LA MAISON DU BAIGNEUR FAISANT SUITE A LA BELLE GABRIELLE LA MAISON DU BAIGNEUR PAR AUGUSTE MAQUET PARIS VICTOR BUNEL , ÉDITEUR 10 , RUE DU CLOITKE-NOTRE-DAME , 10 1875 Il y avait un an à peine que Jacques de Brosse , à la tête d' une armée de terrassiers et de tailleurs de pierre , construisait l' immense palais florentin du Luxembourg . Marie de Médicis , veuve d' Henri IV , se trouvait à l' étroit dans le Louvre , où le grand règne qu' elle continuait , en le rapetissant , s' était pourtant épanoui à l' aise . Marie , régente de France , s' était commandé un château sur le modèle , ou à peu près , du palais Pitti , et déjà ce rêve de la patrie absente , ce souvenir de la maison paternelle apparaissait vivant à la fille des Médicis , à travers une foret de madriers , de mais et de poulies , dont les milliers d' inégales et noires lignes perpendiculaires , pittoresquement coupées d' échafauds et de toiles flottantes , ne ressemblaient pas mal aux agrès d' une flotte gigantesque majestueusement assise dans le port . Pendant les premiers mois , tout Parisien vraiment digne du nom eût cru manquer à son devoir en ne venant pas visiter les fondations de l' édifice , et en contrôler les progrès . Puis , peu à peu , à mesure que l' ouvrage devenait réellement intéressant , les curieux devenaient plus rares . Tout Paris avait vu , peu de chose , il est vrai , rien peut-être , mais enfin on avait vu ce rien , et Paris n' aime pas à revoir , fût le rien devenu quelque chose . Cependant les provinciaux et les étrangers franchissaient à tour de rôle la porte Bussy , pour aller contempler la nouvelle merveille , et généralement redescendaient en ville par la rue de Tournon et le préau de la foire Saint-Germain , deux autres curiosités notables . Ce qu' il y avait à admirer à la foire , tout le monde le comprendra ; mais rue de Tournon , qu' était -ce ? Justement , par une matinée vermeille de septembre , un bourgeois ou peu s' en faut , figure grave et honnête , habit décent , l' expliquait à son jeune fils en le tenant ou plutôt en le contenant par la main . L' enfant avait douze ans au plus , il était petit , blond , rieur , et bondissait comme l' oiseau dont on a rogné les ailes . Le père avait eu beaucoup de peine à l' empêcher de se blanchir aux échelles de maçons , de s' embourber dans les fosses à chaux et de se pendre aux câbles des poulies , tandis qu' il essayait de lui faire comprendre les beautés du Luxembourg naissant . Il lui représentait vainement le respect qu' un enfant doit aux chefs-d'œuvre de l' art et à ses habits neufs . Il lui disait encore de bien regarder ce palais , bâti par une reine qui était assurément une très-grande reine . Mais cette dernière phrase était articulée d' un ton de voix si haut , avec une intention si marquée , que l' enfant , surpris peut-être d' un éloge aussi rare dans la bouche de son père , voulut se retourner pour voir s' il n' était point provoqué par la présence de quelque témoin suspect . Mais le père imprima une secousse énergique au poignet de son compagnon , et maintenant le diapason éclatant de sa voix : — Voyons , Aubin , dit-il , ne perdons pas de temps ; profitons du séjour que je veux bien vous faire faire à Paris , en attendant l' arrivée de votre frère Bernard . Qui sait s' il n' arrivera pas ce matin même de ses voyages , votre cher frère ? Or , sitôt que nous l' aurons embrassé , nous repartirons pour les Bordés , et plus de Paris pour vous . Profitez , vous dis -je : prenez -moi votre cahier , votre écritoire , et faites quelque bonne note sur les grandes choses que vous avez le bonheur de voir en ce voyage . L' enfant , qui sentait toujours la pression des doigts paternels , obéit , non sans se tourmenter comme une anguille accrochée à l' hameçon . Il tira , du petit carton pendu à son côté gauche , le cahier , la plume , et commençant à dévisser le couvercle de l' écritoire oblongue suspendue à l' aiguillette supérieure de son pourpoint : — Mais , mon papa , dit-il à son tour , qu' écrirai -je sur ce palais , puisqu'on n' y voit encore que des planches et des échafaudages ? — Là précisément est la curiosité , Aubin ; un jour viendra , où moi je ne-serai plus là ; vous aurez vous -même alors quelque petit garçon têtu et paresseux que vous promènerez par ici ; et , lui montrant le Luxembourg , vous direz : Je vins voir Paris en 1616 avec feu mon père , j' avais douze ans , le Luxembourg ne montrait encore que deux étages hors du sol ... et rentré au logis vous ferez voir vos notes à votre fils . Ce raisonnement persuada sans doute M . Aubin , car il déploya le cahier ; sur la couverture on lisait en caractères bien gras , bien trapus et d' une gothique dont chaque arabesque était caressée avec plus de zèle que de perfection : « Notes et remarques d' Aubin du Bourdet sur son voyagea Paris , année 1616. » Voilà ce qu' il y avait sur l' enveloppe . Voilà ce que le voyageur avait passé toute une soirée à écrire dans sa chambre des Bordes , l' avant-veille du départ . Mais les Notes et remarques prises à Paris consistaient à l' intérieur du cahier en bonnes femmes et en bonshommes d' une fantaisie tellement audacieuse , soit comme structure , soit comme ajustement , que le fils futur d' Aubin n' eût pu concevoir que des idées inexactes sur l' anatomie et les usages de la race parisienne en 1616. L' enfant se préparait donc à écrire quelque chose , quand il vit son père se retourner et fixer les yeux , non . plus sur le Luxembourg , mais sur le coin de la rue de Vaugirard . Là aussi l' on bâtissait quelque chose , et une demi-douzaine de charpentiers hissaient et assemblaient des madriers de forme bizarre , tandis que d' autres ouvriers calaient solidement une de ces charpentes , autour de laquelle causaient tout bas , ou ne causaient pas du tout , certains passants , les uns narquois , les autres fort rembrunis . Aubin avait l' occasion belle pour tourner le dos au Luxembourg . Il en profita vivement , malgré les efforts de son père pour le ramener à la contemplation du chef-d'œuvre de Jacques de Brosse . — Mon papa , on bâtit encore là derrière nous . — Non , ce n' est pas un bâtiment , dit le père du Bourdet contrarié . — Qu' est -ce alors ? — C' est une potence . — Ah ! une potence , c' est vrai , mais je vois trois charpentes ... — Trois potences , Aubin . — Pourquoi faire si près du palais ? La question était d' une haute philosophie . Le père du Bourdet la jugea telle , et s' il eût été seul avec Aubin , il eût peut-être fait quelque réponse mémorable . Mais comme la beauté de l' enfant , son carton ouvert et la vue des mirifiques dessins avaient attiré près de lui trois ou quatre badauds , et que rien ne ressemble parfois à un badaud comme un espion , du Bourdet père ne voulut pas décliner la discussion , ce qui peut-être eût décelé sa pensée ; il répliqua donc : — Mon enfant , ces gibets sont probablement destinés à la justice du palais . — Avant qu' il soit bâti ? riposta l' enfant terrible . Du Bourdet donna une sourde saccade au poignet de ce logicien dangereux , et , grossissant sa voix : — Allons , maintenant , dit-il , voir les beaux hôtels de la rue de Tournon . Et il entraîna Aubin , auquel souriaient plusieurs des assistants ; l' un desquels , même , osa dire : — Voilà un gentil écolier . Lorsqu' ils furent à vingt pas du groupe , du Bourdet , plus libre , murmura en se penchant vers son fils : — Vous ne pouvez donc pas tenir votre langue , petit malheureux ! On voit une potence ; eh bien , est -ce une raison pour raisonner sur cette potence ? Que vous importe ? de quoi vous mêlez -vous ? — Mais je n' ai rien dit de la reine mère . — Ne sommes-nous pas convenus qu' à Paris , non-seulement vous ne parleriez jamais de la reine , mais même de qui que ce soit ? Ne vous mettrez -vous jamais dans la tête ma théorie des Conséquences , que je vous explique si profondément , si souvent aux Bordes ? Quilibet attinet ad quodlihet , et vice versa . Chacun touche à quelque chose . Eh bien ! une potence , c' est une chose , n' est -ce pas ? — Oui , mon papa . — Donc , chacun touche ou peut toucher à cette chose . — Mais enfin si l' on ne peut parler de Tien ni de personne ... — Taisez -vous , enfant opiniâtre . Vous êtes haïssable , et votre frère Bernard va vous trouver odieux , lui qui , après cinq ans d' absence , devrait s' attendre à voir un garçon raisonnable . — Oh ! mon papa ! s' écria Aubin , ne dites pas mes défauts à mon frère ! — Il les verra parbleu bien . Mais taisez -vous tout de bon . Taisez -vous surtout ici . Ils étaient arrivés dans la rue de Tournon , en face d' un hôtel magnifique , aux portes duquel apparaissaient et disparaissaient comme devant une ruche , des gens à pied , des cavaliers , des soldats ou des gens d' église . Le père du Bourdet recula prudemment jusqu' aux deux tiers de la largeur de la rue et dit : — Voici l' hôtel de M . le maréchal d' Ancre . — Ah ! répondit simplement l' enfant avec un regard d' une exquise intelligence qui croisa le regard froid de son père . Que de choses dans ce coup d' œil ! ... — Oui , continua lentement du Bourdet , maréchal de France , marquis , gouverneur de Picardie , riche à millions . Quelques passants s' approchèrent . — Magnifique résidence , ajouta du Bourdet , du même ton éclatant qu' il avait pris pour faire l' éloge de la reine régente . Cela sent son grand personnage . Les passants passèrent . — Et je le vis , poursuivit du Bourdet à voix basse , simple Concini et très-humble commissionnaire de Zamet ! Deux soldats s' arrêtèrent pour regarder . Aubin tira son père parla main et le conduisit tout à fait au pied des murailles qui , de l' autre côté de la rue , faisaient face à l' hôtel d' Ancre , et du chaperon desquelles tombaient des lianes de vigne vierge et de clématites jusque dans la vasque d' une charmante petite fontaine envoyée de Florence par son ami le grand-duc à la toute-puissante maréchale . Elle -même avait dû solliciter ce présent , pour se rappeler mieux , quand elle regarderait par les fenêtres de son hôtel , l' humble carrefour San-Luca , que cette fontaine décorait jadis , et où peut-être , sortant chaque matin de quelque masure voisine , Leonora Dori avait puisé , enfant , sa provision d' eau fraîche et de poésie pour tout le jour . Du Bourdet regarda en haut , à droite , à gauche , et n' apercevant rien qui pût l' alarmer : — Oui , dit-il , cet homme a manqué de pain , de gîte et de manteau . Il n' eût pas su mendier en français ce manteau , ce gîte et ce pain . Sa figure faisait peur , son nom faisait rire , et maintenant il a le droit de commander une armée , il voit au travers de ses vitres le palais que fait bâtir la reine mère afin de devenir sa voisine ! Il est plus roi que ne fut Henri IV , car celui -ci consultait quelquefois un conseil , et aujourd'hui les conseillers de la couronne consultent le maréchal d' Ancre . Examine bien , Aubin , ce qui est en face de nous ; c' est , selon moi , le plus prodigieux spectacle que puisse offrir ce siècle , dont tu n' as pas vu ' le commencement et dont je ne verrai pas la fin . L' enfant , sérieux et recueilli , dévorait des yeux l' hôtel , les gardes , les courtisans , et surtout une pâle et blanche figure qu' on voyait , penchée sur une vitre , au premier étage , regarder vaguement dans le ciel et par la rue . — Qui est là ? demanda Aubin prêt à étendre sa main pour désigner l' objet de sa curiosité . — Indiquez sans geste , Aubin . — À la première fenêtre du premier étage , mon papa . — C' est loin pour mes yeux , mais pourtant je crois distinguer une jeune tête . — Tout en noir . — En deuil , oui , l' hôtel est en deuil . La mort est brutalement venue frapper à cette belle porte , et a pris , dans son lit de soie et de dentelles , la fille du maréchal , une future princesse . Je pense alors que cet enfant dont vous parlez , Aubin , pourrait être le fils aîné de M . le maréchal , un mestre de camp , seigneur de plus de cent seigneuries , le jeune comte de la Pêne . — Un nom de mauvais présage , mon papa . — Pêne s' écrit sans i , répliqua magistralement Bourdet ; mais nous avons vu , n' est -ce pas ? et comme ici la prudence exige qu' on ne prenne pas de notes , voire même qu' on ne séjourne pas longtemps , gagnons la porte de Bussy et de là notre hôtellerie . — Oui , partons , car il me semble qu' on nous regarde . Voyez ce cordonnier dans son échoppe à gauche . En disant ces mots , du Bourdet reprit la main droite de son fils pour le faire tourner avec lui ; mais dans ce mouvement , sa manche accrocha le justaucorps d' Aubin et dénoua probablement le cordon qui y attachait l' écritoire , car ce rouleau de corne noire glissa dans un pli du manteau du père , et tomba sur la terre molle de la rue . Ni l' un ni l' autre ne s' aperçut de l' accident , et leur unique préoccupation fut de descendre la rue , côte à côte , sans notes ni remarques . Un cordonnier regardait en effet . Son échoppe ou boutique — il l' appelait ainsi — incrustée dans la maison contiguë à la fontaine florentine , était ornée guirlande de chaussures fort variées d' âge , de formes et de patries . Tout cela , bottes , chaussons ou souliers , se balançait agréablement à une ficelle poissée tendue transversalement à l' extérieur de l' échoppe et formait une corniche , sous l' ombre de laquelle brillaient les deux yeux du cordonnier courbé sur son ouvrage . Un peintre du carrefour voisin avait écrit sur l' entablement de l' échoppe en lettres encore fraîches : « Picard , cordonnier . » Et comme aux festons de la guirlande de chaussures il manquait une dent , vide notable , tout porte à croire que le peintre avait fait cette brèche en choisissant pour son salaire quelqu'une de ces paires de babouches inimaginables qui vieillissent toujours et ne meurent jamais . Placé en face de l' hôtel d' Ancre , comme une tache sur un mur , comme une araignée vis-à-vis d' un miroir de Venise , le cordonnier Picard s' était maintenu , lui et son échoppe , auprès de la petite fontaine , sans que rien l' eût déraciné ni même dégoûté . Enfant de Paris , il vivait là depuis son enfance , il avait vu bâtir l' hôtel d' Ancre , il l' avait vu prospérer . Il y avait vu emménager les nouveaux propriétaires . Le côté gauche de la rue lui appartenait , comme au maréchal le côté droit . Cette perspective de l' échoppe et des savates grimaçantes ayant tout de suite offusqué les yeux de la maréchale , on avait offert à Picard quelques écus pour déguerpir . Il avait refusé . Les architectes de la Florentine , pour faire placer la fontaine , culbutèrent les chaussures de Picard , qui s' étalaient librement sur le mur . Picard remonta ses chaussures à gauche . Le maréchal s' entêta ; Picard aussi : ou plaida devant l' échevin . L' échevin consulta le roi alors vivant , qui répondit en riant , que si le cordonnier gênait trop M . le marquis d' Ancre , on lui permettrait de venir accrocher son échoppe au Louvre . L' échevin ajouta même , bien bas , en racontant cette réponse à ses amis , que le roi gascon avait dit : « Eh ! mordioux ! qu' il fasse comme moi , le marquis d' Ancre ; qu' il souffre Picard . Moi je souffre bien Concini ! » Le marquis dévora la leçon . Picard fit des feux de joie et passa deux mois à élaborer une chaussure d' art , son chef-d'œuvre , qu' il destinait au roi , mais trop tard pour tous deux . En effet Picard méditait les bouffettes quand Henri fut assassiné . Mais la bienveillance du prince avait consacré dans tout le quartier les droits de Picard à son échoppe , et c' eût été de la part du maréchal une imprudence que de s' opiniâtrer à faire triompher les siens . Cependant la marquise d' Ancre n' avait pu s' habituer à la victoire du cordonnier . Picard , lui , ne s' était pas encore habitué à son bonheur . En sorte que de l' hôtel à l' échoppe , de la puissante dame couchée sur sa chaise , derrière ses lourds rideaux de soie , à ' l' artisan piquant son cuir , c' était un échange acharné un duel de regards furieux ici , là moqueurs . Picard avait pompé tant d' orgueil dans la colère de sa voisine , que chaque pulsation de ses veines , chaque ' battement de son cœur correspondaient à une jouissance secrète , et il ne cousait pas un point sans lever à moitié la tête pour décocher à l' hôtel un sardonique regard . La flamme de ces regards avait fini par établir un rayon permanent de l' échoppe aux fenêtres de la maréchale , et la Florentine superstitieuse , habituée aux terreurs de la jettatura , frissonnait en devinant l' électricité hostile , et marmottait quelque conjuration , ou faisait les cornes avec l' index et le mineur , spécifique infaillible comme on le sait pour combattre le mauvais œil . Tel était ce cordonnier , personnage historique , n' en déplaise au lecteur , mais qui n' avait pas encore acquis la célébrité dont les événements l' investirent plus tard . Pour le présent , qu' on se figure un homme de quarante ans , étroit d' épaules , comme tout ouvrier ployé sur la besogne , un peu cagneux , velu comme une chèvre et relevant souvent , de la main qui tient l' alêne , une longue mèche de cheveux noirs obstinés à envahir son front bombé , ses yeux perçants . Ce geste fréquent et l' éclair de l' aiguille d' acier croisant l' éclair des prunelles étaient devenus pour les nerfs de l' infortunée maréchale une insupportable torture . Au moment où s' arrêtèrent devant l' hôtel Aubin et du Bourdet , Picard ne les remarqua point , habitué qu' il était à regarder toujours au premier étage avant de regarder ailleurs . Il ne les vit qu' après le colloque discret du père et du fils , et la charmante figure d' Aubin attira son attention . Peut-être les prit-if tous deux pour des provinciaux , et il se préparait à leur aller fournir quelque renseignement ; car il était bavard , officieux , amoureux de sa ville , et coquet pour elle . Il était encore Parisien à un autre titre : exécrant les étrangers , Italiens ou Espagnols , et toujours prêt à leur nuire , fallût-il pour cela du courage , fallût-il même de l' esprit . Mais le temps de redresser ses reins engourdis et de sortir de sa boutique , Picard ne trouva plus les deux causeurs . Il en eu- : un vif regret , à cause de la provision qu' il avait faite d' histoires politiques et privées sur les Italiens en général et la maison d' Ancre en particulier . Et puis il perdait une occasion de montrer à des amateurs les fameux souliers destinés au feu roi , et qui ornaient la place d' honneur de la boutique , avec cette inscription sur parchemin : Souliers du roy défunct . Mais il lui restait la ressource d' aller visiter les travaux . Tout en foulant le sol de la rue , non sans regarder l' hôtel d' Ancre , il sentit son pied heurter quelque chose et ramassa l' écritoire que le petit Aubin avait perdue . — Qu' est -ce que cela ? grommela-t-il en avançant toujours vers la rue de Vaugirard . Quelque étui ; oh ! oh ! ... cela noircit ; une écritoire ... celle du petit blond ... de l' encre ... Ancre , répéta-t-il avec un grognement . Toujours ancre , ancre partout . C' est donc une rage que l' ancre . Et il avançait peu à peu , se délectant dans sa monotone facétie . — Ah ! ah ! les potences sont placées . C' est pour nous les potences . Eh ! eh ! il y en a trois , il y en aurait une pour lui , une pour elle , et une pour le petit . Juste au coin de leur rue , comme ce serait commode ! Et il se mit à rire tout seul . Car c' était l' heure du premier repas des ouvriers , et le soleil éloignait de ce coin brûlant tous ceux que l' aspect fâcheux des gibets n' eût peut-être pas réussi à chasser . — Trois potences , répéta Picard en se frottant les mains , et celle du milieu est plus grande que les autres . Tiens ! Ils y ont laissé le fil d' aplomb . Il s' approcha . — Si mince que soit la ficelle , murmura-t-il , je me chargerais encore volontiers ... Allons , cette encre m' a tout noirci les mains ... Diantre soit de cette encre ! Jetons l' écritoire . Oh ! non ! meilleure idée ! Et de rire . Son hilarité funèbre avait quelque chose de l' ivresse , l' ivresse amenant aux lèvres les hideux secrets de certains cœurs . Il regarda sournoisement autour de lui et ne vit personne . Plus loin , sur le Feuil de l' hôtel du maréchal , nul ne semblait observer . Picard saisit le fil d' aplomb des charpentiers , y attacha prestement la longue