LE SOLEIL DÉCLINAIT . LE vent d' est mouillait la crête des mottes , activait la moisissure des feuilles tombées , et couvrait les troncs d' arbres , les baliveaux , les herbes sans jeunesse et molles depuis l' automne , d' un vernis résistant comme celui que les marées soufflent sur les falaises . La mer était loin cependant , et le vent venait d' ailleurs . Il avait traversé les forêts du Morvan , pays de fontaines où il s' était trempé , celles de Montsauche et de Montreuillon , plus près encore celle de Blin ; il courait vers d' autres massifs de l' immense réserve qu' est la Nièvre , vers la grande forêt de Tronçay , les bois de Crux-la-Ville et ceux de Saint-Franchy . L' atmosphère semblait pure , mais dans tous les lointains , au-dessus des taillis , à la lisière des coupes , dans le creux des sentiers , quelque chose de bleu dormait , comme une fumée . — Tu es sûr , Renard , que le chêne a cent soixante ans ? — Oui , monsieur le comte , il porte même son âge écrit sur son corps : voilà les huit traits rouges ; je les ai faits moi -même , au moment du balivage . — Eh ! oui , tu l' as sauvé , et maintenant on veut que je le condamne à mort ! Non , Renard , je ne peux pas ! Cent soixante ans ! Il a vu cinq générations de Meximieu ... — Ça fait tout de même le trente-deuxième bisancien qu' on épargne ! À ces âges -là , en terre médiocre , comme chez nous , le chêne ne grossit plus , il ne fait que mûrir . Enfin , monsieur le comte est libre ; il s' arrangera avec monsieur le marquis . Le garde se tut . Sa figure rougeaude et rasée exprimait le dédain d' un sous-ordre qui fut omnipotent , pour l' administration qui lui a succédé . Il était debout , un peu en arrière , coiffé d' une cape de velours vert , au chaud et à l' aise dans un complet de velours de même nuance que la cape ; ses mains , croisées sur son ventre , tenaient un carnet entrouvert : « État des arbres anciens du domaine de Fonteneilles » , et ses jambes , trop grêles pour ce gros corps , lui donnaient l' air d' une marionnette allemande posée sur des crins . Il considérait le patron . Le patron souriait au chêne et lui disait tout bas : « Allons ! mon bel ancien , te voilà sauvé ; je reviendrai te voir , quand tes feuilles auront poussé . » L' arbre montait , effilé , élégant , laissant tomber l' ombre vivante de ses branches sur les taillis dévastés . — Vois -tu , Renard , reprit Michel de Meximieu , qui suivait sa pensée , je les aime bien , mes arbres : ils ne me demandent rien , je les connais de longue date , je vois leur pointe de la fenêtre de ma chambre , ils sont des amis plus sûrs que ceux qui les abattent . — Race de fainéants , les bûcherons , monsieur le comte , de bracos , de propres à rien , de ... — Non , mon ami , non ! S' ils ne faisaient que tuer mon gibier , je leur pardonnerais volontiers . Tout ce que je veux dire , c' est que ce sont des âmes diminuées , comme tant d' autres . — Parbleu ! les braconniers ne gênent pas ceux qui ne chassent pas : mais moi , je chasse ! dit Renard à demi-voix . Son maître n' eut pas l' air d' entendre . Il tenait dans sa main gauche , pendante le long du corps , une hachette à marteau pour marquer les arbres . Après un instant , il remit l' instrument dans la gaine de cuir pendue à sa ceinture . Il considérait maintenant le vaste chantier qu' il était venu inspecter , dix hectares de taillis presque entièrement coupé , où les bûcherons travaillaient encore , chacun dans sa ligne balisée , dans « son atelier » , parmi les stères de bois empilé et les tas de ramille . À l' angle de cette coupe , vers l' est , une autre coupe s' amorçait , et il y avait entre elles un détroit sinueux , une gorge comme entre deux plaines . — Allons ! Renard , assez de cette vilaine besogne ! Retourne au château ! Tu diras à mon père que je reviendrai par le carrefour de Fonteneilles . — Bien , monsieur le comte . — Tu diras aussi à Baptiste d' atteler la victoria , pour conduire le général au train de Corbigny . Le garde fit demi-tour à gauche , s' éloigna d' un pas vigoureux et relevé , et l' on entendit quelque temps le bruit de ses brodequins , qui heurtaient les cépées et brisaient les ronces . Michel de Meximieu venait d' obéir à un ordre qui lui avait semblé dur et même humiliant . En mars , et plusieurs mois après la vente des bois , consentie à un marchand du pays , il avait dû , sur l' ordre de son père , sacrifier un grand nombre d' arbres primitivement réservés , les désigner lui -même à la cognée et , pour cela , les « contremarquer » en effaçant les traits rouges et en donnant un coup de marteau dans le flanc de l' arbre . Peut-être en avait-il trop épargné , comme disait Renard ; mais lui , il s' accusait et il souffrait d' avoir trop bien obéi . Michel était un homme jeune , vigoureux et laid . Sa laideur venait d' abord d' un défaut de proportions . Il était de taille moyenne , mais les jambes étaient longues , et le buste était court et la tête massive . Aucune régularité , non plus , aucune harmonie , dans ce visage qu' on eût dit sculpté par la main réaliste et puissante d' un ouvrier du moyen âge : un front bas sous des cheveux châtains , durs , qui faisaient éperon au milieu , sur la peau mate ; des yeux bleus , enfoncés et légèrement inégaux ; un nez large ; de longues lèvres , – le plus expressif de ses traits , lèvres rasées , lèvres d' orateur peut-être , si l' occasion et l' éducation avaient servi le fils du marquis de Meximieu ; – enfin une mâchoire carrée , que les mots desserraient à peine , et que le silence fermait tout de suite comme un étau . Il manquait de charme et de beauté , mais la physionomie exprimait une qualité maîtresse : la volonté . Elle témoignait , non pas d' une énergie en réserve et inactive encore , mais exercée et déjà victorieuse . De quelles tentations ? De quelles révoltes ? Le visage est un livre où les causes ne sont pas toutes écrites . On lisait seulement sur celui de Michel de Meximieu : « J' ai lutté » ; on devinait que ce jeune homme n' était pas , comme tant d' autres , ébloui par la vie , et qu' il l' avait jugée . Deux rides légères bridaient la bouche , comme un mors . Le sourire seul , chez lui , demeurait jeune et cordial : mais il était rapide . En ce moment , Michel ne souriait pas . Les sourcils rapprochés , les paupières abaissées par l' effort de ses yeux qui s' adaptaient aux lointains , il étudiait les ouvriers répandus au loin dans la coupe , cherchant à reconnaître l' un d' entre eux , auquel il voulait parler . Il allait aborder un bûcheron socialiste , et l' idée ne lui serait pas venue de quitter ses gants . Il savait que ce ne sont pas les différences qui blessent , mais l' orgueil qui les porte . Quand il eut parcouru du regard le vaste chantier forestier , et constaté que Gilbert Cloquet ne s' y trouvait pas : — Je vais demander au gendre , pensa-t-il , où est Gilbert . Et , enjambant les branches abattues , tournant les longues piles de rondin ou de charbonnette encordée , il s' avança vivement jusqu' au milieu de la coupe . Un homme jeune travaillait là , et relevait des brins de moulée qu' il empilait entre des pieux . Il entendait venir le patron . Il l' avait aperçu de loin . Mais il le laissa approcher jusqu' à trois pas , sans le saluer . Michel de Meximieu a l' habitude . Il parlera le premier . La petite blessure , faite d' amour-propre et d' amitié méconnue , saigne intérieurement . Mais la voix ne trahit rien . — Eh bien ! Lureux , il va geler cette nuit , si le vent cède ? Une voix jeune aussi , plus sèche , répond : — Il ne cédera pas . Et dans le ton de ces paroles , dans la façon d' appuyer sur le mot « céder » , dans le rapide sourire qui relève les moustaches tombantes à la gauloise , on peut deviner que Lureux , en parlant du vent , pense à une autre force qui , elle non plus , ne cédera pas . Le bûcheron , qui venait de répondre cette phrase à double sens , était un homme à peine plus âgé que Michel , de taille au-dessus de la moyenne , au teint clair , et dont le visage , barré en diagonale d' une moustache fauve , toute mince et toute jeune , n' exprimait déjà plus que le contentement de soi -même et la résolution de ne point parler . Ses yeux , un instant animés et railleurs , avaient retrouvé tout de suite , entre les paupières à moitié closes , le regard simple des primevères jaunes qu' on voit luire entre deux feuilles . Il avait jeté sa jaquette sur un tas de ramilles . Sa chemise à carreaux violets , son pantalon de gros drap brun , laissaient voir un corps admirablement fait , souple et exercé . Autour de l' ouvrier , dans la coupe , des stères de bois empilé s' alignaient comme des murs , jetés dans toutes les directions , et sur l' un de ces murs , à l' extrémité d' un tas de « moulée blanche » qui est le bois de tremble et de bouleau , un petit gars rose et frisé , enfant de quelqu'un de travailleurs égaillés dans la forêt , était assis , les jambes pendantes , les sabots pendants aussi et tenus en équilibre sur le bout des orteils . Lureux le considérait , pour ne pas regarder le patron , et pour marquer sa volonté de ne pas continuer la conversation . Les camarades , au loin , devaient l' observer , et il tenait à se montrer impoli , moins par la haine personnelle que par crainte qu' on ne l' accusât de causer avec les bourgeois . Michel comprit , et demanda : — Où est donc votre beau-père , je ne le vois pas ? — Par là , dit l' homme en désignant la gauche ; il abat un ancien , il a fini le taillis . — Merci , Lureux , au revoir ! — Au revoir , monsieur ! Et il suivit d' un regard dédaigneux le patron qui s' éloignait . Celui -ci sortit de la clairière et entra sous bois . À moins de cent mètres , il aperçut l' homme qu' il cherchait . Le bûcheron abattait un « ancien » marqué au flanc . Il frappait obliquement . Le fer de la cognée s' enfonçait plus avant , à chaque coup , dans le pied palmé de l' arbre , faisait voler un copeau , humide et blanc comme une tranche de pain , et se relevait pour retomber . Il luisait , limé et mouillé de sève par le bois vivant . Le corps de l' ouvrier suivait le mouvement de la hache . Tout l' arbre frémissait , même les radicelles dans le profond de la terre . Une chemise , un pantalon usé , collé aux jambes par la sueur , décalquaient le squelette de l' homme , les omoplates saillantes , les côtes , le bassin étroit , les longs fémurs à peine recouverts de muscles , et pareils à des cotrets vêtus d' écorce molle . L' ombre enveloppait les yeux clairs ; l' orbite était creuse , blessure élargie par la souffrance du cœur . Deux entailles dans la chair , deux coups de pouce , appuyés par un autre modeleur au bas des pommettes , disaient : « Celui -là , dans les jours de moisson , dans les forêts en coupe , a lui -même fondu sa graisse et sculpté son corps . » Le maigre cou disait : « La bise a raboté l' aubier , et n' a laissé que le bois dur . » Ses mains , paquets de veines , de tendons , de muscles secs , maladroites pour les petits travaux et sûres pour les efforts vigoureux , disaient : « Toute une vie de hardiesse et d' endurance s' est exprimée par nous ; nous témoignons qu' elle fut rude , et qu' elle fit bonne mesure aux labeurs commandés . » — Bonjour , Gilbert ! — Bonjour , monsieur Michel ! La cognée reposait à terre ; une main soulevait la casquette à oreilles , l' autre se tendait ; la figure lasse du bûcheron se pencha , et s' éclaira , comme la hache , d' un rayon . Et c' était un visage qui avait été beau . Cinquante années de misère l' avaient émacié , mais les traits étaient demeurés droits et fins , et la barbe encore blonde l' allongeait noblement et donnait à Gilbert Cloquet l' air d' un homme du Nord , Scandinave ou normand , descendu parmi les herbages et les forêts du Centre . — Eh bien ! Gilbert , je suppose que tu n' es pas satisfait de ce qui se passe ? J' ai entendu encore le clairon hier soir . Ce n' est pas la grève déclarée , mais une menace pour nous , et , pour vous , une répétition . Crois -tu à une nouvelle grève ? Le bûcheron , passant la main sur sa barbe longue , cligna les yeux et considéra les taillis qui commençaient à brunir . — Je n' y crois pas , dit-il d' une voix mesurée ; ils veulent faire peur , comme vous dites , pour que les prix ne baissent pas . Mais ça ne recommencera pas tout de suite ... Il faut l' espérer , monsieur Michel , car j' ai bien besoin de travailler , plus que d' autres ... Il se tut , et Michel comprit que Gilbert Cloquet faisait allusion à cette coquette et dépensière Marie Lureux , « La Lureuse » sa fille , qui avait mangé , peu à peu , tout le bien de ce pauvre . Les coups sourds des haches coupant le taillis passaient dans le vent . Le jeune homme reprit : — Tu es du syndicat , toi aussi , et tu paies tes cinq sous par mois : ça m' a toujours étonné . — Oui , je suis avec eux par le cœur , pas toujours par la tête . — Et tu obéis pourtant à tout ce qu' ils commandent ! Un homme de ton âge ! — Ça , c' est le parti qui le veut , monsieur Michel . Mais il y a des fois où je prends sur moi pour rester avec eux . — Quels maîtres vous vous donnez , mes pauvres ! ... Vous ne gagnez pas au change ! Enfin , ce n' est pas cela que je venais te dire . J' ai , près du château , une petite coupe de bois que je n' ai pas vendue au marchand . C' est ma provision pour l' hiver prochain . Veux -tu l' entreprendre ? Je te donne la préférence , parce que tu es un vieil ami de la maison . — Combien de journées à peu près ? — Une quinzaine . Peut-être plus . Tu as fini ton travail ici ? — Oui . Les camarades ont encore besoin d' une journée , pour finir . Mais moi , mon atelier s' est trouvé plus court , et vous voyez , j' abattais un des anciens qui ont été marchandés à Méhaut . Je peux aller dès demain matin dans votre réserve . C' est dit . — Tu y seras seul , et je suis sûr que le travail sera bien fait . N' en parle pas , cela vaut mieux ! — Bien sûr ! ... Le bûcheron tendit sa large main , pour sceller le contrat . Puis , gêné , hochant la tête à cause du déplaisir qu' il éprouvait : — Monsieur Michel , puisque me voilà engagé , si vous vouliez m' avancer vingt francs sur le travail ? Je ne sais pas comment je fais , pour tant dépenser ! ... Michel tira un louis de son porte-monnaie , et le remit à Gilbert . — Je le sais , moi , mon brave : tu es trop bon avec quelqu'un qui ne l' est guère . Adieu ! À ce moment , une sonnerie de clairon , aiguë , retentit au loin , à droite dans la forêt . Elle était militaire , et rappelait celle du couvre-feu . Rapide , pressée , impérative , elle finissait sur une note prolongée qui commandait le silence , la cessation , le repos . Elle fut répétée à quelques secondes d' intervalle , et cette fois , le pavillon du clairon devait être dirigé du côté où se trouvaient les deux hommes , car elle arriva plus nette et plus forte . Aussitôt , Gilbert Cloquet se détourna , pour prendre la vieille veste pendue à un arbre , et qu' il voulait jeter sur ses épaules pour le retour . D' un mouvement prompt , avec une irritation non contenue , Michel se baissa , saisit la cognée tombée à terre , et , la levant sur le tronc du chêne : — Tu laisses la besogne à moitié faite ! En voilà une lâcheté ! Je vais finir , moi ! Avec la sûreté d' un homme habitué aux exercices violents , il frappa dix fois , vingt fois , trente fois , sans se reposer . Les copeaux volaient . Cloquet riait . Une voix haletante cria , à la lisière du taillis : — Qui est -ce qui cogne après le signal ? Est -ce que tu n' entends pas ? Un coup , deux coups , trois coups de cognée plus forts que les autres lui répondirent seuls . L' arbre , tailladé tout autour du pied , porté sur un paquet de fibres , rompit cette amarre trop faible , se pencha , s' élança dans le vide , les branches en avant , rebondit sur ses membres brisés , fit un demi-tour sur lui -même et demeura étendu . — Toute la forêt n' a pas obéi ! dit Michel en jetant l' outil . Il fouilla des yeux le taillis d' où la voix avait appelé . Mais il ne vit personne . L' homme , ayant constaté sans doute que l' infraction au pacte de servitude ne venait pas d' un syndiqué , avait rejoint les compagnons . — Sans rancune , n' est -ce pas , Cloquet ? — Bien sûr , monsieur Michel ! Ce n' est pas à moi que vous en voulez ... Mais comme vous êtes blanc de figure ! ... Ç'a été trop fort pour vous , ce travail -là ... On dirait que vous êtes malade ? ... — Non , ce n' est rien . Le jeune homme avait mis une main sur son cœur qui battait trop vite . Il demeura un moment immobile , un peu troublé , les lèvres entrouvertes , respirant en mesure pour calmer son cœur . Puis le sourire parut , et effaça l' inquiétude . — À demain ? Michel descendit la pente , boisée également , qui commençait près de là , sauta par-dessus le ruisseau , remonta l' autre pente , et entra dans une piste qui serpentait parmi de hauts taillis de dix-huit ans . Le soleil , à travers les branches , jetait sous bois une averse d' or rouge . Par moments , on voyait le haut des collines , qui sont au-delà de l' étang de Vaux , tout empourpré . La forêt , anxieuse , sentait mourir en elle le soleil et la vie . Des millions de touffes d' herbes agitaient vers lui leurs bras souples . Les gros oiseaux s' effaraient . Déjà les merles , avec un cri de peur fanfaronne , avaient glissé , à mi-hauteur des baliveaux , vers les parties les plus fourrées du bois . Les dernières grives s' agitaient en criant à la pointe des chênes . Trois fois , Michel avait frémi au passage d' une bécasse qui « croûlait » . — Bonsoir , monsieur le comte ! Celui -ci , qui s' était arrêté au carrefour de deux sentiers et levait la tête pour écouter le soir , tressaillit au son de la voix gutturale qui le saluait . Mais , tout de suite maître de sa peur , il reconnut , presque à ses pieds , assis sur une pierre et tenant sa besace entre les jambes , un coureur de bois , barbu comme un griffon , et que les gens du pays craignaient sans qu' on pût dire pourquoi . Le mendiant n' avait ni âge certain , ni domicile connu . On l' appellait Le Grollier , à cause des poils aussi noirs que les plumes de grolle qui couvraient son visage , et au milieu desquels étincelaient deux yeux presque blancs , phosphorescents comme ceux d' un chien de berger ou d' un geai en maraude . Michel lui frappa sur l' épaule . — Hé , Grollier , dit-il , je ne m' attendais pas à vous voir ! — On ne s' attend jamais à moi , répondit l' homme en soufflant la fumée de sa pipe . Vous écoutiez les oiseaux : eh oui ! ce sont les plus petits qui chantent les derniers ... Puis , regardant fixement Michel , qui cherchait dans son porte-monnaie une pièce de dix sous , et la mettait sur la manche immobile de Grollier : — Défiez -vous de Lureux , monsieur le comte ; défiez -vous de Tournabien et de Supiat , si vous achetez des faucheuses ... — Je n' ai peur ni des uns ni des autres , Grollier , et personne ne sait ce que je ferai ... Adieu ! Il porta la main à son feutre , et continua sa route . — Qui diable a pu savoir que je pense à acheter des faucheuses pour mes prés ? ... Il se rappela qu' à la foire de Corbigny , deux semaines plus tôt , il avait demandé des prix à un constructeur de machines . Et il se mit à rire . Puis l' autre propos du Grollier : « Les plus petits oiseaux sont ceux qui chantent les derniers » , le ramena aux pensées qui l' occupaient avant cette rencontre . En effet , c' était l' heure des chants menus qui décroissent . Les bouvreuils qui voyagent en mars , les pinsons , les verdiers qui ont jeûné l' hiver , sifflaient , mais sans changer leur chanson du jour , avec la confiance que demain serait bon , serait meilleur encore . « Au revoir , soleil , merci pour les premiers bourgeons picorés . Sous nos pattes , nous sentons déjà battre le torrent de jeunesse , les feuilles du printemps futur qui montent vers la lumière , toute la sève en mouvement dans les galeries secrètes , et qui va aux fenêtres , tout là-haut . Au revoir , soleil ! Demain , quand tu renaîtras , que de parfums , que de bourgeons nouveaux , et que de moucherons pour nous ! » Ils se laissaient glisser , un à un , vers les fourrés d' épines . Ils se turent ; le soleil était descendu au-dessous de l' horizon . Alors les derniers oiseaux dirent leur adieu au jour . Ce furent les rouges-gorges , puis les mésanges , toute la tribu des grimpeuses , des fouilleuses de lichens , des exploratrices d' écorces , petits paquets de plumes grises qui ne prennent point de repos tant qu' il y a de la lumière , et dont le cri aigu achève la chanson des bêtes diurnes . Michel connaissait toutes ces choses . Il sentit accourir , de l' extrême horizon , cette haleine de vent tiède , ce baiser qui remonte chaque soir les vagues de l' air , traverse les bois , roule sur les prés , se répand en douceur vivifiante sur toute la campagne , et touche la vie au passage , partout où elle est . Il ouvrit les lèvres et la poitrine à ce souffle unique , dont son sang fut renouvelé . Puis il continua sa route . La lumière , maintenant , passait au-dessus des forêts . Un moment , par la percée d' un sentier , il aperçut l' eau encore éclatante de l' étang de Vaux , qui a cinq branches comme une feuille d' érable , et qui fait une étoile dans le sombre de la forêt . Puis il quitta la piste qu' il avait suivie jusque -là , se jeta à gauche dans une taille qu' il traversa rapidement , et , escaladant un haut remblai de terre moussue , se trouva à la lisière d' une des lignes principales du bois de Fonteneilles . — Ah ! vous voici , père ! Je ne suis pas en retard ? — À l' heure militaire , mon ami , comme moi : j' arrive . Sur la bande de terre caillouteuse et bombée entre les pentes d' herbe , le général attendait Michel , au rendez -vous que celui -ci avait fixé . Ayant été séparés toute l' après-midi , ils se retrouvaient à ce carrefour de deux chemins forestiers , dont l' un conduisait au château , tandis que l' autre , inclinant à l' ouest , menait droit au village de Fonteneilles : le père et le fils reviendraient ensemble , et M . de Meximieu partirait aussitôt pour Corbigny . Le général , debout à la lisière d' un de ses taillis , élégant , hautain , aisé , rappelait ces portraits de gentilshommes que les peintres , pour symboliser la richesse et la gloire , enveloppent volontiers d' un décor ample et négligé . Il était de la plus grande taille , très svelte encore malgré ses soixante-trois ans , le plus bel officier général de l' armée , disait la légende : tête petite , moustaches noires , barbiche grise , cheveux en brosse et presque blancs , des traits fermes et nets d' arêtes , un nez vigoureux , sec et légèrement courbé , à l' espagnole , la poitrine bombée , les jambes fines et droites , « pas une once de graisse et pas un rhumatisme » , affirmait le général . Comme il avait monté à cheval après le déjeuner , il portait encore le costume que les Parisiens , habitués des promenades matinales au Bois , connaissent bien : le chapeau rond , la cravate bleue à grandes ailes , la jaquette et la culotte de drap anglais gris et les bottes demi-vénerie , la seule note brillante dans le ton mat de la tenue et du paysage . Ses mains étaient gantées de rouge ; sa cravache d' osier tordu , à bout d' or , était enfoncée dans la botte droite . Le général laissa son fils s' approcher de lui , sans faire lui -même un mouvement : il était préoccupé ; il tournait le dos au château et regardait obstinément , d' un air de défi et de mépris , dans la direction du sud-est , dans l' ogive formée par les chênes sans feuilles au-dessus du chemin forestier . — Tu as entendu ? demanda-t-il . — Quoi ? — Ce qu' ils chantent ? Écoute , ils viennent ! La force du vent , les accidents de terrain avaient empêché Michel d' entendre . Il entendit cette fois . Dans les bois , à gauche , de fortes voix , ardentes , musicales , chantaient l' Internationale . Les paroles , presque toutes , se noyaient dans les solitudes boisées ; quelques-unes arrivaient , distinctes , aux oreilles des deux hommes debout , côte à côte , dans la ligne du bois , face au bruit qui grandissait . — Les canailles ! dit le général . Peut -on chanter ces horreurs -là ! — Ils sont ivres . — C' est un vice de plus . — De la haine qu' on leur a versée à pleine bouteille . Mais combien n' ont vu d' abord que l' étiquette ! Elle était belle ... — Tu trouves ? Le meurtre des officiers ? — Non , la fraternité . — Écoute ! Les bûcherons approchaient . Le vent , sur ses ailes froides , portait leurs cris . Par moment , on eût dit des cantiques . Ils en avaient l' ampleur et la longue résonance à travers la forêt . La nuit commençante rendait l' espace attentif . Tout à coup , un groupe d' hommes déboucha par la gauche , dans l' étroite ligne , presque perpendiculaire à celle où se tenaient M . de Meximieu et son fils . Ils marchaient sans ordre ; l' un d' eux portait un clairon en sautoir ; plusieurs avaient sur l' épaule une perche , la « lance » qu' ils rapportaient de la coupe et dont l' extrémité , flexible , battait en arrière les feuilles du chemin . Le premier , en tête , c' était Ravoux , le président du syndicat des bûcherons de Fonteneilles , un pâle à la barbe noire , un théoricien , un exalté froid , qui ne chantait pas et dont les yeux avaient dû déjà découvrir les bourgeois . À côté de lui , deux jeunes gens tendaient leur poitrine au vent et riaient en chantant . Puis venait Lureux , avec une lance énorme , puis une dizaine d' autres , visages frustes , éveillés ou ternes , mouillés de sueur , poudrés de morceaux de feuilles , jeunes gens , hommes mûrs , tous vêtus de sombre , coiffés de casquettes ou de chapeaux de feutre mou , tous portant la carnassière ou la musette , que gonflaient d' un seul côté un litre vide et le reste de pain qu' on n' avait pas mangé . Quand ils débouchèrent sur le carrefour et qu' ils aperçurent les deux bourgeois immobiles à l' entrée du chemin de Fonteneilles , ils hésitèrent . La chanson s' arrêta dans la bouche ouverte des jeunes qui marchaient en avant . Mais Ravoux , qui ne chantait pas jusque -là , reprit le couplet d' une voix cuivrée , et noueuse comme un brin de frêne . Les compagnons l' imitèrent . Une étincelle de joie illumina les yeux des hommes , la joie malsaine de vexer et d' injurier impunément l' adversaire . Ils passèrent . Presque tous cependant soulevèrent leur chapeau , et Ravoux fut du nombre . Plusieurs dirent , s' interrompant de chanter : « Bonsoir , messieurs . » Ils s' éloignèrent dans la direction du village . Une autre troupe arrivait , plus nombreuse . — Ils reviennent de mes bois , dit M . de Meximieu , et ils insultent celui qui leur donne du pain ! Tu les connais , ces gaillards ? Les têtes sortaient de l' ombre , une à une . — Tous , répondit Michel . Les hommes s' avançaient , criant ou muets , levant leur chapeau ou restant couverts . Le jeune homme les nommait à mesure : Lampoignant , Trépard , Dixneuf , Bélisaire Paradis , Supiat , Gilbert Cloquet , – celui -là détournait la tête vers l' autre côté du bois , et saluait quand même , – Fontroubade , Méchin , Padovan , Durgé , Gandhon ... — Gandhon ? mais , je le connais moi aussi ! C' est un de mes cavaliers d' il y a cinq ans ! Tu vas voir ce que je sais en faire ! Gandhon ? De la bande un homme se détacha , un grand roux aux yeux rieurs et mobiles , qui avait , malgré le froid , les poignets de sa chemise relevés jusqu' au-dessus du coude et sa veste attachée au cou par un bouton et flottant en arrière . — C' est bien toi , Gandhon , le cavalier de 1 re classe du 3 e escadron , à Vincennes , hein , je te reconnais ? En approchant , l' homme s' était découvert . — Oui , mon général . — À la bonne heure , tu ne restes pas coiffé comme ces malappris qui passent devant moi comme devant une borne . Tu es donc devenu amateur de grèves ? — Non , je sommes pas en grève , pour le moment . — Comprends bien , ce n' est pas la grève que je te reprocherais ; c' est ton droit ; ma famille aussi est en grève . Le bûcheron haussa les épaules , en riant . — Vous voulez plaisanter , mon général ! — Mais non . La seule différence avec vous autres , c' est qu' elle est en grève depuis quatre cents ans , ma famille , et qu' elle en a profité pour servir le pays à peu près gratuitement dans l' armée , dans le clergé , dans la diplomatie . Nous n' avons pas changé de maître , nous autres , ni de chanson : c' est toujours la France . Mais toi , voyons , tu te souviens encore du régiment ? — Oui , mon général . — Tu te rappelles nos manœuvres , en septembre ? Et les charges ? Et la revue ? — Oui , mon général . — Est -ce qu' on était mal commandé , mal nourri , mal traité ? L' homme mit une seconde de réflexion avant de répondre , car il sentait que la « politique » allait être en cause . Il répondit : – Mon général , on était bien , je n' ai pas eu à me plaindre . — Tu vois , Michel , tu vois : il a été formé à mon école , celui -là ; il a du bon sens ! Dis -moi , Gandhon , tu as tort de te mettre avec ces révoltés -là . — C' est le parti . — Du désordre . — Possible ! L' homme s' était mis en garde , et son visage , qui jusque -là souriait avec embarras , devenait dur et défiant . Le général se redressa . Entre son fils et le bûcheron , il ressemblait à un chêne de futaie à côté de deux baliveaux . Le bras tendu , comme s' il donnait un ordre dans la cour du quartier : — Je ne veux pas que tu te perdes avec ce monde -là , Gandhon ! Je te connais , tu as mauvaise tête , mais , en cas de mobilisation , nous marcherons tous deux , et ce que tu chantais là , tu n' en penses pas un mot ! Il n' y eut pas de réponse . Le général blêmit . Il s' avança . — Ce n' est pas possible ! Toi , mon soldat ! Viens serrer la main de ton général ! Le bûcheron se reculait en ricanant . On l' attendait , on le surveillait . Tout à coup il tourna lentement sur lui -même , et courut en avant , dans la ligne déjà piétinée par les camarades . — Dites donc , mon général , le règlement défend de tutoyer les soldats ! — C' est par amitié , tu le sais bien ! — Je n' en veux pas ! ... Gandhon courait , à grandes enjambées , maladroites à cause des sabots , vers un groupe de camarades arrêtés à cinquante mètres de là . Ils reprirent leur marche . Une voix jeune lança de nouveau un des couplets haineux de la chanson haineuse . Dans l' immense paix trompeuse des bois , les mots passaient , et s' en allaient apprendre au loin que les pires passions politiques avaient envahi les campagnes . Quand le bruit des pas et des voix eut cessé , M . de Meximieu cessa de regarder l' ombre bleue où tout ce mauvais songe avait disparu , et il regarda son fils , qui était debout à sa droite , son fils moins grand que lui , moins beau , moins bien taillé , semblait-il , pour la vie de lutte , d' audace et de défi . Quoique les ténèbres fussent lourdes déjà , Michel sentit la compassion dédaigneuse , l' espèce de désaveu dont toute sa jeunesse avait été accablée . — Dis donc , mon petit , ton métier n' est pas drôle avec des brutes comme ces gens -là ! — Que voulez -vous , c' est l' aboutissement ... — De quoi ? — De bien des fautes ... Aucun de nous n' est sans responsabilité . — Ah ! mais non ! Moi , je n' en ai pas ! Je n' en veux pas , de tes responsabilités ! Dis -moi donc celle que j' ai eue ? ... Quelle misérable espèce ! Plus rien ! Pas plus de cœur pour la France que mes Arabes de Blida ! Et tu les défends ! Une seconde fois , Michel se sentit enveloppé de ce dédain qui s' étendait à tout , aux idées de Michel , à la profession de Michel , au corps médiocre de Michel , au silence que Michel avait gardé tout à l' heure , et que le général avait dû prendre pour de la peur . Il ne retrouva plus la force qu' il s' était promis d' avoir toujours , de discuter , de réfuter , d' expliquer , et de se montrer à la fois respectueux avec son père et conséquent avec soi -même . Il dit : — Venez , mon père . Puisque vous devez être demain à Paris , venez ... Il releva le col de sa veste . Le général aussitôt déboutonna sa jaquette . Tous deux se mirent à marcher dans le chemin forestier qui ramenait au château . Il faisait très froid ; le vent avait déjà bu , sur les branches , la tiédeur amassée pendant le jour ; il rebroussait les brindilles , courbait les gaulis et leur arrachait une plainte monotone , comme celle des vies pauvres . L' odeur des feuilles mortes montait plus vive dans l' ombre . Au-dessus des branches , les hauteurs du ciel étaient pâles , et des étoiles commençaient à poindre . — Reviendrez -vous ? demanda Michel . J' ai à peine eu le temps de vous voir . — Mon commandement à Paris est terriblement assujettissant , mon ami . Et puis il y a le monde , les relations . J' hésite toujours à prendre une permission . Cependant , tu m' as bien dit que le marchand de bois acceptait de payer les chênes nouvellement marqués , avant l' abatage ? — Oui . — Je reviendrai alors pour l' échéance du 31. Tu as marqué tous les anciens des deux coupes ? — Presque tous . — Comment , presque ? Il me faut les trente mille francs que je t' ai demandés , en quatre termes , et , s' il est possible , en deux . Y sont -ils ? Michel fit un geste