons ! -- Des chansons ? oh ! comment est -ce que j' en ferais ? Cela ne se fait pas . L' enfant insistait avec sa logique habituelle : -- Mais , oncle , cela a été fait pourtant une fois ... Gottfried secouait la tête avec obstination : -- Cela a toujours été . L' enfant revenait à la charge : -- Mais , oncle , est -ce qu' on ne peut pas en faire d' autres , de nouvelles ? -- Pourquoi en faire ? Il y en a pour tout . Il y en a pour quand tu es triste , et pour quand tu es gai ; pour quand tu es fatigué , et que tu penses à la maison qui est loin ; pour quand tu te méprises , parce que tu as été un vil pécheur , un ver de terre ; pour quand tu as envie de pleurer , parce que les gens n' ont pas été bons avec toi ; et pour quand tu as le cœur joyeux , parce qu' il fait beau et que tu vois le ciel de Dieu , qui , lui , est toujours bon , et qui a l' air de te rire ... Il y en a pour tout , pour tout . Pourquoi est -ce que j' en ferais ? -- Pour être un grand homme ! dit le petit , tout plein des leçons de son grand-père et de ses rêves naïfs . Gottfried eut un petit rire doux . Christophe , un peu vexé , demanda : -- Pourquoi ris -tu ? Gottfried dit : -- Oh ! moi , je ne suis rien . Et , caressant la tête de l' enfant , il demanda : -- Tu veux donc être un grand homme , toi ? -- Oui , répondit fièrement Christophe . Il croyait que Gottfried allait l' admirer . Mais Gottfried répondit : -- Pourquoi faire ? Christophe fut interloqué . Après avoir cherché , il dit : -- Pour faire de belles chansons ! Gottfried rit de nouveau , et dit : -- Tu veux faire des chansons , pour être un grand homme ; et tu veux être un grand homme , pour faire des chansons . Tu es comme un chien qui tourne après sa queue . Christophe fut très froissé . À tout autre moment , il n' eût pas supporté que son oncle , dont il avait l' habitude de se moquer , se moquât de lui à son tour . Et , en même temps , il n' eût jamais pensé que Gottfried pût être assez intelligent pour l' embarrasser par un raisonnement . Il chercha un argument , ou une impertinence à lui répondre , et ne trouva rien . Gottfried continuait . -- Quand tu serais grand , comme d' ici à Coblentz , jamais tu ne feras une seule chanson . Christophe se révolta : -- Et si je veux en faire ! ... -- Plus tu veux , moins tu peux . Pour en faire , il faut être comme eux . Écoute ... La lune s' était levée , ronde et brillante , derrière les champs . Une brume d' argent flottait au ras de terre , et sur les eaux miroitantes . Les grenouilles causaient , et l' on entendait dans les prés la flûte mélodieuse des crapauds . Le trémolo aigu des grillons semblait répondre au tremblement des étoiles . Le vent froissait doucement les branches des aulnes . Des collines au-dessus du fleuve , descendait le chant fragile d' un rossignol . -- Qu' est -ce que tu as besoin de chanter ? soupira Gottfried , après un long silence ... ( On ne savait pas s' il se parlait à lui -même , ou à Christophe ) ... Est -ce qu' ils ne chantent pas mieux que tout ce que tu pourras faire ? Christophe avait bien des fois entendu tous ces bruits de la nuit . Mais jamais il ne les avait entendus ainsi . C' est vrai : qu' est -ce qu' on avait besoin de chanter ? ... Il se sentait le cœur gonflé de tendresse et de chagrin . Il aurait voulu embrasser les prés , le fleuve , le ciel , les chères étoiles . Et il était pénétré d' amour pour l' oncle Gottfried , qui lui semblait maintenant le meilleur , le plus intelligent , le plus beau de tous . Il pensait combien il l' avait mal jugé ; et il pensait que l' oncle était triste , parce que Christophe le jugeait mal . Il était plein de remords . Il éprouvait le besoin de lui crier : « Oncle , ne sois plus triste , je ne serai plus méchant ! Pardonne -moi , je t' aime bien ! » Mais il n' osait pas . -- Et tout d' un coup , il se jeta dans les bras de Gottfried ; mais sa phrase ne voulait pas sortir ; il répétait seulement : « Je t' aime bien ! » et il l' embrassait passionnément . Gottfried , surpris et ému , répétait : « Et quoi ? Et quoi ? » et il l' embrassait aussi . -- Puis il se leva , lui prit la main , et dit : « Il faut rentrer . » Christophe revenait , triste que l' oncle n' eût pas compris . Mais , comme ils arrivaient à la maison , Gottfried lui dit : « D' autres soirs , si tu veux , nous irons encore entendre la musique du bon Dieu , et je te chanterai d' autres chansons . » Et quand Christophe l' embrassa , plein de reconnaissance , en lui disant bonsoir , il vit bien que l' oncle avait compris . Depuis lors , ils allaient souvent se promener ensemble , le soir ; et ils marchaient sans causer , le long du fleuve , ou à travers les champs . Gottfried fumait sa pipe lentement , et Christophe lui donnait la main , un peu intimidé par l' ombre . Ils s' asseyaient dans l' herbe ; et , après quelques instants de silence , Gottfried lui parlait des étoiles et des nuages ; il lui apprenait à distinguer les souffles de la terre et de l' air et de l' eau , les chants , les cris , les bruits du petit monde voletant , rampant , sautant ou nageant , qui grouille dans les ténèbres , et les signes précurseurs de la pluie et du beau temps , et les instruments innombrables de la symphonie de la nuit . Parfois Gottfried chantait des airs tristes ou gais , mais toujours de la même sorte ; et toujours Christophe retrouvait à l' entendre le même trouble . Jamais il ne chantait plus d' une chanson par soir ; et Christophe avait remarqué qu' il ne chantait pas volontiers , quand on le lui demandait ; il fallait que cela vînt de lui -même , quand il en avait envie . On devait souvent attendre longtemps , sans parler ; et c' était au moment où Christophe pensait : « Voilà ! il ne chantera pas ce soir ... » , que Gottfried se décidait . Un soir que Gottfried ne chantait décidément pas , Christophe eut l' idée de lui soumettre une de ses petites compositions , qui lui donnaient à faire tant de peine et d' orgueil . Il voulait lui montrer quel artiste il était . Gottfried l' écouta tranquillement ; puis il dit : -- Comme c' est laid , mon pauvre Christophe ! Christophe en fut si mortifié qu' il ne trouva rien à répondre . Gottfried reprit , avec commisération : -- Pourquoi as -tu fait cela ? C' est si laid ! Personne ne t' obligeait à le faire . Christophe protesta , rouge de colère : -- Grand-père trouve ma musique très bien , cria-t-il . -- Ah ! fit Gottfried , sans se troubler . Il a raison sans doute . C' est un homme bien savant . Il se connaît en musique . Moi , je ne m' y connais pas ... Et , après un moment : -- Mais je trouve cela très laid . Il regarda paisiblement Christophe , vit son visage dépité , sourit , et dit : -- As -tu fait d' autres airs ? Peut-être j' aimerai mieux les autres que celui -ci . Christophe pensa qu' en effet ses autres airs effaceraient l' impression du premier ; et il les chanta tous . Gottfried ne disait rien ; il attendait que ce fût fini . Puis , il secoua la tête , et dit avec une conviction profonde : -- C' est encore plus laid . Christophe serra les lèvres ; et son menton tremblait : il avait envie de pleurer . Gottfried , comme consterné lui -même , insistait : -- Comme c' est laid ! Christophe , la voix pleine de larmes , s' écria : -- Mais enfin , pourquoi est -ce que tu dis que c' est laid ? Gottfried le regarda avec ses yeux honnêtes : -- Pourquoi ? ... Je ne sais pas ... Attends ... C' est laid ... d' abord parce que c' est bête ... Oui , c' est cela ... C' est bête , cela ne veut rien dire ... Voilà . Quand tu as écrit cela , tu n' avais rien à dire . Pourquoi as -tu écrit cela ? -- Je ne sais pas , dit Christophe d' une voix lamentable . Je voulais écrire un joli morceau . -- Voilà ! Tu as écrit pour écrire . Tu as écrit pour être un grand musicien , pour qu' on t' admirât . Tu as été orgueilleux , tu as menti : tu as été puni ... Voilà ! On est toujours puni , lorsqu' on est orgueilleux et qu' on ment , en musique . La musique veut être modeste et sincère . Autrement , qu' est -ce qu' elle est ? Une impiété , un blasphème contre le Seigneur , qui nous a fait présent du beau chant pour dire des choses vraies et honnêtes . Il s' aperçut du chagrin du petit et voulut l' embrasser . Mais Christophe se détourna avec colère ; et plusieurs jours , il le bouda . Il haïssait Gottfried . -- Mais il avait beau se répéter : « C' est un âne ! Il ne sait rien , rien ! Grand-père , qui est bien plus intelligent , trouve que ma musique est très bien » ; -- au fond de lui -même , il savait que c' était son oncle qui avait raison ; et les paroles de Gottfried se gravaient en lui : il avait honte d' avoir menti . Aussi , malgré sa rancune tenace , pensait-il toujours à l' oncle maintenant , quand il écrivait de la musique ; et souvent il déchirait ce qu' il avait écrit , par honte de ce que Gottfried en aurait pu penser . Quand il passait outre et écrivait un air , qu' il savait ne pas être tout à fait sincère , il le lui cachait soigneusement ; il tremblait devant son jugement ; et il était tout heureux , quand Gottfried disait simplement d' un de ses morceaux : « Ce n' est pas trop laid ... J' aime ... » Parfois aussi , pour se venger , sournoisement il lui jouait le tour de lui présenter , comme siens , des airs de grands artistes ; et il était dans la jubilation , quand Gottfried , par hasard , les trouvait détestables . Mais Gotttried ne se troublait pas . Il riait de bon cœur , en voyant Christophe battre des mains et gambader de joie autour de lui ; et il revenait toujours à son argument ordinaire : « C' est peut-être bien écrit , mais cela ne dit rien . » -- Jamais il ne voulut assister à un des petits concerts qu' on donnait à la maison . Si beau que fût le morceau , il commençait à bâiller et prenait un air hébété d' ennui . Bientôt il n' y tenait plus , et s' esquivait sans bruit . Il disait : -- Vois -tu , petit : tout ce que tu écris dans la maison , ce n' est pas de la musique . La musique dans la maison , c' est le soleil en chambre . La musique est dehors , quand tu respires le cher petit air du bon Dieu . Il parlait toujours du bon Dieu : car il était très pieux , à la différence des deux Krafft , père et fils , qui faisaient les esprits forts , tout en se gardant bien de manger gras le vendredi . Soudain , sans que l' on sût pourquoi , Melchior changea d' avis . Non seulement il approuva que grand-père eût recueilli les inspirations de Christophe ; mais , à la grande surprise de ce dernier , il passa plusieurs soirs à faire de son manuscrit deux ou trois copies . À toutes les questions qu' on lui adressait à ce sujet , il répondait d' un air important qu ' « on verrait ... » ; ou bien il se frottait les mains en riant , frictionnait à tour de bras la tête du petit , par manière de plaisanterie , ou lui administrait joyeusement des claques sur les fesses . Christophe détestait ces familiarités ; mais il voyait que son père était content , et il ne savait pourquoi . Il y eut entre Melchior et le grand-père des conciliabules mystérieux . Et , un soir , Christophe , très étonné , apprit qu' il avait , lui , Christophe , dédié à S . A . S . le grand-duc Léopold les Plaisirs du Jeune Age . Melchior avait fait pressentir les intentions du prince , qui s' était montré gracieusement disposé à accepter l' hommage . Là-dessus , Melchior triomphant déclara qu' il fallait , sans perdre un moment : primo , rédiger la demande officielle au prince ; -- secundo , publier l' œuvre ; -- tertio , organiser un concert afin de la faire entendre . Melchior et Jean-Michel eurent encore de longues conférences . Pendant deux ou trois soirs , ils discutèrent avec animation . Il était défendu de venir les troubler . Melchior écrivait . Le vieux parlait tout haut , comme s' il disait des vers . Parfois ils se fâchaient , ou tapaient sur la table , parce qu' ils ne trouvaient pas un mot . Puis , on appela Christophe , on l' installa devant la table , une plume entre les doigts , flanqué de son père à droite , à gauche de son grand-père ; et ce dernier commença à lui faire une dictée , à laquelle il ne comprit rien , parce qu' il avait une peine considérable à écrire chaque mot , parce que Melchior lui criait dans l' oreille , et parce que le vieux déclamait d' un ton si emphatique que Christophe , troublé par le son des paroles , ne pensait même plus à en écouter le sens . Le vieux n' était pas moins ému . Il n' avait pu rester assis ; il se promenait à travers la chambre , en mimant les expressions de son texte ; mais à tout instant , il venait regarder sur la page du petit ; et Christophe , intimidé par les deux grosses têtes penchées sur son dos , tirait la langue , ne pouvait plus tenir sa plume , avait les yeux troubles , faisait des jambages de trop , ou brouillait tout ce qu' il avait écrit : -- et Melchior hurlait ; et Jean-Michel tempêtait ; -- et il fallait recommencer , et encore recommencer ; et , quand on se croyait enfin arrivé au bout , sur la page irréprochable tombait un superbe pâté : -- alors on lui tirait les oreilles , et il fondait en larmes ; mais on lui défendait de pleurer , parce qu' il tachait le papier ; -- et on reprenait la dictée , depuis la première ligne ; et il croyait que cela durerait ainsi jusqu' à la fin de sa vie . Enfin , on en vint à bout ; et Jean-Michel , adossé à la cheminée , relut l' œuvre , d' une voix qui tremblait de plaisir , tandis que Melchior , renversé sur sa chaise , regardait le plafond , et , hochant le menton , dégustait en fin connaisseur le style de l' épître qui suit : « Hautement Digne , Très Sublime Altesse ! « Depuis ma quatrième année , la Musique commença d' être la première de mes occupations juvéniles . Aussitôt que j' eus lié commerce avec la noble Muse , qui incitait mon âme à de pures harmonies , je l' aimai ; et , à ce qu' il me sembla , elle me paya de retour . Maintenant , j' ai atteint le sixième de mes ans ; et , depuis quelque temps , ma Muse , souventefois , dans les heures d' inspiration , me chuchotait à l' oreille : « Ose ! Ose ! Écris les harmonies de ton âme ! » -- « Six années ! pensais -je ; et comment oserais -je ? Que diraient de moi les hommes savants dans l' art ? » J' hésitais . Je tremblais . Mais ma Muse le voulut ... J' obéis . J' écrivis . « Et maintenant , aurai -je , Ô Très Sublime Altesse ! aurai -je la téméraire audace de déposer sur les degrés de Ton Trône les prémices de mes jeunes travaux ? ... Aurai -je la hardiesse d' espérer que Tu laisseras tomber sur eux l' auguste approbation de Ton regard paternel ? ... « Oh ! oui ! car les Sciences et les Arts ont toujours trouvé en Toi leur sage Mécène , leur champion magnanime ; et le talent fleurit sous l' égide de Ta sainte protection . « Plein de cette foi profonde et assurée , j' ose donc m' approcher de Toi avec ces essais puérils . Reçois -les comme une pure offrande de ma vénération , et daigne , avec bonté , Ô Très Sublime Altesse ! jeter les yeux sur eux et sur leur jeune auteur , qui s' incline à Tes pieds , dans un profond abaissement ! De Sa Hautement Digne , Très Sublime Altesse , le parfaitement soumis , fidèlement , très obéissant serviteur , Jean-Christophe Krafft . » Christophe n' entendit rien : il était trop heureux d' en être quitte ; et , dans la crainte qu' on ne le fît recommencer encore , il se sauva dans les champs . Il n' avait nulle idée de ce qu' il avait écrit , et il ne s' en souciait point . Mais le vieux , après avoir terminé sa lecture , la reprit encore une fois , pour la mieux savourer ; et quand ce fut fini , Melchior et lui déclarèrent que c' était un maître morceau . Ce fut aussi l' avis du grand-duc , à qui la lettre fut présentée , avec une copie de l' œuvre musicale . Il eut la bonté de faire dire que l' une et l' autre étaient d' un style charmant . Il autorisa le concert , ordonna de mettre à la disposition de Melchior la salle de son Académie de musique , et daigna promettre qu' il se ferait présenter le jeune artiste , le jour de son audition ... Melchior s' occupa donc d' organiser au plus vite le concert . Il s' assura le concours du Hofmusikverein ; et , comme le succès de ses premières démarches avait exalté ses idées de grandeur , il entreprit en même temps de faire paraître une édition magnifique des Plaisirs du Jeune Age . Il eût voulu faire graver sur la couverture le portrait de Christophe au piano , avec lui -même , Melchior , debout auprès de lui , son violon à la main . Il fallut y renoncer , non à cause du prix , -- Melchior ne reculait devant aucune dépense , -- mais du manque de temps . Il se rabattit sur une composition allégorique , qui représentait un berceau , une trompette , un tambour , un cheval de bois , entourant une lyre d' où jaillissaient des rayons de soleil . Le titre portait , avec une longue dédicace , où le nom du prince se détachait en caractères énormes , l' indication que « Monsieur Jean-Christophe Krafft était âgé de six ans » . ( Il en avait , à vrai dire , sept et demi . ) La gravure du morceau coûta fort cher ; il fallut , pour la payer , que grand-père vendît un vieux bahut du dix-huitième siècle , avec des figures sculptées , dont il n' avait jamais voulu se défaire malgré les offres réitérées de Wormser le brocanteur . Mais Melchior ne doutait pas que les souscriptions ne couvrissent , et au delà , les dépenses du morceau . Une autre question le préoccupait : celle du costume que Christophe porterait , le jour du concert . Il y eut à ce sujet un conseil de famille . Melchior eût souhaité que le petit pût se présenter en robe courte , et les mollets nus , comme un enfant de quatre ans . Mais Christophe était très robuste pour son âge ; et chacun le connaissait : on ne pouvait se flatter de faire illusion à personne . Melchior eut alors une idée triomphale . Il décida que l' enfant serait mis en frac , avec une cravate blanche . En vain , la bonne Louisa protestait qu' on voulait rendre ridicule son pauvre garçon . Melchior escomptait justement le succès de douce gaieté , produite par cette apparition imprévue . Il en fut fait ainsi , et le tailleur vint prendre mesure pour l' habit du petit homme . Il fallut aussi du linge fin et des escarpins vernis , et tout cela encore coûta les yeux de la tête . Christophe était fort gêné dans ses nouveaux vêtements . Pour l' y accoutumer , on lui fit répéter , plusieurs fois , ses morceaux en costume . Depuis un mois , il ne quittait plus le tabouret de piano . On lui apprenait aussi à saluer . Il n' avait plus un instant de liberté . Il enrageait , mais n' osait se révolter : car il pensait qu' il allait accomplir un acte éclatant ; et il en avait orgueil et peur . On le choyait , d' ailleurs ; on craignait qu' il n' eût froid ; on lui serrait le cou dans des foulards ; on chauffait ses chaussures , de peur qu' elles ne fussent mouillées ; et , à table , il avait les meilleurs morceaux . Enfin , le grand jour arriva . Le coiffeur vint présider à la toilette et friser la chevelure rebelle de Christophe ; il ne la laissa point , qu' il n' en eût fait une toison de mouton . Toute la famille défila devant Christophe , et déclara qu' il était superbe . Melchior , après l' avoir dévisagé et retourné sur toutes les faces , se frappa le front , et alla chercher une large fleur , qu' il fixa à la boutonnière du petit . Mais Louisa , en l' apercevant , leva les bras au ciel et s' écria avec chagrin qu' il avait l' air d' un singe : ce qui le mortifia cruellement . Lui -même ne savait pas s' il devait être fier ou honteux de son accoutrement . D' instinct , il était humilié . Il le fut bien davantage au concert : ce devait être pour lui le sentiment dominant de cette mémorable journée . Le concert allait commencer . La moitié de la salle était vide . Le grand-duc n' était pas venu . Un ami aimable et bien informé , comme il en est toujours , n' avait pas manqué d' apporter la nouvelle qu' il y avait réunion du Conseil au palais et que le grand-duc ne viendrait pas : il le savait de source sûre . Melchior , atterré , s' agitait , faisait les cent pas , se penchait à la fenêtre . Le vieux Jean-Michel se tourmentait aussi ; mais c' était au sujet de son petit-fils : il l' obsédait de recommandations . Christophe était gagné par la fièvre des siens ; il n' avait aucune inquiétude pour ses morceaux ; mais la pensée des saluts qu' il devait faire au public le troublait ; et à force d' y songer , cela devenait une angoisse . Cependant , il fallait commencer ; le public s' impatientait . L' orchestre du Hofmusikverein entama l' Ouverture de Coriolan . L' enfant ne connaissait ni Coriolan ni Beethoven : car s' il avait souvent entendu des pages de celui -ci , c' était sans le savoir ; jamais il ne s' inquiétait du nom des œuvres qu' il entendait ; il les appelait de noms de son invention , forgeant à leur sujet de petites histoires , ou de petits paysages ; il les classait d' ordinaire en trois catégories : le feu , la terre et l' eau , avec mille nuances diverses . Mozart appartenait à l' eau : il était une prairie au bord d' une rivière , une brume transparente qui flotte sur le fleuve , une petite pluie de printemps , ou bien un arc-en-ciel . Beethoven était le feu : tantôt un brasier aux flammes gigantesques et aux fumées énormes , tantôt une forêt incendiée , une nuée lourde et terrible , d' où la foudre jaillit , tantôt un grand ciel plein de lumières palpitantes , d' où l' on voit , avec un battement de cœur , une étoile qui se détache , glisse et meurt doucement , par une belle nuit de septembre . Cette fois encore , les ardeurs impérieuses de cette âme héroïque le brûlèrent . Il fut saisi par le torrent de flammes . Tout le reste disparut : que lui faisait tout le reste ? Melchior consterné , Jean-Michel angoissé , tout ce monde affairé , le public , le grand-duc , le petit Christophe , qu' avait-il à faire de ces gens ? Il était dans cette volonté furieuse qui l' emportait . Il la suivait , haletant , les larmes aux yeux , les jambes engourdies , crispé de la paume des mains à la plante des pieds ; son sang battait la charge ; et il tremblait ... -- Et , tandis qu' il écoutait ainsi , l' oreille tendue , caché derrière un portant , il eut un heurt violent au cœur : l' orchestre s' était arrêté net , au milieu d' une mesure ; et , après un instant de silence , il entonna à grand fracas de cuivres et de timbales un air militaire , d' une emphase officielle . Le passage d' une musique à l' autre était si brutal que Christophe en grinça des dents et tapa du pied avec colère , montrant le poing au mur . Mais Melchior exultait : c' était le prince qui entrait , et que l' orchestre saluait de l' hymne national . Et Jean-Michel faisait , d' une voix tremblante , ses dernières recommandations à son petit-fils . L' ouverture recommença et finit , cette fois . C' était au tour de Christophe . Melchior avait ingénieusement combiné le programme , de manière à mettre en valeur à la fois la virtuosité du fils et celle du père : ils devaient jouer ensemble une sonate de Mozart pour piano et violon . Afin de graduer les effets , il avait été décidé que Christophe entrerait seul d' abord . On le mena à l' entrée de la scène , on lui montra le piano sur le devant de l' estrade , on lui expliqua une dernière fois tout ce qu' il avait à faire , et on le poussa hors des coulisses . Il n' avait pas trop peur , étant depuis longtemps habitué aux salles de théâtre ; mais quand il se trouva seul sur l' estrade , en présence de centaines d' yeux , il fut brusquement si intimidé qu' il eut un mouvement instinctif de recul ; il se retourna même vers la coulisse pour y rentrer ; il aperçut son père , qui lui faisait des gestes et des yeux furibonds . Il fallait continuer . D' ailleurs , on l' avait aperçu dans la salle . À mesure qu' il avançait , montait un brouhaha de curiosité , bientôt suivi de rires , qui gagnèrent de proche en proche . Melchior ne s' était pas trompé , et l' accoutrement du petit produisit tout l' effet qu' on en pouvait attendre . La salle s' esclaffait à l' apparition du bambin aux longs cheveux , au teint de petit tzigane , trottinant avec timidité dans le costume de soirée d' un gentleman correct . On se levait pour mieux le voir ; ce fut bientôt une hilarité générale , qui n' avait rien de malveillant , mais qui eût fait perdre la tête au virtuose le plus résolu . Christophe , terrifié par le bruit , les regards , les lorgnettes braquées , n' eut plus qu' une idée : arriver au plus vite au piano , qui lui apparaissait comme un îlot au milieu de la mer . Tête baissée , sans regarder ni à droite ni à gauche , il défila au pas accéléré le long de la rampe ; et , arrivé au milieu de la scène , au lieu de saluer le public , comme c' était convenu , il lui tourna le dos et fonça droit sur le piano . La chaise était trop élevée pour qu' il pût s' y asseoir sans le secours de son père : au lieu d' attendre , dans son trouble , il la gravit sur les genoux . Cela ajouta à la gaieté de la salle . Mais maintenant , Christophe était sauvé : en face de son instrument , il ne craignait personne . Melchior arriva enfin ; il bénéficia de la bonne humeur du public , qui l' accueillit par des applaudissements assez chauds . La sonate commença . Le petit homme la joua avec une sûreté imperturbable , la bouche serrée d' attention , les yeux fixés sur les touches , ses petites jambes pendantes le long de la chaise . À mesure que les notes se déroulaient , il se sentait plus à l' aise ; il était comme au milieu d' amis qu' il connaissait . Un murmure d' approbation arrivait jusqu' à lui ; il lui montait à la tête des bouffées de satisfaction orgueilleuse , en pensant que tout ce monde se taisait pour l' entendre et l' admirait . Mais à peine eut-il fini , que la peur le reprit ; et les acclamations qui le saluèrent lui firent plus de honte que de plaisir . Cette honte redoubla , quand Melchior , le prenant par la main , s' avança avec lui sur le bord de la rampe et lui fit saluer le public . Il obéit et salua très bas , avec une gaucherie amusante ; mais il était humilié , il rougissait de ce qu' il faisait , comme d' une chose ridicule et vilaine . On le rassit devant le piano ; et il joua seul les Plaisirs du Jeune Age . Ce fut alors du délire . Après chaque morceau , on se récriait d' enthousiasme : on voulait qu' il recommençât ; et il était fier d' avoir du succès et presque blessé en même temps par ces approbations qui étaient des ordres . À la fin , toute la salle se leva pour l' acclamer ; le grand-duc donnait le signal des applaudissements . Mais comme Christophe était seul cette fois sur la scène , il n' osait plus bouger de sa chaise . Les acclamations redoublaient . Il baissait la tête de plus en plus , tout rouge et l' air penaud ; et il regardait obstinément du côté opposé à la salle . Melchior vint le prendre ; il le porta dans ses bras et lui dit d' envoyer des baisers : il lui indiquait la loge du granc-duc . Christophe fit la sourde oreille . Melchior lui prit le bras et le menaça à voix basse . Alors il exécuta les gestes passivement ; mais il ne regardait personne , il ne levait pas les yeux ; il continuait de détourner la tête , et il était malheureux : il souffrait , il ne savait pas de quoi ; il souffrait dans son amour-propre , il n' aimait pas du tout les gens qui étaient là . Ils avaient beau l' applaudir , il ne leur pardonnait pas de rire et de s' amuser de son humiliation , il ne leur pardonnait pas de le voir dans cette posture ridicule , suspendu en l' air et envoyant des baisers ; il leur en voulait presque de l' applaudir . Et quand Melchior enfin le posa à terre , il détala vers la coulisse . Une dame lui lança au passage un petit bouquet de violettes , qui lui frôla le visage . Il fut pris de panique et courut à toutes jambes , renversant une chaise qui se trouvait sur son chemin . Plus il courait , plus on riait ; et plus on riait , plus il courait . Enfin il arriva à la sortie de la scène , encombrée par les gens qui regardaient , se fraya un passage au travers , à coups de tête , et courut se cacher tout au fond . Grand-père exultait , et le couvrait de bénédictions . Les musiciens de l' orchestre éclataient de rire , et félicitaient le petit , qui refusait de les regarder et de leur donner la main . Melchior , l' oreille aux aguets , évaluait les acclamations qui ne s' arrêtaient point , et voulait ramener Christophe sur la scène . Mais l' enfant refusa avec rage , s' accrochant à la redingote de grand-père , et lançant des coups de pieds à tous ceux qui l' approchaient . Il finit par avoir une crise de larmes , et on dut le laisser . Juste à ce moment , un officier venait dire que le grand-duc demandait les artistes dans sa loge . Comment montrer l' enfant dans un état pareil ? Melchior sacrait de colère ; et son emportement ne faisait que redoubler les pleurs de Christophe . Pour mettre fin au déluge , grand-père promit une livre de chocolat , si Christophe se taisait ; et Christophe , qui était gourmand , s' arrêta net , ravala ses larmes , et se laissa emporter ; mais il fallut lui jurer d' abord de la façon la plus solennelle qu' on ne le mènerait pas , par surprise , sur la scène . Dans le salon de la loge princière , il fut mis en présence d' un monsieur en veston , à figure de doguin avec des moustaches hérissées , une barbe courte et pointue , petit , rouge , un peu obèse , qui l' apostropha avec une familiarité goguenarde , lui tapa les joues avec ses mains grasses , et l' appela : « Mozart redivivus ! » C' était le grand-duc . -- Ensuite , il passa par les mains de la grande-duchesse , de sa fille , et de leur suite . Mais comme il n' osait pas lever les yeux , le seul souvenir qu' il garda de cette brillante assistance , fut celui d' une collection de robes et d' uniformes , vus de la ceinture aux pieds . Assis sur les genoux de la jeune princesse , il n' osait ni remuer , ni souffler . Elle lui posait des questions auxquelles Melchior répondait d' une voix obséquieuse , avec des formules d' un respect aplati ; mais elle n' écoutait pas Melchior et taquinait le petit . Il se sentait rougir de plus en plus ; et pensant que chacun remarquait sa rougeur , il voulut l' expliquer , et dit , avec un gros soupir : -- Je suis rouge , j' ai chaud . Ce qui fit pousser des éclats de rire à la jeune fille . Mais Christophe ne lui en voulut pas , comme il en voulait au public de tout à l' heure ; car ce rire était agréable ; et elle l' embrassa : ce qui ne lui déplut point . À ce moment , il aperçut dans le corridor , à l' entrée de la loge , grand-père , rayonnant et honteux , qui aurait bien voulu se montrer et dire aussi son mot , mais qui n' osait , parce qu' on ne lui avait pas adressé la parole : il jouissait de loin de la gloire de son petit-fils . Christophe eut un élan de tendresse , un besoin irrésistible qu' on rendît aussi justice au pauvre vieux , qu' on sût ce qu' il valait . Sa langue se délia ; il se haussa à l' oreille de sa nouvelle amie , et lui chuchota : -- Je veux vous dire un secret . Elle rit et demanda : -- Lequel ? -- Vous savez , continua-t-il , le joli trio qu' il y a dans mon minuetto , le minuetto que j' ai joué ? ... Vous savez bien ? ... -- ( Il le chantonna tout bas . ) -- ... Eh bien ! c' est grand-père qui l' a fait , ce n' est pas moi . Tous les autres airs sont de moi . Mais celui -là , il est le plus joli . Il est de grand-père . Grand-père ne veut pas qu' on le dise . Vous ne le répéterez pas ? ... -- ( Et montrant le vieux ) : -- Voilà grand-père . Je l' aime bien . Il est très bon pour moi . Là-dessus , la jeune princesse rit de plus belle , cria qu' il était un mignon , le couvrit de baisers , et à la consternation de Christophe et de grand-père , elle raconta la chose à tous . Tous s' associèrent à son rire ; et le grand-duc félicita le vieux , tout confus , qui essayait vainement de s' expliquer , et balbutiait comme un coupable . Mais Christophe ne dit plus un mot à la jeune fille ; malgré , ses agaceries , il resta muet et raide : il la méprisait pour avoir manqué à sa parole . L' idée qu' il se faisait des princes subit une profonde atteinte , du fait de cette déloyauté . Il était si indigné qu' il n' entendit plus rien de ce