écritoire , qui se mit à osciller dans le vide , et , tout joyeux de son ouvrage , il se recula , admirant l' effet . Des femmes passaient , portant des mannes sur leur tête . . — Oh ! dit Picard avec ce claquement de la langue sur les lèvres qui signifie : Diable ! diable ! c' est mal , c' est mal . — Quoi donc ? demandèrent les femmes . — Vous ne voyez pas ? Des hommes vinrent , puis des enfants . — Quoi donc ? dirent -ils aussi . — L' encre à la potence ! Un naïf éclat de rire des assistants accueillit l' ignoble plaisanterie et témoigna , sinon de leur bon goût , du moins de la vigoureuse haine que ce nom seul soulevait parmi les Parisiens . — L' Ancre à la potence ! répétèrent dix voix , puis trente , puis cent , puis toutes les voix des ouvriers revenus au travail . D' autres , plus circonspects , demandaient tout bas l' auteur de la facétie . À ceux -là Picard répondit modestement que c' était un jeune garçon , écolier , sans doute , fort éveillé , fort drôle , qui avait accroché son écritoire à la ficelle en disant : — Si nous accrochions l' encre à la potence . L' immense huée qui retentit , mêlée de rires et d' applaudissements , fit accourir de l' hôtel une demi-douzaine de laquais , puis des gardes , puis des gentilshommes , qui bientôt rougirent et pâlirent en apprenant la cause de ce tumulte . Mais un de ces gentilshommes , tête crépue , nez de vautour , qui paraissait commander aux soldats , se jeta dans la presse qu' il fendit à coups de coudes et de poings ; il parvint au pied de la potence , et cherchant d' un œil aguerri dans la foule quelque mine plus suspecte que les autres , il rencontra les yeux malins du cordonnier qui ricanait derrière un rempart de quatre à cinq robustes maçons . — Ah ! c' est maître Picard , dit-il en marchant à lui avec un mauvais regard de travers ; j' eusse été bien étonné de ne pas trouver ici maître Picard ! Et il le saisit à la gorge . — Qu' est -ce ? qu' y a-t-il ? à moi ! cria Picard . À moi , bourgeois et citoyens ! — Oui , appelle ! et je vais appeler aussi , dit l' officier autour duquel ces paroles élargirent aussitôt le cercle , qui s' emplit de soldats et de gens d' épée . — Qui a fait ce coq-à-l'âne si bête et si périlleux ? — Hugues ! murmurait -on dans la foule ; Hugues , le prévôt de l' hôtel ! Et cent voix répliquèrent : — Ce n' est pas nous , capitaine Hugues , ce n' est pas nous ! — Et toi , coquin , nies -tu aussi ? dit le capitaine Hugues en frisant d' une main sa moustache raide , tandis qu' il continuait à étrangler Picard de l' autre main . — Je nie ! je nie ! — C' est un petit garçon , dit une femme . — Un écolier blond , dit une autre . — Un clerc , monsieur le capitaine . — On l' a vu , ce n' est pas Picard . Picard l' a vu aussi tout à l' heure , à l' instant . — Est -ce vrai , Picard ? demanda le capitaine . — Certainement que c' est vrai , dit celui -ci . — Tu l' as vu ? — Oui . — Attacher son écritoire ? — Oui . — Tu l' as vu partir après ? — Oui . — Eh bien ! si tu ne me conduis pas sur sa trace , si tu ne me l' as pas trouvé dans un quart d' heure , c' est toi qui danseras ici à la place de l' encrier . Seulement on changera la ficelle ! — Hein ? gronda Picard . — Allons , marche , et trouve le coupable , ou tu es un homme mort . — Trouve , trouve , Picard , dirent au cordonnier cent voix officieuses . C' est le capitaine Hugues , vois -tu , il n' y a pas à plaisanter . — Allons , j' attends , articula le prévôt d' une voix sèche et nette . Picard releva sa tête effarée , écarta les cheveux qui l' aveuglaient , et , prenant sa résolution , se dirigea rapidement vers le bas de la rue , suivi du capitaine et de plusieurs soldats , tandis que les autres essayaient de disperser la foule . Cette meute ainsi lancée ne tarda pas à trouver la piste . Cependant , Picard , poussé en avant par la main hargneuse du prévôt , ne faisait pas de zèle ; il cherchait tous les moyens , au contraire , de ne pas rencontrer ceux qu' on le forçait de poursuivre . Picard n' avait pensé faire qu' une plaisanterie d' abord . Puis l' instinct de la conservation l' emportant sur la prud'homie , il avait soutenu un mensonge destiné à sauver sa tête sans compromettre celle de personne . Mais tout n' est qu' heur et malheur en ce monde , pour les cordonniers comme pour les maréchaux de France . Au détour de la rue de Tournon et de celle des Quatre-Vents , Picard aperçut deux personnes , un homme et un enfant , captivés par les prouesses d' un singe et d' un lièvre savants . Son cœur battit . Il voulut passer outre , mais le bruit des pas , des armes , des voix de son escorte firent tourner la tête à ces deux personnes , et le prévôt Hugues , qui avait saisi son tressaillement et l' inquiétude de son regard , s' écria : — Voici un garçon blond . Est -ce le nôtre ? Picard répondit non , mais si faiblement , si étrangement , que le prévôt arrêta sa bande et , allant tout droit au garçon blond , lui présenta l' écritoire maudite en disant : — Est -ce à vous , mon petit ? — Oui , monsieur , répliqua Aubin , car c' était Aubin , pauvre enfant , qui n' avait pu résister aux amorces du spectacle en plein vent . Du Bourdet pâlit . Son expérience lui disait que Paris n' est pas une ville à ce point civilisée , que ses magistrats détachent un officier avec huit hommes pour restituer à un écolier l' écritoire de six sous qu' il a perdue . D' ailleurs , il n' y avait pas à se tromper sur la mine altérée , sur le coup d' œil hagard du cordonnier . Un danger surgissait , danger terrible . Hugues , se redressant : — C' est à vous , cet enfant ? demanda-t-il au père . — Oui , monsieur , bégaya du Bourdet . — Venez donc tous deux . Venez vite . Du Bourdet , hébété , regarda Picard , qui s' évertuait à lui faire dés signaux incompréhensibles . — Toi , mauvaise bête , va devant , reprit le prévôt en chassant Picard à la tête de l' escouade . Et il ajouta ces mots qui firent frissonner du Bourdet : — Tu n' es pas malheureux d' avoir trouvé le coupable . — Coupable ! dit du Bourdet . De quoi coupable ? — Pressons le pas , cria Hugues . — De quel coupable parlez -vous , monsieur ? — Accélérons , répondit le prévôt en tirant lui -même par le bras l' enfant qui courait déjà pour suivre le grand pas de ces alguazils . Il est inutile de dire qu' une foule toujours grossissante occupait le haut de la rue et les abords de l' hôtel . L' escorte fit halte en face , à vingt pas de la potence , et alors Hugues montrant à du Bourdet tremblant son fils et le cordonnier Picard , l' écritoire et les gibets : — Cet homme , dit-il , accuse l' enfant d' avoir attaché ceci à cela . — Je ne comprends pas , balbutia le père abasourdi par le silence effrayant qui s' était fait tout à coup dans la multitude . Aubin regarda son père et Picard , qui baissait là tête , cherchant peut-être entre les soldats un trou pour s' échapper . ' — Oui , continua Hugues , on commet des crimes et puis on fait l' innocent . Nous connaissons cela ; mais , que vous compreniez ou non , répondez : Est -ce -toi , petit , qui as pendu ton écritoire à cette ficelle en disant : Pendons l' ancre ? Du Bourdet comprit tout à coup . Une indicible terreur s' empara de lui , secoua ses membres comme eût fait la fièvre , et serrant Aubin sur son cœur avec une angoisse qui émut profondément la foule : — Non , non , s' écria-t-il , non , ce n' est pas lui ! — Non , dit l' enfant , j' ai perdu mon écritoire ; mais je ne l' ai pendue nulle part . Picard se taisait ; des gouttes larges et brûlantes roulaient sur ses joues blêmes . — C' est que si vous niez , dit le prévôt , cet homme -là court grand risque . Toi , petit , en avouant , tu en seras quitte pour le fouet . — Le fouet ! s' écria du Bourdet indigné ; le fouet à mon fils ! Je suis gentilhomme , entendez -vous ! — Le fouet ! répéta Aubin en pleurant ; je n' ai rien fait . — Soit ! alors Picard sera pendu . Et tout de suite , dit froidement le prévôt en appuyant sa large main osseuse sur l' épaule du cordonnier . Voyons : à qui le fouet ? à qui la corde ? — Je suis perdu , murmura Picard , qui , ranimé par l' imminence du danger , leva les bras , poussa des cris et invoqua l' aide des assistants . Alors des voix répondirent à la sienne : les uns le déclaraient innocent ; d' autres accusaient positivement Aubin . Des femmes charitables conseillaient à du Bourdet et sollicitaient son fils de consentir au fouet pour sauver la vie d' un homme . Tout à coup une fenêtre de l' hôtel s' ouvrit : c' était la première du premier étage . Un enfant de l' âge d' Aubin , vêtu de noir , pâle et fixant tranquillement ses grands yeux bruns sur cette multitude , fit signe de sa petite main blanche , et tous les regards , en un moment , s' arrêtèrent sur lui . — Capitaine Hugues , dit-il d' une voix douce , laisse aller le petit garçon . — Mais , monsieur le comte , répondit le prévôt en levant la tête , si c' est lui . qui est coupable ... — Le fils du maréchal ... le petit Concini ... le comte de la Pêne ! dirent mille voix . — Hugues , reprit l' enfant , ce n' est pas le petit garçon qui a suspendu l' écritoire , c' est le cordonnier Picard . — Voilà ! voilà ! hurla celui -ci , le louveteau est instruit à me mordre ... je suis innocent ! — Je t' ai vu ! dit le jeune comte avec un accent plus ferme , qui vibra dans tous les cœurs comme un écho de la sainte vérité . — Allons , murmura le prévôt en saisissant Picard . Je crois que le jour est venu de régler tes comptes avec M . le maréchal . Cette parole était imprudente . Hugues le sentit avant qu' elle eût . expiré dans l' air . Picard la saisissant au vol : — Voyez -vous ! s' écria-t-il , comprenez -vous , mes amis ; c' est une vengeance ! on m' en voulait ! — Oui , oui , il a raison , murmurèrent plusieurs ouvriers . — On m' en veut parce que j' ai défendu mes droits , le droit du peuple , et que notre bon roi Henri n' est plus là pour nous protéger . Un sourd frémissement courut dans la foule et bien des yeux étincelèrent . Le prévôt ne pouvait reculer , il lança ses hommes sur l' assemblée et chercha sous sa main Picard qui se tordait avec désespoir . — Ne le tue pas , Hugues , dit le petit comte , ne le tue pas ; il nous aimera peut-être si nous lui pardonnons . Le mot sublime de l' enfant fut coupé en deux par l' apparition d' une ombre enveloppée d' une sorte de manteau blanchâtre . Cette figure étrange , dont on ne devinait que deux yeux flamboyants , arracha le jeune comte de la fenêtre , qui se ferma bruyamment , et les rideaux retombèrent . — C' est la maréchale , c' est la Leonora , c' est la Galigaï , c' est la sorcière , dit la foule un moment captivée par l' intérêt nouveau de cette vision . — Allons ! finissons -en avec ce drôle , cria Hugues à ses gens irrésolus . — Grâce ! grâce ! on m' a fait grâce , dit Picard , en -se débattant contre les estafiers de l' hôtel . — Grâce de la corde , oui ; mais tu auras le fouet que tu étais assez lâche pour laisser donner à ce garçon . Du Bourdet , voyant que la scène allait prendre son dénouement normal , profita d' une trouée que certains bâtons levés pratiquèrent dans la foule , et il était hors du cercle avec son fils quand on entendit tomber et retomber sur l' échiné de Picard les coups cinglants de deux fouets de manège , mêlés au bruit mat et lourd de la hallebarde du prévôt , dont le manche faisait sa partie au concert . Du Bourdet se boucha les oreilles pour ne pas entendre les cris du patient . Des pierres lancées dans les vitres de l' hôtel , un formidable hurlement de là populace révoltée , les charges successives des archers , des laquais et des commensaux de l' hôtel , portèrent au comble la terreur du bonhomme Bourdet et de son fils . Bientôt la place fut désertée , et du coin de porte où ils s' étaient réfugiés , les deux promeneurs ne virent plus qu' un corps étendu au milieu de la rue . C' était le malheureux . Picard , à moitié assommé , couché sur le ventre , les mains en avant , respirant comme un buffle , mais feignant d' être mort , tant pour éviter d' être tué effectivement que . pour se rendre historiquement immortel dans les fastes des tumultes parisiens . Mais Aubin n' était pas assez avancé en politique pour comprendre les subtilités de Picard . Le voyant étendu , il le crut mort . C' était le premier mort que voyait cet enfant . Il songea involontairement que , sans un miracle , on l' eût fouetté , lui , comme Picard avait été fouetté , à mort . Et l' impression fut telle sur ce tendre cerveau , qu' une vapeur rouge monta de ses narines à ses yeux vacillants ; il blêmit , s' affaissa et tomba dans les bras du bonhomme , qui criait avec désespoir : Au secours ! Au secours ! dans une rue où toute porte se barricade , où toute fenêtre se matelasse , dans la crainte des chocs de cavalerie et des balles d' arquebuse . Du Bourdet eût sans doute perdu la voix à force de crier , quand il entendit des pas derrière lui . Une femme passait à l' extrémité de la rue , à cheval , son écuyer près d' elle . Deux grands laquais à l' arrière-garde . Cette dame , masquée selon l' usage , d' un loup de velours qui descendait jusqu' à sa lèvre inférieure , était trop noblement vêtue et trop bien accompagnée pour n' être pas de grande qualité . Elle entendit les cris de du Bourdet et détacha son écuyer vers le plaignant . Mais quelle fut sa surprise en voyant l' écuyer , homme grave et d' une corpulence respectable , sauter tout à coup à bas de son cheval , ouvrir les bras et embrasser à dix reprises le malheureux vers lequel il s' était d' abord très-prudemment avancé . Elle s' approcha , ses laquais avaient déjà recueilli Aubin . — Quel charmant enfant ! dit-elle tout émue , le connaissez -vous , la Fougeraie ? — Concevez -vous cela , madame ? s' écria l' écuyer , c' est mon pauvre ami du Bourdet , vous savez , dont je vous ai si souvent parlé . Du Bourdet , tout palpitant , ébaucha un fugitif sourire , un salut de fantôme . — Avec son fils Aubin , que je n' ai pas vu depuis sa naissance , ajouta l' écuyer . — Et qui paraît bien souffrant , dit la dame d' une voix douce comme une caresse . Cependant du Bourdet parlait , racontait son aventure sans savoir ce qu' il disait , en baisant à chaque mot le front et les joues pâles de l' enfant . Mais le nom d' Ancre revenait dans ses phrases aussi souvent que ses baisers . La dame fit un mouvement pour regarder autour d' elle : quelques fenêtres se rouvraient , des tètes timides se hasardaient aux portes entrebâillées . — Une faut pas demeurer ici , dit vivement l' étrangère . Cet enfant a besoin de secours , d' ailleurs . — Je vais l' emporter , murmura du Bourdet . — Non pas , ce sera moi , sur mon cheval , interrompit le vieil écuyer , les bras étendus . Mais du Bourdet ayant manifesté une sorte de répugnance à se séparer de son fils : — Ce ne sera ni vous , la Fougeraie , ni monsieur , qui emporterez cet enfant , dit la dame . Ce sera moi . Donnez-le -moi , là , doucement . Ne craignez rien , monsieur du Bourdet , j' en aurai soin comme sa mère , et mon cheval est plus doux qu' un mouton . Un laquais éleva Aubin jusque sur le pommeau de la selle de velours , où la dame l' assit mollement , l' entourant de ses bras et l' appuyant sur les fourrures parfumées du pourpoint soyeux qui recouvrait sa poitrine . Puis , tandis que ses laquais remontaient à cheval et que la Fougeraie attendait ses ordres : — Donnez le bras à votre ami , lui dit-elle tout bas , et ne me nommez pas , sous aucun prétexte , si vous étiez questionné . — Qui nommerai -je , madame la comtesse ? car il voudra savoir , et c' est bien naturel ... — Inventez , mais pour rien au monde je ne veux figurer dans les bruits que soulèvera sans doute cette nouvelle mésaventure de M . le maréchal . Où allait votre vieil ami ? — À l' hôtellerie des Fils-Aymon , près le pont Neuf . Il y loge jusqu' à l' arrivée de son beau-fils . — Nous ferons ce détour au lieu de prendre le bac du Louvre . Allez devant , la Fougeraie , je vous prie . L' écuyer obéit . Il passa son bras sous celui de du Bourdet , qui d' abord se retournait à chaque seconde , mais qui , voyant les soins si tendres de cette dame et devinant sous le masque son divin sourire , finit par comprendre que jamais plus doux oreiller n' avait caressé- le front d' un enfant malade . On arriva bientôt à l' hôtellerie . Du Bourdet reçut des mains de l' étrangère le pauvre Aubin encore inerte . Et au moment où la tête blonde de son petit compagnon de route allait quitter le sein qui l' avait abrité , la dame , se penchant avec grâce , souleva légèrement son masque pour appuyer deux lèvres fines et fraîches sur les yeux clos du bel enfant . — Soyez sans inquiétude , dit-elle alors à du Bourdet , qui vit briller des perles sous ces lèvres roses , votre fils est plutôt endormi qu' évanoui . Je sentais son petit cœur battre sur le mien d' un mouvement régulier , paisible ; ce ne sera rien . Adieu , monsieur . Et comme le bonhomme attendri par cette expansive bonté demandait civilement le nom de son aimable bienfaitrice pour lui rendre ses devoirs avant son départ de Paris : — Je suis une parente de vôtre ami la Fougeraie , dit-elle en tournant son cheval . Du Bourdet interrogea celui -ci du regard , mais l' écuyer , sur un signe de sa maîtresse , était remonté à cheval . — Piquons maintenant , dit tout bas l' étrangère à la Fougeraie , ou nous arriverons trop tard chez la régente . Les quatre cavaliers furent bien loin une minute après ! Mais dame Salomon , l' énorme hôtesse des Fils-Aymon , avait déjà porté Aubin sur un lit , que du Bourdet , encore étourdi de tant d' événements , commençait à peine à gravir les premiers degrés pour gagner sa chambre . La voix de l' hôte , à son tour , l' arrêta dans son ascension . — Monsieur du Bourdet ! — Ne me laissera-t -on pas en repos ? ... Suis -je comme Gros-Guillaume ? mettrai -je un an à monter six marches ? — Monsieur , parlez du moins au charretier . — Quel charretier ? — Celui qui apporte vos oiseaux . — Quels oiseaux . ? — Regardez ici . Et l' hôte amena par le bras son client jusqu' à la petite fenêtre de laquelle on voyait dans la cour de l' hôtellerie . Un maigre chariot bas et long , semblable aux trains d' Alsace , était là , attelé d' un pauvre cheval et d' un âne suants , soufflants , poudreux . Un chien hérissé jappait sous l' essieu . Le charretier , pur Normand , s' essuyait , le front , et sur l' Y des colliers bon nombre de sonnettes si longtemps agitées par le voyage éteignaient leurs derniers soupirs dans un reste d' oscillations . Ce chariot , chargé de ballots , était couronné par une plate-forme en planches , sur laquelle on admirait douze cages oblongues adroitement liées les unes aux autres et recouvertes d' une bande de toile . On admirait , c' est le mot , car chaque passant donnait son coup d' œil à ces cages par-dessus l' épaule des spectateurs de profession que leurs habitudes de bien voir avaient entraînés jusque dans la cour des Fils-Aymon , autour du chariot même . Et de fait , le spectacle en valait la peine . Les cages étaient pleines de ce que Dieu a créé de plus gracieux , de plus riche . Plus de cent oiseaux d' Afrique et des Indes , sautillants , effarouchés , se cramponnant aux grillages , étalaient l' azur , l' or ou la pourpre de leurs gorges chatoyantes . Ce n' étaient qu' aigrettes flottantes , panaches tremblants , éventails semés d' émeraudes , de^ lapis et d' opale , un écrin de Golconde , une palette vénitienne ; et quand , dans leurs combats ou leurs fuites effarées , ces oiseaux merveilleux perdaient une plume arrachée aux treillis des cages par l' air frais de septembre , on voyait trente mains se lever comme des ressorts et se chamailler pour saisir au vol la précieuse dépouille . — Eh bon Dieu ! que d' oiseaux ! s' écria le bonhomme du Bourdet à l' aspect de ces magnificences . — C' est vous qui vous nommez M . du Bourdet ? dit en s' approchant avec respect le charretier . — C' est moi . — J' espère , ajouta cet homme , que monsieur votre fils vous envoie là , du Havre , un joli cadeau , et qui vient de loin ! Ah ! monsieur , comme je serais riche si j' avais écouté tout ce qu' on-m'À proposé depuis les Tuileries au sujet de vos oiseaux . Prenez garde , monsieur l' hôte , voilà des bourgeois qui vont démolir mon chariot et enfoncer les cages si vous ne les mettez à la porte . L' hôte reconnut le danger et y mit fin par une judicieuse répartition de prières et de bourrades qui dissipèrent le groupe ; puis il fit fermer la grand'porte . — C' est mon beau-fils Bernard qui m' envoie tant d' oiseaux , soupira du Bourdet avec mélancolie . Toujours le même ! ajouta-t-il en hochant doucement la tête . — Je gage qu' il y en a pour deux cents écus , dit le Normand . — Et pour cent écus de port , grommela du Bourdet . Mais n' importe , — le cher enfant , — c' est fort joli ; seulement , je prendrai un valet de plus pour nourrir tout cela . — Ah bien , oui ! avisez -vous -en . Il les nourrit lui -même , sans cela toute la compagnie tournerait de l' œil en vingt-quatre heures . Il fallait le voir en route , cuisinant le déjeuner de ces gaillards -là , avant de manger lui -même , dà ! C' est qu' il faut des épices particulières à ces sortes de bêtes . Du Bourdet essaya de sourire . — Mais où est M . Bernard ? demanda-t-il . N' arrive-t-il pas en même temps que vous ? — Il devrait m' avoir devancé , car il monte un bon cheval ... Ce matin , avant le jour , j' ai quitté Poissy . Ce jeune monsieur a donné la pâtée à ses bêtes et en vérité je comptais le le trouver ici . — Vous ne l' avez plus revu en route ? — Non , monsieur . — Voilà qui est extraordinaire . Ne lui serait-il rien arrivé ? La route est sûre ? — Comme Paris , dit gracieusement l' hôte . — Voilà une belle garantie , murmura du Bourdet en levant les yeux au ciel . Sûre comme Paris , où l' on assassine en plein soleil . Ah ! les oiseaux ... Madame Salomon , comment se trouve mon petit Aubin ? mieux ? Et il a pris un bouillon ? il dort ? Allons , tout va bien . Vos oiseaux ? mettez -les où vous pourrez . Qu' y a-t-il encore dans cette boîte ? — Le plus précieux de tout , à ce que dit M . Bernard ; cela aime la chaleur ... Il faut le tenir un peu près du feu . — Qu' est -ce donc ? — Des amours de petits serpents ... Du Bourdet recula , l' hôte aussi . L' hôtesse colosse poussa un gloussement d' effroi . Le rustre , sa caisse dans les deux mains , riait largement aux dépens de tout le monde quand un cavalier frappa de son fouet le volet de l' hôtellerie . Hôte , hôtesse et garçon de courir à cet appel irrésistible , et quelques secondes après , du Bourdet se sentait enlevé de terre dans les bras d' un garçon de vingt-deux ans , frais , vigoureux , hâlé , bien pris dans sa petite taille , qui riait et pleurnichait en même temps , essuyant avec de francs baisers une larme de tendresse sur la moustache grise de son beau-père . On oublia oiseaux , serpents et chariot pour monter au premier étage . Bernard cherchait ! Aubin ; il l' aperçut sur son lit , dormant encore ; mais il l' éveilla sans scrupule , en écartant de la main les cheveux blonds de son frère . L' enfant ouvrit les yeux , vit Bernard , le devina plutôt qu' il ne le reconnut , et après un long embrassement , se posa entre ses genoux , les yeux baissés , dans une contenance timide . — Qu' il est grandi et embelli ! s' écria Bernard ... et savant , n' est -ce pas , monsieur ? — Passablement , dit du Bourdet avec complaisance . — Est -ce pour cela que je le trouve un peu pâle ? — Hum ! fit le père ... qui alla fermer la porte avec un geste mystérieux . — Qu' as -tu donc , mon petit Aubin ? demanda le frère aîné . — Il a , reprit du Bourdet , que tout à l' heure , lui et moi , nous avons failli périr . — Bah ! ... — Chut ! ... nous vous conterons cela ... peut-être en ce moment on nous écoute ... — On nous écoute ? dit Bernard saisi de surprise . Ah ça ! que se passe-t-il donc ? — Paris est un coupe-gorge , articula le bonhomme d' une voix ou plutôt d' un souffle à peine saisissable . Ils furent interrompus par l' hôtesse , qui vint faire ses offres de service . Bernard commanda son déjeuner et celui de ses oiseaux . Restés seuls , les trois amis se serrèrent dans l' angle le plus éloigné de la porte . — En vérité , vous m' effrayez , dit Bernard . Quoi ! quand vos lettres me pressent de revenir , quand vous me parlez sans cesse joie , paix , prospérité , concorde , paradis , je trouve en arrivant soupçons , pâleur , épouvante ! ... — La France est perdue ! dit du Bourdet avec des yeux effrayants , tout est consommé ! — Et vous m' écriviez il y a un mois des merveilles ! — Eh ! malheureux jeune homme , écrit -on jamais ce qu' on pense , quand on pense des choses capables de faire écarteler celui qui écrit la lettre et celui qui la reçoit ! — C' est donc la fin du monde ! demanda Bernard en joignant les mains . — Désolation , Bernard ! On frappa rudement à la porte . Les trois interlocuteurs bondirent simultanément sur leurs sièges . — Entrez , dit du Bourdet faiblement . — Qu' est -ce que je vous disais ? cria le Normand la bouché pleine . Voilà que vous allez faire une fortune avec nos bêtes . Il y a en bas un particulier qui voudrait les acheter . — Je n' ai pas rapporté mes oiseaux de deux mille lieues pour les vendre , répondit brusquement Bernard . Allez , Magloire , achevez de dîner en paix et qu' on me laisse en faire autant . — Mais , dà , il propose de jolies conditions . Bernard , joignant le geste à la parole , frappa sur l' épaule de Magloire un coup mesuré qui le mit dehors avec une précision géométrique . — Là , causons maintenant , dit le jeune homme . — Guettez à la porte , Aubin , dit du Bourdet . Est-il possible , Bernard , que le bruit de nos malheurs ne soit pas arrivé jusqu' à vous ? — J' étais bien loin , monsieur . — Qu' importe la distance ? ... Ah ! je crains bien plutôt que votre indifférence habituelle pour les sujets sérieux ... — Vous avez peut-être raison , monsieur , c' est mon défaut . Mais dès que ces malheurs que vous déplorez n' ont pas atteint mes amis , ma famille ... Le roi est en bonne santé , n' est -ce pas ? — Oui , dit amèrement du Bourdet . — Il a maintenant ses quinze ans , je crois ? — Ses quinze ans , sonnés . — Le mariage lui réussit bien , à ce qu' on m' a appris en route . — Très-bien . — On dit la jeune reine Anne fort agréable . — Très-agréable , pour une Espagnole . — Eh bien ! mais les Espagnoles sont généralement belles ... dit naïvement Bernard avec l' impartialité du cosmopolite . — Vous trouvez ? répliqua du Bourdet ; c' est possible . Bernard , étonné de ces réponses laconiques ; regarda du Bourdet et Aubin , dont la physionomie froide et circonspecte révétait tout un système évidemment discordant . — Que diantre ont -ils ? se demanda Bernard . — Il peut se faire , reprit-il d' un ton conciliant , que je ne sois plus au courant de rien . C' est concevable après une absence de deux ans . — C' est concevable , répéta le père . — Mais vous autres , qui n' avez point quitté la France , instruisez -moi ... désolons-nous ensemble . — Hélas ! soupira du Bourdet ... vous en auriez trop à entendre , si réellement vous ne savez rien . Et puis , vous n' avez jamais eu de goût pour l' histoire , ni pour la science politique . — Je l' avoue , monsieur . — Vous tenez cela , Bernard , de feu votre excellente mère . Elle me répétait sans cesse , quand elle me voyait préoccupé du siècle et du public , que l' homme a beau faire , qu' il est indépendant de tout , hormis de Dieu , et qu' il se meut dans le vide . — Je le croirais aussi , dit Bernard . — Ne le croyez pas ! Maintenant que vous êtes revenu et un peu mûri , j' espère , vous entendrez ma théorie des Conséquences : de Consequentibus , celle dont ce matin encore je fis avec votre frère Aubin la plus douloureuse épreuve . Vous rappelez -vous un peu votre latin ? — Je n' ai pas eu l' occasion . — Votre frère le comprend assez bien . Quant à vous , vous vous y remettrez . — Si vous n' y voyez point d' objection , interrompit Bernard , nous causerons plutôt de l' événement qui ce matin a failli , me dites -vous , coûter la vie à vous et à Aubin ... Événement dont l' intérêt est fort amoindri par l' état de santé parfaite où je vous vois tous deux . Et puis , nous passerons de ce sujet de conversation à un autre non moins intéressant pour moi ... mon mariage , dont vos dernières lettres m' ont tracé le plus séduisant tableau . Il paraît que la fiancée est jolie ... Mais pardon ... commençons par l' événement de ce matin . Ah ! voici l' hôtesse , et le repas s' annonce bien . J' ai grand'faim , et vous ? — Moi , dit du Bourdet , je ne sais plus même si j' ai un estomac . — Mais toi , Aubin ? — J' ai pris un bouillon tout à l' heure , monsieur , dit l' enfant , qui dévorait des yeux son frère et rougissait d' aise à chaque regard amical de Bernard . — Appelle -moi Bernard tout simplement , cher petit . — Non , non , répliqua du Bourdet , vous êtes son aîné , vous lui serviriez de père , si je venais à lui manquer . Il est bon qu' il s' habitue à vous témoigner du respect . — Et moi , qui ne lui dois pas de respect , s' écria Bernard , ému devoir s' incliner devant lui ce jeune front , moi , je lui promets toute la tendresse qu' il mérite , j' en suis sûr . — Qu' il méritera ; je m' en porte garant . Vous entendez , Aubin , méritez les bontés de votre frère . Bernard , tout en déjeunant de bon appétit , écouta le récit des aventures de la matinée , et plus d' une fois la fourchette tomba de ses doigts , le verre s' arrêta aux bords des lèvres . On vit plus d' une fois aussi le sang courir .rapidement de son cœur à son front quand du Bourdet , d' une voix sourde mais animée ; racontait la scène de la rue de Tour . non et les péripéties de ce drame dénoué à grands coups de fouet sur le dos du cordonnier . ' . ' — Et vous comprenez maintenant nos transes , dit le père , le malaise d' Aubin et l' enragé désir que j' éprouve d' avoir mis entre Paris et nous les douze lieues qui nous séparent des Bordes , où vous retrouverez nos fleurs , nos prairies , la petite rivière sous les saules et la ~ maison où se plut votre mère , et que vous aimerez encore , bien que la brique en ait quelque peu noirci , et que dans vos voyages vous ayez vu sans doute des palais merveilleux . — Ainsi , murmura Bernard , le marquis d' Ancre est devenu maréchal ? il a donc gagné quelque grande bataille ? Chut ! — Mais enfin , pour que la reine-mère autorise ce favori à ... - — Silence ! Et du Bourdet , s' il eût pu absorber ces malheureuses paroles comme on annihile chimiquement une vapeur , les eût empêchées de vibrer dans l' atmosphère de la chambre . Bernard se dégagea doucement des mains que le bonhomme cherchait à lui appliquer sur la bouche , et choisissant le ton le plus sourd qu' une langue humaine puisse émettre intelligiblement , un degré juste au-dessus du plus absolu mutisme : — Eh bien ! dit-il , je commencera comprendre qu' il faut parler bas ; mais dites -moi vite de quoi on peut parler sans un danger trop manifeste ! — De rien . — Bon ... mais pourquoi ? — Parce que la conversation se réduit à trois choses éminemment dangereuses , desquelles je vous défie de sortir : 1 ° le temps qu' il fait ... — Je vous arrête , ici , dit Bernard ; le temps qu' il fait n' est pas un thème incriminable . — Malheureux ! il a été brûlé cette semaine poète pour une chanson qui disait ... — Que disait-elle ? — Vous croyez que je vais vous chanter la chanson pour laquelle on a pendu cet homme ? Oh voit bien que vous venez de chez les sauvages ; qu' il vous suffise de savoir que le refrain était . , . Ici du Bourdet appliqua sur l' oreille de Bernard l' entonnoir imperméable de ses dix doigts et lui infiltra ce vers : Voilà , messieurs , le temps qu' il fait . — Eh bien ! dit Bernard . — C' était une allusion , ajouta Aubin finement , et tout Paris l' a comprise . — A-t -on de l' esprit à Paris ! murmura Bernard . Mais les deux autres sujets de conversation , quels sont -ils ? La cour ? la ville ? les impôts ? — Tenez , mon ami , parlons de vos oiseaux , qui sont bien les plus curieuses bêtes que j' aie jamais vues ; je n' en dirais pas autant des serpents . — Oh ! je destine les oiseaux-mouches et les bengalis à ma fiancée . Les serpents , je les garderai pour moi : ils sont rares ; et puisqu'on peut encore parler oiseaux , fleurs et mariage , je trouverai l' existence supportable . Toutes ces choses de là-haut , qui vous gênent si fort , vous autres , n' existent absolument pas pour moi . En Afrique , la couleur favorite était le noir ; aux Indes , c' était la jaune . Je n' ai pris d' habitudes nulle part . M . Jean Mocquet , l' illustre patron à qui je m' étais confié dans ce voyage , et à qui personne ne contestera d' être le plus savant voyageur et le plus adroit apothicaire qui existe , m' a dit plus d' une fois qu' il est infiniment moins périlleux de traverser l' Océan que le grand ruisseau du Louvre après un orage . Tout ce que vous me racontez , ou plutôt que vous ne me racontez pas , me persuade que M . Mocquet avait raison . Ainsi , j' en juge par moi . Le voyage , dit -on , est la source de toute souffrance et de tout danger ... Eh bien ! en voyageant , je n' en ai pas rencontré un seul , pas éprouvé une , entendez -vous ? Les uns tombent dans l' eau , d' autres se brûlent , ceux -ci ont affaire à des lions , ceux -là trouvent des anthropophages . Plusieurs ont souffert de la soif , certains gèlent . Moi , j' ai traversé fleuves , forêts , déserts , villes , mers , montagnes , sans avoir à raconter le choc d' un caillou , le faux pas d' un cheval . J' ai tant de chance que j' en répands autour de moi sur tout le monde , et je ne sache pas , depuis mon départ des Bordes , avoir été incommodé d' une bise ou d' une averse . Eh bien , après un parcours de cinq à six mille lieues , j' arrive à Saint-Germain-en-Laye , ce matin même , pas plus tard . Les étoiles brillaient encore , un vrai temps ... — Diantre ! ne parlons pas du temps ... — Et voilà que dans ce bouquet de chênes risibles , — vous appelez cela une forêt , vous autres , — voilà que , sur le dos de ce ruban satiné que vous nommez la grande route , il m' arrive la seule , aventure que j' aie trouvée en huit cents jours d' inimaginables traverses . — Une aventure ! s' écrièrent à la fois du Boudet et Aubin . — Oh ! mais ... dit Bernard avec gravité , une bizarre , pour ne pas dire mieux . Le mieux viendra peut-être plus tard . — Cela peut-il se raconter devant un enfant ? dit du Bourdet à demi-voix . — Parfaitement . Je le crois du moins . Cependant , s' il s' effrayait ... — Je ne m' effrayerai pas , mon frère ! s' écria Aubin palpitant de peur et de plaisir . Je suis brave , allez ! — J' aime mieux qu' il ne s' impressionne pas aussi vivement , dit le bonhomme . — Ah ! mon papa . — Voyez , il est déjà couleur de nacre ... Eh bien ! mon enfant , va en bas , va voir les beaux oiseaux que Bernard a rapportés . — Oh ! c' est mal de me renvoyer quand on dit des choses intéressantes ! interrompit Aubin en frappant du pied avec dépit ... — De la colère , dit le bonhomme , eh bien alors j' exige que vous sortiez sur-le-champ . — Pardonnez -lui , monsieur . — Va , Aubin , voir les oiseaux — nous t' attendrons pour dire ces choses intéressantes que tu réclames . — Ah ! murmura Aubin , mon papa me gronde et mon frère se moque de moi — j' aime encore mieux que l' on me gronde . Et il sortit d' un petit air fier , avant qu' on n' eût pu le retenir . — Profitons , dit du Bourdet en rapprochant sa chaise , le drôle ne sera pas longtemps à remonter . — En deux mots , voici l' aventure . Je cheminais sur la lisière du bois , mon chariot déjà loin de moi en avant , lorsqu' un soubresaut de mon cheval me tira de l' espèce de somnolence que je savourais avec délices . J' ouvre les yeux , un homme masqué arrêtait mon cheval à la bride , je me sens touché au flanc par quelque chose d' aigu et de froid , c' était la pointe d' une dague qu' un autre homme masqué aussi appuyait sur ma chair . Du Bourdet frissonnant : — On voulait vous dévaliser , dit-il , mon cher Bernard . — C' est ce que je pensai , et , le pensant , je le dis à ces deux hommes . Messieurs , ajoutai -je , vous tombez mal , je viens de trois mille lieues , et je n' ai plus un écu vaillant pour arriver à Paris . Je tremblais , je l' avouerai , qu' ils ne m' eussent confisqué ou fait confisquer mon chariot au passage , car j' y ai plusieurs choses précieuses . — Les serpents ? Quand ils les auraient pris ? dit du Bourdet . — Oh ! indépendamment des serpents , il y a des étoffes , des émeraudes brutes , une foule de petits trésors . Je leur demandai donc si déjà ils n' étaient pas satisfaits de mon chariot , dont je ne doutais point qu' il n' eussent fait leur proie . — Silence ! me dit celui qui tenait la bride . Nous ne sommes pas des voleurs . — Peste ! c' était plus grave ! s' écria du Bourdet frissonnant . — Je le crois bien ! — Nous sommes de braves gens qui voulons le bien de l' humanité , continua l' orateur . — En ce cas , monsieur , lui dis -je , comme j' en fais partie , veuillez prier monsieur votre compagnon de ne pas m' enfoncer plus avant sa petite dague dans les côtes , car je déclare qu' il me fait beaucoup de mal . La dague se recula un peu . — C' est que nous allons probablement être forcés de vous tuer , reprit celui de la bride . Je me récriai naturellement . — Oui , vous êtes mort si vous ne vous engagez pas à faire ce que nous voulons , nous et les nombreux compagnons que vous ne voyez pas . — De quoi s' agit-il , monsieur ? La vie vaut bien qu' on fasse quelque petit sacrifice . — Eh bien ! voici un paquet scellé . Vous allez jurer sur votre salut ... À propos , êtes -vous catholique ? — Oui , messieurs , par la messe ! — Bon ! Jurez donc sur cette croix que vous n-'ouvrirez point le paquet avant d' être à Paris . — Je le jure ; c' est extrêmement facile jusqu' à présent . — Mais ce qui l' est moins , poursuivit mon bienfaiteur de l' humanité , c' est la seconde condition : ce paquet renferme des lettres ; il vous faudra les remettre à leur adresse , en mains propres . — Où cela ? — Vous le verrez quand vous serez à Paris . Jurez -vous ? . — Dites -moi seulement , messieurs , si votre correspondant demeure loin . — À Paris même . — Eh ! sambleu ! je jure alors , m' écriai -je . Ce n' était pas la peine de me tant faire peur pour si peu . — Alors , continua Bernard , celui qui tenait la dague me dit d' une voix rauque , — il la déguisait , je crois : — Prends garde ! ce ne sont point bagatelles ! Si tu manques à ton serment ; si , deux heures après ton arrivée à Paris , tu n' as pas rempli le message que nous t' imposons , tu ressentiras la pointe de cette même dague qui veut bien t' épargner en ce moment . Et pour mieux me faire comprendre , il me piqua si malicieusement que je jetai un petit cri : — Malepeste ! pensai -je , si j' avais seulement un nerf de bœuf ! Mais je dissimulai cette vaillante pensée et je répondis : — Messieurs , j' ai juré , je tiendrai ma parole . Votre lettre sera remise deux heures après mon arrivée à l' hôtellerie . — Laquelle ? — Les Fils-Aymon , messieurs . — Il suffit . Voici le paquet . Serre-le et souviens -toi que nous sommes plus de dix mille dévoués à cette cause . Ils s' écartèrent de chaque côté de mon cheval . Je serrai le paquet sous mon pourpoint et partis sans trop me hâter , de peur de les faire rire . Or , voilà une heure que je suis arrivé ici ; il me reste une heure pour en finir . Que pensez -vous de l' aventure ? — Je pense , dit du Bourdet , qui goguenardait depuis quelques minutes , que votre aventure est une mystification , voilà tout . — Croyez -vous ? fit Bernard . — Je regrette bien d' avoir éloigné Aubin , nous aurions ri tous les trois de si bon cœur ! Ouvrez ^ votre paquet , allez , n' ayez pas de honte avec moi ... Comme il parlait ainsi en riant , Aubin poussa la porte et , d' un air effaré : — Quelqu'un , s' écria-t-il , qui vient ici au nom du roi ! La figure de du Bourdet passa si soudainement du rond à l' ovale , que Bernard eût bien ri à son tour si les événements lui en eussent laissé le temps . Mais on comprend qu' après la conversation ou les conversations précédentes , du Bourdet ne dût pas avoir conservé la calme assiette d' esprit qui convient au sage , quand le sage est brave . Le bonhomme tressaillit et saisit la main de Bernard comme pour lui dire : Tenons-nous bien . En même temps , Aubin se serrant le long des rideaux du lit : — On vient , on monte , murmura-t-il . — Après tout , dit Bernard un peu troublé , que peut -on nous vouloir au nom