évasif . — Je te dis qu' il me les faut ! reprit M de Meximieu en haussant la voix : c' est à toi de les trouver ; tu retourneras dans les coupes , dès demain ; à défaut d' anciens , tu feras tomber des soixantes , et , à défaut de cadettes , des modernes . — Non , mon père . Les deux hommes s' arrêtèrent en plein bois , dans le vent , oublieux l' un et l' autre de l' heure qui pressait le départ . La main du marquis de Meximieu , – un paquet de fils d' acier où passait un courant électrique , – s' abattit sur l' épaule de Michel . — Dis donc , qui est le maître ici ? Je n' ai pas l' habitude de répéter mes ordres . M . de Meximieu put entrevoir , levé vers lui , un visage aussi ferme , aussi rude d' expression que pouvait être le sien . — Ce n' est pas possible , mon père . Qu' est -ce que vous faites de l' avenir du domaine ? — Il est à moi , je suppose . — Vous oubliez que c' est aussi mon avenir , et que ma vie est ici , et que je ne peux pas ravager les bois ... Pour toute raison , le général reprit sa route , en disant : — Je n' ai qu' une raison à te donner , mon ami , elle vaut toutes les autres : j' ai besoin d' argent . Ils continuèrent à marcher , vite et sans plus parler , dans les ténèbres . Après quelques minutes la forêt s' ouvrit , les futaies s' écartèrent en ailes géantes hérissées tout au bout par le vent , et entre elles , sur le sol renflé qu' elles avaient dû longtemps occuper , Fonteneilles apparut dans le crépuscule , au milieu des champs libres et montants . C' était un château du XVIII e siècle , élevé sur une terrasse : un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée ayant sept fenêtres de façade ; un toit de tuiles incliné et deux tours rondes , coiffées d' un toit pointu , mais qui ne dépassaient point en hauteur le reste de l' habitation . Ces tours formaient avant-corps aux deux extrémités ; elles n' allongeaient point la façade , qui gardait son aspect austère , serré et tassé . Les deux hommes traversèrent une pelouse de peu d' étendue , montèrent les marches du petit escalier de pierre qui conduisait sur la terrasse où s' alignaient , en été , les orangers en caisses , et , tournant à droite , aperçurent dans la cour les lanternes de la victoria qui attendait . M . de Meximieu qui , en marchant , avait changé non pas d' idée , mais d' humeur , s' arrêta . Il avait si peu vu son fils , pendant ces vingt-quatre heures de séjour à Fonteneilles ! Tout un arriéré de questions se présenta à son esprit , en peloton . À l' angle du château dont le mur descendait en oblique et pénétrait dans le sol mouillé , il retint Michel . — Tu es toujours bien avec tes voisins ? — Ni bien , ni mal , je les rencontre aux foires . — Drôles de fêtes ; pas mondaines . Tu vois Jacquemin , l' ancien lieutenant qui a servi sous mes ordres ? — Je le rencontre ; la Vaucreuse est si près . Je suis même allé lui faire visite . — Il paraît qu' il fait de l' agriculture qui rapporte ? C' est un malin . — C' est un simple . — Il a une fille , qu' on dit jolie . Est -ce vrai ? — Une enfant : dix-sept ou dix-huit ans . — Blonde comme la mère , n' est -ce pas ? — Oui , d' un blond rare : des gerbes d' or rouge et d' or jaune assemblées . — Tiens ! tu es connaisseur , mon petit ? Sapristi , que la mère était jolie ! Pauvre femme ! Je me la rappelle , un soir , chez les Monthuilé . Elle n' était pas tout à fait belle , mais elle était la grâce , la joie , la vie . — Vous l' avez beaucoup connue ? — Non , admirée au passage , saluée , retenue dans mes songes , ... comme tant d' autres . Et ton nouvel abbé , comment l' appelles -tu ? — Roubiaux . — Il ne doit pas avoir eu d' agrément , depuis six mois qu' il est ici ? Mais je parie que vous vous entendez bien , toi et lui . Tu es peut-être le plus clérical des deux ? — J' ignore , dit Michel sérieusement ; nous n' avons jamais causé à fond . Mais il m' a fait bonne impression . — Allons , tant mieux . Un petit Morvandiau , tout brun ? — Oui . — Qui a les oreilles sans ourlet et la peau tannée ? Timide en diable ? — Pas quand il faut être crâne . — Oui , c' est lui que j' ai dû croiser hier en venant ici . Il a de fichus paroissiens . Le général chercha son porte-monnaie , et en tira un billet de cent francs . — Dis -moi , Michel , ça te fera plaisir de lui remettre cela pour ses œuvres . Ne me nomme pas , c' est inutile . Mais je viens si rarement à Fonteneilles que c' est bien le moins que j' y laisse une aumône . En prenant le billet , Michel serra la main de son père , qui reprit aussitôt : — Tu sais que je n' aime pas les effusions . Il est inutile de me remercier ... Quoi encore ? les réparations ? Je n' ai plus le temps de t' en parler . Il y en a d' urgentes ... — Hélas ! oui , je vous l' ai écrit ... — Mais je l' ai vu , mon ami , j' ai tout vu ! ... le toit , l' écurie , la sellerie , les toits à porcs , la chambre du bassecourier , tout . Il faut remettre cela à la fin du mois . Adieu . M . de Meximieu s' avança rapidement , sauta dans la voiture . — Menez bon train , Baptiste ... À la gare de Corbigny ! Il se pencha en dehors . — Dis donc , Michel , est -ce qu' on trouve à louer des autos , à Corbigny ? — Oui . — J' en louerai une , la prochaine fois . L' âge de la victoria est passé . Adieu ! La voiture était déjà engagée dans l' avenue montante . L' un après l' autre , sous le feu des lanternes , les hêtres au tronc tigré sortirent de l' ombre et y rentrèrent . Puis la victoria tourna à droite , et roula invisible derrière les haies de la route . Aussitôt après le dîner , très court , – un seul couvert au milieu de la salle à manger , au-dessous des deux lustres voilés de gaze jaune qui avaient éclairé autrefois cinquante convives , – Michel monta dans sa chambre . Il suivit le corridor du premier étage , jusqu' au bout , et poussa la dernière porte à droite . Il était venu à tâtons . Il traversa de même la chambre , et alla s' accouder à la fenêtre , qui ouvrait sur la courte prairie en demi-cercle et sur la forêt . Le froid semblait avoir diminué , parce que le vent avait faibli . La lune décroissante allait se lever , et déjà sa lumière devait se mêler dans le ciel à celle des étoiles , car les écharpes de brume , étendues au-dessus des futaies , des étangs et des prés , luisaient comme une neige blonde , comme des sillons nouveaux saisis par le givre du matin . La jeunesse s' émut dans les veines de Michel . Il frissonna de l' amour qui naît de la rencontre de l' âme avec la vie éparse et faite pour elle . Sans ouvrir les lèvres et sans que personne pût l' entendre , il cria à la forêt : « Je suis triste , va , d' avoir diminué ta beauté ! » Et son cœur , fermé aux hommes , fut enfin libre de se plaindre . « Abattre des chênes , encore , encore ! Des anciens , des cadettes , des modernes ! Je ne peux pas refuser . Je ne suis pas le maître . La forêt ne peut cependant pas suffire à ce perpétuel besoin d' argent . Elle est sacrifiée , elle est déshonorée ; tout l' avenir , je le détruis ... Ce ne sera bientôt plus la forêt , mais le taillis sans une tête qui dépasse l' autre , sans seulement un haut perchoir de bois mort qui arrête un faucon qui passe ! Et voilà mon métier ! Tout le reste , effort , améliorations , méthodes nouvelles , multiplication des pâtures , machines , mon père ne s' en informe pas . Informé , il oublie de remercier ou d' approuver simplement . Je lui parlerai , quand il reviendra ... S' il pouvait me dire alors qu' il m' abandonne une part du domaine , en toute propriété , comme il me l' avait laissé entendre , lorsque je suis venu m' établir ici ! La ferme de Fonteneilles , par exemple ! Je vivrais , je serais sûr de réussir , je m' engagerais , si l' on veut , à réparer le château ! Mais , me faire écouter de mon père ! Réussirai -je ? ... Peut-être ... Voici ce que je ferai ... » Le jeune homme continua de rêver , et de bâtir son projet d' avenir . Il avait raison d' y penser . Personne n' y pensait pour lui . Et il savait que , pour exposer son plan , pour recevoir une réponse , bonne ou mauvaise , il n' aurait qu' une minute ou deux . On trouvait rarement le moyen de discuter , sur quelque sujet que ce fût , avec le général de Meximieu . Ni militaire , ni civil , ni supérieur , ni parent , ne pouvait se flatter d' avoir exposé sa pensée librement et complètement devant cet homme toujours pressé , qui comprenait trop vite , qui marchait en parlant , interrompait , se souvenait , trouvait une formule heureuse et d' ailleurs souvent juste , s' en contentait et s' y tenait . Chez lui aucune économie , d' aucune sorte , mais l' élan , la brusquerie , l' habitude de ruer , de galoper , puis de tourner court . Ceux qui le connaissaient peu croyaient que c' était là de sa part une habileté ; ceux qui le connaissaient bien savaient que c' était une nature , une façon vagabonde et pour lui -même tyrannique de dépenser la force d' un corps qui ne vieillissait pas et d' un esprit qui n' avait pas mûri . Il était l' être en perpétuel mouvement , fait pour agir et pour entraîner , mais il n' était pas le juge qui pèse deux opinions . La faculté d' examen était demeurée , chez lui , rudimentaire ; le délai qu' elle suppose lui paraissait une faiblesse ; le goût de la vie intérieure lui faisait défaut , et de même tout sentiment d' intimité . C' était une des raisons qui l' avaient empêché de bien connaître Michel et d' être connu de lui . Une seconde raison avait , il est vrai , fait de ce père et de ce fils des esprits étrangers l' un à l' autre , et irrités par ce sentiment de la distance et de l' inconnu qui les séparaient . Plusieurs fois , en ces dernières années , les journaux avaient publié les états de service du général de Meximieu . Carrière rapide , où la faveur n' avait eu qu' une part secondaire . Ils étaient les suivants : « Philippe de Meximieu , né à Paris le 15 novembre 1843 ; – sorti de l' école de Saint-Cyr en 1864 et nommé sous-lieutenant au 5 e dragons , à Pont-à-Mousson ; – lieutenant au même régiment , à Maubeuge , en 1870 ; – blessé pendant la guerre , cité à l' ordre du jour et décoré ; – capitaine au 2 e dragons , à Chartres , en 1871 ; – chef d' escadrons au 5 e chasseurs d' Afrique , à Blida , en 1881 ; – lieutenant-colonel au 6 e cuirassiers à Cambrai , en 1887 ; – colonel du 1 er cuirassiers à Paris , en 1892 ; – général commandant la brigade de dragons , à Vincennes , en 1897 ; – général de division , commandant la 1 re division de cavalerie à Paris , en 1901. » C' est à Chartres , en 1879 , que le capitaine de Meximieu épousait Benoîte de Magny . Il avait plus de trente-cinq ans . Elle en avait vingt-sept , Michel naissait l' année suivante , et , peu après , le capitaine , nommé chef d' escadrons , était envoyé à Blida . Il avait « demandé l' Afrique » autrefois . On la lui donnait au moment où il ne la désirait plus . Il n' hésita pas un instant à partir . Mais madame de Meximieu refusa de le suivre . Elle donna pour raison la santé de l' enfant . Il n' y eut pas de discussion . « Comme vous voudrez ; je suis soldat ; je marche au clairon , comme vous au piano , » Mais le ménage avait vécu . Madame de Meximieu s' installa à Paris , dans la même maison où habitait sa mère , madame de Magny , à l' étage au-dessus . Six années passèrent ainsi , après lesquelles M . de Meximieu , ayant pris garnison à Cambrai , elle obtint plus aisément encore , comme une chose désormais indifférente , ce qu' elle appelait « une prolongation de congé » . L' habitude était prise , de part et d' autre . Quand l' officier revint à Paris pour commander le 1 er cuirassiers , il trouva que son fils n' était plus un enfant , et qu' il n' était plus temps de faire des rêves d' éducation . La période décisive était déjà close . Onze ans ne font pas un homme , mais ils le destinent : ils font pour lui de l' irrévocable . Michel ne serait , ni physiquement , ni moralement , le soldat qui continuerait la tradition de la race . Une sorte de mélancolie , une sensibilité muette et hautaine , et déjà le pouvoir de souffrir à l' écart , accusaient entre le fils et le père , entre le fils et la mère , une différence de caractère que l' éducation première avait accrue . Michel , confié d' abord à des gouvernantes , venait d' être placé , comme externe surveillé , à l' Institution Chaperot , « vieille maison de famille » , disait le prospectus , établie dans le quartier des Ternes , et dirigée par une association de professeurs et de répétiteurs laïques . Le choix de cette maison neutre , à égale distance du collège catholique et du lycée , avait été arrêté de commun accord entre monsieur et madame de Meximieu . Celle -ci avait elle -même désigné l' Institution Chaperot , dont elle connaissait l' aumônier , externe également et surveillé . Michel partait de bonne heure de la maison paternelle , et rentrait pour trouver sa mère qui s' apprêtait pour sortir , cinq jours sur sept . Le colonel dînait plus tard , ou dînait au cercle . L' enfant avait eu , dès ses premières années , le sentiment qu' il était de trop . Cette pensée continua de peser sur sa jeunesse . À dix-huit ans , la douleur s' était précisée . Au lendemain du baccalauréat , un soir , – comme il se rappelait nettement les détails : l' heure que marquait la pendule de Boulle ; le demi-cercle des sièges orientés par les visiteuses qui avaient défilé toute l' après-midi ; le père debout et appuyé à la cheminée ; la mère assise dans une bergère bleue ! – il avait subi un autre examen plus court , plus dur ; « Eh bien ! Michel , quelle carrière choisis -tu ? Il n' y en a qu' une seule que je t' interdise : l' armée . – Pourquoi ! – Elle n' est plus ce qu' elle était , et puis tu n' es pas taillé pour être soldat . » Un coup d' œil avait complété la pensée , la pensée cruelle . L' enfant n' était pas devenu le demi-dieu qu' on avait rêvé . Il ne semblait pas appartenir à la race légendairement belle des Meximieu ; il ne serait pas le cavalier élégant , l' homme de guerre né , orgueil des soldats et fierté secrète des foules , comme était le général Philippe de Meximieu , comme l' avaient été le grand-père , l' arrière-grand-père , et le maréchal auquel Louis XIV avait dit : « Meximieu , il n' y a qu' une seule des filles d' honneur de la reine qui ait la taille mieux faite que vous » . Michel avait deviné le commentaire . « Rassurez -vous , avait-il répondu , je serai laboureur . » Il s' y était résolu , bien avant qu' on lui demandât une réponse . Il aimait , d' un amour hérité sans doute de lointains aïeux , de l' amour aussi d' un enfant dont le monde a souri , les bois , les herbages , la solitude que la rencontre des paysans ne détruit pas , le château où survivaient quelques souvenirs du passé familial . Il voulait reprendre la tradition d' une partie des siens , le rôle noble et utile de terrien libéral et savant , refaire les forêts , repeupler les étables , introduire les modes de culture nouveaux , servir la terre et par elle la France . Les seuls beaux jours qu' il se rappelât , c' étaient , au retour de la saison de Trouville , chaque année , les trois ou quatre semaines du début de l' automne passées à Fonteneilles . Très peu de temps après cette conversation qui décidait de sa vie , Michel partait pour le Nord , et suivait les cours de l' école d' agriculture que dirigeaient les Frères de la Doctrine chrétienne à Beauvais . L' année suivante , il faisait son service militaire à Bourges . Et enfin , au milieu de novembre 1900 , il arrivait à Corbigny . Par un jour languissant et doré , il traversait la forêt de Fonteneilles ; il se découvrait en apercevant les toits du château abandonné ; il écoutait avec ravissement le bruit des contrevents , que la main du garde Renard poussait , l' un après l' autre ; il entrait ; il caressait la pierre des murs ; il était chez lui . Cinq ans passés ! Que d' efforts ! Que de projets ! Quelle intimité consolatrice entre la terre et l' enfant d' ancienne race qui lui était revenu ! Cinq ans très rapides , très remplis , sans événement , le temps de connaître son métier , de diminuer , chez quelques hommes , les préjugés et les inimitiés grandis pendant l' absence , de préparer des plans d' avenir , de goûter tout le soleil et toute l' ombre de chez soi . Et voici que M de Meximieu menaçait de tout compromettre , avec ses demandes d' argent . C' est le domaine qui aurait eu besoin de ce capital , c' est le château ... La lumière augmentait au-dessus de la forêt , et les franges flottantes de la brume devaient voir déjà le globe rouge de la lune entre les collines . Un chien « criait au perdu » , très loin , vers le lac de Vaux . Des vols légers , oiseaux de passage ou de maraude , chuchotaient dans la nuit . Comment faire , pour obtenir que le général assurât l' avenir de son fils ? Qui pourrait lui parler ? Qui ? Peut-être , tout simplement madame de Meximieu . Elle était bonne cette mère toujours blonde malgré la cinquantaine , très bonne . Sans doute il ne dépendait pas d' elle de constituer en dot la ferme et le château , qui ne lui appartenaient pas . Mais elle ne refuserait pas d' intervenir , de solliciter , de plaider . Elle recommandait habilement les jeunes officiers qui lui confiaient leurs intérêts ; n' était -ce pas le tour de Michel à présent ? Elle ne ferait point d' objections . Elle aimait son fils d' une affection déconcertante et cependant véritable . Longtemps , elle lui en avait voulu de ne pas être une fille , une fille qu' elle eût gâtée , adulée , gardée près de soi . Mais depuis que Michel habitait la Nièvre , elle était venue deux fois à Fonteneilles , par tendresse , par besoin de revoir son fils et de l' encourager . Les forêts ni les prés ne l' attiraient ; elle avait horreur de la campagne : quelles bonnes promenades cependant , quel empressement à s' informer des choses rurales ! « Tu vas me montrer ton bélier de Rambouillet ! ... Fais -moi voir la différence entre un chêne et un hêtre ? ... Peux -tu faire semer du blé devant moi , à la volée ? Il paraît que c' est très joli ... » Oui , elle serait une alliée , à l' occasion . Par elle ou autrement il fallait défendre le domaine et s' y maintenir . Là était peut-être la richesse à venir , peut-être le bonheur ; là était sûrement la vie utile . La vision des bûcherons en troupe , chantant l' Internationale et provoquant le général de Meximieu , le chef militaire , le descendant d' une race féodale , le riche , traversa l' esprit du jeune homme . Ses lèvres s' allongèrent , et il regarda dans la nuit , avec un sourire triste , ces fumées onduleuses des futaies paternelles , sous lesquelles avait couru tantôt le chant de la haine . « Utile à quoi ? murmura-t-il . Je n' ai pas voulu venir ici pour m' y enfermer , y vivre et y mourir pour moi seul ; j' ai voulu , je veux toujours le relèvement de ces hommes de la terre . Quel bien moral ai -je fait jusqu' à présent ? Quelle influence ai -je acquise ? Quelle amitié , d' un seul d' entre eux ? ... Ce défilé de ce soir ! Ces mots , si nobles en somme de mon père , et cette réponse de Gandhon , d' un soldat d' hier ! ... Ah ! je sais bien que ce n' est pas toute la France , que c' est un coin de la France plus travaillé que d' autres par le mal , plus abaissé par la passion jalouse , mais tout de même ! ... Quelle joie ce devait être , autrefois , de vivre dans une nation saine ! ... La même foi ! Les mêmes fêtes ! Des mots qui signifiaient pour tous la même chose ! Quelle source d' intelligence et d' amour perdue ! Et ils ne le comprennent pas ! Je les vois avaler le poison , et rire , et chanter , et ils sont déjà tout pâles du voisinage de la mort ! Ah ! les pauvres gens , qui célèbrent leur mal comme une victoire ! » Michel se redressa , écouta un moment ; quelque chose en lui parlait , et disait : « Quand même ! Je leur appartiens pour toujours ! Il le faut ! Je les aime ! » La nuit augmentait de douceur , et une paix inconnue au jour était bue par les champs déserts ... À quelques centaines de mètres de cette fenêtre où Michel songeait , dans un pli d' ombre et de brume , un hameau dormait , les feux éteints : cinq maisons en tout , trois à gauche de la ligne forestière et deux à droite . Dans l' une d' elles , un pauvre songeait aussi . C' était Gilbert Cloquet , et le songe qui le tenait était celui de la misère . Couché dans un lit de noyer , entre le mur et l' âtre , il pensait à « ses affaires » qui allaient mal . Il gagnait moins qu' il n' eût fallu . « C' est vrai , disait-il , que j' ai ma suffisance de pain , et même de fricot pour mettre dessus ; c' est vrai que j' achète toujours mon vin à l' éclusier du canal , – l' odeur aigrelette du petit baril , calé dans un coin de la chambre , flottait à travers la pièce , avec un reste de fumée ; – mais mon vêtement des dimanches , il faudrait le remplacer ... Je ne peux pas ... Le malheur n' est pas grand . Mais le chagrin vient d' ailleurs . Il vient de Marie . Elle est dépensière ; elle est toujours revenue : – Père , je n' ai plus de grain pour la volaille ! ... Père , le boulanger nous refuse crédit ... Nous sommes en retard pour les fermages . Le propriétaire de l' Épine va nous saisir ! ... Saisir la fille de Gilbert Cloquet ! Non , je ne verrai pas ça ... D' abord , j' irai demain porter à Marie la moitié des vingt francs que j' ai reçus , pour mon travail qui n' est pas commencé dans les bois ... Et puis , quand l' herbe deviendra haute , j' irai me louer pour les foins chez monsieur Michel ... » Le journalier se retourna dans le lit , essayant de chasser les idées sombres qui le tenaient depuis des heures éveillé ... Il entendit le roquet des Justamond , ses voisins , qui aboyait aux feuilles mortes roulées par le vent , ou au passage d' une bête rôdeuse ... Un silence absolu suivit ... La rosée froide , dehors , relevait les herbes . Le pauvre continua de penser : « Il n' y a personne qui prenne garde à moi , excepté monsieur Michel , qui m' embauche le plus qu' il peut ; et encore , c' est un noble , et ils disent que les nobles ne valent rien . » GILBERT CLOQUET AVAIT ÉTÉ à l' école chez l' instituteur public de Fonteneilles vers 1860 , – oh ! que cela était loin ! – il avait appris à lire , à écrire , à compter , et , à cinquante ans passés , aujourd'hui , s' il ne savait plus guère écrire , faute d' usage , il comptait fort bien , lisait les journaux , les affiches et même « l' écriture moulée » sans difficulté , ce qui prouve que l' instruction avait été bonne et solide . Il avait aussi récité le catéchisme , tantôt bien , tantôt mal , à l' instituteur qui se montrait exigeant , pour cette leçon comme pour les autres , et qui aimait qu' on les récitât mot pour mot . Quelques inspections paternelles du curé de ce temps -là , qui interrogeait un peu , encourageait , racontait une histoire , et se retirait en félicitant le maître ; un examen et une courte révision du catéchisme avant la première communion , et Gilbert Cloquet avait été jugé , par les plus hautes autorités qu' il connût , les seules qui se fussent occupées de son âme , suffisamment armé pour vivre honnêtement , résister à tout mal du dehors et du dedans , et conseiller plus tard les enfants qui naîtraient de lui . — Te voilà grand , mon Gilbert , lui dit un jour la mère Cloquet , tes onze ans sont sonnés , et il faut commencer à gagner ta vie . Nous irons donc à la louée de Bazolles , bien que j' aie le cœur tout en peine de me séparer de toi . Le dimanche suivant , qui était celui d' avant la Saint-Jean , la louée se tint à Bazolles , selon la coutume , comme elle se tient à Corbigny le jeudi de la Fête-Dieu . La place en pente , la route qui la traverse comme une rivière traverse un lac , étaient pleines de fermiers qui venaient chercher des domestiques , et de jeunesses qui cherchaient à « se louer » . Les jeunes gens en quête d' une place de charretier avaient leur fouet pendu au cou ; ceux qui voulaient s' engager comme laboureurs mordaient une feuille verte ou la portaient à leur chapeau ; les filles tenaient une rose à la main , et elles étaient pauvrement vêtues , de leur plus mauvaise robe , oui , pour qu' on ne les crût point dépensières : mais elles avaient toutes , enveloppés dans une serviette et serrés dans un coin de l' auberge voisine , une robe pour danser et un bout de ruban pour mettre à leur corsage . Chacun avait amené un parent , la mère , une tante , ou un ami . Et Gilbert avait près de lui , bien inquiète , bien enveloppée dans sa « canette » de deuil , et les yeux rouges , la vieille mère Cloquet qui était connue dans tout Bazolles et Fonteneilles , et même au-delà , pour une femme pauvre mais laborieuse , économe et proprette . Il était assurément l' un des plus jeunes de l' assemblée ; la plupart des domestiques avaient de quinze à vingt ans ; plusieurs même étaient des hommes faits , qui changeaient de ferme pour des raisons d' humeur ou d' argent , et le petit , immobile au bas du perron du débit de tabac , – une bonne place qu' avait choisie la mère Cloquet , – se demandait s' il y aurait maître qui voulût de lui : onze ans , des sabots , une blouse bleue à boutons blancs , une figure de fille blonde et rousselée , mais des yeux vifs , maraudeurs et d' un bleu limpide , sous l' ombre du grand chapeau . Qui viendrait le louer ? Et la mère , chétive , ridée , ratatinée , plus petite que son gars et tremblante pour un geste qui le désignait , qui donc l' aborderait le premier pour discuter avec elle les conditions de la louée ? Ce fut un des plus gros fermiers de Fonteneilles , M . Honoré Fortier , homme de vingt-six ans , qui venait d' hériter de son père , et qui gouvernait les cent hectares de la Vigie . — A-t-il déjà gardé les vaches ? demanda-t-il . — Souventes fois , monsieur Fortier , répondit avec une révérence la mère Cloquet . Il n' a pas peur d' elles , et même son goût serait de charruer bientôt . — Il n' est pas l' heure , ma bonne femme , mais le gars ne me déplaît pas . Il regarda Gilbert , comme il eût fait pour un poulain , lui mesura de l' œil la poitrine , lui tâta le bras , lui prit l' épaule et la secoua pour voir si cette jeunesse avait de la défense , puis , brusquement : — Une pistole par mois , pour commencer , la mère ? — Ça me va , monsieur Fortier . Ôte donc ton chapeau , voyons , mon gars Gilbert , puisque monsieur Fortier te fait de l' honneur ... Le fermier tira de son gousset une pièce de cent sous , et la mit dans la main de la mère Cloquet , puis , les yeux dans les yeux du blondin qui avait levé son chapeau : — Écoute bien , berger : deux ans , dix ans , vingt ans chez moi , si tu veux ; tu feras ton chemin ; je n' y mets qu' une condition , c' est que tu obéisses . Gilbert serra la main de M . Fortier , et quitta Bazolles pour aller quérir ses hardes , car il devait , le soir même , monter à la Vigie . — Es -tu content ? demanda la mère . — Assez . — Tu n' as pas dit mot ? — Il n' y avait pas besoin , répondit le garçon . Pourquoi s' étonner ? Il était Nivernais , du pays où les volontés sont fortes , violentes même , mais où le visage est froid et la langue souvent muette . Depuis lors , la patrie de Gilbert , ce fut la Vigie , ferme posée princièrement à trois cent vingt mètres d' altitude , au sommet d' une colline ronde et sans bois ; ferme autour de laquelle cent hectares de bonne terre coulaient sur des pentes égales ; ferme enveloppée dans le vent comme un phare et d' où la vue est en cercle : au nord on voit Beaulieu , tout blond sur une croupe bleuissante ; à l' ouest et au sud , une vallée d' abord , des herbages et des champs , puis , au-delà de Crux-la-Ville , une forêt qui monte , une vague énorme et longue , et prête à déferler , et qui porte à sa crête les sapins ébréchés d' un vieux parc seigneurial ; du côté de l' orient , un paysage si grand que les yeux mêmes de ses enfants ne l' ont jamais tout connu , des forêts encore , celle de Fonteneilles , celle de Vaux avec son village de Vorroux éclatant comme un coquelicot dans les feuilles , la courbe des grands étangs cachés par les futaies et , au-delà , une conque verte et prodigieuse , une succession de houles qui semblent n' être que des bois , et qui s' élèvent d' étage en étage et de douceur verte en douceur bleue , jusqu' aux monts du Morvan , arrondis , transparents , changeant de reflets tout le jour au bord du ciel . Cette beauté du pays ravissait mystérieusement le pâtour de la Vigie , le petit Cloquet dont la dent poussait , dont l' œil s' aiguisait au plein air et découvrait un tiercelet planant à mi-chemin de la Collancelle . Il eut vite fait d' apprendre son état et d' en souhaiter un autre , le métier que font les jeune gens : conduire les chevaux , fouailler en chantant à la tête du harnais de labour , quand les bœufs blancs , Griveau , Chaveau , Montagne et Rossigneau , mollissent sur la chaîne ; herser , couper les fourrages verts et faire sa partie dans la moisson d' été . Il monta en grade et fut payé plus cher . Il fallait travailler dur , pour que M . Honoré Fortier pût s' acquitter de son fermage , qui était de dix mille francs . Et nul n' y manquait . Le patron était rude et toujours présent . Il gouvernait , avec madame Fortier qui lui ressemblait pour le sérieux et l' exactitude de l' humeur , un personnel nombreux : le ménage des bassecouriers , dont le mari était une sorte de contremaître et présidait la table des serviteurs , quatre domestiques de ferme , un berger , une servante , sans parler des journaliers qu' on embauchait au temps des grands travaux . Pendant dix heures , douze heures , quatorze heures même , la terre buvait la vie du corps et la pensée des hommes . Comment n' aurait-elle pas donné de moisson ? Aux repas , qui se prenaient dans la cuisine attenante à la chambre du patron , Gilbert écoutait en silence les serviteurs . Ils parlaient du travail , du prix du foin et des cours des foires , des histoires scandaleuses ou seulement grossières , ou même drôles , qui couraient le pays , et rarement , en ce temps -là , de la politique . Les plus âgés , anciens soldats , ne se gênaient guère dans leurs propos . Jamais un mot ne venait relever , guider , rafraîchir l' esprit de ces hommes ou apaiser les jalousies qui les divisaient : rien que des ordres , une discipline , une surveillance tout extérieure et l' intérêt que chacun croyait avoir à ne pas quitter la Vigie . Le dimanche , ceux qui descendaient à Fonteneilles ne le faisaient guère que dans l' après-midi . Seules , les deux femmes qui commandaient à la ferme , celle du patron et celle du bassecourier , descendaient le matin , pour assister à la messe . Les communions étaient finies , n' est-ce-pas , et les hommes , à Fonteneilles , s' ils n' étaient pas antireligieux , ne se montraient plus guère aux offices après cette date -là , sauf à Pâques , à la Toussaint , aux jours d' enterrement , et quelquefois le 3 mai , jour de l' Invention de la Sainte-Croix , où le curé bénit les « croisettes » qui protègent les « héritages » . M . Fortier , lui , le dimanche , inspectait ses terres , fumait des pipes et faisait ses comptes , ou bien il attelait sa jument à la carriole jaune , et allait rendre visite à quelque fermier ou marchand de bœufs des environs . Gilbert , dans les commencements , prenait assez souvent ses beaux habits , au premier son de la grand-messe , et courait rejoindre la mère Cloquet dans les derniers rangs , près du bénitier ; il aimait même à la prévenir quand passait le sacristain , et à payer les deux chaises , en garçon qui gagne sa vie et qui a du cœur . La mère Cloquet le trouvait dévot , à cause de cela . Elle craignait bien pour l' avenir , sachant que les jeunes gars ne sont guère sages ; qu' ils échappent aux mères qui veillent de près sur eux , et qu' ils peuvent donc tromper les mères qui sont au loin . Mais elle ne montrait son inquiétude que par de petits mots , dits bien bas à Gilbert , et par ses yeux ridés qui se troublaient , quand elle avait fini de lui sourire . Sa manière était l' Ave Maria , qu' elle récitait ici et là , éveillée ou demi-sommeillante , et toujours avec la même vision de l' enfant grandissant et aventuré . « Heureusement qu' il m' aime ! » pensait-elle . Son mari aussi l' avait aimée . Cela lui donnait un peu de confiance dans les hommes de chez elle . À la Vigie , les saisons passaient vite et repassaient , mêlant tour à tour , sur les flancs de la colline , au vert des pâturages , le violet des guérets nouveaux , le blond pâle des avoines , et l' or roux du froment . À l' aube , M . Fortier , debout dans la cour , parmi les domestiques et les attelages , disait quelquefois : — Eh bien ! enfants , une forte journée devant nous ! Si l' héritage est tout labouré ce soir , je paie une tournée de vin rouge ! ... Qui va me rentrer mes foins avant l' orage ? ... Qui portera le plus de sacs au grenier ? ... Qui est assez brave pour monter à la fine pointe du châtaignier et gauler les châtaignes ? En pareil cas , Gilbert était le premier à partir , à revenir , à se proposer , l' un des plus adroits et des plus résistants . Le blondin était devenu un grand jeune homme blond , grave , un peu distrait de regard à l' habitude , mais dont