Au moment où commence notre récit , c' est-à-dire le 3 septembre de l' année 1861 , à trois heures du soir , une femme de vingt-six ans à peu près suivait la route conduisant de Maisons-Alfort à Alfortville . Cette femme , simplement vêtue de deuil , était de taille moyenne , bien faite , d' une beauté attrayante . Des cheveux d' un blond fauve s' enroulaient en grosses torsades sur sa tête nue . Dans son visage d' une pâleur mate , brillaient de grands yeux aux prunelles d' un bleu sombre . La bouche était petite ; les lèvres bien dessinées , d' un rouge cerise mûre , s' entrouvraient sur des dents éblouissantes . De la main droite , elle tenait un bidon de fer-blanc à anse mobile ; de la main gauche , elle serrait la menotte rose d' un bébé de trois ans environ qui marchait à pas lents en tirant derrière lui , par une ficelle , un petit cheval de bois et de carton . Une saccade détruisit l' équilibre du jouet qui tomba sur le côté . La jeune femme fit halte aussitôt . « Voyons , Georges , dit-elle lentement à l' enfant d' une voix douce et caressante , prends ton joujou , mon chéri , et porte-le . — Oui , petite maman . » Le bébé obéissant saisit son dada par la tête , le mit sous son bras , et tous deux continuèrent leur chemin . Ils atteignirent bientôt les premières maisons d' Alfortville . La jeune femme entra dans une petite boutique d' épicerie . Une forte commère sortit aussitôt d' une pièce voisine . « Tiens , c' est vous , m' ame Fortier ! dit-elle , bonjour , m' ame Fortier ... Qu' est -ce qu' il faut vous servir ? ... — Du pétrole , s' il vous plaît ... — Du pétrole ! ... encore ! Mais bon dieu , qu' est -ce que vous en faites ? Vous en avez déjà pris hier . — Mon gamin a renversé le bidon en jouant ... — C' est donc ça ! Combien qu' il vous en faut ? — Quatre litres , afin de ne pas revenir si souvent . » L' épicière se mit en devoir de mesurer le liquide demandé . « C' est dangereux tout de même , ces moutards ! Savez -vous que votre gosse , en renversant le bidon , pouvait incendier l' usine ? Il aurait suffi pour ça d' une allumette . Un malheur arrive vite ! ... — Aussi je l' ai joliment grondé , quoiqu'il ne l' ait point fait par malice . Il a bien promis qu' il ne recommencerait plus . — Et vous plaisez -vous dans votre emploi , m' ame Fortier ? Vous devez gagner autant qu' à la couture ... — Bien sûr que oui , et pourtant , si je n' économisais pas sur toutes choses ... Songez donc ... deux enfants ! — Votre dernière , la petite Lucie , est en nourrice ? — Oui , dans la Bourgogne , à Joigny . — Ça vous coûte cher ? — C' est trente francs par mois qu' il faut prendre sur mes gages ... Ah ! mon pauvre mari me manque bien ! ... — Je vous crois , m' ame Fortier . — Il était si bon ... si honnête ... si courageux ! il m' aimait tant ! ... Je peux bien dire que la machine qui l' a tué en éclatant a tué en même temps mon bonheur ... » Mme Fortier passa sa main sur ses yeux . « Faut pas pleurer , ma fille , reprit la marchande . Il y en a qui sont encore plus à plaindre que vous ne l' êtes . Le patron s' est bien conduit avec vous , car enfin je me suis laissé dire que , sans une distraction de votre cher homme , la machine n' aurait pas éclaté ... Est -ce vrai ? — Hélas ! oui , c' est vrai ... — On lui a fait un bel enterrement au pauvre Fortier . Vous avez eu une collecte des ouvriers de l' usine , et le patron s' y est inscrit pour cent francs ... Enfin il vous a installée dans la fabrique comme gardienne , et ça n' est guère une place de femme ... — Certes , M . Labroue a été bon , très bon , murmura tristement la jeune veuve . On prétend qu' il est dur , sa conduite avec