du roi ? Et il vit l' hôte , plus rayonnant qu' effrayé , s' effacer sur le seuil , son bonnet à la main , et il entendit au fond du palier obscur une voix assez rassurante qui disait à Salomon : — Pardon , mon brave , ce n' est pas régulier dans la forme . Il ne faut pas dire : Au nom du roi , mais de la part du roi : différence énorme , attendu que la première formule annoncerait un exempt , tandis que la seconde annonce un visiteur . Aussitôt , le visiteur entra dans la chambre avec un empressement aimable qui acheva de rassurer Bernard ; et comme celui -ci avait coutume de regarder franchement les gens au visage , il poussa un cri en regardant le nouveau venu . — Eh mais ! je ne me trompe pas , j' imagine , dit-il , c' est Cadenet ! — Tiens ! de Preuil , répliqua l' autre avec une égale surprise . Réparons ici une omission . Bernard s' appelait de Preuil , du nom de son père , dont la veuve , sa mère , avait épousé du Bourdet en secondes noces . Ce-détail , inutile jusqu' ici , le lecteur nous excusera de ne pas le lui avoir servi sans opportunité . Et comme ces préliminaires semblaient annoncer les plus pacifiques intentions , du Bourdet et Aubin s' avancèrent doucement et considérèrent l' étranger pendant qu' il échangeait avec Bernard l' accolade usitée en ce temps où la poignée de main n' était pas inventée encore . La personne de celui qu' on appelait Cadenet valait bien quelques secondes d' examen . C' était , malgré une excessive maigreur , la plus charmante figure de jeune homme . Vingt-cinq ans , des yeux bleus énormes , des cheveux noirs , des dents d' ivoire dans une bouche un peu fendue , comme il convient aux grands amoureux , beaux mangeurs et beaux rieurs . — Cher ami , dit Bernard , voici M . du Bourdet , mon beau-père , ancien avocat au parlement et avocat estimé , on peut le dire . Quant à ce petit garçon , c' est le fils de M . du Bourdet et de feu ma chère mère , le sieur Aubin , qui sait le latin mieux que toi et moi . Cher monsieur , continua-t-il en s' adressant à du Bourdet , ' dont les poumons jouaient à l' aise , M . de Cadenet , que vous voyez , fut un de mes plus chers compagnons d' enfance . Quand le baron de Preuil , mon père , commandait en Rouergue , nous nous trouvâmes voisins de campagne de MM . de Luynes . Avons-nous joué ! nous sommes-nous battus ! avons-nous déniché des pies-grièches ! Du Bourdet salua gracieusement , et voulut prendre la parole ; mais Cadenet sembla réclamer son tour . — Si je m' attendais à trouver ici quelqu'un , ce n' était pas Bernard de Preuil , dit-il , mais mille fois tant mieux ! — Comment , dit Bernard , tu venais me voir et tu ne t' attendais pas à me rencontrer ? — Et monsieur venait de la part du roi ? ajouta du Bourdet , chez qui l' inquiétude n' était encore que réduite à l' état latent . — Il a bien fallu que je prisse le nom du roi pour entrer , répliqua Cadenet , puisque votre maison est imprenable aux visiteurs ordinaires . Voilà déjà une heure que l' on parlemente autour des Fils-Aymon pour obtenir une audience ... Et notre premier ambassadeur a été évincé : — Votre premier ambassadeur ... — Sans doute . N' a-t -on pas renvoyé d' ici , il y a une heure environ , quelqu'un qui proposait d' acheter des oiseaux ? — Quoi ! c' était toi ? — Pas moi , précisément , mais mon frère . — De Luynes ? — M . de Luynes , dit Cadenet avec un profond respect . — Il est donc à Paris aussi ? demanda naïvement Bernard . — L' ignores -tu ? dit Cadenet surpris . — Excusez Bernard , interrompit du Bourdet , il n' est pas Parisien , ni même Français . Il est Topinamboux , et arrive ce matin même . — Eh ! je comprends , Bernard est le voyageur qui a rapporté ces merveilleux oiseaux ! Oh ! bien alors nous allons nous entendre . Que mon frère va être ravi ! — Monsieur ton frère aurait bien dû monter et se nommer . Je le connais moins que je ne connais toi et ton frère Branles . Mais , enfin , qui dit Luynes , dit un ami pour M . de Preuil . Gronde-le de s' être laissé éconduire ainsi . — M . de Luynes craint toujours d' être indiscret , dit Cadenet avec courtoisie , et d' ailleurs , il était pressé par l' heure du service . — Quel service ? ... — Mais ... le service près du roi ... Ah ! pardon , j' oublie toujours que je cause avec un Topinamboux . Et en parlant ainsi , Cadenet se tourna et se retourna les narines au vent comme sur une piste quelconque . — Qu' avez -vous qui vous gêne , monsieur de Cadenet ? dit du Bourdet civilement . — r Bien , ' monsieur ; rien qui me gêne ... Tout au contraire , ce que je sens ne me gêne pas du tout . Et il se tourna tout à fait du côté de la bonne voie : c' était la table , naguère repoussée par Bernard et sur laquelle vermillonnait , parmi deux flacons et quelques verres , un jambon de neige et dé rose flanqué d' un fromage de Compiègne échancré , de noix vertes et de gros raisins noirs . — Je gage qu' il a faim ! s' écria Bernard , dont Aubin guettait le coup d' œil . Et tout aussitôt les deux frères , apportant la table devant Cadenet , installèrent un couteau dans sa main droite , [ une fourchette dans sa main gauche et le jambon sous le nez même qui avait su détourner ce bon déjeuner . Du Bourdet déboucha la bouteille . — Ma foi , messieurs , dit Cadenet , l' œil brillant de joie , il ne fait pas bon dissimuler avec vous . Depuis mon entrée en cette chambre , que dis -je ! depuis le milieu des montées j' avais pressenti ... Voilà un jambon qui n' a pas d' égal sur la terre ! — Excepté , dit Bernard en s' allongeant sur la table , les fameux petits jambons fumés , tout mignons , tout moelleux , qu' on mangeait chez , ta mère après nos chasses à l' oiseau , et qu' on humectait de ce terrible vin de la côte tout or , tout feu ! — Bonne mère , murmura Cadenet attendri , eh bien ! j' étais en train de vous avouer que jamais faim plus dévorante n' avait tordu l' estomac d' un honnête homme . Il est vrai que je fais un exercice . Que dis -je ! ... des exercices ... Diable ! ... le petit frère est là . Puero reverentia . Peste ! il sait le latin . Ah ça , est -ce que je vais être gris avant de boire ? Du Bourdet toussa pour se donner une contenance . Aubin n' eut pas l' air d' entendre ; il cassait des noix pour le convive . Il en garda deux pour lui , et sans qu' on pût deviner comment il avait disparu , il se trouva qu' il était sorti de la chambre . — Mes amis , reprit Cadenet attaquant le fromage , j' avais faim ; mais cela commence à se calmer . C' est la faute de mon frère , qui m' a expédié soudain en courses . — Sans te donner le temps de fortifier ce grand corps ! — Oh ! dit Cadenet gravement , quand le frère parle , on ne raisonne pas ; on obéit . C' est le frère aîné , vois -tu . C' est tout à la fois le père , la mère , etc . , etc . Diantre ! ne plaisantons pas avec le frère aîné ! ... Et il couronna cette phrase morale par un glorieux verre de bourgogne . Du Bourdet eût donné une pistole pour que M . Aubin profitât delà bonne leçon . Faute de mieux , il but à la santé de Cadenet . — M . de Luynes est , d' ailleurs , votre aîné de beaucoup , ajouta Bernard en lui offrant le dessert . — Ce n' est pas seulement l' âge , c' est la conduite , c' est la tenue . Il nous a élevés tous deux , Brantes et moi . — Et pas trop riches , s' il m' en souvient , dit Bernard : — Cependant , dit Cadenet avec complaisance , on a chacun son petit patrimoine . Mon domaine de Cadenet ... — Oh ! tu n' es pas le mieux partagé . Ce que vous appeliez Cadenet , n' était -ce pas une île ? ... — Dans le Rhône . — Dans le Rhône , c' est le mot . Car un ' malin que je passais par là , cherchant à voir les quatre-vingts pieds de roseaux et d' oseraies de ton domaine , je n' ai plus rien trouvé . Le Rhône s' était fâché pendant la nuit et avait tout mangé . Cadenet se mit à rire . — Brantes est plus riche que moi , dit-il . Il a ses vignobles . — Ce rocher sur lequel nous n' avons jamais pu faire trois culbutes sans tomber chez notre voisin ... — Allons , allons , Bernard , interrompit Cadenet en rougissant , ne divulgue pas trop par ici la chronique de nos misères . Les plaisants de cour ne rient déjà que trop de notre seigneurie . Mais , après tout , nous rions aussi ; seulement , M . de Luynes n' aime pas qu' on le plaisante , et je te serais obligé , si tu le voyais ... — Sois tranquille . Et je dirai plus , si jamais tu as besoin de nous , toi ou tes frères ... — Merci , mon digne Bernard , en ce monde chacun pour soi . — Bernard peut vous offrir sans se gêner , dit du Bourdet ; il a du bien , Dieu merci ! le bien de sa mère , que je me flatte d' avoir administré pendant son absence en bon père de famille . Ainsi , cher monsieur de Cadenet , parlez . — Mille grâces , répliqua le jeune homme en s' éloignant enfin de la table . Tous ces rochers , île et château , de notre patrimoine , font bien quatre cents écus de rente ; mon frère Luynes en touche le double chez le roi : nous vivons tous trois là-dessus . — Quel poste occupe-t-il ? — excuse toujours le sauvage . — Fauconnier . — Ah ! le roi chasse au vol ? — Avec passion . Il raffole des oiseaux , et comme nous avons toujours eu du goût pour l' oisellerie , c' est ce qui a commencé l' espèce de petite faveur de M . de Luynes près de Sa Majesté . Du Bourdet se pinçait les lèvres pour ne pas sourire . — Eh bien ! mais , dit Bernard avec une naïve satisfaction , c' est une jolie situation : fauconnier du roi ! ... — Nous n' en sommes pas plus avancés . — Avancez -vous , que diable ! Cadenet hocha la tête , et regarda du Bourdet , qui souriait tout à fait . — Ne vous gênez pas , monsieur , dit-il pour expliquer à Bernard qu' il n' y a pas de grands vols possibles pour les pauvres oiseaux du roi . . — Comment cela , mon ami ? demanda Bernard . — M . de Cadenet , interrompit le père , veut dire , je crois , que le gentilhomme le moins avancé dans ce royaume s' appelle Louis , treizième du nom . — Eh ! ... s' écria Bernard surpris de tant d' audace . ' — Chut ! dit du Bourdet , heureux d' avoir dégonflé son cœur par l' émission de cette innocente bulle d' air libre . Chut ! ne compromettons pas M . de Cadenet . Car nous sommes indépendants nous autres , et tout nous est permis , nous osons tout , nous francs Gaulois . Mais les gens de cour ... hélas ! — lime semblait cependant que le roi , depuis deux ans qu' il est majeur ... — Hein ? ... majeur ? Eh bien après ? ricana du Bourdet lancé à toute voiles . — La majorité émancipe , je suppose . — Appelez-le donc Topinamboux ! s' écria du Bourdet en riant aux larmes ; hilarité qui gagna Cadenet lui -même , après qu' il se fut assuré que la porte était loin de la table . Ce duo de rieurs , que le vin enhardissait , imposa tellement à Bernard , qu' il demeura muet , quasi-confus , les lèvres entr'ouvertes . — Qui donc règne ? murmura-t-il enfin . — M . Mangot , M . Barbin , M . d' Ancre , M . d' Epernon , et surtout la reine-mère , dit respectueusement Cadenet ; et , sur ma foi ! elle s' en acquitte trop bien pour ... Du Bourdet se tordait de rire sur sa chaise ; ce que voyant , Cadenet prit le parti de railler à son tour , et il rit si bruyamment que les nerfs de Bernard , cédant à la sympathie , entrèrent en danse comme les autres . — Eh bien ! il me paraît que nous arrangeons bien le gouvernement , dit-il enfin dans l' intervalle d' un spasme à l' autre . — Et nous oublions ma commission , ajouta Cadenet , à moins toutefois que M . de Luynes ne m' ait envoyé pour commettre des crimes de lèse-majesté ... Housch ! s' il m' entendait . Du Bourdet devint sérieux comme un mort . — Dis ta commission , seigneur de Cadenet . — Tu la devines . Mon frère a vu ce malin tes oiseaux comme ils tournaient le coin de la rue . Il les a suivis ; il s' est enquis . On lui a répondu , de ta part sans doute , que le propriétaire desdits volatiles ne les voulait pas vendre , et il s' est retiré fort contrarié . — De quoi donc ? — De ne pouvoir faire ce cadeau à Sa Majesté . Si tu savais la joie qu' aurait le roi ! Il est capable de danser une heure devant les cages.- — Ah ! bah ! le roi est enfant à ce point ? ' — Il n' a que quinze ans . — Mais c' est un homme marié ; le mariage émancipe , si la majorité n' émancipe pas . — Le roi , reprit du Bourdet froidement , a le rare bonheur d' avoir conservé toutes les imaginations du jeune âge . Le roi daigne encore jouer avec des petits soldats de plomb . . — Que voulez -vous ? dit Cadenet croyant arranger les choses , on finit par s' ennuyer tout seul — Le roi est donc tout seul ? demanda Bernard . ; — Souvent . . ' . — Mais la cour ? ... — Eh bien , mais la cour a tant à faire ! Nous avons la reine-mère , M . d' Ancre , sa femme , M . d' Epernon , les princes , l' Espagne à courtiser . Du Bourdet appuya dans ses mains un visage qui ne riait plus . Bernard se sentit malgré lui envahi par cette noble tristesse . — Pauvre roi ! dit-il . Heureusement qu' il ne souffre pas de cet abandon . — Pas le moins du monde . Il fait des petits jardins dans les Tuileries ; il prend des moineaux dans les lilas avec des pies-grièches , que mon frère dresse d' une manière admirable . Quelquefois il tire à la cible , et parfaitement . — Et la jeune reine , a-t-elle le caractère aussi bien fait ? — Jamais deux époux n' ont été mieux assortis : le roi rêve souvent , la reine toujours ; le roi se tait toujours , la reine ne parle jamais . — Et bien ! ton frère Luynes doit singulièrement se divertir au Louvre ! — Voilà pourquoi il m' a commandé ce matin matin venir ici , d' insister auprès du propriétaire des oiseaux et d' obtenir qu' on lui en cède tout ou partie , et puisque ce propriétaire est un si digne ami ... — Hélas ! mon brave Cadenet , c' est que les oiseaux ne sont plus à moi . - — Tu les auras vendus déjà ? — C' est bien pis , je les ai destinés , promis . — À qui donc ? est -ce indiscret de le demander ? — Non , répliqua du Bourdet , c' est à une dame . — Oh ! ... dit vivement Cadenet , .voilà qui m' arrange , je connais toutes les dames de la cour ... — Celle dont nous parlons n' est pas de la cour . — Mes connaissances vont jusqu' en ville , objecta Cadenet en souriant avec malice . — Allez jusqu' à la campagne alors , car la dame est une charmante fille , élevée au couvent près de notre terre , et qui dans huit jours , au plus , sera la femme de Bernard , — s' il plaît à Dieu — et à lui . Les bras de Cadenet retombèrent tristement à ses côtés . — Oh ! que dira mon frère ? murmura-t-il . Vais -je être reçu ! — Tu raconteras la vérité . — Et voilà l' effet que produit le nom du roi , dit Cadenet . Si j' eusse annoncé que je venais de la part de la reine-régente , ou de M . le maréchal , ou seulement de M . d' Epernon , je réussissais d' emblée . — Je ne crois pas dit sèchement du Bourdet , nous ne sommes pas courtisans de la faveur . . — Quoi ! tu ne feras rien pour ce pauvre roi ? ... — Qui rêve toujours , ne parle jamais , et trouve moyen de s' ennuyer près d' une Espagnole de quinze ans sous le ciel de France ! ... Non , certes , rien ; j' aime la joie , moi , j' aime la vie ! ... — Ce sera un coup terrible pour mon frère , dit Cadenet abattu . — Tu as raison , Cadenet , et je ne souffrirai pas qu' un brave compagnon tel que toi fronce un moment le sourcil par ma faute . Il y a cent oiseaux environ , tous inconnus en France . Laisse-m'en cinquante , et je vais t' en envoyer cinquante dont ton frère fera tout ce qu' il voudra . — Est -ce vrai ? s' écria Cadenet , rouge de plaisir . — Vrai , sur mon âme . Ma fiancée aura bien assez de divertissement avec cinquante oiseaux . Sans compter que je ne ferai pas comme le roi , moi , et que je veux être un mari près duquel on ne s' ennuie guère . — Cher ami ! brave ami ! Je cours annoncer cette bonne nouvelle à Luynes , qui viendra lui -même te remercier . À propos , le prix ? ... Fais-nous payer comme si c' était pour le roi . Bernard ouvrait de grands yeux . Du Bourdet ajouta : — M . Cadenet veut dire bon marché : — Le roi n' a-pas une obole , dit le jeune homme , mais nous autres nous avons quelques petites économies ! — Bien ! bien , interrompit Bernard , mes oiseaux n' ont pas de prix , nous compterons plus tard . Il n' avait pas achevé , que Cadenet , remettant son épée en équilibre et enfonçant son chapeau , disparut ivre de joie après avoir embrassé à dix reprises le petit Aubin penché sur la balustre de l' escalier . — Charmant garçon après tout , dit le bonhomme en le suivant du regard . L' heure sonna en bas à l' horloge de la salle . — Fou que je suis ! s' écria Bernard ... j' ai oublié ... — Quoi donc ? — Mon fameux paquet . — Ah ! la mystification ! ... Bon , bon , vous aurez du temps de reste . — Voilà les deux heures écoulées . — La dague n' est pas encore apparue . Ouvrez . — Si elle ne fait qu' apparaître , passe , dit Bernard en tirant d' une poche de son manteau une enveloppe en parchemin enfermant une liasse peu volumineuse . — J' aurais dû , continua-t-il , communiquer l' affaire à Cadenet ; il est de Paris , lui , il connaît tout le monde ... — Bah ! qu' aurait-il fait , sinon rire de votre naïveté ? — Ouvrez , Bernard . — Permettez ; ou je suis dupe , ou je ne le suis pas . Vous admettez ce dilemme ? — J' admets . — Si je ne le suis pas ... patience , laissez -moi dire , — je vais trouver dans cette enveloppe l' adresse des gens à qui j' ai juré de remettre le paquet . Car enfin j' ai juré . — Ce serment -là ne vous engage pas à grand'chose , si , comme je le gage , vous trouvez sous l' enveloppe quelques grosses calembredaines à votre propre adresse . Vous êtes mystifié , ne vous faites pas d' illusion , et ouvrez , pour l' amour de Dieu . — Eh bien , en ce cas , Cadenet m' eût encore servi , car il eût pu me dire le nom des plaisants , des bouffons qui font commerce de cette sotte marchandise . Mais il me le dira plus tard . J' ouvre . En parlant ainsi , nonobstant les agaceries du bonhomme , il fit sauter le cachet . Trois lettres s' échappèrent de l' enveloppe . Aubin en ramassa une , Bernard l' autre , du Bourdet la troisième . Aubin lut sur la sienne cette suscription : « À M . de Condé ou à MM . les princes en ce moment révoltés , contre l' autorité royale . » Bernard , saisi de surprise , lut sur la sienne : « À Sa Majesté la reine régente . » Et du Bourdet , pâlissant , balbutia en épelant la sienne , . « Au roi ! » Nul commentaire ne traduirait le silence qui régna dans la chambre après cette triple lecture . — S' il y a mystification , dit Bernard , faut-il rire ? — Ouvrons , proposa Aubin . — Malheureux ! s' écria du Bourdet en arrachant la lettre des mains de l' enfant , et en la posant avec les deux autres comme autant de reliques sur un coin de la cheminée . ! — Et vous avez juré ? ... reprit-il d' une voix faible . — Sur la croix , sur une poignée d' épée dont on voulait me tuer . Il me semble que vous ne trouvez plus la chose aussi divertissante ... Résolvons-nous cependant à quelque chose . Consultons-nous . — Consultons d' abord quelqu'un qui en sait plus long que nous , dit du Bourdet plus ému qu' il ne le voulait paraître ... Allons à la seule personne qui ait le bras assez-fort pour nous tirer de cet enfer ! — Qui donc ? demanda Bernard - — Un ami , j' ose le dire , un très-grand et très-illustre ami que j' ai eu . Ramassez vos lettres , Bernard , et mettez votre chapeau . Donnez -moi mon manteau et ma canne , Aubin . Ah ! ... laissez ici votre épée , Bernard , bien qu' on vive à Paris moins en sûreté que chez les nègres , et que vous soyez deux fois gentilhomme : il n' entre jamais d' épées dans la maison où nous allons ! Trois minutes après son départ si précipité , du Bourdet s' arrêta , suivi de Bernard , devant une maison de belle apparence , située aux-abords du Palais , sur l' emplacement qu' on appelle aujourd'hui rue du Harlay . C' était , en effet , la maison de monseigneur Achille de Harlay , conseiller du roi en son conseil privé et d' État , chevalier et prince du Sénat de Paris et premier juge du royaume , autrement dit premier président du Parlement de Paris . À l' aspect de cette vénérable demeure du plus haut magistrat de France , de l' homme illustre dont la vie déjà longue comptait assez de glorieuses journées pour immortaliser dix existences de grands hommes , Bernard se sentit pénétré de respect et du Bourdet de confiance ; il lui sembla qu' en