les yeux s' éveillaient dès que l' émotion , une plaisanterie , un défi , un ordre , rapprochait les sourcils et relevait aux deux coins la lèvre toute dorée par la barbe nouvelle . Quand il se couchait le soir , sur la paille , dans « sa bauge » , dans l' ancien coffre de carriole placé à gauche de la porte de l' étable , il ne rêvassait guère . La fatigue l' empêchait de causer avec le compagnon plus âgé qui couchait de l' autre côté de l' entrée ; elle le terrassait , et ni le bruit des chaînes , que les vaches tiraient ou laissaient retomber sur les planches des auges , ni leurs meuglements , ni les coups de pied des chevaux dans l' écurie voisine , ne rompaient le sommeil de ce jeune gars de la Vigie . Il était sobre , un peu par économie , un peu parce qu' il avait de l' ambition , et qu' on remarque vite , dans les villages , les hommes que le vin ne fait jamais déraisonner . Faute d' occasion , et grâce aussi au dur métier qu' il faisait , il était chaste . Il grandissait , en somme , à peu près droit , sans que personne pût dire : « C' est par moi qu' il est meilleur que d' autres . » Jusqu' à l' époque de sa majorité , Gilbert salua souvent le curé de Fonteneilles , mais il ne le vit qu' une seule fois monter à la Vigie et parler aux hommes rassemblés . Ce fut pendant la guerre . L' abbé apportait aux habitants de la ferme la lettre d' un ancien domestique , mobilisé de la Nièvre , qui écrivait , en quelques lignes , des nouvelles tristes . Il arrivait à la ferme un des soirs de ce dur hiver où les soleils couchants avaient tant de rouge que les mères en prenaient peur , et il rencontra , dans le petit chemin qui conduit de la route au domaine , Gilbert Cloquet , qui ramenait le harnais de labour . — Eh ! te voilà , Gilbert , ça va bien , à ce que je vois ? Comme tu es grand ! Dommage qu' on te rencontre si rarement à Fonteneilles ! Si le curé avait ajouté : « Viens donc causer avec moi ? Je suis un ami , je t' assure , et toi tu es une âme , un cher enfant qui m' est confié , et qui n' aura bientôt plus de religion que la semence de son baptême : viens me voir ! » peut-être le jeune homme serait-il allé au presbytère de Fonteneilles . Gilbert ne descendait guère au village , et quand il y faisait une apparition , c' était au cabaret , pour y boire un seul verre , avec les camarades , ou , quelquefois , les jours d ' « apport » qui sont les fêtes du pays , dans les salles de danse ou sur les parquets dressés devant les maisons , et où les filles de Fonteneilles , de Bazolles , de Vitry-Laché venaient danser . On aurait aisément compté , de même , les circonstances où il s' était trouvé en présence des gros propriétaires de la région . Une fois , étant tout jeune encore , il avait été livrer une taure au château de la Vaucreuse . La date , il se la rappelait bien : un 3 mai , jour de l' Invention de la Sainte-Croix . Madame Fortier , sitôt la soupe du matin mangée , avait fait venir le nouveau bouvier . « Tu vas partir pour la Vaucreuse , Gilbert . Passe donc , en descendant , par la chaume des Troches ; façonne -moi une douzaine de croisettes , bien solides , dont une plus belle pour la chenevière , et tu me les rapporteras au retour . Pendant que tu les feras bénir , tu trouveras bien un gamin pour garder la taure . Mais ne te fie pas à tout le monde . – Il n' y a pas de danger , madame Fortier , » avait répondu le bouvier . Et il était parti , vêtu de sa meilleure blouse , conduisant la taure blanche , et frottant avec une pierre , pour l' aiguiser , la lame de son couteau . Dans « la chaume » , il avait cueilli douze brins de noisetier , – le noisetier est sacré , depuis qu' il servit de bâton à saint Joseph en voyage , – il avait fait onze croix petites , et une grande qui portait encore un plumet de feuilles au sommet . Et il était entré dans l' église , comme avait dit madame Fortier , puis , tenant ses croisettes bénites par le curé , attachées en faisceau et légères sur l' épaule , il avait continué la route vers la vallée de l' Aron où le château de la Vaucreuse se voit de loin , tout blanc parmi les prés . La châtelaine n' était jamais absente quand on avait besoin de lui parler . C' était la vieille madame Jacquemin , marchant doux , parlant doux , et plus volontaire que dix hommes ensemble . Quand Gilbert longea les murs des étables , avant même qu' il l' eût vue venir , elle était là , examinant la bête qu' on lui livrait et la figure du bouvier . Quand elle eut bien regardé et palpé la taure , immobile dans la cour pavée , en vue du château , elle leva sa petite tête de chef , gloussa un moment , ce qui était sa façon de rire et dit : — Mais , te voilà fleuri comme un genêt , Gilbert Cloquet ! Seize ans ! C' est l' âge où vous commencez à être des petits hommes , c' est-à-dire pas grand-chose de bon . Heureusement tu ressembles à ta mère , toi , mon garçon . Tâche de lui ressembler complètement , car c' est une honnête créature , bien près de Dieu , travailleuse et délicate pour tous ceux qui ne le sont pas . Elle avait ensuite tapé sur la croupe de la taure : — Mène -la à l' étable , à présent . Au revoir ! Gilbert était resté sans répondre , car les paroles lui remuaient trop le cœur , et il regardait s' en aller la dame fluette , tout en noir , et qui avait la figure aussi nette et aussi blanche qu' un osselet . À quelques années de là , – il allait prendre ses vingt ans , – s' étant rendu à la grande foire du 11 novembre à Saint-Saulge , la foire aux veaux , celle dont les marchands de bestiaux ont coutume de dire : « Il n' y a en France qu' une Saint-Martin » , il avait rencontré , au détour d' une rue , le marquis de Meximieu qui arrivait en voiture . Le marquis , alors lieutenant de dragons , élégant , taille fine , épaules d' athlète , lui avait jeté les guides et dit , avec ce sourire qui ajoute tant aux paroles , et qu' ils ont tous chez les Meximieu : — Garde ma jument , Gilbert , veux -tu ? Je n' ai confiance qu' en des hommes comme toi , qui sont de chez nous . Je te retrouverai en face de l' hôtel Touchevier . En face de l' hôtel Touchevier , près de la vieille église gothique tout incrustée de boutiques borgnes , Gilbert avait attendu , tenant la bride de la jument . Et après une heure , « Monsieur Philippe » , comme on disait à Fonteneilles , était revenu et avait donné cent sous au gars de la Vigie , cent sous avec une poignée de main et un regard de bonne humeur qui valaient bien cent autres sous . Malheureusement , le marquis n' habitait pas le pays , et ne s' occupait que de toucher les fermages et le prix des coupes de bois : il était officier , en garnison , loin , très loin . Et ç'avait été toute la part que Gilbert avait prise à la vie des « autorités » de la paroisse , et toute la lumière directe qui lui permettait de les juger . Heureusement pour lui , il n' avait pas eu le temps de lire , car n' ayant aucun guide , ni aucun moyen de choisir , il aurait eu toute chance de gâter sa raison , qu' il avait saine et point fumeuse . À cette époque et depuis un an déjà , il était premier domestique de la ferme de M . Honoré Fortier , sous les ordres du bassecourier . Sa moustache blonde et relevée en croc ; ses yeux bleus dans lesquels il n' y avait point de peur , ni des hommes , ni des choses ; son visage aux joues plates et rousselées comme un pampre mûr ; sa haute taille ; sa jeunesse peu causante , qui s' exprimait en force , dans la hardiesse de la marche , dans le port de la tête bien droite sur les épaules , dans le geste sûr des deux mains saisissant les bras de la charrue , ou levant , à bout de fourche , une double gerbe de blé comme un paquet de jonc creux , sa gaieté calme , quand , au repos , il observait l' herbe drue dans les héritages de la Vigie ; sa réputation de garçon rangé , bien payé , et qui avait su faire de grosses économies ; son habileté de braconnier , peu soucieux des gardes et qui offrait un lièvre aux plus jolies danseuses , au lendemain des apports ; tout cet ensemble d' énergie , de santé et de succès plaisait aux filles de Fonteneilles et des villages voisins . Plus d' une déjà l' avait laissé voir , et souvent , quand il s' en allait , à la brune , le corps penché en avant , les pieds raidis par le charruage , suivant le harnais qui rentrait et longeait les « traces » : « Bonsoir , disaient -elles , monsieur Gilbert ! Viendrez -vous dimanche à Fonteneilles ? – Ça dépend » , disait-il . De quoi ? Il ne le disait pas . Et par-dessus les épines , les coiffes blanches suivaient le harnais qui s' en allait , le gars songeant comme ses bœufs . Gilbert , quand les hommes causaient autour de lui , continuait de se taire , à moins que la conversation ne portât sur les choses du métier , car on le voyait alors âpre et bien parlant . Mais ce qu' il entendait dire de la religion , de la morale , ou des riches , ou de la politique , le gênait dans son honnêteté ignorante . Il abandonnait peu à peu des habitudes ou des idées qu' il avait eues , sans éclat , et sans se vanter comme d' autres du changement , car il n' était pas sûr de bien faire en changeant de la sorte . Sa bonne foi était grande . Il cédait à de petites raisons et à l' universel entraînement , parce que son esprit n' avait que peu d' amour , et que sa force était sans direction . C' est ainsi qu' il avait d' abord espacé ses visites , puis tout à fait quitté son ancienne coutume de descendre à Fonteneilles le dimanche matin , pour la messe . La petite mère Cloquet , debout sur la haute marche de l' escalier de l' église , tournée vers la place , attendait vainement , chaque dimanche , jusqu' au dernier son mourant de la cloche . Elle priait , elle vieillissait , et Dieu sans doute pourvoirait . Gilbert ne craignait pas les gardes-chasse , mais il redoutait tout l' appareil de l' État inconnu , invisible , présent par les affiches , la conscription , les gendarmes , le percepteur qui s' arrêtait une fois par mois à l' auberge de Fonteneilles , et par les nouvelles qui venaient jusqu' à la Vigie . Les journaux , achetés irrégulièrement , les jours de foire , ou à des colporteurs , ou au bureau de tabac , étaient lus d' abord par M . Fortier , par madame Fortier , par la servante , puis par le ménage des bassecouriers auxquels on les passait ; enfin , réduits à l' état de chiffons et les lettres toutes estompées par le frottement des mains , des tables , ils étaient emportés , le soir , dans les bauges , et lus à la lueur des lanternes rondes , par les domestiques , qui lisaient surtout le feuilleton , à cause des histoires de femmes , et les faits divers de la région . Le reste n' était que parcouru , et il n' en demeurait , dans l' esprit des hommes , qu' une espèce de brume ardente , un sentiment de mécompte , et l' envie du changement . Une seule notion subsistait dans l' esprit anémié de Gilbert : l' idée de justice . Il ne l' étendait qu' au monde bien borné que ses yeux pouvaient voir ; mais , dans ses relations d' homme à homme , dans sa conduite quotidienne , et dans sa manière de juger les autres , il montrait une sorte de passion pour elle . Plusieurs morts de sa race l' avaient sans doute aimée : il l' avait dans le sang , cette soif de l' équité qui s' exaltait parfois jusqu' à la révolte . S' il voyait un de ses camarades faire un mauvais labour , il devenait rouge de colère , et remettait lui -même les bœufs dans le sillon . S' il entendait les journaliers de la Vigie , ou les hommes de Fonteneilles , tous bûcherons aux mois d' hiver , se vanter d' avoir triché dans le façonnage du bois , – les fraudes étaient nombreuses , mauvais empilage de la moulée , baliveaux réservés dont l' ouvrier efface la marque rouge , bois qu' on n ' « énote » pas , cordes bourrées d' éclats de bois , bottes d' écorces garnies à l' intérieur de pelures d' arbres coupées à la serpe ; – il disait tout haut : « Celui qui a fait cela est un mauvais ouvrier . » Et ni les ricanements , ni les grognements , ni les injures ne le faisaient se déjuger . Quant aux menaces , il ne les entendait jamais , tant elles étaient dites à voix basse , car il avait des poings dont on avait peur , et une manière de regarder en face qui promettait une suite à toute provocation . Cette humeur rude et combattive le mit aux prises , plus d' une fois , avec le patron , qui commandait brièvement et n' admettait pas de discussion . Les domestiques plus jeunes que lui , dans ces occasions , ne manquaient pas d' insinuer : « Pars donc , Gilbert , fais régler ton compte et va-t'en ! » Et trois fois au moins il avait dit : « Je partirai . » Mais , à chaque fois , l' amour obscur et profond qu' il avait pour la Vigie , et aussi la pensée que ce maître autoritaire était juste habituellement , l' avaient fait rester . M . Honoré Fortier , s' il ne l' exprimait pas , prouvait cependant , en toute occasion , la confiance qu' il avait dans l' expérience et dans la probité de son premier domestique . Quand il devait expédier des bœufs à Paris , il les faisait accompagner par le toucheur bien connu dans la contrée , le père Toutpetit qui , deux fois par semaine , de juin à fin novembre , conduisait à la Villette des wagons de bestiaux , et rapportait le prix aux éleveurs dans de petits sacs de toile cachetés avec de la cire rouge . Mais , quand l' acheteur demandait la livraison sur un autre point de la France , et qu' on n' avait pas de toucheur disponible , M . Fortier disait , sachant qu' il plaisait à Gilbert : « J' ai quelqu'un . » Et Gilbert Cloquet fit le voyage de Lyon deux fois , celui de Belfort , celui de Nancy et d' autres encore . Le jeune homme acquérait ainsi plus d' initiative que ses compagnons , plus d' autorité , et quelque notion de la variété du monde . À vingt-quatre ans , – comme fils de veuve , il avait été dispensé du service militaire , – Gilbert passait déjà pour un homme riche . Touchant de gros gages , cinq cents francs depuis l' âge de dix-sept ans , ne dépensant rien , ayant hérité , en outre , d' une petite somme , à la mort d' un oncle , ancien domestique de ferme et journalier à Crux-la-Ville , il avait le droit de choisir parmi les meilleures filles du pays . L' étonnement fut grand , lorsqu' on apprit que Gilbert « causait » avec la fille d' un petit boutiquier de Fonteneilles , marchand de sucre d' orge et de quincaillerie , de drap et de vaisselle blanche . Elle n' était pas riche ; elle avait pour père un alcoolique ; on savait qu' elle avait plus de goût pour la toilette que pour le travail ; mais , quand elle avait passé sur la place , le dimanche , habillée comme une dame , les cheveux relevés , les yeux brillants tout cerclés d' ombre et les lèvres ouvertes , laissant voir ses dents blanches , tous les jeunes gens du bourg disaient en riant : « Est -ce toi , Baptiste ? Est -ce toi , Jean ? Est -ce toi , François ? » Un jour , Gilbert , qui ne plaisantait pas souvent et se contentait de rire en mordant ses moustaches blondes , se leva au milieu du cabaret où buvaient trente compagnons , et dit : « C' est moi ! » Et aussitôt il traversa la route , et salua la jolie fille . Et on les vit , tous deux , descendre en « causant » . La mère Cloquet eut de la peine quand elle apprit que son Gilbert avait choisi « une moindre que lui » . Elle essaya de lutter ; mais elle était devenue si vieille qu' elle n' avait plus que la force de dire non une fois , pour dire oui ensuite et pleurer en se cachant . Elle aurait voulu que le mariage eût lieu dans le mois de mai , car elle était dévote à la Vierge . Mais des parents de la fiancée intervinrent : « Les filles qui se marient en mai , disaient -ils , ont trop d' enfants . » Et ce fut au commencement de juin , par une journée éclatante et bonne pour la moisson , que Gilbert Cloquet mena à l' église la belle Adèle Mirette , la fille de l' épicier de Fonteneilles . Tout le village était sur les portes , pour voir ces deux mariés , les plus beaux de l' année , et le cortège qui s' allongeait sur les bosses du chemin montant . On avait mis en tête un couple d' enfants tout petits , qui chassent le mauvais sort et préservent les époux , puis venait le violoneux , puis Gilbert , superbe , donnant le bras à la mère Cloquet qui essayait de rire et n' y réussissait guère . Les pauvres , selon l' usage , avaient disposé , sur le passage des gens de la noce , des chaises couvertes d' un linge blanc et ornées d' un bouquet . Et tout le monde remarqua que la mère Cloquet , la pauvre vieille qui avait tout juste de quoi vivre , déposait une pièce blanche sur chacune des chaises des pauvres . Elle avait , sous son rire forcé , le cœur plein de chagrin . La mère Cloquet ne put porter longtemps une peine qui s' ajoutait à tant d' autres . Moins de deux mois après le mariage , elle mourut , persuadée que son fils serait malheureux en ménage . Elle se trompait à moitié . La jeune fille coquette fut une femme de bonnes mœurs , et dont on ne parla pas . Elle avait aimé la toilette , comme un moyen surtout de se faire aimer . Son mari n' eût pas supporté les galanteries d' un rival . Peut-être , d' ailleurs , fut -ce par esprit de précaution autant que d' économie , qu' ayant à louer un logement , il choisit le hameau du Pas-du-Loup , situé en plein bois , à huit cents mètres du bourg . Il resta domestique à la Vigie , mais il quitta la bauge où , pendant treize ans , il avait dormi dans la paille , et vint habiter la dernière des maisons du hameau , la plus enfoncée dans la forêt , à gauche . Chaque matin , dès l' aube , il partait et montait à la Vigie ; à la brune , il descendait . Personne n' aurait pu dire s' il était heureux ou malheureux . On remarqua seulement qu' il rentrait souvent très tard , puis , après un peu de temps , qu' il avait acheté , ou reçu en cadeau , on ne sut jamais lequel , un chien nommé Labri , chien de berger , poil de limaille , yeux de charbon ardent , qui ne le quittait plus . « C' est à lui qu' il dit ses secrets » , murmuraient les voisines . La vérité , c' est que la Cloquette n' avait rien d' une ménagère . Elle était de santé délicate , et cela lui servit longtemps d' excuse quand la soupe n' était pas prête , quand le mari trouvait la maison en désordre , le linge , le « butin » mal rangé dans l' armoire , et les hardes de travail non réparées après deux ou trois jours . Il l' aimait , de toute la force de sa jeunesse intacte , et elle aussi l' aimait à sa façon , fière de se montrer , le dimanche , près du plus bel homme du pays , d' aller avec lui aux noces , aux apports , aux foires quelquefois , lorsque M . Fortier y envoyait son domestique . Elle avait les goûts de sa petite enfance , qui s' était passée dans une boutique de village , à vendre et à bavarder . Ni l' habitation dans la forêt , ni les travaux de la maison ne lui plaisaient , et les poules de son poulailler n' avaient pas , il s' en fallait , la crête nourrie , la plume luisante et le jabot renflé de celles de la voisine , la Justamonde . — Que veux -tu , finit-elle par dire à Gilbert qui se plaignait , je n' ai l' esprit à rien , parce que tu n' es jamais là . Encore si tu allais à la journée , comme font presque tous les hommes mariés de ton âge , j' aurais plaisir à travailler avec toi au jardin , les jours de chômage , et à tenir la maison en ordre ; mais monsieur Honoré Fortier ne te laisse pas une heure ; il te prend même souvent le dimanche , parce qu' il dit qu' il a confiance en toi pour garder la Vigie . Tu crois que c' est drôle pour moi ! À quoi te sert-il , ton argent ? Gilbert n' avait pas l' air d' entendre la Cloquette ; il remontait à la Vigie , avec son chien aux yeux de braise . Adèle Mirette n' était pas méchante . Elle était ce qu' on l' avait faite : une fille qui ne savait rien de son état . En revanche , elle croyait tous les contes superstitieux des campagnes voisines . Pour toute la fortune de M . le marquis , on ne l' aurait pas vue coudre entre Noël et le premier de l' an , ni contrainte de laver « un jour de bonne Dame » , elle qui travaillait souvent le dimanche . Les sorts et les sorciers lui faisaient peur , et , quand elle rencontrait le Grollier , elle lui souriait , en se signant secrètement , pour combattre , de deux manières , le mauvais œil du chemineau . L' eau creuse la pierre et le vent la ronge . Les plaintes de la Cloquette pliaient lentement , et sans qu' il y parût , la volonté de l' homme . Il savait bien qu' il aurait tort de quitter la ferme où il travaillait depuis si longtemps , dont chaque motte avait été foulée par ses sabots et remuée par ses mains . Les mots d' une femme qu' il aimait et qu' il plaignait silencieusement , des propos d' hommes d' une génération nouvelle , et qui commençaient à élever la voix dans les auberges , changeaient le cœur du tâcheron . En 1883 , vers le milieu de la fenaison , qui eut lieu de bonne heure , Gilbert eut une discussion avec son patron ; il dit , en passant devant une ancienne pâture devenue prairie , et qui se nommait la Chaume basse : — Vous voulez que je coupe l' herbe , patron ; elle n' est pas mûre ! — Elle l' est . Je sais ce que je dis , Gilbert , et c' est moi qui commande ici . — Moi aussi , je sais ce que je dis , et je ne couperai pas de l' herbe qui n' est pas mûre . Ça me dégoûte ! M . Honoré Fortier n' avait peut-être jamais été aussi patient : il ne répliqua pas , et laissa Gilbert monter , avec trois domestiques jeunes et qui avaient entendu , vers un pré plus haut , et où la graine perlait en rosée grise au bout des herbes drues . Mais le soir , comme il revenait , le long d' une trace , tirant le jarret , il fut rejoint par Gilbert Cloquet qui montait vite , la faux sur l' épaule . — Tu as chaud , à ce que je vois , Gilbert ! — Et autre chose . — À savoir ? — Que je vas quitter la Vigie à la Saint-Jean . M . Honoré Fortier s' arrêta . Sa forte face rasée , sculptée par la colère soudaine , devint plus vieille de dix ans . — Voilà quatre fois que tu le dis , Gilbert . C' est assez . Pourquoi t' en vas -tu ? — Pour être mon maître . — Sois donc ton maître ! Je ne suis plus le tien ! Crève de misère si tu veux ! Seulement , rappelle -toi bien ce que je vais te dire : ni à présent , ni quand tu seras vieux , jamais je ne te reprendrai . — Je n' y reviendrai pas , monsieur Fortier . — Quand même tu te mettrais à genoux , là , sur la terre ! ... Rentre à la Vigie : je vas régler ton compte . Et pas à la Saint-Jean : tout de suite ! Gilbert passa devant son patron , et , tandis qu' il s' éloignait , raccourcissant les enjambées pour montrer qu' il n' avait pas peur , il entendit rouler sur les sillons : — Dix-neuf ans d' amitié ! Dix-neuf ans de bonne paie ! Tu regretteras ton maître , Gilbert Cloquet ! Un peu plus loin , il entendit encore : — Tu me fais tort , tu manques à la justice ! Alors , Gilbert tourna la tête , furieux : — Je vous défends de dire cela ! cria-t-il . J' use de mon droit ; je ne vous fais pas de tort ! Vous me remplacerez ! Mais la voix répliqua , d' en bas : — Au jour d' aujourd'hui , les bons domestiques ne peuvent être remplacés . Oui , tu me fais grand tort , et , parce que tu t' en vas sans raison , tu manques à la justice ! Au-dessus des sillons , les mots s' éparpillèrent , et les hommes ne se parlèrent plus . Ce soir -là , Gilbert fit , pour la dernière fois , le chemin qui mène de la ferme au village . Le cœur lui battait quand il approcha du Pas-du-Loup . Il y avait , après le chaud du jour , un engourdissement de toute la terre . Les feuilles de tremble elles -mêmes étaient en paix . L' homme descendait , dans une joie d' orgueil , ne regrettant rien , saluant la maison invisible , enveloppée par les futaies . « Je verrai donc grandir ma petite » , disait-il . Une petite fille lui était née , quatre ans plus tôt . Il l' aimait passionnément , mais , de toute la semaine , ne la voyait guère qu' endormie , partant trop tôt , rentrant trop tard pour trouver éveillés les yeux de la petite Marie . Elle avait été l' une des raisons , la seule qu' il s' avouât à lui -même , de la résolution qu' il venait de prendre . Quand il arriva dans la futaie , la petite jouait sur le pas de la porte . Elle tournait le dos . Le père l' enleva dans ses bras , effarouchée , et la baisa bruyamment . — Petite Marie , c' est un journalier qui t' embrasse ! Tu me connaîtras , à présent ! » Une ère nouvelle commença donc pour Gilbert Cloquet . Il avait trente ans . Sa force était connue , sa probité de travailleur aussi : on le demanda tout de suite , dans les fermes , dans les bois . Il eut plus de journées que n' importe lequel de ses nombreux compagnons qui louaient leurs bras . Le régisseur de M . de Meximieu l' engagea pour les foins ; d' autres le louèrent pour la moisson . Il fut « son maître » ; du moins il crut l' être , et il peina durement , mais plus joyeusement qu' à la Vigie . Le mauvais côté de ce métier de travailleur à la journée ou à la semaine , ce n' était pas le perpétuel changement de travail et de cantonnement , – Gilbert aimait la comparaison qu' il faisait ainsi entre les gens et entre les terres du pays , – c' étaient les chômages , et ce fut aussi , bien vite , le prix trop bas de l' embauchage . Du 15 novembre au milieu de mars , bon ouvrier comme il l' était , il trouvait bien cinquante journées à faire dans les bois . En avril , on le louait dans les fermes , pour aider aux labours de printemps et au cassage des mottes , mais c' était un mauvais mois . En mai , il retournait en forêt , avec sa femme quand elle voulait bien le suivre , pour l' abatage et l' écorçage des baliveaux de chêne ; puis venaient les grandes semaines des récoltes , les foins en juin , les blés et les avoines en juillet ; puis des temps d' accalmie et de repos forcé ; et en cherchant , en se proposant çà et là pour la récolte des pommes de terre et pour les semailles d' automne , il gagnait la Toussaint , la saison où , avec ses compagnons , il s' enfonçait de nouveau dans le bois . Saison dure , mais où l' on vivait avec les compagnons , et que Gilbert aimait . Il fallait faire souvent trois ou quatre kilomètres , matin et soir , pour gagner le chantier et pour en revenir . Quand le père rentrait , dans la nuit toujours , car on finissait le travail vers cinq heures , un peu avant le coucher du soleil , l' enfant disait : — Vous aimez trop le bois , papa ! Il l' enlevait à bout de bras , la tournait vers la flamme de l' âtre , afin de voir la joie jeune au fond des yeux que l' enfant avait bridés , vivants et couleur de hêtre en automne , et il répondait en riant : — C' est pour que vous ne travailliez ni l' une ni l' autre que je travaille dur , ma petite Marie ! Dans la pièce unique qui occupait tout l' espace entre les quatre murs de la maison , – deux lits au fond , une grande cheminée dans le mur de droite , une grande armoire montant en face jusqu' aux solives , une porte et une fenêtre sur la route forestière , quelques ustensiles de ménage pendus à des clous , une huche où l' on serrait les provisions de bouche , un baril de vin calé sur deux bûches fendues , – l' homme ne demeurait jamais longtemps . Le travail l' attirait au loin , et aussi la vie entre hommes , qui devient une habitude , une école et vite une tyrannie . On causait , en se rendant au travail , par les lignes des bois , en revenant le soir avec la lance sur l' épaule , et aussi à midi , quand tous les bûcherons de la coupe se réunissaient par groupes à l' abri des cordes de moulée , et ouvraient les gibecières pour déjeuner . Gilbert , qui avait le prestige de la taille et la réputation d' un caractère indépendant , était très écouté . On le prenait pour juge , souvent , dans les contestations entre les ouvriers et les commis assermentés qui les surveillaient au nom des marchands de bois . Il se plaignait tout haut , – les autres le faisaient tout bas , – que le salaire fût insuffisant . Un franc cinquante par jour , c' était trop peu , c' était injuste . Et cela encore lui donnait un ascendant sur ses compagnons . Il ne gagnait pas plus que chez M . Fortier , mais la liberté de la vie , et la variété du travail , enlevaient le regret du passé à ce grand bûcheron qui sentait sa jeunesse sûre du lendemain et influente dans le domaine des égaux . La santé de la Cloquette , qui n' avait jamais été bonne , empirait assez vite . La pauvre femme , minée par un mal sournois , devenait pâle et mince comme un cierge . Elle perdait ses cheveux , ses dents qui lui donnaient son éclatant sourire , et jusqu' au goût de la toilette . La petite Marie , au contraire , plus jolie encore que n' avait été sa mère , élancée , blonde , fraîche avec des yeux vite irrités et charmants quand ils étaient doux , poussait comme un chêne de bordure . Le père ne connaissait rien d' aussi beau qu' elle . Il était , lui si rude avec les hommes , la faiblesse même devant elle . Il la gâtait . Il disait pour s' excuser : — Je suis trop souvent dehors , pour avoir le droit de la faire pleurer quand je la vois . Tu as tout le temps de te faire aimer d' elle , toi , la femme ; moi , je n' ai que l' heure de mon souper . Quand elle eut dix ans , elle fit , avec les autres enfants de son âge , la première communion . Ce fut une grande fête , et une grande dépense pour les Cloquet . Gilbert avait voulu que Marie fût la mieux habillée du bourg , et la Cloquette avait fait travailler les lingères de Corbigny . Le matin de la fête , au premier son qui partit du clocher de Fonteneilles et déferla sur la forêt , les quatre voisins des Cloquet , leurs femmes et leurs enfants , c' est-à-dire les Justamond , le père Dixneuf , les Lappe et les Ravoux , sortirent dans le chemin pour contempler Marie en blanc . Ils dirent tous : « Elle est mignonne » , mais il n' y eut que la mère Justamond qui l' embrassa avec l' émotion que donne l' intelligence de la religion . Elle murmura quelque chose à l' oreille de l' enfant , qui répondit oui , discrètement . Marie était tout occupée à relever son voile et sa robe , et à marcher bien droit , pour ne pas mettre dans les ornières ses pieds chaussés de souliers blancs . La mère , tous les dix pas , recommandait : « Va pas te salir , Marie ! » Il avait plu pendant la nuit . Des gouttes en retard tombaient , de grosses gouttes paresseuses , sur le voile et sur les cheveux ondulés avec peine . Entre les deux falaises de futaies , Marie marchait devant ; le père et la mère suivaient , l' un à droite , l' autre à gauche , endimanchés . Gilbert avait même pris le haut de forme qu' on ne met que dans les solennités . Et on aurait dit des chrétiens , dans l' église , un peu plus tard , à les voir silencieux , graves , émus même et regardant souvent la petite , qui était à la seconde place du premier rang , derrière son cierge ; mais l' émotion était toute paternelle , maternelle , humaine , et pareille à celle des parents qui conduisent leur fille à son premier bal . Après la messe , et quand le curé , un vieillard courtois et timide , gagné à l' inertie par le désespoir de la vaincre , rentra au presbytère , il trouva dans l' allée sablée la famille Cloquet , qui venait lui offrir ses hommages et des brioches commandées au boulanger du pays . Les brioches lui parurent si grosses qu' il s' en réjouit d' abord , comme d' une preuve de dévotion . Il remercia . — C' est que , voyez -vous , monsieur le curé , dit Cloquet en caressant sa barbe blonde , nous n' avons jamais eu à nous plaindre de vous ; et j' ai voulu vous le marquer . C' est mon habitude de ne point être en retard avec ceux qui sont de nos amis . — Je n' en suis pas assez , de vos amis , Gilbert Cloquet , mais la pensée est bonne quand même . Merci ! — Au plaisir , monsieur le curé . — Ramenez la petite pour les vêpres , bien exactement , à deux heures et demie . Et ce fut tout . La mère et la fille revinrent à deux heures et demie . Elles étaient rouges . On avait beaucoup mangé . Cloquet s' était mis à affiler sa faux , car la saison des foins était venue , et la veille , le garde du château de Fonteneilles avait embauché les faucheurs . Deux ans plus tard , la Cloquette mourut . Sa fille n' avait pas douze ans . Ce fut un chagrin et une cause de longue inquiétude pour le journalier . Si peu ordonnée , si médiocre ménagère que fut la Cloquette , elle l' était plus encore que sa fille . « Ma petite n' a pas l' âge de se donner tant de mal » , disait-elle . L' enfant n' avait pas même appris le peu de cuisine et de couture que la mère aurait pu lui enseigner . Quand la mère fut partie , le père resta huit jours chez lui sans rien faire , comme cela se doit , entre la messe de mort et la messe de service , près de Marie , tâchant de la connaître , de la conseiller , de lui commander quelque travail . Car la fille eût été de force à faire le ménage , si elle avait voulu : elle paraissait avoir quatorze ans , et d' autres disaient seize , tant elle était grande et déjà femme de corps et de manières . Il ne réussit pas . Il se heurta à des caresses , puis à un refus , puis , comme il insistait , à une colère boudeuse , sombre , persévérante comme l' ingratitude . Comme le huitième jour finissait , Cloquet , qui était en train d' enlever les nœuds de crêpe attachés , selon l' usage , à la paille de ses ruches , vit s' approcher la grosse mère Justamond , sa voisine . — Père Cloquet , dit-elle , j' ai déjà cinq enfants à garder , avec votre fille , ça fera six . Ne vous faites pas de tourment . Et Marie continua de jouer avec les petits Justamond , et de paresser , en attendant qu' elle eût l' âge d' entrer en apprentissage . Elle voulait être lingère , pour voir du monde et quitter la forêt . Gilbert fut donc plus mal servi , plus isolé , plus malheureux chez lui qu' autrefois . Il se rejeta entièrement du côté des compagnons de travail , les uns journaliers de toute l' année qu' il rencontrait dans les fermes , les autres , rouliers , maçons , petits propriétaires , retraités , artisans qui , pendant la saison d' hiver allaient au bois avec la cognée , ou avec l' écorçoir au temps de la sève montante . L' obscure tendresse que développe le métier , le besoin d' être plusieurs qui pensent de même et qui s' entraident , le fit se louer souvent dans des fermes lointaines , et revenir tard parce qu' on allait boire entre amis , et quelquefois coucher hors de la maison . Ses vêtements étaient en mauvais état , sa barbe s' allongeait , les chiens aboyaient après lui , quand il réapparaissait au hameau . Les voisins disaient : « Gilbert Cloquet s' ensauvage . » Oh ! non , il vivait plus complètement , d' une vie passionnée , heurtée , généreuse et inquiète ; il vivait pour d' autres et avec d' autres de son métier , dans la corporation renaissante . Et sa nature généreuse s' emplissait d' illusions , de colères et de joies mêlées . En cette année 1891 , et dans les deux qui suivirent , les bûcherons de la Nièvre se liguaient pour obtenir le relèvement des salaires insuffisants . Dans les bois , aux heures de trêve , dans les cabarets , les dimanches , et dans les fermes où les machines , remplaçant les rouleaux et les fléaux , groupaient les hommes par bandes nombreuses , les ouvriers de la terre discutaient les intérêts du métier . Des mots qu' on n' avait point entendus depuis plus d' un siècle montaient sous les taillis ou entre les haies . Quelques très vieux arbres avaient frémi , jadis , au passage de mots semblables . On disait : « Les intérêts communs des ouvriers ; ... plus d' isolement , les individus sont faibles ; ... groupons-nous pour soutenir nos droits ; ... formons une caisse , nous abandonnerons chacun une part de nos salaires . » Les plaintes abondaient , s' exaspéraient l' une par l' autre : « On ne peut vivre ! Les marchands nous exploitent ! Plus de prix de misère ! ... Est -ce que cela suffit , un salaire de un franc vingt à un franc cinquante ! Et la femme ? Et les mioches ? Et les chômages ? » Vivre , la vie , l' enfant , la maison , ces mots premiers et pleins gonflaient le cœur des hommes , et quand on avait parlé de la misère , on jetait la menace et le défi aux exploitants qui étaient à Nevers , ou dans les petites villes , ou parmi les campagnes , dans les maisons bâties avec la sève des bois abattus . D' autres mots étaient prononcés , et c' étaient les rêves , auxquels tous ne croyaient pas également , mais qui se mêlaient cependant au sang de tous , car ils étaient dans l' air qu' on respirait , avec l' odeur des bourgeons jeunes et des herbes neuves . On disait : « L' avenir est au peuple . La démocratie va créer un monde nouveau ... Le droit au pain , le droit à la retraite , le droit de partager ... » Toute la forêt s' agitait cette année -là . Les taillis toujours coupés murmuraient sous les chênes , et disaient : « Nous avons , comme les futaies , le droit au vent du large . » Gilbert Cloquet , avec sa passion pour la justice , fut des premiers à demander le syndicat . Il parlait sans art , avec une force contenue , et , dans les commencements , avec un peu de bégaiement qui donnait une soudaineté à ses phrases . Mais il savait bien les choses de la contrée , et il avait l' autorité de la réputation parmi les camarades . Il voyagea dans tout le département , pour s' entendre avec les syndicats voisins . Il rédigea des statuts . Pendant des mois il vécut , comme il disait avec orgueil , « pour la justice de tous » . L' instituteur de Fonteneilles répétait : « Ce Cloquet doit avoir eu des ancêtres parmi les communistes du Nivernais . » Et il voulait parler de ces communautés paysannes , consacrées par l' ancien droit coutumier , et qui groupaient , au XVI e siècle , les familles de laboureurs et de bûcherons , travaillant sous un chef et héritant entre elles . Gilbert eut même son heure de célébrité . Il assistait à la réunion de marchands de bois et d' ouvriers , convoquée par le préfet , à Nevers , le 4 février 1893 , et où étaient représentés les syndicats de bûcherons de Chantenay-Saint-Imbert , Saint-Pierre-le-Moutier , Neuville , Fleury , Decize , Sémelay , Saint-Benin-d'Azy , la Fermeté , Molay et d' autres encore . Quand on demanda aux bûcherons d' exposer leurs prétentions , plusieurs voix crièrent : « Cloquet ! Cloquet ! – Monsieur Cloquet est-il ici ? » dit le préfet . « Le journalier Cloquet , présent ! » répondit Gilbert . Et ce fut l' occasion d' un premier succès . Puis le grand bûcheron , debout , pas gêné , soutenu par la passion vivante dans tous les cœurs et dans tous les yeux , continua : — On veut vivre . C' est pas la fortune qu' on demande ; c' est du pain , et , à condition de se priver de lard , un bout de ruban pour nos filles . Moi , j' en ai une qui grandit . On demande que les marchands acceptent le nouveau tarif : et d' une . Et puis que la corde de moulée ne dépasse pas 90 centimètres de haut . Si les marchands accordent ça , nous rentrons tous au bois ; sinon , non . Il nous faut la justice , qu' on a chassée de la forêt . On l' applaudit pour l' ampleur de sa voix , sa force , sa taille et son absence de peur . Ce fut un triomphe . Ses camarades le reconduisirent , chantant la Marseillaise , jusqu' à la maison du Pas-du-Loup , au seuil de laquelle se tenait , pâle , la grande et belle Marie accourue au cantique . Un des bûcherons , un jeune , passa devant , et dit : — Il a rudement parlé , le papa . Vive Marie Cloquet ! Vive le père Cloquet ! C' était la deuxième fois qu' on l' appelait le père Cloquet . Il n' y fit pas trop attention , étant un peu ému de vin et de gloire ; il dit seulement : — Lureux , parce que tu es jeune , il ne faut pas plaisanter . J' ai fait ce que je devais . J' espère que nous allons réussir . Donne un verre de vin aux amis , Marie , et embrasse -moi . Et Marie l' embrassa , Marie aux yeux de chèvre , longs , ardents et dorés . Longtemps après que les hommes eurent bu , et qu' on les eut vus disparaître dans les chemins de la forêt , le père et la fille restèrent sur le pas de la porte , écoutant les voix qui chantaient en chœur , et qui criaient , de plus en plus lointaines : « Vive le camarade Cloquet ! » La gloire fut courte . Déjà dans les premières grèves , Gilbert avait dû réprouver les violences de quelques jeunes . Quand plusieurs bûcherons , au soir d' une discussion de tarifs avec M . Thomas , le gros marchand de bois , avaient proposé d' aller saccager la maison de l ' « exploiteur » , il avait pris parti contre eux , et fait rejeter leur vengeance . Une autre fois , sommé de se joindre aux compagnons du syndicat , qui avaient résolu de pénétrer dans un chantier et d' en chasser les non-syndiqués , il s' était refusé à quitter sa maison . « Ce n' est pas bien , avait-il dit : ceux qui ne sont pas avec nous ont des femmes et des enfants comme nous , laissez -les venir , et ne les forcez pas à chômer . C' est dur , d' être sans travail . » Une troisième fois , il s' était mêlé au cortège des grévistes , pour voir . Et il avait vu , au milieu de la forêt , une coupe envahie par une bande hurlante et six hommes de Fonteneilles entourés , frappés , et obligés de marcher en tête des grévistes , à travers bois , puis sur les routes . On passait dans les villages . On récoltait des lâches , qui se mêlaient à la troupe . Les prisonniers épouvantés , blessés par leurs sabots , demandaient grâce . « Marchez toujours ! » Et ils marchaient suppliants , insultés , dans la clameur des voix qui étouffaient leurs plaintes . Deux d' entre eux finirent par tomber sur le chemin . Alors , dans le crépuscule , il y eut une lutte sauvage . Un homme , un seul , se battit contre dix . Des cris s' élevèrent au bord de l' étang de Vaux , cris de mort , cris d' horreur , si aigus que les maisons cachées sous les arbres entendirent , et fermèrent leurs volets . Cette nuit -là , Cloquet rentra très tard chez lui , les habits déchirés et la mâchoire en sang . Et comme Marie , tremblante , questionnait le père : — Ne t' émoye pas , dit-il : les autres ont plus de mal que moi . Depuis lors , il eut , dans la forêt , d' implacables ennemis . Ceux qui l' aimaient le défendirent mal , quand un des meneurs , Supiat , proposa de lui enlever la présidence du syndicat des bûcherons . À la place de Gilbert , le fondateur du syndicat , le porte-parole des ouvriers des bois et des champs de la Nièvre à la réunion de Nevers , on élut son voisin , son vis-à-vis , Ravoux , un chef moins beau , plus jeune et plus fermé , qui dominait les meneurs parce qu' il ne parlait presque pas , et que ses yeux ne décoléraient point . Gilbert continua d' assister aux réunions dans les cabarets de Fonteneilles ou des villages voisins ; on l' écoutait , mais on votait contre lui . Les jeunes disaient : « Tu peux remiser , Gilbert ; maintenant que la machine est lancée , ne tire pas en arrière . » Beaucoup l' estimaient et n' osaient plus le suivre . Et lui , qui avait le cœur tout simple et fraternel , il souffrait moins d' être relégué au second rang que de ne pouvoir approuver des projets , des mots ou des actes qui offensaient son idée de justice . « Une si belle cause , disait-il , notre pain , notre défense , et ils ne l' aiment pas comme moi ! Pas autant ! » Les mois et les années passaient . Marie devenait une femme . Elle allait « à ses journées » dans le bourg et dans les fermes . Elle était grande et toujours plus jolie que n' avait été la mère , bien qu' elle n' eût pas la même douceur de traits ni de manières . Ses pratiques la trouvaient brusque , capricieuse , tantôt « avantageuse à l' ouvrage » , tantôt molle et si revêche d' humeur qu' on ne pouvait obtenir d' elle une réponse . Le père la jugeait de même . Il avait peur d' elle et pour elle . Il songeait au loin , en fauchant le blé , en mordant , au coin d' une haie , le pain apporté de chez lui : « Que fait-elle ? Je ne sais d' elle que ce qu' elle veut bien m' apprendre . À son âge , les filles ont des secrets . Quelle pitié , quand les mères ne sont plus ! » Mais elle était si tendre avec lui quand il essayait de la gronder ! Attentive et inquiète d' abord , elle s' apercevait vite qu' elle n' aurait pas de peine à se défendre contre des commérages sans précision . Elle disait : « Les filles d' ici sont jalouses de moi ; comme les gars autrefois étaient jaloux de vous . » Ces soirs -là , elle soignait la soupe , elle tirait de la huche un morceau de lard ou une boîte de sardines conservées , régal des habitants de Fonteneilles . Puis , après le souper , elle s' asseyait près du père , devant le feu , ou derrière la maison où il y avait un verger pas plus long qu' une meule de foin , avec trois pommiers , des groseilliers , un romarin bien vieux , des ruches d' abeilles , et la forêt levée tout autour . Marie caressait le père et se faisait petite à côté de lui très grand . Ils s' asseyaient sur un madrier , qui pourrissait depuis vingt ans le long du mur . C' était rude parfois , de dérider le père . Marie presque toujours y réussissait . « Pourquoi as -tu perdu la pratique des deux sœurs de Durgé ? Il paraît que tu as refusé de coudre des sacs , parce que c' était trop dur ? Pourquoi m' as -tu laissé tout seul dimanche , jusqu' à cinq heures ? Est -ce vrai que tu te laisses faire la cour par ce Lureux , qui n' est pas un travailleur , Marie , pas un homme bien rangé , non plus ? » Elle riait si bien que les voisins enviaient la demi-heure de joie que passait Gilbert Cloquet . Lui , il ne croyait pas tout à fait ce qu' elle disait ; il se laissait tromper juste assez pour cesser de se plaindre et de parler du passé . « Allons ! Marie , il faut me faire honneur , il faut marcher droit , sagement , c' est ce que t' a dit bien des fois l' institutrice , n' est -ce pas ? Elle avait raison ... Et puis tu me ferais tant de peine si je te voyais mal famée dans la région ! » Il avait le sentiment que ses conseils étaient sans force . Il haussait les épaules et demandait : « Apporte -moi ma pipe . Elle m' écoute toujours quand je parle . » La petite fumée bleue montait . Marie se levait pour aller fermer à clef la cabane des poules . Et les étoiles passaient au-dessus d' une maison rétablie dans le silence , mais non point dans la paix . Un soir , au temps de la récolte des pommes de terre , en septembre 1898 , il avait soupé avec le patron de la ferme qui est sur le coteau , en face de la grande digue des étangs ; puis , las de la journée , il s' était couché dans un lit depuis longtemps inoccupé , et dont le bois pourrissait au milieu des piles de sacs , des pommes de terre amoncelées , des liens de paille , des vieux harnais qui couvraient presque tout le pavage de la décharge . L' odeur de la terre , son odeur de levain qui s' élève des guérets ouverts , sortait des mottes attachées aux racines et aux lames des outils , et se mêlait à celle des vieux cuirs cirés et moisis . Gilbert Cloquet songeait , sans doute à cause de cela , aux labours qu' il devait faire , prochainement , dans une vallée où la charrue ne rencontrait pas de pierre , et où le froment levait volontiers . Il avait toujours l' esprit préoccupé du travail ou du chômage prochain . Quelqu'un frappa à la porte et entra . — Ce n' est pas une heure pour déranger le monde , dit rudement Gilbert . Qu' est -ce qu' on me veut ? Il s' assit sur son lit , sa chemise ouverte sur sa poitrine velue . — Faites excuse , dit un jeune homme qui entra lestement et resta debout au pied du lit ; je me suis dépêché , mais je n' ai pas pu arriver plus tôt : je viens de par delà Saint-Révérien , et je vais aller coucher ce soir à la Vaucreuse , où je suis embauché . — C' est un pays qui m' est ami , dit Cloquet , mais ça ne m' explique pas , Lureux , pourquoi tu viens ? — Vous ne devez pas rentrer de la semaine au Pas-du-Loup , monsieur Cloquet , et votre fille Marie m' a bien recommandé de vous parler au passage . — Ma fille ? — Oui , dit le gars dans l' ombre , nous nous sommes entendus : elle veut bien de moi , et moi , j' ai mon idée devers elle . Gilbert ne répondit rien pendant plusieurs minutes . Beaucoup de choses qu' il avait entendu dire contre ce garçon lui revenaient en mémoire . Il eut envie de se lever , en chemise , de le chasser , de lui crier : « Va-t'en , et cherche ailleurs que chez moi ! » Mais l' image de Marie se dressa aussitôt devant lui , de Marie mécontente , froissée , à jamais divisée d' avec lui ; il eut peur de la dernière solitude , puis , reportant les yeux sur cet homme attentif , penché un peu , et dont les yeux luisaient d' inquiétude jeune , dans l' ombre de la décharge , il sentit de la compassion pour celui qui , comme lui , gagnait difficilement le pain , au bois , aux prés , au froment , pareil aux oiseaux et , comme eux , changeant de grenier avec les saisons . — Je ne t' aurais pas choisi , Lureux , parce qu' on te dit dépensier . — Monsieur Cloquet , je ne bois pas ... — Tu ne bois pas , peut-être , mais tu as le goût de la dépense ; tu paies à boire aux autres , et tu joues ; il faudra te ranger . Écoute : si , comme tu le dis , Marie est consentante , je le saurai , je ne la contrarierai point . Tu lui feras dire par quelqu'un de tes parents que , pas plus tard que jeudi , après les pommes de terre finies , j' irai causer avec elle . Quelquefois , il avait rêvé que le gendre futur , l' homme de qui renaîtrait sa race , se jetterait à son cou et le serrerait dans ses bras : et , en ce moment , il eut au cœur la morsure nette de la déception . Non , cela ne se pouvait : plus tard , peut-être , l' amitié viendrait . Il tendit la main à l' homme , qui avait fait le tour du lit et qui s' était approché . — À présent , mon garçon , dit-il , ne va pas trop vite en amitié avec Marie , et n' entre pas chez moi avant que je n' y sois rentré , ... parce que , tu me connais , ce n' est pas un mariage qu' il y aurait , c' est un coup de fusil au coin d' un chemin . Un rire contenu lui répondit . — Je ferais comme je dis , Lureux ! — Que pensez -vous là , monsieur Cloquet ? ... Allons , merci , j' ai de la route à faire dans la nuit ; oui , j' en ai ... il faut que je parte . — Tu promets de ne pas t' arrêter au Pas-du-Loup ? — Oui . La porte se referma , et Gilbert ne dormit pas , car il avait pris trop dur sur lui -même , pour ne pas faire pleurer Marie : et ce fut lui qui pleura . Il songea qu' il avait toujours été seul , que personne dans le monde , sauf la vieille mère et un peu Adèle , qui étaient mortes toutes les deux , n' avait aimé le pauvre remueur de terre et faucilleur de blé qu' il était . Il pensa : « Pour quoi vais -je vivre maintenant ? pour qui ? pour moi tout seul ? oh ! que ça n' est guère ! » Le monde , pour lui , finissait là , depuis que les compagnons rejetaient Gilbert Cloquet . Dans cette même nuit , le cœur battant d' orgueil , de vie et d' amour , Étienne Lureux prenait la traverse , descendait la colline , passait sur la levée , entre les étangs clairs sous la lune , et entrait dans la forêt , pour arriver plus vite au Pas-du-Loup . Il galopait sur le sol bourré d' herbes ; il riait ; il regardait , au-dessus des taillis , les nuages passer sur la lune et s' emplir de lumière . Puis , dans la grande solitude , s' arrêtant pour souffler , deux fois il cria : « Vive Marie Cloquet ! Vive la plus belle fille de Fonteneilles , de Corbigny , de Saint-Saulge et de toute la terre ! » Enfin , les pieds blancs de poussière et de boue , il arriva au hameau . Les cinq maisons , enveloppées par les bois , aux bords du chemin forestier , dormaient . Il s' approcha d' une fenêtre et dit tout bas : « Marie ? » Il ne voulait pas que , de la maison en face , Ravoux pût le surprendre . Son visage devint tout pâle , et sa pensée d' angoisse y sculpta un autre visage . « Où est-elle ? Morte ? Échappée ? Marie ? » Puis tout à coup , la jeunesse y reparut ; les traits se détendirent dans la joie ; le contrevent s' ouvrit , et la tête décoiffée de Marie , aux yeux fermés par la demi-lumière de la nuit , se tendit au baiser de l' homme . — Marie , j' arrive de la ferme de Vaux ! — Tu l' as vu ? — Il n' a pas osé dire non ... — Ah ! quelle chance , mon petit Lureux ! Elle demanda , souriant dans le sommeil : — A-t-il promis de la galette ? — Je n' y ai pas pensé . — T' es bête , mon pauvre garçon , il en a ! Il causa deux minutes , et , comme il avait promis de ne pas s' arrêter , voulant ne pas trop longtemps mentir à sa promesse , il embrassa de nouveau la jeune fille ardemment , reprit la gibecière qu' il avait déposée à terre , sauta d' un bond jusqu' au milieu du chemin forestier , et s' échappa . Marie , la tête dans l' ouverture des contrevents , les yeux grands , les lèvres rieuses , le cœur gonflé d' orgueil , regardait l' homme qui l' arracherait à la vie dépendante et à l' ombre de ces bois où il disparaissait . Peu après , Étienne Lureux épousa Marie Cloquet . Le père , voyant sa fille éprise de ce joli homme , ne sut rien refuser . Il céda à cette sorte d' éblouissement où le bonheur des enfants jette parfois les mères ; il crut tout ce qu' elle affirmait ; il voulut tout ce qu' elle demanda . Pour qu' elle fût plus heureuse qu' il n' avait jamais été , il lui prêta tout son argent , quatre mille francs qu' il avait , en se privant toute sa vie , économisés et placés . Le rêve du père fut réalisé par la fille . Marie prit à bail une petite ferme de douze hectares nommée l' Épine , toute proche de la forêt , enclavée presque entièrement dans le domaine de Fonteneilles , et qui , vendue en justice , après la mort d' un paysan propriétaire de Crux-la-Ville , avait été achetée tout récemment par le principal créancier hypothécaire , un négociant d' Avallon . Elle eut une domestique , qui faisait tout le gros ouvrage , un mobilier neuf , des vaches , des brebis , deux juments , des bijoux lourds et peu titrés , et le droit de regarder de haut ses anciennes compagnes les lingères , coureuses de journées . Il est vrai qu' elle devait beaucoup d' argent dès son entrée en ferme , sans compter l' emprunt fait au père . Mais Lureux jurait qu' en moins de cinq années , il se faisait fort de ne devoir plus rien à personne . En vain la mère Justamond , matrone qui parlait franc , avait dit à son voisin , la veille de la signature de l' acte : « Excusez -moi si j' ai l' air de m' occuper de vos affaires , Gilbert Cloquet , mais faut pas tout donner aux enfants . Ils prennent ce qu' on leur donne , comme si c' était leur dû . Ils promettent de la reconnaissance , mais c' est une graine qui ne lève guère souvent . » Il avait répondu : « Mère Justamond , j' ai travaillé pour ma femme , et elle est morte . J' ai travaillé pour les camarades , et ils commencent à me lâcher . J' essaie à présent d' avoir l' amitié de ma fille et de mon gendre : faut me laisser faire . » Depuis lors , plus de sept années s' étaient écoulées , et bien des choses , autour de Gilbert , avaient changé . La Nièvre , tout au moins dans la partie vallonnée de Corbigny , de Saint-Saulge et de Saint-Benin-d'Azy , était devenue un grand pays d' élevage . Les bœufs blancs , les vaches blanches , les chevaux de trait , au poil noir , erraient en troupes deux fois plus nombreuses dans les pâturages . Et les pâturages , pour les nourrir , s' étaient multipliés . L' herbe avait monté du creux des vallées sur le flanc des coteaux . Elle remplaçait les froments et les seigles ; elle mordait les héritages de tout temps réservés aux chenevières . Le beau mamelon de la Vigie , au sommet jadis labouré chaque année , était maintenant tout en haut lisse et vert comme une émeraude , et plus de la moitié des terres qui couvrent les pentes portaient la même verdure sans cesse remontante , et qui n' est ressemée qu' après un temps bien long . Tout ce massif nivernais ressemblait à un parc . Le silence augmentait dans la campagne moins travaillée . Quelque chose de primitif et d' apaisé y rentrait , avec l' ombre des bois tournant sur les prairies . On voyait , aux foires de Corbigny ou de Saint-Saulge , plus de deux mille têtes de bétail rassemblées . Les marchands de toute la France et de l' étranger affluaient . Les fermiers devenaient riches . Mais les journaliers se plaignaient , car il y avait moins de mottes à remuer , moins de moissons à couper . Les machines aussi leur volaient des journées , par centaines . Depuis longtemps on ne battait plus au rouleau , et les fléaux , à cheval sur les solives , ne remuaient plus qu' au vent qui passe entre les tuiles . C' étaient maintenant le semoir , la faucheuse , la faneuse , la moissonneuse , qui faisaient la besogne antique des hommes . La forêt elle -même ne donnait plus le travail assuré qu' on y trouvait jadis . Après des années d' efforts , d' insuccès , de recommencements , de grèves légitimes et de violences injustes , les bûcherons avaient obtenu une augmentation sensible des salaires . La journée était bien payée . Mais des gens de partout , du Morvan et du Cher , de l' Allier ou des parties de la Nièvre éloignées de Fonteneilles , des hommes souvent qui n' étaient pas du métier , se faisaient inscrire au syndicat et réclamaient le droit au travail . On ne leur demandait pas : « Qui vous amène ? » On supposait , avec raison , que c' était la faim . On ne leur disait pas : « Avez -vous manié la cognée ou la scie ? » On les laissait entrer . Ils encombraient les coupes . Ils considéraient que , suivant l' ancien usage , « toute coupe embauchée est banale » , dès qu' un marchand de bois l' a déclarée ouverte . Le nombre des ouvriers diminuait donc le gain de chacun , et le profit de l' année ne se relevait point , comme les journaliers de Fonteneilles l' avaient espéré . Gilbert souffrait cruellement de cette incertitude du lendemain . Il avait cinquante-deux ans . L' habitude du travail , l' air des champs , la vie pauvre l' avaient maintenu en belle santé . Sa force et la justesse de son coup de cognée étaient celles d' autrefois . Il bêchait comme un jeune . Il avait toujours cette marche aisée qu' ont les hommes parfaitement sains de corps , dont les muscles se tendent et se détendent en même temps , sans qu' un seul soit en retard . Sa barbe demeurait blonde . Il fallait être tout près pour compter quelques poils blancs dans cette fourrure de renard qu' il avait au menton . Quand , le dimanche , bien brossé , ayant bu un coup de vin , il dévalait le chemin qui va du bourg au Pas-du-Loup , plus d' un de ses compagnons , plus d' une des filles de Fonteneilles s' y trompaient et demandaient : « Quel est donc ce jeune gars qui rentre de si bonne heure ? » S' il riait , ses yeux devenaient clairs , comme ceux d' un enfant qui croit à la joie . Mais il riait rarement , à cause des chômages , à cause des compagnons qui l' abandonnaient en l' estimant tout de même , et à cause de Marie , qui ne faisait pas de bonnes affaires dans la ferme de l' Épine . Les promesses de Lureux n' étaient que vantardise . Il travaillait sans goût , sans suite et dépensait beaucoup , bien que le ménage n' eût pas d' enfants . Chez lui , les camarades trouvaient toujours table ouverte . La route était tout près et fréquentée . On s' arrêtait chez les Lureux pour rire un peu et pour boire . Et le vin que le maître de l' Épine faisait venir du Midi , par les bateliers du canal , n' avait jamais le temps de vieillir . « Il faut que jeunesse se passe » , disaient les gens . « Elle est passée » , répondait Gilbert . Il entendait raconter , de temps à autre , que les dettes s' accumulaient , non point chez les fournisseurs du bourg que l' on finissait par payer , mais chez le notaire où l' on devait trois fermages au moins , chez des prêteurs de Corbigny ou de Nevers . Marie avait nié longtemps ces dettes . Elle commençait à les avouer , en venant quêter le père , presque chaque semaine . Il donnait , osant à peine faire un reproche à sa fille , qui menaçait de rompre , au moindre mot . Le lendemain , elle allait à une foire , à un apport , à une noce , endimanchée , laissant la maison à la garde de la domestique ou d' un berger d' occasion . Plusieurs fois , Gilbert s' était offert pour soigner les bêtes et veiller aux héritages à la place de Marie . Mais les enfants ne se souciaient pas qu' il vît de trop près le désordre de la ferme . Il ne se rendait à l' Épine que si on l' en priait . Et les invitations étaient rares . Voilà ce qui empêchait de dormir Gilbert Cloquet , ce soir de mars où Michel de Meximieu songeait , de son côté , accoudé sur l' appui de la fenêtre . Le bûcheron pensait à de très anciennes choses . Il se disait aussi qu' ayant reçu vingt francs d' acompte sur le travail du lendemain , il irait de bonne heure , avant de commencer , en donner la moitié à Marie , qui serait contente . Et qui sait ? POUR ALLER VOIR SA fille , Gilbert Cloquet n' avait pas un long voyage à faire : un sentier conduisait sous bois jusqu' à la pointe de l' étang de Vaux , qui est toute voisine du hameau du Pas-du-Loup , contournait la berge parmi les prés marécageux , et se perdait en montant vers le milieu du premier champ . Ces champs , sur la « bordée » de la forêt , comme disait Gilbert , ces douze hectares divisés en une quinzaine de parcelles , la maison située à mi-côte , et qui formait l' extrême limite de la commune , c' était le domaine de l' Épine , que les Lureux avaient pris à ferme , grâce à la générosité de Gilbert . Il était de bonne heure ; on entendait encore , tant le silence était grand , le bruit de l' eau qui rencontre une pierre dans les fossés . Gilbert avait sa cognée sur son épaule , et il mettait sur le manche tantôt la main gauche et tantôt la main droite , à cause du froid . Dans le pré qui commençait à la lisière de la forêt et qui était traversé par une rigole , il s' arrêta , pour compter les vaches blanches ; dans l' héritage au-dessus , labour où poussait du blé , il jeta un coup d' œil aux planches de terre , pour juger de la main du laboureur et du semeur ; et quand il entra dans la cour , il trouva Marie qui venait de tirer un seau d' eau , Marie en jupe courte , les cheveux non peignés et seulement tordus en arrière . En voyant son père entrer , elle déposa son seau sur le fumier , à côté du puits , et s' avança contente et faisant la douce . — Comment ! c' est vous , le père ? Il la regardait venir , nonchalante et portant déjà son baiser au bout des lèvres tendues . Elle avait toujours ses yeux jeunes , ses yeux luisants , – si durs quand elle ne riait pas , – mais les joues étaient plus pâles qu' autrefois , les traits épaissis . Gilbert se laissa embrasser . — Alors , ça va bien ? demanda Marie . Où allez -vous donc avec votre cognée ? Lureux ne doit pas finir avant ce soir , à ce qu' il m' a dit . — Moi , j' ai quitté mon atelier parce que j' avais fini , dit sentencieusement le père ... Et à présent , j' ai autre chose à faire , et je vais où j' ai du travail . — Tant mieux qu' il y en ait pour vous ! Il n' y en a pas toujours pour les autres , dit Marie , piquée . — Ah ! Marie , comment peux -tu te plaindre encore ? Si j' avais eu une belle ferme comme la tienne , moi , d' abord , je n' en serais pas sorti ! Je l' aurais bêchée , je l' aurais fumée , je l' aurais sarclée . Pourquoi va-t-il au bois , ton homme ? Est -ce que c' est la place d' un fermier ? — Trois ou quatre jours par ci , par là , en voilà un crime ! — Il ferait mieux d' aimer sa maison . — C' est qu' on doit de l' argent , mon père ! On n' arrive pas à payer le propriétaire ! — Ah ! vraiment , il n' est pas payé ! Et le marchand de vin non plus ? — Non . — Et le charron qui t' a vendu ta carriole jaune ? — Non plus , et bien d' autres ! Ça n' est pas la peine de vous le cacher à présent . — Il mentait donc , ton Lureux , quand il me disait que vous ne deviez presque plus rien ; que , si je l' aidais , il paierait tout ? Elle tourna la tête , comme si elle entendait du bruit du côté de la maison , mais en réalité pour éviter de répondre . Gilbert déposa sa cognée , qui se tint toute seule en équilibre , le manche en l' air . — C' est donc la ruine qui vient , Marie ? Pour vous deux et pour moi aussi ? — Peut-être bien , mon père , à moins que vous ne soyez plus donnant que vous ne l' êtes ! Le grand bûcheron fit un mouvement en avant , comme s' il voulait foncer contre elle , tête baissée . — Ah ! sans cœur ! cria-t-il . Et la femme se rejeta en arrière , la taille cambrée , et le visage si dur que rien n' y restait plus de sa beauté . — Sans cœur ! Voilà ton remerciement ! J' ai donné pour vous tout le travail de ma vie et le tourment de mon esprit . Et ce n' est jamais assez ! Mais travaillez donc , paresseux que vous êtes ! Gênez -vous ! — Est -ce que ma mère se gênait ? Dites-le donc un peu ? Est -ce qu' elle travaillait ? Pas tant que moi ! — Elle se peignait , en tout cas , avant de faire son ménage ! — Merci , papa ! — Elle n' aurait jamais posé un seau d' eau sur le fumier : elle avait du soin ; elle avait de l' honneur . — Merci encore ! — Et le dimanche , elle ne faisait pas la dame avec des dentelles et des robes de la ville ! — On n' est-il pas autant que les dames ! Pourquoi donc ? — Pas si riches , en tout cas ! Et pendant ce temps -là , tu n' as que huit vaches , – et maigres encore ... — Elles ont pourtant de quoi manger . — Tu devrais en avoir une douzaine . — On a des brebis , père . — Oui , et des nourrins ? Tu m' as demandé de l' argent pour en acheter , où sont -ils ? La fille se rapprocha , et essaya d' adoucir le père dont la colère grandissait . Mais le cœur n' y était pas , et c' est à peine si les yeux parvinrent à mentir un peu . — On est malheureux , je vous assure ; tout le monde est après nous ... L' huissier parle de venir ... — L' huissier ! ... La femme se mit à pleurer . Gilbert prit , dans son gousset , deux écus de cinq francs , et , d' un geste brusque , les mit dans la main de sa fille . — Je suis bien pauvre , à présent , Marie , mais je ne veux pas voir l' huissier chez vous ! Dis à Lureux que je te donne le prix d' un travail qui n' est pas encore fait ! La femme regarda les deux pièces blanches , et les fit glisser dans sa poche . — Dis -lui qu' il n' y a pas assez de bétail dans ses pâtures . — C' est facile à dire ! — Pas assez de fumier dans ses terres ! — On ne vous demande pas d' y aller voir ! — Et pas d' enfant dans la maison . Cette fois , la femme , toute rouge et la lèvre frémissante de colère , répondit : — Pas d' enfant ! C' est notre affaire ! Et vous , le père , pourquoi donc que