que l' on disait , ni que le prince le nommait en riant son pianiste ordinaire , son Hofmusicus . Il sortit avec les siens , et il se trouva entouré , dans les couloirs du théâtre , et jusque dans la rue , de gens qui le complimentaient , ou qui l' embrassaient , à son grand mécontentement : car il n' aimait pas à être embrassé , et il n' admettait point qu' on disposât de lui , sans lui demander la permission . Enfin , ils arrivèrent à la maison , où , la porte à peine fermée , Melchior commença par l' appeler « petit idiot » , parce qu' il avait raconté que le trio n' était pas de lui . Comme l' enfant se rendait très bien compte qu' il avait fait là une belle action , qui méritait des éloges , et non des reproches , il se révolta et dit des impertinences . Melchior se fâcha et dit qu' il le calotterait , si ces morceaux n' avaient pas été joués assez proprement , mais qu' avec son imbécillité tout l' effet du concert était manqué . Christophe avait un profond sentiment de la justice : il alla bouder dans un coin ; il associait dans son mépris son père , la princesse , le monde entier . Il fut blessé aussi de ce que les voisins venaient féliciter ses parents et rire avec eux , comme si c' étaient ses parents qui avaient joué les morceaux , et comme s' il était leur chose à tous . Sur ces entrefaites , un domestique de la cour apporta de la part du grand-duc une belle montre en or , et de la part de la jeune princesse une boîte d' excellents bonbons . L' un et l' autre cadeau faisaient grand plaisir à Christophe ; il ne savait trop lequel lui en faisait le plus ; mais il était de si méchante humeur qu' il n' en voulait pas convenir ; et il continuait de bouder , louchant vers les bonbons , et se demandant s' il conviendrait d' accepter les dons d' une personne qui avait trahi sa confiance . Comme il était sur le point de céder , son père voulut qu' il se mît sur-le-champ à la table de travail , et qu' il écrivît sous sa dictée une lettre de remercîments . C' était trop , à la fin ! Soit énervement de la journée , soit honte instinctive de commencer sa lettre , comme le voulait Melchior , par ces mots : « Le petit valet et musicien -- Knecht und Musicus -- de Votre Altesse ... » il fondit en larmes , et l' on n' en put rien tirer . Le domestique attendait , goguenard . Melchior dut écrire la lettre . Cela ne le rendit pas plus indulgent pour Christophe . Pour comble de malheur , l' enfant laissa tomber sa montre , qui se brisa . Une grêle d' injures s' abattit sur lui . Melchior cria qu' il serait privé de dessert . Christophe dit rageusement que c' était ce qu' il voulait . Pour le punir , Louisa annonça qu' elle commençait par lui confisquer ses bonbons . Christophe , exaspéré , dit qu' elle n' en avait pas le droit , que le sac était à lui , à lui , et à personne autre : personne ne le prendrait ! Il reçut une gifle , eut un accès de fureur , et , arrachant le sac des mains de sa mère , il le jeta par terre en trépignant dessus . Il fut fouetté , emporté dans sa chambre , déshabillé , et mis au lit . Le soir , il entendit ses parents manger avec des amis le dîner magnifique , préparé depuis huit jours , en l' honneur du concert . Il faillit mourir de rage sur son oreiller , d' une telle injustice . Les autres riaient très haut et choquaient leurs verres . On avait dit aux invités que le petit était fatigué ; et nul ne s' inquiéta de lui . Seulement , après dîner , alors que les convives allaient se séparer , un pas traînant se glissa dans sa chambre , et le vieux Jean-Michel se pencha sur son lit , l' embrassa avec émotion , en lui disant : « Mon bon petit Christophe ! ... » Puis , comme s' il avait honte , il s' esquiva , sans rien dire de plus , après lui avoir glissé quelques friandises qu' il cachait dans sa poche . Cela fut doux à Christophe . Mais il était si las de toutes les émotions de la journée qu' il n' eut même pas la force de toucher aux bonnes choses que grand-père lui avait données . Il était brisé de fatigue , et s' endormit presque aussitôt . Son sommeil était saccadé . Il avait de brusques détentes nerveuses , comme des décharges électriques , qui lui secouaient le corps . Une musique sauvage le poursuivait en rêve . Dans la nuit , il s' éveilla . L' ouverture de Beethoven entendue au concert grondait à son oreille . Elle remplissait la chambre de son souffle haletant . Il se souleva sur son lit et se frotta les yeux , se demandant s' il dormait ... Non , il ne dormait pas . Il la reconnaissait . Il reconnaissait ces hurlements de colère , ces aboiements enragés , il entendait les battements de ce cœur forcené qui saute dans la poitrine , ce sang tumultueux , il sentait sur sa face ces coups de vent frénétiques , qui cinglent et qui broient , et qui s' arrêtent soudain , brisés par une volonté d' Hercule . Cette âme gigantesque entrait en lui , distendait ses membres et son âme , et leur donnait des proportions colossales . Il marchait sur le monde . Il était une montagne , des orages soufflaient en lui . Des orages de fureur ! Des orages de douleur ! ... Ah ! quelle douleur ! ... Mais cela ne faisait rien ! Il se sentait si fort ! ... Souffrir ! souffrir encore ! ... Ah ! que c' est bon d' être fort ! Que c' est bon de souffrir , quand on est fort ! ... Il rit . Son rire résonna dans le silence de la nuit . Son père se réveilla , et cria : -- Qui est là ? La mère chuchota : -- Chut ! c' est l' enfant qui rêve ! Ils se turent tous trois . Tout se tut autour d' eux . La musique disparut . Et l' on n' entendit plus que le souffle égal des êtres endormis dans la chambre , compagnons de misère , attachés côte à côte sur la barque fragile , qu' une force vertigineuse emporte dans la Nuit . Trois années ont passé . Christophe va avoir onze ans . Il continue son éducation musicale . Il apprend l' harmonie avec Florian Holzer , l' organiste de Saint-Martin , un ami de grand-père , un homme très savant . Le maître lui enseigne que les accords qu' il aime le mieux , des harmonies qui lui caressent si doucement l' oreille et le cœur qu' il ne peut les entendre sans un petit frisson tout le long de l' échine , sont mauvais et défendus . Quand l' enfant demande pourquoi , il n' est pas d' autre réponse , sinon que c' est ainsi : la règle les défend . Comme il est naturellement indiscipliné , il ne les en aime que mieux . Sa joie est d' en trouver des exemples chez les grands musiciens qu' on admire , et de les apporter à grand-père , ou à son maître . À cela , grand-père répond que , chez les grands musiciens , c' est admirable , et que Beethoven ou Bach pouvaient tout se permettre . Le maître , moins conciliant , se fâche , et dit aigrement que ce n' est pas ce qu' ils ont fait de mieux . Christophe a ses entrées aux concerts et au théâtre ; il apprend à toucher de tous les instruments . Il est même d' une jolie force déjà sur le violon ; et son père a imaginé de lui faire donner un pupitre à l' orchestre . Il y tient si bien sa partie qu' après quelques mois de stage , il a été nommé officiellement second violon du Hofmusikverein . Ainsi , il commence à gagner sa vie ; et ce n' est pas trop tôt : car les affaires se gâtent de plus en plus à la maison . L' intempérance de Melchior a empiré , et le grand-père vieillit . Christophe se rend compte des tristesses de la situation ; il a l' air sérieux et soucieux d' un petit homme . Il s' acquitte vaillamment de sa tâche , bien qu' elle ne l' intéresse guère , et qu' il tombe de sommeil , le soir , à l' orchestre . Le théâtre ne lui cause plus l' émotion de jadis , quand il était petit . Quand il était petit , -- il y a quatre ans de cela , -- sa suprême ambition eût été d' occuper cette place , où il est aujourd'hui . Aujourd'hui , il n' aime pas la plupart des musiques qu' on lui fait jouer ; il n' ose pas encore formuler son jugement sur elles : au fond , il les trouve sottes ; et quand , par hasard , on joue de belles choses , il est mécontent de la bonhomie avec laquelle on les joue ; les œuvres qu' il aime le mieux finissent par ressembler à ses collègues de l' orchestre , qui , le rideau tombé , lorsqu' ils ont fini de souffler ou de gratter , s' épongent en souriant , et racontent tranquillement leurs petites histoires , comme s' ils venaient de faire une heure de gymnastique . Il a revu de près son ancienne passion , la chanteuse blonde aux pieds nus ; il la rencontre souvent , pendant l' entr'acte , à la restauration . Elle sait qu' il a été amoureux d' elle , et elle l' embrasse volontiers ; il n' en éprouve aucun plaisir : il est dégoûté par son fard , son odeur , ses gros bras et sa voracité ; il la hait maintenant . Le grand-duc n' oubliait pas son pianiste ordinaire : non que la modique pension attribuée pour ce titre fût exactement payée , -- il fallait toujours la réclamer ; -- mais , de temps en temps , Christophe recevait l' ordre de se rendre au château , quand il y avait des invités de marque , ou bien quand il prenait fantaisie à Leurs Altesses de l' entendre . C' était presque toujours le soir , à des heures où Christophe eût voulu rester seul . Il fallait tout laisser et venir en toute hâte . Parfois , on le faisait attendre dans une antichambre , parce que le dîner n' était pas fini . Les domestiques , habitués à le voir , lui parlaient familièrement . Puis , on l' introduisait dans un salon , plein de glaces et de lumières , où des personnes gourmées le dévisageaient avec une curiosité blessante . Il devait traverser la pièce trop cirée , pour aller baiser la main de Leurs Altesses ; et plus il grandissait , plus il devenait gauche : car il se trouvait ridicule , et son orgueil souffrait . Ensuite , il se mettait au piano , et il devait jouer pour ces imbéciles : -- il les jugeait tels . -- À des moments , l' indifférence environnante l' oppressait tellement qu' il était sur le point de s' arrêter au milieu du morceau . L' air manquait autour de lui , il était comme asphyxié . Quand il avait fini , on l' assommait de compliments , on le présentait de l' un à l' autre . Il pensait qu' on le regardait comme un animal curieux , qui faisait partie de la ménagerie du prince , et que les éloges s' adressaient plus à son maître qu' à lui . Il se croyait avili , et il devenait d' une susceptibilité maladive , dont il souffrait d' autant plus qu' il n' osait la montrer . Il voyait une offense dans les façons d' agir les plus simples : si l' on riait dans un coin du salon , il se disait que c' était de lui ; et il ne savait pas si c' était de ses manières , ou de son costume , ou de sa figure , de ses pieds , de ses mains . Tout l' humiliait : il était humilié si on ne lui parlait pas , humilié si on lui parlait , humilié si on lui donnait des bonbons , comme à un enfant , humilié surtout si le grand-duc , avec un sans-façon princier , le renvoyait en lui mettant une pièce d' or dans la main . Il était malheureux d' être pauvre , d' être traité en pauvre . Un soir , rentrant chez lui , l' argent qu' il avait reçu lui pesait si fort qu' il le jeta en passant par le soupirail d' une cave . Et puis , immédiatement après , il eût fait des bassesses pour le ravoir : car à la maison , on devait plusieurs mois au boucher . Ses parents ne se doutaient guère de ces souffrances d' orgueil . Ils étaient ravis de sa faveur auprès du prince . La bonne Louisa ne pouvait rien imaginer de plus beau pour son garçon que les soirées au château , dans une société magnifique . Pour Melchior , c' était un sujet de vanteries continuelles avec ses amis . Mais le plus heureux était grand-père . Il affectait bien l' indépendance , l' humeur frondeuse , le mépris des grandeurs ; mais il avait une admiration naïve pour l' argent , le pouvoir , les honneurs , les distinctions sociales ; sa fierté était sans pareille de voir son petit-fils approcher ceux qui y participaient : Il en jouissait , comme si cette gloire rejaillissait sur lui ; et malgré tous ses efforts pour rester impassible , son visage rayonnait . Les soirs où Christophe allait au château , le vieux Jean-Michel s' arrangeait toujours pour rester chez Louisa , sous un prétexte ou sous un autre . Il attendait le retour de son petit-fils , avec une impatience d' enfant ; et , quand Christophe rentrait , il commençait par lui adresser , d' un air détaché , quelques questions indifférentes , comme : -- Eh bien ? cela a marché , ce soir ? Ou des insinuations affectueuses , comme : -- Voici notre petit Christophe , qui va nous raconter quelque chose de nouveau . Ou bien quelque compliment ingénieux , afin de l' amadouer : -- Salut à notre jeune gentilhomme ! Mais Christophe , maussade et irrité , répondait par un « Bonsoir ! » très sec , et allait bouder dans un coin . Le vieux insistait , posait des questions plus précises , auxquelles l' enfant ne répliquait que par oui ou par non . Les autres se mettaient de la partie , demandaient des détails : Christophe se renfrognait de plus en plus ; il fallait lui arracher les mots de la bouche , jusqu' à ce que Jean-Michel , furieux , s' emportât et lui dît des paroles blessantes . Christophe ripostait très peu respectueusement ; et cela finissait par une grosse fâcherie . Le vieux s' en allait , en faisant battre la porte . Ainsi Christophe gâtait toute la joie de ces pauvres gens , qui ne comprenaient rien à sa mauvaise humeur . Ce n' était pas leur faute s' ils étaient domestiques dans l' âme ! Ils ne se doutaient pas qu' on pût être autrement . Christophe se repliait donc en lui ; et , sans juger les siens , il sentait un fossé qui le séparait d' eux . Il se l' exagérait sans doute ; et , malgré leurs différences de pensées , il est probable qu' il se fût fait comprendre , s' il avait réussi à leur parler intimement . Mais rien n' est plus difficile qu' une intimité absolue entre enfants et parents , même quand ils ont les uns pour les autres la plus tendre affection : car , d' une part , le respect décourage les confidences ; de l' autre , l' idée souvent erronée de la supériorité de l' âge et de l' expérience empêche d' attacher assez de sérieux aux sentiments de l' enfant , aussi intéressants parfois que ceux des grandes personnes , et presque toujours plus sincères . La société que Christophe voyait chez lui , les conversations qu' il entendait , l' éloignaient encore davantage des siens . À la maison venaient les amis de Melchior , pour la plupart musiciens de l' orchestre , buveurs et célibataires ; ils n' étaient pas de mauvaises gens , mais vulgaires ; ils faisaient trembler la chambre de leurs rires et de leurs pas . Ils aimaient la musique , mais en parlaient avec une bêtise révoltante . La grossièreté indiscrète de leur enthousiasme blessait à vif la pudeur de sentiment de l' enfant . Quand ils louaient ainsi une œuvre qu' il aimait , il lui semblait qu' on l' outrageait lui -même . Il se raidissait , blêmissait , prenait un air glacial , affectait de ne pas s' intéresser à la musique ; il l' eût haïe , si c' eût été possible . Melchior disait de lui : -- Cet individu n' a pas de cœur . Il ne sent rien . Je ne sais pas de qui il tient . Parfois ils chantaient ensemble de ces chants germaniques à quatre voix , -- à quatre pieds , -- qui , toujours semblables à eux -mêmes , s' avancent lourdement , avec une niaiserie solennelle et de plates harmonies . Christophe se réfugiait alors dans la chambre la plus éloignée et injuriait les murs . Grand-père avait aussi ses amis : l' organiste , le tapissier , l' horloger , la contrebasse , de vieilles gens bavardes , qui ressassaient toujours les mêmes plaisanteries et se lançaient dans d' interminables discussions sur l' art , sur la politique , ou sur les généalogies des familles du pays , -- bien moins intéressés par les sujets dont ils parlaient , qu' heureux de parler et de trouver à qui parler . Quant à Louisa , elle voyait seulement quelques voisins , qui lui rapportaient les commérages du quartier , et de loin en loin , quelque « bonne dame » qui , sous prétexte de s' intéresser à elle , venait retenir ses services pour un dîner prochain , et s' arrogeait une surveillance sur l' éducation religieuse des enfants . De tous les visiteurs , nul n' était plus antipathique à Christophe que son oncle Théodore . C' était le beau-fils de grand-père , le fils d' un premier mariage de grand'mère Clara , la première femme de Jean-Michel . Il faisait partie d' une maison de commerce , qui avait des affaires avec l' Afrique et l' Extrême-Orient . Il réalisait le type d' un de ces Allemands nouveau style qui affectent de répudier avec des railleries le vieil idéalisme de la race , et , grisés par la victoire , ont pour la force et le succès un culte qui montre qu' ils ne sont pas habitués à les voir de leur côté . Mais , comme il est difficile de transformer d' un coup la nature séculaire d' un peuple , l' idéalisme refoulé ressortait à tout moment dans le langage , les façons , les habitudes morales , les citations de Gœthe à propos des moindres actes de la vie domestique ; et c' était un singulier mélange de conscience et d' intérêt , un effort bizarre pour accorder l' honnêteté de principes de l' ancienne bourgeoisie allemande avec le cynisme des nouveaux condottieri de magasin : mélange qui ne laissait pas d' avoir une odeur d' hypocrisie assez répugnante , -- car il aboutissait à faire de la force , de la cupidité et de l' intérêt allemands le symbole de tout droit , de toute justice , et de toute vérité . La loyauté de Christophe en était profondément blessée . Il ne pouvait juger si son oncle avait raison ; mais il le détestait , il sentait en lui l' ennemi . Le grand-père n' aimait pas cela non plus , et il se révoltait contre ces théories ; mais il était vite écrasé dans la discussion par la parole facile de Théodore , qui n' avait point de peine à tourner en ridicule la généreuse naïveté du vieux . Jean-Michel finissait par avoir honte de son bon cœur ; et , pour montrer qu' il n' était pas aussi arriéré qu' on croyait , il s' essayait à parler comme Théodore : cela détonnait dans sa bouche , et il en était lui -même gêné . Quoi qu' il pensât d' ailleurs , Théodore lui en imposait ; le vieillard éprouvait du respect pour une habileté pratique , qu' il enviait d' autant plus qu' il s' en savait absolument incapable . Il rêvait pour un de ses petits-fils une situation semblable . C' était l' intention de Melchior , qui destinait Rodolphe à suivre les traces de son oncle . Aussi , tout le monde dans la maison s' ingéniait à flatter le parent riche , dont on attendait des services . Celui -ci , se voyant nécessaire , en profitait pour trancher en maître ; il se mêlait de tout , donnait son avis sur tout , et ne cachait pas son parfait mépris pour l' art et les artistes ; il l' affichait plutôt , pour le plaisir d' humilier ses parents musiciens ; il se livrait , sur leur compte , à de mauvaises plaisanteries , dont on riait lâchement . Christophe surtout était pris pour cible des railleries de son oncle ; et il n' était pas patient . Il se taisait , serrait les dents , l' air mauvais . L' autre s' amusait de sa rage muette . Mais , un jour qu' à table Théodore le tourmentait plus que de raison , Christophe , hors de lui , lui cracha au visage . Ce fut une affaire épouvantable . L' outrage était inouï ; l' oncle en resta d' abord muet de saisissement ; puis la parole lui revint , avec un torrent d' injures . Christophe , pétrifié sur sa chaise par l' horreur de son action , recevait sans les sentir les coups qui pleuvaient sur lui ; mais quand on voulut le traîner à genoux devant l' oncle , il se débattit , bouscula sa mère , et se sauva hors de la maison . Il ne s' arrêta dans la campagne , que lorsqu' il ne put plus respirer . Il entendait des voix qui l' appelaient au loin ; et il se demandait s' il ne conviendrait pas qu' il se jetât dans le fleuve , faute de pouvoir y jeter son ennemi . Il passa la nuit dans les champs . Vers l' aube , il alla frapper à la porte de son grand-père . Le vieux était si inquiet de la disparition de Christophe , -- il n' en avait pas dormi , -- qu' il n' eut pas la force de le gronder . Il le ramena à la maison , où on évita de lui rien dire , parce qu' on vit qu' il était dans un état de surexcitation ; et il fallait le ménager : car il jouait le soir au château . Mais Melchior l' assomma , pendant plusieurs semaines , par ses doléances , -- en affectant de ne s' adresser à personne , en particulier , -- sur la peine qu' on prenait pour donner des exemples de vie irréprochable et de belles manières à des êtres indignes , qui vous déshonoraient . Et quand l' oncle Théodore le rencontrait dans la rue , il détournait la tête et se bouchait le nez , avec toutes les marques du plus profond dégoût . Le peu de sympathie qu' il trouvait à la maison faisait qu' il y restait le moins possible . Il souffrait de la contrainte perpétuelle qu' on cherchait à lui imposer : il y avait trop de choses , trop de gens , qu' il fallait respecter , sans qu' il fût permis de discuter pourquoi ; et Christophe n' avait pas la bosse du respect . Plus on tâchait de le discipliner et de faire de lui un brave petit bourgeois allemand , plus il éprouvait le besoin de s' affranchir . Son plaisir eût été , après les mortelles séances , ennuyeuses et guindées , qu' il passait à l' orchestre ou au château , de se rouler dans l' herbe comme un poulain , de glisser du haut en bas de la pente gazonnée avec sa culotte neuve , ou de se battre à coup de pierres avec les polissons du quartier . S' il ne le faisait pas plus souvent , ce n' était pas qu' il fût arrêté par la peur des reproches et des claques ; mais il n' avait pas de camarades : il ne réussissait pas à s' entendre avec les autres enfants . Même les gamins des rues n' aimaient pas à jouer avec lui , parce qu' il prenait le jeu trop au sérieux , et qu' il donnait des coups trop fort . De son côté , il avait pris l' habitude de rester enfermé , à l' écart des enfants de son âge : il avait honte de n' être pas adroit au jeu et n' osait se mêler à leurs parties . Alors , il affectait de ne pas s' y intéresser , bien qu' il brûlât d' envie qu' on l' invitât à jouer . Mais on ne lui disait rien ; et il s' éloignait , navré , d' un air indifférent . Sa consolation était de vagabonder avec l' oncle Gottfried , quand celui -ci était au pays . Il se rapprochait de lui de plus en plus , il sympathisait avec son humeur indépendante . Il comprenait si bien , maintenant , le plaisir que Gottfried trouvait à courir sur les chemins , sans être lié nulle part ! Souvent , ils allaient ensemble , le soir , dans la campagne , sans but , droit devant eux ; et comme Gottfried oubliait toujours l' heure , on revenait très tard , et on était grondé . La joie était de s' esquiver , la nuit , pendant que les autres dormaient . Gottfried savait que c' était mal ; mais Christophe le suppliait ; et lui -même ne pouvait résister au plaisir . Vers minuit , il venait devant la maison , et sifflait d' une façon convenue . Christophe s' était couché tout habillé . Il se glissait hors du lit , ses souliers à la main ; et , retenant son souffle , il rampait avec des ruses de sauvage jusqu' à la fenêtre de la cuisine , qui donnait sur la route . Il montait sur la table ; Gottfried le recevait de l' autre côté , sur ses épaules . Ils partaient , heureux comme des écoliers . Quelquefois , ils allaient retrouver Jérémie , le pêcheur , un ami de Gottfried ; on filait dans sa barque , au clair de lune . L' eau s' égouttant des rames faisait de petits arpèges , des notes chromatiques . Une vapeur de lait tremblait à la surface du fleuve . Les étoiles frissonnaient . Les coqs se répondaient de l' une à l' autre rive ; et parfois on entendait , dans les profondeurs du ciel , les trilles des alouettes , qui montaient de la terre , trompées par la clarté de la lune . On se taisait . Gottfried chantait tout bas un air . Jérémie racontait des histoires étranges de la vie des animaux ; elles paraissaient d' autant plus mystérieuses qu' il s' exprimait d' une façon brève et énigmatique . La lune se cachait derrière les forêts . On longeait la sombre masse des collines . Les ténèbres du ciel et de l' eau se fondaient . Le fleuve était sans un pli . Tous les bruits s' éteignaient . La barque glissait dans la nuit . Glissait-elle ? Flottait-elle ? Restait-elle immobile ? ... Les roseaux s' écartaient avec un froissement de soie . On abordait sans bruit . On descendait sur la rive , et on revenait à pied . Il arrivait qu' on ne rentrât qu' à l' aube . On suivait le bord du fleuve . Des nuées d' ablettes d' argent , vertes comme des épis , ou bleues comme des pierreries , fourmillaient , aux premières lueurs du jour ; elles grouillaient , pareilles aux reptiles de la tête de Méduse , se jetant voracement sur le pain qu' on jetait ; elles descendaient autour , à mesure qu' il s' enfonçait , et tournaient en spirales , puis s' effaçaient d' un trait , comme un rayon de lumière . Le fleuve se teintait de reflets roses et mauves . Les oiseaux s' éveillaient , les uns après les autres . On rentrait en hâte ; on regagnait , avec les mêmes précautions qu' au départ , la chambre à l' air épais , et le lit , où Christophe , qui tombait de sommeil , s' endormait aussitôt , le corps tout frais de l' odeur des champs . Tout allait bien ainsi , et on ne se serait aperçu de rien , si Ernst , le frère cadet , n' avait un jour dénoncé les sorties de Christophe : dès lors , elles lui furent interdites , et on le surveilla . Il ne s' en échappa pas moins ; il préférait à toute autre société celle du petit colporteur et de ses amis . Les siens étaient scandalisés . Melchior disait qu' il avait des goûts de manant . Le vieux Jean-Michel était jaloux de l' affection de Christophe pour Gottfried ; et il le sermonnait de s' abaisser à plaisir en une compagnie aussi vulgaire , quand il avait l' honneur d' approcher l' élite et de servir les princes . On trouvait que Christophe manquait de dignité . Malgré les embarras d' argent croissant avec l' intempérance et la fainéantise de Melchior , la vie fut supportable , tant que Jean-Michel fut là . Il était le seul qui eût quelque influence sur Melchior et qui , dans une certaine mesure , le retînt sur la pente de son vice . Puis , l' estime universelle dont il jouissait n' était pas inutile pour faire oublier les frasques de l' ivrogne . Enfin il venait en aide au ménage à court d' argent . En outre de la modique pension qu' il touchait , comme ancien maître de chapelle , il continuait de récolter quelques petites sommes , en donnant des leçons et accordant des pianos . Il en remettait la plus grande partie à sa bru , dont il voyait la gêne , en dépit des efforts qu' elle faisait pour la lui cacher . Louisa se désolait à la pensée qu' il se privait pour eux . Le vieux y avait d' autant plus de mérite qu' il était habitué à vivre largement et qu' il avait de forts besoins . Quelquefois ces sacrifices n' étaient même pas suffisants ; et Jean-Michel devait , pour couvrir une dette pressante , vendre en secret un meuble , des livres , des souvenirs , auxquels il était attaché . Melchior s' apercevait des cadeaux que son père faisait à Louisa , en se cachant de lui ; et souvent , il mettait la main dessus , malgré les résistances . Mais quand le vieux venait à l' apprendre , -- non de Louisa , qui lui taisait ses peines , mais d' un de ses petits-fils , -- il entrait dans une colère terrible ; et il y avait entre les deux hommes des scènes à faire trembler . Ils étaient tous deux extraordinairement violents , ils en arrivaient aussitôt aux gros mots et aux menaces ; ils semblaient près d' en venir aux mains . Mais dans ses pires emportements , un respect invincible retenait toujours Melchior ; et , si ivre qu' il fût , il finissait par baisser la tête sous l' averse d' injures et de reproches humiliants que son père déchargeait sur lui . Il n' en guettait pas moins la prochaine occasion de recommencer ; et Jean-Michel avait de tristes appréhensions , en pensant à l' avenir . -- Mes pauvres enfants , disait-il à Louisa , qu' est -ce que vous deviendriez , si je n' étais plus là ! ... Heureusement , ajoutait-il en caressant Christophe , que je puis encore aller , jusqu' à ce que celui -ci vous tire d' affaire ! Mais il se trompait dans ses calculs : il était au bout de sa route . Nul ne s' en fût douté . À quatre-vingts ans passés , il avait tous ses cheveux , une crinière blanche , avec des touffes grises encore , et dans sa barbe drue des fils tout à fait noirs . Il ne lui restait qu' une dizaine de dents ; mais , avec , il s' escrimait solidement . Il faisait plaisir à voir à table . Il avait un robuste appétit ; et s' il reprochait à Melchior de boire , lui -même buvait sec . Il avait une prédilection pour les vins blancs de la Moselle . Au reste , vins , bières , ou cidres , il savait rendre justice à tout ce que le Seigneur a créé d' excellent . Il n' était pas assez malavisé pour laisser sa raison dans son verre , et il gardait la mesure . Il est vrai que cette mesure était copieuse , et que dans son verre une raison plus débile se fût noyée . Il avait bon pied , bon œil , et une activité infatigable . À six heures , il était levé , et faisait méticuleusement sa toilette : car il avait le souci du décorum et le respect de sa personne . Il vivait seul dans sa maison , s' occupant de tout lui -même et ne souffrant pas que sa bru mît le nez dans ses affaires ; il faisait sa chambre , préparait son café , recousait ses boutons , clouait , collait , raccommodait ; et , tout en allant et venant , en bras de chemise , du haut en bas de la maison , il chantait sans s' arrêter , d' une voix de basse retentissante , qu' il se plaisait à faire sonner , accompagnant ses airs de gestes d' opéra . -- Ensuite , il sortait , et par tous les temps . Il allait à ses affaires , sans en oublier aucune ; mais il était rarement exact : on le rencontrait à quelque coin de rue , discutant avec une connaissance , ou plaisantant avec une voisine , dont la figure lui revenait : car il aimait les jeunes minois et les vieux amis . Il s' attardait ainsi , et ne savait jamais l' heure . Il ne laissait pas cependant passer celle du dîner : il dînait où il se trouvait , s' invitant chez les gens . Il ne rentrait qu' au soir , la nuit tombée , après avoir vu longuement ses petits-enfants . Il se couchait , lisait dans son lit , avant de fermer l' œil , une page de sa vieille Bible ; et la nuit , -- car il ne dormait pas plus d' une ou deux heures de suite , -- il se levait pour prendre un de ses vieux bouquins , achetés d' occasion : histoire , théologie , littérature , ou sciences ; il lisait au hasard quelques pages qui l' intéressaient et qui l' ennuyaient , qu' il ne comprenait pas bien , mais dont il ne passait pas un mot ... jusqu' à ce que le sommeil le reprît . Le dimanche , il allait à l' office , se promenait avec les enfants , et jouait aux boules . -- Jamais il n' avait été malade , que d' un peu de goutte aux doigts de pied , qui le faisait jurer la nuit , au milieu de ses lectures bibliques . Il semblait qu' il pût durer ainsi jusqu' au bout de son siècle , et il ne voyait aucune raison pour qu' il ne le dépassât point ; quand on lui prédisait qu' il mourrait centenaire , il pensait , comme un autre vieillard illustre , qu' il ne faut point assigner de limites aux bienfaits de la Providence . On ne s' apercevait qu' il vieillissait qu' à ce qu' il avait facilement la larme à l' œil et qu' il devenait plus irritable chaque jour . La moindre impatience le jetait dans des accès de colère folle . Sa figure rouge et son cou court devenaient cramoisis . Il bégayait furieusement , et il était forcé de s' arrêter , suffoquant . Le médecin de famille , un vieil ami , l' avait averti de se surveiller , de modérer à la fois sa colère et son appétit . Mais têtu comme un vieillard , il n' en faisait que plus d' imprudences , par bravade ; et il raillait la médecine et les médecins . Il affectait un grand mépris pour la mort , ne ménageant pas les discours , pour affirmer qu' il ne la craignait point . Un jour d' été qu' il faisait très chaud , après avoir bu copieusement et s' être disputé