posant le pied sur ce seuil sacré , il pouvait , nouvel Ajax , s' écrier : J' échapperai , malgré tous les scélérats du royaume . Il trahit cette joie , aux yeux de son beau-fils , par un doux sourire accompagné de ces paroles : — Ici du moins on respire ! là est la paix — hic portus ! Imprudentes paroles ! car il les eut à peine prononcées que la chance tourna contre lui , et le principal officier du président , au lieu de l' introduire chez son maitre , annonça qu' une affaire pressée , une affaire grave venait d' appeler en toute hâte M . de Harlay au Parlement . Contrarié naturellement , du Bourdet demanda quelle était cette affaire si grave dont paraissait se préoccuper la maison du président . — Ah ! messieurs , répliqua l' officier , nous en sommes encore tout émus , d' autant plus que Monseigneur n' a pas permis à d' autres qu' aux huissiers de le suivre . Et certainement il y aura quelque bagarre , dont le grand âge de Monseigneur pourrait bien le rendre victime . Du Bourdet et Bernard s' informèrent plus instamment encore . — Il paraîtrait , continua l' officier , que , tantôt , les gens du maréchal d' Ancre ( on se dispensait du monseigneur chez le premier président ) ont presque assassiné un malheureux cordonnier . Du Bourdet frémit et pressa le coude de son beau-fils . — Oui , messieurs , et le peuple s' est grandement ému à la vue de ce pauvre diable tout ensanglanté . Le fait est qu' il était effrayant à voir . — Vous l' avez vu ? demanda en balbutiant le bonhomme du Bourdet . — Si je l' ai vu ! Tout le monde l' a vu ; car ils l' ont promené par la ville et amené ici , à Monsieur le premier président . — Pourquoi faire , je vous prie ? dit civilement Bernard . — Mais , monsieur , pour obtenir justice donc , riposta aigrement l' officier en regardant Bernard d' un air plus que refroidi . — Excusez mon fils , dit du Bourdet précipitamment ; il arrive de voyage . Voilà dix ans qu' il est hors de France . Moi , je suis du Bourdet , ancien avocat au Parlement , et je ne vous ferais pas de ces questions -là , étant du métier . Bernard se pinça les lèvres , et du Bourdet , le plaçant derrière lui d' un coup de coude adroit , se remit en possession des bonnes grâces de l' officier . — De sorte , dit-il , que ces braves gens ont demandé justice à notre illustre maitre . Ah ! qu' ils s' adressaient bien ! — N' est -ce pas , monsieur ? C' est ce que je leur ai dit tout de suite , ajouta l' officier heureux d' être compris par quelqu'un du corps . — Mais aussitôt cette affaire finie , dit du Bourdet , monseigneur de Harlay reviendra , et nous lui parlerons . — Finie ! cette affaire finie ! s' écria l' officier : ah ! bien , monsieur , finira-t-elle seulement ? Et sur ces alarmants pronostics , l' homme aux habits noirs quitta du Bourdet consterné , pour aller répondre à d' autres visiteurs . — Le Palais est à deux pas , monsieur , glissa Bernard à l' oreille de son beau-père , allons -y . — Je ne vois que ce moyen , répliqua piteusement le bonhomme . Mais , grand Dieu ! suis -je donc destiné à passer ma vie dans les cohues ! Bernard lui fit un rempart de son corps et le fit entrer dans la grande salle malgré une foule et un vacarme dont la rue de Tournon n' avait offert le matin que des échantillons microscopiques . Qu' on se figure — et Paris saura se le figurer , hélas ! ... — un rassemblement énorme de visages pâles , colères , un brasier pétillant d' yeux en flammes , une mer dont les vagues étaient des bras , des têtes , une houle dont le grondement signifiait tout ce que la haine et la menace signifient à la veille d' une sédition ; tout cela , foule , flamme et mer furieuse , s' agitant sur l' escalier gigantesque du Palais , et débordant , malgré les huissiers et les archers , jusque dans la fameuse salle à la table de marbre . Sur la table en question , le peuple avait déposé Picard sanglant et meurtri ; et Picard se taisait , et , sans rien préciser de ses volontés , la foule attendait quelque chose . Bernard et du Bourdet , qui avaient eu le bonheur et le courage d' entrer en cette salle , furent témoins d' un de ces spectacles que l' on n' oublie jamais . Le jeune homme installa son beau-père dans l' angle que formait avec le mur une des statues des rois de France , qui , depuis Pharamond jusqu' à François Ier , décoraient les parois de l' illustre salle . Là , soutenus tous deux par une muraille que le canon eût fait sourire , ils attendirent l' événement . Et d' abord on vit se précipiter dans l' enceinte plusieurs centaines de soldats qui , courant et allongeant leurs hallebardes en travers , eurent bientôt fait reculer les masses populaires , si compactes et si animées qu' elles fussent . La présence des soldats en cette place inviolable , où nul n' avait le droit d' entrer armé , où nul pair , même parmi les plus hauts , n' eût osé se montrer sans robe et sans manteau de palais , produisit parmi les gens expulsés d' abord , parmi les gens du Parlement ensuite , un sentiment d' indignation et de stupeur . On oublia Picard , on oublia le peuple , on oublia tout , pour se révolter centre la violation audacieuse d' un droit respecté par les rois les plus absolus . — Des soldats ! murmurait du Bourdet gesticulant le long de son monarque de bois doré ; des hallebardes dans le sanctuaire ! ... Impius haec miles ... Où en sommes-nous ? ... — Taisez -vous , de grâce , dit Bernard , vous allez vous faire écharper . — Barbarus has segetes ! — Ah ! monsieur ... voyez ces arquebusiers qui vous regardent de travers ; vous seriez égorgé sans gloire . — Pardon , mon ami , dit il à un bas officier d' une figure plus humaine , qu' attend -on ici ? — M . d' Espernon d' abord , notre colonel général . — Ah ! ah ! ... et puis après ? — La mise en liberté d' un de nos compagnons , d' un officier que ces coquins ont osé arrêter . — Quels coquins , je vous prie ? — Pardieu ! ... ces robes-noires ! Du Bourdet , en voulant protester , se heurta le crâne au menton de bois de la statue , et la douleur aiguë qu' il en ressentit le calma comme un avertissement salutaire . — Et nous allons voir , continua le soldat en ricanant , comment notre colonel va prendre la chose ! Du Bourdet soufflait de colère , mais Bernard toléra ce souffle inoffensif . Se hissant vers du Bourdet , qui se baissa vers lui : — Je crois comprendre , dit-il , qu' ils ont fait arrêter votre coquin de capitaine ... celui qui voulait faire battre ce cher Aubin . — Précisément ! les dignes , les braves juges ! répliqua le bonhomme avec une perle d' orgueil sous-chaque paupière . — Oui , mais , continua Bernard , j' ai peur que la partie ne devienne mauvaise pour eux . Voilà bien des soldats . — Cedant arma togae s' écria du Bourdet . — Moi , qui sais peu le latin , je traduirais cela par : Les armes feront céder la toge . Du Bourdet se relevant avec dédain : — Aubin traduit mieux que cela , dit-il . Au surplus , la solution approche . — Le colonel ! le colonel ! M . le duc ! criait -on à gauche , dans les rangs des soldats , tumultueusement soulevés . — Harlay ! Harlay ! le président ! s' écrièrent de leur côté le peuple et les conseillers accourus en foule . Alors , fendant la foule à coups de hallebardes et de crosses de mousquet , l' escorte du duc d' Espernon fit faire place à son colonel général ; et celui -ci , grand vieillard sec , vert , et portant haut sa tête si insolente qu' on se demandait par quel reste de scrupule il l' avait découverte , monseigneur Jean-Louis de Nogaret de la Valette , duc d' Espernon , pair et , amiral de France , comte de Montfort et d' Astarac , gouverneur de Provence et de Guyenne , le plus grand seigneur de France à cette époque , entra dans la salle , , suivi de cinq cents gentilshommes , tous affectant l' air rogue et hautain de leur maître . Le duc , arrivé au milieu , se tourna comme s' il cherchait quelqu'un , et , d' une voix claire , aigre jusqu' à être cassante : — Je ne vois pas M . le premier président , dit-il . Au même instant , retentirent sur la dalle les verges des huissiers qui précédaient le Parlement , à la tête duquel marchait , calme et majestueux , si jamais majesté brilla sur la terre , cet Achille de Harlay qui avait répondu à M . de Guise , le jour des Barricades : « Allez , monsieur , c' est grand'pitié quand le valet chasse le maître ! » et qui lui avait tourné le dos . Ces deux cortèges s' arrêtèrent en face l' un de l' autre . M . de Harlay , âgé près de quatre-vingts ans , blanc de vieillesse , ferme et droit , regardant l' autre vieillard sans passion , sans crainte , mais avec une sorte de surprise si , noble que le peuple en le voyant se sentit pénétré d' un religieux respect , et que pas un souffle ne bruit en s' exhalant de ces dix mille poitrines . — Monsieur ! dit le duc d' Espernon en saluant le président , qui lui rendit gravement le salut , , l' on m' a instruit que ce matin , à la suite d' un délit dont un misérable s' était rendu coupable envers un maréchal de France , et qui , selon moi , avait été trop doucement puni , quelques séditieux s' étaient permis d' arrêter un officier et le détenaient prisonnier au Palais . Le duc avait parlé , vivement , bien qu' en se contenant de toutes ses forces . Il était quelque peu essoufflé ; il s' arrêta , non sans remarquer l' effet que sa harangue cavalière avait produit sur ceux de son parti . Une rumeur d' approbation conclut pour lui de ce côté . M . de Harlay , se tournant lentement vers les présidents et conseillers qui l' entouraient , avec les officiers ordinaires du Parlement : — Parlez , monsieur , dit-il au lieutenant criminel , bailli de la Cité et de Saint-Germain-des-Prez . — Monseigneur , ce ne sont point des séditieux qui ont arrêté l' officier dont parle monseigneur le duc , c' est un détachement de mes archers que je commandais en personne . — Vous entendez , monseigneur , repartit le président d' une voix faible , mais si pure et si calme , qu' elle vibra au fond de tous les cœurs , sympathiques ou hostiles . — J' entends , certes-oui , dit vivement M . d' Espernon , mais je ne comprends pas . — Pourquoi ? demanda le président avec un accent serein comme son visage . — Parce que je ne savais point qu' il fût permis à un officier de robe d' arrêter un homme d' épée faisant partie de l' armée française , et qu' en ma qualité de colonel général de l' infanterie , à laquelle arme cet officier appartient , je me présente ici pour le réclamer et le garantir , quitte plus tard à le faire comparaître par-devant un de mes conseils de guerre , s' il y a lieu , et que j' en juge ainsi . Cette fois , il n' y avait plus de doute à conserver sur le sens de la démarche . M . d' Espernon avait conclu , et un long assentiment de sa suite retentit après ses dernières paroles . Mais le — Silence , messieurs ! des huissiers fit taire aussitôt le brouhaha des approbateurs et le grondement sourd des adversaires . Le président plus impassible que jamais : — Vous ignorez , monseigneur , dit-il , la coutume et le privilège de Saint-Germain-des-Prez , où toute justice se rend au nom dé l' abbaye et par le ministère du bailli . M . d' Espernon n' avait aucune raison solide à opposer à cette réponse . Se mettre en flagrante hostilité avec les usages et les droits d' une ville comme Paris , n' eût été ni sensé , ni prudent , la ville eût-elle été prise d' assaut , et le vainqueur se fût-il appelé Scipion ou César . Cependant , un colonel général de l' infanterie ne pouvait pas non plus admettre que trois mots plus ou moins sonores l' eussent réduit au silence . Il prit donc un terme moyen entre les deux seules répliques possibles , mais un mezzo termine cligne de d' Espernon . Il s' agissait de n' être ni conciliant ni dur . Le duc se montra plat et brutal dans une même phrase . — Je ne puis ni ne veux nier , dit-il au milieu-de l' attente générale , que M . le bailli ait tels ou tels privilèges . Mais je ne les connais pas , et-pour conclure , car il faut conclure en toute chose , dit-il avec un ricanement de mauvais goût , je viens , avant de recourir a d' autres mesures , supplier le Parlement de renoncer à ses privilèges en ma faveur . L' insolente politesse du mot supplier était tellement noyée dans des sarcasmes et des menaces , que l' on entendit derrière le duc des rires de triomphe , derrière le président des murmures , et dans la foule un sinistre rugissement . Alors le premier président , sans se départir de la dignité froide avec laquelle il avait tout écouté comme du haut de son siège , regarda le duc avec une attention pour ainsi dire analytique , et rien ne saurait rendre la valeur de ce regard que le mot : toiser , qui exprime l' action de déshabiller moralement tout un homme des pieds à la tête . Et il répliqua : — Si vous venez supplier le Parlement , monseigneur , vous n' avez pas réfléchi qu' il est sans exemple qu' un suppliant soit venu implorer des juges en ce palais avec une épée , des éperons , et un aussi grand nombre de gens énormes . On rapporte qu' Éschine , vaincu par Démosthène , lisait à ses disciples , comme leçon , le discours de son vainqueur , et que les voyant saisis d' admiration , il ajouta ces mémorables paroles : « Ce n' est rien quand je le lis ; c' est l' autre qu' il fallait entendre rugir ! » Cette comparaison nous aide beaucoup en ce moment , car elle nous dispense d' expliquer le foudroyant enthousiasme que soulevèrent parmi le peuple et les partisans du Parlement les tristes et fières paroles du premier président , prononcées par cet admirable vieillard qu' on nommait Achille de Harlay . Du Bourdet ne se tenait plus de joie ; Bernard était électrisé . Ce n' était pas un homme qui venait de parler , c' était le génie trop longtemps humilié de la France . Mais dans cette assemblée composée d' éperons et de robes , de soldats et dé peuple , l' unanimité était impossible . L' enthousiasme des uns suscita la fureur des autres , et les soldats qui s' étaient d' abord sentis mal à l' aise sous le regard du maître de la maison commencèrent , en s' inspirant de leurs chefs , à s' agiter et à gronder à leur tour . Le duc d' Espernon , décontenancé , rougissant , attacha sur son noble antagoniste un regard où se rallumait plus d' une vieille haine mal éteinte . Entouré déjeunes gentilshommes ardents , fous , ambitieux , mal conseillé par l' instinct de la résistance à une aussi formidable volonté , il perdit toute mesure , et levant le bras par une liberté de geste trop militaire en pareil cas : — Soit donc ! s' écria-t-il . J' ai commencé par parler le langage de la modération , et voilà comme on m' écoute ! Quoi ! un ignoble , cordonnier , un maraud a insulté l' un des premiers de ce royaume , on l' a bâtonné , et , à cause de cela , vos baillis , se glissant derrière l' émeute , osent enlever un officier de mon armée , dans une maison inviolable ! Et pour toute réponse à la demande que je forme , on me reproche mes éperons de chevalier et mon épée ! Parfandious ! ( c' était le juron favori du duc ) cette épée fera ce que n' a su faire ma langue , et tant pis pour ceux qui m' auront poussé à la tirer du fourreau ! Les conseillers , les présidents , la foule , allaient éclater . Un geste imperceptible ' du président contint l' orage . La foudre se tut , prolongeant au lointain ses mourants échos . M . de Harlay se tut comme elle , semblant dire au duc : Continuez ! — Encore une fois , ajouta M . d' Espernon tremblant de colère , car il avait dépassé même l' attente de ses partisans , et les soldats , français au cœur , et connaisseurs en fait de courage , commençaient à beaucoup plus admirer le calme du président que la fougue du colonel , — encore une fois , me rendra-t -on mon officier ? ... Le silence de tout le Parlement répondit avec éloquence . — Non ! Eh bien ! je le prendrai moi -même . Brezelles ! Compaing ! d' Amades ! allez avec trois compagnies à la prison du Palais . Là ! au-fond du premier corridor , demandez le capitaine Hugues , du régiment de Picardie , et si on vous le refuse , emportez-le . Allez ! Au lieu du bruit et de l' ardeur qu' un tel ordre donné si chaleureusement eût dû soulever dans les troupes , ce fut lentement et avec la simplicité d' une évolution ordinaire que s' exécuta le- mouvement commandé par le colonel général . Le premier président demeura immobile , environné de ses assesseurs , dont pas un n' avait bougé de place . Le peuple , muet et consterné , non qu' il ne comprît pas la majesté de cette inertie , mais parce qu' il espérait la résistance , s' ouvrit pour laisser passer les soldats . Celles des compagnies qu' on avait commandées disparurent avec un bruit mesuré de pas sous la voûte sonore . Le duc , les bras croisés , en avait de son état-major et affectant une tranquillité qu' il était loin d' avoir égale à celle de ses adversaires , semblait attendre , ainsi qu' un général en chef , l' explosion de la mine ou le résultat de l' assaut . Dans le peuple , les plus avides de spectacles étaient allés se heurtant , se mêlant , voir de près l' attaque de cette forteresse nouvelle.- Bientôt un fracas de coups de hache et de portes brisées apprit à tout de monde que la prison ne s' était pas rendue , mais avait été forcée . Et cinq minutes ne s' étaient pas écoulées que le capitaine Hugues , délivré par les soldats et disparaissant dans le nombre , était ramené triomphalement au vainqueur , qui l' honora d' une grimace de satisfaction et le congédia au plus vite avec bonne escorte . Picard s' était , en le voyant passer , soulevé sur sa table de marbre , et , lui aussi , avait décoché à Hugues sa grimace , moins rassurante et plus chargée de promesses . M . de Harlay vint le dernier ; pâle cette fois non plus de vieillesse mais de colère , et murmura : Quand l' attentat à la majesté parlementaire eut été ainsi consommé ; quand rien ne manqua plus à la perpétration du crime , ceux du parti d' Espernon qui , jusque -là , avaient tremblé intérieurement de voir s' éveiller le vieux lion du Parlement et de sentir un de ces coups de griffes si souvent redoutables ; ceux -là , soulagés , allègres depuis qu' ils n' avaient plus rien à -craindre , commencèrent à rire tout haut et à bafouer après avoir offensé . Tous ces jeunes gentilshommes languedociens et gascons , tous ces beaux de cour , -vendus soit à d' Espernon soit à M . d' Ancre , et que celui -ci , homme d' esprit s' il en fût , appelait ses coquins di mila franchi , — coquins est le seul mot honnête qui ose représenter en français le mot italien du maréchal , — tous ces gagistes à mille francs se mirent en haie sur le passage du Parlement , qui défilait pour s' en retourner , le président à la queue delà colonne , et , dit l' histoire , ils insultèrent de leurs lazzis et déchirèrent de leurs éperons , qu' on leur avait trop justement reprochés , les robes , des conseillers et des présidents , dont plusieurs versaient des larmes de rage et semblaient en appeler au peuple e t à leur chef . — Nous voici donc revenus au jour où Bussy-Leclerc me conduisit avec le parlement à la Bastille . Et comme il allait passer devant le pilier près duquel se tenait M . d' Espernon isolé de sa suite , le duc entendit ces paroles et répondit avec une maligne joie : — Il est vrai , monsieur le président , que nous n' en sommes plus au temps où le Parlement était plus roi que le roi . Ce roi -là est mort , monsieur . M . de Harlay se redressa de toute sa hauteur . Il était grand comme tout un siècle . Son œil , si longtemps impassible , lança un dévorant éclair dont d' Espernon fut ébloui . — Ah ! vous me parlez du feu roi , monsieur le duc , dit le président avec une voix sourde , qui finit par devenir terrible ! Ah ! vous me rappelez qu' il a été assassiné ! Voilà six longues années que je m' efforçais d' oublier , non pas la victime , mais les assassins ! Prenez garde , duc d' Espernon , à partir d' aujourd'hui , je jure que je m' en souviendrai . . - . Quel sens effrayant avaient donc ces paroles ? Le duc , bien qu' il eût été seul à les entendre , pâlit comme un spectre ; il recula devant le visage menaçant de son ennemi , et M . de Harlay était déjà loin que l' ancien ami de Henri IV n' avait pas encore essuyé la sueur glacée de son front . ' La foule , hachée en mille tronçons par les hallebardiers et les gentilshommes , s' écoula menaçante dans son