vous n' en aviez qu' un ? Le père ne répondit pas . La fille eut le sentiment obscur du sacrilège qu' elle venait de commettre . Elle rougit . Ils se considérèrent l' un l' autre , gênés par le reproche et par l' aveu que leur silence prolongeait ... Alors Marie alla reprendre son seau d' eau , pour le porter à la maison . Et le père la laissa s' éloigner . Quand elle fut sur le seuil : — Marie Lureux , cria Gilbert , tu es une fille qui vas à ta ruine ; je ne t' ai que trop chérie , et ç'a été ta perte ; je t' ai trop donné et tu es devenue la paresseuse que tu es ... À présent , tu n' auras plus rien de moi . C' est fini entre nous . Dis-le encore à Lureux pour qu' il ne revienne pas ! Elle cria , détournée à demi : — Vous ne le verrez pas ! Ah ! bien , non ! Et tant pis pour ce qui arrivera ! Le bûcheron reprit sa cognée et se dirigea , en biais , vers l' angle des étables , afin de tourner la maison et de rejoindre la route . Confusément il triait les mots qu' il avait dits , les bons et les mauvais , comme des châtaignes qu' épluchent les enfants , et il murmurait , tout secoué par la colère : — Quand je pense que c' était Marie , autrefois ! Marie ! ... Celle que je faisais sauter sur mes genoux ! Avant d' arriver à la route , d' où il descendrait vers la forêt , il y avait un point d' où l' on apercevait , bien au-dessus du village et un peu sur la gauche , la colline de la Vigie , les toits de la vaste ferme assise sur le tertre , et le frêne rond qui commandait l' entrée . Gilbert s' arrêta . Comme toujours , il se retrouva en esprit dans cette cour où si souvent il avait dételé ses bœufs ; puis il regarda les champs qui coulaient de là , tout verts et frais dans le matin . Gilbert Cloquet ne pouvait voir ce beau sommet de la région sans songer qu' il était monté à la Vigie , à l' âge où les petits gars , la culotte courte pendue aux épaules par de larges bretelles , commencent à avoir envie de faire peur aux grosses bêtes , et tapent dessus avec des branches feuillues , et qu' il ne l' avait quittée qu' après son mariage , parce que sa femme le voulait . — Toujours les femmes , qui m' ont jeté d' une misère dans l' autre ! murmura-t-il . J' en ai eu là-haut de la misère , oui , je peux le dire . Et depuis ! Et à cette heure ! Allons , va au bois , mon pauvre Cloquet ! Va te cacher , père de faillie ! Quinze jours de moulée , c' est bon à prendre . Il cessa de regarder là-haut , sauta sur la route , et , par l' avenue du château , descendit vers les grands bois ... Il était plus de midi . Les bûcherons dînaient dans la grande coupe de Fonteneilles , près de l' étang de Vaux , et loin de l' endroit où travaillait Gilbert . Ils formaient des groupes , çà et là , dans la clairière dévastée , voisins d' ateliers qui se réunissaient pour manger , causer et faire un moment de sieste . Assis sur leurs talons , et le dos appuyé sur les jonchées de ramilles abattues qui pliaient comme des ressorts , ou bien couchés sur le côté , ils mangeaient le croûton de pain tiré de la carnassière , en ayant soin d' ajouter à chaque bouchée , coupée dans la partie inférieure , une petite tranche du morceau de fromage ou de lard qu' ils tenaient sous leur pouce gauche . Chacun avait près de soi son litre de vin débouché , enfoncé dans les copeaux ou les feuilles . Il faisait chaud à l' abri et froid dans le vent . Les hommes parlaient peu , mais ils se sentaient vivre ensemble , et ils riaient pour peu de chose . La fatigue s' en allait , avec des picotements , de leurs jambes et de leurs bras au repos . Leur chapeau , rabattu sur le front , les protégeait contre le soleil , qui était vif dans l' air dur . Le groupe de Ravoux était le plus proche de l' étang , sur la gauche de la coupe . Le président du syndicat avait déjà fini de dîner . Assis sur un tronc de charme , il avait tiré de sa poche un papier , et lisait tout bas , avec des grimaces nerveuses qui agitaient sa barbe noire et tiraient la peau sèche des pommettes . Autour de lui , huit ouvriers étaient rassemblés . Entre eux , depuis le commencement du repas , trente mots peut-être avaient été échangés . L' un des travailleurs avait dit seulement : « Le travail sera fini ce soir . Je ne sais pas quand j' en retrouverai » , et un autre : « V'là les merles qui chantent ; ça sent le printemps . » Des yeux se fermaient et des bouches demeuraient entrouvertes , béatement . Des poitrines , des hanches , des cuisses , des dos cherchaient le soleil . Il y avait là , à droite de Ravoux , et un peu en avant , Fontroubade , le maçon de Fonteneilles , qu' on appelait Goule d' oie parce qu' il avait un long nez , un menton fuyant et un air de toujours rire , une sorte de grimace professionnelle de ses paupières plissées par l' éclat des murs blancs ; puis Dixneuf , qui était assis tout contre lui et l' appuyait de l' épaule , maçon également , ancien zouave , tout vieux , très sourd , fier de sa barbiche et de la réputation qu' il avait de préparer mieux que personne la « cambrouse » avec le sang des chevreuils pris au collet ; puis Lamprière , un grand maigre qu' on eût dit toujours en colère et qui faisait peur aux bourgeois , quand il les regardait passer dans les chemins ; puis Lureux , le gendre de Cloquet , fermier qu' on s' étonnait de voir là , ivrogne aux moustaches déteintes et amollies par la vapeur d' alcool , plaisantin , paresseux et peu sûr ; puis le tuilier Tournabien , mauvais jeune qui avait la figure et l' agilité d' un chat sauvage ; puis Le Dévoré , garçon de ferme pesant , rouge et triste , puis Supiat , qui se disait menuisier et qui ne menuisait jamais , braconnier d' eau , colleteur dans les bois , orateur à la face de renard , aux yeux fureteurs , et qui dénonçait les tièdes à la Confédération générale du Travail ; enfin , un grand jeune homme d' une vingtaine d' années , beau et rieur , et qu' on appelait Jean-Jean . Il était descendu des forêts de Montreuillon , sans dire pourquoi , en sifflant . Et le soleil piquait agréablement ces hommes au repos , et aucune idée générale ne les faisait sortir de leur demi-somme , et ne les exaltait , quand Fontroubade , peu avisé , et que ne préoccupait guère la différence entre un manuscrit et un imprimé , demanda , en désignant Ravoux : — Qu' est -ce qu' il médite donc là , le président ? Est -ce un discours de notre député ? — Mieux que ça , et ça porte plus loin , fit Ravoux , levant sa barbe en broussaille et ses yeux vifs où la pensée s' irritait d' être lue avant l' heure . Laissez -moi finir ; c' est un document secret , une lettre autographiée , que je dois communiquer aux amis . — Ohé ! Méchin ? cria une voix . Ohé ! les amis ? Il va lire , Ravoux , venez donc ? Dans la clairière énorme , l' appel s' envola , et très loin , quelques bûcherons se dressèrent , comme s' ils sortaient des racines des chênes , et ils vinrent sans hâte , les pieds traînants et faisant des sillons dans les feuilles mortes . Ravoux s' était replongé dans sa lecture , mais la passion politique avait été remuée . — Le député ? dit le gros Le Dévoré , il viendra quand on aura des ordres à lui donner ! — Il viendra jusqu' ici dans la coupe , et on le fera asseoir , si on veut , sur un bois pointu ! Pour la première fois , il y avait de l' élan , du chant et de l' orgueil dans les mots . Des jambes se replièrent . Deux hommes couchés se mirent sur leur séant et détirèrent les bras . Supiat , penchant en avant son museau roux et rieur , dit : — Vous ne savez pas ce qui est arrivé , la semaine dernière , au député de X ? ... Et il nomma un autre arrondissement forestier du centre . — Non ; dis-le , Supiat ! Les merles commençaient à s' éloigner d' un coin de forêt où on parlait si haut . — Eh bien ! il était venu voir ses « chers électeurs » ; des gens comme nous ; et il les trouva à table . « Comment ça va , mes amis ? » Ils mangeaient des harengs . Alors le plus jeune de la bande , Bellman , qui a de l' aplomb , lui a répondu : « Tu dis que nous sommes tes amis ? – Bien sûr . – Eh ! non , nous sommes tes maîtres , et tu es notre domestique . Nous mangeons des harengs , tu vois , et tu vas en manger ! — Qu' a-t-il fait ? Ça devait être drôle ! — Il en a mangé , mes enfants ! Il aurait mangé les arêtes si on ne lui avait pas dit : c' est assez ! — Les députés , c' est des rien du tout ! fit Fontroubade d' une voix pâteuse . — Qu' est -ce qu' il y a donc , Ravoux ? Pourquoi nous appelles -tu ? C' étaient quatre jeunes hommes du syndicat qui arrivaient se tenant par le bras . — Il va lire , dit Jean-Jean . — Ça n' est que ça ? un article de journal ? — Non , dit Ravoux , en abaissant le papier , une feuille double , format écolier , couverte d' une écriture appliquée de copiste populaire , – non , c' est un appel qui vient de Paris , aux travailleurs de la terre ! ... Après les ouvriers de l' usine on va enrôler les travailleurs de la terre , tous , tous ! Les visages devinrent sérieux ; les hommes qui formaient un demi-cercle devant Ravoux s' approchèrent de quinze pouces , sans se lever , et en se traînant sur les feuilles . Il y eut un remuement de branches et de ramilles . Et le merle chanta encore , très loin . Ravoux ouvrait la bouche en arc ; il prononçait bien ; il goûtait les phrases ; il avait des dents blanches qui riaient aux beaux endroits : « Aux travailleurs de la terre ! » Camarades , depuis des années et des années , depuis des siècles et des siècles , nous sommes courbés du matin au soir , sur la terre , sans réfléchir à notre sort , sans regarder autour de nous , persuadés , d' ailleurs , qu' on ne peut faire autrement que de se donner une peine immense pour manger un morceau de pain . » L' auditoire laissa passer l' exorde sans manifester aucun sentiment . Il connaissait le début ; il en était las déjà . Ravoux reprit : « Mais il n' est jamais trop tard pour bien faire ! Posons-nous donc ensemble cette question , et répondons -y franchement : » Qui produit le blé , c' est-à-dire le pain pour tous ? Le paysan ! » Qui fait venir l' avoine , l' orge , toutes les céréales ? Le paysan ! » Qui élève le bétail pour procurer la viande ? Le paysan ! » Qui produit le vin , le cidre ? Le paysan ! » Qui nourrit le gibier ? Le paysan ! » — Voilà qui est vrai ! Le gibier ! oui le gibier ! — Tais -toi , Lamprière . N' y en a plus , de gibier , grâce à toi et à Supiat . — Laisse le président continuer ! « En un mot , vous produisez tout ! Que produit votre fermier général ou votre propriétaire ? Rien ! » — C' est vrai ! — Il fournit la terre , tout de même ! — Qui a dit ça ? — C' est Jean-Jean . Tais -toi , Jean-Jean ! tu es trop petit pour parler ! Supiat , d' un coup de reins , se mit à genoux , puis , s' allongeant , s' appuyant sur ses mains , resta tendu , comme une bête , vers Ravoux . C' était bien le renard qui évente le gibier . Tous les appétits flambaient entre ses cils . Tournabien passait et repassait son couteau sur son pain , comme sur une pierre à aiguiser . Lureux riait en dessous , les yeux à terre , pensant à ses créanciers que la révolution l' encourageait à ne pas payer . Il y avait un silence incroyable , parmi ces treize hommes . Ils croyaient écouter , mais ils voyaient . Les mêmes syllabes germaient , pour chacun d' eux , en images différentes et précises . Ils voyaient des êtres de chair et d' os , le propriétaire , le fermier général , le bassecourier , le garde , le commis du marchand de bois , l' ennemi . La plainte si souvent muette avait enfin une forme . Ils jouissaient de voir clairement dit leur ressentiment . Ils se reconnaissaient dans la formule venue de Paris , non signée . Et l' orgueil de leur force , la vision plus vague des foules , des syndicats , des révolutions , des pillages , des justices , des revanches , des soûleries énormes , leur faisait tordre la bouche , ou l' ouvrir , comme pour s' écrier « J' en suis ! » À peine si deux ou trois devinaient le mensonge de l' appel . Tous étaient étrangers dans le domaine des mots . Ils n' y restaient pas ; ils allaient au-delà : ils jugeaient le monde . L' affirmation anonyme de leur droit suffisait à leurs souffrances . Aucune force ne luttait en eux contre la passion d' envie . Les visages étaient tournés dans le même sens , visages de croyants , d' illuminés , ou de fauves attentifs . Les quatre hommes venus de loin se tenaient toujours par le bras . Et une lumière dorée baignait leurs têtes hautes . — Camarades des campagnes , nous sommes petits parce que nous nous courbons devant les riches ; redressons-nous une bonne fois , et nous nous apercevrons que nous sommes plus grands qu' eux ! Nos camarades des mines et des ateliers nous ont montré le chemin ; ils n' attendent que notre organisation , qui sera une force immense , pour marcher de l' avant ... Camarades des campagnes , réfléchissons bien à ceci : Si demain tous les cultivateurs disparaissaient , qu' arriverait-il infailliblement ? Une famine générale , une misère atroce , la mort probable , en peu d' années , d' une bonne partie des restants ... Et si , demain , tous les messieurs disparaissaient , il est bien permis de supposer que rien n' en irait plus mal , et qu' au contraire l' humanité pousserait un immense soupir de soulagement ... Et pourtant , nous ne désirons la disparition de personne ... Quelques têtes remuèrent , approuvant . — Mais nous désirons voir arriver le jour où tout le monde sera obligé de travailler pour vivre , où il n' y aura plus d' exploiteurs et d' exploités ... Cela viendra sûrement . Cela sera le commencement de notre œuvre . Camarades , en route vers le grand but ! Vive l' émancipation des travailleurs ! Ravoux ne parlait plus , qu' ils écoutaient encore , crispés , haletants , les narines dilatées ; deux ou trois rêvaient à l' avenir idyllique , les poètes , les musiciens , les jeunes ; Jean-Jean , qui s' était mis debout , coiffé de son béret , promenait dans le bleu clair du ciel ses yeux émerveillés ; il aimait une belle fille de Corbigny et il la voyait , près de lui , à Paris , dans une voiture à deux chevaux , emportée à travers les avenues . La lumière réjouissait les écorces fanées . Les bois immenses buvaient un commencement de vie . Les hommes écoutaient encore les paroles mauvaises . Elles avaient couru sur eux tous , comme la fumée d' un train sur les mottes . Et la fumée s' était dissipée ; mais il en restait quelque chose , par quoi la glèbe était invisiblement pénétrée et gâtée . — C' est rudement tapé , dit Lamprière . — Un chef-d'œuvre ! répondit Ravoux en pliant le papier . Voilà un plan d' organisation ! — À bas les jouisseurs ! Qui met le feu aux bois ? cria Tournabien en se dressant sur ses pieds . Il cherchait , dans sa poche , son briquet . — Pas de bêtise ! dit Ravoux . Le bois , c' est le pain . Les amis de Paris ne vous disent pas d' incendier , ils disent de vous organiser , d' embrigader tous les journaliers de Fonteneilles . — Il y en a qui ne paient pas leur cotisation ! cria Tournabien . — Il y en a qui ne veulent pas être avec nous , les canailles ! cria Lamprière . Et les cordes de son gosier restèrent tendues et frémissantes après qu' il eut parlé . — Il y a aussi des traîtres parmi nous , Ravoux ! — Tu dis ? De qui parles -tu ? C' était Supiat , qui insinuait qu' il y avait des traîtres . Ravoux se leva , et marcha vers le menuisier bûcheron , qu' il détestait . — Est -ce que tu voudrais parler de moi ? Une clameur l' interrompit . — Non ! non ! Explique -toi , Supiat ! Des groupes , au loin , dans la clairière , observaient . Supiat fermait à demi les yeux ; il était à quatre pattes ; il riait méchamment ; il rejeta son chapeau , d' un revers de main , sur son cou , et grinça des dents , comme s' il allait mordre Ravoux penché sur lui . — Tu n' es guère avisé , dit-il en riant , tu es un pauvre président , Ravoux . Oui , il y a des traîtres . Il y en a qui s' engagent tout seuls , pour une coupe , et qui n' en disent rien aux camarades , pour ne pas partager . Tous les hommes qui étaient encore assis ou couchés se levèrent ensemble . Supiat se dressa en face de Ravoux ; il le dépassait de la moitié de la tête , et son regard vibrait de la joie mauvaise de son secret dévoilé . — Cherchez donc qui manque ici ? Dix hommes comptèrent et nommèrent rapidement les bûcherons présents . Deux dirent à la fois : — Cloquet ! c' est Cloquet ? — C' est lui ! — Où est-il ? — Demandez à Lureux ! Quatre des plus excités enveloppèrent Lureux , le saisirent par les épaules , et le secouèrent . Le gendre de Cloquet eut peur , mais il essaya de plaisanter . — Lâchez -moi donc ! Je n' ai pas envie de me sauver ! Ce que vous voulez savoir , je vais vous le dire ! ... Pourquoi serrez -vous si fort ? ... Allons , lâchez -moi ! ... Eh bien ! vous saurez tous que , ce matin , en venant , j' ai vu mon beau-père qui descendait dans la taille qui est à gauche du château . — Avait-il sa cognée ? demanda Ravoux . — Eh ! oui , il l' avait ! — Il s' est loué tout seul ! Le traître ! cria Tournabien . Allons le débaucher ! Ohé ! camarades ! Qui est -ce qui vient débaucher Cloquet ? Les deux mains en porte-voix , Tournabien avait crié cela de tous ses poumons . De l' abri des cordes de moulée , ou des piles de charbonnette , ici et là , des hommes surgirent . Plusieurs se contentèrent de regarder du côté des voix . D' autres , sautant par-dessus les branches abattues , accoururent . Les bûcherons autour de Ravoux s' assemblaient , gesticulaient , et se heurtaient en remous , les uns voulant descendre sur Fonteneilles , les autres non . Le président , le visage tout blanc d' émotion dans sa barbe noire , essayait d' arrêter Tournabien , Supiat et Lamprière , les trois plus ardents . Des poings se levaient sur lui , il n' en avait aucun souci . De ses deux mains poilues , il tenait par le bras le plus fort des énergumènes , et luttait avec lui . — Tu m' écouteras , Tournabien ! — Non , j' y vas ! À bas les traîtres ! — N' y allez pas ! Gilbert a le droit de travailler . — Pas tout seul ! — Si , tout seul , parce qu' il a été embauché par le propriétaire . C' est reconnu par tout le monde . — Je m' en f ... ! Au bois de Fonteneilles , camarades ! À la chasse ! Tournabien se dégagea . Une bande de bûcherons , les uns avec une trique , les autres avec une cognée , arrivaient au galop . Ils ne s' arrêtèrent point à discuter avec Ravoux , ni à écouter les explications de Tournabien . Il y avait du bruit à faire , cela les « amusait » . Ils allaient . D' un élan , ils traversèrent le groupe de Ravoux , entraînant avec eux les plus mauvais et quelques-uns des tièdes . Un autre petit groupe , coupant en biais la clairière , se joignit à la troupe qui descendait . Un des bûcherons , qui tenaient la tête du peloton , tira de sa musette le clairon et sonna une fanfare . Ils se mirent au galop , et , comme une harde de sangliers , foncèrent en plein taillis , et disparurent , Ravoux , furieux , hésitait à courir après eux . Ses lèvres tremblaient . Il considéra la distance . Il entendit les cris et la fanfare . Il eut peur de ruiner son crédit déjà diminué . — Tant pis ! dit-il Je n' y peux rien ! Ramassant la feuille manuscrite , tombée à terre pendant la lutte , il reprit sa place dans la tranchée ouverte par lui dans le bois . Mais il s' arrêtait après quelques coups de cognée , et il écoutait . Les hommes restés près de lui , et surtout Lureux , en faisaient autant . Le vent était plus doux . Les vingt bûcherons , lancés à la chasse de Cloquet , avaient dû prendre des précautions et chanter moins haut , à mesure qu' ils approchaient des réserves du château , car le bruit des voix devenait pareil à celui d' une troupe de chanteurs troublés par le vin , et qui n' achèvent pas tous la chanson commencée . Gilbert avait travaillé depuis le matin . À onze heures et demie , il était rentré chez lui , pour faire chauffer sa soupe . Puis il était revenu dans la coupe , un beau taillis de lisière , nourri , épais , débordant . À grands coups , joyeux de se sentir seul et maître d' un chantier de quinze jours , il avait jeté à bas les brins de hêtre , de bouleau , de charme , de tremble , et même de chêne , car il n' y aurait point d' écorçage , avait dit M . de Meximieu , et tout devait brûler , soit en fagots , soit en moulée . Il avait jeté sa veste sur les premières jonchées de bois , au commencement de cette digue touffue , arrondie , qui représentait sa dépense de force et son travail de la demi-journée , et il allait devant lui , allongeant l' ouverture qu' il avait faite , non tout à fait sur la « bordée » de la forêt , mais parallèlement , et à une quinzaine de mètres des prairies de Fonteneilles . Il était en forme ; il sentait ses muscles souples ; il tranchait d' un coup , sans grand geste , vingt ans de sève ; il vivait et il oubliait la vie . Par moments , il se redressait , laissait glisser sa cognée le long de son pied , et la lame entamait la terre , tandis que le bout du manche , alourdi par l' épais cercle de fer , écrasait la mousse et portait l' outil . Alors l' homme , levant son bras gauche , essuyait , de la manche de sa chemise , ses joues et son front en sueur . Et il respirait , trois ou quatre bonnes fois , en riant au vent . Pendant une de ces pauses , il aperçut , entre les cépées , Tournabien et Lamprière , et une quinzaine de compagnons qui se faufilaient en arrière , espacés , comme des rabatteurs à la chasse . Il comprit tout de suite , car il avait , lui aussi , débauché des ouvriers non syndiqués dans des coupes de forêt . Mais , en ce moment , son cas était différent . — Que fais -tu là ? demanda Tournabien , en s' arrêtant de l' autre côté de la barricade que formait le bois abattu . — Pourquoi as -tu lâché les camarades ? dit Lamprière , qui n' avait de pâle que la moustache , dans le visage rougi par la course et la colère . Et il s' arrêta un peu à gauche de Tournabien . Des bûcherons tournaient l' obstacle pendant ce temps -là , et enveloppaient Gilbert . Mais ils se tenaient à distance . Et ce fut Supiat qui s' avança vers le bûcheron , droit en face , et dit : — On vient pour te débaucher , tu comprends ? Jette ta cognée , et rejoins le chantier . Et puis , demain , on reviendra tous ici , avec toi , faire le travail . — Faudra voir , dit Gilbert , en mettant la main un peu plus bas sur le manche de l' outil . — Qui t' a embauché tout seul ? — Meximieu . Il en était le maître . Et moi d' accepter . — Tu sais bien , dit Supiat , qu' une coupe embauchée est une coupe banale . Y vient qui veut . — Oui , quand c' est le marchand de bois qui l' a achetée . Mais quand c' est le propriétaire , qui reste le maître , il fait ce qu' il veut ! Ç'a été de tous temps . — Eh bien ! les compagnons et moi , nous allons changer ça , Gilbert ! Tu vas filer au trot , devant nous , jusqu' à ce que nous revenions tous ici ... — Tournabien a raison , crièrent les camarades . À bas le traître ! — Je suis dans mon droit ! Ne venez pas ! Des hommes s' avancèrent ; il y eut un bruit de feuilles froissées ; des branches cassèrent , en arrière et de côté . Supiat s' était rasé comme une bête agile qu' il était ; il s' élança , cherchant à saisir la cognée ou les jambes de Gilbert . L' homme ne recula pas et leva sa lourde lame . Un éclair fouetta l' air au-dessus de lui ; des clameurs montèrent en cercle , des piétinements comme de chevaux qui chargent ; la hache , volontairement ou non lâchée , à moitié de sa course , vola par-dessus le dos de Supiat , rebondit sur les branches coupées . Des bras pointèrent , des poings , des têtes , et l' on vit Gilbert , les jambes tirées en avant par son adversaire , se renverser et tomber en arrière , comme un arbre scié au ras du sol . Puis dix hommes se ruèrent sur l' homme tombé . — À mort le traître ! Assassin ! Tiens ! voilà ! tiens ! Ils se battaient pour mieux frapper Gilbert . Des grognements de rage et de douleur sortaient de cette masse grouillante que d' autres hommes entouraient , prêts à se ruer , penchés , hurlant , les poings tendus , les yeux fous , attendant , comme les chiens qui n' ont pas de place quand l' animal de chasse est coiffé par les plus audacieux . Une voix cria : — Arrière , les lâches ! Le laisserez -vous ? En une seconde le faisceau fut rompu . La pelote humaine s' ouvrit . Un corps immobile resta étendu sur la terre . — C' est pas moi , monsieur Michel ! C' est pas moi ! Il a voulu me tuer ! C' était Supiat qui s' avançait au-devant du comte de Meximieu . Les autres avaient déjà reformé le cercle , à distance , et , à reculons , lentement l' agrandissaient . Michel de Meximieu accourait . Il écartait les branches , de ses deux bras tendus ; il était sans armes , vêtu de son complet bleu de promenade . Et en courant , il comptait , et essayait de reconnaître les bûcherons qui s' effaçaient , et se retiraient derrière les cépées . Le jeune homme , pâle , épuisé par l' effort , ralentit la course , traversa le chantier à peine ouvert , et , repoussant Supiat qui continuait de protester , s' agenouilla près de Gilbert . Le bûcheron avait le visage couvert de sang , et les yeux ouverts , mais fixes . — Gilbert ? ... Est -ce que tu m' entends ? Aucune réponse ... Le gilet était en miettes , la chemise déchirée , tachée de boue , rouge par endroits . Michel se tourna vers Supiat , qui se tenait à distance , l' air affligé . Tous les autres avaient disparu . Le soleil jouait avec l' ombre et le vent . — Supiat , aidez -moi : emportons-le . Ils le prirent , Michel par les épaules , et Supiat par les pieds . La tête pendait , et un filet rouge coulait des lèvres sur la barbe fauve , tout emmêlée . Il fallut une demi-heure pour transporter Gilbert au Pas-du-Loup , qui était assez proche , cependant . Mais l' homme était lourd , et le bois épais . Le soir était tombé depuis une heure ; le médecin , mandé en hâte de Corbigny , venait de sortir de la maison du Pas-du-Loup . Un examen attentif et minutieux du blessé avait révélé , outre de très fortes contusions sur tout le corps , une côte fracturée . « Trois semaines de repos , avait dit le docteur , et vous reprendrez la cognée , mon brave . » L' évanouissement avait duré près d' une heure . Mais à présent , la vie avait reparu dans les yeux du bûcheron . Il parlait ; il avait même essayé de rire , ce qui est une forme de l' endurance des pauvres . Seulement , on avait peine à reconnaître le visage régulier de Gilbert Cloquet dans cette masse de chairs tuméfiées et violettes , au-dessous des bandes de toile qui cachaient le front . Entre les paupières gonflées et qui avaient pleuré , les yeux bleus , éclairés par la petite lampe posée sur la cheminée , remuaient lentement ; ils regardaient la porte par où Michel de Meximieu , avec le médecin , s' était retiré tout à l' heure , et que secouait le vent , comme une main fréquente ; ils regardaient la mère Justamond , qui avait mis pour soigner « son » malade , un tablier de grosse toile , et qui , ayant placé près du feu des pots de différentes tailles , où bouillaient des herbes de l' autre été , songeait , affaissée sur une chaise basse , au pied du lit , la tête dans ses mains ; les yeux du blessé regardaient aussi dans le vide , entre le sol et les poutres , rêvant , clairs et tristes . — Mère Justamond , est -ce que Ravoux n' est pas rentré chez lui ? Voilà qu' il est nuit depuis au moins une heure . — Je n' en sais rien . — Je voudrais savoir . Il n' est point en retard , d' habitude . — Le mauvais gars ! Après ce qu' il vous a fait , qu' avez -vous besoin de vous inquiéter de lui ? Il me fait peur , avec sa figure blanche et sa barbe noire . Enfin , je vas voir , si ça vous plaît . De chez vous chez lui , il n' y a pas loin . Elle se soulevait sur sa chaise , quand la porte fut loquetée par une main nerveuse , et Ravoux entra . Il arrivait du bois , et n' avait fait que déposer sa cognée à la porte de sa maison . Il enleva sa casquette en apercevant le camarade étendu sur le lit , et , rapidement , il vint jusqu' à l' endroit que la mère Justamond venait de quitter . Sa figure , toujours nerveuse et en fièvre , se contracta en se penchant ; ses yeux rencontrèrent le regard de Gilbert . — Eh bien ! le vieux , ils t' ont fait du mal ? — N' y a que l' aubier d' attaqué , répondit Gilbert , le cœur est sauf . — Tant mieux , vieux ! Oh ! comme ils ont tapé dur , tout de même ! La femme s' était rencognée dans l' angle de la chambre , et elle demeurait là , immobile comme si elle avait eu peur d' être aperçue . Les deux hommes , habitués à lire dans la physionomie l' un de l' autre , ne prononcèrent pas une parole pendant plusieurs minutes . Puis , le président du « Syndicat des bûcherons et industries similaires de Fonteneilles » tira de la poche de son gilet un petit paquet enveloppé d' un papier de journal . Il le mit sur le drap , à la hauteur des genoux de Gilbert , et le développa avec application . Quand le papier s' ouvrit , des pièces d' argent et de billon se couchèrent en sillon sur le lit . — Voilà ! quand la journée a été faite , il restait la cornière de la coupe , que personne n' avait dans son chantier . Alors au lieu de revenir à cinq heures , je me suis mis , avec trois camarades , à faire ta demi-journée , à toi . Et c' est le prix , à peu près , que tu aurais gagné . Gilbert accepta , d' un signe . — Supiat en était ? — Non , mais Lamprière , et deux autres , qui sont des amis à moi ... Dis donc , Cloquet , tu ne porteras pas plainte ? Porter plainte ! Et les frais ? Et l' incertitude des témoignages ? Et la certitude des vengeances ensuite ? Et désavouer l' effort qu' avait fait autrefois le bûcheron , pour associer les hommes aujourd'hui tournés contre lui ? Et puis , sans que Gilbert s' en doutât , l' habitude du pardon des offenses était dans le sang de ses veines , dans le sang qui séchait sur son visage et sa poitrine . Pas un moment il n' avait songé à porter plainte . Lentement , il tourna sur l' oreiller sa tête douloureuse , faisant signe : « Tu n' as rien à craindre . Je ne ferai pas venir le juge . » Le visage de Ravoux se détendit quelque peu , et , dans son regard , il y eut une sorte de remerciement et d' attendrissement . Il remerciait pour la cause , pour le parti , sans rien dire ; son assurance ordinaire l' avait abandonné . Il savait bien que les syndiqués avaient eu tort de prétendre partager la coupe avec Gilbert , que leur prétention n' était fondée que sur la force . Et il avait honte . Il se rappelait aussi que la lecture de l' appel avait précédé , préparé l' agression contre Gilbert . Et de cela , il ne voulait pas parler . Gilbert souffrait et la douleur arrêta les mots commencés , trois fois , sur ses lèvres . Enfin il dit , comme ceux auxquels le malheur et le pardon donnent autorité : — Tu te crois leur chef , et tu ne l' es pas , Ravoux . Tu n' empêches pas grand-chose ... Tu laisses faire quand ils sont les plus forts ... — Je sais bien ... — Quant à eux , la plupart , ils n' ont pas , comme toi , leur idée tournée vers le métier ; ils ne veulent que le désordre et le pillage ; depuis que je les connais , ils ont plutôt empiré ... — Dis pas ça , Cloquet , nos affaires vont bien . Nous avons fait un bon pas . — Possible , Ravoux , mais c' est les cœurs qui vont mal ... La fraternité n' est pas venue : moi , je l' attendais ... Ravoux saisit le thème qu' on lui offrait . Il oublia un moment le blessé . Il fit des phrases de réunions . — Tu ne vois donc que les imperfections de l' organisation prolétarienne ? Ah ! c' est simple ! C' est vite dit ! ... Mais il faut faire crédit aux forces jeunes , mon cher ! L' avenir apprendra toute la rigueur du droit à ces hommes qui ignorent tout ; l' avenir les fera libres , en les faisant intelligents ... Gilbert l' arrêta en levant le bras . — Blague pas , Ravoux ! Tu parles toujours d' avenir quand tu es embarrassé . Moi , je te dis qu' ils n' apprendront pas grand-chose , s' ils n' ont encore rien appris . Est -ce que ça sera l' instituteur qui leur enseignera la justice ? Ils ont tous passé par ses mains . Est -ce que ça sera le curé ? On sait bien que le temps des curés est passé . Est -ce que ça sera le journal ? Ils le lisent tous les jours . Est -ce que ça sera toi ? Allons donc ! L' épaule se souleva dans le lit , malgré la douleur . La voix de Gilbert devint faible et sifflante . — Je te dis mon chagrin , Ravoux , ma pensée sur les camarades . C' est bien le moins , puisque je ne porterai pas plainte ... Eh bien ! ils n' ont pas de quoi vivre ... — C' est vrai ! — Et toi non plus ! Pas de quoi vivre ! Ravoux crut que Gilbert délirait et qu' il parlait du pain quotidien . Mais Gilbert voulait parler des cœurs et des esprits , qui n' avaient point leur subsistance , et point de provisions pour la vie . Ils ne se comprenaient pas . Le visiteur profita d' un moment où le blessé fermait les paupières . Il s' en alla , faisant , avec ses gros sabots , le moins de bruit possible . La mère Justamond ranima le feu , fit bouillir ses tisanes , les filtra , les sucra , et , maternellement , servit le remède infaillible à son voisin , épuisé et incapable de sommeil . La nuit commençait à devenir la grande nuit , où les hommes laissent à