par-dessus le marché , il rentra chez lui et se mit à travailler dans son jardin . Il aimait remuer la terre . Nu-tête , en plein soleil , tout irrité encore par sa discussion , il bêchait avec colère . Christophe était assis sous la tonnelle , un livre à la main ; mais il ne lisait guère : il rêvassait , en écoutant la crécelle endormante des grillons ; et , machinalement , il suivait les mouvements de grand-père . Le vieux lui tournait le dos ; il était courbé et arrachait les mauvaises herbes . Soudain , Christophe le vit se relever , battre l' air de ses bras et tomber comme une masse , la face contre terre . Une seconde , il eut envie de rire . Puis , il vit que le vieux ne bougeait pas . Il l' appela , il courut à lui , il le secoua de toutes ses forces . La peur le gagnait . Il s' agenouilla et essaya à deux mains de soulever la grosse tête , appliquée contre le sol . Elle était si lourde , et il tremblait tellement qu' il eut peine à la remuer . Mais quand il aperçut les yeux renversés , blancs et sanglants , il fut glacé d' horreur ; il la laissa retomber en poussant un cri aigu . Il se releva épouvanté , il se sauva . Il courut au dehors . Il criait et pleurait . Un homme , qui passait sur la route , arrêta l' enfant . Christophe était hors d' état de parler ; il montra la maison ; l' homme y entra , et Christophe le suivit . D' autres avaient entendu ses cris et arrivaient des maisons voisines . Bientôt le jardin fut plein de monde . On marchait sur les fleurs , on se penchait autour du vieux , on parlait tous à la fois . Deux ou trois hommes le soulevèrent de terre . Christophe , resté à l' entrée , tourné contre le mur , se cachait la figure dans ses mains , il avait peur de voir ; mais il ne pouvait pas s' en empêcher ; et , quand le cortège passa près de lui , il vit , à travers ses doigts , le grand corps du vieux qui s' abandonnait : un bras traînait à terre ; la tête , appuyée contre le genou d' un porteur , cahotait à chaque pas ; la face était tuméfiée , couverte de boue , saignante , avec la bouche ouverte , et ses terribles yeux . Il hurla de nouveau et prit la fuite . Il courut sans s' arrêter jusqu' à la maison de sa mère , comme s' il était poursuivi . Il fit irruption dans la cuisine , avec des cris affreux . Louisa épluchait des légumes . Il se jeta sur elle et l' étreignit avec désespoir , pour qu' elle vînt à son secours . La figure convulsée par ses sanglots , il pouvait à peine parler . Mais dès le premier mot , elle comprit . Elle devint toute blanche , laissa tomber ce qu' elle tenait , et , sans une parole , se précipita hors de la maison . Christophe resta seul , blotti contre l' armoire ; il continuait de pleurer . Ses frères jouaient . Il ne se rendait pas compte exactement de ce qui s' était passé , il ne pensait pas à grand-père , il pensait aux images effrayantes qu' il avait vues tout à l' heure ; et sa terreur était qu' on ne l' obligeât à les revoir , à revenir là-bas . Et en effet , vers le soir , comme les autres petits , las d' avoir fait dans la maison toutes les sottises possibles , commençaient à geindre qu' ils s' ennuyaient et qu' ils avaient faim , Louisa rentra précipitamment , les prit par la main et les emmena chez grand-père . Elle allait très vite ; et Ernst et Rodolphe essayèrent de grogner , suivant leur habitude ; mais Louisa leur imposa silence d' un tel ton qu' ils se turent . Une peur instinctive les gagnait : au moment d' entrer , ils se mirent à pleurer . Il ne faisait pas encore tout à fait nuit ; les dernières lueurs du couchant allumaient d' étranges reflets à l' intérieur de la maison , sur le bouton de la porte , sur le miroir , sur le violon accroché au mur dans la première pièce à demi obscure . Mais , chez le vieux , une bougie était allumée ; et la flamme vacillante , se heurtant au jour livide qui s' éteignait , rendait plus oppressante l' ombre lourde de la chambre . Assis près de la fenêtre , Melchior pleurait avec bruit . Le médecin , penché sur le lit , empêchait de voir celui qui y était couché . Le cœur de Christophe battait à se rompre . Louisa fit agenouiller les enfants au pied du lit . Christophe se risqua à regarder . Il s' attendait à quelque chose de si terrifiant , après le spectacle de l' après-midi , qu' au premier coup d' œil , il fut presque soulagé . Grand-père était immobile et semblait dormir . L' enfant eut , un instant , l' illusion que grand-père était guéri . Mais quand il entendit son souffle oppressé , quand , en regardant mieux , il vit cette figure bouffie , où la meurtrissure de la chute faisait une large tache violacée , quand il comprit que celui qui était là allait mourir , il se mit à trembler ; et , tout en répétant la prière de Louisa pour que grand-père guérît , il priait au fond de lui pour que , si grand-père ne devait pas guérir , grand-père fût déjà mort . Il avait l' épouvante de ce qui allait se passer . Le vieux n' avait plus sa connaissance , depuis l' instant où il était tombé . Il ne la retrouva qu' un moment , juste assez pour prendre connaissance de son état : -- et ce fut lugubre . Le prêtre était là et récitait sur lui les dernières prières . On souleva le vieillard sur son oreiller ; il rouvrit lourdement ses yeux , qui ne semblaient plus obéir à sa volonté ; il respira bruyamment , regarda , sans comprendre , les figures , les lumières ; et soudain , il ouvrit la bouche ; un effroi indicible se peignait sur ses traits . -- Mais alors ... -- il bégayait , -- mais alors , je vais mourir ! ... L' accent terrible de cette voix perça le cœur de Christophe ; jamais elle ne devait plus sortir de sa mémoire . Le vieux ne parlait plus , il gémissait comme un petit enfant . Puis l' engourdissement le reprit ; mais sa respiration devenait encore plus pénible ; il se plaignait , il remuait les mains , il semblait lutter contre le sommeil mortel . Dans sa demi-conscience , une fois il appela : -- Maman ! Ô l' impression poignante ! ce balbutiement du vieux homme , appelant sa mère avec angoisse , comme Christophe aurait fait , -- sa mère dont jamais il ne parlait dans la vie ordinaire , suprême et inutile recours dans la terreur suprême ! ... Il parut s' apaiser un instant ; il eut une lueur de conscience . Ses lourds yeux , dont l' iris semblait flotter à la dérive , rencontrèrent le petit , glacé de peur . Ils s' éclairèrent . Le vieux fit un effort pour sourire et parler . Louisa prit Christophe et l' approcha du lit . Jean-Michel remua les lèvres et chercha à lui caresser la tête avec sa main . Mais aussitôt il retomba dans sa torpeur . Ce fut la fin . On avait renvoyé les enfants dans la chambre à côté ; mais on avait trop à faire pour s' occuper d' eux . Christophe , attiré par l' horreur , épiait , du seuil de la porte entrouverte , le tragique visage , renversé sur l' oreiller , étranglé par l' étreinte féroce qui se resserrait autour du cou ... cette figure qui se creusait de seconde en seconde ... cet enfoncement de l' être dans le vide , qui semblait l' aspirer comme une pompe ... l' abominable râle , cette respiration mécanique , semblable à une bulle d' air qui crève à la surface de l' eau , derniers souffles du corps , qui s' obstine à vivre , quand l' âme n' est déjà plus . -- Puis , la tête glissa à côté de l' oreiller . Et tout se tut . Ce ne fut que quelques minutes après , au milieu des sanglots , des prières , de la confusion causée par la mort , que Louisa aperçut l' enfant , blême , la bouche crispée , les yeux dilatés , qui serrait convulsivement la poignée de la porte . Elle courut à lui . Il fut pris , dans ses bras , d' une crise . Elle l' emporta . Il perdit connaissance . Il se retrouva dans son lit , hurla d' effroi , parce qu' on l' avait laissé seul un instant , eut une nouvelle crise , et s' évanouit encore . Il passa le reste de la nuit et la journée du lendemain dans la fièvre . Enfin il s' apaisa et tomba , la seconde nuit , dans un sommeil profond , qui se prolongea jusqu' au milieu du jour suivant . Il avait l' impression qu' on marchait dans la chambre , que sa mère était penchée sur son lit et l' embrassait : il crut entendre le chant doux et lointain des cloches . Mais il ne voulait pas remuer ; il était comme dans un rêve . Quand il rouvrit les yeux , l' oncle Gottfried était assis au pied de son lit . Christophe était brisé , et ne se souvenait de rien . Puis la mémoire lui revint , il se mit à pleurer . Gottfried se leva et l' embrassa . -- Eh bien , mon petit , eh bien ? disait-il doucement . -- Ah ! oncle , oncle ! gémissait l' enfant se serrant contre lui . -- Pleure , disait Gottfried , pleure ! Il pleurait aussi . Lorsqu' il fut un peu soulagé , Christophe essuya ses yeux et regarda Gottfried . Gottfried comprit qu' il voulait lui demander quelque chose . -- Non , fit-il , en mettant un doigt sur sa bouche . Il ne faut pas parler . Pleurer est bon . Parler est mauvais . L' enfant insistait . -- Cela ne sert à rien . -- Seulement une chose , une seule ! ... -- Quoi ? Christophe hésita : -- Ah ! oncle , demanda-t-il , où est-il maintenant ? Gottfried répondit : -- Il est avec le Seigneur , mon enfant . Mais ce n' était pas ce que demandait Christophe . -- Non , tu ne comprends pas : Où est-il , lui ? ( Il voulait dire : le corps . ) Il continua , d' une voix tremblante : -- Est -ce qu' il est toujours dans la maison ? -- On a enterré le cher homme , ce matin , dit Gottfried . N' as -tu pas entendu les cloches ? Christophe fut soulagé . Puis , à la pensée qu' il ne reverrait plus le cher grand-père , il pleura de nouveau , amèrement . -- Pauvre petit chat ! répétait Gottfried , regardant l' enfant avec commisération . Christophe attendait que Gottfried le consolât ; mais Gottfried n' essayait pas , sachant que c' est inutile . -- Oncle Gottfried , demanda l' enfant , est -ce que tu n' as donc pas peur aussi de cela , toi ? ( Combien il eût voulu que Gottfried n' eût pas peur et qu' il lui enseignât son secret ! ) Mais Gottfried devint soucieux . -- Chut ! fit-il , d' une voix altérée ... -- Et comment n' avoir pas peur ? dit-il après un instant . Mais qu' y faire ? C' est ainsi . Il faut se soumettre . Christophe secoua la tête avec révolte . -- Il faut se soumettre , mon enfant , répéta Gottfried . Il l' a voulu . Il faut aimer ce qu' Il veut . -- Je le déteste ! cria Christophe haineusement , montrant le poing au ciel . Gottfried , consterné , le fit taire . Christophe lui -même eut peur de ce qu' il venait de dire , et il se mit à prier avec Gottfried . Mais son cœur bouillonnait ; et tandis qu' il répétait les mots d' humilité servile et de résignation , il n' y avait au fond de lui qu' un sentiment de révolte passionnée et d' horreur contre l' abominable chose , et l' Être monstrueux qui l' avait pu créer . Les jours s' écoulent , et les nuits pluvieuses , sur la terre fraîchement remuée , au fond de laquelle le pauvre vieux Jean-Michel gît abandonné . Sur le moment , Melchior a beaucoup pleuré , crié , sangloté . Mais la semaine n' est pas finie , que Christophe l' entend rire de bon cœur . Quand on prononce devant lui le nom du défunt , sa figure s' allonge et prend un air lugubre ; mais , l' instant d' après , il recommence à parler et à gesticuler avec animation . Il est sincèrement affligé ; mais il lui est impossible de rester sous une impression triste . Louisa , passive , résignée , a accepté ce malheur , comme elle accepte tout . Elle a ajouté une prière à ses prières de chaque jour ; elle va régulièrement au cimetière , et prend soin de la tombe , comme si la tombe faisait partie du ménage . Gottfried a des attentions touchantes pour le petit carré de terre , où dort le vieux . Quand il vient dans le pays , il y porte un souvenir , une croix qu' il a fabriquée , quelques fleurs que Jean-Michel aimait . Il n' y manque jamais ; et il se cache pour le faire . Louisa emmène quelquefois Christophe , dans ses visites au cimetière . Christophe a un dégoût affreux pour cette terre grasse , revêtue d' une sinistre parure de fleurs et d' arbres , et pour l' odeur lourde qui flotte au soleil , mêlée à l' haleine des cyprès sonores . Mais il n' ose avouer sa répugnance , parce qu' il se la reproche comme une lâcheté et comme une impiété . Il est très malheureux . La mort de grand-père ne cesse de le hanter . Pourtant , il y a longtemps déjà qu' il sait ce que c' est que la mort , qu' il y pense et qu' il en a peur . Mais jamais il ne l' avait encore vue ; et qui la voit pour la première fois s' aperçoit qu' il ne connaissait rien , ni de la mort , ni de la vie . Tout est ébranlé d' un coup ; la raison ne sert de rien . On croyait vivre , on croyait avoir quelque expérience de la vie : on voit qu' on ne savait rien , on voit qu' on ne voyait rien , on vivait enveloppé d' un voile d' illusions que l' esprit avait tissé et qui cachait aux yeux le visage de la réalité . Il n' y a aucun rapport entre l' idée de la souffrance et l' être qui saigne et qui souffre . Il n' y a aucun rapport entre la pensée de la mort et les convulsions de la chair et de l' âme qui se débat et meurt . Tout le langage humain , toute la sagesse humaine , n' est qu' un guignol de raides automates , auprès de l' éblouissement funèbre de la réalité , -- ces misérables êtres de boue et de sang , dont tout le vain effort est de fixer une vie , qui pourrit , d' heure en heure . Christophe y pensait , jour et nuit . Les souvenirs de l' agonie le poursuivaient ; il entendait l' horrible respiration . La nature entière avait changé ; il semblait que se fût étendue sur elle une brume de glace . Autour de lui , partout , de quelque côté qu' il se tournât , il sentait sur sa face le souffle meurtrier de la Bête aveugle ; il savait qu' il était sous le poing de cette Force de destruction , et qu' il n' y avait rien à faire . Mais loin de l' accabler , cette pensée le brûlait d' indignation contre l' impossible ; il avait beau se briser le front , et reconnaître qu' il n' était pas le plus fort : il ne cessait point de se révolter contre la souffrance . Dès lors , sa vie fut une lutte de tous les instants contre la férocité d' un Destin , qu' il ne voulait pas admettre . À l' obsession de ses pensées la dureté même de la vie vint faire diversion . La ruine de la famille , que Jean-Michel retardait , se précipita , dès qu' il ne fut plus là . Avec lui les Krafft avaient perdu leurs meilleures ressources ; et la misère entra dans la maison . Melchior y ajouta encore . Loin de travailler davantage , il s' abandonna tout à fait à son vice , quand il fut délivré du seul contrôle qui le retînt . Presque chaque nuit , il rentrait ivre , et il ne rapportait jamais rien de ce qu' il avait gagné . Du reste , il avait perdu à peu près toutes ses leçons . Une fois , il s' était présenté chez une élève dans un état d' ébriété complète : à la suite de ce scandale , toutes les maisons lui furent fermées . À l' orchestre , on ne le tolérait que par égard pour le souvenir de son père ; mais Louisa tremblait qu' il ne fût congédié d' un jour à l' autre , après un esclandre . Déjà on l' en avait menacé , certains soirs où il était arrivé à son pupitre vers la fin de la représentation . Deux ou trois fois , il avait même totalement oublié de venir . Et de quoi n' était-il pas capable dans ces moments d' excitation stupide , où il était pris d' une démangeaison de dire et de faire des sottises ! Ne s' avisa-t-il pas , un soir , de vouloir exécuter son grand concerto de violon , au milieu d' un acte de la Walküre ! On eut toutes les peines du monde à l' en empêcher . Il éclatait de rire , pendant la représentation , sous l' empire des images plaisantes qui se déroulaient sur la scène ou dans son cerveau . Il faisait la joie de ses voisins ; on lui passait beaucoup de choses , en faveur de son ridicule . Mais cette indulgence était pire que la sévérité ; et Christophe en mourait de honte . L' enfant était maintenant premier violon à l' orchestre . Il s' arrangeait de façon à veiller sur son père , à le suppléer au besoin , à lui imposer silence , quand Melchior était dans ses jours d' expansion . Ce n' était pas aisé , et le mieux était de ne pas faire attention à lui ; sans quoi l' ivrogne , dès qu' il se sentait regardé , faisait des grimaces , ou commençait un discours . Christophe détournait donc les yeux , tremblant de lui voir faire quelque excentricité ; il essayait de s' absorber dans sa tâche , mais il ne pouvait s' empêcher d' entendre les réflexions de Melchior et les rires des voisins . Les larmes lui en venaient aux yeux . Les musiciens , braves gens , s' en étaient aperçus , et ils avaient pitié de lui ; ils mettaient une sourdine à leurs éclats , ils se cachaient de Christophe pour parler de son père . Mais Christophe sentait leur commisération . Il savait que , dès qu' il était sorti , les moqueries reprenaient leur train et que Melchior était la risée de la ville . Il ne pouvait rien pour l' empêcher ; c' était un supplice pour lui . Il ramenait son père à la maison après la fin du spectacle ; il lui donnait le bras , subissait ses bavardages , s' évertuait à cacher l' incertitude de sa marche . Mais à qui faisait-il illusion ? Et malgré ses efforts , il était rare qu' il réussît à conduire Melchior jusqu' au bout . Arrivé au tournant de la rue , Melchior déclarait qu' il avait un rendez -vous urgent avec des amis , et aucun argument ne pouvait lui persuader de manquer à cet engagement . Il était même prudent de ne pas trop insister , si on ne voulait s' exposer à une scène d' imprécations paternelles , qui attirait les voisins aux fenêtres . Tout l' argent du ménage y passait . Melchior ne se contentait pas de boire ce qu' il gagnait . Il buvait ce que sa femme et son fils avaient tant de peine à gagner . Louisa pleurait ; mais elle n' osait pas résister , depuis que son mari lui avait durement rappelé que rien dans la maison n' était à elle et qu' il l' avait épousée sans un sou . Christophe voulut regimber : Melchior le calotta , le traita de polisson , et lui prit l' argent des mains . L' enfant avait douze à treize ans , il était robuste , et commençait à gronder contre les corrections ; pourtant il avait encore peur de se révolter , et il se laissait dépouiller . La seule ressource qu' ils eussent , Louisa et lui , était de cacher leur argent . Mais Melchior avait une ingéniosité singulière à découvrir leurs cachettes , quand ils n' étaient pas là . Bientôt , cela ne lui suffit plus . Il vendit les objets hérités de son père . Christophe voyait partir avec douleur les livres , le lit , les meubles , les portraits des musiciens . Il ne pouvait rien dire . Mais un jour que Melchior , s' étant rudement heurté au vieux piano de grand-père , jura de colère , en se frottant le genou , et dit qu' on n' avait plus la place de remuer chez soi , et qu' il allait débarrasser la maison de toutes ces vieilleries , Christophe poussa les hauts cris . C' était vrai que les chambres étaient encombrées , depuis qu' on y avait entassé les meubles de grand-père pour vendre sa maison , la chère maison où Christophe avait passé les plus belles heures de son enfance . C' était vrai aussi que le vieux piano ne valait plus cher , qu' il avait une voix chevrotante , et que depuis longtemps Christophe l' avait abandonné , pour jouer sur le beau piano neuf , dû aux munificences du prince ; mais si vieux et si impotent qu' il fût , il était le meilleur ami de Christophe : il avait révélé à l' enfant le monde sans bornes de la musique ; sur ses touches jaunes et polies il avait découvert le royaume des sons ; c' était l' œuvre de grand-père , qui avait passé trois mois à le réparer pour son petit-fils : il était un objet sacré . Aussi Christophe protesta qu' on n' avait pas le droit de le vendre . Melchior lui intima l' ordre de se taire . Christophe cria plus fort que le piano était à lui et qu' il défendait qu' on y touchât . Il s' attendait à recevoir une solide correction . Mais Melchior le regarda avec un mauvais sourire , et se tut . Le lendemain , Christophe avait oublié . Il rentrait à la maison , fatigué , mais d' assez bonne humeur . Il fut frappé des regards sournois de ses frères . Ils feignaient d' être absorbés dans une lecture ; mais ils le suivaient des yeux et guettaient ses mouvements , se replongeant dans leur livre , dès qu' il les regardait . Il ne douta point qu' ils ne lui eussent fait quelque mauvaise farce , mais il y était habitué , et ne s' en émut pas , résolu , quand il la découvrirait , à les rosser , comme il avait coutume . Il dédaigna donc d' approfondir la chose , et il se mit à causer avec son père , qui , assis au coin du feu , l' interrogeait sur sa journée avec une affectation d' intérêt , auquel il n' était point fait . Tandis qu' il lui parlait , il s' aperçut que Melchior échangeait en cachette des clignements d' yeux avec les deux petits . Il eut un serrement de cœur . Il courut dans sa chambre ... La place du piano était vide ! Il poussa un cri de douleur . Il entendit dans l' autre pièce les rires étouffés de ses frères . Tout son sang lui monta au visage . Il bondit vers eux . Il cria : -- Mon piano ! Melchior leva la tête , d' un air paisible et ahuri , qui fit éclater de rire les enfants . Lui -même ne put y tenir , en voyant la mine piteuse de Christophe ; et il se détourna pour pouffer . Christophe perdit conscience de ses actes . Il se jeta comme un fou sur son père . Melchior , renversé dans son fauteuil , n' eut pas le temps de se garer . L' enfant l' avait saisi à la gorge , et lui criait : -- Voleur ! Ce ne fut qu' un éclair . Melchior se secoua et envoya rouler contre le carreau Christophe , qui se cramponnait avec fureur . La tête de l' enfant heurta contre les chenets . Christophe se releva sur les genoux , le front ouvert ; et il continuait de répéter , d' une voix suffoquée : -- Voleur ! ... Voleur qui nous voles , maman , moi ! ... Voleur qui vends grand-père ! Melchior , debout , leva le poing sur la tête de Christophe . L' enfant le bravait avec des yeux haineux , et il tremblait de rage . Melchior se mit à trembler aussi . Il s' assit et se cacha la figure dans ses mains . Les deux petits s' étaient sauvés , en poussant des cris aigus . Au vacarme succéda le silence . Melchior gémissait des paroles vagues . Christophe , collé au mur , ne cessait pas de le fixer , les dents serrées . Melchior commença à s' accuser lui -même : -- Je suis un voleur ! Je dépouille ma famille . Mes enfants me méprisent . Je ferais mieux d' être mort ! Quand il eut fini de geindre , Christophe , sans bouger , demanda d' une voix dure : -- Où est le piano ? -- Chez Wormser , dit Melchior , n' osant pas le regarder . Christophe fit un pas , et dit : -- L' argent ! Melchior , annihilé , tira l' argent de sa poche , et le remit à son fils . Christophe se dirigea vers la porte . Melchior l' appela : -- Christophe ! Christophe s' arrêta . Melchior reprit , d' une voix tremblante : -- Mon petit Christophe ! ... Ne me méprise pas ! Christophe se jeta à son cou , et sanglota : -- Papa , mon cher papa ! Je ne te méprise pas ! Je suis si malheureux ! Ils pleuraient bruyamment . Melchior se lamentait : -- Ce n' est pas ma faute . Je ne suis pourtant pas méchant . Il promettait de ne plus boire . Christophe hochait la tête , d' un air de doute ; et Melchior convenait qu' il ne pouvait pas résister , quand il avait de l' argent dans les mains . Christophe réfléchit , et dit : -- Sais -tu , papa , il faudrait ... Il s' arrêta . -- Quoi donc ? -- J' ai honte ... -- Pour qui ? demanda naïvement Melchior . -- Pour toi . Melchior fit la grimace , et dit : -- Cela ne fait rien . Christophe expliqua qu' il faudrait que tout l' argent de la famille , même le traitement de Melchior , fût confié à un autre , qui remettrait à Melchior , jour par jour , ou semaine par semaine , ce dont il aurait besoin . Melchior , qui était en veine d' humilité , -- il n' était pas tout à fait à jeun , -- renchérit sur la proposition et déclara qu' il voulait écrire séance tenante une lettre au grand-duc , pour que la pension qui lui revenait fût régulièrement payée en son nom à Christophe . Christophe refusait , rougissant de l' humiliation de son père . Mais Melchior , dévoré d' une soif de sacrifice , s' obstina à écrire . Il était ému de la magnanimité de son acte . Christophe refusa de prendre la lettre ; et Louisa qui venait de rentrer , mise au courant de l' affaire , déclara qu' elle aimerait mieux mendier que d' obliger son mari à cet affront . Elle ajouta qu' elle avait confiance en lui , et qu' elle était sûre qu' il s' amenderait pour l' amour d' eux . Cela finit par une scène d' attendrissement général ; et la lettre de Melchior , oubliée sur la table , alla tomber sous l' armoire , où elle resta cachée . Mais , quelques jours après , Louisa l' y retrouva , en faisant le ménage ; et comme elle était très malheureuse alors des nouveaux désordres de Melchior , qui avait recommencé , au lieu de déchirer le papier , elle le mit de côté . Elle le garda plusieurs mois , repoussant toujours l' idée de s' en servir , malgré les souffrances qu' elle endurait . Mais un jour qu' elle vit , une fois de plus , Melchior battre Christophe et le dépouiller de son argent , elle n' y tint plus ; et , seule avec l' enfant qui pleurait , elle alla prendre la lettre , la lui donna , et dit : -- Va ! Christophe hésitait encore , mais il comprit qu' il n' y avait plus d' autre moyen , si on voulait sauver de la ruine totale le peu qui leur restait . Il alla au palais . Il mit près d' une heure à faire le trajet de vingt minutes . La honte de sa démarche l' accablait . Son orgueil , qui s' était exalté dans ces dernières années d' isolement , saignait à la pensée d' avouer publiquement le vice de son père . Par une étrange et naturelle inconséquence , il savait que ce vice était connu de tous ; et il s' obstinait à vouloir donner le change , il feignait de ne s' apercevoir de rien : il se fût laissé hacher en morceaux , plutôt que d' en convenir . Et maintenant , de lui -même , il allait ! ... Vingt fois , il fut sur le point de revenir ; il fit deux ou trois fois le tour de la ville , retournant sur ses pas , au moment d' arriver . Mais il n' était pas seul en cause . Il s' agissait de sa mère , de ses frères . Puisque son père les abandonnait , c' était à lui , fils aîné , de venir à leur aide . Il n' y avait plus à hésiter , à faire l' orgueilleux : il fallait boire la honte . Il entra au palais . Dans l' escalier , il faillit encore s' enfuir . Il s' agenouilla sur une marche . Il resta plusieurs minutes , sur le palier , la main sur le bouton de la porte , jusqu' à ce que l' arrivée de quelqu'un le forçât à entrer . Tout le monde le connaissait aux bureaux . Il demanda à parler à Son Excellence l' intendant des théâtres , baron de Hammer Langbach . Un employé , jeune , gras , chauve , le teint fleuri , avec un gilet blanc et une cravate rose , lui serra familièrement la main , et se mit à parler de l' opéra de la veille . Christophe répéta sa question . L' employé répondit que Son Excellence était occupée en ce moment , mais que , si Christophe avait une requête à lui présenter , on la lui ferait passer avec d' autres pièces , qu' on allait lui porter à signer . Christophe tendit la lettre . L' employé y jeta les yeux , et poussa une exclamation de surprise : -- Ah ! par exemple ! fit-il gaiement . Voilà une bonne idée ! Il y a longtemps qu' il aurait dû s' aviser de cela ! De toute sa vie , il n' a rien fait de mieux . Ah ! le vieux pochard ! Comment diable a-t-il pu s' y résoudre ? Il s' arrêta net . Christophe lui avait arraché le papier des mains , et criait , blême de colère : -- Je vous défends ! ... Je vous défends de m' insulter ! Le fonctionnaire fut stupéfait : -- Mais , cher Christophe , essaya-t-il de dire , qui songe à t' insulter ? Je n' ai dit que ce que tout le monde pense . Toi -même , tu le penses . -- Non ! cria rageusement Christophe . -- Quoi ! tu ne le penses pas ? Tu ne penses pas qu' il boit ? -- Ce n' est pas vrai ! dit Christophe . Il trépignait . L' employé haussa les épaules . -- En ce cas , pourquoi a-t-il écrit cette lettre ? -- Parce que ... dit Christophe , -- ( il ne sut plus que dire ) , -- parce que , comme je viens toucher mon traitement , chaque mois , je puis prendre en même temps celui de mon père . Il est inutile que nous nous dérangions tous deux ... Mon père est très occupé . Il rougissait de l' absurdité de son explication . L' employé le regardait avec un mélange d' ironie et de pitié . Christophe , froissant le papier dans sa main , fit mine de sortir . L' autre se leva et lui prit le bras . -- Attends un moment , dit-il , je vais arranger les choses . Il passa dans le cabinet du directeur . Christophe attendit , sous les regards des autres employés . Il ne savait pas ce qu' il devait faire . Il songea à se sauver , avant qu' on lui rapportât la réponse ; et il s' y disposait , quand la porte se rouvrit : -- Son Excellence veut bien te recevoir , lui dit le trop serviable employé . Christophe dut entrer . Son Excellence le baron Hammer Langbach , un petit vieux , propret , avec des favoris , des moustaches , et le menton rasé , regarda Christophe par-dessus ses lunettes d' or , sans s' interrompre d' écrire , ni répondre d' un signe de tête à ses saluts embarrassés . -- Ainsi , dit-il après un moment , vous demandez , monsieur Krafft ? ... -- Votre Excellence , dit précipitamment Christophe , je vous prie de me pardonner . J' ai réfléchi . Je ne demande plus rien . Le vieillard ne chercha pas à avoir une explication de ce revirement subit . Il regarda plus attentivement Christophe , toussota , et dit : -- Voudriez -vous me donner , monsieur Krafft , la lettre que vous tenez à la main ? Christophe s' aperçut que le regard de l' intendant était fixé sur le papier qu' il continuait , sans y penser , à froisser dans son poing . -- C' est inutile , Votre Excellence , balbutia-t-il . Ce n' est plus la peine maintenant . -- Donnez , je vous prie , reprit tranquillement le vieillard , comme s' il n' avait pas entendu . Christophe , machinalement , donna le chiffon de lettre ; mais il se lança dans un flot de paroles embrouillées , tendant toujours la main pour ravoir la lettre . L' Excellence déplia soigneusement le papier , le lut , regarda Christophe , le laissa patauger dans ses explications , puis l' interrompit , et dit , avec un éclair malicieux dans les yeux : -- C' est bien , monsieur Krafft . La demande est accordée . De la main , il lui donna congé et se replongea dans ses écritures . Christophe sortit , consterné . -- Sans rancune , Christophe ! lui dit cordialement l' employé , quand l' enfant repassa par le bureau . Christophe se laissa prendre et secouer la main , sans oser lever les yeux . Il se retrouva hors du château . Il était glacé de honte . Tout ce qu' on lui avait dit lui revenait à l' esprit ; et il s' imaginait sentir une ironie injurieuse dans la pitié des gens qui l' estimaient et le plaignaient . Il rentra à la maison , il répondit à peine par quelques mots irrités aux questions de Louisa , comme s' il lui gardait rancune de ce qu' il venait de faire . Il était déchiré de remords , à la pensée de son père . Il voulait lui avouer tout , lui demander pardon . Melchior n' était pas là . Christophe l' attendit sans dormir , jusqu' au milieu de la nuit . Plus il pensait à lui , plus ses remords augmentaient : il l' idéalisait ; il se le représentait faible , bon , malheureux , trahi par les siens . Dès qu' il entendit son pas dans l' escalier , il sauta du lit pour courir à sa rencontre et se jeter dans ses bras . Mais Melchior rentrait dans un état d' ivresse si dégoûtant que Christophe n' eut même pas le courage de l' approcher ; et il alla se recoucher , en raillant amèrement ses illusions . Quand Melchior , quelques jours plus tard , apprit ce qui s' était passé , il eut un accès de colère épouvantable ; et malgré les supplications de Christophe , il alla faire une scène au palais . Mais il en revint tout penaud , et il ne souffla mot de ce qui avait eu lieu . On l' avait reçu fort mal . On lui avait dit qu' il eût à le prendre sur un autre