silence et emmena Picard , qui disait entre ses dents à ses porteurs : - Mes amis , ce n' est plus qu' à messieurs les princes que nous pouvons demander assistance . M . le prince de Condé est juste , lui , et il est fort ! Il a une armée , adressons-nous à M . de Condé . Et comme il sentait frémir sous ses excitations la corde toujours tendue des rancunes populaires : — Oui , continua-t-il , menez -moi à l' hôtel de Condé . Ce digne seigneur , qui a entrepris de venger la mort du feu roi- , vengera en même temps le pauvre peuple égorgé dans ma personne . À l' hôtel de Condé ! Ce cri rallia toutes les opinions , et Picard , triomphant à sa manière , fut conduit par la multitude , qui criait ; À l' hôtel de Condé ! Cependant , M . de Harlay venait de recevoir sur le seuil de sa maison les compliments et les adieux du parlement . On attendait de lui quelques-uns de ces mots encourageants qu' il savait , aux jours de désespoir général , puiser dans l' inébranlable stoïcisme de son âme . L' humiliation essuyée parce corps illustre méritait une vengeance ; et , bien que le premier président fût placé dans l' opinion publique aune si imposante hauteur qu' un outrage même royal ne pût l' atteindre , chacun espérait que M . de Harlay indiquerait à la cour le parti qu' il lui fallait prendre pour châtier l' insolence de M . d' Espernon . Mais le vieillard baissait la tète . Il accueillait distraitement questions et révérences . Autour de lui , les conseillers , surpris de tant d' abattement après tant de vigueur , semblaient accuser le vieillard et se dire que du grand Achille de Harlay il ne restait plus que l' ombre . Ils s' inclinèrent et le laissèrent rentrer chez lui . Pourtant , le vieux lion n' était ni mort ni même endormi . Il songeait ! Reçu à l' entrée de ses appartements par ses valets et ses familiers , il refusa les soins de tous , ne se laissa pas même déshabiller , et passa dans son cabinet où , après quelques moments de rêverie , il fit appeler le bailli du Palais , , homme d' un cœur à l' épreuve , sa . créature et son premier officier . — Oui , murmura-t-il tandis que l' huissier courait exécuter son ordre ; oui , le moment est venu ; il le faut ! ... Dieu m' est témoin ! . . , Et il leva son œil éteint vers un grand christ , seul et saint ornement de ces murailles sévères : Vous m' êtes témoin , mon Dieu ! que je ne cède pas à un ressentiment particulier , au vulgaire désir de satisfaire une vengeance peut-être légitime ; non ! je vois cet État perdu , ce peuple écrasé , ce roi menacé d' une chute honteuse . Lui , pauvre enfant que m' avait recommandé son père ! Eh bien ! c' est tout cela qu' il faut sauver . Ainsi donc , après six années de patience , de douleurs , me voilà remis en face de la même angoisse , du même doute . La terrible alternative qui se dressa devant moi en 1610 m' apparaît de nouveau , et plus menaçante encore cette fois ! Alors , je tenais sous ma main tous les assassins de mon malheureux maître ; j' avais l' accusatrice ardente et forte , car mademoiselle de Coman n' eût reculé devant rien ; j' avais les témoins . D' un signe , d' un geste , je faisais tomber les plus criminelles , les plus hautes têtes de ce royaume , et toute là France , qui les soupçonnait , sans oser les demander au bourreau , m' eût béni . L' on eût élevé des statues à mon courage . M . de Harlay s' avança vers le crucifix les mains jointes . — Alors , continuait-il , vous le savez , Dieu éternel , ici -même , à vos pieds , je vous demandai un rayon de votre infaillible sagesse . Valait-il mieux absoudre que de frapper ? Valait-il mieux entourer ce trône chancelant , d' oubli , de silence , de pardon ; que de l' arroser de sang ? Était -ce plutôt mon devoir de garder , malgré ce que je savais , la mère pour défendre son fils , que de livrer ce fils à toutes les ambitions , toutes les rivalités des princes et des huguenots , purs assurément de crimes , mais accoutumés à convoiter le trône à travers les guerres civiles ? Je choisis librement , froidement . L' accusatrice fut sacrifiée . Mademoiselle de Coman expie dans une prison éternelle son innocence et le malheur d' avoir pénétré l' épouvantable secret . Seulement les scélérats voulaient m' arracher sa vie , et moi , en la laissant vivre , par justice , j' ai gardé aujourd'hui un suprême moyen de les punir . Les deux témoignages que j' avais alors pour soutenir mademoiselle de Coman , je les ai toujours . L' un est si terrible , il touche si haut , que ma conscience recule encore devant l' usage qu' un fils en aurait à faire . Ce coup , réservons-le . Essayons de ne le point porter . Le second témoignage peut suffire ; arme maniée d' une main ferme , il fera justice des assassins dorés , des coquins subalternes , qui se croient bien grands aujourd'hui parce que je les ai laissés pousser , champignons vénéneux , dans l' indifférence et dans les ténèbres , et qui osent insulter ma toge parce qu' ils ' pensent que je n' ai rien gardé sous ses plis ... Ceux -là , je ne veux pas même salir l' échafaud de leur sang . Je rassemblerai mes preuves en silence ; je tiendrai le flambeau d' une main , le fouet ; de l' autre , et leur offrirai à choisir . Ils choisiront le fouet . Qu' ils partent , qu' ils disparaissent , sauvant leur tête ignoble , après avoir dégorgé tout notre or . Oh ! ce sera un beau jour ! La patrie l' attend ... Et , après ce dernier effort , après ce .dernier service , personne ne pourra plus rien exiger de ma vieillesse , et , serviteur fatigué , j' aurai le droit de m' endormir . Le président se promena lentement , les : bras croisés , dans la vaste salle . — La besogne n' est pas faite , se dit-il ; ce second témoignage , il faut l' obtenir de la bouche qui me l' a fourni en 1610. Et depuis ce temps , que de choses se sont passés ! Le cœur alors généreux ne se sera-t-il pas livré à nos ennemis ? Est-il glacé par la mort ? Ou bien , ce qui est aussi dangereux et plus probable , ne sera-t-il pas engourdi dans le calme d' une vie heureuse , retirée , que je lui conseillai moi -même alors , en lui enjoignant le plus impénétrable silence ? Et , en ce cas , il reculera devant les risques d' une généreuse action ; il préférera le bonheur au devoir . N' importe , j' essayerai . Je le manderai près de moi . C' était une âme honnête , un talent pur , et dans sa carrière d' avocat au parlement , je lui ai rendu quelques services . Peut-être aurai -je conservé sur lui quelque influence , soit que le chef s' adresse à son honneur , soit que le bienfaiteur parle à sa reconnaissance . On frappa doucement à la porte du cabinet . — Le bailli sans doute . Le bailli du palais entra . — Venez , dit le président . Venez que je vous loue d' abord pour la réponse nette et ferme que vous avez faite à M . d' Espernon . La prison forcée a-t-elle beaucoup souffert ? — La porte seule est hors do service , monseigneur , mais déjà je l' ai fait remplacer . — Avez -vous remarqué que les gens de M . le duc aient cherché à faire évader quelque autre prisonnier que le capitaine Hugues ? — Je crois bien que l' envie ne leur en manquait pas , monseigneur , mais j' avais prévu la tentative , et au lieu de résister devant la porte du capitaine Hugues , c' est devant une autre que , je m' étais placé avec mes archers , résolus comme moi à se faire tuer jusqu' au dernier avant de livrer passage . — Devant la porte de mademoiselle de Coman , n' est -ce pas ? — Oui , monseigneur . — Bien , monsieur le bailli . Comment est la prisonnière ? J' espère qu' elle continue à vivre en santé ? — Bien frêle , monseigneur , mais soutenue par un courage indomptable et par l' espoir que monseigneur veille de loin sur elle . C' est le seul appui qu' elle ait conservé sur la terre . Elle ... et la France . — L' appui d' un vieillard de quatre-vingts ans , c' est éphémère ! ... Monsieur le bailli , je vous ai mandé pour une affaire urgente , secrète , jusqu' à un certain point . Il vous faudrait monter à cheval . — Je-suis prêt , monseigneur . — Vous vous rendriez à une maison dans les environs de Melun , aux Bordes , je crois , oui , aux Bordes ; vous donneriez au maître de cette maison la lettre que je vais vous confier . Pourriez -vous être revenu demain avec la réponse ? — Avant le jour , oui , monseigneur . — J' écris donc . Veuillez dire à l' huissier que je suis prêt à ouvrir mon audience . Le président était à sa table et commençait le billet qu' il devait écrire lorsque l' huissier annonça M . du Bourdet . Si grave qu' il fût , et si maître de lui -même , M . de Harlay ne put s' empêcher de tressaillir en entendant ce nom . — Du Bourdet ? demanda-t-il à l' huissier ; l' ancien avocat au parlement ? — Lui -même , monseigneur , avec son fils . — Du Bourdet ... en ce moment ... murmura le vieillard en regardant le Christ avec un sourire , comme pour lui rendre grâce de cette divine intelligence . Monsieur le bailli , ma lettre devient inutile , car on m' annonce celui à qui je l' envoyais . Mais je vous rappellerai plus tard . Adieu . Le bailli s' inclina et sortit . — Faites entrer M . du Bourdet , ajouta le président Le bonhomme et Bernard entrèrent timidement dans le cabinet . — Quoi , monseigneur , dit l' avocat , votre mémoire a daigné garder mon nom ? - Assurément , comme celui d' un homme habile et d' un homme honnête . — Vous entendez , Bernard , murmura du Bourdet palpitant de joie , répétez à vos enfants que vous avez entendu le grand président parler ainsi à votre beau-père . Monseigneur , voici le fils de la femme que vos bontés m' avaient fait épouser . — Vous aviez , par votre talent , sauvé toute sa fortune et celle de son fils . Elle voulait vous en récompenser ; moi qui vous connaissais , je lui ai conseillé de faire deux heureux à la fois . Je répondrais qu' elle n' a pas regretté d' avoir suivi mon conseil ? — Elle m' a laissé seul sur la terre , monseigneur , mais ses fils n' auront rien à me reprocher . ' — Ah ! vous êtes veuf , dit le président ... — Depuis quatre ans , monseigneur . — Ce jeune homme est le premier fils de feu madame du Bourdet . Y en a-t-il un second ? — Âgé de douze ans bientôt , monseigneur . Mais ce n' est pas de lui qu' il s' agit . Avant tout , permettez -moi , monseigneur , de vous faire mes respectueux , mes humbles compliments . — Sur quoi ? — Sur la majesté sans égale que M . le premier président a déployée tout à l' heure en présence de ces ... — Vous étiez là ... dans la grande salle ? — Oui , monseigneur . J' y étais allé pour vous chercher . C' est alors que le hasard — Laissons cela , Vous me cherchiez , c' est vrai . Si vous êtes venu à moi , ce n' est point sans motifs , sans nécessité . — Oh ! monseigneur , quelle affaire il m' arrive ! dit du Bourdet en joignant les mains , tandis que le président , rappelée lui -même par le mot affaire , prenait pour l' écouter l' air froid et défiant dont il s' armait en présence de toute sollicitation , de quelque part qu' elle lui vînt . En effet , dit un grand homme , dans le portrait qu' il a laissé de ce grand magistrat , « M . de Harlay était si grave , que par son seul regard il retenait chacun en- son devoir . Lorsqu' une cause lui était recommandée par une personne puissante , il l' examinait plus soigneusement , craignant qu' elle ne fût mauvaise puisqu'on y apportait tant de précaution , et dès qu' en une visite de civilité on lui parlait d' une affaire , il reprenait son ! visage austère et ne retournait plus à parler familièrement . » — Parlez donc , dit M . de Harlay , voyant que du Bourdet se taisait glacé . — Monseigneur , par où commencerai -je ? Mon beau-fils que voici court un grand danger , j' en ai le pressentiment . Ce matin , en arrivant de voyage , il a été arrêté par des hommes masqués qui lui ont fait jurer de remettre des lettres à certaines adresses . Menacé de mort , il a dû jurer . Voici les lettres : Aux princes , au Roi , à la Reine régente . Le président regarda les lettres avec attention . — Quel est votre-avis à vous -même ? de manda-t-il . Les plus jeunes opinent les premiers ; c' est l' usage . — Ne serait -ce pas quelque odieuse plaisanterie , monseigneur ? — Si ce n' est que cela , tant mieux . — Alors ne faudrait-il pas jeter au feu ces lettres ? — Non . Elles portent une suscription qui les rend sacrées . D' ailleurs , le jeune homme a juré . Bernard s' inclina . — Cependant , objecta timidement du Bourdet , au cas où de mauvais plaisants auraient écrit dans ces lettres quelques indignités capables d' exciter le courroux des destinataires , c' est Bernard qui en porterait la peine . — Je ne crois pas , répondit le président , que ces lettres puissent contenir des bouffonneries . Non . Je craindrais plutôt que le style n' en fût sérieux et fort médité . Ce n' est pas la première fois que des donneurs d' avis adoptent ce moyen de faire parvenir leur politique jusqu' au trône . Le feu roi reçut de cette façon plus de dix avertissements dont il m' a chargé parfois de découvrir les auteurs . Réfléchissons . — Mais , monseigneur , le temps presse . Ces misérables n' ont donné à Bernard que deux heures pour accomplir sa mission . En voilà plus de trois écoulées , et si la chose est sérieuse , ils le tueront comme ils l' en ont menacé . — Ce serait plus difficile , répliqua froidement le président . Mais enfin tout est possible . D' ailleurs , si ces gens -là ont suivi et épié votre fils , ils savent que vous m' avez consulté ; ils tremblent , par conséquent , et supposent que je pourrai intercepter leurs lettres ou les faire poursuivre . — Eh bien ! alors , monseigneur , abstenons-nous . Dès que nous sommes sous votre protection , que pourrions-nous redouter ? — Vous n' y resterez pas toujours , sans compter que ma protection est fort peu de chose , ainsi que vous l' avez pu juger tout à l' heure . — Nous nous retirerons aux Bordes bien cachés ... — De la faiblesse ! .dit le président en fronçant le sourcil , vous vous cacherez ! . , , vous engagerez ce jeune homme , qui doit être fort et courageux , à trembler comme une femme ! ... Quoi ! j' ai mal entendu , et ce n' est pas du Bourdet qui a parlé . — Quand on ne peut être utile à personne , répondit en balbutiant l' avocat gêné par cette mercuriale , pourquoi ne songerait -on pas un peu à soi ? — Vous vous trompez peut-être en cette circonstance , dit M . dé Harlay d' un ton plus doux . L' avis renfermé dans ces lettres peut avoir son utilité . Faute de cet avis , qui sait si un grand malheur sera évité ? si une grande occasion ne manquera pas ? — Je suis tout prêt , monsieur le président , dit Bernard , et M . du Bourdet n' a parlé ainsi que par bonté pour moi , que par égard pour -la mémoire de ma mère , envers laquelle il se reprocherait de m' exposer au moindre risque ; car , pour lui -même , monseigneur , je le connais , il ne se ménagerait pas . — Voilà bien parler , dit plus vivement qu' il n' en avait l' habitude M . de Harlay , dont le visage s' était épanoui à l' aspect de cette fraîche et valeureuse nature . Ce jeune homme a une figure que j' aime et qui décèle un bon cœur . — Oh ! oui , s' écria du Bourdet très-ému ; pour le cœur , c' est incomparable ! voilà pourquoi je m' alarme . Les braves gens vont en avant et le malheur est pour eux . — Je serai là pour le défendre , dit le président . Si le roi ou la reine prend le message de travers et s' attaque au messager , je témoignerai qu' il avait hésité , qu' il était venu à moi , et que je l' ai poussé à faire la démarche . — C' est plus qu' il n' en faudrait pour sauver dix existences , s' écria gaiement Bernard , et je ne crois pas que la mienne , ou soit exposée à ce point , ou vaille la peine qu' on la mette en question ; j' espère bien même n' avoir pas besoin de compromettre là dedans monseigneur . — Allez toujours , jeune homme . — Je pars . — Un moment ! s' écria du Bourdet , vous partez ? c' est bien jeune ce mot -là . Pensez -vous trouver tout ensemble les princes , la régente et le roi ? Corbleu ! — Pardon , monsieur le président , j' ai perdu à la campagne les bons usages du palais . — Par quoi allez -vous commencer ? N' est -ce pas important à décider ? Et à tout seigneur tout honneur . N' est -ce point à la reine-mère qu' il faut vous présenter d' abord ? M . de Harlay froidement , et presque avec sévérité : — Vous avez , en effet , oublié les bons usages , avocat , dit-il . Le seigneur , c' est le roi , le roi majeur , et non pas sa mère , qui a cessé d' être régente depuis deux années , qui a cessé , vous dis -je , d' avoir le droit d' exercer la régence , C' est donc au roi directement que le jeune homme remettra la première lettre , non sans lui faire savoir qu' elle est accompagnée de deux autres , dont il dira l' adresse à Sa Majesté . Le roi verra les lettres , et comme il est maître dans son royaume il en fera ce qu' il voudra.- N' oubliez pas , d' ailleurs , si vous tenez à préserver votre fils de toute disgrâce , que la confiance absolue en est le seul moyen . Quant à moi , l' appui que je lui ai offert ne sera donné qu' à cette condition . Du Bourdet avait baissé la tête , et son cœur était gros , et ' ses yeux se gonflaient comme ceux de l' enfant qu' on gronde . — Hélas ! dit il , monseigneur , excusez ma parole . Elle est bien en contradiction , je le jure , avec mon sentiment ; mais voyant tout ce que j' ai vu à Paris , lisant partout le nom de la reine et jamais celui du roi , j' ai cru devoir faire comme tout le monde , pardonnez -moi . Jamais personne n' a gémi autant que moi sur les malheurs de ce pays . — Ah ! dit le président qui regarda le pauvre homme avec une attention profonde . — Certes ! s' écria Bernard , et si l' on nous avait payés depuis ce matin pour louer le régime actuel , nous eussions bien mal gagné notre argent ! Mais à présent voilà que tout s' éclaircit . Monseigneur a posé la question sans réplique possible , et cette fois je crois pouvoir lui offrir tous mes respects et et dire que je pars pour te Louvre . — Et comment y serez -vous introduit ? dit le président avec intérêt . Voulez -vous un mot de moi qui vous aide ? — Acceptez ! acceptez ! s' écria du Bourdet . — Inutile , monsieur , répondit Bernard . Laissons monseigneur bien en dehors de tout ceci : plaisanterie ou tragédie , je garde le rôle pour moi . Si j' étais empêtré dans quelque fâcheux dénouement , alors j' oserais jeter un regard sur cette main libératrice que M . le premier président m' a fait l' honneur de me tendre tout à l' heure . Quant à entrer au Louvre , j' ai , je crois , toutes les facilités du monde ; je prierai Cadenet de me faire passer . — Le frère de M . de Luynes ? vous le connaissez ? — C' est un camarade , un ami à qui j' ai donné tout à l' heure des oiseaux rares . — Si vous avez donné des oiseaux , dit gravement le président , vous n' avez plus besoin de personne pour vous protéger au Louvre . Allez donc , et que Dieu vous conduise . — Merci , monseigneur , mille fois merci ! s' écria du Bourdet en se courbant sur la main de M . de Harlay . — Où allez -vous ? — Mais , avec Bernard ... — Il ira bien seul ; mieux vaut qu' il aille seul . Allez , jeune homme , et tâchez de me rendre compte de l' événement . Bernard , après avoir salué jusqu' à terre , sortit précipitamment . — Quant à vous , maître du Bourdet , continua le président en « ' adressant au bonhomme , qui méditait sa révérence et sa retraite , restez avec moi quelques moments . Nous ne sommes plus en affaires , causons comme de vieux amis . — Huissier ! ... je ne recevrai plus personne , si ce n' est le bailli , dans une heure . — Asseyez -vous , du Bourdet ... plus près de moi , car ma vue baisse , et je n' entends plus comme autrefois . Tandis que le président s' arrangeait dans son siège , du Bourdet se demandait par quel charme de conversation il pourrait reconnaître l' honneur d' une si illustre compagnie . Et M . de Harlay , rêveur ; et le regardant à la dérobée , se disait en soupirant que d' un pareil homme à son but il v avait bien loin ! Du Bourdet lui paraissait . vieilli à ce vieillard . Ajoutons , pour écrire avec quelque vérité l' histoire du cœur humain que du Bourdet avait la même opinion du président , auquel , s' il eût osé , il eût reproché son altitude passive en face des agressions de M . d' Espernon . M . de Harlay n' -était pas homme à jouer longtemps avec