moi prouve le contraire , mais enfin c' est dans sa maison que mon mari a été tué ! ... Si ce n' avait été pour mes enfants , je n' aurais jamais accepté un emploi qui me force à vivre dans l' endroit où le sang de mon pauvre Pierre a coulé . — Il faut se faire une raison , ma fille . Vous êtes jeune ... vous êtes jolie ... très jolie même ! Vous verrez qu' un jour un bon garçon vous demandera de l' épouser , et vous ne lui répondrez pas non ... — Oh ! quant à cela , jamais ! s' écria Jeanne Fortier . — À votre âge on ne reste pas veuve éternellement ... — Cela se voit , je le sais bien . Moi , j' ai d' autres idées ; si seulement j' avais devant moi quelque argent , deux ou trois billets de mille francs . — Qu' est -ce que vous feriez ? — Ce que je ferais ? Mais à quoi bon penser à cela ? Je n' aurai jamais d' argent dans les mains . Je resterai à l' usine tant que je pourrai pour mes enfants . J' espérerai en l' avenir . — C' est ça , l' espérance donne du courage . Voici votre pétrole . Si vous m' en croyez , vous enfermerez le bidon . — Ah ! soyez tranquille , j' ai trop peur du feu ! » La jeune femme sortit de l' épicerie après avoir payé . Le petit Georges jouait devant . La mère l' appela . L' enfant mit sous son bras son cheval de carton et vint la rejoindre . Debout sur le seuil du magasin , l' épicière la regardait s' éloigner . « Une brave et digne femme tout de même , murmurait-elle . Ah ! le fait est que son mari doit lui manquer , car je la crois ambitieuse . Elle ne m' a point expliqué ses idées , mais elle en a , c' est positif . Il lui faudrait deux ou trois billets de mille francs pour essayer n' importe quoi ... Mazette ! comme elle y va ! » ... Les quelques paroles échangées entre les deux femmes résumaient de façon très nette la situation de Jeanne Fortier . La jeune veuve , nous le savons , avait vingt-six ans . Bonne ouvrière , experte aux travaux de couture , elle avait épousé à vingt-deux ans un brave garçon , Pierre Fortier , mécanicien dans l' usine de M . Jules Labroue . Le mécanicien était mort , quelques mois auparavant , à la suite de l' explosion d' une machine , explosion causée par son imprudence ou plutôt par une distraction d' un instant chèrement payée . M . Labroue , voulant assurer l' avenir de la veuve et des orphelins , avait offert à Jeanne la place de gardienne-concierge de l' usine . Jeanne avait accepté avec reconnaissance parce qu' elle trouvait le moyen d' élever ses enfants . Mais , elle souffrait dans l' usine où tout lui rappelait la fin tragique du mari qu' elle pleurait . Mais s' éloigner était impossible . Il s' agissait de vivre . Or , aucun travail de couture n' aurait pu lui fournir de ressources équivalentes à celles qui résultaient de sa position à l' usine . L' épicière de Maisons-Alfort croyait Jeanne ambitieuse . Elle se trompait . Si la jeune veuve souhaitait quelques billets de mille francs , c' était dans l' unique dessein de créer un petit commerce et d' augmenter , à force de travail , le bien-être de ses chers enfants . En regagnant l' usine , Jeanne songeait à ces choses . Elle marchait tristement , sans rien entendre , sans rien voir . Soudain elle tressaillit . Une voix , derrière elle , venait de prononcer son nom . Son front se plissa , son visage s' assombrit mais elle ne tourna point la tête et marcha plus vite . « Attendez -moi , madame Fortier , reprit la voix . Je retourne à l' usine . Nous ferons route ensemble . » Georges s' était retourné , et reconnaissant celui qui parlait il s' arrêta , malgré les efforts de sa mère pour l' entraîner . « Petite maman , dit-il , c' est mon bon ami Garaud ... » Le personnage