ton , -- qu' on ne lui avait conservé sa pension qu' en considération du mérite de son fils , et que si l' on apprenait de lui le moindre scandale à l' avenir , elle lui serait totalement supprimée . Aussi Christophe fut-il soulagé de voir son père accepter sa situation , du jour au lendemain , et se vanter même d' avoir eu l' initiative de ce sacrifice . Cela n' empêcha point Melchior d' aller larmoyer au dehors qu' il était dépouillé par sa femme et par ses enfants , qu' il s' était exténué pour eux , toute sa vie , et que maintenant on le laissait manquer de tout . Il tâchait aussi de soutirer de l' argent à Christophe , par toutes sortes de câlineries et de ruses ingénieuses , qui donnaient envie de rire à Christophe , bien qu' il n' en eût guère sujet . Mais comme Christophe tenait bon , Melchior n' insistait pas . Il se sentait étrangement intimidé devant les yeux sévères de cet enfant de quatorze ans , qui le jugeait . Il se vengeait en cachette par quelque mauvais tour . Il allait au cabaret , buvait et régalait ; et il ne payait rien , prétendant que c' était à son fils d' acquitter ses dettes . Christophe ne protestait pas , de peur d' augmenter le scandale ; et , d' accord avec Louisa , ils s' épuisaient à payer les dettes de Melchior . -- Enfin , Melchior se désintéressa de plus en plus de sa charge de violoniste , depuis qu' il n' en touchait plus le traitement ; et ses absences devinrent si fréquentes au théâtre que , malgré les prières de Christophe , on finit par le mettre à la porte . L' enfant resta donc seul chargé de soutenir son père , ses frères , et toute la maison . Ainsi , Christophe devint chef de famille , à quatorze ans . Il accepta résolument cette tâche écrasante . Son orgueil lui défendait de recourir à la charité des autres . Il se jura de se tirer d' affaire seul . Il avait trop souffert , depuis l' enfance , de voir sa mère accepter , quêter d' humiliantes aumônes ; c' était un sujet de discussions avec elle , quand la bonne femme revenait au logis , triomphante d' un cadeau qu' elle avait obtenu d' une de ses protectrices . Elle n' y voyait pas malice et se réjouissait de pouvoir , grâce à cet argent , épargner un peu de peine à son Christophe et ajouter un plat au maigre souper . Mais Christophe devenait sombre ; il ne parlait plus , de la soirée ; il refusait , sans dire pourquoi , de toucher à la nourriture qui avait été ainsi obtenue . Louisa était chagrinée ; elle harcelait maladroitement son fils pour qu' il mangeât ; il s' obstinait ; elle finissait par s' impatienter et lui disait des choses désagréables , auxquelles il répondait ; alors il jetait sa serviette sur la table , et sortait . Son père haussait les épaules et l' appelait poseur . Ses frères se moquaient de lui et mangeaient sa part . Il fallait pourtant trouver les moyens de vivre . Son traitement à l' orchestre n' y suffisait plus . Il donna des leçons . Son talent de virtuose , sa bonne réputation , et surtout la protection du prince lui attirèrent une nombreuse clientèle dans la haute bourgeoisie . Tous les matins , depuis neuf heures , il enseignait le piano à des fillettes , souvent plus âgées que lui , qui l' intimidaient par leur coquetterie et qui l' exaspéraient par la niaiserie de leur jeu . Elles étaient , en musique , d' une stupidité parfaite ; en revanche , elles possédaient toutes , plus ou moins , un sens aigu du ridicule ; et leur regard moqueur ne faisait grâce à Christophe d' aucune de ses maladresses . C' était une torture pour lui . Assis à côté d' elles , sur le bord de sa chaise , rouge et guindé , crevant de colère et n' osant pas bouger , se tenant à quatre pour ne pas dire de sottises et ayant peur du son de sa voix , s' efforçant de prendre un air sévère et se sentant observé du coin de l' œil , il perdait contenance , se troublait au milieu d' une observation , craignait d' être ridicule , l' était , et s' emportait jusqu' aux reproches blessants . Il était bien facile à ses élèves de se venger ; et elles n' y manquaient point , en l' embarrassant par une certaine façon de le regarder , de lui poser les questions les plus simples , qui le faisait rougir jusqu' aux yeux ; ou bien , elles lui demandaient un petit service , -- comme d' aller prendre sur un meuble un objet oublié : -- ce qui était pour lui la plus pénible épreuve : car il fallait traverser la chambre sous le feu des regards malicieux , qui guettaient impitoyablement les gaucheries de ses mouvements , ses jambes maladroites , ses bras raides , son corps ankylosé par l' embarras . De ces leçons il devait courir à la répétition du théâtre . Souvent il n' avait pas le temps de déjeuner ; il emportait dans sa poche un morceau de pain et de charcuterie qu' il mangeait pendant l' entr'acte . Il suppléait parfois Tobias Pfeiffer , le Musikdirektor , qui s' intéressait à lui et l' exerçait à diriger de temps en temps à sa place les répétitions d' orchestre . Il lui fallait aussi continuer sa propre éducation musicale . D' autres leçons de piano remplissaient sa journée , jusqu' à l' heure de la représentation . Et bien souvent , le soir , après la fin du spectacle , on le demandait au château . Là , il devait jouer pendant une heure ou deux . La princesse prétendait se connaître en musique ; elle l' aimait fort , sans faire de différence entre la bonne et la mauvaise . Elle imposait à Christophe des programmes baroques , où de plates rapsodies coudoyaient les chefs-d'œuvre . Mais son plus grand plaisir était de le faire improviser ; et elle lui fournissait les thèmes , d' une sentimentalité écœurante . Christophe sortait de là , vers minuit , harassé , les mains brûlantes , la tête fiévreuse , l' estomac vide . Il était en sueur ; et , dehors , la neige tombait , ou un brouillard glacé . Il avait plus de la moitié de la ville à traverser , pour regagner sa maison ; il rentrait à pied , claquant des dents , mourant d' envie de dormir , et il devait prendre garde à ne pas salir dans les flaques son unique habit de soirée . Il retrouvait sa chambre , qu' il partageait toujours avec ses frères ; et jamais le dégoût et le désespoir de sa vie , jamais le sentiment de sa solitude ne l' accablait autant qu' à ce moment où , dans ce galetas à l' odeur étouffante , il lui était enfin permis de déposer son collier de misère . À peine avait-il le courage de se déshabiller . Heureusement , dès qu' il posait la tête sur l' oreiller , il était terrassé par le sommeil , qui lui enlevait la conscience de ses peines . Mais , dès l' aube en été , bien avant l' aube en hiver , il fallait qu' il se levât . Il voulait travailler pour lui : le seul moment de liberté qu' il eût était entre cinq et huit heures . Encore en devait-il perdre une partie à des travaux de commande : car son titre de Hofmusicus et sa faveur auprès du grand-duc l' obligeaient à des compositions officielles pour les fêtes de la cour . Ainsi , jusqu' à la source de sa vie était empoisonnée . Ses rêves mêmes n' étaient point libres . Mais , comme c' est l' habitude , la contrainte les rendait plus forts . Quand rien n' entrave l' action , l' âme a bien moins de raisons pour agir . Plus étroite se resserrait autour de Christophe la prison des soucis et des tâches médiocres , plus son cœur révolté sentait son indépendance . Dans une vie sans entraves , il se fût abandonné sans doute au hasard des heures . Ne pouvant être libre qu' une heure ou deux par jour , sa force s' y ruait , comme un torrent entre les rochers . C' est une bonne discipline pour l' art , que de resserrer ses efforts dans d' implacables limites . En ce sens , on peut dire que la misère est un maître , non seulement de pensée , mais de style ; elle apprend la sobriété à l' esprit , comme au corps . Quand le temps est compté et les paroles mesurées , on ne dit rien de trop et on prend l' habitude de ne penser que l' essentiel . Ainsi on vit double , ayant moins de temps pour vivre . Il en fut ainsi . Christophe prit sous le joug pleine conscience de la valeur de la liberté ; et il ne gaspillait pas les minutes précieuses à des actes , ou des mots inutiles . Sa tendance naturelle à écrire avec une abondance diffuse , livrée à tous les caprices d' une pensée sincère , mais sans choix , trouva son correctif dans l' obligation de se réaliser le plus possible en le moins de temps possible . Rien n' eut tant d' influence sur son développement artistique et moral : -- ni les leçons de ses maîtres , ni l' exemple des chefs-d'œuvre . Il acquit , dans ces années où le caractère se forme , l' habitude de considérer la musique comme une langue précise , dont chaque note a un sens ; et il prit en haine les musiciens qui parlent pour ne rien dire . Cependant , les compositions qu' il écrivait alors étaient bien loin de l' exprimer complètement , parce qu' il était lui -même bien loin de s' être découvert . Il se cherchait à travers l' amas de sentiments acquis que l' éducation impose à l' enfant , comme une seconde nature . Il n' avait que des intuitions de son être véritable , faute d' avoir encore ressenti les passions de l' adolescence , qui dégagent la personnalité de ses vêtements d' emprunt , comme un coup de tonnerre purge le ciel des vapeurs qui l' enveloppent . D' obscurs et puissants pressentiments se mêlaient en lui aux réminiscences étrangères , dont il ne pouvait se défaire . Il s' irritait de ces mensonges . Il se désolait de voir combien ce qu' il écrivait était inférieur à ce qu' il pensait . Il doutait amèrement de lui . Mais il ne pouvait se résigner à cette stupide défaite ; il s' enrageait à faire mieux , à écrire de grandes choses . Et toujours il échouait . Après un instant d' illusion , pendant qu' il écrivait , il s' apercevait que ce qu' il avait écrit ne valait rien ; il le déchirait , il le brûlait . Et , pour achever sa honte , il fallait qu' il vît conservées , sans pouvoir les anéantir , ses œuvres officielles , les plus médiocres de toutes , -- le concerto : l' Aigle royal , pour l' anniversaire du prince , et la cantate : l' Hymen de Pallas , écrite à l' occasion du mariage de la princesse Adélaïde , -- publiées à grands frais , en éditions de luxe , qui perpétuaient son imbécillité pour les siècles à venir : -- car il croyait aux siècles à venir ... Il en pleurait d' humiliation . Fiévreuses années ! Nul répit , nulle relâche . Rien qui fasse diversion à ce labeur affolant . Point de jeux , point d' amis . Comment en aurait-il ? L' après-midi , à l' heure où les autres enfants s' amusent , le petit Christophe , le front plissé par l' attention , est assis à son pupitre d' orchestre , dans la salle de théâtre poussiéreuse et mal éclairée . Et le soir , quand les autres enfants sont couchés , il est encore là , affaissé sur sa chaise et crispé de fatigue . Aucune intimité avec ses frères . Le cadet , Ernst , avait douze ans : c' était un petit vaurien , vicieux et effronté , qui passait ses journées avec quelques chenapans de sa sorte , et qui , dans leur société , avait pris non seulement des façons déplorables , mais des honteuses habitudes , dont l' honnête Christophe , qui n' aurait même pu en concevoir l' idée , s' était aperçu un jour avec horreur . L' autre , Rodolphe , le favori de l' oncle Théodore , se destinait au commerce . Il était rangé , tranquille , mais sournois ; il se croyait très supérieur à Christophe , et n' admettait pas son autorité sur la maison , bien qu' il trouvât naturel de manger son pain . Il avait épousé les rancunes de Théodore et de Melchior contre lui , et il répétait leurs racontars ridicules . Aucun des deux frères n' aimait la musique ; et Rodolphe affectait de la mépriser , comme son oncle , par esprit d' imitation . Gênés par la surveillance et les semonces de Christophe , qui prenait au sérieux son rôle de chef de famille , les deux petits avaient tenté de se révolter ; mais Christophe avait de bons poings et la conscience de son droit : il faisait marcher rondement ses cadets . Ils n' en faisaient pas moins de lui ce qu' ils voulaient ; ils abusaient de sa crédulité , ils lui tendaient des panneaux , où il ne manquait jamais de tomber ; ils lui extorquaient de l' argent , mentaient impudemment , et se moquaient de lui derrière son dos . Le bon Christophe se laissait toujours prendre ; il avait un tel besoin d' être aimé qu' un mot affectueux suffisait pour désarmer sa rancune . Il leur eût tout pardonné , pour un peu d' amour . Mais sa confiance était cruellement ébranlée , depuis qu' il les avait entendus rire de sa bêtise , après une scène d' embrassements hypocrites qui l' avait ému jusqu' aux larmes : ce dont ils avaient profité pour le dépouiller d' une montre en or , cadeau du prince , qu' ils convoitaient . Il les méprisait , et pourtant continuait à se laisser duper , par un penchant incorrigible à croire et à aimer . Il le savait , il se mettait en rage contre lui -même , et il rouait de coups ses frères , quand il découvrait , une fois de plus , qu' ils s' étaient joués de lui . Après quoi , il avalait de nouveau le premier hameçon qu' il leur plaisait de lui jeter . Une plus amère souffrance lui était réservée . Il apprit par d' officieux voisins que son père disait du mal de lui . Après avoir été glorieux des succès de son fils , Melchior avait la honteuse faiblesse d' en devenir jaloux . Il cherchait à les rabaisser . C' était bête à pleurer . On ne pouvait que hausser les épaules ; il n' y avait même pas à se fâcher : car il était inconscient de ce qu' il faisait , et aigri par sa déchéance . Christophe se taisait ; il eût craint , s' il parlait , de dire des choses trop dures ; mais il avait le cœur ulcéré . Tristes réunions , que ces soupers de famille , le soir , autour de la lampe , sur la nappe tachée , au milieu des propos insipides et du bruit des mâchoires de ces êtres qu' il méprise , qu' il plaint , et qu' il aime malgré tout ! Avec la brave maman , seule , Christophe sentait un lien de commune affection . Mais Louisa , ainsi que lui , s' exténuait tout le jour ; et , le soir , elle était éteinte , elle ne disait presque rien et s' endormait sur sa chaise , après dîner , en reprisant des chaussettes . D' ailleurs , elle était si bonne qu' elle ne semblait pas faire de différence dans son affection entre son mari et ses trois fils ; elle les aimait tous également . Christophe ne trouvait pas en elle la confidente dont il avait tant besoin . Il s' enfermait en lui . Il se taisait pendant des jours entiers , accomplissant sa tâche monotone et harassante , avec une sorte de rage silencieuse . Un tel régime était dangereux , pour un enfant , à un âge de crise où l' organisme , plus sensible , est livré à toutes les causes de destruction et risque de se déformer pour le reste de la vie . La santé de Christophe en souffrit gravement . Il avait reçu des siens une solide charpente , une chair saine et sans tares . Mais ce corps vigoureux ne fit qu' offrir plus d' aliment à la douleur , quand l' excès des fatigues et des soucis précoces y eut ouvert une brèche par où elle put entrer . De très bonne heure , s' étaient annoncés chez lui des désordres nerveux . Il avait , tout petit , des évanouissements , des convulsions , des vomissements , quand il éprouvait une contrariété . Vers sept ou huit ans , à l' époque de ses débuts au concert , son sommeil était inquiet : il parlait , criait , riait , pleurait , en dormant ; et cette disposition maladive se renouvelait , chaque fois qu' il avait des préoccupations vives . Puis ce furent de cruelles douleurs à la tête , tantôt des élancements dans la nuque et les côtés du crâne , tantôt un casque de plomb . Les yeux lui faisaient mal : c' étaient , par instants , des pointes d' aiguille qui s' enfonçaient dans l' orbite ; il avait des éblouissements et ne pouvait plus lire , il devait s' arrêter pendant quelques minutes . La nourriture insuffisante ou malsaine et l' irrégularité des repas ruinaient son robuste estomac . Il était rongé par des douleurs d' entrailles , ou une diarrhée qui l' épuisait . Mais rien ne le faisait plus souffrir que son cœur : il était d' une irrégularité folle ; tantôt il bondissait tumultueusement dans la poitrine , à croire qu' il allait se briser ; tantôt il battait à peine et semblait près de s' arrêter . La nuit , la température de l' enfant avait des sautes effrayantes ; elle passait sans transition de la grosse fièvre à l' anémie . Il brûlait , il tremblait de froid , il avait des angoisses , sa gorge se contractait , une boule dans le cou l' empêchait de respirer . -- Naturellement , son imagination se frappa : il n' osait parler aux siens de ce qu' il ressentait ; mais il l' analysait sans cesse , avec une attention qui grossissait ses souffrances ou en créait de nouvelles . Il se prêta , l' une après l' autre , toutes les maladies connues ; il crut qu' il allait devenir aveugle ; et comme il avait quelquefois des vertiges , en marchant , il craignait de tomber mort . -- Toujours cette horrible peur d' être arrêté en chemin , de mourir avant l' âge , l' obsédait , l' accablait , le talonnait à la fois . Ah ! s' il fallait mourir , au moins pas maintenant , pas avant d' être vainqueur ! ... La victoire ... l' idée fixe qui ne cesse de le brûler , sans qu' il s' en rende compte , qui le soutient à travers les dégoûts , les fatigues , le marais croupissant de cette vie ! Conscience sourde et puissante de ce qu' il sera plus tard , de ce qu' il est déjà ! ... Ce qu' il est ? Un enfant maladif et nerveux qui joue du violon à l' orchestre et écrit de médiocres concertos ? -- Non . Bien au delà de cet enfant . Ceci n' est que l' enveloppe , la figure d' un jour . Ceci n' est pas son Être . Il n' y a aucun rapport entre son Être profond et la forme présente de son visage et de sa pensée . Lui -même le sait bien . S' il se voit dans son miroir , il ne se reconnaît pas . Cette face large et rouge , ces sourcils proéminents , ces petits yeux enfoncés , ce nez court , gros du bout , aux narines dilatées , cette lourde mâchoire , cette bouche boudeuse , tout ce masque , laid et vulgaire , lui est étranger . Il ne se reconnaît pas davantage dans ses œuvres . Il se juge , il sait la nullité de ce qu' il fait , de ce qu' il est . Et pourtant il est sûr de ce qu' il sera et de ce qu' il fera . Il se reproche parfois cette certitude , comme un mensonge d' orgueil ; et il prend plaisir à s' humilier , à se mortifier amèrement , afin de se punir . Mais la certitude persiste , et rien ne peut l' altérer . Quoi qu' il fasse , quoi qu' il pense , aucune de ses pensées , de ses actions , de ses œuvres , ne l' enferme , ni ne l' exprime : il le sait , il a ce sentiment étrange , que ce qu' il est le plus , ce n' est pas ce qu' il est à présent , c' est ce qu' il sera demain ... Il sera ! ... Il brûle de cette foi , il s' enivre de cette lumière ! Ah ! pourvu qu' aujourd'hui ne l' arrête pas au passage ! Pourvu qu' il ne trébuche pas dans un des pièges sournois , qu' aujourd'hui ne se lasse pas de tendre sous ses pas ! ... Ainsi , il lance sa barque à travers le flot des jours , sans détourner les yeux ni à droite , ni à gauche , immobile à la barre , le regard fixe et tendu vers le but . À l' orchestre , parmi les musiciens bavards , à table , au milieu des siens , au palais , tandis qu' il joue , sans penser à ce qu' il joue , pour le divertissement des fantoches princiers , c' est dans ce problématique avenir , cet avenir qu' un atome peut ruiner à jamais , -- n' importe ! -- c' est là qu' il vit . Il est à son vieux piano , dans sa mansarde , seul . La nuit tombe . La lueur mourante du jour glisse sur le cahier de musique . Il se brise les yeux à lire , jusqu' à la dernière goutte de lumière . La tendresse des grands cœurs éteints , qui s' exhale de ces pages muettes , le pénètre amoureusement . Ses yeux se remplissent de larmes . Il lui semble qu' un être cher se tient derrière lui , qu' une haleine caresse sa joue , que deux bras vont enlacer son cou . Il se retourne , frissonnant . Il sent , il sait qu' il n' est pas seul . Une âme aimante , aimée , est là , auprès de lui . Il gémit de ne pouvoir la prendre . Et pourtant , cette ombre d' amertume , mêlée à son extase , a encore une douceur secrète . La tristesse même est lumineuse . Il pense à ses maîtres chéris , les génies disparus , dont l' âme revit dans ces musiques . Le cœur gonflé d' amour , il songe au bonheur surhumain , qui dut être la part de ces glorieux amis , puisqu'un reflet de leur bonheur est encore si brûlant . Il rêve d' être comme eux , de rayonner cet amour , dont quelques rayons perdus illuminent sa misère d' un sourire divin . Être dieu à son tour , être un foyer de joie , être un soleil de vie ! ... Hélas ! S' il devient un jour l' égal de ceux qu' il aime , s' il atteint à ce bonheur lumineux qu' il envie , il verra son illusion ... Un dimanche que Christophe avait été invité par son Musikdirektor à venir dîner dans la petite maison de campagne , que Tobias Pfeiffer possédait à une heure de la ville , il prit le bateau du Rhin . Sur le pont , il s' assit auprès d' un jeune garçon de son âge , qui lui fit place avec empressement . Christophe n' y prêta aucune attention . Mais au bout d' un moment , sentant que son voisin ne cessait de l' observer , il le dévisagea . C' était un blondin aux joues roses et rebondies , avec une raie bien sage sur le côté de la tête et une ombre de duvet à la lèvre ; il avait la mine candide d' un grand poupon , malgré les efforts qu' il faisait pour paraître un gentleman ; il était mis avec un soin prétentieux : costume de flanelle , gants clairs , escarpins blancs , nœud de cravate bleu pâle ; et il tenait à la main une petite badine . Il regardait Christophe du coin de l' œil , sans tourner la tête , le cou raide , comme une poule ; et quand Christophe le regarda à son tour , il rougit jusqu' aux oreilles , tira un journal de sa poche , et feignit de s' y absorber , d' un air important . Mais quelques minutes après , il se précipita pour ramasser le chapeau de Christophe , qui était tombé . Christophe , surpris par tant de politesse , regarda de nouveau le jeune garçon , qui de nouveau rougit ; il remercia sèchement : car il n' aimait pas cet empressement obséquieux , et il détestait qu' on s' occupât de lui . Toutefois , il ne laissait pas d' en être flatté . Bientôt , il n' y pensa plus ; son attention fut prise par le paysage . Depuis longtemps , il n' avait pu s' échapper de la ville ; aussi jouissait-il avidement de l' air qui fouettait sa figure , du bruit des flots contre le bateau , de la grande plaine d' eau et du spectacle changeant des rives : berges grises et plates , buissons de saules baignant jusqu' à mi-corps , villes couronnées de tours gothiques et de cheminées d' usines aux fumées noires , vignes blondes et rochers légendaires . Et comme il s' extasiait tout haut , son voisin timidement , d' une voix étranglée , hasarda quelques détails historiques sur les ruines qu' on voyait , savamment restaurées et revêtues de lierre : il avait l' air de se faire un cours à lui -même . Christophe , intéressé , le questionna . L' autre se hâtait de répondre , heureux de montrer sa science ; et , à chaque phrase , il s' adressait à Christophe , en l' appelant : « Monsieur le Hofviolinist . » -- Vous me connaissez donc ? demanda Christophe . -- Oh ! oui ! dit le jouvenceau , d' un ton de naïve admiration , qui chatouilla la vanité de Christophe . Ils causèrent . Le jeune garçon voyait Christophe aux concerts ; et son imagination avait été frappée par ce qu' il avait entendu raconter de lui . Il ne le disait pas à Christophe ; mais Christophe le sentait , et il en était agréablement surpris . Il n' avait pas l' habitude qu' on lui parlât sur ce ton de respect ému . Il continua d' interroger son voisin sur l' histoire des pays qu' on traversait ; l' autre faisait étalage de ses connaissances toutes fraîches ; et Christophe admirait sa science . Mais ce n' était là que le prétexte de leur entretien : ce qui les intéressait l' un et l' autre , c' était de se connaître eux -mêmes . Ils n' osaient aborder franchement ce sujet . Ils y revenaient de loin en loin par de gauches questions . Enfin ils se décidèrent ; et Christophe apprit que son nouvel ami se nommait « monsieur Otto Diener » , et était le fils d' un riche commerçant de la ville . Il se trouva naturellement qu' ils avaient des connaissances communes , et peu à peu , leur langue se délia . Ils causaient avec animation , quand le bateau arriva à la ville , où Christophe devait descendre . Otto y descendait aussi . Ce hasard leur parut surprenant ; et Christophe proposa , en attendant l' heure du dîner , de faire quelques pas ensemble . Ils se lancèrent à travers champs . Christophe avait pris familièrement le bras d' Otto , et lui contait ses projets , comme s' il le connaissait depuis sa naissance . Il avait été tellement privé de la société des enfants de son âge qu' il sentait une joie inexprimable à se trouver avec ce jeune garçon , instruit et bien élevé , qui avait de la sympathie pour lui . Le temps passait , et Christophe ne s' en apercevait pas . Diener , tout fier de la confiance que lui témoignait le jeune musicien , n' osait lui faire remarquer que l' heure de son dîner était déjà sonnée . Enfin il se crut obligé de le lui rappeler ; mais Christophe , qui s' était engagé dans une montée au milieu des bois , répondit qu' il fallait d' abord arriver au sommet ; et quand ils furent en haut , il s' allongea sur l' herbe , comme s' il avait l' intention d' y passer la journée . Après un quart d' heure , Diener , voyant qu' il ne semblait pas disposé à bouger , glissa de nouveau , timidement : -- Et votre dîner ? Christophe , étendu tout de son long , les mains derrière la tête , fit tranquillement : -- Zut ! Puis il regarda Otto , vit sa mine effarée , et se mit à rire : -- Il fait trop bon ici , expliqua-t-il . Je n' irai pas . Qu' ils m' attendent ! Il se souleva à moitié : -- Êtes -vous pressé ? Non , n' est -ce pas ? Savez -vous ce qu' il faut faire ? Nous allons dîner ensemble . Je connais une auberge . Diener aurait bien eu des objections à faire , non que personne l' attendît , mais parce qu' il lui était pénible de prendre une décision à l' improviste : il était méthodique et avait besoin de s' y préparer à l' avance . Mais la question de Christophe était posée d' un ton qui n' admettait guère la possibilité d' un refus . Il se laissa donc entraîner , et ils se remirent à causer . À l' auberge , leur feu tomba . Ils étaient préoccupés tous deux de la grave question de savoir qui offrait le dîner à l' autre ; et chacun , en secret , mettait son point d' honneur à ce que ce fût lui : Diener , parce qu' il était le plus riche , Christophe , parce qu' il était le plus pauvre . Ils n' y faisaient aucune allusion directe ; mais Diener s' évertuait à affirmer son droit , par le ton d' autorité qu' il essayait de prendre , en commandant le menu . Christophe comprenait son intention ; et il renchérissait sur lui en commandant d' autres plats recherchés ; il voulait lui montrer qu' il était à son aise , autant que qui que ce fût . Et Diener ayant fait une nouvelle tentative , en tâchant de s' attribuer le choix des vins , Christophe le foudroya du regard , et fit venir une bouteille d' un des crus les plus chers que l' on eût à l' auberge . Attablés devant un repas considérable , ils en furent intimidés . Ils ne trouvaient plus rien à se dire ; et ils mangeaient du bout des dents , gênés dans leurs mouvements . Ils s' apercevaient brusquement qu' ils étaient des étrangers l' un pour l' autre , et ils se surveillaient . Ils firent de vains efforts pour ranimer la conversation : elle retombait aussitôt . La première demi-heure fut d' un ennui mortel . Heureusement , le repas fit bientôt son effet ; et les deux convives se regardèrent avec plus de confiance . Christophe surtout , qui n' était pas accoutumé à de pareilles bombances , devint singulièrement loquace . Il raconta les difficultés de sa vie ; et Otto , sortant de sa réserve , avoua qu' il n' était pas heureux non plus . Il était faible et timide , et ses camarades en abusaient . Ils se moquaient de lui , ils ne lui pardonnaient pas de désapprouver leurs manières communes , ils lui jouaient de méchants tours . -- Christophe serra les poings , et dit qu' il ne ferait pas bon pour eux recommencer en sa présence . -- Otto était également incompris des siens . Christophe connaissait ce malheur ; et ils s' apitoyèrent sur leurs communes infortunes . Les parents de Diener voulaient faire de lui un commerçant , le successeur de son père . Mais lui voulait être poète . Il serait poète , quand bien même il devrait s' enfuir de sa ville , comme Schiller , et affronter la misère ! ( D' ailleurs , la fortune de son père lui reviendrait tout entière , et elle n' était pas médiocre ) . Il avoua , en rougissant , qu' il avait déjà écrit des vers sur la tristesse de vivre ; mais il ne put se décider à les dire malgré les prières de Christophe . À la fin , cependant , il en cita deux ou trois , en bredouillant d' émotion . Christophe les trouva sublimes . Ils s' admiraient mutuellement . Outre sa réputation musicale , la force de Christophe , sa hardiesse de façons en imposaient à Otto . Et Christophe était sensible à l' élégance d' Otto , à la distinction de ses manières , -- tout est relatif en ce monde -- et à son grand savoir , ce savoir qui lui manquait totalement et dont il avait soif . Engourdis par le repas , les coudes sur la table , ils partaient et s' écoutaient parler l' un l' autre , avec des yeux attendris . L' après-midi s' avançait . Il fallait partir . Otto fit un dernier effort pour s' emparer de la note ; mais Christophe le cloua sur place d' un regard mauvais , qui lui enleva tout désir d' insister . Christophe n' avait qu' une inquiétude : c' était qu' on ne lui demandât plus que ce qu' il possédait ; il eût donné sa montre , plutôt que d' en rien avouer à Otto . Mais il n' eut pas besoin d' en venir là ; il lui suffit de dépenser pour ce dîner à peu près tout son argent du mois . Ils redescendirent la colline . L' ombre du soir commençait à se répandre à travers le bois de sapins ; les cimes flottaient encore dans la lumière rosée ; elles ondulaient gravement , avec un bruit de houle ; le tapis d' aiguilles violettes amortissait le son des pas . Ils se taisaient . Christophe voulait parler , une angoisse l' oppressait . Il s' arrêta un moment , et Otto fit comme lui . Tout était silencieux . Des mouches bourdonnaient très haut , dans un rayon de soleil . Une branche sèche tomba . Christophe saisit la main d' Otto , et demanda , d' une voix qui tremblait : -- Est -ce que vous voulez être mon ami ? Otto murmura : -- Oui . Ils se serrèrent la main ; leur cœur palpitait . Ils osaient à peine se regarder . Après un moment , ils se remirent en marche . Ils étaient à quelques pas l' un de l' autre , et ils ne se dirent plus rien jusqu' à la lisière du bois : ils avaient peur d' eux -mêmes et de leur mystérieux émoi ; ils allaient très vite et ne s' arrêtèrent plus , qu' ils ne fussent sortis de l' ombre des arbres . Là , ils se rassurèrent et se reprirent la main . Ils admiraient le soir limpide qui tombait , et ils parlaient par mots entrecoupés . Sur le bateau , assis à l' avant , dans l' ombre lumineuse , ils essayèrent de causer de choses indifférentes ; mais ils n' écoutaient pas ce qu' ils disaient ; ils étaient baignés d' une lassitude heureuse . Ils n' éprouvaient le besoin , ni de parler , ni de se donner la main , ni même de se regarder : ils étaient l' un près de l' autre ... Près d' arriver , ils convinrent de se retrouver le dimanche suivant . Christophe reconduisit Otto jusqu' à sa porte . À la lueur du bec de gaz , ils se sourirent timidement , et se balbutièrent un au revoir ému . Ils furent soulagés de se quitter , tant ils étaient harassés de la tension où ils vivaient depuis quelques heures , et de la peine que leur coûtait le moindre mot qui rompît le silence . Christophe revint seul dans la nuit . Son cœur chantait : « J' ai un ami , j' ai un ami ! » Il ne voyait rien . Il n' entendait rien . Il ne pensait à rien autre . Il tombait de sommeil et s' endormit à peine rentré . Mais il fut réveillé deux ou trois fois dans la nuit , comme par une idée fixe . Il se répétait : « J' ai un ami » ; et il se rendormait . Le matin venu , il lui sembla qu' il avait rêvé tout cela . Pour s' en prouver la réalité , il entreprit de se rappeler les moindres détails de la journée précédente . Il s' absorbait encore dans cette occupation , pendant qu' il donnait ses leçons ; l' après-midi , il était si distrait à la répétition d' orchestre que c' est à peine , si , en sortant , il se souvenait de ce qu' il avait joué . De retour à la maison , il vit une lettre qui l' attendait . Il n' eut pas besoin de se demander d' où elle venait . Il courut s' enfermer dans sa chambre pour la lire . Elle était écrite sur du papier bleu pâle , d' une écriture appliquée , longue , indécise , avec des paraphes très corrects : « Cher monsieur Christophe , -- oserai -je dire très honoré ami ? « Je pense beaucoup à notre partie d' hier , et je vous remercie immensément de vos bontés pour moi . Je vous suis tellement reconnaissant de tout ce que vous avez fait , et de vos bonnes paroles , et de la ravissante promenade , et du dîner excellent ! Je suis fâché seulement que vous ayez dépensé tant d' argent pour ce dîner . Quelle superbe journée ! N' est -ce pas qu' il y a quelque chose de providentiel dans cette étonnante rencontre ? Il me semble que c' est le Destin lui -même qui a voulu nous réunir . Comme je me réjouis de vous revoir dimanche ! J' espère que vous n' aurez pas eu trop de désagréments , pour avoir manqué le dîner de monsieur le Hofmusikdirektor . Je serais si fâché que vous eussiez des contrariétés à cause de moi ! « Je suis pour toujours , très cher monsieur Christophe , votre très dévoué serviteur et ami . « Otto Diener . « P.