l' ombre toute la puissance . Des enfants appelaient , ou venaient gratter à la porte . La mère Justamond les entendait , même quand ils ne faisaient que penser , groupés autour du foyer : « La mère n' est pas là ! Comme elle est longtemps chez Cloquet ! » Quand elle crut avoir rempli tout son devoir d' infirmière , elle considéra , un long moment , le blessé qui respirait difficilement , à cause de la côte brisée et de l' appareil qui sanglait la poitrine . Elle crut qu' il dormait parce qu' il fermait les yeux . Puis elle sortit , après avoir baissé la mèche de la lampe . Gilbert demeura seul . Il ne dormait pas . Il pensait à sa femme , qui avait incomplètement élevé l' enfant ; à Marie , qui s' était montrée très ingrate le matin , et qu' il avait défendu qu' on allât chercher ; aux compagnons qui l' avaient frappé , lui , leur ami de la première heure et leur ancien , et il répétait tout bas , entre ses draps rugueux , divisés en grosses cassures , comme de la glace qui fond sur un pré : — Non ! Ils n' ont pas de quoi vivre ! Un espace de temps qu' il ne put mesurer s' écoula . Une voix douce , jeune , glissa par la fente de la porte . Toute la forêt se taisait . Et les mots vinrent . Le passant avait vu de la lumière par les fentes du volet . — Monsieur Cloquet , si vous ne dormez pas , comment allez -vous ? — Mal , mon garçon . Qui es -tu donc ? Tu peux entrer . La voix , plus basse , reprit : — Non , je n' entre pas , à cause de Ravoux . Mais je suis avec vous , monsieur Cloquet . Un pas s' éloigna , léger , et se perdit . Gilbert pensa que celui qui était venu était peut-être le fils de Méhaut l' ancien tuilier , un jeune homme qui avait du cœur , on le voyait à sa mine ; à moins que ce ne fût Étienne Justamond , un joli brin d' adolescent , doux en paroles , et qui saluait le bûcheron , les soirs , comme un ami . C' était peut-être encore Jean-Jean , celui qui était descendu de la forêt de Montreuillon , en sifflant . Le blessé ne put deviner . Mais , si petite que soit la consolation , elle berce . Gilbert dormit bientôt ; la nuit passa . LE SOLEIL DE LA fin de mars est déjà vif , quand la brume cède . Elle s' était dissipée avant midi . Deux heures venaient de sonner . Sur la route qui va de Fonteneilles à Crux-la-Ville , montant d' abord , puis descendant pour remonter en pente douce la grande courbe de terre que couronnent la forêt de Tronçay et celle de Crux , la jument alezane , attelée à la Victoria de Michel de Meximieu , trottait vite , excitée par l' odeur des sèves en mouvement . Le sang résineux coulait des bourgeons , encore clos , des hêtres et des chênes . Il mettait des lueurs de pourpre sur les houles boisées qu' on domine vers la gauche en passant auprès de la Vigie , et qui n' ont , comme l' Océan , d' autre limite que l' horizon . Le général et son fils , assis l' un près de l' autre , la tête levée et baignée dans l' air léger de ce premier printemps , se taisaient , chacun songeant son rêve , et suivant des yeux les troupes de linots levées au bord du chemin , ou les pies affairées et qui portaient , en travers du bec , la charpente du nid . Ils allaient chez les Jacquemin , à la Vaucreuse . Bientôt , le paysage changea ; ils entrèrent dans la vallée de l' Aron , prés immenses , peupliers , solitude et richesse aux deux côtés d' un ruisseau . Par le couloir de la vallée , on voyait l' herbe drue et déjà moirée par le vent , en arrière jusqu' aux gorges qui montent vers la source , et en avant jusqu' au point où le brouillard bleu , confondant les herbages , la rivière et les arbres , tourne avec eux pour rejoindre le canal du Nivernais . La voiture , ayant quitté la route , suivait un chemin parallèle à l' Aron , puis une avenue longue au milieu des prés . Elle s' arrêta devant un château du XVIII e siècle , tout blanc . La construction n' était pas imposante comme celle de Fonteneilles . La Vaucreuse avait un grand perron en fer à cheval , un rez-de-chaussée surélevé , un étage , une frise et des toits d' ardoise percés de deux lucarnes seulement . Du côté droit , un pavillon bas , à grosse calotte mansarde , rappelait l' ancienne demeure qu' avait remplacée , en 1760 , la Vaucreuse nouvelle . C' est là , dans cette terre familiale , que s' était retiré le lieutenant Jacquemin , lorsque , en 1891 , il avait donné sa démission . Il avait alors trente-deux ans . Il amenait avec lui , à la Vaucreuse , sa femme et une petite fille de quatre ans , Antoinette . Très peu de temps après , et à peine remis de cette terrible secousse d' une carrière qui se brise , il perdait madame Jacquemin , emportée par une attaque de grippe infectieuse , en pleine jeunesse , en pleine beauté . Et il ne lui restait que l' enfant . Heureusement , celle -ci appartenait à l' espèce nombreuse des êtres consolateurs , par qui le monde peut supporter sa peine , qui comprennent la douleur avant d' avoir souffert , qui la devinent partout où elle est , la commandent silencieusement , et , ne pouvant la détruire , la tiennent sous leur charme , comme une bête dont la cruauté n' a plus de pouvoir que loin d' eux . Antoinette avait sauvé du désespoir son père trop durement éprouvé . En grandissant , elle était devenue la confidente , l' amie , le guide même de cet homme , qui avait conservé toute la vigueur de ton et , en apparence , toute l' énergie d' autrefois , mais dont l' esprit s' égarait , dès qu' on lui rappelait les deux bonheurs disparus : la jeune femme morte ou l' armée délaissée . Ces souvenirs -là , Antoinette seule pouvait les évoquer . Elle savait la manière . Mais aucun étranger ne devait faire allusion à ce passé douloureux . Elle y veillait , elle était toujours là , elle faisant un signe : « Taisez -vous ! ne parlez pas de ces choses ! » Elle détournait la conversation , ou bien elle s' y jetait , défendant son père , l' écartant du débat , avec une tendresse inquiète , ombrageuse et comme maternelle . La voiture s' arrêta devant le perron de la Vaucreuse . M . de Meximieu et Michel attendirent un moment dans une vaste pièce ronde , tendue de cretonne rose , et où la lumière entrait , en trois gerbes énormes , par trois baies ouvrant sur le perron . — Je suis ému , le croirais -tu , Michel , de revoir Jacquemin ! Quinze ans ! Il y a quinze ans qu' il était sous mes ordres , au 6 e cuirassiers , à Cambrai . Une tête de fer , de sacrées idées de moralisation du soldat , d' apostolat comme il disait , auxquelles j' ai été obligé de couper les ailes , mais bon officier , dur pour lui -même , doux pour le soldat , solide à cheval , solide de toute façon . Il a dû changer , physiquement ? — Je ne crois pas . Un peu épaissi . — Oui , la campagne Crois -tu qu' il m' en veuille encore d' avoir interrompu sa carrière ? Car enfin , malgré moi , par devoir , c' est moi qui ai provoqué sa démission . Il a cru qu' il ne pouvait pas rester ... Je ne lui demandais que de céder ... Le général se promenait en se regardant , à gauche , dans les glaces étroites qui séparaient les panneaux de cretonne claire . La porte du fond s' ouvrit . Un homme entra , râblé , sanguin , rapide d' allure . Il s' avança jusqu' aux deux tiers du salon , et serra , en s' inclinant légèrement , la main qui se tendait vers lui . — Mon général , vous me voyez confus Je suis en veston et en gros souliers . J' arrive d' une inspection dans mes prés d' embouche . — Oui , oui , les embouches , un terme du pays ; ... je me rappelle . Bonjour , Jacquemin ! bonjour ! ... je suis heureux de vous revoir ! Il retenait dans ses mains la main de l' ancien officier devenu terrien . Il le faisait se déplacer d' un quart de cercle , pour le mettre en pleine lumière . Il était un peu pâle . Il regardait , penché , tournant le dos aux fenêtres , le large visage de M . Jacquemin , que l' émotion avait encore fait rougir . — C' est bien le même homme : les cheveux en brosse , des yeux noirs sans reproche et sans peur , un nez à la serpe , et la moustache coupée court ... Pas beaucoup de poils gris ; vous n' avez pas changé , Jacquemin : à peine un peu de poids mort , comme vos bœufs à l' engrais ... Ah ! pardon , mademoiselle , je ne vous voyais pas ... M . de Meximieu lâchait la main de son hôte , et saluait , d' un air pénétré , Antoinette Jacquemin , qui avait suivi son père , et que Michel avait seul aperçue . Déjà les jeunes s' étaient dit bonjour . L' œil de commandement du général était devenu soudainement l' œil du connaisseur , qui se ferme à moitié , qui caresse avec le regard , et fait le tour , et revient aux mêmes points , plusieurs fois . Cette jeunesse intacte , cette figure fière et fine , ces cheveux de deux ors mêlés , comme avait dit Michel , cette taille longue , et tant d' assurance naturelle ... — J' ai tort de m' étonner ... Je ne me suis pas immédiatement souvenu , mais mademoiselle vient de me rappeler que vous avez eu des aïeules parmi les modèles de Latour ... Vous êtes de très vieille race : pourquoi diable avez -vous laissé tomber la particule , Jacquemin ? — Mon père l' avait fait , et j' ai continué ... Il avait cru que les paysans d' ici l' aimeraient mieux , s' il s' appelait tout bonnement monsieur Jacquemin . — Et cela lui a servi ? — Non . Quand il s' est présenté aux élections pour le Conseil général , il a été battu comme bourgeois , aux cris de : « À bas le capitalisme ! » au lieu d' être battu comme noble , au cris de « À bas la dîme ! » Voilà tout . — Vous devez lui ressembler ? — Beaucoup . Mais asseyez -vous donc , mon général . Là , le grand fauteuil ? Non ? Vous préférez la chaise , l' habitude de la selle ... — Monsieur Jacquemin se trompe , interrompit Michel . Son père a laissé une réputation d' agronome très entendu , dans toute la Nièvre , et , quoi qu' il en dise , de vraies amitiés parmi les gens du pays . On le savait juste et serviable , et on l' aimait . Les élections ne prouvent rien . — Évidemment ! tout ce qui donne tort à tes rêves humanitaires ne prouve rien . Figurez -vous , Jacquemin , que mon fils défendait , il y a quinze jours , les grévistes qui hurlaient devant moi l' Internationale , ... devant moi ! — Pardon , j' expliquais , simplement ... Le général s' était tourné vers le fond de la pièce où étaient assis , sur le canapé , Michel et mademoiselle Antoinette Jacquemin . Ce fut une voix toute jeune qui répondit : — Général , voulez -vous savoir ce que je pense de nos bûcherons ? — Comment donc , mademoiselle ! — Ils me font l' effet d' orphelins de père et de mère . Pas de père pour les diriger ... — Cela ne nous regarde pas . — Et pas de mère pour les aimer . — Vous leur en servez , peut-être ? La petite tête fière se pencha , les yeux brillèrent . — Mais oui , je les aime . Je pourrais aller toute seule , jusqu' au fond de ces bois qui sont là-bas , au-delà de la rivière et du coteau que vous voyez par la fenêtre : il n' y aurait pas un seul homme pour m' insulter , et je crois qu' il y en aurait pour me défendre . — Ah ! mademoiselle , ne craignez pas que je vous contredise ! Être jolie et avoir dix-huit ans , ce sont de fortes raisons d' optimisme . Je n' ai jamais eu la première , et je n' ai plus la seconde . Vous me pardonnerez ... Et vous êtes satisfait de votre installation à la Vaucreuse , Jacquemin ? Le « gentleman farmer » avait croisé les jambes , et considérait silencieusement son ancien chef . Des souvenirs pénibles lui revenaient . Sa physionomie , ferme et froide d' ordinaire , était dure . Le général s' en aperçut et se mit en garde , le corps renversé en arrière , la tête droite , la moustache noire relevée par un demi-sourire que Michel et M . Jacquemin connaissaient . — Vous êtes satisfait ? — On ne l' est jamais complètement . — J' entends raconter que vous avez transformé une vallée naturellement très fertile ... — C' est un peu vrai . — Que les bœufs de la Vaucreuse font prime à la Villette ... — Ailleurs aussi . — Enfin , que vous réalisez des bénéfices superbes . — Je ne suis pas le seul . — Je vous félicite . Fonteneilles n' est pas encore à hauteur . — Cela viendra , mon général . Votre fils commence très bien . Il faut du temps . Moi , j' ai quinze ans de grade ... Le mot fut dit avec une âpreté qui fit tressauter sur sa chaise M . de Meximieu . La blessure du passé saignait encore . Jacquemin souffrait . Le général penché vers lui , à présent , prêt à se lever et à l' embrasser , prêt à se fâcher s' il y avait lieu , demanda : — Que voulez -vous dire ? Vous regrettez le régiment ? En vérité , ce qu' elle est devenue , l' armée , devrait bien diminuer les regrets . Mais , de toute manière , qu' avez -vous à me reprocher ? Pouvais -je faire autrement ? N' ai -je pas fait mon devoir ? Avant que M . Jacquemin eût le temps de répondre , une main prompte , au fond du salon , esquissa un geste de dénégation . — Non , général ; c' est mon père qui faisait le sien . Sans même s' apercevoir de la singularité , et presque du ridicule qu' il y avait à discuter une question militaire avec une jeune fille , M . de Meximieu changea d' interlocuteur . Il était offensé . Il avait ce mouvement fébrile des dix doigts , que connaissaient tous les officiers sous ses ordres . — Vous parlez comme une enfant , mademoiselle . Mais vous ignorez les choses . Je vais vous les dire . Votre père était , au 6 e cuirassiers , le meilleur de mes lieutenants , cela est vrai ; le plus exact , cela est vrai encore ; mais le plus entêté et le plus clérical de tous , cela est vrai aussi . Il professait devant n' importe qui , même devant les hommes , des théories dont , pour ma part , je fais le même cas que de celles d' aujourd'hui . — Elles sont à l' opposé . — Peu m' importe . Elles étaient une doctrine . Et je ne veux pas de doctrine , à la caserne ; pas de théorie , si ce n' est celle du métier , et pas de prédication , si ce n' est celle du patriotisme . Lui , il prétendait qu' il n' y eût jamais de revue ou de marche le dimanche matin , pour que messieurs les hommes eussent la liberté d' aller aux églises ; il aurait voulu de la moralité , des lectures moralisantes , des conférences moralisantes , une caserne-école , en somme ! — Nous l' avons , à ce qu' il paraît . — Pas encore ! Et moi , je ne commande pas une école , je commande des soldats . Je ne leur demande pas d' être des saints ni d' être de mon avis , attendu que je ne leur dis pas ce que je pense . Je leur demande d' obéir , de bien marcher , de n' avoir pas peur . Le reste ne me regarde pas . Je suis de l' ancienne armée , moi , de l' armée qui allait au feu parce que c' était le devoir , qui avait faim , soif , chaud , parce que c' était le devoir , – le devoir , entendez -vous ? ... Et ça suffit . C' est pourquoi , quand le lieutenant Jacquemin a fait aux cavaliers , sans permission , une conférence dans le manège , je l' ai averti . Quand il en a fait une seconde au dehors , mais après convocation dans les chambrées , et en tenue , je l' ai mis aux arrêts . Il a réclamé . Le ministre m' a approuvé . J' ai eu le regret de voir Jacquemin donner sa démission , à trente-deux ans , et quitter l' armée . Mais je n' ai jamais eu aucun regret de ce que j' ai fait . — Eh bien ! tant pis , général , car vous auriez dû le regretter une fois au moins . — À quel moment ? — Il y a quinze jours . Vous vous indigniez d' avoir entendu les grévistes chanter l' Internationale . — Parbleu ! n' est -ce pas infâme ? — Peut-être ils ne l' auraient pas chantée , si les conférences du lieutenant Jacquemin n' avaient pas été interdites par le colonel de Meximieu . — Antoinette ! ... Mon général , excusez ... — Par vous , qui croyez n' avoir aucune responsabilité dans le désordre des esprits , mais qui devriez faire meâ culpâ , parce que , – je ne suis qu' une enfant , mais je vous le dis , – parce que vous et d' autres , vous avez découragé les officiers comme mon père . — Antoinette ! Michel se pencha vers elle , et dit tout bas : — Je vous en prie , mademoiselle ! Mademoiselle Jacquemin se tut , frémissante , la poitrine encore soulevée par l' émotion . Très vite son joli visage perdit de sa colère . Elle eut un demi-sourire , qui s' adressait à Michel , et qui disait : « C' est pour vous que je cesse de défendre mon père contre le vôtre . » Le général ne la regardait plus . Il regardait Jacquemin . Celui -ci , enfoncé dans son fauteuil , les bras raidis le long du corps , fermait les yeux , comme un homme qui souffre cruellement , et qui ne veut pas le laisser voir . Entre ses cils , deux larmes coulaient . Il les sentit tout à coup , chaudes sur ses joues , et porta la main à son visage . Mais cette main , tout humide , M . de Meximieu la prit . Les deux hommes se trouvèrent debout , l' un devant l' autre . — Jacquemin , je n' ai pas cessé un jour de vous regretter , mon ami ! Nous n' avons pas la même conception de l' armée . Je suis d' une autre génération : mais l' estime , vous savez , l' affection , l' admiration même , rien n' a changé ! Rien ! Ils se regardèrent encore , silencieusement . Les mains se séparèrent . — Je n' aurais pas dû rappeler ce souvenir -là , si j' étais un homme habile , comme on le prétend , car j' ai un service à vous demander , un grand ... — Tant mieux , mon général ; si je puis vous le rendre ... — Vous le pouvez . — Alors , dites . M . de Meximieu regarda Michel et Antoinette . — Dehors , si vous voulez ; les enfants nous suivront . Le sable devant le perron , la longue prairie en pente , le filet bleu de l' Aron , la colline herbeuse qui remontait au-delà , tout vibrait rajeuni dans la lumière neuve . Le général passa le premier . À la moitié du perron , Antoinette le rejoignit , et , se penchant , parlant bas : — Général , vous me pardonnez , n' est -ce pas ? J' ai été vive . Je suis tellement pétrie de cette histoire de démission , notre thème de conversation de tous les jours ... — Vous êtes une brave ; vous êtes de sang militaire ; ne vous excusez pas : cela me plaît . Elle se mit à rire , tournant un peu la tête par-dessus son épaule , pour qu' on vît bien , en arrière , que tout était fini . — Et puis , général , s' il faut tout vous dire , j' ai parlé parce que lui , il ne peut pas parler de cette chose -là devant d' autres que moi : cela lui fait du mal ... Allons , père , je vous laisse causer avec monsieur de Meximieu . Nous prenons le chemin de la Garenne , n' est -ce pas ? Par l' allée sablée , ratissée , nette comme un rayon entre les prés , le général et M . Jacquemin prirent les devants , M . de Meximieu à droite , faisant de grands gestes , interrogeant , se penchant , et parfois , d' un coup de canne , étêtant une touffe de pissenlits poussée au bord de l' allée ; M . Jacquemin , moins haut que lui , massif et peu prodigue de gestes : on voyait seulement , de temps en temps , sa tête carrée , coiffée d' un chapeau mou , et qui disait non , ou qui disait oui . À cinquante mètres en arrière , Michel interrogeait , lui aussi , cette petite Antoinette Jacquemin , dont le soleil , l' air et l' herbe à présent , comme une grande marge claire autour d' une sanguine , enveloppaient la jeunesse . Elle n' avait pas d' ombrelle . Elle n' avait pas de manteau . Elle souriait aux choses , à cause de l' âme qu' elles ont quand elles sont aimées . Elle les désignait de la main : la garenne , un gros bouquet d' ormes et de chênes en avant , la rivière , l' étang , les lointains de la ferme , les lointains de Marmantray . — Vous aimez comme moi ce pays -ci , n' est -ce pas ? — Profondément , mademoiselle . — Moi , je suis folle de ses prés . — Moi , de ses forêts . — Moi , de sa clarté . — Moi , de sa solitude . — Jeanne qui rit et Jean qui pleure , alors ? Est -ce que vous êtes vraiment Jean qui pleure ? — Assez souvent . — Ici , c' est défendu . Je n' ai pas la permission de rêver , comme on prétend que font les jeunes filles . J' aurais encore moins celle de m' abandonner à la mélancolie , à supposer que j' en fusse tentée . Il y a quelqu'un , à la Vaucreuse , qui a le droit d' être triste , lui , et qui souffrirait trop . Je suis la joie , par devoir , je suis la distraction , l' oubli , le présent et l' avenir en lutte continuelle contre le passé ... — Ce doit être difficile ! Elle réfléchit une seconde , et répondit sérieusement : — Non , comme tout ce qu' on fait par amour , c' est facile ... Vous devinez ce que je veux dire : mon père , s' il était seul , aurait des idées noires . Son régiment , ... sa carrière brisée ... les soucis d' affaires , les souvenirs ... Je me suis mêlée tout à l' heure à une conversation entre votre père et le mien . J' ai eu l' air de sortir de mon rôle . Vous l' avez cru , n' est -ce pas ? — Qu' en savez -vous ? — Eh bien ! non , j' y restais . Je suis chargée de veiller aux souvenirs , je les empêche d' approcher , et , quand je ne peux pas les prévenir , je les discute , et je les chasse ... Elle soupira ; elle leva la tête , et les rayons du jour frissonnèrent sur ses cheveux comme sur des avoines qui plient . — Pourtant , à vous dire vrai , j' aurais besoin d' être aidée , quelquefois . Savez -vous ce qui nous manque , dans notre coin de la Nièvre ? Des voisinages . Des châteaux , il y en a , mais les châtelains ne résident point ; deux mois , trois mois , c' est le plus ; ils n' ont le temps que de s' aimer eux -mêmes dans le pays : mais aimer le pays , en être aimé , voilà la vraie vie . Ils ne l' ont pas . — Vous dites bien cela ! — Vous trouvez ? Je vous assure que je n' ai pas de mal à trouver la définition d' une vie qui est la nôtre , la vôtre aussi ... Et ceux qui ne vivent pas de la sorte ne sont un appui pour personne , ni pour rien ... Mais , regardez donc , et dites -moi si vous n' êtes pas de mon avis ? Je commence à penser que mon père a une conversation tout à fait importante avec monsieur de Meximieu ? Il s' arrête pour réfuter un argument : je le devine , parce qu' il tire sa moustache . C' est sa manière à lui d' affirmer : « Donc , monsieur ; par conséquent , monsieur ... » — Ils repartent ... — Oui , mais le voici qui se détourne en marchant , et pas pour nous regarder : il montre du bras la forêt , ce qu' on peut en voir , quelques cimes de chênes ... Je vous demande pardon d' être indiscrète ; je suis une toute petite femme , mais j' ai déjà tous les défauts que j' aurai quand je serai grande : est -ce que vous pouvez me dire le grand service que monsieur de Meximieu demande à mon père ? — J' ignore absolument , mademoiselle . — Il ne vous dit rien ! — Hélas ! — Moi , d' ordinaire , on me dit tout . C' est ce qui m' enrage aujourd'hui : je ne sais pas ... Oh ! mon père me racontera tout ce soir ... Le vôtre fera de même pour vous , j' en suis sûre ... Tiens ! ils prennent le petit sentier qui tourne dans la garenne ... On ne les voit plus ... Mais , j' y pense , monsieur , je me plains de ne pas avoir de voisinage : vous pourriez résoudre la question . — Et comment ? Cette fois , le rire jeune , spontané , plus vite que la raison , le rire sans fêlure s' éparpilla dans le jour . — Mariez -vous ! Vous amènerez votre femme à la Vaucreuse . Elle sera mon amie . Nous voisinerons . Est -ce trouvé ? Antoinette Jacquemin vit que Michel ne riait pas , qu' il se taisait et laissait errer ses yeux sur les lointains de Marmantray . Sa sensibilité exercée , l' habitude qu' elle avait de vivre auprès d' une souffrance , l' avaient rendue clairvoyante . Elle comprit qu' elle n' avait pas blessé ; qu' elle avait seulement , sans le vouloir , passé près d' un secret douloureux . Tout son être s' émut . Elle s' arrêta , comme avaient fait tout à l' heure M . de Meximieu et M . Jacquemin , et presque à la même place . — Regardez -moi ! dit-elle . Il avait devant lui un visage d' enfant déjà maternel par la compassion , levé par la plus pure des tendresses , des yeux exercés à lire et à plaindre , et dont le regard plongeait si profondément dans l' âme , que Michel se sentit deviné . Lui , si peu expansif , obligé par la vie à se passer de confident , il fut incapable de réagir contre l' émotion , ou seulement de la taire . Il dit , sans cesser de regarder Antoinette Jacquemin : — C' est vrai , je suis très malheureux . — Depuis longtemps ? — Depuis toujours . Elle joignit les mains , et la fine tête blonde fit un signe de pitié . — Moi qui suis tant aimée ici , et qui , cependant , me suis souvent plainte ! Ses yeux se levèrent du côté de la ferme . — Alors , ce que je disais en plaisantant , c' est plus vrai que je ne pensais . Quand vous serez marié , tant de choses s' oublieront ! Laissez -moi vous parler comme j' ai l' habitude de faire . Il me semble , à moi , que vous n' êtes pas un triste : vous n' êtes qu' un homme qui souffre . La peine vient et elle s' efface . Une femme l' empêchera d' approcher , puisqu'une enfant y réussit : je le vois depuis que j' ai l' âge de comprendre . Michel hésita un moment . Tant de sincérité , tant de sûreté évidente , et une secrète espérance de consolation l' entraînèrent . Ce fut un élan de jeunesse à l' appel d' une autre jeunesse . — Je ne suis pas de ceux qui peuvent plaire , dit Michel . Il rougit de l' aveu . Antoinette eut un regard de haut en bas et de bas en haut , et elle répondit , avec un grand air sérieux : — Pourquoi dites -vous cela ? En toute vérité , vous vous jugez mal , et vous nous calomniez . La plupart des femmes sont comme moi , je suppose , moins sensibles à la beauté des traits , chez un homme , qu' à l' âme qui est dessous , et un visage ne déplaît jamais , quand on y devine beaucoup d' énergie et de droiture . Il lui tendit la main . — Merci ... Vous avez l' habitude de consoler , mademoiselle , je le vois ... Mais il faudrait que ce que vous me dites me fût répété , pour que j' y pusse croire . On m' a trop dit le contraire ... — S' il ne faut que cela , je vous le répéterai ! — Nous nous voyons tous les deux ou trois mois . Vous aurez le temps d' oublier ! — Je n' oublie jamais . J' irai vous le dire , jusqu' à Fonteneilles s' il le faut ! Je suis très libre à la Vaucreuse . Elle riait maintenant . Ils s' étaient remis à marcher dans le soleil clair . Ils allaient vite . Ils retrouvèrent , à la sortie du bosquet , le général et M . Jacquemin . Les deux hommes étaient d' accord . Il suffisait , pour en avoir la certitude , de voir la détente physique qui s' était produite chez l' un et chez l' autre , l' abandon , l' espèce de lassitude qui suit un entretien mouvementé . Mais une nuance d' embarras survivait à l' accord . Antoinette , trop jeune pour tout observer , ne vit , dans l' expression joyeuse de son père , venu au-devant d' elle et subitement épanoui en l' apercevant , qu' un témoignage nouveau d' une tendresse et d' un orgueil paternel qui s' exprimaient chaque jour de mille manières . Mais Michel fut troublé , quand M . Jacquemin lui prit les deux mains et lui dit , d' un ton brusque et pénétré : — Mon cher voisin , je vous demande pardon de vous avoir un peu délaissé aujourd'hui ; vous étiez , en arrière , plus gaiement qu' entre nous deux ; mais je tiens à vous dire que vous avez eu , à Fonteneilles , une influence heureuse . Vous êtes un homme de bien , et un homme de progrès . — J' espère continuer , dit Michel . M . Jacquemin tressaillit , et son regard exprima une surprise . — Assurément , mon cher ami , vous resterez ce que vous êtes ... Je n' en doute pas . Les quatre promeneurs tournèrent autour de la garenne , et revinrent au château par une allée qui montait à flanc de coteau , passait entre des groupes de chênes , et redescendait vers la Vaucreuse . On causait d' agriculture , d' élevage , de chasse . M . de Meximieu était distrait . Devant le perron du château , il prit congé de ses hôtes ; sa gravité contrastait avec sa manière habituelle , fringante au départ , d' une cordialité hautaine et souvent spirituelle . Le retour fut silencieux . Le général était attendu à Fonteneilles par le marchand de bois auquel il avait cédé les coupes de l' année . Il régla ses comptes avec lui , reçut la somme promise , resta quelque temps seul , et , vers cinq heures , sonna le valet de chambre . — Allez prévenir monsieur le comte que je l' attends au fumoir . Le fumoir était une vaste pièce , tendue de vieux damas vert , et qui occupait , avec la salle à manger , l' extrémité sud du château . Les fenêtres ouvraient , deux sur la forêt , deux sur l' avenue et sur les champs étagés vers le bourg . C' est de ce côté , près des vitres par où filtrait le jour tombant , que le général se tenait , assis devant une table chargée de dossiers et de lettres , quand Michel entra . — Assieds -toi , mon ami , j' ai à te parler . C' est même d' une affaire importante . Le jeune homme s' assit , face au jour . — Michel , je vends Fonteneilles ! — Vous vendez ! ... Fonteneilles ! ... vous ? ... — Je t' ai dit de t' asseoir et tu t' es relevé . Assieds -toi , et écoute . Je ne le mets pas en vente ; je le vends ; ce n' est pas la même chose . Je l' ai même vendu ... Ne m' interromps pas ! — Mais , je ne puis pas ne pas vous interrompre : c' est indigne ! Michel était pâle , et ses deux mains tendues serraient le bois de la table . — Indigne ! qu' est -ce que je vais devenir ? — En effet , c' est une question . Je m' y attendais . Nous y viendrons tout à l' heure . Mais , écoute -moi ... Écoute -moi donc ! Et ne pâlis pas comme tu fais ! ... Est -ce à un homme que je parle ? ou à un enfant ? Une voix mâle répondit , et la fenêtre elle -même vibra sous le choc des mots . — À un enfant , mon père , qui souffre , et qui a déjà beaucoup souffert par vous ! Épuisé par la contrainte qu' il s' imposait pour ne pas crier toute sa douleur , Michel se renversa sur un fauteuil , et baissa la tête . C' était bien l' enfant qui souffrait , et l' homme qui se taisait . M . de Meximieu avait pris dans la poche de son gilet un monocle sans cordon , qu' il mettait toutes les fois que , dans une discussion , il avait besoin d' une diversion et d' un moment de répit . Les muscles de l' arcade sourcilière gauche se nouèrent autour du verre , l' œil droit resta large ouvert , et la physionomie du vieux gentilhomme se modifia entièrement . Une ironie contenue , la politesse élégante et méprisante d' un diplomate en qui vivait l' expérience d' une race , aiguisa et tira en hauteur les rides du masque militaire . Sous l' homme de commandement , un autre homme apparut , qui n' avait que de rares emplois , mais qui les remplissait naturellement . — Mon cher , dit-il avec une lenteur voulue , tu juges ce qui était avant toi . C' est une cause d' erreur dans la vie . La situation qui m' est faite a des causes anciennes . Mon père a laissé des dettes . La terre de Fonteneilles est hypothéquée . — Je le savais . — Tu le savais , mais tu croyais que les dettes étaient les miennes . Eh bien ! non : celles -là sont d' héritage ... Il y a , en second lieu , ta mère ; ... je l' ai épousée sans fortune . — Et vous le rappelez ? — Je te le rappelle à toi , parce que , précisément , je ne puis pas lui reprocher ses dépenses , j' aurais l' air d' un goujat ; ni lui refuser l' argent qu' elle demande . Or elle en demande beaucoup . Nous avons une vie stupide et intangible . Le monde nous tient . Je veux dire qu' il me tient par ta mère . Et il ne lâche pas . Le général frappa de la main gauche une liasse de papiers . — Voici mes comptes . Il en résulte que je suis aux trois quarts ruiné ... Ne t' écrie pas ! Ne lève pas les bras ! ... C' est un fait ... J' ai eu ma part dans ce résultat . Je vais te dire quelle elle est ... Tu supposerais mille choses , si je ne m' accusais pas . — Non : cela suffit . — Tu supposerais le jeu ? Tu aurais tort . J' ai payé , çà et là , des dettes de lieutenant , ou de sous-officier , mais je ne joue pas . Le jeu ne compte pas dans ma vie . Les femmes ? très peu . — Je vous en prie ! Je ne vous demande pas de confidences ! — Je te les offre . Ah ! mon cher , nous nous expliquons à fond , une fois , et je dis tout ... Quelle a été ma grosse dépense personnelle ? Je puis répondre : service du roi , ou de la patrie , c' est la même chose ; table de colonel ; chasses de colonel ; réceptions de général ; appui discret donné à des ménages d' officiers pauvres , le métier , la carrière , la charge . Prodigue dans l' emploi ; c' est une tradition chez les Meximieu . Ils s' y ruinent . — Ils en meurent . — Non . Il me reste ma solde , et quelques rentes , juste de quoi vivre . — Et à moi , que me reste-t-il ? À solliciter une place d' assureur , n' est -ce pas ? Avec vos relations et mon nom , je réussirai peut-être . « Le comte Michel de Meximieu , sous-inspecteur d' assurances . » Cela fera très bien , n' est -ce pas ? Je ne puis pas m' empêcher de vous juger , mon père ! M' avoir laissé me préparer à un métier , m' avoir fait entrevoir que Fonteneilles était mon bien et ma vie , et , après cinq ans d' effort , tout briser , subitement , c' est une faute , et une faute cruelle . — Elle l' est pour moi , tout d' abord . Et puis , c' est vite dit , une faute . Un malheur serait plus vrai . Je ne trouve pas que ma conscience soit engagée . — Moi , si . — Toujours le même ! Tu exagères les commandements de Dieu , mon ami . Il y en a assez de huit . — Dix , mon père . — C' est possible . Aucun ne défend de vendre ses terres . D' ailleurs , Jacquemin m' a promis le secret le plus absolu , même vis-à-vis de sa fille ; et nous sommes convenus que je puis reprendre ma parole jusqu' à la fin de l' année , lui restant engagé , en tout cas , si je le veux . Est -ce qu' on sait ? Il peut m' arriver , d' ici la fin de l' année ... — Il n' arrivera rien , que des créanciers . Et je vous demande encore : dans cette ruine , qu' est -ce que vous faites de moi ? J' ai vingt-six ans . Je suis agriculteur . Que me proposez -vous ? — Une seule chose : venir habiter avec ta mère et moi . — À Paris ? — Sans doute . — Pour n' y rien faire ? Merci . J' ai l' habitude de travailler . Je n' accepte pas . Je ne puis pas accepter . M . de Meximieu avait laissé tomber son monocle . Il était ému , gêné , humilié secrètement . Du bout des doigts , il effaça la buée qui s' était amassée sur la vitre de la fenêtre , et regarda du côté de l' avenue , comme si une voiture arrivait . Mais la solitude était complète . L' ombre confondait les prairies , les champs , les limites , et il n' y avait plus que deux royaumes , où elle régnait inégalement , la terre toute soumise à son pouvoir , et le ciel où un peu de lumière la combattait encore . Il dit sans se détourner , d' une voix dont l' orgueil faiblissait : — Que veux -tu , je n' ai pas mieux à t' offrir , en ce moment . Le plus dur , dans les ruines , c' est d' être obligé de les avouer . Je l' ai fait deux fois aujourd'hui . Pendant plusieurs minutes , M . de Meximieu et Michel demeurèrent silencieux . Ils songeaient . Les projets s' édifiaient et s' écroulaient l' un après l' autre ; le tumulte des pensées , des reproches , des questions inutiles , des plaintes désespérées , continuait dans les âmes le dialogue rompu . Les larmes , dont c' était l' heure de venir , après la colère et après l' ironie , commençaient à monter du fond de ces cœurs violents . Mais il ne fallait pas qu' elles fussent même devinées . Tout le passé le défendait . Le fauteuil de Michel remua dans les ténèbres . Le général crut que son fils allait discuter de nouveau . Il n' en fut rien Michel s' était levé . Il demanda , d' une voix calmée , presque sa voix habituelle : — Croyez -vous que ma mère consentirait à vivre ici ? Vous n' avez plus que deux ans avant la retraite ... Nous garderions le château et un peu de terre ... Trois mots furent la réponse de M . de Meximieu : — Mon pauvre ami ! Un des deux hommes sortit du fumoir . On ne le retint pas . L' autre resta devant la table de travail , mais il oublia , jusqu' à l' heure du dîner , de faire apporter une lampe . À sept heures , le valet de chambre vint prévenir que le dîner était servi , et que M . le comte , souffrant , ne descendrait pas . Le lendemain , dès le matin , le général regagnait Paris . MICHEL AVAIT , DANS LA nuit même , écrit à sa mère une longue lettre , qui commençait par des cris de douleur , et qui , à mesure que la forte écriture couvrait les feuilles de papier , s' attendrissait , devenait suppliante , et laissait même percer l' espoir . Il l' avait relue , et avait ajouté ce post-scriptum : « Ne me répondez pas , réfléchissez à tout ce que je viens de dire ; j' irai , dans quelques jours , vous embrasser , vous demander la réponse , vous remercier . » Pendant la première semaine d' avril , l' espérance ne cessa de grandir . Elle suivait Michel à travers les champs . Car il fallait courir d' un bout du domaine à l' autre . On labourait des jachères ; on semait le maïs , le trèfle , le sainfoin ; on commençait à couper , sur la hauteur , le long de la route de Fonteneilles , les premiers arpents de seigle vert ; près des étangs de Vaux , on roulait une prairie nouvelle , et partout , dans les herbages anciens , il fallait veiller au débit des fossés , des canaux , des rigoles , que le printemps gonflait d' eau vive , et dont les bords s' empanachaient déjà , dans le soleil , de touffes de menthe , de pimprenelle et de ciguë . La sève débordait ; la terre s' ouvrait ; les chiens hurlaient la nuit , au passage des bêtes toutes levées dans les bois ; le Grollier avait pris un chapeau de paille ; on avait aperçu , dans une chenevière , Gilbert Cloquet à moitié valide , reprenant goût au travail et bêchant d' une seule main ; les filles qui gardaient les vaches , quand elles répondaient au bonjour lancé par-dessus les traces , avaient une étoile dans les yeux . Comment ne pas espérer ? « Si je puis décider ma mère , quand elle aura dit oui , à passer trois jours à Fonteneilles , elle sera émerveillée . Elle est artiste ! Et surtout elle est bonne ; elle aura pitié de moi , et du domaine qui est à nous depuis plus de trois siècles , et des habitants de Fonteneilles , qui ne sont pas parfaits , mais qui vaudraient moins si nous n' étions pas là . Je lui donnerai un délai , si elle le veut , pour quitter Paris et venir s' installer ici : le milieu de l' été , le milieu de l' automne ... Elle viendra ! ... » Le 9 avril , qui était le lundi saint , Michel partait pour Paris . Dans le filet du compartiment , en face de lui , il emportait une valise , le carton où dormait le chapeau de soie inconnu à Fonteneilles , et un grand plan , roulé et enveloppé , du domaine , « pour discuter et expliquer les choses , s' il y a besoin » . Il se réjouissait toujours , et des semaines à l' avance , de ces excursions à Paris , trois ou quatre fois par an . Mais cette fois , au plaisir de retrouver des relations agréables , des amis d' enfance , et toute une élégance de vie qu' il aimait depuis bien plus longtemps , se mêlait une émotion qui le tint éveillé et frémissant tout le long de la route . À la gare de Lyon , il sauta dans un taximètre , et dit au cocher : « Allez bon train ; je suis attendu . » Il n' était pas attendu ; il n' avait pas écrit de nouveau ; il doutait que sa mère fût à la maison à trois heures et demie de l' après-midi . Elle était chez elle . À peine entré dans l' appartement de l' avenue Kléber , il entendit une voix connue , une voix fine qui disait : — Mais , je le crois bien ! Comment , c' est lui ? ... Michel ? Trois secondes après , une porte s' ouvrait ; madame de Meximieu accourait au-devant du voyageur , attirait à elle la grosse tête qu' elle avait prise à deux mains , et l' embrassait , et la réembrassait . — Bonjour , mon adoré ! Ah ! que je suis contente de te revoir ! Depuis Noël , songe donc ! Ton père n' est pas rentré ... Mais il sera ici à sept heures ... Nous dînons en ville ... Que je suis heureuse de t' avoir ! ... Viens dans ma chambre ... Elle le prit par la main ; elle l' entraîna dans la chambre tendue d' étoffe crème à bouquets Pompadour , et claire de toute la lumière de l' avenue . — Tu as bonne mine ! ... Le voyage ne t' a pas fatigué ? ... Non . Alors , tu peux veiller ce soir ? Sais -tu ce qu' il faut faire ? je vais donner un coup de téléphone et prévenir les Virlet que je t' amène : ce sont des amis intimes que tu ne connais pas ... Ils seront enchantés ... C' est dit , n' est -ce pas ? Il s' était assis à côté d' elle ; il la laissait parler ; il trouvait doux qu' on s' occupât de lui . Et il la voyait avec tant de plaisir , animée , gaie , si jeune encore ... Ce ne fut qu' au bout d' une demi-heure qu' il demanda presque sans trembler , comme une chose dont l' heure est venue et sonne dans le premier silence : — Et ma grande question , y avez -vous songé ? Madame de Meximieu leva la main et l' agita , comme pour effaroucher les mots qui passaient , et les disperser . — N' en parlons pas à présent . Comme toutes les choses sérieuses , il faut traiter celle -là le plus tard possible ... Oui , j' y ai songé . Ton père m' a raconté votre ... entretien . Puis , il m' a laissée libre de faire ce que je voudrais . — Tant mieux ! — Ne dis pas « tant mieux » , mon petit . Je ne sais pas ... Cela dépend un peu de toi . — De moi ? Elle eut un sourire maternel . — Oui , je t' expliquerai . J' ai peut-être trouvé quelque chose . Ne me fais pas parler à présent . Je te donne rendez -vous ... Quand pars -tu ? — Après-demain soir . — Eh bien ! après-demain à trois heures . Cela va ? Elle l' embrassa encore , et ils se séparèrent . Le soir , Michel dîna chez les Virlet , avec M . de Meximieu qui ne manifesta aucun ressentiment des scènes violentes de Fonteneilles ; avec sa mère , qui se montrait , pour son fils , plus tendre , plus prévenante encore qu' autrefois . Le mardi , il fit des courses et des visites . Le mercredi matin il se rendit à la Villette , et passa plusieurs heures à voir les arrivages de bœufs , et à causer avec des éleveurs et des marchands qu' il savait devoir rencontrer là . Il fallait s' informer de l' état du marché , en France et en Belgique ; acheter quelques bêtes ; renouer des relations commerciales qui seraient utiles , si on gardait Fonteneilles ; être , jusqu' au bout , de sa profession , et préparer l' avenir , le sien ou celui d' un autre . Assez tard , il déjeuna au restaurant Dagorno , rue d' Allemagne , où se réunissent les propriétaires , les gros fermiers , les marchands de la vallée d' Auge et de plusieurs provinces de France . Puis , comme il n' était que deux heures quand il se retrouva devant les magasins du Printemps , il résolut de faire à pied la dernière partie du trajet . Dès qu' il fut seul dans la foule , et qu' il commença de marcher vers le quartier de l' Étoile , l' inquiétude , à grand-peine écartée jusque -là , le ressaisit ... Dans quelques minutes , c' était sa vie qui serait décidée . Toutes sortes de pressentiments sombres l' enveloppèrent et l' accablèrent . Il n' aurait pas pu expliquer pourquoi . Il se débattait contre eux . Il tâchait de se rappeler des mots de sa mère , des regards , des attentions , et de prévoir ce qu' elle avait décidé . Misérable jeu ! Volonté d' illusion ! Il le sentait bien . Et alors , il se répétait à lui -même , comme l' unique argument sans réplique : « Elle est bonne , heureusement , très bonne . » Madame de Meximieu n' était pas , en effet , sans bonté . Ses amies mêmes disaient : « Marguerite a beaucoup de cœur , au fond . » Et elles citaient des visites qu' elle leur avait faites , dans les occasions douloureuses ; elles rappelaient d' elle des mots bien dits , faits pour avoir une fortune dans les cœurs tristes , et dans le monde ; elles racontaient l' histoire d' un cocher de fiacre , tombé de son siège dans la rue , l' hiver , pauvre diable d' alcoolique , frappé d' une attaque d' apoplexie , et que madame de Meximieu , – la cliente qui se trouvait dans le fiacre , – avait aidé à relever , avait fait transporter à la plus prochaine pharmacie , et avait soigné elle -même , « oui , ma chère , elle -même , pendant une heure et demie ! Le pharmacien , – qu' elle a payé , – déclarait qu' il ne tolérerait ni plus de frictions , ni plus de sinapismes , et que le transfert à l' hôpital s' imposait . Sans cela , elle eût continué , elle me l' a dit » . On aurait pu prouver par d' autres traits la bonté de madame de Meximieu . Malheureusement , elle la dépensait en dehors de sa famille , par accès et , comme l' argent , de la façon la moins judicieuse . C' était la tête qui manquait plutôt , l' habitude de se servir des mots pour exprimer une idée juste , de son esprit pour réfléchir , de son habitude du monde pour observer autre chose que les signes de grossesse chez les jeunes femmes et d' anémie cérébrale chez les vieilles . Madame de Meximieu portait , à quarante-huit ans , la peine de son éducation première , qui avait été ce qu' on appelle toute mondaine , c' est-à-dire cruellement vide . Elle avait toujours ignoré ce que c' était qu' un chez soi ; elle avait dissipé sa vie , son temps , ses affections , ses préoccupations , et son argent , sans retrouver nulle part la trace de ce qu' elle avait donné . Dès le début de son mariage , si son mari avait su la juger moins sévèrement , l' aimer moins légèrement , et en vérité la comprendre mieux , il eût pu refaire l' éducation de cette jeune femme . À présent , c' était presque une vieille femme , en qui était morte déjà la faculté de comprendre plusieurs choses . Le plaisir , les distractions , les nouvelles , le bruit avaient pris sur elle une influence et , dans sa vie , une importance de premier ordre . Elle souffrait réellement dès qu' elle habitait trois semaines en dehors de Paris ; elle n' avait aucun jugement personnel , sur aucune chose ; elle possédait seulement , dans sa mémoire , une collection mal étiquetée et incomplète de jugements d' autrui , très variés d' origine , presque tous anonymes , souvenirs de lectures faciles ou de causeries , fragments de confidences ou de conférences , et qui ne l' avaient pas instruite , pas même renseignée , mais qu' elle amenait , plaçait , encadrait avec un art naturel , et qui faisaient dire , presque partout : « Elle est supérieurement intelligente . » Elle l' était passablement . Prudente en histoire , réservée dans l' abstrait , bâillant à la politique , elle parlait volontiers de tout autre chose . Sa voix était musicale et savante . Elle tenait l' esprit au chaud et le berçait . Quelquefois , et sans qu' elle le voulût , madame de Meximieu entrevoyait l' indigence de son cœur , de sa vie , de son passé , de son avenir , et elle s' effarait . Tout à coup , à l' occasion d' une histoire d' amour ou de mort , elle s' apitoyait sur elle -même . Des larmes jaillissaient de ses yeux , abondantes et vaines , et elle sentait qu' elle aurait pu les verser utilement . Ce qu' elle aurait pu être lui apparaissait vaguement , mais assez pour qu' elle souffrît . Son effroi de la solitude lui venait de l' expérience de ces retours cruels . Elle avait peur de la vieillesse prochaine , de ne plus être distraite , de ne plus pouvoir « sortir » , de se trouver face à face avec elle -même , et bientôt avec la mort . Elle aurait cru vivre , et tout serait fini . Michel connaissait mal sa mère . Il s' était fait un roman de cette existence qu' il avait côtoyée . Il en remplissait les vides , il en expliquait le mystère avec son cœur d' enfant . Des mots de tendresse passionnée , des plaintes furtives , des larmes au départ : et il avait imaginé une mère exquise , maladive , obligée de vivre à Paris , mais qui souffrait vraiment de l' absence de son fils . On ne l' eût pas étonné , si on lui avait dit , tout à coup , que madame de Meximieu dépensait beaucoup d' argent et beaucoup d' heures en œuvres de charité ; il comprenait qu' elle fût fêtée ; il avait toujours rêvé de l' appeler à Fonteneilles , plus tard , quand le château serait restauré ; il allait même plus loin dans le rêve , et il songeait parfois : « Quelle amie elle serait , et quelle aide , et quelle mère , si un jour une jeune femme venait habiter avec nous ! » Il les voyait , les deux chères images féminines , côte à côte dans l' avenue , à l' heure où le jour tombant se prête aux confidences , et rend plus molles les silhouettes sur le vert profond des chênaies . Sa mère lui apparaissait plus nettement que l' autre . Il la trouvait jolie incomparablement . Pour lui , elle ne vieillissait pas . Au fond de ses yeux , le portrait de sa mère , c' était celui qu' il avait vu , toute sa jeunesse , dans la petit salon de l' avenue Kléber , le pastel de Dubufe pendu au bout d' un cordon rouge , et que le vent de la porte faisait remuer . La marquise de Meximieu avait , d' ailleurs , ces traits réguliers et menus , et ce teint des blondes rousses , qui prolongent quelque temps le crépuscule de la jeunesse . Mais la cinquantaine avait sonné , et rien ne lui résiste . L' âge était inscrit dans la chair , qui se corrompt sous la peau encore belle . En revoyant sa mère après des mois d' absence , Michel avait eu cette impression , si commune et si cruelle : « Elle a vieilli ! » Point de ruine brutale , mais des paupières alourdies , des rides très fines , presque jolies , allongeant les yeux ; un peu d' empâtement au bas des joues , et on ne sait quels reflets livides qui glissaient par moments sous la nacre admirable des épaules et du cou . Trois jours avaient suffi pour qu' il ne remarquât plus cet amoindrissement de la beauté de sa mère . Il eut même une surprise , un moment de joie épanouie lorsque , en revenant de la Villette , à trois heures , à l' heure exacte du rendez -vous , il trouva , dans l' antichambre , madame de Meximieu en costume de visites , le chapeau à aigrettes sur la tête , la voilette nouée , le collet de zibeline entrouvert et laissant voir le collier d' or auquel pendait un médaillon d' émeraudes et de perles . Elle avait trente ans ainsi : l' âge du portrait . — Vous rentrez , maman ? — Non , mon chéri , je vais sortir , mais je t' attendais , puisque c' est convenu ; j' ai encore une minute ... Viens dans le petit salon ... Il suivit , mécontent , et s' assit près de la cheminée blanche , tournant le dos à la lumière . Madame de Meximieu s' assit de l' autre côté . Elle sourit , et l' on eût dit que c' était à sa robe de crêpe de Chine , toute neuve , qui tombait bien . — Figure -toi que j' avais oublié ; l' invitation était pourtant piquée au coin de ma glace : j' ai une matinée chez madame de Gréchelles . La pauvre femme est si malheureuse : elle a perdu sa fille unique il y a trois ans , et elle est si reconnaissante qu' on aille la voir ! Elle se console en faisant faire , chez elle , un peu de littérature et de musique . Seulement , tu comprends , comme nous sommes au mercredi saint , ce sera tout à fait dans l' intimité ... Pourquoi ne viendrais -tu pas ? Il faut absolument que tu partes ce soir ? — Absolument . Et je comptais que nous aurions le temps de causer ; j' espérais passer les dernières heures avec vous ... — Mais je t' explique , mon pauvre enfant ... : c' est impossible ... Elle allongea son bras ganté et caressa la main de son fils . — Ne te fâche pas ; dis -moi tout ; je parle d' une minute , j' en ai dix à t' offrir , mais pas plus . — Il aurait fallu une demi-journée ! — Pourquoi mon Dieu ? — Pour vous raconter ma vie que vous ne connaissez pas . — C' est une phrase que j' ai entendue au Gymnase , mon petit . — Ce n' est pas là que je l' ai prise , croyez -moi . Il fit un effort pour rompre sa pensée , et la ride se creusa entre les sourcils . — Soit , je vais droit à la conclusion . Mon père , comme vous le savez , m' a annoncé que nous allions à la ruine ... — Est -ce qu' il m' a accusée , par hasard ? Michel eut un geste vague . Elle y vit une dénégation . — Tant mieux ; car l' injustice eût été trop criante ! Ton père n' a jamais connu la valeur de l' argent ... Il a dépensé toute sa vie plus qu' il n' avait . Et tu comprends que ce n' est pas à moi de le lui reprocher ! Je suis dans une situation délicate : il m' a épousée presque sans dot , et la fortune qu' il a dissipée , en somme , il en était le maître . — Mère , je ne juge pas entre vous : je demande au contraire qu' on me juge . Écoutez -moi bien , comprenez -moi . S' il y a quelqu'un qui soit sans responsabilité dans ces dépenses excessives , vous avouerez que c' est moi . Eh bien ! je suis attaché à Fonteneilles par toutes sortes de liens ; c' est notre terre patrimoniale ; je vous supplie de la sauver en y revenant . — Pour toujours ? — Sans doute , puisque mon père m' a dit que nous ne pouvions plus avoir qu' un seul loyer . — La campagne pour toujours ! Mais , mon ami ! ... Madame de Meximieu s' était reculée dans son fauteuil , effarée , comprenant à peine qu' une proposition pareille pût lui être faite . Son fils attendait , frémissant , des mots plus nets . Elle se ressaisit . D' un geste féminin , qui respectait l' étoffe , elle toucha son corsage , la broderie de la manche , la jupe de crêpe de Chine . Sa tête suivait le geste , d' un mouvement jeune ... — Voyons , Michel , est -ce que j' ai l' air d' une bergère ? — Oh ! non ! — Alors tu ne veux pas me condamner à vivre dans les bois ! — Il s' agit bien d' une condamnation , en effet : vivre avec moi , avec mon père , utilement et simplement ! — Je le souhaiterais , mon ami : je ne désirerais que cela ! — Faites-le donc ! — Mais ma santé exige tant de soins ! Michel riposta vivement : — Mais vous n' avez besoin que de repos , et de retraite , ma mère ! — Encore faut-il parler d' une retraite possible , mon ami ! ... Qu' est -ce que nous ferions , là-bas , sans habitudes , sans relations ? — Sans distractions , n' est -ce pas ? C' est cela que vous voulez dire ? — Eh bien ! oui , si tu le veux : je ne puis pas m' en passer . — Sans matinées de littérature et de musique , sans soirées , sans comédies , sans bavardage et sans auto ? Qu' est -ce que nous ferions , si nous pouvions servir à quelque chose ? Si nous économisions , au lieu de nous ruiner ? Si nous nous faisions aimer ? Si nous pensions à d' autres qu' à nous -mêmes ? En effet , la question est angoissante , je le comprends ! — Tu es dur , Michel , très dur ... Comme ton père ... Tu lui ressembles . Je ne l' aurais pas cru ... Et tu me fais beaucoup de peine . Elle pleurait . De grosses larmes perlaient au bord de ses yeux , et pour les empêcher de couler et de mouiller la voilette , elle les épongeait à petit coups , le visage tourné vers le feu mourant . Le bout de la bottine frappait les chenets . ... Oui , tu es dur ... Tu ne penses qu' à toi . — Et vous , ma mère , à qui pensez -vous donc ? Vous ne voyez donc pas que , de nous trois , le plus jeune , c' est moi ; que le seul avenir à ménager , c' est le mien ? Je ne suis pas dur en vous le rappelant . Vous voulez me ramener ici , où je serai désœuvré . Vous m' avez laissé me préparer à une carrière , puis y entrer , puis l' aimer , et maintenant vous la brisez ... Ah ! non , le plus cruel de nous ... Il se leva et fit un pas vers elle . — Comprenez donc que j' ai été malheureux toute ma vie , maman ! Madame de Meximieu leva les mains . Elle sanglotait . — Ah ! mon petit ! et moi ! ... Je ne veux pas me plaindre ... Mais je ne veux pas que tu croies que je n' ai pas songé à toi ... Ne me regarde pas comme tu fais avec des yeux de reproche ; écoute ... Tu vas voir ... Elle essayait de sourire . — J' ai pensé à un moyen ... Ton père m' a raconté votre visite à la Vaucreuse ... Il m' a rapporté que mademoiselle Antoinette Jacquemin était délicieuse . Est -ce ton avis ? — Oui . — Elle a dix-huit ans ... Elle est riche , très riche ... Eh bien ! fais -toi aimer ... Tu retrouveras Fonteneilles . Les fortes épaules de Michel se soulevèrent d' indignation . Sa voix monta et trembla . — Non ! Je vous en prie ! Plus un mot ! Le moyen n' est pas pour moi ... Ah ! quel souvenir j' emporte ! Quelle dernière déception ! ... Me croire capable ! ... — Mais de quoi , Michel ? De quoi ? Qu' ai -je dit de mal ? — D' offrir ma ruine en dot à cette enfant dont le père vient d' acheter mon Fonteneilles ! Hier je pouvais l' aimer ... Aujourd'hui , quel homme je serais ! La porte s' ouvrit . M . de Meximieu entra , en tenue de général . Il arrivait du dehors , le visage fouetté et raffermi par le vent ; il venait d' assister , comme témoin , au mariage d' un de ses officiers . Il vit d' abord son fils , qui s' avançait vers lui . — Tu pars ? — À l' instant même . L' expression du visage de Michel , le sentiment que la blessure venait d' être faite , les sanglots de madame de Meximieu , qui avait caché sa tête dans ses fourrures , changèrent subitement le ton du général . Le père s' émut de la douleur du fils ; il dit posément : — Je t' avais prévenu , mon ami , que c' était impossible ... Cinquante ans de Paris , quelle attache , tu comprends ! ... Moi , peut-être , j' aurais pu accepter ; je suis de race rurale , en somme ; mais elle ne peut pas , tu le vois ... Je n' y ai jamais cru . — Moi , j' espérais . Je n' ai plus la moindre illusion , croyez-m'en . Mais avant de vous quitter , je voudrais savoir si le moyen qui vient de m' être proposé , pour conserver Fonteneilles , était approuvé par vous ? — Le moyen ? — Philippe , c' est moi qui l' ai proposé , moi qui l' avais imaginé . Je te certifie , Michel , que ton père n' en a rien su . — Eh bien ! mon père , je vous fais juge : ma mère a pensé que , si je me faisais aimer de mademoiselle Antoinette Jacquemin , si je l' épousais , les Meximieu pourraient ainsi , par mariage , rentrer dans Fonteneilles . Moi , je m' y refuse ... — Pourquoi ? — Parce que ... En vérité , vous me le demandez ? ... Parce que cette manière de reprendre un bien qu' on ne peut pas conserver me fait horreur . Jamais je n' épouserai mademoiselle Jacquemin propriétaire de Fonteneilles et m' y recevant ! M . de Meximieu écoutait , grave , un peu courbé pour mieux entendre , comme au rapport , quand on lui demandait une explication . Il se redressa , et , vivement , tendit la main . — Très bien , Michel , très bien ... Et comme Michel le regardait , les yeux dans les yeux , étonné de la vigueur de l' étreinte . — Michel , tu es vraiment l' un de nous , mon ami ! ... Tu seras cette nuit à Fonteneilles ? — Très tard . — Et tu y resteras ? — Jusqu' au 31 décembre . Il y eut un silence . — Dieu veuille t' y maintenir plus longtemps ! Une sorte de rire douloureux passa sur le visage du jeune homme . — Il le peut , en effet , et j' espère qu' il le voudra . Adieu , mon père . — Et moi ? demanda madame de Meximieu en se levant , et moi , Michel , ta mère , tu ne m' embrasses pas ? Elle venait au-devant de lui , les bras soulevés , la tête un peu inclinée , les yeux baissés par un regret de ce qu' elle avait dit étourdiment , incapable de se défendre , pleureuse parfumée , mais qui pleurait vraiment . — Pardonne -moi ; vous autres hommes , vous raisonnez trop ... Je t' assure que je t' aime bien ; je t' assure que je regrette de ne pas pouvoir ... Je t' assure que je n' en puis plus ! Elle serra dans ses bras Michel qui la baisa sur le front , et ne répondit pas . Il s' écarta . Il vit son père debout au milieu du salon , approuvant de la tête son fils qui partait , mais incapable de l' aider , de commander dans sa maison , lui qui partout ailleurs se faisait obéir ; il aperçut sa mère qui se retirait , à reculons , accablée , suffoquant , ses vêtements froissés et mouillés de larmes , la voilette relevée de travers , les yeux gonflés , devenue vieille . Il eut envie de crier : — Vous sacrifiez ma jeunesse aux années qui vous restent ! Et vous êtes mon père et ma mère ! Mais la voix résista ; peut-être le cœur lui -même . Michel fit un geste d' adieu et de désespoir , et il sortit . PÂQUES AVAIT ÉTÉ TARDIF . On était au 22 avril , et les cloches sonnaient la grand-messe du dimanche de Quasimodo . Depuis huit jours , le Carême était fini . Qui l' avait observé ? Le sacristain , Padovan , ancien éclusier du canal du Nivernais , impotent , ventru , tirait la corde , dans le transept de gauche , en considérant les six vases de porcelaine qu' il venait d' aligner sur l' autel , et d' où s' élevaient six palmes d' or avec des roses d' or ; il observait qu' il avait tourné une des palmes à l' envers , et il levait l' épaule , plus haut qu' il n' eût fallu , en laissant filer la corde de la cloche , murmurant contre lui -même : — Imbécile , pour une fois que tu les tires de l' armoire , ne pas les mettre le ventre en avant ! ... Vont -ils venir aujourd'hui , les paroissiens de monsieur le curé ? Le jour de Pâques , j' en ai compté quatre-vingt-douze . Oui , et de fameux mécréants parmi eux ! Ils viennent à Pâques , à la Toussaint et aux enterrements . Mais un jour de Quasimodo ! Ah ! monsieur le Curé peut bien retarder sa messe , et me laisser sonner ... Je le vois qui me fait signe : hardi , Padovan ! ... À quoi ça sert ? Il y en a sept dans l' église ... Pauvre curé de Fonteneilles , va ! » L' enfant de chœur boutonnait lentement , dans la sacristie , sa soutanelle rouge ; l' abbé Roubiaux revêtait ses ornements ; la flamme des cierges montait dans le jour , et on l' eût aperçue à peine , si le vent , glissant par les fentes des vitraux , par les portes , par les trous de la voûte , n' eût couché ces pinceaux de lumière jaune , et alors , tout au bout , un petit tourbillon de fumée indiquait la présence et la vie du feu . « Bonnes gens , disaient les cloches , le Christ est ressuscité ! Il a souffert , il est remonté à la vie ; faites comme lui ; venez , les méprisés , les petits , les malheureux , c' est-à-dire tout le monde , et reprenez la vie nouvelle sur laquelle aucune mort ne prévaudra plus ! Venez ! j' ai appelé vos pères et ils sont venus ! Je vous appelle ! » Dans la tour aux voûtes écrasées , bloc de maçonnerie qu' éclairaient à l' orient les trois vitraux du chœur ; dans ce morceau conservé d' une église plus vaste , à laquelle on avait enlevé la nef , le son des cloches se heurtait en échos confondus comme des fumées qui se pénètrent , et mêlent leurs volutes , et montent ensemble , et luttent souplement . Elles répandaient au dehors leur appel , et là , sans lutte , dans le grand ciel ouvert , les belles ondes de musique s' envolaient ; elles se dénouaient en écharpes sonores , au-dessus des maisons , au-dessus des herbes , des bois à demi vêtus , des eaux qui recevaient leurs mots clairs , et qui frissonnaient jusqu' aux profondeurs . Mais les hommes ne venaient pas . Quand le curé sortit de la sacristie et monta à l' autel , il y avait , pour toute assistance , quatre femmes , un enfant , – le petit Élie Gombaud , le fils de l' éclusier socialiste , – le père Dixneuf , ancien sergent de zouaves , Michel de Meximieu , son valet de chambre , et le sacristain Padovan , sac à vin , corne sacrée , qui chantait : « Quasi modo geniti infantes , alleluia , rationabile , sine dolo lac concupiscite , alleluia , alleluia , alleluia . » Où étaient ceux qui ne chantaient pas l' alleluia ? Quelques-uns travaillaient , comme si leur fatigue des six jours n' était pas appelée aux vacances divines du septième ; ils cassaient les mottes d' un champ ; ils rabotaient sur l' établi ou faisaient rougir le cercle de fer d' une roue de charrette . D' autres , bien plus nombreux , entraient déjà dans les auberges , soit dans celles du village , soit dans celles des villages voisins , et ils buvaient de mauvais alcool qui rongeait leurs veines , et ils échangeaient des propos où aucune joie vraie et saine ne se développait , plaintes , menaces , commérages , plaisanteries qui suaient la haine , la bassesse ou la lubricité . D' autres , inoccupés , assis dans leur maison , devant le feu , attendaient que l' heure fût venue de manger , de sortir , quand le père ou le maître rentrerait et d' aller , comme lui , boire . Les jeunes filles s' habillaient pour le bal , et lissaient leurs cheveux ou les frisaient , et , pensant aux galanteries des dimanches passés , se plaisaient au trouble que le souvenir éveillait en elles . L' instituteur , secrétaire de la mairie , essayait d' évaluer , pour la statistique officielle , le nombre des oies , poules , canards , porcs , dindons de la contrée , et il en faisait agréablement varier le chiffre , en consultant les colonnes des années précédentes , diminuant ou augmentant , avec un sourire amusé , la richesse animale de la commune . Un domestique de ferme , ancien mineur venu du Calvados , brouillé avec son père qui lui reprochait d' être trop dépensier , disait , à cette heure même , au fermier de Semelin son patron : « Donnez -moi vingt-cinq francs ; j' ai besoin d' aller acheter des bottes à Saint-Saulge . » Et il se mettait en route , résolu à ne pas acheter de bottes et à dépenser vingt-cinq francs . C' était la quatrième paire de bottes qu' il achetait de la sorte , depuis le commencement de l' année . Quatre jeunes hommes , portant un carrelet et des lignes , partaient pour aller pêcher en contrebande dans l' étang ; un éclusier , las d' avoir ouvert cinq fois l' écluse , en cette nuit du samedi au dimanche , à des bateaux berrichons qui remontaient par le canal du Nivernais , ronflait dans les draps du lit défait , tandis que la mère , épuisée par la fièvre , exsangue , usée par la misère d' une vie sans trêve et sans nul espoir , habillait , lavait , et bourrait , dans la chambre moite d' une buée d' air trop respiré , cinq enfants qui criaient . D' autres partaient à bicyclette pour voir des femmes . Toute cette population , désœuvrée pour un jour , cherchait à s' évader de sa condition ordinaire , et , ne pouvant y réussir que très peu , elle enviait la richesse comme une puissance souveraine , celle des bois , celle des châteaux , celle qu' on peint dans les feuilletons , celle que racontent les livres . La comparaison s' exaspérait dans la solitude et dans les conversations . Le fond de la bête humaine , orgueilleuse et violente , se trahissait dans des mots , des gestes , des regards . On haïssait partout , plus ou moins . Le passant inconnu qui eût traversé le bourg en ce moment aurait été haï ; des noms de légende étaient prononcés , et salués de malédictions et de mépris : les seigneurs , Louis XIV , Rothschild , les exploitants , l' État aussi , qui paie mal , et qu' on commençait à vouloir remplacer par un autre État , qui paierait mieux pour moins de