que Georges venait de nommer Garaud rejoignit la mère et l' enfant . Jeanne , très agitée , faisait sur elle -même un violent effort pour cacher son trouble . Le nouveau venu prit Georges dans ses bras , le souleva , et l' embrassa sur les deux joues en lui disant : « Bonjour , bébé ! » Puis , le remettant à terre , il poursuivit , non sans amertume : « Savez -vous , madame Fortier , qu' on jurerait que je vous fais peur ! Pourquoi ça ? Vous m' aviez bien entendu tout à l' heure , et au lieu de m' attendre vous avez hâté le pas . Qu' est -ce que je vous ai fait ? ... » Jeanne répondit , avec un embarras manifeste : « Je ne vous avais pas entendu , et je me dépêchais pour rentrer à la fabrique , car j' ai donné ma loge à garder , et je suis fautive . — Est -ce vrai que vous ne m' aviez pas entendu ? — Puisque je vous le dis . — Ce n' est point une raison pour que je le croie . Vous évitez toujours de vous trouver auprès de moi . Vous savez pourtant que je suis très heureux , quand je puis échanger avec vous quelques paroles . — Monsieur Jacques , dit vivement la jeune femme , ne recommencez pas à me parler comme vous l' avez fait plusieurs fois ! Cela me cause beaucoup de peine . — Et moi , Jeanne ! La froideur de votre accueil , votre air de défiance avec moi me font cruellement souffrir . Je vous aime de toutes mes forces ! Je vous adore ! — Vous voyez bien , interrompit la jeune veuve , vous voyez bien que j' avais raison de hâter le pas pour ne pas vous entendre . — Est -ce que je puis me taire quand je suis près de vous et que mon unique pensée , c' est vous ? Jeanne , je vous aime ! Il faut vous habituer à me l' entendre répéter . — Et sans cesse , je vous dirai , moi , je vous répéterai que votre amour est une folie ! répliqua la jeune veuve . — Une folie ! Pourquoi ? — Je ne me remarierai jamais , j' en suis sûre . — Et moi je suis sûr du contraire . Vous êtes jeune , vous êtes jolie . Est -ce que vous pouvez passer dans le veuvage , dans la solitude , le reste de vos jours ? — Monsieur Garaud , taisez -vous , je vous en prie ... — Pourquoi me taire ? je dis la vérité ! — Vous devriez vous souvenir que cinq mois à peine se sont écoulés depuis la mort de mon pauvre Pierre , votre ami . — Certes , je n' oublie pas ! Mais est -ce outrager sa mémoire que de vous aimer , puisque sa mort vous a rendue libre ? Est -ce l' outrager que de vous dire : « Jeanne , les enfants de Pierre , qui fut mon ami , seront les miens ! » Voyons , raisonnons . M . Labroue vous a nommée concierge de l' usine . Ça vous permet de vivoter à peu près , mais c' est tout au plus si avec vos deux enfants vous parvenez à joindre les deux bouts . Moi je gagne quinze francs par jour . Quatre cent cinquante francs par mois ... Ça serait pour vous et pour les petits , le bien-être , car vous êtes aussi économe que travailleuse ! ... et puis j' ai de grande idées ... Nous pourrions devenir riches ! Qui sait si un jour ou l' autre je ne serai point patron à mon tour ? ... Alors il y aurait moyen de faire quelque chose pour les enfants . Vous seriez une heureuse femme , Jeanne , et une heureuse mère ! Je vous en prie , ne me refusez pas . Je vous aime à en devenir fou ! Je vous veux . Je vous aurai . » Jeanne s' arrêta et regarda son interlocuteur bien en face . « Écoutez -moi , Garaud , dit-elle d' une voix que l' émotion rendait presque indistincte . Voici la quatrième fois que , sous des formes différentes , vous me parlez de votre amour et de vos espérances . Je vous crois sincère . — Sincère ! ah ! oui , je le suis . Je vous le jure ! — Laissez -moi achever , reprit la femme . Je ne mets point en doute vos bonnes intentions , mais je ne puis que vous faire aujourd'hui , pour la quatrième fois , la même réponse : je veux rester veuve . Je ne me remarierai jamais . J' ai trop aimé Pierre pour en aimer un autre . Mon cœur était à lui , il l' a emporté avec lui . » Le contremaître fit un geste de désespoir . Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues . « Et cependant , dit-il d' une voix étranglée , je vous adore . Ah ! madame Fortier , vous me faites beaucoup souffrir . » Ces larmes d' un homme produisirent sur Jeanne une pénible impression . « Je vous cause de la peine en vous disant la vérité , répliqua-t-elle d' un ton plus doux . Mais ma conscience me commande la franchise ! Ne pensez plus à moi . — Est -ce que je pourrais ! s' écria le contremaître . — On peut tout ce qu' on veut . À partir d' aujourd'hui , je vous le demande , je vous en conjure , pour mes enfants , ne me répétez plus des choses que je ne veux pas entendre . — Ainsi , vous me fermez l' avenir ? — Je le dois . — Jeanne , reprit Jacques d' un ton farouche , en saisissant violemment la main de Mme Fortier , peut-être me dédaignez -vous parce que je suis un simple ouvrier , n' ayant pour fortune que mon salaire , mais si je devenais riche , très riche ? M' accepteriez -vous , alors ? — Ne me parlez pas ainsi , balbutia la jeune femme . Vous me faites peur . — Refuseriez -vous la richesse pour vous , pour vos enfants ? — Taisez -vous ! — Eh bien , non , je ne me tairai point ! Vous ne comprenez pas , vous n' avez jamais compris comment je vous aime ! Je vous adore depuis cinq ans ! depuis le premier jour où je vous ai vue , et d' heure en heure , cette passion a grandi . Tant que Pierre a vécu , j' ai gardé le silence . Il m' appelait son ami ; sa femme était sacrée pour moi . Il est mort , vous êtres libre . Votre destinée est de m' appartenir tôt ou tard . Ne luttez point contre elle et je ferai de vous la plus heureuse des femmes . » Et , élevant jusqu' à la hauteur de son visage la main qu' il tenait toujours , il la pressa contre ses lèvres avec une sorte de furie . Jeanne se dégagea . Tandis que s' échangeaient les répliques de ce dialogue , le petit Georges , après avoir joué sur la route , commençait à trouver le temps d' arrêt un peu prolongé . « Maman , fit-il , allons-nous -en . Viens-nous -en , ami Jacques . » Et il prit la main du contremaître . Celui -ci et Jeanne se remirent en marche . Jacques était sombre . « Donnez -moi ce bidon , dit-il tout à coup , que je le porte ... — Non , merci , nous voici presque arrivés , d' ailleurs ça n' est pas lourd , quatre litres de pétrole ... » Le contremaître ne put réprimer un mouvement de surprise : « Vous vous éclairez donc au pétrole ? — Oui , c' est moins cher , et vous savez que je dois avoir de la lumière toute la nuit dans la loge . — Sans doute , mais c' est dangereux et M . Labroue serait mécontent s' il apprenait que vous faites cette économie . Il ne veut pas qu' une goutte d' huile minérale entre dans l' usine . — Je l' ignorais , fit Jeanne avec un étonnement mêlé d' inquiétude . — Eh bien , prenez garde au patron . Il se fâcherait . — Dès demain je brûlerai de l' huile ordinaire . » On était arrivé près de l' usine . La porte était close . Jeanne s' avança pour frapper . « Un dernier mot , lui dit Jacques . — Lequel ? — Ne me fixez aucune époque , mais permettez -moi l' espoir . Vous me le permettez , n' est -ce pas ? — Non , Jacques . — Quoi , pas même cela ! » s' écria le contremaître . La jeune femme fut épouvantée du brusque changement qui venait de s' opérer dans la physionomie de son interlocuteur . Elle se hâta vers la porte . Jacques lui barra