-S . -- Ne venez pas , s' il vous plaît , dimanche , me prendre à la maison . Il vaut mieux , si vous le permettez , que nous nous rencontrions au Schlossgarten . » Christophe lut cette lettre , les larmes aux yeux ; il la baisa ; il éclata de rire ; il fit une cabriole sur son lit . Puis il courut à sa table et prit la plume pour répondre sur-le-champ . Il n' aurait pu attendre une minute . Mais il n' avait pas l' habitude d' écrire ; il ne savait comment exprimer ce qui lui gonflait le cœur ; il crevait le papier avec sa plume et noircissait d' encre ses doigts ; il trépignait d' impatience . Enfin , après avoir tiré la langue et usé cinq ou six brouillons , il réussit à écrire , en lettres difformes qui s' en allaient dans tous les sens , et avec d' énormes fautes d' orthographe : « Mon âme ! Comment oses -tu parler de reconnaissance , parce que je t' aime ? Ne t' ai -je pas dit combien j' étais triste et seul avant de te connaître ? Ton amitié m' est le plus grand des biens . Hier j' ai été heureux , heureux ! C' est la première fois de ma vie . Je pleure de joie en lisant ta lettre . Oui , n' en doute pas , mon aimé , c' est le Destin qui nous rapproche ; il veut que nous soyons unis pour accomplir de grandes choses . Amis ! Quel mot délicieux ! Se peut-il que j' aie enfin un ami ? Oh ! tu ne me quitteras plus , n' est -ce pas ? Tu me resteras fidèle ? Toujours ! Toujours ! ... Comme il sera beau de grandir ensemble , de travailler ensemble , de mettre en commun , moi mes lubies musicales , toutes ces bizarres choses qui me trottent par la tête , et toi ton intelligence et ta science étonnante ! Combien tu sais de choses ! Je n' ai jamais vu un homme aussi intelligent que toi ! Il y a des moments où je suis inquiet : il me semble que je ne suis pas digne de ton amitié . Tu es si noble et si accompli , et je te suis si reconnaissant d' aimer un être grossier comme moi ! ... Mais non ! je viens de le dire , il ne faut point parler de reconnaissance . En amitié , il n' y a ni obligés , ni bienfaiteurs . De bienfaits je n' en accepterais pas ! Nous sommes égaux , puisque nous nous aimons . Qu' il me tarde de te voir ! Je n' irai pas te prendre à ta maison , puisque tu ne le veux pas , -- quoique , à vrai dire , je ne comprenne pas toutes ces précautions ; -- mais tu es le plus sage , tu as certainement raison ... « Un mot seulement ! Ne parle plus jamais d' argent . Je hais l' argent : le mot , et la chose . Si je ne suis pas riche , je le suis toujours assez pour fêter mon ami ; et c' est ma joie de donner tout ce que j' ai pour lui . Ne ferais -tu pas de même ? Et , si j' en avais besoin , ne me donnerais -tu pas ta fortune entière ? -- Mais cela ne sera jamais ! J' ai de bons poings et une bonne tête , et je saurai toujours gagner le pain que je mange . -- À dimanche ! -- Mon Dieu ! Toute une semaine sans te voir ! Et , il y a deux jours , je ne te connaissais point ! Comment ai -je pu vivre si longtemps sans toi ? « Le batteur de mesure a essayé de grogner . Mais ne t' en soucie pas plus que moi ! Que me font les autres ? Je méprise ce qu' ils pensent et ce qu' ils penseront jamais de moi . Il n' y a que toi qui m' importes . Aime -moi bien , mon âme , aime -moi comme je t' aime ! ... Je ne puis te dire combien je t' aime . Je suis tien , tien , de l' ongle à la prunelle . À toi pour jamais . « Christophe » . Christophe se rongea d' attente pendant le reste de la semaine . Il se détournait de son chemin et faisait de longs crochets , pour rôder du côté de la maison d' Otto , -- non qu' il pensât le voir ; mais la vue de sa maison suffisait à le faire pâlir et rougir d' émotion . Le jeudi , il n' y tint plus et envoya une seconde lettre , encore plus exaltée que la première . Otto y répondit , avec sentimentalité . Le dimanche vint enfin , et Otto fut exact au rendez -vous . Mais il y avait près d' une heure que Christophe se dévorait d' impatience , en l' attendant sur la promenade . Il commençait à se tourmenter de ne pas le voir . Il tremblait qu' Otto fût malade ; car il ne supposait pas un instant qu' Otto pût lui manquer de parole . Il répétait tout bas : « Mon Dieu ! faites qu' il vienne ! » Et il frappait les petits cailloux de l' allée avec une baguette ; il se disait que , s' il manquait trois fois son coup , Otto ne viendrait pas , mais que , s' il touchait juste , Otto paraîtrait aussitôt . Et , malgré son attention et la facilité de l' épreuve , il venait de manquer son but trois fois , lorsqu' il aperçut Otto qui arrivait de son pas tranquille et posé : car Otto restait toujours correct , même quand il était le plus ému . Christophe courut à lui , et , la gorge sèche , lui dit bonjour . Otto répondit : bonjour ; et ils ne trouvèrent plus rien à se dire , sinon que le temps était fort beau , et qu' il était dix heures cinq , ou six , à moins que ce ne fût dix heures dix , parce que l' horloge du château était toujours en retard . Ils allèrent à la gare , et prirent le chemin de fer pour une station voisine , qui était un but d' excursion . En route , ils ne parvinrent pas à échanger dix mots . Ils essayèrent d' y suppléer par des regards éloquents : cela ne réussit pas mieux . Ils avaient beau vouloir se dire ainsi quels amis ils étaient : leurs yeux ne disaient rien du tout , ils jouaient la comédie . Christophe s' en aperçut avec humiliation . Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait point à exprimer , ni même à sentir tout ce qui lui remplissait le cœur , une heure auparavant . Otto ne se rendait peut-être pas compte aussi clairement de cette malchance , parce qu' il était moins sincère et regardait en lui avec plus d' égards pour lui -même ; mais il éprouvait un pareil désappointement . La vérité était que les deux enfants avaient , depuis huit jours , en l' absence l' un de l' autre , monté leurs sentiments à un diapason tel qu' il leur était impossible de les y maintenir dans la réalité , et qu' en se retrouvant , leur première impression devait être une déception : il en fallait rabattre . Mais ils ne pouvaient se résoudre à en convenir . Ils errèrent tout le jour dans la campagne , sans réussir à secouer la contrainte maussade qui pesait sur eux . C' était jour de fête : les auberges et les bois étaient remplis d' une foule de promeneurs , -- des familles de petits bourgeois , qui faisaient du bruit et mangeaient dans tous les coins . Cela ajoutait à leur mauvaise humeur ; ils attribuaient à ces importuns l' impossibilité où ils étaient de retrouver l' abandon de la dernière promenade . Ils parlaient cependant , ils se donnaient grand mal pour trouver des sujets de conversation ; ils avaient peur de s' apercevoir qu' ils n' avaient rien à se dire . Otto étalait sa science d' école . Christophe entrait dans des explications techniques sur les œuvres musicales et le jeu du violon . Ils s' assommaient l' un l' autre . Ils s' assommaient eux -mêmes en s' entendant parler . Et ils parlaient toujours , tremblant de s' arrêter : car il s' ouvrait alors des abîmes de silence qui les glaçaient . Otto avait envie de pleurer ; et Christophe fut sur le point de le planter là et de se sauver , tant il avait de honte et d' ennui . Une heure seulement avant de reprendre le train , ils se dégelèrent . Au fond du bois , un chien donnait de la voix , il chassait pour son compte . Christophe proposa de se cacher sur le parcours , pour tâcher de voir la bête poursuivie . Ils coururent au milieu des fourrés . Le chien s' éloignait et se rapprochait . Ils allaient à droite , à gauche , avançaient , revenaient sur leurs pas . Les aboiements devenaient plus forts ; le chien s' étranglait d' impatience dans son cri de carnage ; il arrivait vers eux . Christophe et Otto , couchés sur les feuilles mortes , dans l' ornière d' un sentier , attendaient , ne respirant plus . Les aboiements se turent ; le chien avait perdu la piste ; on l' entendit japper encore une fois , au loin ; puis , le silence descendit sur les bois . Plus un bruit : seul , le grouillement mystérieux des millions d' êtres , des insectes et des vers , qui rongent sans répit et détruisent la forêt , -- souffle régulier de la mort , qui ne s' arrête jamais . Les enfants écoutaient , et ils ne bougeaient pas . Juste au moment où , découragés , ils se relevaient pour dire : « C' est fini . Il ne viendra pas » , -- un petit lièvre pointa hors des fourrés ; il venait droit sur eux : ils le virent en même temps et poussèrent un hurlement de joie . Le lièvre bondit sur place et sauta de côté : ils le virent plonger dans les taillis , cul par-dessus tête ; le frôlement des feuilles froissées s' effaça comme un sillage sur la surface de l' eau . Bien qu' ils eussent regret d' avoir crié , cette aventure les mit en joie . Ils se tordaient de rire , en pensant au bond effarouché du lièvre , et Christophe l' imita d' une façon grotesque . Otto fit de même . Puis ils se poursuivirent . Otto faisait le lièvre , et Christophe le chien ; ils dévalèrent bois et prés , passant à travers les haies et sautant par-dessus les fossés . Un paysan vociféra contre eux , parce qu' ils s' étaient lancés au milieu d' un champ de seigle ; ils ne s' arrêtèrent pas . Christophe imitait les aboiements enroués du chien avec une telle perfection que Otto pleurait de rire . Enfin , ils se laissèrent rouler le long d' une pente , en criant comme des fous . Quand ils ne purent plus articuler un son , ils s' assirent et se regardèrent avec des yeux rieurs . Ils étaient tout à fait heureux maintenant et satisfaits d' eux -mêmes . C' est qu' ils n' essayaient plus de jouer aux amis héroïques ; ils étaient franchement ce qu' ils étaient : deux enfants . Ils revinrent bras dessus , bras dessous , en chantant des chansons dénuées de sens . Toutefois , au moment de rentrer en ville , ils jugèrent bon de reprendre leurs rôles ; et , sur le dernier arbre du bois , ils gravèrent leurs initiales enlacées . Mais leur bonne humeur eut raison de la sentimentalité ; et dans le train de retour , ils éclataient de rire , chaque fois qu' ils se regardaient . Ils se quittèrent , en se persuadant qu' ils avaient passé une journée « colossalement ravissante » ( kolossal entzückend ) ; et cette conviction s' affirma dès qu' ils se retrouvèrent seuls . Ils reprirent leur œuvre de construction patiente et ingénieuse , plus que celle des abeilles : car ils parvenaient à façonner avec quelques bribes de souvenirs médiocres une image merveilleuse d' eux -mêmes et de leur amitié . Après s' être idéalisés toute la semaine , ils se revoyaient le dimanche ; et , malgré la disproportion qu' il y avait entre la vérité et leur illusion , ils s' habituaient à ne la point remarquer . Ils s' enorgueillissaient d' être amis . Le contraste de leurs natures les rapprochait . Christophe ne connaissait rien d' aussi beau que Otto , Ses mains fines , ses jolis cheveux , son teint frais , sa parole timide , la politesse de ses manières et le soin méticuleux de sa mise le ravissaient . Otto était subjugué par la force débordante et l' indépendance de Christophe . Habitué par une hérédité séculaire au respect religieux de toute autorité , il éprouvait une jouissance mêlée de peur à s' associer à un camarade aussi irrévérencieux de nature pour toute règle établie . Il avait un petit frisson de terreur voluptueuse , en l' entendant fronder les réputations de la ville et contrefaire impertinemment le grand-duc . Christophe s' apercevait de la fascination qu' il exerçait ainsi sur son ami ; et il outrait son humeur agressive ; il sapait , comme un vieux révolutionnaire , les conventions sociales et les lois de l' État . Otto écoutait , scandalisé et ravi ; il s' essayait timidement à se mettre à l' unisson ; mais il avait soin de regarder autour de lui si personne ne pouvait entendre . Christophe ne manquait pas , dans leurs courses , de sauter les barrières d' un champ , aussitôt qu' il voyait un écriteau qui le défendait , ou bien il cueillait les fruits par-dessus les murs des propriétés . Otto était dans les transes qu' on ne les surprît ; mais ces émotions avaient pour lui une saveur exquise ; et le soir , quand il était rentré , il se croyait un héros . Il admirait craintivement Christophe . Son instinct d' obéissance trouvait à se satisfaire dans une amitié où il n' avait qu' à acquiescer aux volontés de l' autre , Jamais Christophe ne lui donnait la peine de prendre une décision : il décidait de tout , décrétait l' emploi des journées , décrétait même déjà l' emploi de la vie , faisant pour l' avenir de Otto , comme pour le sien , des plans qui ne souffraient point de discussion . Otto approuvait , un peu révolté d' entendre Christophe disposer de sa fortune , pour construire plus tard un théâtre de son invention . Mais il ne protestait pas , intimidé par l' accent dominateur de son ami et convaincu par sa conviction , que l' argent amassé par M . le Kommerzienrath Oscar Diener ne pouvait trouver un plus noble emploi . Christophe n' avait pas l' idée qu' il fît violence à la volonté de Otto . Il était despote d' instinct et n' imaginait pas que son ami pût vouloir autrement que lui . Si Otto avait exprimé un désir différent du sien , il n' eût hésité à lui sacrifier ses préférences personnelles . Il lui eût sacrifié bien davantage . Il était dévoré du désir de s' exposer pour lui . Il souhaitait passionnément qu' une occasion se présentât de mettre son amitié à l' épreuve . Il espérait , dans ses promenades , rencontrer quelque danger et se jeter au-devant . Il fût mort avec délices pour Otto . En attendant , il veillait sur lui avec une sollicitude inquiète , il lui donnait la main dans les mauvais pas comme à une petite fille , il avait peur qu' il ne fût las , il avait peur qu' il n' eût chaud , il avait peur qu' il n' eût froid ; il enlevait son veston pour le lui jeter sur les épaules , quand ils s' asseyaient sous un arbre ; il lui portait son manteau , quand ils marchaient ; il l' eût porté lui -même . Il le couvait des yeux , comme un amoureux . Et à vrai dire , il était amoureux . Il ne le savait pas , ne sachant pas encore ce que c' était que l' amour . Mais par instants , quand ils étaient ensemble , il était pris d' un trouble étrange , -- le même qui l' avait étreint , le premier jour de leur amitié , dans le bois de sapins ; -- des bouffées lui montaient à la face , lui mettaient le sang aux joues . Il avait peur . D' un accord instinctif , les deux enfants s' écartaient craintivement l' un de l' autre , se fuyaient , restaient en arrière , en avant , sur la route ; ils feignaient d' être occupés à chercher des mûres dans les buissons ; et ils ne savaient pas ce qui les inquiétait . C' était surtout dans leurs lettres que ces sentiments s' exaltaient . Ils ne risquaient pas d' être contredits par les faits ; rien ne venait gêner leurs illusions , ni les intimider . Ils s' écrivaient maintenant , deux ou trois fois par semaine , dans un style d' un lyrisme passionné . À peine s' ils parlaient des événements réels . Ils agitaient de graves problèmes sur un ton apocalyptique , qui passait sans transition de l' enthousiasme au désespoir . Ils s' appelaient : « mon bien , mon espoir , mon aimé , mon moi-- même . » Ils faisaient une consommation effroyable du mot : « âme » . Ils peignaient avec des couleurs tragiques la tristesse de leur sort , et s' affligeaient de jeter dans l' existence de leur ami le trouble de leur destinée . -- Je t' en veux , mon amour , écrivait Christophe , de la peine que je te cause . Je ne puis supporter que tu souffres : il ne le faut pas , je ne le veux pas . ( Il soulignait les mots , d' un trait qui crevait le papier . ) Si tu souffres , où trouverai -je la force de vivre ? Je n' ai de bonheur qu' en toi . Oh ! sois heureux ! Tout le mal , je le prends joyeusement sur moi ! Pense à moi ! Aime -moi ! J' ai besoin qu' on m' aime . Il me vient de ton amour une chaleur qui me rend la vie . Si tu savais comme je grelotte ! Il fait hiver et vent cuisant dans mon cœur . J' embrasse ton âme . -- Ma pensée baise la tienne , répliquait Otto . -- Je te prends la tête entre mes mains , ripostait Christophe ; et ce que je n' ai point fait et ne ferai point des lèvres , je le fais de tout mon être : je t' embrasse comme je t' aime . Mesure ! Otto feignait de douter : -- M' aimes -tu autant que je t' aime ? -- Oh ! Dieu ! s' écriait Christophe , non pas autant , mais dix , mais cent , mais mille fois davantage ! Quoi ! Est -ce que tu ne le sens pas ? Que veux -tu que je fasse , qui te remue le cœur ? -- Quelle belle amitié que la nôtre ! soupirait Otto . En fut-il jamais une semblable dans l' histoire ? C' est doux et frais comme un rêve . Pourvu qu' il ne passe point ! Si tu allais ne plus m' aimer ! -- Comme tu es stupide , mon aimé , répliquait Christophe . Pardonne , mais ta crainte pusillanime m' indigne . Comment peux -tu me demander si je puis cesser de t' aimer ! Vivre , pour moi , c' est t' aimer . La mort ne peut rien contre mon amour . Toi -même , tu ne pourrais rien , si tu voulais le détruire . Quand tu me trahirais , quand tu me déchirerais le cœur , je mourrais en te bénissant de l' amour que tu m' inspires . Cesse donc , une fois pour toutes , de te troubler et de me chagriner par ces lâches inquiétudes ! Mais une semaine après , c' était lui qui écrivait : -- Voici trois jours entiers que je n' entends plus aucune parole sortir de ta bouche . Je tremble . M' oublierais -tu ? Mon sang se glace à cette pensée ... Oui ! Sans doute ... L' autre jour , j' avais déjà remarqué ta froideur envers moi . Tu ne m' aimes plus ! Tu penses à me quitter ! ... Écoute ! Si tu m' oublies , si tu me trahis jamais , je te tue comme un chien ! -- Tu m' outrages , mon cher cœur , répondait Otto . Tu m' arraches des larmes . Je ne le mérite point . Mais tu peux tout te permettre . Tu as pris sur moi des droits tels que , me briserais -tu l' âme , un éclat en vivrait toujours pour t' aimer ! -- Puissance céleste ! s' écriait Christophe . J' ai fait pleurer mon ami ! ... Injurie -moi ! Bats -moi ! Foule -moi aux pieds ! Je suis un misérable ! Je ne mérite pas ton amour ! Ils avaient des façons spéciales d' écrire leur adresse sur la lettre , de poser le timbre-poste , renversé , obliquement , dans un coin de l' enveloppe en bas , et à droite , pour distinguer leurs lettres de celles qu' ils écrivaient aux indifférents . Ces secrets puérils avaient pour eux le charme de doux mystères d' amour . Un jour , en revenant d' une leçon , Christophe aperçut dans une rue voisine Otto en compagnie d' un garçon de son âge . Ils riaient et causaient familièrement ensemble . Christophe pâlit et les suivit des yeux , jusqu' à ce qu' ils eussent disparu , au détour de la rue . Ils ne l' avaient point vu . Il rentra . C' était comme si un nuage avait passé sur le soleil . Tout était assombri . Quand ils se retrouvèrent , le dimanche suivant , Christophe ne parla de rien d' abord . Mais après une demi-heure de promenade , il dit d' une voix étranglée : -- Je t' ai vu , mercredi , dans la Kreuzgasse . -- Ah ! dit Otto . Et il rougit . Christophe continua : -- Tu n' étais pas seul . -- Non , dit Otto , j' étais avec quelqu'un . Christophe avala sa salive , et demanda d' un ton qui voulait être indifférent : -- Qui était -ce ? -- Mon cousin Franz . -- Ah ! dit Christophe . Et , après un moment : -- Tu ne m' en avais pas parlé . -- Il habite à Rheinbach . -- Est -ce que tu le vois souvent ? -- Il vient quelquefois ici . -- Et toi , est -ce que tu vas aussi chez lui ? -- Des fois . -- Ah ! répéta Christophe . Otto , qui n' était pas fâché de détourner la conversation , fit remarquer un oiseau qui donnait des coups de bec dans un arbre . Ils parlèrent d' autre chose . Dix minutes après , Christophe reprit brusquement : -- Est -ce que vous vous entendez ensemble ? -- Avec qui ? demanda Otto . ( Il savait parfaitement avec qui . ) -- Avec ton cousin ? -- Oui , pourquoi ? -- Pour rien . Otto n' aimait pas beaucoup son cousin , qui le harcelait de mauvaises plaisanteries . Mais un instinct de malignité bizarre le poussa à ajouter , après quelques instants : -- Il est très aimable . -- Qui ? demanda Christophe . ( Il savait très bien qui . ) -- Franz . Otto attendit une réflexion de Christophe ; mais celui -ci semblait n' avoir pas entendu : il taillait une baguette dans un noisetier . Otto reprit : -- Il est amusant . Il sait toujours des histoires . Christophe siffla négligemment . Otto surenchérit : -- Et il est si intelligent ... et distingué ! ... Christophe haussa les épaules , avec l' air de dire : -- Quel intérêt cet individu peut-il bien avoir pour moi ? Et comme Otto , piqué , se disposait à continuer , il lui coupa brutalement la parole et lui assigna un but pour y courir . Ils ne touchèrent plus à ce sujet , de toute l' après-midi ; mais ils se battaient froid , en affectant une politesse exagérée , inaccoutumée entre eux , surtout de la part de Christophe . Les mots lui restaient dans la gorge . Enfin il n' y tint plus , et , au milieu du chemin , se retournant vers Otto qui suivait à cinq pas , il lui saisit les mains avec impétuosité et se débonda , d' un coup : -- Écoute , Otto ! Je ne veux pas que tu sois intime avec Franz , parce que ... parce que tu es mon ami ; et je ne veux pas que tu aimes quelqu'un mieux que moi ! Je ne veux pas ! Vois -tu , tu es tout pour moi . Tu ne peux pas ... tu ne dois pas ... Si je ne t' avais plus , je n' aurais plus qu' à mourir . Je ne sais pas ce que je ferais . Je me tuerais . Je te tuerais . Non , pardon ! ... Les larmes lui jaillissaient des yeux . Otto , ému et effrayé par la sincérité d' une douleur , qui grondait de menaces , se hâta de jurer qu' il n' aimait et n' aimerait jamais personne autant que Christophe , que Franz lui était indifférent , et qu' il ne le verrait plus , si Christophe le voulait . Christophe buvait ses paroles , son cœur renaissait . Il riait et respirait très fort . Il remerciait Otto avec effusion . Il avait honte de la scène qu' il avait faite ; mais il était soulagé d' un grand poids . Ils se regardaient tous deux , plantés l' un en face de l' autre , immobiles et se tenant la main ; ils étaient très heureux et embarrassés de leur personne . Ils revinrent silencieusement ; puis ils se remirent à parler , et ils retrouvèrent leur gaieté : ils se sentaient plus unis que jamais . Mais ce ne fut pas la dernière scène de ce genre . Maintenant que Otto sentait son pouvoir sur Christophe , il était tenté d' en abuser ; il savait quel était le point sensible , et il avait une envie irrésistible d' y mettre le doigt . Non pas qu' il eût plaisir aux colères de Christophe : au contraire , elles lui faisaient peur . Mais il se prouvait sa force , en faisant souffrir Christophe . Il n' était pas méchant : il avait l' âme d' une fille . Il continua donc , malgré ses promesses , à se montrer bras dessus , bras dessous , avec Franz , ou avec quelque autre camarade ; ils faisaient grand bruit ensemble , et il riait de façon affectée . Quand Christophe lui faisait des réflexions , il ricanait et n' avait pas l' air de les prendre au sérieux , jusqu' à ce que , voyant les yeux de Christophe changer et ses lèvres trembler de colère , il changeât de ton aussi , inquiet , et promît de ne plus recommencer . Il recommençait le lendemain . Christophe lui écrivait des lettres furibondes , où il l' appelait : -- Gredin ! Que je n' entende plus parler de toi ! Je ne te connais plus . Que le diable t' emporte , toi , et tous les chiens de ton espèce ! Mais il suffisait d' un mot larmoyant de Otto , ou , comme il fit une fois , de l' envoi d' une fleur symbolisant sa constance éternelle , pour que Christophe se fondît en remords et écrivît : --Mon ange ! Je suis un fou . Oublie mon imbécillité . Tu es le meilleur des hommes . Ton petit doigt vaut mieux à lui seul que le stupide Christophe tout entier . Tu as des trésors d' ingénieuse et délicate tendresse . Je baise ta fleur avec des larmes . Elle est là , sur mon cœur . Je l' enfonce dans ma peau , à coups de poing . Je voudrais qu' elle me fît saigner , pour que je sente plus fort ta bonté exquise et mon infâme idiotie ! ... Cependant , ils commençaient à se lasser l' un de l' autre . Il est faux de prétendre que les petites brouilles entretiennent l' amitié . Christophe en voulait à Otto des injustices que Otto lui faisait commettre . Il essayait bien de se raisonner , il se reprochait son despotisme . Sa nature loyale et emportée , qui , pour la première fois , faisait l' épreuve de l' amour , s' y donnait tout entière et voulait qu' on se donnât tout entier . Il n' admettait pas le partage en amitié . Étant prêt à tout sacrifier à l' ami , il trouvait légitime , et même nécessaire , que l' ami lui sacrifiât tout . Mais il commençait à sentir que le monde n' était pas bâti sur le modèle de son caractère inflexible , et qu' il demandait aux choses ce qu' elles ne pouvaient pas donner . Alors il cherchait à se vaincre . Il s' accusait durement , il se traitait d' égoïste , qui n' avait pas le droit d' accaparer l' affection de son ami . Il faisait des efforts sincères , pour le laisser tout à fait libre , quoi qu' il lui en coûtât . Il s' imposait même , par esprit d' humiliation , d' engager Otto à ne pas négliger Franz ; il affectait de se persuader qu' il était bien aise de lui voir trouver plaisir dans d' autres sociétés que la sienne . Mais quand Otto , qui n' était point dupe , lui obéissait malicieusement , il ne pouvait s' empêcher de lui faire grise mine ; et brusquement , il éclatait de nouveau . À la rigueur , il eût pardonné à Otto de lui préférer d' autres amis ; mais ce qu' il ne pouvait lui passer , c' était le mensonge . Otto n' était pas faux , ni hypocrite : il avait une difficulté naturelle à dire la vérité , comme un bègue à articuler ; ce qu' il disait n' était jamais ni tout à fait vrai , ni tout à fait faux ; soit timidité , soit incertitude sur ses propres sentiments , il parlait rarement d' une façon tout à fait nette , ses réponses étaient équivoques ; il faisait , à propos de tout , des cachotteries et des mystères , qui mettaient Christophe hors de lui . Quand on le prenait en faute , au lieu de le reconnaître , il s' obstinait à nier , et racontait des histoires absurdes . Un jour , Christophe , exaspéré , le gifla . Il crut que c' était fini de leur amitié et que jamais Otto ne lui pardonnerait . Mais après avoir boudé quelques heures , Otto revint à lui , comme si rien ne s' était passé . Il n' avait nulle rancune des violences de Christophe ; peut-être même y trouvait-il un charme . Tandis qu' il savait mauvais gré à Christophe de se laisser duper et d' avaler , bouche bée , toutes ses inventions ; il l' en méprisait un peu et se croyait son supérieur . Christophe , de son côté , en voulait à Otto d' accepter ses rebuffades sans révolte . Ils ne se voyaient plus avec les yeux des premiers jours . Leurs défauts à tous deux apparaissaient en pleine lumière . Otto trouvait moins de charme à l' indépendance de Christophe . Christophe était , en promenade , un compagnon gênant . Il n' avait aucun souci du savoir-vivre . Il se mettait à l' aise , enlevait sa veste , ouvrait son gilet , entre-bâillait son col , relevait ses poignets de chemise , plantait son chapeau sur le bout de son bâton , et se dilatait à l' air . Il remuait les bras en marchant , il sifflait , il chantait à tue-tête ; il était rouge , suant et poudreux ; il avait l' air d' un paysan , qui revient de la foire . L' aristocratique Otto était mortifié d' être rencontré en sa compagnie . Quand il apercevait une voiture sur la route , il s' arrangeait de façon à rester de dix pas en arrière , et il feignait de se promener seul . Christophe n' était pas moins embarrassant , lorsque , à l' auberge , ou dans le wagon , au retour , il se mettait à parler . Il causait bruyamment , disait tout ce qui lui passait par la tête , traitait Otto avec une familiarité révoltante ; il exprimait les opinions les plus dénuées de bienveillance sur le compte de personnages connus de tous , ou même sur le physique de gens assis à quelque distance ; ou bien , il entrait dans des détails intimes sur sa santé et sa vie domestique . Otto avait beau rouler les yeux et faire des signes effarés : Christophe n' avait pas l' air de s' en apercevoir et ne se gênait pas plus que s' il avait été seul . Otto surprenait des sourires sur les visages de ses voisins : il eût voulu rentrer sous terre . Il trouvait Christophe grossier : il ne comprenait pas comment il avait pu être séduit par lui . Le plus grave était que Christophe continuait d' en user avec la même désinvolture à l' égard de toutes les haies , barrières , clôtures , murailles , défenses de passer , menaces d' amende , Verbote de toute sorte , -- de tout ce qui prétendait limiter sa liberté et garantir contre elle la sainte propriété . Otto vivait dans une peur de tous les instants , et ses observations ne servaient à rien : Christophe faisait pis , par bravade . Un jour que Christophe , avec Otto sur les talons , se promenait comme chez lui au travers d' un bois particulier , en dépit , ou à cause des murs crénelés de tessons de bouteilles , qu' il leur avait fallu franchir , ils se trouvèrent nez à nez avec un garde , qui les accabla d' injures , et après les avoir tenus quelque temps sous la menace d' un procès-verbal , les mit dehors de la façon la plus ignominieuse . Otto ne brilla point dans cette épreuve : il se croyait déjà en prison , il larmoyait , protestant niaisement qu' il était entré par mégarde et qu' il avait suivi Christophe sans savoir où il allait . Quand il se vit sauvé , au lieu de se réjouir , il fit d' aigres reproches à son compagnon ; il se plaignit que Christophe le compromît . L' autre l' écrasa du regard , et l' appela : « Capon ! » Ils échangèrent des paroles vives . Otto se fût séparé de Christophe , s' il avait su comment revenir seul : il fut forcé de le suivre ; mais ils affectaient d' ignorer qu' ils étaient ensemble . Un orage s' amassait . Dans leur colère , ils ne le virent pas venir . La campagne brûlante bruissait de cris d' insectes . Tout à coup , tout se tut . Ils ne s' aperçurent du silence qu' après quelques minutes : leurs oreilles bourdonnaient . Ils levèrent les yeux ; le ciel était sinistre ; d' énormes nuages lourds et