sa pensée ou à tourmenter celle d' autrui . . Les minutes représentaient des heures pour son impatience . . — Qu' avez -vous l' intention de faire , demanda-t-il , de ce grand garçon que vous m' avez montré ? Un légiste ? un homme d' épée ? — Ni l' un ni l' autre , monseigneur . Je l' emmènerai dès ce soir , s' il se peut , aux Bordes , où j' ai trouvé pour lui un bon parti . Marié , il fera comme moi , il ne s' occupera plus que d' être heureux . — Vous avez pris cette occupation -là plus tard que lui , dit le président ; la part de bonheur destinée à chaque créature n' est pas très-large , et quiconque se met à table trop matin n' a plus rien pour le repas du soir . Et puis vous l' enterrez , ce jeune homme , au détriment de son maître et de son pays . — Ah ! monseigneur , voilà la question ! s' écria du Bourdet ; quel sens attachons-nous à ce mot : le maître ? Il me semble qu' en ce moment c' est : les maîtres qu' il conviendrait de dire . Eh bien ! monseigneur , pour servir tant de maîtres , il vaut mieux ne rien servir du tout , que Dieu . : . — Dieu commande qu' on obéisse à César , monsieur du Bourdet . — Mais il ne veut pas qu' on obéisse à MM . Concini , d' Espernon , Mangot , Barbin et au comte de Sept-Églises . — Celui -là est un étranger , un Espagnol . Nous n' avons pas même à le connaître , dit le président . — Cependant , monseigneur , on le connaît malgré soi , comme malgré soi on connaît le scorpion qui pique , la vipère qui mord . Ne suis -je pas obligé de les connaître , moi , ces brigands , dont l' un tout à l' heure osait , en pleine assemblée , insultera ce qui nous reste d' honneur et de vertu ? — La patience est une vertu aussi ; celle peut-être qui les renferme toutes . — Je ne l' ai pas , monseigneur . Permis à vous , qui vous élevez au-dessus de nous , d' ajouter cette gloire à toutes celles qui vous illustrent ; mais moi , dont l' un des fils a failli ce matin être fouetté par des sbires dans la rue , et dont l' autre court en ce moment presque autant de dangers à la cour qu' il en a couru sur la grande route ; moi qui vois le mal et point le remède , les bourreaux et non les vengeurs , le crime et non le châtiment , je dis bien bas , car j' ai peur , je l' avoue , je dis que notre pays est une vaste embuscade , et je cherche à me mettre en sûreté , moi et les miens . . Le président demeura muet , immobile . — En effet , continua du Bourdet , que pourrais -je faire , moi , atome , quand les malfaiteurs s' attaquent au Parlement ? et que la nation ne se défend pas elle -même ? Non , non , enterrons-nous , monseigneur , puisque les forces vives de la France sont brisées , puisque ... ... Fracta virtus et minaces Turpe solum tetigere mentes . — Il est vrai , dit M . de Harlay pensif . — Et quand monseigneur l' avoue ! ... s' écria du Bourdet le cœur pénétré d' amertume , il faut que tout soit bien fini . — Ce qui est fini , c' est moi et non la France . Elle , au contraire , n' en est pas même à sa jeunesse ! — Jeune ou décrépite , qu' importe , si tous ces Italiens , tous ces Espagnols , tous ces Gascons , la tuent ? Elle n' en sera pas moins morte , monseigneur , on meurt à tout âge . — Vous parlez éloquemment , du Bourdet . Mais que faire à tous ces maux ? — Ah ! monseigneur , si vous étiez le pauvre homme que je suis , et moi l' homme éminent que vous êtes , si vous pensiez ce que je pense , et que je pusse ce que vous pouvez ... — Eh bien ? — Eh bien ! tous ces pillards , tous ces brigands , tous ces assassins seraient bientôt anéantis ; car , entre nous , monseigneur , — et du Bourdet baissa la voix , — -vous savez que ce sont des assassins . — Il faudrait au moins le leur prouver , dit lé président avec un regard attentif . — Qui le peut mieux que vous ? — Je suis vieux , affaibli ; ceux qui pourraient m' aider sont rares ; que dis -je , rares ? je n' en vois pas . Du Bourdet garda le silence à son tour . — On ne soulève pas le monde sans levier . Quel serait le mien ? Oui , bien des cœurs s' indignent ; oui , j' entendrai souvent bruire des paroles généreuses comme vous venez d' en prononcer . Mais les actions , qui les fera ? — Souvent , dit l' avocat , évidemment embarrassé par le grave et clair coup d' œil du vieillard , les gens courageux n' attendent qu' un signal . — Qui le donnera ? comment le donnera-t -on ? Tenez , du Bourdet , un exemple : En 1610 , l' occasion fut belle . Une âme courageuse se leva , et donna le plus éclatant signal qui jamais ait retenti en France , depuis Jeanne d' Arc peut-être . Une femme , seule contre une armée de gens puissants , appelait ses concitoyens à la vengeance contre des criminels qu' elle désignait . — On a étouffé sa voix . — Là n' est pas la question . Énumérez les voix qui se sont jointes alors à la sienne . El M . de Harlay s' arrêta , l' œil fixé sur du Bourdet . — Mais- ... monseigneur ... la mienne , s' il l' eût fallu . — C' est vrai . Avouez cependant que vous ne m' avez pas su mauvais gré de ne pas vous l' avoir demandée . Soyez franc , comme vous êtes honnête , et dites que vous avez respiré plus largement le jour où je vous ai remercié de votre zèle , en vous annonçant que je ne l' utiliserais pas . — Je n' étais pas moins prêt ... monseigneur , balbutia du Bourdet , que l' insistance du président mettait de plus en plus à la gêne . — Vous avez eu votre heure de courage , de dévouement , c' est beaucoup , reprit M . de Harlay . Combien d' autres pour qui cette heure -là n' a jamais sonné ! Oui , vous êtes venu , je m' en souviens , très-ému , très-résolu peut-être , déposer en mon sein des révélations graves . — Que j' eusse signées au besoin . — Je ne l' ai pas souffert ; j' ai voulu qu' il ne restât rien ni du crime ni des preuves , et je vous ai envoyé oublier tout cela dans les douceurs de la vie domestique . Lequel de nous deux a été sage ? N' ai -je pas bien fait de vous épargner , vous que ce silence a rendu si heureux ? — Il est vrai , dit naïvement le bonhomme sans remarquer le tressaillement imperceptible de son interlocuteur . — Et , je le répète , ajouta le président , qui revenait à son but par un détour habile , n' eussiez -vous pas regretté l' heure fatale du courage ? Ne m' eussiez -vous pas maudit , moi , qui de cette révélation faite , moins au magistrat qu' à l' ami , me fusse forgé une arme avec laquelle , eh punissant les coupables , j' eusse peut-être sacrifié le révélateur innocent ? - J' ai honte de l' avouer , monseigneur , la vie m' a souvent paru bien douce à côté des agitations ! ... — Même à côté du devoir , n' est -ce pas ? dit l' austère vieillard avec une amertume mal déguisée . Ah ! ne revenez pas sur vos franches paroles . Tous les hommes auraient pensé comme vous , et se contenteraient de parler différemment . Eh bien ! monsieur du Bourdet , les choses sont donc bien comme elles sont . Pour les changer , il faudrait plus que du courage , plus que du dévouement , il faudrait l' audace , l' abnégation , le fanatisme du martyre . Ces mots ne sont plus de notre âge . Voilà pourquoi je vous disais tout à l' heure qu' il ne sied à personne de se plaindre . Voilà pourquoi il est juste que les enfants de douze ans soient battus de verges dans les bras de leur père , que les routes soient infestées de voleurs ou de rebelles , et la cour peuplée de pillards et d' assassins . Mais à côté de ces misères , il y a les douceurs de la vie isolée . Les uns ont leurs champs et leurs prairies ; d' autres le vin et les amours ; d' autres l' argent et les honneurs ; le peuple même a l' orgie et le vice . Qu' importe qu' on liait pas de patrie ? c' est un mot cela , un mot creux , si tout le monde a quelque chose ! Du Bourdet s' aperçut un peu tard où l' avait amené la rude et opiniâtre logique du vieil orateur . C' était non plus un athlète fatigué , mais un lutteur infatigable qui . avait laissé suer , souffler son adversaire et apparaissait plus alerte , plus frais que jamais au seuil d' une carrière nouvelle . Maintenant , quelle était cette carrière ? où pouvait-elle aboutir ? Du Bourdet frémit à .cette seule idée . Le vertige le prit ; il ferma les yeux . — Ceux qui parlent trop facilement de sauver la société , - dit le président avec un calme légèrement railleur , sont de bonnes gens qui peuvent faire l' admiration de leur petite famille ; mais c' est une gloire acquise à bon marché , elle ne dure pas . Il est vrai qu' on vit fort bien sans gloire . Je crois que nous avons assez causé , mon cher monsieur du Bourdet ; souhaitons-nous la continuation de nos prospérités . Et il se leva froid et solennel dans sa robe des cérémonies , dont les vastes profondeurs de pourpre et d' hermine semblaient habiller un géant . Près de lui , du Bourdet disparaissait , misérable pygmée . , . Il avait déjà fait la révérence et allait franchir la porte quand , se retournant , il aperçut M . de Harlay , sombre , courbé , abattu . — Monseigneur , s' écria-t-il en revenant bien vite , dites -moi au moins que je ne suis pas la cause de l' affliction où je vous vois . Le vieillard leva la tête . . — Oh ! c' est que je ne me pardonnerais pas de vous avoir manqué dans un moment critique . Et , faut-il que je vous l' avoue ? j' ai eu peur tout à l' heure , oui , j' ai tremblé en soupçonnant que vous m' appeliez peut-être pour un de ces moments -là . — C' était vrai , répliqua M . de Harlay simplement . Du Bourdet pâlit et frissonna . — Que ne me l' avez -vous dit surie-champ , monseigneur ? répliqua-t-il d' une voix émue qui trahissait tout l' effort de sa belle âme aux prises avec la faiblesse humaine . N' est -ce pas vous qui m' avez fait ce que je suis ? Mon bonheur n' est-il pas votre œuvre ? Et me croyez -vous ingrat au point de ne pas vous sacrifier une part de ce bonheur ? — Je vous connais bon et courageux , , du Bourdet ; mais je dois mesurer la tâche aux forces de l' ouvrier . S' il ne se fût agi que de vous ôter une part de tranquillité , de bienêtre bienêtre , sauriez déjà mon projet ; mais , pour qu' il réussisse , ce projet immense , c' est plus que le repos , plus que la fortune d' un pauvre homme que j' aurais à exposer . — Sa ... liberté , peut-être , dit du Bourdet en appuyant une main sur sa poitrine pour comprimer les battements d' un cœur éperdu . — Plus encore que sa liberté . — Je comprends , murmura du Bourdet à voix basse . Il chancela , mais se redressa aussitôt , et sa physionomie douce et naïve s' ennoblit peu à peu de toute la majesté d' une solennelle et intrépide résolution . Il vint prendre respectueusement la main du président et le conduisit tout étonné à sa table , devant laquelle il le fit asseoir avec une affectueuse insistance . — Que ferai -je de cette plume que vous m' offrez ? dit M . de Harlay qui le regardait sourire . — Vous écrirez , s' il vous plaît , monseigneur , la déposition que j' ai eu l' honneur de faire devant vous , en 1610 , à propos de l' assassinat du roi Henri IV , et que je vais renouveler aussi exactement que l' honneur et la religion me le commandent . — Du Bourdet ! s' écria le président avec un transport de joie , je vous remercie , et Dieu vous bénira . — Écrivez , monseigneur : — « L' an 1610 , le premier jour de mai , c' est-à-dire treize jours avant la mort du roi , moi , Claude Jacques du Bourdet , avocat au Parlement , passant dans la rue Saint-Antoine pour rentrer chez moi , rue de la Couture-Sainte Catherine , je fis la rencontre d' une femme que je connaissais demoiselle de compagnie de madame la marquise de Verneuil , et qui s' appelle mademoiselle de Coman . Je l' abordai , bien qu' il fût tard et qu' elle parût chercher à m' éviter . Elle était accompagnée d' un homme grand et fort , âgé d' environ trente à trente-cinq ans , barbe rouge et cheveux noirs , qu' elle me dit avoir commission de sa maîtresse de conduire loger dans la maison d' un baigneur nommé la Vienne ... » — Trouvez -vous à propos d' ajouter , interrompit le président , ce que , je m' en souviens , vous m' avez dit il y a six ans , à savoir : que ce la Vienne était en même temps valet dé pied chez le roi , et l' un de ceux qui , si malencontreusement , quittèrent le carrosse de Sa Majesté au moment de l' embarras des voitures dans la rue de la Féronnerie ? — Parfaitement , monseigneur , excusez -moi , je l' avais oublié . — Continuez ... J' ai écrit ... « — Laquelle maison est située rue de la Cerisaie , près la place Royale , sur l' emplacement du fort bel hôtel bâti par un seigneur étranger , après la mort duquel il fut rasé complètement . » — Ce détail serait peut-être inutile , dit le président . — Je ne crois pas , monseigneur , car il établit la filiation de cette propriété , qui fut achetée par madame la marquise de Verneuil , après la mort de ce seigneur . — Non pas achetée , du Bourdet , , mais extorquée au roi par ladite marquise . Tout cela est une autre histoire aussi douloureuse , sinon aussi auguste . Revenons à votre déposition ... « Près la place Royale . « — Je regardai attentivement cet homme , dont la figure m' avait frappé . La demoiselle de Coman ajouta qu' elle nourrissait cet étranger depuis huit jours , pour le compte de sa maîtresse , mais qu' il venait de Naples , puis d' Angoulême , solliciter un procès à Paris ; et alors la demoiselle de Coman , s' interrompant , dit à cet homme , en me désignant : « — Si vous avez besoin d' avocat pour votre procès , voici l' un des plus savants praticiens du barreau dé Paris . « Alors cet homme , me regardant froidement , me salua . Je pensai qu' il ne se croyait pas assez riche pour prendre l' un des bons avocats de la capitale et je lui offris obligeamment mes conseils . . Il répondit , avec un certain embarras ; qu' il acceptait , et que si je voulais bien entendre son affaire , celui serait tout profit . Moi , pour ne pas perdre de temps , j' offris de le conduire jusqu' à la maison du baigneur , et de l' entendre chemin faisant . « — Eh bien , monsieur , dit mademoiselle de Coman , puisque vous avez cette bonté , de vouloir bien indiquer la maison de la Vienne à ce garçon , je deviens inutile et m' en retourne , car je suis fort pressée . « — Faites , » lui dis -je . Et elle partit , nous laissant ensemble , cet homme et moi . — Ne vous glissa-t-elle pas un mot à l' oreille avant de partir ? demanda le président à du Bourdet . — Ah ! pardon , monseigneur , je me trouble à force de vouloir me souvenir . Elle se pencha vers moi , en effet , et me dit : — Le procès que sollicite cette vilaine figure doit être une mauvaise affaire ... Ah ! monsieur du Bourdet , si vous saviez ! ... Ce fut tout ; elle disparut . — Fort bien . « — Je remarquai , en faisant causer cet homme , qu' il rie me racontait rien de naturel ni même de plausible sur le prétendu procès . La seule chose que je compris , c' est qu' il comptait trouver chez le baigneur des gens dont la recommandation le lui ferait gagner . Nous arrivâmes à la maison de ce baigneur . Il faisait déjà nuit ; le temps était d' une douceur et d' une pureté remarquables . » — Cette circonstance peut-elle s' omettre ? dit le grave magistrat . — Non pas , monseigneur , car c' est à causé de cette circonstance que j' ai remarqué tout de suite l' homme si chaudement emmantelé qui entrait par le fond de la maison dans le petit jardin . — Racontez avec ordre . « — Sur le seuil de la maison nous trouvâmes un homme qui attendait et qui vint à mon compagnon avec empressement . Ils s' entretinrent ensemble en une langue que je ne connais pas ... — En espagnol , dit le président . Vous m' avez cité , en 1610 , un mot que vous avez retenu , le mot Iglesias . — C' est vrai . — Il est espagnol . Continuez . « - Voyant qu' on pouvait se passer de moi , j' allais partir , quand la Vienne arriva , fit quelques caresses à celui que j' amenais , et lui dit assez étrangement : — L' ami que vous attendez n' est pas venu encore . Entrez , buvez frais et patientez . — Que faisiez -vous pendant ce temps ? La Vienne vous à-t-il vu ? ... — Je ne le crois pas . J' étais déjà dans la rue quand le . solliciteur de procès-vint me remercier et prit congé de moi . Mais , au lieu de revenir par la rué Saint-Antoine , l' idée me prit de passer par les derrières de la maison . Ils sont très-solitaires , très-rustiques , à cause de la quantité de beaux arbres soit de l' hôtel Zamet , soit d' autres jardins . J' avais ouï dire que cette maison du baigneur la Vienne servait souvent de lieu de rendez -vous à certaines personnes de la cour , notamment à madame la marquise de Verneuil , et avait une porte de derrière assez fameuse . Par curiosité , par désœuvrement , comme un Parisien que je suis , je voulus voir au moins cette porte ; ce que m' avait dit mademoiselle de Coman me fortifiait dans la pensée que le grand garçon aux cheveux noirs , aux larges épaules , sollicitait peut-être son procès près de la marquise elle -même . — L' idée est admissible , dit le président , mais changez -en la forme . C' est un avocat au parlement qui parle . — Hélas ! c' est vrai , soupira du Bourdet . — Je m' en charge . — Allez . — J' arrive au terme de ma déposition . « Comme je passais devant cette porte mystérieuse , un homme enveloppé d' un manteau s' y présentait . Un manteau par ce temps tiède ! Il ne pouvait servir que de masque . La porte s' ouvrit . Une-vive lumière frappa le visage ou plutôt le manteau de l' homme , qui prononça ces paroles avec un accent qui ne m' était pas inconnu : — Ravaillac est-il arrivé ? — Oui , monseigneur , répliqua la Vienne , une lanterne à la main . « Le manteau tomba . Je reconnus celui qu' on appelait monseigneur . C' était M . le duc d' Espernon . » ' . — Ajoutez , dit le président , que vous le connaissez pour l' avoir vu plus de cent fois . — Plus de mille . Treize jours après l' assassinat du roi , j' entendis nommer l' assassin , je l' allai voir à la Conciergerie , où je le reconnus pour celui que j' avais conduit à la maison du baigneur , et , tout épouvanté , mais fidèle à mon devoir , j' accourus près de M . le premier président , à qui je révélai tout ce que je savais . — Ajoutez qu' il vous ordonna de vous taire , qu' il vous engagea même à éviter toute occasion de rappeler cette affaire , et qu' il ne voulut pas enregistrer votre déposition , estimant que le silence et l' oubli étaient alors indispensables au bien de l' État . — C' est vrai , monseigneur , dit du Bourdet . Mais monsieur le président paraît avoir changé d' avis aujourd'hui . — J' ai changé avec les circonstances . Dites -moi , du Bourdet , avez -vous jamais révélé à quelqu'un tout ce que vous venez de me dire ? — Jamais ! pas même à ma femme ! — Pas même à vos fils ? — À personne . Oh ! monsieur le président , je ne songeais qu' à une chose : c' était à oublier moi -même . Mais maintenant j' y vais bien songer ; je vois qu' il le faut . Et malgré tous ses efforts , il laissa échapper un soupir d' angoisses . — Il s' agit de signer ma déposition , dit-il . M . de Harlay lui arrêta la main . — Non . C' est inutile . Remarquez que je n' ai pas même écrit votre nom dans cet acte . Il est resté en blanc . À quatre-vingts ans je puis mourir avant d' avoir achevé l' œuvre , et je ne veux compromettre personne sans utilité . Merci , au nom de Dieu , au nom de la patrie . Vous êtes un homme d' autant plus courageux , que le courage vous coûte plus cher ... Au commencement de l' entretien vous faiblissiez ... — C' est que je n' avais pas encore fait la réflexion que j' ai faite ensuite , monseigneur . — Laquelle ? — Que mon beau-fils Bernard était revenu , et que mon pauvre Aubin ne serait plus seul sur la terre , car le grand sera le père du petit . — Et moi , je serai votre père et le leur , du Bourdet , répondit le vieillard attendri en ouvrant ses bras au bonhomme , qui fondit en larmes autant d' orgueil que de douleur . — .Allons , allons ! reprit le président , tout est fini . L' opération est faite . Reprenez votre douce vie , et jouissez -en pleinement , car vous en avez , le droit : si heureuse , si oisive ' que puisse être désormais votre existence , soyez sûr qu' elle est utile au salut de la patrie . Maintenant , un dernier mot . M' autorisez -vous , quand il le faudra , à vous demander votre signature au bas de cet acte ? — Il le faut bien , monseigneur . — Votre aveu public , au besoin ? Du Bourdet s' inclina , et d' une voix