travail , et , s' il se pouvait , qui paierait la vie , les aises , les plaisirs , dans le bourg , dans le département , partout , sans que personne fût obligé de travailler . Des filles laides songeaient qu' avec un chapeau de trente francs elles eussent été jolies . Le rêve impossible et grossier abrutissait des âmes dont beaucoup eussent été fières et fortes , si on les eût élevées . C' était le dimanche rural , chef-d'œuvre de l' ennui quand la prière a disparu . Le curé disait la messe , et il éprouvait une souffrance indicible , en devinant la solitude derrière lui , autour de lui , partout : solitude de l' église vide de fidèles ; solitude des âmes vides de la grâce de Dieu . Et c' était un morceau de France ! Quand la messe fut finie , l' abbé Roubiaux était si pâle que la vieille Perrine , la dernière fileuse du bourg , le voyant rentrer dans la sacristie , chancelant , les yeux baissés , dit à demi-voix : — On nous a envoyé un curé qui est comme ma laine ; il ne se tient pas debout . Ces Morvandiaux , je leur croyais plus d' os ! Il eut peine à faire son action de grâces . La tête dans ses mains , et seul à présent sous la voûte de la tour , où se reposaient les cloches immobiles , il n' entendait ni les cris des gamins jouant sur la place , ni les pattes des pigeons qui égratignaient , en glissant , les ardoises du toit de l' église : il entendait son âme qui se jetait d' un bout de l' horizon à l' autre et du passé à l' avenir , comme la foudre , en grondant , et qui criait . — Qu' ont -ils fait , ceux qui ont eu ici la charge d' évangéliser ? Est-il possible que six prêtres aient passé dans un siècle , et n' aient pas remué cette cendre ? ... Se sont -ils résignés ? Ont -ils été pris , eux aussi , du sommeil de la mort ? Ou bien ont -ils vécu cinq ans , dix ans , vingt ans , dans la douleur où je suis ? ... Dieu , que c' est horrible , ce désert d' âmes ! ... Que je voudrais revenir en Morvan ! Être transporté , par des ailes , en Vendée , en Auvergne , en Bretagne , dans les plaines du Nord , n' importe où , pourvu qu' il y ait des âmes vivantes autour du Dieu vivant ! ... L' alleluia est tombé dans le vide . Tous les péchés tiennent la campagne et l' empêchent de chanter ... O mes anciens , je vous admire , au contraire , d' avoir pu vivre où j' étouffe . Vous avez au moins commencé votre œuvre , essayé . Et moi qui accuse , qu' est -ce que j' ai fait ? ... J' ai attendu dans le presbytère , en veillant , des heures qui ont sonné dans la solitude . Quelle faute ! Depuis six mois , que je suis curé de Fonteneilles , j' ai eu , dans le secret , entre vous et moi , mon Dieu , beaucoup d' amour pour eux , mais je ne l' ai pas assez dit ... Il n' est pas possible que rien ne vive ! ... D' ailleurs , j' ai le pouvoir de ressusciter , puisque mon Maître l' a ... J' irai ... Dieu sortira de son temple ... Je parlerai au premier de mes paroissiens que je rencontrerai ... Je voudrais tant les connaître ! Mais nous n' avons aucun lien , si ce n' est l' église où ils ne viennent plus . Rien de commun : ni le cabaret , ni le bois , ni la ferme ... Si quelqu'un m' aidait ? Ce jeune monsieur de Meximieu ? ... Je ne lui ai fait qu' une visite . Je me suis écarté du château , parce que toutes les masures sont jalouses ... Non , j' irai seul . Je suis seul ; je leur porterai ma marchandise sainte qui est la paix ... M' écouteront -ils ? Ce n' est pas de l' insulte que je dois avoir peur , c' est de ce silence autour de moi . Ayez pitié ! Le visage mouillé de larmes , il se leva , frotta ses yeux avec l' essuie-mains pendu dans la sacristie , à côté de la fontaine de faïence verte , et ouvrit la porte de la tour . Entre la première marche et le mur , un brin de giroflée avait poussé . Il inclina sa tête au vent , sous les pieds de l' abbé , qui entendit la caresse de la fleur et dit : — Je te remercie de remuer pour moi ; les hommes n' en font pas autant . Il traversa la place ; elle était vide . Dans les auberges , derrière les vitres , des buveurs l' épiaient , et devisaient sur lui comme ils eussent fait sur tout autre objet encore nouveau pour eux . L' abbé ne les vit même pas . Le presbytère était là tout près , en face de l' église , de l' autre côté de la route . M . Roubiaux ouvrit la barrière à claire-voie , autrefois blanche , à présent salie par les mains , fit quelques pas dans l' allée , perpendiculaire à la route et qui longeait la maison , et , au moment où il passait devant la porte de la cuisine , il fut presque heurté par un gamin qui en sortait , tête basse , en courant , un panier vide au bras . En apercevant l' abbé , l' enfant s' arrêta net , et leva , dans le soleil , sa figure rousselée , vivante , épanouie , qui renvoyait , comme une pomme ronde , toute la lumière tombant sur elle . L' abbé considéra un moment cette jeunesse , comme s' il eût regardé un cerisier en fleur , un tableau qu' on lui aurait dit être de Raphaël , une église neuve , un glacier , ou la mer qu' il aimait sans l' avoir vue . Il reposait son âme lasse sur ce petit homme frisé , qui n' avait pas la méchanceté des grands ni leur dureté de cœur . Du moins il le croyait . Il ne lui demanda ni de qui il était , ni ce qu' il venait faire , ni comment il s' appelait . Mais , pendant que l' enfant attendait , tout prêt à répondre , justement , à ces questions prévues , il lui mit la main sur le front , et avec le pouce , lentement , pieusement , il traça le signe de la croix . Le petit comprit que cela signifiait : « Va-t'en , petit béni ! » et il s' échappa . — Bonsoir , monsieur le curé . La barrière claqua derrière lui . — Un sacré gamin que sa mère envoyait quêter des œufs de Pâques , dit la servante en apparaissant sur le seuil de sa cuisine ; oui , elle demandait des œufs , la gueuse de pauvre , parce que son fils aîné , dans le temps , était enfant de chœur . Ah ! je l' ai « égalopé » , le petit ! — Vous avez eu tort , Philomène . — Oui , je sais bien , on vous mangerait votre pain dans votre assiette , que vous ne diriez rien ; on voit bien que vous n' êtes pas d' ici ... Ah ! vous ne les changerez pas , allez ! ... Voulez -vous dîner ? c' est prêt . — Non , Philomène , je monte dans ma chambre . Je vous préviendrai quand j' aurai faim . Il monta , repris par sa lourde peine que la vue de l' enfant avait un instant écartée , et , arrivé dans sa chambre , devant sa table de bois blanc , où il n' y avait qu' un buvard , une bouteille d' encre et un bréviaire , il s' assit , et cacha sa tête entre ses bras repliés et posés sur la table . Il ne dormait pas ; il ne pleurait plus . Bientôt il se redressa . Son maigre visage aux yeux de créole , au teint noiraud , aux oreilles débridées et mordues par la bise , à la forte mâchoire de mangeur de pain dur , avait repris sa physionomie de tous les jours , sérieuse , naïve et ardente . Il regarda devant lui , accrochée au mur blanc , la photographie d' une petite vieille morvandelle , tout encapuchonnée de noir , dont la figure criblée de rides avait encore des yeux d' enfant . « Bonjour , maman ! dit-il . Je vais t' écrire ! » Il prit , dans le buvard , une feuille de papier blanc quadrillé de bleu pâle , et laissa courir la plume . « Ce 22 avril 1906 , dimanche de la Quasimodo . « Maman , je suis triste , je voudrais m' en aller te voir et prendre un air de neige dans nos montagnes . À l' heure où je t' écris , je te vois ; les cloches sonnent , comme ici , pour la fin de la messe , mais elles ont une réponse , dans le bruit des sabots sur la terre gelée . Tu sabotes aussi , petite mère ; tu as rabattu ton capot noir sur ton front ; tu sors de l' église , la dernière comme d' habitude ; tu penses à ton fils l' abbé , au petit Henri que tu conduisais autrefois par la main , et qui est descendu , tout seul , loin du village de Glux-en-Glaine , pour tâcher de convertir les gens de la plaine de Nièvre . Tu traverses la place ; tous nos amis sont là , c' est-à-dire toute la paroisse ; hommes , femmes , enfants , personne n' aurait voulu manquer la messe ; il fait grand froid ; le vent souffle du Preneley , et la forêt , comme le bourg , à cause de la neige , n' a plus de chemin que pour une personne . Tout le monde s' en va à la file . Toi , maman , tu rentres dans ta maison , qui est bien la plus étroite , mais qui a été la plus heureuse de Glux-en-Glaine , du temps que nous étions là tous deux . Je suis triste , maman ! Je t' ai quittée pour ces gens de Fonteneilles qui ne me détestent point , mais qui ne vivent que pour la terre . Je n' ai rien gagné sur eux , depuis sept mois que je suis leur curé . Mon cœur va devenir timide , à cause de l' abandon où je suis . Et j' ai reçu l' onction sainte , et je suis responsable de toutes les fautes , de toutes les déchéances , de toutes les morts désespérées que j' aurais pu empêcher ou consoler ! Ils étaient sept à la grand-messe ce matin ! Tout les rabaisse : leur nature , leur ignorance et leurs lectures qui l' entretiennent ; l' air qui est plein de mensonge , tout jusqu' à la vente facile de leurs bœufs ... Tu comprends bien ce que je souffre , maman . Il y a beaucoup de mères , comme toi , qui ont une âme de prêtre et qui l' ont donnée à leurs enfants . Alors , quand tu recevras ma lettre , tu te mettras à prier pour moi . Je sais que tu le feras . Je te crois puissante sur Dieu et sur le monde , parce que tu es la pauvreté bonne . Donne -moi de l' aide ! Je cherche comment faire et par où commencer . Tiens , je me rappelle que , dans ma petite enfance , les jours de lessive , tu restais là , devant le tas de linge rapporté de la rivière , et qu' il fallait « éparer » au soleil ; tu prenais en pitié la peine que tu allais avoir , tant et tant de tours à faire , tant de fois à te baisser , à te relever , à étendre les bras , et tu disais : « Mon Henri , je ne sais pas par où prendre mon ouvrage . J' en ai trop ! » Pauvre maman ! pour t' aider , ton petit gars ne comptait guère . Quand j' avais enfoncé deux piquets dans l' ouche , derrière la maison , je me sentais lourd de gloire , je me couchais sur l' herbe . Maman , je n' ai même pas ce que tu avais . Personne n' a planté un seul piquet pour moi ... Envoie -moi une lettre , et mets dedans un peu de ton courage . Je vais déjà mieux , je me sens plus fort , rien que pour t' avoir écrit . Je t' aime de toute mon âme , maman . Et ne me crois pas découragé : j' avais seulement besoin de pleurer près de toi . » HENRI ROUBIAUX . » L' abbé glissa la lettre dans une enveloppe , chercha un timbre dans une boîte en carton , parmi des images pieuses , et descendit l' escalier qui se plaignait toujours , comme nous , sous les plus faibles poids . En passant devant la cuisine : — Philomène , dit-il , vous pouvez maintenant faire réchauffer la soupe . Je vais mettre une lettre à la poste . — Elle est jolie , votre soupe ; c' est comme une bouillie ! L' abbé , tête nue , traversa le jardin , puis la petite place , en biais , jusqu' à la boîte , qui formait verrue au-dessous de la fenêtre du bureau de tabac . Comme il revenait , il aperçut à gauche , montant la côte , dépassant l' angle du mur , un homme de haute taille , à barbe blonde , et qui leva son chapeau et le remit d' un geste indifférent . Il alla vers lui . — Comment allez -vous , Gilbert Cloquet ? — Pas tout à fait bien , mais mieux , monsieur le curé , je vous remercie , vous êtes bien honnête . — J' ai passé par le Pas-du-Loup , voilà un mois , et j' ai demandé à vous voir , mais la mère Justamond m' a dit que vous dormiez . — Ça aurait valu la peine de me réveiller , monsieur le curé , mais la bonne femme est comme un chien : quand elle garde quelqu'un , personne n' approche . L' abbé Roubiaux hésita un instant , cherchant instinctivement un mot qui ne fût pas trop direct , l' expression trop franche de sa douleur et de son reproche . Mais son âme débordait . Il dit , joignant les mains sur sa soutane : — Si je ne me trompe pas , Gilbert Cloquet , vous n' étiez pas à la messe , le jour de Pâques ! Et , bien sûr , vous n' y étiez pas ce matin . — C' est vrai . — Vous êtes pourtant de ma paroisse . — Que voulez -vous ! il y a si longtemps que je n' y vas plus ! Ça n' est pas dans les habitudes d' ici . L' abbé laissa tomber ses mains , les écarta de son corps , les tendit en avant , comme s' il implorait le bûcheron . — Ah ! mon ami , quelle souffrance d' être ici le représentant de Dieu que tout le monde oublie , que personne n' aime plus ! L' homme fut ému par cette douleur ; il eut un petit sursaut , dodelina la tête , et dit bonnement : — Voyons , monsieur le curé , faut pas vous faire de peine pour si peu de chose ; on ne va pas à la messe , mais on n' est pas tout de même du mauvais monde . Allons , remettez -vous ; l' ancien s' était habitué à nous : vous ferez de même . Il se sentit regardé par des yeux qui ressemblaient à ceux du Christ cloué sur la croix . Jamais on ne l' avait regardé ainsi . Quelque chose d' intime et d' obscur fut touché en lui , et tressaillit comme l' enfant d' une femme , et il devina que c' était sa vie elle -même , tout le fond de l' âme qui ne voit point la lumière , qui était pénétré par ce regard . Il fut gêné . Il tendit la main à son curé pour prendre congé . — Ne vous donnez pas tant de tracas pour nous , dit-il . Je vous comprends tout de même : c' est comme moi quand le métier ne va pas ; il y a de la peine pour tous , dans le monde , faut croire ... Bonsoir , monsieur le curé , au plaisir ! ... Et il se remit à monter la pente , tandis que l' abbé rentrait au presbytère . Pendant le temps qu' il mit à franchir les premiers cent mètres , il ne songea qu' à cette rencontre avec le curé de Fonteneilles . Une fois même , il se retourna du côté du presbytère , dont on ne voyait qu' une lucarne , le toit fuyant dans le jardin , et le mur de clôture avec la glycine blonde . — C' est un bon petit homme , ce Morvandiau , murmura-t-il , il a le cœur sensible comme une femme . Si ma défunte mère avait été là , elle m' aurait parlé tout comme lui . Il continua de monter entre les maisons du bourg . Un camarade le salua , un autre , un autre encore . Des idées nouvelles chassèrent , pour un temps , le souvenir des mots échangés avec l' abbé Roubiaux . Tout à l' extrémité du bourg , Gilbert entra dans une très pauvre habitation , une masure écrasée sous un toit de chaume qui lui -même , d' un chevron à l' autre , s' affaissait et formait gouttière . Un homme jeune achevait de manger , assis devant une table de vieux cerisier , entaillée par le couteau , usée par les mains , les plats , les coudes et les torchons de deux ou trois générations . Une femme , brune et fraîche , qui avait les pommettes rouges , comme celles qui viennent de se fâcher ou de pleurer , essuyait la table d' un geste circulaire , les deux mains appuyées sur le torchon roulé . Son mari baissait la tête et achevait de manger du pain ; à côté de lui , il y avait encore une bouteille demi-pleine et une assiette où quelques rondelles de pommes de terre nageaient dans le vinaigre et l' huile . — Bonjour , Durgé ! Tu n' as pas l' air d' avoir plus de fricot que moi à manger ! Le jeune homme releva sa tête petite , coiffée jusqu' aux oreilles d' un grand chapeau de feutre mou . Durgé , très jeune , très sanguin , et dont les épaules tombèrent d' une pièce , avec aisance , quand il se redressa , avait une barbe rousse frisée sous le menton , une courte moustache d' adolescent , des lèvres très rouges , le nez trop court , le front bas ; et on ne pouvait dire qu' il était beau , mais son regard , droit , clair comme un courant d' eau sans caillou ni vase , disait la force et la simplicité . C' était un primitif . On devinait , dans ses yeux pleins d' énergie au repos , que l' homme n' avait qu' une parole , qu' un sentiment , qu' une idée à la fois , et qu' il serait une puissance , d' un dévouement absolu , pour ceux qui auraient conquis son affection et persuadé son esprit . À l' interrogation plaisante de Cloquet , il répondit : — Le printemps n' est pas bon . Si l' écorce ne va pas , en mai , je crois que nous n' aurons pas de quoi élever la famille qui vient . Il eut un sourire qui éclaira sa face rustique , et , d' un mouvement des yeux , désigna la jeune femme , dont la taille était lourde . — Ça paraît , répondit Gilbert Cloquet , riant aussi . Mais vois -tu , Durgé , le malheur des malheurs , c' est qu' il n' y a plus les foins à couper . — Non ! des machines partout ! — Excepté chez monsieur Michel . Moi , je fauche ses foins depuis que j' ai quitté la Vigie , depuis plus de vingt ans . Qu' est -ce que tu dirais si je te faisais embaucher ? — Je te dirais merci ; mais tu te trompes , vieux ; ils sont tous les mêmes : il va acheter une faucheuse . — Tonnerre ! fit Gilbert en s' approchant , comme s' il allait se jeter sur Durgé . Qu' est -ce que tu dis là ? — Ce que je sais . — Il n' en a jamais eu ! — Il va en avoir . — Non , il ne voudrait pas m' enlever mon travail . Douze jours de bonne paie ! C' est pas possible , Durgé ... — Voilà , dit le jeune homme , se courbant pour raconter l' histoire , et faisant le geste de l' humanité conteuse , les coudes appuyés sur les genoux , les mains libres , la tête avançante . À la foire de mars , il a rencontré le marchand de machines , et quelqu'un l' a entendu qui demandait les prix , oui : « Combien le grand modèle ? Combien la marque américaine ? La vôtre ? » Est -ce une preuve , Cloquet , ou bien veux -tu que je t' en dise plus long ? — Je veux que tu viennes avec moi ! Nous irons trouver monsieur Michel ; il nous écoutera : je le connais ... Non , je te réponds que c' est une menterie ! Durgé , sans se redresser , regarda de côté la jeune femme qui était devenue grave , en entendant parler les hommes . Elle dit , très bas , en serrant le linge entre ses mains comme si c' était le gain de deux semaines qu' on voulait lui enlever : — Il faut y aller , et puis surtout ne pas céder sur les prix ! — Ne crains rien ! dit le mari , dont les yeux , tout à coup , devinrent ardents . Tu me connais ! En un moment , les deux hommes furent l' un près de l' autre , sur le seuil ; ils touchèrent ensemble le bord de leur chapeau , en l' honneur de la femme qui , du fond de la maison , les suivait du regard , songeant aux choses de l' été prochain ; puis ils descendirent et disparurent dans un chemin qui tournait autour du bourg , et qui rejoignait la route un peu plus bas . Ils étaient de même taille , mais le vieux était plus élancé , plus mince ; il avait en lui une élégance non apprise , comme il arrive parmi les arbres de futaie . — Si tu veux , dit-il , nous prendrons avec nous Dixneuf : c' est un ancien qui attend comme moi après les foins du château . Il y a même vingt-deux ans qu' il les fauche , lui aussi . Un signe d' assentiment fut la réponse du jeune . Devant eux , au bas de la pente , ce n' était que des prés où l' herbe grandissait déjà drue et luisante ; toute parcelle de terre , comme un vase trop étroit , tendait sa fleur ou sa gerbe verte ; l' eau coulait en dessous , invisible , et par-dessus , la grande rayée du soleil et du vent passait aussi , déroulant les feuilles , les pétales , les tiges toutes pleines de sève . Les hommes calculaient l' étendue que l' herbe couvrait , ses profondeurs , ses dentelures entamant la forêt . Le souvenir des dernières fenaisons leur venait à l' esprit , puis ils considéraient plus distraitement les cimes des bois , rouges encore de la résine des bourgeons , pâles par endroits , là où le sol plus dur avait mis en retard les chênes de la forêt . Le village du Pas-du-Loup était caché à quelques centaines de mètres de la lisière . Gilbert et Durgé tournèrent autour du château , prévinrent Dixneuf qu' ils trouvèrent chez lui , dormant au coin de la cheminée . Le vieux maçon , malgré l' apprentissage , n' avait jamais été bien occupé à construire les maisons et à réparer les ponts du pays . Il n' était employé par les maîtres maçons que dans les temps de grande presse , et on lui confiait volontiers le soin de gâcher le mortier . L' homme avait plus de soixante ans . Il était patriote , mauvaise tête , sourd un peu , capable de résistance en paroles , mais d' une prodigieuse inertie , quand le chef de chantier ou le travail ne lui plaisaient pas . Il était pauvre aussi . Et Gilbert Cloquet pensait que , comme un autre lui -même plus âgé , ce Dixneuf méritait d' être plaint , aidé , embauché pour la fenaison . Les hommes , côte à côte , remontèrent du côté du château de Fonteneilles , traversant la pelouse qui le séparait de la forêt . Du haut de la terrasse , que le soleil avait quittée depuis midi , pour éclairer l' autre façade et la cour de l' habitation , Renard , flânant et important , aperçut le groupe qui se dirigeait vers l' escalier de pierre . — Hé ? vous autres , qu' est -ce que vous venez faire encore ? — On a à parler à monsieur Michel , dit Gilbert , sans ralentir le pas . — Il est malade ; il ne pourra pas vous recevoir ... je ne sais pas ce qu' il en est déjà venu , de coureurs et de journaliers pour le voir ; on dirait , en vérité , que le temps des maîtres comme lui est à tout le monde . — Dites donc , Renard , ce n' est pas à vous qu' on a affaire ! Michel , entendant un bruit de voix , apparaissait au coin du château , à droite , et comprenait sans peine l' objet de la discussion . Il était pâle et essoufflé pour avoir fait trente pas . Il fit signe à Gilbert et aux deux autres hommes : « Venez ! » et retourna dans la cour d' entrée , plus chaude et plus ample de décor que la terrasse . Il y avait là , en avant de la porte , un rectangle long , dallé et cimenté , que protégeait un toit de tôle porté par trois colonnes blanches . Ce péristyle , élevé d' un demi-pied seulement au-dessus du sol , avait été construit par la grand-mère de Michel , vieille femme à qui plaisaient la tiédeur de l' abri et l' éventail grand ouvert des champs qui montaient vers le bourg , coupés en leur milieu par le double buisson de hêtres de l' avenue . Des fauteuils en rotin , des chaises de jardin étaient rangés le long du mur . Michel attendait , debout , les trois journaliers de Fonteneilles . Ceux -ci , deux au moins d' entre eux , connaissaient bien le chemin . Ils le foulaient avec une espèce de sécurité et d' orgueil , comme s' ils avaient pensé : « Renard a eu le dessous ; nous sommes plus que lui ; d' ailleurs , ce n' est pas d' hier qu' on nous traite ici avec honneur . » Tous trois ensemble ils saluèrent , du chapeau et de la tête , et Gilbert , qui précédait un peu les autres , à titre de familier et de causeur facile , demanda : — Vous êtes malade , à ce qu' on dit , monsieur Michel ? Faut pas nous recevoir , si ça vous gêne . Le jeune homme serra les trois mains qui se tendaient . — Venez tout de même . Tant que je serai debout , je serai à votre service . Qu' y a-t-il ? Aucun des trois hommes ne répondit à cette interrogation trop hâtive . On devait s' asseoir d' abord , et causer de ce qui n' était point important . Ils prirent des chaises que Michel leur désignait , s' assirent , émirent quelques profondes sentences sur le temps qu' il avait fait , puis Gilbert , tirant sa barbe fauve , et regardant le châtelain : — Monsieur Michel , c' est-il vrai que vous avez pensé à faucher avec une faucheuse ? — J' y ai pensé , en effet , Gilbert , mais je n' ai rien décidé . — Vous y pensez : ça n' est pas bien . — Pourquoi ? — Monsieur Michel , parce que ça sera contre nous . Est -ce que j' ai mal travaillé ? — Et moi ? dit plus haut le père Dixneuf . Est -ce que vous n' avez pas été content de moi , les années passées ? Depuis les temps anciens que je travaille vos prés ? — Faut pourtant que l' ouvrier vive , ajouta Durgé , en avançant sa tête jeune , comme pour charger sur l' ennemi . La machine vole le travail de l' ouvrier ! — Vous ne ferez pas ça , monsieur Michel ? Ça ne serait pas la justice ! — Ni votre intérêt , voyons ! — Ni la paix ! Les trois voix s' animaient . Les trois hommes rapprochaient leurs chaises de celle de Michel , qui attendait , et regardait en silence celui qui parlait . — Il y a assez de bourgeois qui ne font plus faucher ! Vous êtes le dernier . Votre père et votre grand-mère nous ont fait travailler ! — N' achetez pas de machines , monsieur ! C' est votre intérêt , je vous avertis . — Non , Durgé , interrompit Gilbert ; il faut dire à cause de nous , par amitié pour nous , pour nous donner du travail , n' achetez pas de faucheuse . — Douze journées , au moins ; peut-être quinze ou vingt de perdues , si vous le faisiez ! — Il a raison , monsieur , à bas les machines ! Donnez du travail ! — Dites , monsieur , donnez-m'en ! Ardents , partagés entre la crainte de déplaire , la colère , la pensée des jours de chômage forcé , les trois faucheurs interrogeaient le maître de l' herbe , et , si les yeux des deux anciens ne menaçaient pas , il y avait une révolte et un défi dans le regard du plus jeune , de Durgé au poil roux . Les lèvres avaient fini de parler , mais elles restaient entrouvertes , prêtes à protester ou à se plaindre . Les trois hommes avaient le même geste , et ne différaient que d' expression . Ils se penchaient en avant comme pour recevoir le pain . — Écoute , Gilbert , et vous , Dixneuf , rappelez -vous ce que je vais vous dire . À cause de vous , qui êtes de vieux amis de la maison , je renonce à acheter cette année une machine , mais à une condition expresse : le prix de la journée ne dépassera pas trois francs . — C' est ce qui est dû , fit Gilbert . — Le syndicat s' en contente pour les travaux du printemps , dit le père Dixneuf . On peut conclure . — Trois francs cinquante , dit Durgé vivement . Pour les travaux durs , comme les prés , on ne demande pas moins . — Je paierai trois francs , rien au-delà . Vous pouvez calculer que dix faucheurs , à trois francs chacun , pendant quinze ou dix-huit jours , c' est le prix de la machine même que je vous donne . Je ne renonce à mon idée que pour vous , dans votre intérêt . Moi , je fais une opération peu raisonnable . Mais il me suffit qu' elle soit à votre avantage . Est -ce convenu ? — Trois francs cinquante , dit Durgé : je ne travaille pas à moins . — C' est bien ; je n' embauche que Gilbert et Dixneuf , dit Michel en se levant . Je vous regrette , Durgé , puisque vous êtes un bon travailleur . Au revoir . Les deux anciens étaient contents et n' osaient pas trop le montrer . Durgé , obstinément silencieux , l' air dur et insolent , fit à peine un signe de tête , pour prendre congé de Michel de Meximieu . Les trois compagnons remontèrent ensemble l' avenue . Ils ne commencèrent à parler entre eux que quand ils furent déjà loin du château . Michel , qui les suivait du regard , attristé d' un désaccord sans cesse renaissant et qui tenait aux défiances des âmes bien plus qu' à des raisons d' argent , vit que les hommes discutaient , et que Durgé , contraint tout à l' heure et muet , gesticulait avec violence , entre les deux anciens qui se taisaient à présent . « Ames sans force , ou âmes révoltées ! Que faire ? Et c' est tout le monde , toute la campagne et toute la ville ! Gilbert a-t-il compris mon intention , et en somme , ma générosité ? Peut-être . Dixneuf n' a sûrement rien vu . Durgé s' en va avec un argument de plus contre les riches . Il croit que j' ai voulu l' exploiter . Il est fier de n' avoir pas cédé . Quelles paroles pourront toucher ces cœurs que les actes n' émeuvent pas ? Quel est le chemin ? Oh ! que je le ferais volontiers ! Ne dirait -on pas que nous appartenons à une autre humanité qu' eux ? ... Une chose est entre nous , et je ne sais pas de quel nom la nommer , ni comment la briser ... J' avais cru , en cédant , faire un sacrifice digne de retour . » Il jeta un regard sur l' avenue maintenant déserte . « Que m' importe , après tout ? Mon devoir ne durera pas . D' autres accompliront l' œuvre que j' ai à peine commencée , et si dure ... D' autres ! ... » Une image se leva dans son esprit , celle d' une jeune femme aux cheveux de deux ors . Il la vit , là , tout près , dans la cour sablée du château , et il avait une si puissante faculté d' évocation , une mémoire si parfaite des objets , des couleurs et des mouvements , que ce fut réellement Antoinette Jacquemin qui passa devant lui , sans le regarder , se dirigeant vers les servitudes et la ferme , saluée de loin par les hommes qui labouraient le champ d' en face , comme celle en qui l' avenir de tout le domaine était vivant . « D' autres prendront ma place , et ils ne se souviendront de moi que rarement ... » Il se prit à pleurer , enfoncé dans le fauteuil d' écorce , les yeux fermés , sûr que personne ne serait témoin de sa faiblesse et ne la troublerait . Michel de Meximieu se savait très malade . Depuis son adolescence , il avait une maladie de cœur , insoupçonnée ou non avouée par les médecins , et que les émotions violentes des derniers mois venaient d' aggraver subitement . Au retour de Paris , inquiet des crises de suffocation qui le saisissaient , de l' extrême faiblesse fiévreuse où elles le laissaient , et que la volonté ne suffisait plus , comme autrefois , à dominer , il avait consulté , à Corbigny et à Nevers . Un premier médecin avait dit : « Ce n' est rien , mais , pas trop d' inquiétudes , n' est -ce pas , ni trop d' imagination ? » Un second , devant l' insistance de Michel , qui voulait savoir , avait été moins discret , et le dialogue s' était terminé sur ces mots : — J' ai besoin de savoir si je vivrai . Je suis de ceux qui veulent connaître l' ennemi , et j' espère faire bonne contenance . Parlez -moi . — Eh bien ! monsieur , avec ce que vous avez , un homme heureux comme vous peut vivre longtemps . — Et si je n' étais pas heureux ? Le médecin s' était tu . — Alors je suis perdu . Lui -même il avait prononcé la sentence . Mais dès le lendemain , dès le soir , et , depuis lors , tous les jours , il refusait d' y croire . Elle se dressait devant lui , et il la chassait . Elle revenait , et alors pour la convaincre de mensonge , il appelait à son secours sa jeunesse qui voulait vivre ; son ambition noble et qui lui mériterait sans doute la grâce de vivre ; son effort pour relever tout ce peuple abaissé de la campagne . Lutte formidable , sans témoin , sans confident , sans consolation d' aucune sorte , d' où il fallait sortir tout à coup , pour donner un ordre , recevoir un fermier , un chef de culture , une visite . Elle se renouvelait souvent . Mille causes , sans cesse renaissantes , criaient autour de lui . « Tu vas mourir inutile , Michel de Meximieu , et rien ne sera , de ce que tu as rêvé . » L' occasion , c' était une souffrance physique ; c' était le souvenir des conversations qu' il avait eues dans ce fumoir , ou à Paris , avec son père ; c' était la cruelle pensée de la Vaucreuse et d' Antoinette Jacquemin ; c' était la vue des champs , des bois qui allaient bientôt passer en d' autres mains , ou encore , comme à présent , l' ingrate réponse des hommes , un refus d' arrangement qui montrait combien les âmes étaient malades de haine . Le dimanche avait dispersé les travailleurs . La chaleur écartait les importuns . Michel souffrait . Les heures passaient . Mais il en était arrivé à ce point où la douleur , longtemps maudite , est enfin acceptée , et commence aussitôt à perdre son pouvoir . Ce long après-midi de printemps , cette solitude , cette immobilité , ces larmes qui séchaient , ce visage dont elles n' avaient pas effacé l' énergie et qui retrouvait , après elles , une sorte de calme et de sourire , c' était tout l' appareil et tout le visible d' une victoire prodigieuse : un homme acceptait de mourir . Il se retrouvait dans la tradition de ses pères , soldats et hommes de haute foi . Il était brave plus que les autres . Il ne tremblait plus pour lui -même , et il avait déjà au-dessous de lui toute la terre . Il disait : « Assez de larmes ! Je n' en verserai plus . Cela fait bien la dixième fois que je pleure sur moi . C' est neuf de trop ... Heureusement , j' ai senti aujourd'hui que , dans ma peine , il y a un regret de ne pas m' être dévoué ... Cette peine -là , je l' emporterai ... Ils ont rarement , ces pauvres , des dévouements qui soient bien à eux , et tout entiers ... O l' admirable féodalité que le monde pourrait être ! ... Une âme seigneuriale , c' est-à-dire sainte , par quartier , pour défendre les timides ! Un homme d' armes ! Une citadelle ! ... Ils auront l' abbé , à Fonteneilles . Oui , j' ai confiance ... Et puis , qui sait de quel hallier sort le muguet , dont une branche emplit de parfum tout un bois ? Personne . Il jaillit de la feuille morte . Un être rédempteur peut se lever parmi eux . Il en faudra , des pauvres , pour relever les pauvres ... Et c' est pour cela peut-être que , moi , je m' en irai le premier , peut-être ... » Le soleil , rasant le sable , pénétrait sous la toiture de tôle , et éclairait Michel , qui se reprenait comme autrefois , à regarder longuement la lumière descendre . Quand le valet de chambre vint , vers six heures , lui demander un ordre , il ne put s' empêcher de dire : — Monsieur le comte est mieux ; il a sa figure d' habitude .