livides l' avaient rempli ; ils arrivaient de tous côtés , comme un galop de cavalerie . Ils semblaient tous courir vers un point invisible , aspirés par un gouffre . Otto , angoissé , n' osait dire ses craintes à Christophe ; et celui -ci prenait un malin plaisir à ne vouloir rien remarquer . Ils se rapprochèrent pourtant sans se parler . Ils étaient seuls dans la plaine . Pas un souffle d' air . À peine un frisson de fièvre , qui faisait frémir par moments les petites feuilles des arbres . Soudain , un tourbillon de vent souleva la poussière , tordit les arbres , les fouetta furieusement . Et le silence retomba , plus sinistre qu' avant . Otto , d' une voix tremblante , se décida à parler : -- C' est l' orage . Il faut rentrer . Christophe dit : -- Rentrons . Mais il était trop tard . Une lumière aveuglante et brutale jaillit , le ciel mugit , la voûte des nuages gronda . En un instant , ils furent enveloppés par l' ouragan , affolés par les éclairs , assourdis par le tonnerre , trempés des pieds à la tête . Ils se trouvaient en rase campagne , à plus d' une demi-heure de toute habitation . Dans le tourbillon d' eau , dans la lumière morte , rougeoyaient les lueurs énormes de la foudre . Ils avaient envie de courir ; mais leurs vêtements collés par la pluie les empêchaient de marcher , leurs souliers clapotaient , l' eau ruisselait sur tour leur corps . Ils respiraient avec peine . Otto claquait des dents , et il était fou de colère ; il disait des choses blessantes à Christophe ; il voulait s' arrêter , il prétendait qu' il était dangereux de marcher , il menaçait de s' asseoir dans le chemin , de se coucher par terre , au milieu des champs labourés . Christophe ne répondait pas ; il continuait sa marche , aveuglé par le vent , la pluie et les éclairs , ahuri par le bruit , un peu inquiet aussi , mais se gardant de l' avouer . Et soudain , ce fut fini . L' orage était passé , comme il était venu . Mais ils étaient tous deux en un piteux état . À la vérité , Christophe était si débraillé , à l' ordinaire , qu' un peu plus de désordre ne le changeait guère . Mais Otto , si soigné , si soigneux de sa mise , faisait triste figure ; il semblait sortir tout habillé du bain ; et quand Christophe se retourna vers lui , il ne put , en le voyant , réprimer un éclat de rire . Otto était dans un tel affaissement qu' il n' eut même pas la force de se fâcher . Christophe en eut pitié , il lui parla gaiement . Otto lui répondit d' un coup d' œil furieux . Christophe le fit entrer dans une ferme . Ils se séchèrent devant un grand feu et burent du vin chaud . Christophe trouvait l' aventure plaisante . Mais elle n' était pas du goût de Otto , qui garda un morne silence pendant le reste de la promenade . Ils revinrent en boudant et ne se tendirent pas la main , au moment de se quitter . À la suite de cette équipée , ils ne se virent plus , d' une semaine . Ils se jugeaient sévèrement l' un l' autre . Mais après s' être punis eux -mêmes , en se privant d' un de leurs dimanches de promenade , ils s' ennuyèrent tellement que leur rancune tomba . Christophe fit les premières avances , selon son habitude . Otto daigna les accepter ; et ils firent la paix . Malgré leurs désaccords , il leur était impossible de se passer l' un de l' autre . Ils avaient bien des défauts , ils étaient égoïstes tous les deux . Mais cet égoïsme était naïf , il ne connaissait pas les calculs de l' âge mûr , qui le rendent repoussant , il ne se connaissait pas lui -même : il était presque aimable , et il ne les empêchait pas de s' aimer sincèrement . Ils avaient un tel besoin d' amour et de sacrifice ! Le petit Otto pleurait sur son oreiller , en se racontant des histoires de dévouement romanesque , dont il était le héros ; il inventait des aventures pathétiques , où il était fort , vaillant , intrépide , et protégeait Christophe , qu' il s' imaginait adorer . Christophe ne voyait , n' entendait rien de beau ou de curieux , sans qu' il pensât : « Si Otto était là ! » Il mêlait l' image de son ami à sa vie tout entière ; et cette image se transfigurait , prenait une telle douceur qu' en dépit de ce qu' il savait de lui , il en était comme enivré . Certains mots de Otto , qu' il se rappelait longtemps après et qu' il embellissait , le faisaient tressaillir d' émotion . Ils s' imitaient mutuellement . Otto singeait les manières , les gestes , l' écriture de Christophe . Christophe était irrité de cette ombre qui répétait chaque mot qu' il avait dit et lui resservait ses propres pensées , comme des pensées neuves . Mais il ne s' apercevait pas qu' il contrefaisait lui -même Otto , il copiait sa façon de s' habiller , de marcher , de prononcer certains mots . C' était une fascination . Ils étaient pénétrés l' un de l' autre , ils avaient le cœur inondé de tendresse . Elle débordait de toutes parts comme une source . Chacun s' imaginait que son ami en était la cause . Ils ne savaient pas que c' était l' éveil de leur adolescence . Christophe , qui ne se défiait de personne , laissait traîner ses papiers . Cependant une pudeur instinctive lui faisait serrer les brouillons de lettres qu' il griffonnait à Otto , et les réponses de celui -ci . Il ne les enfermait pas sous clef ; il les mettait entre les feuilles d' un de ses cahiers de musique , où il se croyait sûr qu' on n' irait pas les chercher . Il comptait sans la malice de ses frères . Il les voyait depuis quelque temps rire et chuchoter en le regardant : ils se récitaient à l' oreille des fragments de discours , qui les jetaient dans des convulsions de gaieté . Christophe ne parvenait pas à entendre leurs paroles ; et d' ailleurs , suivant la tactique dont il usait à leur égard , il feignait une parfaite indifférence pour tout ce qu' ils pouvaient dire ou faire . Quelques mots éveillèrent son attention : il crut les reconnaître . Bientôt il n' eut plus de doute que ses frères n' eussent lu ses lettres . Mais quand il apostropha Ernst et Rodolphe , qui s' appelaient : « ma chère âme » , avec un sérieux bouffon , il ne put rien en tirer . Les gamins firent semblant de ne pas comprendre , et dirent qu' ils avaient bien le droit de s' appeler comme ils voulaient . Christophe , qui avait retrouvé toutes ses lettres à leur place , n' insista pas davantage . Peu après , il prit Ernst en flagrant délit de vol : le petit drôle fouillait dans le tiroir de la commode où Louisa renfermait l' argent . Christophe le secoua rudement , et il profita de l' occasion pour lui dire tout ce qu' il avait sur le cœur ; il énumérait , en termes qui manquaient de courtoisie , les méfaits de Ernst , dont la liste n' était pas courte . Ernst prit mal la semonce ; il répliqua avec arrogance que Christophe n' avait rien à lui reprocher ; et il laissa entendre sur l' amitié de son frère avec Otto des choses équivoques . Christophe ne comprit pas ; mais quand il entendit qu' on mêlait Otto à leur querelle , il somma Ernst de s' expliquer . Le petit ricanait ; puis , lorsqu' il vit Christophe blêmir de colère , il eut peur et ne voulut plus parler . Christophe comprit qu' il n' en tirerait rien ainsi ; il s' assit , en haussant les épaules , et affecta un mépris profond . Ernst , piqué , reprit son effronterie ; il s' appliqua à blesser son frère , il lui dit une kyrielle de choses plus viles les unes que les autres . Christophe se tenait à quatre pour ne pas éclater . Quand il finit par comprendre , il vit rouge : il bondit de sa chaise . Ernst n' eut pas le temps de crier . Christophe s' était jeté sur lui , avait roulé avec lui au milieu de la chambre , et lui frappait la tête contre les carreaux . Aux cris effrayants de la victime , Louisa , Melchior , toute la maison accourut . On dégagea Ernst en fort mauvais état . Christophe ne voulait pas lâcher prise : il fallut le rouer de coups . On l' appela brute ; et il en avait bien l' air . Les yeux lui sortaient de la tête , il grinçait des dents , il ne pensait qu' à se jeter de nouveau sur Ernst ; quand on lui demandait ce qui s' était passé , sa fureur redoublait , et il criait qu' il le tuerait . Ernst se refusait aussi à parler . Christophe ne put ni manger , ni dormir . Il tremblait et pleurait dans son lit . Ce n' était pas seulement pour Otto qu' il souffrait . Une révolution se faisait en lui . Ernst ne se doutait guère du mal qu' il avait pu causer à son frère . Christophe était d' une intransigeance de cœur toute puritaine , qui ne pouvait admettre les souillures de la vie , et les découvrait peu à peu avec horreur . À quinze ans , avec une vie libre et de forts instincts , il était resté étrangement naïf . Sa pureté naturelle et son travail sans trêve l' avaient tenu à l' abri . Les paroles de son frère lui ouvrirent des abîmes . Jamais il n' eût imaginé de lui -même ces infamies ; et maintenant que l' idée en était entrée en lui , toute sa joie d' aimer et d' être aimé était gâtée . Non seulement son amitié pour Otto , mais toute amitié était empoisonnée . Ce fut bien pis , quand quelques allusions sarcastiques lui firent croire , à tort peut-être , qu' il était en butte à la curiosité malsaine de la petite ville , et surtout quand Melchior , à quelque temps de là , lui fit des observations au sujet de ses promenades avec Otto . Melchior , probablement , n' y voyait pas malice ; mais Christophe , averti , lisait le soupçon dans toutes les paroles ; et il se croyait presque coupable . Otto , au même moment , passait par une crise analogue . Ils essayèrent encore de se voir en cachette . Mais il fut impossible de retrouver l' abandon des entretiens passés . La franchise de leurs relations était altérée . Ces deux enfants , qui s' aimaient d' une tendresse si craintive qu' ils n' avaient jamais osé se donner un baiser fraternel , et qui n' imaginaient pas de plus grand bonheur que de se voir et de partager leurs rêves , se sentaient salis par le soupçon des cœurs malhonnêtes . Ils en arrivaient à voir le mal dans leurs actes les plus innocents : un regard , un serrement de main ; ils rougissaient , ils avaient de mauvaises pensées . Leurs rapports devenaient intolérables . Sans se donner le mot , ils se virent moins souvent . Ils essayèrent de s' écrire ; mais ils surveillaient toutes leurs expressions . Leurs lettres devinrent froides et insipides . Ils se découragèrent . Christophe prétexta son travail , Otto ses occupations , pour cesser leur correspondance . Bientôt après , Otto partit pour l' Université ; et l' amitié qui avait illuminé quelques mois de leur vie , s' obscurcit tout à fait . Aussi bien , un nouvel amour , dont celui -ci n' était qu' un avant-coureur , s' emparait du cœur de Christophe , et y faisait pâlir toute autre lumière . Quatre ou cinq mois avant ces événements , madame Josepha von Kerich , veuve depuis peu du conseiller d' État , Stephan von Kerich , avait quitté Berlin , où les fonctions de son mari les retenaient jusqu' alors , pour venir s' installer avec sa fillette dans la petite ville rhénane , son pays d' origine . Elle avait là une vieille maison de famille , avec un grand jardin , presque un parc , qui descendait le long de la colline , jusqu' au fleuve , non loin de la maison de Christophe . De sa mansarde , Christophe voyait les branches lourdes des arbres qui pendaient hors des murs , et le haut faîte du toit rouge aux tuiles moussues . Une petite ruelle en pente , où l' on ne passait guère , longeait le parc , à droite ; on pouvait de là , en grimpant sur une borne , regarder par-dessus le mur : Christophe ne s' en faisait pas faute . Il voyait alors les allées envahies par l' herbe , les pelouses semblables à des prairies sauvages , les arbres se mêlant et luttant en désordre , et la façade blanche , aux volets obstinément clos . Une ou deux fois par an , un jardinier venait faire une ronde et aérer la maison . La nature reprenait ensuite possession du jardin , et tout rentrait dans le silence . Ce silence impressionnait Christophe . Il se hissait en cachette à son observatoire ; à mesure qu' il devenait plus grand , ses yeux , puis son nez , puis sa bouche , arrivaient au niveau de la crête du mur ; maintenant , il pouvait passer les bras par-dessus , en se haussant sur la pointe des pieds ; et , malgré l' incommodité de cette position , il restait , le menton appuyé sur le mur , regardant , écoutant , tandis que le soir épanchait sur les pelouses ses douces ondes dorées , qui s' allumaient de reflets bleuâtres , à l' ombre des sapins . Il s' oubliait là , jusqu' à ce qu' il entendît dans la rue des pas qui venaient . La nuit , flottaient autour du jardin des parfums : de lilas au printemps , d' acacias en été , de feuilles mortes en automne . Quand Christophe revenait , le soir , du château , si fatigué qu' il fût , il s' arrêtait près de sa porte , à boire leur souffle délicieux ; et il avait peine à rentrer dans sa chambre puante . Il avait aussi joué , -- du temps où il jouait , -- sur la petite place aux pavés garnis d' herbe , devant la grille d' entrée de la maison Kerich . À droite et à gauche de la porte , s' élevaient deux marronniers centenaires ; grand-père venait s' asseoir à leur pied , en fumant sa pipe , et les fruits servaient aux enfants de projectiles et de jouets . Un matin , en passant dans la ruelle , il grimpa sur la borne , par habitude . Il regardait distraitement . Il allait redescendre , quand il eut la sensation de quelque chose d' anormal . Il tourna les yeux vers la maison ; les fenêtres étaient ouvertes ; le soleil se ruait à l' intérieur ; bien qu' on ne vît personne , la vieille demeure semblait réveillée de son sommeil de quinze ans et riait . Christophe revint , troublé . À table , son père parla de ce qui alimentait les entretiens du quartier : l' arrivée de madame de Kerich et de sa fille , avec une quantité incroyable de bagages . La place aux marronniers était remplie de badauds qui venaient assister au déballage des voitures . Christophe , très intrigué par cette nouvelle , qui , dans l' horizon borné de sa vie , était un événement important , retourna au travail , cherchant d' après les récits de son père , hyperboliques comme à l' ordinaire , à imaginer les hôtes de la maison enchantée . Puis sa tâche le reprit , et il avait oublié , quand , près de rentrer chez lui , le soir , tout lui revint à l' esprit ; et une curiosité le poussa à monter à son poste d' observation , pour épier ce qui se passait à l' intérieur des murs . Il ne vit rien que les calmes allées , où les arbres immobiles semblaient dormir dans les derniers rayons de soleil . Au bout de quelques minutes , il avait perdu le souvenir de l' objet de sa curiosité , et il s' abandonnait à la douceur du silence . Cette place baroque , -- debout en équilibre instable sur le faîte de la borne , -- était un lieu d' élection pour ses rêves . Au sortir de la ruelle laide , étouffée dans l' ombre , les jardins ensoleillés avaient un rayonnement magique . Son esprit s' en allait à la dérive dans ces espaces harmonieux , et des musiques chantaient ; il s' endormait en elles ... Il rêvait ainsi , les yeux , la bouche ouverts , et il n' aurait pu dire depuis quand il rêvait : car il ne voyait rien . Soudain , il eut un saisissement . Devant lui , au détour d' une allée , debout , le regardaient deux figures féminines . L' une , -- une jeune dame en noir , aux traits fins , incorrects , aux cheveux blond cendré , grande , élégante , un laisser-aller nonchalant dans la pose de la tête , l' observait avec des yeux bienveillants et railleurs . L' autre , -- une fillette de quinze ans , également en grand deuil , faisait la mine d' une enfant prise d' un accès de fou rire ; un peu en arrière de sa mère , qui , sans la regarder , lui faisait signe de se taire , elle se cachait la bouche dans ses mains , comme si elle avait toutes les peines du monde à s' empêcher d' éclater . C' était une fraîche figure , blanche , rose et blonde ; elle avait un petit nez un peu gros , une petite bouche un peu grosse , un petit menton grassouillet , de fins sourcils , des yeux clairs , et une profusion de cheveux blonds qui , tressés en nattes , s' enroulaient en couronne autour de sa tête , découvrant la nuque ronde et le front lisse et blanc : -- une petite figure de Cranach . Christophe fut pétrifié par cette apparition . Au lieu de se sauver , il resta cloué sur place . Ce ne fut que quand il vit la jeune dame faire quelques pas vers lui , avec son aimable sourire moqueur , qu' il s' arracha à son immobilité , et sauta -- dégringola -- de la borne , entraînant avec lui des plâtras du mur . Il entendait une voix bienveillante , qui l' appelait familièrement : « Petit ! » et un éclat de rire enfantin , clair , liquide comme une voix d' oiseau . Il se retrouva dans la ruelle , sur les genoux et les mains ; et , après une seconde d' ahurissement , il détala à toutes jambes , comme s' il avait peur qu' on le poursuivît . Il était honteux ; cette honte le reprenait par accès , dans sa chambre , tout seul . Depuis , il n' osa plus passer par la ruelle , dans la crainte baroque qu' on ne fût embusqué pour l' attendre . Quand il était forcé de s' aventurer près de la maison , il rasait les murs , baissait la tête , et courait presque , sans se retourner . En même temps , il ne cessait de penser aux deux aimables figures ; il montait au grenier , enlevant ses chaussures pour qu' on ne l' entendît pas ; et il s' ingéniait à regarder par la lucarne , du côté de la maison et du parc des Kerich , bien qu' il sût parfaitement qu' il était impossible de voir autre chose que le dôme des arbres et les cheminées du faîte . Un mois après , il jouait dans un des concerts hebdomadaires du Hofmusikverein un concerto de sa composition pour piano et orchestre . Il était arrivé au milieu de la dernière partie du morceau , quand il vit par hasard , dans la loge en face de lui , madame de Kerich et sa fille qui le regardaient . Il s' y attendait si peu qu' il en fut étourdi et qu' il faillit manquer sa réponse à l' orchestre . Il continua de jouer d' une façon mécanique , jusqu' à la fin du concerto . Lorsque ce fut fini , il vit , bien qu' il évitât de regarder de leur côté , que madame et mademoiselle de Kerich applaudissaient avec une légère exagération , comme si elles avaient voulu qu' il les vît applaudir . Il se hâta de quitter la scène . Au moment de sortir du théâtre , il aperçut madame de Kerich qui semblait le guetter au passage . Il était impossible qu' il ne la vît pas : il feignit pourtant de ne pas la voir ; et , rebroussant chemin , il sortit précipitamment par la porte de service du théâtre . Ensuite , il se le reprocha ; car il se rendait bien compte que madame de Kerich ne lui voulait aucun mal . Mais il savait que , si c' était à recommencer , il recommencerait . Il avait la frayeur de la rencontrer dans la rue . Quand il apercevait au loin une forme qui lui ressemblait , il prenait un autre chemin . Ce fut elle qui vint à lui . Un matin qu' il rentrait pour dîner , Louisa , toute fière , lui raconta qu' un laquais en livrée était venu déposer une lettre à son adresse ; et elle lui remit une grande enveloppe bordée de noir , dont l' envers portait gravées les armes des Kerich . Christophe l' ouvrit , tremblant de lire -- précisément ce qu' il lut : « Madame Josepha von Kerich invitait monsieur le Hofmusicus Christophe Krafft à venir prendre le thé chez elle , aujourd'hui à cinq heures et demie . » -- Je n' irai pas , déclara Christophe . -- Comment ! s' exclama Louisa . J' ai dit que tu irais . Christophe fit une scène à sa mère , il lui reprocha de se mêler de ce qui ne la regardait pas . -- Le domestique attendait la réponse . J' ai dit que tu étais justement libre aujourd'hui . Tu n' as rien , à cette heure . Christophe eut beau s' irriter , jurer qu' il n' irait pas , il ne pouvait plus se dérober . Quand vint l' heure de l' invitation , il se prépara en rechignant ; secrètement , il n' était pas fâché que le hasard fît violence à sa mauvaise volonté . Madame de Kerich n' avait pas eu de peine à reconnaître dans le pianiste du concert le petit sauvage , dont la tête ébouriffée lui était apparue au-dessus du mur de son jardin . Elle avait pris des informations sur lui dans le voisinage ; et ce qu' elle avait appris de la vie difficile et courageuse de l' enfant lui avait inspiré de l' intérêt pour lui et la curiosité de lui parler . Christophe , guindé dans une absurde redingote , qui lui donnait l' air d' un pasteur de campagne , arriva à la maison , malade de timidité . Il cherchait à se persuader que mesdames de Kerich n' avaient pas eu le temps de remarquer ses traits , le premier jour qu' elles l' avaient vu . Par un long corridor , dont le tapis étouffait le bruit des pas , un domestique l' introduisit dans une chambre , dont une porte vitrée donnait sur le jardin . Il faisait , ce jour -là , une petite pluie froide ; un bon feu brûlait dans la cheminée . Près de la fenêtre , à travers laquelle on entrevoyait les silhouettes mouillées des arbres dans la brume , les deux femmes étaient assises , tenant sur leurs genoux , madame de Kerich un ouvrage , et sa fille un livre , dont elle faisait la lecture , lorsque Christophe entra . Elles échangèrent , en le voyant , un coup d' œil malicieux . -- Elles me reconnaissent , pensa Christophe , tout penaud . Il s' épuisait à faire de gauches révérences . Madame de Kerich sourit gaiement , et lui tendit la main : -- Bonjour , mon cher voisin , dit-elle . Je suis contente de vous voir . Depuis que je vous ai entendu au concert , je voulais vous dire le plaisir que vous nous aviez fait . Et comme le seul moyen de vous le dire était de vous faire venir , j' espère que vous me pardonnerez de l' avoir employé . Il y avait dans ces paroles aimables et banales tant de cordialité , malgré une pointe cachée d' ironie , que Christophe se sentit rassuré . -- Elles ne me reconnaissent pas , pensa-t-il , soulagé . Madame de Kerich désigna sa fille , qui avait fermé son livre et observait curieusement Christophe . -- Ma fille Minna , dit-elle , qui désirait beaucoup vous voir . -- Mais , maman , dit Minna , ce n' est pas la première fois que nous nous voyons . Et elle éclata de rire . -- Elles m' ont reconnu , pensa Christophe , atterré . -- C' est vrai , dit madame de Kerich en riant aussi , vous nous avez fait visite , le jour de notre arrivée . À ces mots , la fillette rit de plus belle , et Christophe prit un air si piteux que , quand Minna jetait les yeux sur lui , son rire redoublait . C' était un rire fou : elle en pleurait . Madame de Kerich , qui voulait l' arrêter , ne pouvait s' empêcher de rire aussi ; et Christophe , malgré sa gêne , fut gagné par la contagion . Leur bonne humeur était irrésistible : impossible de s' en formaliser . Mais Christophe perdit tout à fait contenance , lorsque Minna , reprenant haleine , lui demanda ce qu' il pouvait bien faire sur leur mur . Elle s' amusait de son trouble , et il balbutiait , éperdu . Madame de Kerich vint à son secours et détourna l' entretien , en faisant servir le thé . Elle le questionna amicalement sur sa vie . Mais il ne se rassurait pas . Il ne savait comment s' asseoir , il ne savait comment tenir sa tasse , qui menaçait de chavirer ; il se croyait obligé , à chaque fois qu' on lui offrait de l' eau , du lait , du sucre , ou des gâteaux , de se lever précipitamment et de remercier avec des révérences , raide , serré dans sa redingote , son col et sa cravate , comme dans une carapace , n' osant pas , ne pouvant pas tourner la tête , ni à droite , ni à gauche , ahuri par la multiplicité des questions de madame de Kerich et par l' exubérance de ses façons , glacé par les regards de Minna qu' il sentait attachés à ses traits , à ses mains , à ses mouvements , à son habillement . Elles le troublaient encore plus , en voulant le mettre à l' aise , -- madame de Kerich , par son flot de paroles , -- Minna , par les œillades coquettes qu' elle lui faisait , pour s' amuser . Enfin , elles renoncèrent à tirer de lui autre chose que des salutations et des monosyllabes ; et madame de Kerich , qui faisait à elle seule tous les frais de la conversation , lui demanda , lassée , de se mettre au piano . Bien plus intimidé que par un public de concert , il joua un adagio de Mozart . Mais sa timidité même , le trouble que son cœur commençait d' éprouver auprès de ces deux femmes , l' émotion ingénue qui gonflait sa poitrine , et le rendait heureux et malheureux ensemble , s' accordaient avec la tendresse et la pudeur juvénile de ces pages , et leur prêtaient un charme de printemps . Madame de Kerich en fut touchée ; elle le dit avec l' exagération louangeuse , habituelle aux gens du monde ; elle n' en était pas moins sincère , et l' excès même de l' éloge était doux , venant d' une aimable bouche . La maligne Minna se taisait , elle regardait avec étonnement ce garçon si stupide quand il parlait , et dont les doigts étaient si éloquents . Christophe sentait leur sympathie , et il s' enhardissait . Il continua de jouer ; puis , se retournant à demi vers Minna , avec un sourire gêné , et sans lever les yeux : -- Voilà ce que je faisais sur le mur , dit-il timidement . Il joua une petite œuvre , où il avait en effet développé les idées musicales qui lui étaient venues à sa place favorite , en regardant le jardin , non pas , à vrai dire , le soir où il avait vu Minna et madame de Kerich , -- ( il cherchait à se le persuader , pour quelles obscures raisons ? ) -- mais bien des soirs avant ; et l' on pouvait retrouver dans le balancement tranquille de cet andante con moto les impressions sereines des chants d' oiseaux et de l' endormement majestueux des grands arbres dans la paix du soleil couchant . Ses deux auditrices l' écoutaient avec ravissement . Quand il eut fini , madame de Kerich se leva , lui prit les mains avec sa vivacité habituelle , et le remercia avec effusion . Minna battit des mains , cria que c' était « admirable » , et que , pour qu' il composât encore d' autres œuvres aussi « sublimes » que celle -là , elle lui ferait mettre une échelle contre le mur , afin qu' il pût travailler tout à son aise . Madame de Kerich dit à Christophe de ne pas écouter cette folle de Minna ; elle le pria , puisqu'il aimait son jardin , d' y venir aussi souvent qu' il voudrait ; et elle ajouta qu' il n' aurait même pas besoin de venir les saluer , si cela l' ennuyait . -- Vous n' avez pas besoin de venir nous saluer , trouva bon de répéter Minna . Seulement , si vous ne venez pas , gare à vous ! Elle agitait le doigt , d' un petit air menaçant . Minna n' avait nullement un désir impérieux que Christophe lui fît visite , ni même qu' il s' astreignît envers elle aux règles de la politesse ; mais il lui plaisait de produire un petit effet , que son instinct lui faisait juger charmant . Christophe rougit de plaisir . Madame de Kerich acheva de le gagner par le tact avec lequel elle lui parla de sa mère et de son grand-père , qu' elle avait autrefois connu . L' affectueuse cordialité des deux femmes le pénétrait ; il s' exagérait cette bonté facile , cette bonne grâce mondaine , par le désir qu' il avait de la croire profonde . Il se mit à raconter ses projets , ses misères , avec une naïve confiance . Il ne s' apercevait plus de l' heure qui passait , et il eut un sursaut d' étonnement , lorsqu' un domestique vint annoncer le dîner . Mais sa confusion se changea en bonheur , quand madame de Kerich lui dit de rester dîner avec elles , comme de bons amis qu' on allait être , qu' on était déjà . On lui mit son couvert entre la mère et la fille ; et il donna une idée moins avantageuse de ses talents à table qu' au piano . Cette partie de son éducation avait été fort négligée ; il était disposé à croire qu' à table , manger et boire étaient l' essentiel , que la façon n' importait guère . Aussi , la proprette Minna le regardait avec une moue scandalisée . On comptait qu' aussitôt après le souper , il s' en irait . Mais il les suivit dans le petit salon , il s' assit avec elles , il ne songeait pas à partir . Minna étouffait des bâillements et faisait des signes à sa mère . Il ne s' en apercevait pas , parce qu' il était grisé de son bonheur et qu' il pensait que les autres étaient comme lui , -- parce que Minna , en le regardant , continuait de jouer des prunelles , par habitude , -- et enfin , parce qu' une fois assis , il ne savait plus comment se lever et prendre congé . Il serait resté toute la nuit , si madame de Kerich ne l' eût congédié , avec un aimable sans-façon . Il partit , emportant en lui la lumière caressante des yeux bruns de madame de Kerich , des yeux bleus de Minna ; il sentait sur sa main le fin contact des doigts délicats et doux comme des fleurs ; et une subtile odeur , qu' il n' avait jamais encore respirée , l' enveloppait , l' étourdissait , le faisait défaillir . Il revint deux jours après , comme ils en étaient convenus , pour donner une leçon de piano à Minna . À partir de ce moment , il venait régulièrement sous ce prétexte , deux fois par semaine , le matin ; et , bien souvent , il retournait le soir , pour faire de la musique et pour causer . Madame de Kerich le voyait volontiers . C' était une femme intelligente et bonne . Elle avait trente-cinq ans , lorsqu' elle avait perdu son mari ; et bien que jeune de corps et de cœur , elle s' était retirée sans regret du monde , où elle était fort lancée . Peut-être s' en séparait-elle d' autant plus facilement qu' elle s' y était beaucoup amusée et jugeait sainement qu' on ne peut à la fois avoir eu et avoir . Elle s' était attachée à la mémoire de monsieur de Kerich , non qu' elle eût eu pour lui , à aucun moment de son union , rien qui ressemblât à de l' amour : il lui suffisait d' une bonne amitié ; elle avait des sens tranquilles et un esprit affectueux . Elle s' était consacrée à l' éducation de sa fille ; mais la même modération , qu' elle portait dans l' amour , atténuait ce que la maternité a souvent d' exalté et de maladif , quand l' enfant est le seul être sur qui la femme puisse reporter ses jalouses exigences d' aimer et d' être aimée . Elle chérissait Minna , mais la jugeait avec clarté , et ne se dissimulait aucune de ses imperfections , pas plus qu' elle ne cherchait à se faire illusion sur elle -même . Spirituelle , sensée , elle avait un regard infaillible pour découvrir du premier coup d' œil le faible et le ridicule de chacun ; elle y trouvait plaisir , sans l' ombre de méchanceté ; car elle était aussi indulgente que railleuse , et , tout en s' amusant des gens , elle aimait à leur rendre service . Le petit Christophe fournit à sa bonté et à son esprit critique une occasion de s' exercer . Durant les premiers temps de son séjour dans la ville , où son grand deuil la tenait à l' écart de la société , Christophe lui fut une distraction . Par son talent d' abord . Elle aimait la musique , quoique n' étant pas musicienne ; elle y trouvait un bien-être physique et moral , où sa pensée s' engourdissait paresseusement dans une agréable mélancolie . Assise auprès du feu , -- tandis que Christophe jouait , -- un ouvrage dans les mains , et souriant vaguement , elle goûtait une jouissance muette au va-et-vient machinal de ses doigts , et aux mouvements incertains de sa rêverie , flottant parmi les images tristes ou douces du passé . Mais plus encore qu' à la musique , elle s' intéressait au musicien . Elle était assez intelligente pour sentir les rares dons de Christophe , bien qu' elle ne fût pas capable de discerner son originalité véritable . Elle se plaisait curieusement à surveiller l' éveil de cette flamme mystérieuse , qu' elle voyait poindre en lui . Elle avait vite apprécié ses qualités morales , sa droiture , son courage , cette sorte de stoïcisme , si touchant chez un enfant . Elle ne l' en regardait pas moins avec la perspicacité ordinaire de ses yeux fins et moqueurs . Elle s' amusait de sa gaucherie , de sa laideur , de ses petits ridicules ; elle ne le prenait pas tout à fait au sérieux ( elle ne prenait pas grand'chose au sérieux ) . Les saillies bouffonnes , les violences , l' humeur fantasque de Christophe , lui faisaient croire d' ailleurs qu' il n' était pas très bien équilibré ; elle voyait en lui un de ces Krafft , qui étaient de braves gens et de bons musiciens , mais tous un peu toqués . Cette légère ironie échappait à Christophe ; il ne sentait que la bonté de madame de Kerich . Il était si peu habitué à ce qu' on fût bon pour lui ! Bien que ses fonctions au palais le missent en contact journalier avec le monde , le pauvre Christophe était resté un petit sauvage , sans instruction et sans éducation . L' égoïsme de la cour ne s' occupait de lui que pour tirer profit de son talent , sans chercher à lui servir en rien . Il venait au palais , se mettait au piano , jouait , et s' en allait , sans que jamais personne se donnât la peine de causer avec lui , si ce n' était pour lui faire quelque compliment distrait . Personne , depuis la mort du grand-père , ni à la maison , ni au dehors , n' avait eu la pensée de l' aider à s' instruire , à se conduire dans la vie , à devenir un homme . Il souffrait de son ignorance et de sa grossièreté de manières . Il suait sang et eau pour se former tout seul ; mais il n' y arrivait pas . Les livres , les entretiens , les exemples , tout lui manquait . Il eût fallu avouer sa détresse à un ami et il ne pouvait s' y décider . Même avec Otto , il n' avait pas osé , parce qu' aux premiers mots qu' il avait hasardés , Otto avait pris un ton de supériorité dédaigneuse , qui lui avait été comme une brûlure de fer rouge . Et voici qu' avec madame de Kerich tout devenait aisé . D' elle -même , sans qu' il fût besoin de lui demander rien -- ( il en coûtait tellement à l' orgueil de Christophe ! ) -- elle lui remontrait doucement ce qu' il ne fallait pas faire , l' avertissait de ce qu' il fallait faire , lui donnait des conseils sur la façon de s' habiller , de manger , de marcher , de parler , ne lui laissait passer aucune faute d' usage , de goût ou de langage ; et il était impossible d' en être blessé , tant sa main était légère et attentive à ménager cet amour-propre ombrageux d' enfant . Elle fit son éducation littéraire , sans avoir l' air d' y toucher : elle ne semblait pas s' étonner de ses étranges ignorances ; mais elle ne négligeait aucune occasion de relever ses erreurs , simplement , tranquillement , comme s' il était tout naturel que Christophe se fût trompé ; au lieu de l' effaroucher par des leçons pédantes , elle avait imaginé d' occuper leurs réunions du soir , en faisant lire à Minna ou à lui de belles pages d' histoire , ou des poètes allemands et étrangers . Elle le traitait en enfant de la maison , avec quelques petites nuances de familiarité protectrice , qu' il n' apercevait pas . Elle s' occupait même de ses vêtements , elle les lui renouvelait , elle lui tricotait un cache-nez de laine , elle lui faisait présent de menus objets de toilette , et avec tant de gentillesse qu' il ne se sentait pas gêné de ces soins et de ces cadeaux . Bref , elle avait pour lui ces petites attentions et cette sollicitude quasi maternelle , que toute bonne femme a d' instinct pour tout enfant qui lui est confié , sans qu' il soit nécessaire qu' elle éprouve pour lui un sentiment profond . Mais Christophe croyait que cette tendresse s' adressait à lui personnellement , et il se fondait en reconnaissance ; il avait des effusions brusques et passionnées , qui semblaient un peu ridicules à madame de Kerich , mais qui ne laissaient point de lui faire plaisir . Avec Minna , les rapports étaient autres . Quand Christophe l' avait revue pour sa première leçon , tout enivré encore des souvenirs de la veille et des regards caressants de la fillette , il avait été surpris de trouver une petite personne entièrement différente de celle qu' il avait vue , quelques heures auparavant . Elle le regardait à peine , n' écoutait pas ce qu' il disait ; et , lorsqu' elle levait les yeux vers lui , il y lisait une froideur si glaciale qu' il en était saisi . Il se tourmenta longtemps pour savoir en quoi il avait pu l' offenser . Il ne l' avait offensée en rien ; et les sentiments de Minna ne lui étaient ni moins , ni plus favorables , aujourd'hui qu' hier : aujourd'hui comme hier , Minna avait pour lui une parfaite indifférence . Si , la première fois , elle s' était mise en frais de sourires pour le recevoir , c' était par une coquetterie instinctive de petite fille , qui s' amuse à essayer le pouvoir de ses yeux sur le premier venu , fût-il un chien coiffé , qui s' offre à son désœuvrement . Mais , dès le lendemain , cette conquête trop facile n' avait plus aucun intérêt pour elle . Elle avait sévèrement observé Christophe ; et elle l' avait jugé un garçon laid , pauvre , mal élevé , qui jouait bien du piano , mais qui avait de vilaines mains , qui tenait sa fourchette à table d' une façon abominable , et qui coupait le poisson avec son couteau . Il lui paraissait donc fort peu intéressant . Elle voulait bien prendre des leçons de piano avec lui ; elle consentait même à s' amuser avec lui , parce qu' elle n' avait pas d' autre compagnon pour le moment , et que , malgré ses prétentions à n' être plus une enfant , il lui venait par bouffées un besoin fou de dépenser son trop-plein de gaieté , que surexcitait , comme chez sa mère , la contrainte imposée par le deuil récent . Mais elle ne se souciait pas plus de Christophe que d' un animal domestique ; s' il lui arrivait encore , dans ses jours de pire froideur , de lui faire les doux yeux , c' était par pur oubli , et parce qu' elle pensait à autre chose , -- ou bien , tout simplement , pour n' en pas perdre l' habitude . Le cœur de Christophe bondissait , quand elle le regardait ainsi . Et c' est à peine si elle le voyait : elle se racontait des histoires . Cette jeune personne était à l' âge où l' on se caresse les sens avec des rêves agréables et flatteurs . Elle pensait constamment à l' amour , avec un grand intérêt et une curiosité , qui n' était innocente que par son ignorance . D' ailleurs , elle n' imaginait l' amour , en demoiselle bien élevée , que sous l' espèce du mariage . La forme de son idéal était loin d' être fixée . Tantôt elle rêvait d' épouser un lieutenant , tantôt un poète dans le genre sublime et correct , à la Schiller . Un projet démolissait l' autre ; et le dernier venu était toujours accueilli avec le même sérieux et une égale conviction . Les uns et les autres étaient tout prêts à céder le pas à une réalité avantageuse . Car il est remarquable de voir avec quelle aisance les jeunes filles romanesques oublient leurs rêves , quand une apparence moins idéale , mais plus sûre , vient se présenter à elles . Au demeurant , la sentimentale Minna était tranquille et froide . En dépit de son nom aristocratique et de la fierté que lui donnait sa particule nobiliaire , elle avait une âme de petite ménagère allemande , à l' âge exquis de l' adolescence . Christophe ne comprenait naturellement rien au mécanisme compliqué , -- plus compliqué en apparence qu' en réalité , -- du cœur féminin . Il était souvent dérouté par les façons de ses belles amies ; mais il était si heureux de les aimer qu' il leur faisait crédit de tout ce qui chez elles l' inquiétait et l' attristait un peu , afin de se persuader qu' il en était aimé autant qu' il les aimait . Un mot ou un regard affectueux le plongeait dans le ravissement . Il en était si bouleversé parfois qu' il avait des crises de larmes . Assis devant la table , dans le tranquille petit salon , à quelques pas de madame de Kerich , qui cousait à la lueur de la lampe -- ( Minna lisait de l' autre côté de la table ; ils ne se parlaient pas : par la porte entr'ouverte du jardin , on voyait le sable de l' allée briller au clair de lune ; un murmure léger venait des cimes des arbres ... ) -- il se sentait le cœur gonflé de bonheur . Brusquement , sans raison , il sautait de sa chaise , se jetait aux genoux de madame de Kerich , lui saisissait la main , armée ou non de l' aiguille , et la couvrait de baisers , y appuyait sa bouche , ses joues , ses yeux , en sanglotant . Minna levait les yeux de son livre , et haussait légèrement les épaules , en faisant sa petite moue . Madame de Kerich regardait en souriant le grand garçon qui se roulait à ses pieds , et elle lui caressait la tête de sa main restée libre , en disant de sa jolie voix , affectueuse et ironique : -- Eh bien , mon grand bêta , eh bien ! qu' est -ce qu' il y a donc ? Ô la douceur de cette voix , de cette paix , de ce silence , de cette atmosphère délicate , sans cris , sans heurts , sans rudesse , de cette oasis au milieu de la rude vie , et , -- lumière héroïque , dorant de ses reflets les objets et les êtres , -- de ce monde enchanté qu' évoquait la lecture des divins poètes , Gœthe , Schiller , Shakespeare , torrents de force , de douleur et d' amour ! ... Minna lisait , la tête penchée sur le livre , la figure légèrement colorée par l' animation du débit , avec sa voix fraîche , qui zézayait un peu et tâchait de prendre un ton important , quand elle parlait au nom des guerriers et des rois . Parfois , madame de Kerich prenait elle -même le livre ; elle prêtait alors aux actions tragiques la grâce spirituelle et tendre de son être ; mais , le plus souvent , elle écoutait , renversée dans son fauteuil , son éternel ouvrage sur ses genoux ; elle souriait à sa propre pensée : car c' était toujours elle qu' elle retrouvait au fond de toutes les œuvres . Christophe aussi avait essayé de lire ; mais il avait dû y renoncer : il ânonnait , s' embrouillait dans les mots , sautait les ponctuations , semblait ne rien comprendre , et était si ému qu' il devait s' arrêter aux passages pathétiques , sentant venir les larmes . Alors , dépité , il jetait le livre sur la table ; et ses deux amies riaient aux éclats ... Combien il les aimait ! Il emportait partout leur image avec lui , et cette image se mêlait à celles des figures de Shakespeare et de Gœthe . Il ne les distinguait presque plus les unes des autres . Telle suave parole du poète , qui éveillait jusqu' au fond de son être des frémissements passionnés , ne se séparait plus pour lui de la chère bouche qui la lui avait fait entendre pour la première fois . Vingt ans plus tard , il ne pourra relire ou voir jouer Egmont ou Roméo , sans que surgisse à certains vers le souvenir de ces calmes soirées , de ces rêves de bonheur , et les visages aimés de madame de Kerich et de Minna . Il passait des heures à les regarder , le soir , quand elles lisaient , -- la nuit , quand il rêvait , dans son lit , éveillé , les yeux ouverts , -- le jour , quand il rêvait , au pupitre d' orchestre , ou jouant machinalement , les paupières à demi closes . Il avait pour toutes deux la plus innocente tendresse ; et , ne connaissant pas l' amour , il se croyait amoureux . Mais il ne savait pas au juste s' il l' était de la mère ou de la fille . Il s' interrogeait gravement , et ne savait laquelle choisir . Cependant , comme il lui semblait qu' il fallait se décider à tout prix , il penchait pour madame de Kerich . Et en effet il découvrit , aussitôt après avoir pris ce parti , que c' était elle qu' il aimait . Il aimait ses yeux intelligents , le sourire distrait de sa bouche entr'ouverte , son joli front d' un caractère si jeune , avec la raie de côté dans les cheveux fins et lisses , sa voix un peu voilée , avec sa petite toux , ses mains maternelles , l' élégance de ses mouvements , et son âme inconnue . Il frissonnait de bonheur quand , assise auprès de lui , elle lui expliquait avec bonté un passage d' un livre qu' il ne comprenait pas : elle appuyait sa main sur l' épaule de Christophe ; il sentait la tiédeur de ses doigts , son haleine sur sa joue , et le doux parfum de son corps ; il écoutait dans l' extase , ne pensait plus au livre , et ne comprenait rien . Elle s' en apercevait , elle lui demandait de répéter ce qu' elle avait dit : il restait muet ; elle se fâchait en riant , et lui poussait le nez dans son livre , en lui disant qu' il ne serait jamais qu' un petit âne . À quoi il répliquait que cela lui était égal , pourvu qu' il fût son petit âne , et qu' elle ne le chassât pas de chez elle . Elle feignait de faire des difficultés ; puis elle disait que , bien qu' il fût un vilain petit âne , fort stupide , elle consentait à le garder , -- et peut-être même à l' aimer , -- quoiqu'il ne fût bon à rien , si au moins il était bon tout court . Alors ils riaient tous deux , et il nageait dans la joie . Depuis qu' il avait découvert qu' il aimait madame de Kerich , Christophe se détachait de Minna . Il commençait à être irrité de sa froideur dédaigneuse ; et comme , à force de la voir , il s' était enhardi peu à peu à reprendre avec elle sa liberté de manières , il ne lui cachait pas sa mauvaise humeur . Elle aimait à le piquer , et il répliquait vertement . Ils se disaient des choses désagréables , dont madame de Kerich ne faisait que rire . Christophe , qui n' avait pas le dessus dans cette joute de paroles , sortait parfois si exaspéré qu' il croyait détester Minna . Il se persuadait qu' il ne revenait chez elle qu' à cause de madame de Kerich . Il continuait à lui enseigner le piano . Deux fois par semaine , le matin de neuf heures à dix heures , il surveillait les gammes et les exercices de la fillette . La chambre où ils se tenaient était le studio de Minna . Curieuse salle de travail , qui reflétait avec une fidélité amusante le fouillis baroque de ce petit cerveau féminin . Sur la table , de minuscules statuettes de chats musiciens , -- tout un orchestre , -- l' un jouant du violon , l' autre du violoncelle , une petite glace de poche , des objets de toilette , et des objets pour écrire , parfaitement rangés . Sur l' étagère , des bustes microscopiques de musiciens : Beethoven renfrogné , Wagner avec son béret , et l' Apollon du Belvédère . Sur la cheminée , à côté d' une grenouille fumant une pipe de roseau , un éventail en papier , sur lequel était peint le théâtre de Bayreuth . Dans la bibliothèque à deux rayons , quelques livres : Lübke , Mommsen , Schiller , Sans famille , Jules Verne , Montaigne . Aux murs , de grandes photographies de la Vierge Sixtine et des tableaux de Herkomer : elles étaient bordées de rubans bleus et verts . Il y avait aussi une vue d' hôtel suisse , dans un cadre de chardons argentés ; et surtout , une profusion , partout , dans tous les coins de la chambre , de photographies d' officiers , de ténors , de chefs d' orchestre , d' amies , -- toutes avec des dédicaces , presque toutes avec des vers , ou du moins , avec ce qu' on est convenu , en Allemagne , d' appeler des vers . Au milieu de cette pièce , sur un socle de marbre , trônait le buste de Brahms barbu ; et , au-dessus du piano , se balançaient au bout d' un fil de petits singes en peluche et des souvenirs de cotillon . Minna arrivait en retard , les yeux encore gonflés de sommeil , l' air boudeur ; elle tendait à peine la main à Christophe , disait un froid bonjour , et , muette , grave et digne , allait s' asseoir au piano . Quand elle était seule , elle se plaisait à faire d' interminables gammes : car cela lui permettait de prolonger agréablement son état de demi-sommeil et les rêves qu' elle se contait . Mais Christophe l' obligeait à fixer son attention sur des exercices difficiles : aussi , pour se venger , elle s' ingéniait quelquefois à jouer le plus mal qu' elle pouvait . Elle était assez musicienne mais n' aimait pas la musique , -- comme beaucoup d' Allemandes . Mais , comme beaucoup d' Allemandes , elle croyait devoir l' aimer ; et elle prenait ses leçons assez consciencieusement , à part quelques moments de malice diabolique , pour faire enrager son maître . Elle le faisait enrager bien davantage par l' indifférence glaciale avec laquelle elle s' appliquait . Le pire était quand elle imaginait qu' il était de son devoir de mettre de l' âme dans un passage d' expression : elle devenait sentimentale , et elle ne sentait rien . Le petit Christophe , assis auprès d' elle , n' était pas très poli . Il ne lui faisait jamais de compliments : loin de là . Elle lui en gardait rancune , et ne laissait passer aucune de ses observations , sans réplique . Elle discutait tout ce qu' il disait ; quand elle se trompait , elle s' obstinait à soutenir qu' elle jouait ce qui était marqué . Il s' irritait , et ils continuaient à échanger des impertinences . Les yeux baissés sur les touches , elle observait Christophe et jouissait de sa fureur . Pour se désennuyer , elle inventait de petites ruses stupides , qui n' avaient d' autre objet que d' interrompre la leçon et d' agacer Christophe . Elle feignait de s' étrangler , pour se rendre intéressante ; elle avait une quinte de toux , ou bien elle avait quelque chose de très important à dire à la femme de chambre . Christophe savait que c' était de la comédie ; et Minna savait que Christophe savait que c' était de la comédie ; et elle s' en amusait : car Christophe ne pouvait lui dire ce qu' il pensait . Un jour qu' elle se livrait à ce divertissement , et qu' elle toussotait languissamment , le museau caché dans son mouchoir , comme si elle était près de suffoquer , guettant du coin de l' œil Christophe exaspéré , elle eut l' idée ingénieuse de laisser tomber le mouchoir , pour forcer Christophe à le ramasser : ce qu' il fit de la plus mauvaise grâce du monde . Elle l' en récompensa d' un « Merci ! » de grande dame , qui faillit le faire éclater . Elle jugea ce jeu trop bon pour ne pas le redoubler . Le lendemain , elle recommença . Christophe ne broncha pas : il bouillait de colère . Elle attendit un moment , puis dit d' un ton dépité : -- Voudriez -vous , je vous prie , ramasser mon mouchoir ? Christophe n' y tint plus . -- Je ne suis pas votre domestique ! cria-t-il grossièrement . Ramassez-le vous -même ! Minna fut suffoquée . Elle se leva brusquement de son tabouret , qui tomba : -- Oh ! c' est trop fort , dit-elle , tapant rageusement sur le clavier . Elle sortit furieuse . Christophe l' attendit . Elle ne revint pas . Il avait honte de son action : il sentait qu' il s' était conduit comme un petit goujat . Aussi , il était à bout , elle se moquait de lui avec trop d' effronterie ! Il craignit que Minna ne se plaignît et qu' il ne se fût aliéné pour toujours l' esprit de madame de Kerich . Il ne savait que faire ; car , s' il regrettait sa brutalité , pour rien au monde il n' eût demandé pardon . Il revint à tout hasard le lendemain , quoiqu'il pensât que Minna refuserait de prendre sa leçon . Mais Minna , qui était trop fière pour se plaindre , Minna , dont la conscience n' était pas d' ailleurs à l' abri de tout reproche , reparut , après s' être fait attendre cinq minutes de plus qu' à l' ordinaire ; et elle alla s' asseoir devant le piano , droite , raide , sans tourner la tête , ni prononcer un mot , comme si Christophe n' existait pas . Elle n' en prit pas moins sa leçon et toutes les leçons suivantes , parce qu' elle savait fort bien que Christophe se connaissait en musique et qu' elle devait apprendre à jouer proprement du piano , si elle voulait être -- ce qu' elle prétendait être : une demoiselle bien née , d' une éducation accomplie . Mais qu' elle s' ennuyait ! Qu' ils s' ennuyaient tous deux ! Un matin de mars brumeux , que de petits flocons de neige voltigeaient , comme des plumes , dans l' air gris , ils étaient dans le studio . Il faisait à peine jour . Minna discutait , selon son habitude , une fausse note qu' elle avait faite , et prétendait que « c' était écrit » . Bien qu' il sût parfaitement qu' elle mentait , Christophe se pencha sur le cahier , pour voir de près le passage en question . Elle avait sa main posée sur le pupitre , elle ne la dérangea même pas . Il avait la bouche tout près de cette main . Il essayait de lire et n' y parvenait pas : il regardait autre chose , -- cette chose délicate , transparente , comme des pétales de fleur . Brusquement -- ( il ne sut ce qui lui passait par la tête ) -- il appuya de toutes ses forces ses lèvres sur cette menotte . Ils en furent aussi saisis l' un que l' autre . Il se rejeta en arrière , elle retira sa main , -- rougissants tous les deux . Ils ne se dirent pas un mot , ils ne se regardaient pas . Après un moment de silence confus , elle se remit à jouer ; sa poitrine se soulevait légèrement , comme si elle était oppressée ; et elle faisait fausse note sur fausse note . Il ne s' en apercevait pas : il était bien plus troublé qu' elle ; ses tempes battaient , il n' entendait rien , et , pour rompre le silence , faisait d' une voix étranglée quelques observations à tort et à travers . Il pensait qu' il était définitivement perdu dans l' opinion de Minna . Il était confondu de son action , il la jugeait stupide et grossière . L' heure de la leçon écoulée , il quitta Minna sans la regarder , et il oublia même de la saluer . Elle ne lui en voulut pas . Elle ne pensait plus à trouver Christophe mal élevé ; si elle avait fait tant de fautes en jouant , c' est qu' elle ne cessait de l' observer du coin de l' œil avec une curiosité étonnée , et -- pour la première fois -- sympathique . Quand elle fut seule , au lieu d' aller retrouver sa mère , comme les autres jours , elle s' enferma dans sa chambre et s' interrogea sur cet événement extraordinaire . Elle mordait légèrement sa lèvre dans l' effort de la réflexion . Et tout en regardant avec complaisance son gentil visage , elle revoyait la scène , rougissait et souriait . À table , elle fut animée et joyeuse . Elle refusa de sortir ensuite et resta au salon , une partie de l' après-midi ; elle avait un ouvrage à la main et n' y fit pas dix points qui ne fussent de travers ; mais que lui importait ! Dans un coin de la chambre , le dos tourné à sa mère , elle souriait ; ou , prise d' un soudain besoin de se détendre , elle bondissait dans la pièce , en chantant à tue-tête . Madame de Kerich tressautait , et l' appelait folle . Minna se jetait à son cou , en se tordant de rire , et l' embrassait à l' étrangler . Le soir , rentrée dans sa chambre , elle fut longtemps avant de se coucher . Elle se regardait toujours dans sa glace , cherchait à se souvenir , et ne pensait à rien , à force d' avoir pensé tout le jour à la même chose . Elle se déshabilla lentement ; elle s' arrêtait à chaque instant , assise sur son lit , cherchant à retrouver l' image de Christophe : c' était un Christophe de fantaisie qui lui apparaissait ; et maintenant , il ne lui semblait plus si mal . Elle se coucha et éteignit la lumière . Dix minutes après , la scène du matin lui revint brusquement à l' esprit , et elle éclata de rire . Sa mère se leva doucement et ouvrit la porte , croyant que malgré sa défense elle lisait dans son lit . Elle trouva Minna tranquillement couchée , les yeux grands ouverts dans la demi-lueur de la veilleuse . -- Qu' y a-t-il donc , demanda-t-elle , qui te met en gaieté ? -- Rien du tout , répondit gravement Minna . Je pense . -- Tu es bien heureuse de t' amuser ainsi dans ta compagnie Mais maintenant , il faut dormir . -- Oui , maman , répondit la docile Minna . En elle -même , elle grondait : -- Mais va-t'en donc ! Va-t'en donc ! jusqu' à ce que la porte se refermât , et qu' elle pût continuer à savourer ses rêves . Elle tomba dans un mol engourdissement . Tout près de s' endormir , elle sursauta de joie : -- Il m' aime ... Quel bonheur ! Qu' il est gentil de m' aimer ! ... Comme je l' aime ! Elle embrassa son oreiller , et s' endormit tout à fait . La première fois que les deux enfants se retrouvèrent ensemble Christophe fut surpris de l' amabilité de Minna . Elle lui dit bonjour , et lui demanda comment il allait , avec une voix très douce ; elle s' assit au piano , d' un air sage et modeste ; et elle fut un ange de docilité . Elle n' eut plus aucune de ses fantaisies de malicieuse écolière ; mais elle écoutait religieusement les observations de Christophe , reconnaissait leur justesse , poussait elle -même de petits cris effarouchés quand elle avait fait une faute , et s' appliquait à se corriger . Christophe n' y comprenait rien . En très peu de temps , elle fit des progrès étonnants . Non seulement elle jouait mieux , mais elle aimait la musique . Si peu flatteur qu' il fût , il dut lui en faire compliment . Elle rougit de contentement et l' en remercia , d' un regard humide de reconnaissance . Elle se mettait en frais de toilette pour lui ; elle avait des rubans d' une nuance exquise ; elle faisait à Christophe des sourires et des yeux langoureux , qui lui déplaisaient , qui l' irritaient , qui le remuaient jusqu' au fond de l' âme . À présent , c' était elle qui cherchait à causer ; mais ses conversations n' avaient rien d' enfantin : elle parlait gravement , et citait les poètes , d' un petit ton pédant et prétentieux . Lui , ne répondait guère ; il était mal à l' aise : cette nouvelle Minna , qu' il ne connaissait pas , l' étonnait et l' inquiétait . Elle l' observait toujours . Elle attendait ... Quoi ? Le savait-elle exactement ? ... Elle attendait qu' il recommençât . -- Il s' en fût bien gardé , convaincu qu' il avait agi comme un rustre ; il semblait même n' y plus penser du tout . Elle s' énervait ; et , un jour qu' il était tranquillement assis , à distance respectable des dangereuses petites pattes , une impatience la prit : d' un mouvement si prompt qu' elle n' eut pas le temps d' y réfléchir , elle lui colla sa menotte sur les lèvres . Il en fut ahuri , puis furieux et honteux . Il ne la baisa pas moins , et passionnément . Cette effronterie naïve l' indignait ; il était sur le point de planter là Minna . Mais il ne pouvait plus . Il était pris . Un tumulte de pensées s' agitait en lui : il n' y reconnaissait rien . Comme des vapeurs qui montent d' une vallée , elles s' élevaient du fond de son cœur . Il allait en tout sens , au hasard , dans cette brume d' amour ; et quoi qu' il fît , il ne faisait que tourner en rond autour d' une obscure idée fixe , un Désir inconnu , redoutable et fascinant , comme la flamme pour l' insecte . Soudain bouillonnement des forces aveugles de la Nature ... Ils passèrent par une période d' attente . Ils s' observaient , se désiraient , et se craignaient tous deux . Ils étaient inquiets . Ils n' en continuaient pas moins leurs petites hostilités et leurs bouderies ; mais il n' y avait plus de familiarités entre eux : ils se taisaient . Chacun était , en silence , occupé à construire son amour . L' amour a de curieux effets rétroactifs . Dès l' instant que Christophe découvrit qu' il aimait Minna , il découvrit du même coup qu' il l' avait toujours aimée . Depuis trois mois , ils se voyaient presque chaque jour , sans qu' il se fût douté de cet amour . Mais du moment qu' il l' aimait aujourd'hui , il fallait absolument qu' il l' eût aimée de toute éternité . Ce fut un bien-être pour lui de découvrir enfin qui il aimait , Il y avait si longtemps qu' il aimait , sans savoir qui ! Il fut soulagé , à la façon d' un malade , qui , souffrant d' un malaise général , vague et énervant , le voit se préciser en une douleur aiguë , localisée sur un point . Rien ne brise autant que l' amour sans objet précis : il ronge et dissout les forces . Une passion qu' on connaît tend l' esprit à l' excès ; on est harassé : du moins , on sait pourquoi . Tout plutôt que le vide ! Bien que Minna eût donné à Christophe de bonnes raisons de croire qu' il ne lui était pas indifférent , il ne manquait pas de se tourmenter , et pensait qu' elle le dédaignait . Ils n' avaient jamais eu une idée nette l' un de l' autre ; mais jamais cette idée n' avait été plus confuse qu' aujourd'hui : c' était une suite incohérente d' imaginations baroques , qui ne parvenaient pas à s' accorder ensemble : car ils passaient d' un extrême à l' autre se prêtant tour à tour des défauts et des charmes qu' ils n' avaient pas : ceux -ci , quand ils étaient éloignés l' un de l' autre , ceux -là quand ils étaient réunis . Dans les deux cas , ils se trompaient juste autant . Ils ne savaient pas ce qu' ils désiraient eux -mêmes . Pour Christophe , son amour prenait la forme de cette soif de tendresse , impérieuse , absolue , qui le brûlait depuis l' enfance , qu' il réclamait des autres , qu' il eût voulu leur imposer , de gré ou de force . Par moments , se mêlaient à ce désir despotique d' un sacrifice entier de soi et des autres , -- surtout des autres , peut-être , -- des bouffées de désir brutal et obscur , qui lui donnaient le vertige et qu' il ne comprenait pas . Minna , surtout curieuse , et ravie d' avoir un roman , cherchait à en tirer tout le plaisir possible d' amour-propre et de sentimentalité ; elle se dupait de tout cœur sur ce qu' elle éprouvait . Une bonne partie de leur amour était purement livresque . Ils se ressouvenaient des romans qu' ils avaient lus , et se prêtaient des sentiments qu' ils n' avaient point . Mais le moment venait où ces petits mensonges , ces petits égoïsmes allaient s' évanouir devant le divin rayonnement de l' amour . Un jour , une heure , quelques secondes éternelles ... Et ce fut si inattendu ! ... Ils causaient seuls , un soir . L' ombre tombait dans le salon . Leur entretien avait pris une teinte grave . Ils parlaient de l' infini , de la vie , et de la mort . C' était un cadre plus grandiose pour leur passionnette . Minna se plaignait de sa solitude : ce qui amena naturellement la réponse de Christophe , qu' elle n' était pas si seule qu' elle disait . -- Non , fit-elle en secouant sa petite tête , tout cela , ce sont des mots . Chacun vit pour soi ; personne ne s' intéresse à vous , personne ne vous aime . Un silence . -- Et moi ? dit brusquement Christophe , pâle d' émotion . La porte s' ouvrit . Ils se rejetèrent en arrière . Madame de Kerich entra . Christophe se plongea dans un livre , qu' il lisait à l' envers . Minna , pliée sur son ouvrage , s' enfonçait son aiguille dans le doigt . Ils ne se trouvèrent plus seuls , de toute la soirée , et ils avaient peur de l' être . Madame de Kerich s' étant levée pour chercher un objet dans la chambre voisine , Minna , peu complaisante d' ordinaire , courut le prendre à sa place ; et Christophe profita de son absence pour partir , sans lui dire bonsoir . Le lendemain , ils se retrouvèrent , impatients de reprendre l' entretien interrompu . Ils n' y réussirent point . Les circonstances leur furent cependant favorables . Ils allèrent en promenade avec madame de Kerich , et ils eurent dix occasions de causer à leur aise . Mais Christophe ne pouvait parler ; et il en était si malheureux qu' il se tenait sur la route le plus loin possible de Minna . Celle -ci faisait semblant de ne pas remarquer son impolitesse ; mais elle en fut piquée , et elle le montra bien . Quand Christophe se força enfin à articuler quelques mots , elle l' écouta d' un air glacé : ce fut à peine s' il eut le courage d' aller jusqu' au bout de sa phrase . La promenade s' achevait . Le temps passait . Et il se désolait de n' avoir pas su l' employer . Une semaine s' écoula . Ils crurent s' être trompés sur leurs sentiments réciproques . Ils n' étaient pas sûrs de n' avoir pas rêvé la scène de l' autre soir . Minna gardait rancune à Christophe . Christophe redoutait de la rencontrer seule . Ils étaient plus en froid que jamais . Un jour vint . -- Il avait plu toute la matinée et une partie de l' après-midi . Ils étaient restés enfermés dans la maison , sans se parler , à lire , bâiller , regarder par la fenêtre ; ils étaient ennuyés et maussades . Vers quatre heures , le ciel s' éclaircit . Ils coururent au jardin . Ils s' accoudèrent sur la terrasse , contemplant au-dessous d' eux les pentes de gazon qui descendaient vers le fleuve . La terre fumait , une tiède vapeur montait au soleil ; des gouttelettes de pluie étincelaient sur l' herbe ; l' odeur de la terre mouillée et le parfum des fleurs se mêlaient ; autour d' eux bruissait le vol doré des abeilles . Ils étaient côte à côte , et ne se regardaient pas ; ils ne pouvaient se décider à rompre le silence . Une abeille vint gauchement s' accrocher à une grappe de glycine , lourde de pluie , et fit basculer sur elle une cataracte d' eau . Ils rirent en même temps ; et aussitôt , ils sentirent qu' ils ne se boudaient plus , qu' ils étaient bons amis . Pourtant ils continuaient à ne pas se regarder . Brusquement , sans tourner la tête , elle lui prit la main , et elle lui dit : -- Venez ! Elle l' entraîna en courant vers le petit labyrinthe boisé , aux sentiers bordés de buis , qui s' élevait au centre du bosquet . Ils escaladèrent la pente , ils glissaient sur le sol détrempé ; et les arbres mouillés secouaient sur eux leurs branches . Près d' arriver au faîte , elle s' arrêta , pour respirer . -- Attendez ... attendez ... dit-elle tout bas , tâchant de reprendre haleine . Il la regarda . Elle regardait d' un autre côté : elle souriait , haletante , la bouche entr'ouverte ; sa main était crispée dans la main de Christophe . Ils sentaient leur sang battre dans leurs paumes pressées et leurs doigts qui tremblaient . Autour d' eux , le silence . Les pousses blondes des arbres frissonnaient au soleil ; une petite pluie s' égouttait des feuilles , avec un bruit argentin ; et dans le ciel passaient les cris aigus des hirondelles . Elle retourna la tête vers lui : ce fut un éclair . Elle se jeta à son cou , il se jeta dans ses bras . -- Minna ! Minna ! chérie ! ... -- Je t' aime , Christophe ! je t' aime ! Ils s' assirent sur un banc de bois mouillé . Ils étaient pénétrés d' amour , un amour doux , profond , absurde . Tout le reste avait disparu . Plus d' égoïsme , plus de vanité , plus d' arrière-pensées . Toutes les ombres de l' âme étaient balayées par ce souffle d' amour . « Aimer , aimer » , -- disaient leurs yeux riants et humides de larmes . Cette froide et coquette petite fille , ce garçon orgueilleux , étaient dévorés du besoin de se donner , de souffrir , de mourir l' un pour l' autre . Ils ne se reconnaissaient plus , ils n' étaient plus eux -mêmes ; tout était transformé : leur cœur , leurs traits , leurs yeux rayonnaient d' une bonté et d' une tendresse touchantes . Minutes de pureté , d' abnégation , de don absolu de soi , qui ne reviendront plus dans la vie ! Après un balbutiement éperdu , après des promesses passionnées d' être l' un à l' autre toujours , après des baisers et des mots incohérents et ravis , ils s' aperçurent qu' il était tard , et ils revinrent en courant , se tenant par la main , au risque de tomber dans les allées étroites , se heurtant aux arbres , ne sentant rien , aveugles et ivres de joie . Lorsqu' il l' eut quittée , il ne rentra pas chez lui : il n' aurait pu dormir . Il sortit de la ville et marcha à travers champs ; il se promena au hasard dans la nuit . L' air était frais , la campagne obscure et déserte . Une chouette hululait frileusement . Il allait comme un somnambule . Il monta la colline au milieu des vignes . Les petites lumières de la ville tremblaient dans la plaine , et les étoiles dans le ciel sombre . Il s' assit sur un mur du chemin , et fut pris brusquement d' une crise de larmes . Il ne savait pourquoi . Il était trop heureux ; et l' excès de sa joie était fait de tristesse et de joie ; il s' y mêlait de la reconnaissance pour son bonheur , de la pitié pour ceux qui n' étaient pas heureux , un sentiment mélancolique et doux de la fragilité des choses , l' enivrement de vivre . Il pleura avec délices , il s' endormit au milieu de ses pleurs . Quand il se réveilla , c' était l' aube incertaine . Les brouillards blancs traînaient sur le fleuve et enveloppaient la ville , où Minna dormait , écrasée de fatigue , le cœur illuminé par un rire de bonheur . Dès le matin , ils réussirent à se revoir au jardin , et ils se dirent de nouveau qu' ils s' aimaient ; mais , déjà , ce n' était plus la divine inconscience de la veille . Elle jouait un peu l' amoureuse ; et lui , quoique plus sincère , tenait aussi un rôle . Ils parlèrent de ce que serait leur vie . Il regretta sa pauvreté , son humble condition . Elle affecta la générosité , et elle jouit de sa générosité . Elle se disait indifférente à l' argent . Il est vrai qu' elle l' était : car elle ne le connaissait pas , ne connaissant pas son manque . Il lui promit de devenir un grand artiste ; elle trouvait cela amusant et beau , comme un roman . Elle crut de son devoir de se conduire en véritable amoureuse . Elle lut des poésies elle fut sentimentale . Il était gagné par la contagion . Il soignait sa toilette : il était ridicule ; il surveillait sa façon de parler : il était prétentieux . Madame de Kerich le regardait en riant , et se demandait ce qui avait pu le rendre aussi stupide . Mais ils avaient des minutes d' ineffable poésie . Elles éclataient subitement au milieu des journées un peu pâles , tel un rayon de soleil au travers du brouillard . C' était un regard , un geste , un mot qui ne signifiait rien , et les inondait de bonheur ; c' étaient les : « Au revoir ! » , le soir , dans l' escalier mal éclairé , les yeux qui se cherchaient , se devinaient dans la demi-obscurité , le frisson des mains qui se touchaient , le tremblement de la voix , tous ces petits riens , dont leur souvenir se repaissait , la nuit , quand ils dormaient d' un sommeil si léger que le son de chaque heure les réveillait , et quand leur cœur chantait : « Il m' aime » , comme le murmure d' un ruisseau . Ils découvrirent le charme des choses . Le printemps souriait avec une merveilleuse douceur . Le ciel avait un éclat , l' air avait une tendresse , qu' ils ne connaissaient pas . La ville tout entière , les toits rouges , les vieux murs , les pavés bosselés , se paraient d' un charme familier , qui attendrissait Christophe . La nuit , quand tout le monde dormait , Minna se levait du lit et restait à la fenêtre , assoupie et fiévreuse . Et les après-midi , quand il n' était pas là , elle rêvait , assise dans la balançoire , un livre sur les genoux , les yeux à demi fermés , somnolente de lassitude heureuse , le corps et l' esprit flottant dans l' air printanier . Elle passait des heures maintenant au piano , répétant , avec une patience exaspérante pour les autres , des accords , des passages , qui la faisaient devenir toute blanche et glacée d' émotion . Elle pleurait en entendant de la musique de Schumann . Elle se sentait pleine de pitié et de bonté pour tous ; et il l' était , comme elle . Ils donnaient de furtives aumônes aux pauvres qu' ils rencontraient , et ils échangeaient des regards compatissants : ils étaient heureux d' être si bons . À vrai dire , ils ne l' étaient que par intermittences . Minna découvrait tout à coup combien était triste l' humble vie de dévouement de la vieille Frida , qui servait dans la maison , depuis l' enfance de sa mère ; et elle courait se jeter à son cou , au grand étonnement de la bonne vieille , occupée à repriser du linge dans la cuisine . Mais cela ne l' empêchait pas , deux heures après , de lui parler durement , parce que Frida n' était pas venue au premier coup de sonnette . Et Christophe , qui était dévoré d' amour pour tout le genre humain , et se détournait de sa route , pour ne pas écraser un insecte , était plein d' indifférence pour sa propre famille . Par une réaction bizarre , il était même d' autant plus froid et plus sec avec les siens qu' il avait plus d' affection pour le reste des êtres : à peine s' il pensait a eux ; il leur parlait avec brusquerie et les voyait avec ennui . Leur bonté à tous deux n' était qu' un trop-plein de tendresse , qui débordait par crises , et dont bénéficiait , au hasard , le premier qui passait . En dehors de ces crises , ils étaient plus égoïstes qu' à l' ordinaire ; car leur esprit était rempli par une pensée unique , et tout y était ramené . Quelle place avait prise dans la vie de Christophe la figure de la fillette ! Quelle émotion , quand , la cherchant dans le jardin , il apercevait de loin la petite robe blanche ; -- quand , au théâtre , assis à quelques pas de leurs places encore vides , il entendait la porte de la baignoire s' ouvrir , et la rieuse voix qu' il connaissait si bien ; -- quand , dans une conversation étrangère , le cher nom de Kerich était prononcé ! Il pâlissait , rougissait ; pendant quelques minutes , il ne voyait ni n' entendait plus rien . Et aussitôt après , un torrent de sang lui remontait dans le corps , un assaut de forces inconnues . Cette petite Allemande naïve et sensuelle avait des jeux bizarres . Elle posait sa bague sur une couche de farine ; et il fallait la prendre , l' un après l' autre , avec les dents , sans se blanchir le nez . Ou bien elle passait au travers d' un biscuit une ficelle , dont chacun mettait un des bouts dans sa bouche ; et il s' agissait d' arriver le plus vite possible , en mangeant la ficelle , à mordre le biscuit . Leurs visages se rapprochaient , leurs souffles se mêlaient , leurs lèvres se touchaient , ils riaient d' un rire factice , et leurs mains étaient glacées . Christophe se sentait envie de mordre , de faire du mal ; il se rejetait brusquement en arrière ; et elle continuait à rire , d' une façon forcée . Ils se détournaient l' un de l' autre , feignaient l' indifférence , et se regardaient à la dérobée . Ces jeux troubles avaient pour eux un attrait inquiétant . Christophe en avait peur et leur préférait la gêne même des réunions , où madame de Kerich ou quelque autre assistait . Nulle présence importune ne pouvait interrompre l' entretien de leurs cœurs amoureux ; la contrainte ne faisait que le rendre plus intense et plus doux . Tout alors prenait entre eux un prix infini : un mot , un plissement de lèvres , un coup d' œil , suffisaient à faire transparaître sous le voile banal de la vie ordinaire le riche et frais trésor de leur vie intérieure . Eux seuls le pouvaient voir : ils le croyaient du moins et se souriaient , heureux de leurs petits mystères . À écouter leurs paroles , on n' eût rien remarqué qu' une conversation de salon sur des sujets indifférents : pour eux , c' était un chant perpétuel d' amour . Ils lisaient les nuances les plus fugitives de leurs traits et de leur voix , comme en un livre ouvert ; aussi bien auraient -ils pu lire , les yeux fermés : car ils n' avaient qu' à écouter leur propre cœur , pour y entendre l' écho du cœur de l' ami . Ils débordaient de confiance dans la vie , dans le bonheur , en eux -mêmes . Leurs espoirs étaient sans limites . Ils aimaient , ils étaient aimés , heureux , sans une ombre , sans un doute , sans une crainte pour l' avenir . Sérénité unique de ces jours de printemps ! Pas un nuage au ciel . Une foi si fraîche que rien ne semble pouvoir la faner jamais . Une joie si abondante que rien ne pourra l' épuiser . Vivent -ils ? Rêvent -ils ? Ils rêvent sans doute . Il n' y a rien de commun entre la vie et leur rêve . Rien , sinon qu' à cette heure magique , eux -mêmes ne sont qu' un rêve : leur être s' est fondu , au souffle de l' amour . Madame de Kerich ne fut pas longue à s' apercevoir de leur petit manège , qui se croyait très fin , et qui était très gauche . Minna en avait quelque soupçon , depuis que sa mère était entrée à l' improviste , un jour qu' elle parlait à Christophe de plus près qu' il ne convenait , et qu' au bruit de la porte ils s' étaient éloignés précipitamment , avec une maladroite confusion . Madame de Kerich avait feint de ne rien remarquer . Minna le regrettait presque . Elle eût voulu avoir à lutter contre sa mère : c' eût été plus romanesque . Sa mère se garda bien de lui en fournir l' occasion ; elle était trop intelligente pour s' inquiéter . Mais devant Minna , elle parlait de Christophe avec ironie , et raillait impitoyablement ses ridicules : elle le démolit en quelques mots . Elle n' y mettait aucun calcul , elle agissait d' instinct , avec la perfidie d' une bonne femme , qui défend son bien . Minna eut beau se rebiffer , bouder , dire des impertinences , et s' obstiner à nier la vérité des observations : elles n' étaient que trop justifiées , et madame de Kerich avait une habileté cruelle à blesser au bon endroit . La largeur des souliers de Christophe , la laideur de ses habits , son chapeau mal brossé , sa prononciation provinciale , sa façon ridicule de saluer , la vulgarité de ses éclats de voix , rien n' était oublié de ce qui pouvait atteindre l' amour-propre de Minna : c' était une simple remarque , décochée en passant ; jamais cela ne prenait la forme d' un réquisitoire ; et quand Minna , irritée , se dressait sur ses ergots pour répliquer , madame de Kerich , innocemment , était déjà occupée d' un autre sujet . Mais le trait restait et Minna était touchée . Elle commença à voir Christophe d' un œil moins indulgent . Il le sentait vaguement et lui demandait , inquiet : -- Pourquoi me regardez -vous ainsi ? Elle répondait : -- Pour rien . Mais , l' instant d' après , quand il était joyeux , elle lui reprochait avec âpreté de rire trop bruyamment . Il était consterné , il n' eût jamais pensé qu' il fallût se surveiller avec elle , pour rire : toute sa joie était gâtée . -- Ou bien , quand il causait , dans un entier abandon , elle l' interrompait d' un air distrait , pour faire une remarque désobligeante sur sa toilette , ou elle relevait ses expressions communes avec un pédantisme agressif . Il n' avait plus envie de parler , et parfois se fâchait . Puis il se persuadait que ces façons qui l' irritaient étaient une preuve de l' intérêt que lui portait Minna ; et elle se le persuadait elle -même . Il tâchait humblement d' en faire son profit . Elle lui en savait peu de gré : car il n' y réussissait guère . Mais il n' eut pas le temps de s' apercevoir du changement qui s' opérait en elle . Pâques était venu , et Minna devait faire , avec sa mère , un petit voyage chez des parents , du côté de Weimar . La dernière semaine avant la séparation , ils retrouvèrent leur intimité des premiers jours . Sauf quelques impatiences , Minna fut plus affectueuse que jamais . La veille du départ , ils se promenèrent longuement dans le parc ; elle attira Christophe au fond de la charmille , et lui passa au cou un sachet parfumé , où elle avait enfermé une boucle de ses cheveux ; ils se renouvelèrent des serments éternels , ils jurèrent de s' écrire chaque jour ; et , dans le ciel , ils firent choix d' une étoile , afin de la regarder , chaque soir , au même moment , tous deux . Le jour fatal arriva . Dix fois , dans la nuit , il s' était demandé : « Où sera-t-elle demain ? » ; et maintenant , il pensait : « C' est aujourd'hui . Ce matin , elle est encore ici . Ce soir ... » Il alla chez elle , avant qu' il fût huit heures . Elle n' était pas levée . Il essaya de se promener dans le jardin : il ne put , il revint . Les corridors étaient pleins de malles et de paquets ; il s' assit dans le coin de la chambre , épiant les bruits de porte , les craquements du plancher , reconnaissant les pas qui trottaient à l' étage au-dessus . Madame de Kerich passa , eut un léger sourire , et lui jeta , sans s' arrêter , un bonjour railleur . Minna parut enfin ; elle était pâle , elle avait les yeux gonflés ; elle n' avait pas plus dormi que lui , cette nuit . Elle donnait des ordres aux domestiques , d' un air affairé ; elle tendit la main à Christophe , en continuant de parler à la vieille Frida . Elle était déjà prête à partir . Madame de Kerich revint . Elles discutèrent ensemble , au sujet d' un carton à chapeau . Minna ne semblait faire aucune attention à Christophe , qui se tenait , oublié , malheureux , à côté du piano . Elle sortit avec sa mère , puis rentra ; du seuil , elle cria encore quelque chose à madame de Kerich . Elle ferma la porte . Ils étaient seuls . Elle courut à lui , lui saisit la main , et l' entraîna dans le petit salon voisin , dont les volets étaient clos . Alors elle approcha brusquement sa figure de celle de Christophe , et elle l' embrassa violemment , de toutes ses forces . Elle demandait , en pleurant : -- Tu promets , tu promets , tu m' aimeras toujours ? Ils sanglotaient tout bas , et faisaient des efforts convulsifs , pour qu' on ne les entendît pas . Ils se séparèrent , au bruit de pas qui venaient . Minna , s' essuyant les yeux , reprit avec les domestiques son petit air important ; mais sa voix tremblait . Il réussit à lui voler son mouchoir , qu' elle avait laissé tomber , son petit mouchoir sale , fripé , humide de ses pleurs . Il accompagna ses amies dans leur voiture jusqu' à la gare . Assis en face l' un de l' autre , les deux enfants osaient à peine se regarder , de peur de fondre en larmes . Leurs mains se cherchaient furtivement et se serraient , à se faire mal . Madame de Kerich les observait avec une bonhomie narquoise et semblait ne rien voir . Enfin , l' heure sonna . Debout près de la portière , quand le train s' ébranla , Christophe se mit à courir à côté de la voiture , sans regarder devant lui , bousculant les employés , les yeux attachés aux yeux de Minna , jusqu' à ce que le train le dépassât . Il continua de courir , jusqu' à ce qu' il ne vît plus rien . Alors il s' arrêta , hors d' haleine ; et il se retrouva sur le quai de la gare , au milieu d' indifférents . Il rentra à sa maison , d' où par bonheur les siens étaient sortis ; et , tout le matin , il pleura . Il connut pour la première fois l' affreux chagrin de l' absence , Tourment intolérable pour tous les cœurs aimants . Le monde est vide , la vie est vide , tout est vide . On ne peut plus respirer : c' est une angoisse mortelle . Surtout quand persistent autour de nous les traces matérielles du passage de l' amie , quand les objets qui nous entourent l' évoquent constamment , quand on reste dans le décor familier où l' on vécut ensemble , quand on s' acharne à revivre aux mêmes lieux le bonheur disparu . Alors , c' est comme un gouffre qui s' ouvre sous les pas : on se penche , on a le vertige , on va tomber , on tombe . On croit voir la mort en face . Et c' est bien elle qu' on voit : l' absence n' est qu' un de ses masques . On assiste tout vif à la disparition du plus cher de son cœur : la vie s' efface , c' est le trou noir , le néant . Christophe alla revoir tous les endroits aimés , pour souffrir davantage . Madame de Kerich lui avait laissé la clef du jardin , pour qu' il pût s' y promener en leur absence . Il y retourna , le jour même , et faillit suffoquer de douleur . Il lui semblait , en venant , qu' il y retrouverait un peu de celle qui était partie : il ne la retrouva que trop , son image flottait sur toutes les pelouses ; il s' attendait à la voir paraître à tous les détours des allées : il savait bien qu' elle ne paraîtrait pas ; mais il se torturait à se persuader le contraire , à rechercher les traces de ses souvenirs amoureux , le chemin du labyrinthe , la terrasse tapissée de glycine , le banc dans la charmille ; et il mettait une insistance de bourreau à se répéter : « Il y a huit jours ... il y a trois jours ... hier , c' était ainsi , hier , elle était ici ... ce matin même ... » Il se labourait le cœur avec ces pensées , jusqu' à ce qu' il dût s' arrêter , étouffant , près de mourir . -- À son deuil se mêlait une colère contre lui de tout ce beau temps perdu , sans qu' il en eût profité . Tant de minutes , tant d' heures , où il jouissait du bonheur infini de la voir , de la respirer , de se nourrir d' elle ! Et il ne l' avait pas apprécié ! Il avait laissé fuir le temps , sans avoir savouré chacun des plus petits moments ! Et maintenant ! ... Maintenant , il était trop tard ... Irréparable ! Irréparable ! Il revint chez lui . Les siens lui furent odieux . Il ne put supporter leurs visages , leurs gestes , leurs entretiens insipides , les mêmes que la veille , les mêmes que les jours d' avant , les mêmes que lorsqu' elle était là . Ils continuaient de mener leur vie accoutumée , comme si un tel malheur ne venait pas de s' accomplir auprès d' eux . La ville non plus ne se doutait du rien . Les gens allaient à leurs occupations , riants , bruyants , affairés ; les grillons chantaient , le ciel rayonnait . Il les haïssait tous , il se sentait écrasé par l' égoïsme universel . Mais il était plus égoïste , à lui seul , que l' univers entier . Rien n' avait plus de prix pour lui . Il n' avait plus de bonté . Il n' aimait plus personne . Il passa de lamentables journées . Ses occupations le reprirent d' une façon automatique ; mais il n' avait plus de courage pour vivre . Un soir qu' il était à table avec les siens , muet et accablé , le facteur heurta à la porte et lui remit une lettre . Son cœur la reconnut , avant d' avoir vu l' écriture . Quatre paires d' yeux , braqués sur lui , avec une curiosité indiscrète , attendaient qu' il la lût , s' accrochant à l' espoir de cette distraction , qui les sortît de leur ennui accoutumé . Il posa la lettre à côté de son assiette et se força à ne pas l' ouvrir , prétendant avec indifférence qu' il savait de quoi il s' agissait . Mais ses frères , vexés , n' en crurent rien , et continuèrent de l' épier : en sorte qu' il fut à la torture , jusqu' à la fin du repas . Alors seulement il fut libre de s' enfermer dans sa chambre . Son cœur battait si fort qu' il faillit déchirer la lettre en l' ouvrant . Il tremblait de ce qu' il allait lire ; mais , dès qu' il eut parcouru les premiers mots , une joie l' envahit . C' étaient quelques lignes très affectueuses . Minna lui écrivait en cachette . Elle l' appelait : « Cher Christlein » , elle lui disait qu' elle avait bien pleuré , qu' elle avait regardé l' étoile , chaque soir , qu' elle avait été à Francfort , qui était une ville grandiose , où il y avait des magasins admirables , mais qu' elle ne faisait attention à rien , parce qu' elle ne pensait qu' à lui . Elle lui rappelait qu' il avait juré de lui rester fidèle , et de ne voir personne en son absence , afin de penser uniquement à elle . Elle voulait qu' il travaillât pendant tout le temps qu' elle ne serait pas là , afin qu' il devînt célèbre , et qu' elle le fût aussi . Elle finissait en lui demandant s' il se souvenait du petit salon , où ils s' étaient dit adieu , le matin du départ ; et elle le priait d' y retourner un matin ; elle assurait qu' elle y serait encore , en pensée , et qu' elle lui dirait encore adieu , de la même façon . Elle signait : « Éternellement à toi ! Éternellement ! ... » et elle avait ajouté un post-scriptum , pour lui recommander d' acheter un chapeau canotier au lieu de son vilain feutre ; -- « tous les messieurs distingués en portent ici : un canotier de grosse paille , avec un large ruban bleu » . Christophe lut quatre fois la lettre , avant d' arriver à la comprendre tout à fait . Il était étourdi , il n' avait même plus la force d' être heureux ; il se sentit brusquement si las qu' il se coucha , relisant et baisant la lettre à tout instant . Il la mit sous son oreiller , et sa main s' assurait sans cesse qu' elle était là . Un bien-être ineffable se répandait en lui . Il dormit d' un trait jusqu' au lendemain . Sa vie devint plus supportable . La pensée fidèle de Minna flottait autour de lui . Il entreprit de lui répondre ; mais il n' avait pas le droit de lui écrire librement , il devait cacher ce qu' il sentait ; c' était pénible et difficile . Il s' évertua à voiler maladroitement son amour sous des formules de politesse cérémonieuse , dont il se servait toujours d' une façon ridicule . Sa lettre partie , il attendit la réponse de Minna , il ne vécut plus que dans cette attente . Pour prendre patience , il essaya de se promener , de lire . Mais il ne pensait qu' à Minna , il se répétait son nom avec une obstination de maniaque ; il avait pour ce nom un amour si idolâtre qu' il gardait dans sa poche un volume de Lessing , parce que le nom de Minna s' y trouvait ; et , chaque jour , il faisait un long détour , au sortir du théâtre , pour passer devant une boutique de mercière , dont l' enseigne portait les cinq lettres adorées . Il se reprocha de se distraire , quand elle lui avait recommandé avec insistance de travailler , pour la rendre illustre . La naïve vanité de cette demande le touchait , comme une marque de confiance . Il résolut , pour y répondre , d' écrire une œuvre qui lui serait non seulement dédiée , mais vraiment consacrée . Aussi bien n' aurait-il pu rien faire d' autre , en ce moment . À peine en eut-il conçu le dessein que les idées musicales affluèrent . Telle une masse d' eau , accumulée dans un réservoir depuis des mois , et qui s' écroulerait d' un coup , brisant ses digues . Il ne sortit plus de sa chambre , pendant huit jours , Louisa déposait son dîner à la porte : car il ne la laissait même pas entrer . Il écrivit un quintette pour clarinette et instruments à cordes . La première partie était un poème d' espoir et de désir juvéniles ; la dernière , un badinage d' amour , où faisait irruption l' humour un peu sauvage de Christophe . Mais l' œuvre entière avait été écrite pour le second morceau : le larghetto , où Christophe avait peint une petite âme ardente et ingénue , qui était , ou devait être le portrait de Minna . Nul ne l' y eût reconnue , et elle moins que personne ; mais l' important était qu' il l' y reconnût parfaitement ; il éprouvait un frémissement de plaisir à l' illusion de sentir qu' il s' était emparé de l' être de la bien-aimée . Nul travail ne lui fut plus facile et heureux : c' était une détente à l' excès d' amour , que l' absence amassait en lui ; et en même temps , le souci de l' œuvre d' art , l' effort nécessaire pour dominer et concentrer la passion dans une forme belle et claire , lui donnait une santé d' esprit , un équilibre de toutes ses facultés , qui lui causait une volupté physique . Souveraine jouissance connue de tout artiste : pendant le temps qu' il crée , il échappe à l' esclavage du désir et de la douleur ; il en devient le maître ; et tout ce qui le faisait jouir , et tout ce qui le faisait souffrir , lui semble le libre jeu de sa volonté . Instants trop courts : car il retrouve ensuite , plus lourdes , les chaînes de la réalité . Tant que Christophe fut occupé de ce travail , il eut à peine le temps de songer à l' absence de Minna : il vivait avec elle . Minna n' était plus en Minna , elle était toute en lui . Mais quand il eut fini , il se retrouva seul , plus seul qu' avant , plus las ; il se rappela qu' il y avait deux semaines qu' il avait écrit à Minna , et qu' elle ne lui avait pas répondu . Il lui écrivit de nouveau ; et , cette fois , il ne put se résoudre à observer tout à fait la contrainte qu' il s' était imposée dans la première lettre . Il reprochait à Minna , sur un ton de plaisanterie , -- car il n' y croyait pas , -- de l' avoir oublié . Il la taquinait sur sa paresse et lui faisait d' affectueuses agaceries . Il parlait de son travail avec beaucoup de mystère , pour piquer sa curiosité , et parce qu' il voulait lui en faire une surprise au retour . Il décrivait minutieusement le chapeau qu' il avait acheté ; et il racontait que , pour obéir aux ordres de la petite despote , -- car il avait pris à la lettre toutes ses prétentions , -- Il ne sortait plus de chez lui , et se disait malade , afin de refuser toutes les invitations . Il n' ajoutait pas qu' il était même en froid avec le grand-duc , parce que , dans l' excès de son zèle , il s' était dispensé de se rendre à une soirée du château , où il était convié . Toute la lettre était d' un joyeux abandon , et pleine de ces petits secrets , chers aux amoureux : il s' imagina que Minna seule en avait la clef , et il se croyait fort habile , parce qu' il avait eu soin de remplacer partout le mot d' amour par celui d' amitié . Après avoir écrit , il éprouva un soulagement momentané : d' abord , parce que la lettre lui avait donné l' illusion d' un entretien avec l' absente ; et parce qu' il ne doutait pas que Minna n' y répondît aussitôt . Il fut donc très patient pendant les trois jours qu' il avait accordés à la poste pour porter sa lettre à Minna et lui rapporter sa réponse . Mais quand le quatrième jour fut passé , il recommença à ne plus pouvoir vivre . Il n' avait plus d' énergie , ni d' intérêt aux choses , que pendant l' heure qui précédait l' arrivée de chaque poste . Alors il trépignait d' impatience . Il devenait superstitieux et cherchait dans les moindres signes -- le pétillement du foyer , un mot dit au hasard -- l' assurance que la lettre arrivait . Une fois l' heure passée , il retombait dans sa prostration . Plus de travail , plus de promenades : le but seul de l' existence était d' attendre le prochain courrier ; et toute son énergie était dépensée à trouver la force d' attendre jusque -là . Mais quand le soir venait et qu' il n' y avait plus d' espérance pour la journée , alors c' était l' accablement : Il lui semblait qu' il ne réussirait jamais à vivre jusqu' au lendemain ; et il restait des heures , assis devant sa table , sans parler , sans penser , n' ayant même pas la force de se coucher , jusqu' à ce qu' un reste de volonté lut fît gagner son lit ; et il dormait d' un lourd sommeil , plein de rêves stupides , qui lui faisaient croire que la nuit ne finirait jamais . Cette attente continuelle devenait à la longue une véritable maladie . Christophe en arrivait à soupçonner son père , ses frères , le facteur même , d' avoir reçu la lettre et de la lui cacher . Il était rongé d' inquiétudes . De la fidélité de Minna , il ne doutait pas un instant . Si donc elle ne lui écrivait pas , c' est qu' elle était malade , mourante , morte peut-être . Il sauta sur sa plume , et écrivit une troisième lettre , quelques lignes déchirantes , où il ne pensait pas plus , cette fois , à surveiller ses sentiments que son orthographe . L' heure de la poste pressait ; il avait fait des ratures , brouillé la page en la tournant , sali l' enveloppe en la fermant : n' importe ! Il n' aurait pu attendre au courrier suivant . Il courut jeter la lettre à la poste , il attendit dans une angoisse mortelle . La seconde nuit , il eut la vision de Minna , malade , qui l' appelait ; il se leva , fut sur le point de partir à pied , d' aller la rejoindre . Mais où ? Où la retrouver ? Le quatrième matin arriva la lettre de Minna , -- une demipage , -- froide et pincée . Minna disait qu' elle ne comprenait pas ce qui avait pu lui inspirer ces stupides appréhensions , qu' elle allait bien , qu' elle n' avait pas le temps d' écrire , qu' elle le priait de s' exalter moins à l' avenir et d' interrompre sa correspondance . Christophe fut atterré . Il ne mit pas en doute la sincérité de Minna . Il s' accusa lui -même , il pensa que Minna était justement irritée des lettres imprudentes et absurdes qu' il avait écrites . Il se traita d' imbécile , et se frappa la tête avec ses poings . Mais il avait beau faire : il était bien forcé de sentir que Minna ne l' aimait pas autant qu' il l' aimait . Les jours qui suivirent furent si mornes qu' ils ne peuvent se raconter . Le néant ne se décrit point . Privé du seul bien qui le rattachât à l' existence : ses lettres à Minna , Christophe ne vécut plus que d' une façon machinale ; et le seul acte de sa vie auquel il s' intéressât , était lorsque , le soir , au moment de se coucher , il rayait , comme un écolier , sur son calendrier , une des interminables journées qui le séparaient du retour de Minna . La date du retour était passée . Depuis une semaine déjà , elle aurait dû être là . À la prostration de Christophe avait succédé une agitation fébrile . Minna lui avait promis , en partant , de l' avertir du jour et de l' heure de l' arrivée . Il attendait , de moment en moment , pour aller au-devant d' elle ; et il se perdait en conjectures pour expliquer ce retard . Un soir , un voisin de la maison , un ami de grand-père , le tapissier Fischer , était venu fumer sa pipe et bavarder avec Melchior , comme il faisait souvent , après dîner . Christophe , qui se rongeait , allait remonter dans sa chambre , après avoir en vain guetté le passage du facteur , quand un mot le fit tressaillir . Fischer disait que le lendemain matin , de bonne heure , il irait chez les de Kerich , pour poser des rideaux . Christophe , saisi , demanda : -- Elles sont donc revenues ? -- Farceur ! tu le sais aussi bien que moi , dit le vieux Fischer goguenard . Il y a beau temps ! Elles sont rentrées avant-hier . Christophe n' entendit rien de plus ; il quitta la chambre et se prépara à sortir . Sa mère , qui depuis quelque temps le surveillait à la dérobée , le suivit dans le couloir et lui demanda timidement où il allait . Il ne répondit pas et sortit . Il souffrait .