entrecoupée : — Le sacrifice est fait , monseigneur , dit-il , et , malgré les apparences , fiez -vous à moi . — Et vous à moi , dit le président en lui serrant la main . Adieu . — Pas au revoir , monseigneur ? — Je ferai tout au monde pour que vous ne me revoyiez plus ... Adieu , mon ami . Du Bourdet saisit et couvrit de baisers la main loyale du grand homme et sortit du cabinet . Le bailli du palais attendait les ordres de son maître . — Monsieur le bailli , lui dit le président à voix basse , tenez -vous prêt cette nuit à me conduire à la prison de mademoiselle de Coman . En suivant cette jeune dame masquée qui avait déposé le petit Aubin à l' hôtellerie des Fils-Aymon , nous arrivons au palais des Tuileries , qui , à cette époque , bien que refait à neuf par Henri IV , né ressemblait guère aux Tuileries d' aujourd'hui . Une rue séparait le palais du jardin , et d' autres jardins s' étendaient jusque sur la rue Fromenteau , plantés d' arbres à fruits , véritable campagne . Enfin , ce seul grand jardin que nous connaissons aujourd'hui ( bien entendu , il n' avait pas encore été dessiné par Le Nôtre ) , était fermé de murs de deux toises ; on y voyait une volière , une grotte ; les terrasses n' existaient pas plus que les bassins , et pour achever la description , c' était un pèle-mêle d' arbres et de fleurs plus digne d' un jardin de banlieue que d' un parc royal . Le public n' y entrait pas . Le roi seul et la cour en jouissaient comme aussi de la grande promenade , close de grilles , qu' on appelait le Cours-la-Reine , et qui est aujourd'hui la portion de terrain comprise entre les Tuileries , la rivière et la grande allée des Champs-Elysées , jusqu' au rond-point . Revenons à la grande cour des Tuileries , pleine en ce moment de gardes , de courtisans , qui se disposent à entrer chez la reine-mère . Toute la partie du château habitée par le jeune roi et la petite reine est déserte ; l' essaim ne tourbillonne qu' autour de l' entrée principale . Au delà , silence . Seulement , à l' une des fenêtre de l' appartement d' Anne d' Autriche , une femme accoudée sur le balcon respire le soleil avec un air de satisfaction et d' indifférence qui exclut , toute autre idée . Cette femme , jeune encore , au teint mat des Espagnoles , aux longues mains adroites , à l' œil rond et perçant , c' est dona Estefana , la camériste favorite de la jeune reine . Elle honore d' un coup d' œil à peine le brillant assemblage de couleurs chatoyantes , de cavalcades hardies , subitement arrêtées aux portes , et la foule des seigneurs courtisans ou courtisés qui arrivent chez Marie de Médicis . Tout cela ne regarde pas le roi et la reine de France . Qu' importe tout cela aux serviteurs de la princesse espagnole ? N' ont -ils pas la vue des jardins , le parfum des fleurs d' automne et le soleil qui descend sur le balcon ? Estefana est bien désintéressée des grandeurs de la terre . Ce qu' elle contemple avec le plus d' attention , c' est un mât planté dans le milieu de la cour des Tuileries . Peut-être fait-elle ' la remarque que ce poteau semble placé là comme une séparation entre la vieille cour et la jeune , limite que pas un des courtisans ne franchit , à moins que son cheval ne l' emporte . Mais cette réflexion nous semble un peu trop philosophique pour la camerera espagnole . Les femmes de Castille rêvent pour rêver , et regardent pour regarder , et non pour voir , et encore moins pour penser . Donc Estefana , si elle regarde le poteau , le regarde , et voilà tout . Passons au côté resplendissant et tumultueux de la cour . Une femme arrive à cheval , son écuyer à sa gauche , deux laquais derrière . Elle a le visage couvert d' un masque ; mais l' étiquette exige qu' elle dépose ce masqué en entrant dans la maison royale , et , en effet , le masque tombe au moment où le cheval de la dame franchit les portes . cette femme , nous connaissons sa bonté , sa grâce ; mais qui pourrait peindre et louer dignement sa beauté ? Ce fut , parmi les gens qui l' aperçurent et la saluèrent , un petit murmure d' admiration et pour ainsi dire de tendresse , auquel notre inconnue répondit par un charmant sourire à l' adresse de ceux qu' elle connaissait . Ceux -là étaient nombreux , il faut le croire , car plus de vingt d' entre eux s' empressèrent autour d' elle pour l' aider à descendre ou la voir de plus près , tandis qu' elle jetait un regard furtif vers le balcon où se tenait toujours Estefana . Ses yeux noirs et limpides , son teint animé par l' exercice , et la pureté parfaite de sa bouche fine et tendre , n' étaient pas cependant sa plus réelle beauté . Il y avait dans sa taille haute et dans ses bras , d' un tour exquis , une noblesse si gracieuse , dans sa riche poitrine un souffle si pur et si fier ; il y avait tant d' élégance antique dans sa jambe tendue sur l' étrier , tant de frissons voluptueux dans les plis flottants de sa robe , dans l' ondulation de sa plume , que tout homme , en la voyant , devait se demander si jamais femme avait été créée plus belle . Les nouveaux venus à la cour , — et il y en a chaque matin aux audiences , — demandèrent son nom , et apprirent qu' elle s' appelait Marguerite de Valleranes , mariée depuis deux ans à peine à don Luis Calderon , comte de Siete-Iglesias , que les Français préféraient appeler Sept-Églises . Les plus curieux surent qu' elle était la dernière héritière d' une illustre famille éteinte ; qu' elle pouvait avoir vingt ans , et une fortune dont un prince régnant se fût montré satisfait . Et comme il est rare qu' un provincial qui demande des renseignements ne les exige pas complets , ces curieux questionnaient sur le compte du mari . Alors un clin d' yeux les avertissait de parler bas , on leur prenait le bras , on feignait de regarder fort attentivement une cheminée ou un cheval , et voici ce qu' on leur répondait : « Don Luis Calderon de Siete-Iglesias n' a pas encore trente ans . C' est un de ces fanatiques Espagnols qui poursuivent à outrance la politique si longtemps combattue par Henri IV , et dont peut-être il est tombé victime . Il est le neveu du célèbre Rodrigue Calderon , secrétaire du duc de Lerma , qui gouverne l' Espagne pour en épargner la peine à Philippe III . Homme à passions sombres , homn % séduisant , homme terrible , — vous le verrez tout à l' heure chez la reine-mère , — c' est pour payer ses services que Marie dé Médicis et le maréchal d' Ancre lui ont fait épouser mademoiselle de Valleranes , pauvre enfant , hélas ! si charmante . Leur mariage s' est fait le jour même du mariage de notre jeune roi avec Anne d' Autriche ... Chut ! ... Et l' on passait à un autre sujet de conversation , après avoir donné un dernier regard à la jeune comtesse . Mais celle -ci se refuse à descendre de cheval au milieu du groupe qui l' attendait devant l' escalier . — Pardon , dit-elle aux plus empressés , je crois que mon cheval boite un peu depuis le faubourg Saint-Germain . Je veux m' en assurer . Un tour de cour et je reviens . Les admirateurs s' écartèrent , la comtesse pria son écuyer de bien observer l' allure de la bête , et , après un nouveau regard au balcon , se dirigea vers le poteau , dont elle fit lentement le tour , observant avec une grande attention apparente l' épaule de sa monture , mais épiant en réalité le mouvement d' un épais rideau de velours , qui retombait derrière Estefana , et sous lequel , nous oserions presque affirmer , parut et s' agita , comme avec un geste joyeux , une petite main fraîche et blanche . — Eh bien ! Lafougeraie , dit très-haut la comtesse d' un ton animé , qu' en pensez -vous ? — Madame , répondit gravement l' écuyer , je pense que la bête a quelque chose dans la jambe de devant hors montoir . — C' était mon avis . Vous entendez , continua-t-elle en s' adressant aux laquais qui l' attendaient respectueusement à distance . Qu' on ait le plus grand soin de mon cheval . Je l' ai peut-être un peu fatigué ce matin . — Bon ! ... Aller à Saint-Germain et revenir , dit l' écuyer , c' est une promenade ! Et il offrit son bras et son épaule à la jeune comtesse pour descendre . Elle traversa la foule et monta l' escalier qui conduisait aux appartements de la reine-mère , car le conseil venait de finir . Tandis que s' ébranlait toute cette multitude de satin , velours , broderies et dentelles , deux personnes arpentaient côte à côte , tristement , sans parler , le jardin particulier des Tuileries , et les tours succédaient aux tours dans la monotone promenade de ces deux personnes . C' était d' abord un jeune homme grand , bien fait , âgé d' environ trente ans et si beau , ou plutôt si charmant qu' il ne fallait pas le voir , dit un contemporain , si on voulait s' empêcher de l' aimer . Il était vêtu simplement , portait une courte épée ou plutôt un couteau de chasse et roulait dans ses doigts , avec une sorte de dépit , son chapeau sans ornements-et sans plumes . Tout en marchant , il examinait , d' un œil fin et discret , la physionomie maussade et quasi-boudeuse de son compagnon , qui , de l' air le plus mélancolique , crossait à coups de canne les cailloux des allées et abattait des limaçons sur les arbustes . Celui -là , vêtu d' un manteau noir mal agrafé , d' un pourpoint gris , de chausses noisette , et botté comme pour la chasse , était un jeune homme de quinze ans , pâle , mince , ouvrant au hasard de grands yeux noirs , et laissant flotter au vent d' automne ses longs cheveux plus bruns que l' ébène . Il avait le chapeau sur les yeux , la plume incorrectement flottante , un Saint-Esprit de travers au col . C' était le roi . — Tu vois , Luynes , dit-il sans changer l' expression de son visage , tu vois si j' ai du malheur , Ces oiseaux -là étaient donc bien beaux ? — Ah ! ne m' en parlez pas , sire , j' en ferai une maladie . — Dis -moi un peu , du moins , comme ils étaient , ajouta le roi avec amertume . — Sire , il y avait des espèces de merles bleus semés de poudre vert et or , avec des têtes rouges . J' en ai vu un autre blanc rayé de noir portant une huppe violette comme vos rubans ; enfin je me rappelle un noir piqueté de jaune , avec une queue orange et une tête du plus beau vert de mer . — Ah ! Dieu ! murmura le roi . — Celui qui me plaisait le plus était un rouge avec le collier bleu et gris , la tête noire , la queue d' un cendré sale . — D' un cendré sale ! s' écria le jeune roi avec désespoir . Et je n' aurai pas ces oiseaux -là ! Et je ne les verrai même pas ! Il baissa la tête et laboura furieusement un groupe de larges pensées qui se réjouissaient au soleil . — Si vous étiez fils héritier d' un bon bourgeois quelconque ; si vous vous appeliez Leroux ou Lefebvre , au lieu de vous appeler Bourbon , vous sortiriez , vous marchanderiez ce qui vous-plaît et vous l' auriez , dit froidement M . de Luynes . — Tu n' as donc pas marchandé , toi ? — On m' a dit qu' ils n' étaient pas à vendre . Et je n' ai pas insisté , car on pouvait me reconnaître . J' ai l' honneur d' être à vous , et un refus fait à moi devenait alors un refus au roi . — C' est juste . Dis -moi ... le peuple ne devrait pas me haïr , car je ne lui prends rien : je ne suis pas tyran , moi . — Mais il ne vous hait pas , sire . — Crois -tu ? — J' en suis sûr . Seulement , comme il ne vous connaît pas et qu' il connaît très-bien ses autres maîtres ... — Il aime ceux -là ! ... — Il hait ceux -là , répondit Luynes avec son flegme habituel . — C' est autant que je gagne alors , repartit le roi ; mieux vaut être inconnu que haï . Luynes s' inclina sans rien ajouter , et la promenade continua , lente , lugubre et silencieuse , pendant au moins deux grands tours . Comme ils repassaient devant les volières , le roi poussa un soupir , détourna la tête et dit : — Que font-i / s là-haut ? Ils , c' étaient la reine-mère et ses courtisans ; là-haut , c' étaient les Tuileries . — Ils sont au conseil , je pense , repartit nonchalamment M . de Luynes . Une [ rougeur fébrile passa comme un reflet de flammes sur les joues amaigries de Louis XIII . — On vient à nous , dit M . de Luynes , qui s' aperçut de cette émotion . — Qui cela ? pourquoi nous dérange t -on ? — Sire , j' avais envoyé Cadenet chez le maître des oiseaux pour essayer de sa chance , — il en a une insolente , — et peut-être revient-il ... C' est lui , en effet , il court comme s' il avait quelque bonne nouvelle ! — Ah bien oui ! dit lamentablement le roi ; est -ce que j' en ai , moi , de la chance ? On vit Cadenet traverser avec des bonds les allées , les sentiers , et franchir les plates bandes comme un chien joyeux qui rejoint ses maîtres . — Je les ai ! s' écria-t-il en agitant son chapeau , je les ai ! — Les oiseaux ? dit le roi tout ému . — Les oiseaux , oui , sire . On m' en donne cinquante , on les envoie ; ils arrivent ! — Ils arrivent ! ... Ah ! brave Cadenet ! s' écria le roi dans un transport de ravissement . Conte-nous cela . - . — Sire , M . de Luynes n' avait pas exagéré , ces petites bêtes sont admirables . Elles ont été choisies par Mocquet , le grand voyageur . Elles viennent des Philip ... — Ne vous étranglez pas , dit M . de Luynes à son frère . . — Il a bien couru , bon Cadenet ; merci , fit le roi . — Mais êtes -vous bien sûr , reprit Luynes , que le marché soit fait ? — Si j' en suis sûr , mon frère ! Savez -vous à qui ils appartiennent ? à un ami d' enfance , à mon plus cher compagnon , à Bernard de Preuil ... le voisin de notre père . En sorte qu' il n' a rien eu à me refuser . — Que vous disais -je de sa chance , sire ? interrompit Luynes . Ces choses -là n' arrivent qu' à lui . — Comment et quand viendront -ils ? demanda le roi empressé . — J' ai donné un écu à l' hôte , qui , devant moi , à fait charger les cages sur une civière . J' ai loué deux porteurs et deux-autres pour les relayer . J' ai acheté de la toile pour recouvrir ces cages , car la vue seule des oiseaux ferait émeute et retarderait leur arrivée . Enfin , je n' ai pris ma course en avant qu' à deux cents toises d' ici pour être au moins le premier à porter cette bonne nouvelle à Votre Majesté . — Bien , dit M . de Luynes à son frère , bien . Et Cadenet tressaillit d' aise . Le frère aîné était content . — Allez , allez vite les faire entrer ! s' écria le roi . Nous les mettrons nous -mêmes dans la volière . Cadenet partit comme un trait pour exécuter cet ordre ; jamais chevreuil lancé n' avait bondi avec cette vigueur . Le roi radieux se mit à rire . — Un de ces jours , dit-il^ que mon valet de limier aura fait buisson creux , il nous faudra courir Cadenet . Eh ! ... le malheureux va se rompre les reins , quel saut de côté ! — Il évite quelqu'un , sire ... une dame , qu' il a failli renverser ... la reine ! ... Heureusement il la salue ... — La reine , dit le roi , à cette heure ? ... que vient-elle faire dans le jardin ? ... Pourvu que ce ne soit rien qui m' empêche de voir les oiseaux ? ... . Il s' avança , en disant ces mots , vers sa femme . Anne d' Autriche avait quinze ans : six jours de plus que le roi . Sa beauté , tant vantée plus tard , n' était encore que de la grâce de jeune fille ; mais une grâce incomparable ; sa peau fine et blanche resplendissait sous le parasol que lui tenait Estefana . Elle souriait ; elle semblait apporter un rayon de plus dans le grand jardin inondé de lumière . — Si matin , madame ? lui cria le roi de loin , ' vous êtes déjà tout habillée ? — Le soleil m' attire , répliqua la reine , comme aussi , le désir de saluer Votre Majesté . — Rien que cela ? Oui ... tant mieux . Venez donc , vous arrivez à merveille ... Luynes se tue de vous saluer , ne le voyez -vous pas ? ... — Moi , ne pas voir M . de Luynes ! répondit Anne d' Autriche gracieusement . C' est lui qui ne m' a pas vue , non le saluer , mais lui sourire . Et elle tendit au favori sa main si belle , qu' il effleura respectueusement en se disant : — Pourquoi la reine est-elle si aimable ce matin ? — Si vous me voyez un peu étourdie , sire , c' est à cause d' une rencontre que je viens de faire à une cinquantaine de pas d' ici . Un homme effarouché ou plutôt un singe , tant il était disloqué , qui a failli me franchir à la course ... — C' était Cadenet ! s' écria le roi en riant , ce bon Cadenet qui revient ; tenez , le voyez -vous à la petite porte des treilles ? — Précédant un chariot ... une litière ... je ne sais quoi " ... — Vous allez voir ! vous allez voir ... Venez au-devant , voulez -vous ? vous n' en serez pas fâchée . Votre main ! . — Belle surprise , pensa Luynes , qui les suivait . La reine exècre les oiseaux ! Cependant les porteurs avançaient toujours , et bientôt ils furent à dix pas du couple royal . Là , ils s' arrêtèrent . Cadenet leur ordonna de se retirer à l' écart . Le roi étendit la main vers l' enveloppe de toile , que Luynes coupa de son couteau pour aller plus vite . À la vue de ce gracieux peuple habillé de rubis , de topazes et de saphirs , le roi « croisa ses bras en extase . La reine poussa un cri de joie et frappa ses petites mains , en répétant : — Quelles merveilles ! quelles merveilles ! Vois donc , Estefana , est-il rien de plus beau dans le monde ? — N' est -ce pas ? dit le roi ravi . Mettons -les dans la volière . — Je veux vous y aider , sire ! s' écria Anne ; je veux toucher et baiser ces délicieuses petites pelotes de soie . Le roi , enchanté , la précéda vers la grande volière . — Quoi ! se dit Luynes , pensif malgré son activité apparente , la reine aime aussi les oiseaux ! Décidément il y a aujourd'hui quelque chose . Et tandis que les deux jeunes époux , l' un dans un muet ravissement , l' autre dans une gaieté nerveuse , faisaient passer chaque oiseau de la cage dans sa nouvelle demeure , avec force remarques et surprises , Luynes observait à la dérobée la grave Espagnole debout derrière sa maîtresse , comme si en comparant le calme de Tune et le tourbillonnement de l' autre , il eût dégagé la solution qu' il cherchait . Cadenet , lui , avait congédié les porteurs , fermé les portes , et était revenu , spectateur plein de discrétion , s' adosser à un arbre à quelques pas en arrière de la volière . Soudain la porte du jardin qu' il venait de fermer se rouvrit ; un officier de service entra , chercha sa route dans les quinconces , et apercevant enfin Cadenet , lui fit de loin un signe et lui montra un billet que celui -ci ouvrit et lut , non sans une surprise qui attira l' attention de M . de Luynes . — Qu' y a-t-il , Cadenet ? — Un billet de Bernard de Preuil . Tenez , monsieur . Luynes lut : « Mon cher Cadenet , il faut absolument que je remette quelque chose de pressé au roi . Je compte sur toi pour m' introduire . » — -Eh ! mais , dit le favori en fronçant le sourcil , vient-il déjà chercher le prix de sa marchandise ? C' est bien vite ! ... — Oh ! monsieur , répliqua Cadenet , je ne le crois pas ; il est incapable d' une indélicatesse . — Hum ! ... voir le roi en ce moment ... c' est impossible . Anne d' Autriche se retourna . Peut-être était -ce uniquement parce qu' Estefana en s' approchant de la volière lui avait effleuré le coude . — Plaît-il , monsieur de Luynes ? demandât-elle . — Bien , madame . Je parlais à mon frère . . — Ah ! ... répliqua la jeune reine , dont l' œil perçant avait vu le billet . — Monsieur , supplia Cadenet bas à de Luynes , faites quelque chose pour ce brave ami qui nous a obligés . — Soit , vous avez raison . Et il s' approcha de la volière . — Sire , dit-il , ce n' est pas tout d' admirer ces beaux oiseaux , il va falloir les nourrir . — Ah ! mais oui , dit le roi . ' — Est -ce que Votre Majesté ne jugerait pas à propos de voir un peu leur maître ? Il est là , et pourra donner quelque recette particulière . — Vraiment , il est là ? — Et même il annonce avoir quelque chose de pressé à remettre à Votre Majesté . Voici sa lettre . La reine poussa un cri de joie . — Page 568. La reine fit un mouvement involontaire en .échangeant avec Estefana un regard significatif qui n' échappa point à Luynes . — Eh bien ! voyons-le , s' écria le roi , peut-être ce qu' il veut me donner est-il encore une rareté . — Peut-être ! dit vivement la reine . — Allez chercher M . de Preuil , commanda Luynes , dans l' esprit duquel germaient déjà certains doutes sur cette visite matinale , cette accommodante humeur de la reine et ses petites intelligences avec Estefana . Et il répéta tout bas : — Il y a quelque chose .