le passage . « Ne me désespérez pas ! » murmura-t-il , les dents serrées . Jeanne , voulant se débarrasser du contremaître qui lui faisait vraiment peur , répondit : « Eh bien , plus tard , nous verrons . » Le visage de Jacques se détendit . « Ah ! fit-il en poussant un soupir d' allégement , voilà une bonne parole ! J' en avais grand besoin . Merci ! » Jeanne avait frappé . La porte s' ouvrit . La jeune veuve franchit le seuil avec son fils . Jacques vint ensuite et referma la porte derrière lui . Une femme sortit de la loge et dit : « Vous voilà de retour , je retourne à l' atelier . — Allez , Victoire , et merci de votre complaisance . » Jeanne ouvrit la porte d' une resserre voisine , et sur une des tablettes qui s' y trouvaient plaça son bidon en disant : « Le gamin ne pourra pas le renverser en s' amusant . — Prenez bien garde au feu ! fit observer Jacques , les bâtiments sont légers . Partout des cloisons en voliges . Il suffirait d' une étincelle pour que ça flambe . — N' ayez crainte , monsieur Garaud » , répéta Jeanne . Jacques lui tendit la main et , comme elle semblait hésiter à la prendre , il balbutia : « Est -ce que vous m' en voulez ? — Non certainement ; mais je vous en prie ... — Oh ! je ne vous dirai plus rien de ce qu' il vous déplaît d' entendre , reprit-il ; seulement n' oubliez point que vous m' avez donné une parole d' espoir . L' espérance me rendra fort ! Un jour je viendrai vous dire : « Ce n' est plus seulement ma tendresse que je vous apporte : c' est encore la fortune pour vous ... pour vos enfants ... » Ce jour -là , consentirez -vous à vous appeler madame Garaud ? — Pour mes enfants peut-être , balbutia Jeanne avec émotion . — Je n' en demande pas plus , je suis content , donnez -moi la main . — La voici . » Jacques serra cette main dans la sienne et s' éloigna . Garaud était un homme de trente ans environ ; ce qu' on appelle dans le langage populaire un beau gars : un solide gaillard bien bâti . Son regard exprimait l' intelligence , mais non la franchise . Sa lèvre inférieure épaisse dénotait un tempérament sensuel et des passions violentes . C' était un ouvrier mécanicien de premier ordre , et de plus , très exact , très consciencieux dans son travail . M . Labroue avait voulu se l' attacher sérieusement . Depuis six ans il appartenait à l' usine en qualité de contremaître . Jacques connaissait ses dispositions naturelles , ses aptitudes et souvent , pour les développer plus encore , il consacrait une partie de ses nuits à l' étude de livres spéciaux . Des rêves d' ambition fiévreuse le hantaient . Il avait un tempérament de jouisseur , une nature avide de satisfactions matérielles . Il voulait être riche à tout prix ... Nous soulignons à dessein ces trois mots . En disant à Jeanne qu' il l' aimait , qu' il voulait la prendre pour femme , il ne mentait point ; il éprouvait très réellement à l' endroit de la veuve de Pierre Fortier une passion sincère et violente . Les dernières paroles de Jeanne avaient fait naître dans son âme une sensation de joie inouïe . Elle s' apprivoise ! murmurait-il . Au lieu de répondre « Non » comme toujours , elle a répondu « peut-être ? » Suis -je assez bête d' aimer ça ! C' est la première fois que ça m' arrive . Elle me rend fou ! Il faut qu' elle soit à moi . Je ne peux pas vivre sans elle . Mais je sens que pour l' obtenir il faut être riche . Je n' ai produit d' impression sur elle qu' en lui parlant de fortune pour ses enfants . Comment m' enrichir vite ? Ah ! si j' avais dans la tête une bonne invention de mécanique , et dans ma poche des billets de mille pour l' exécuter , ce serait vite fait ! Tout en monologuant ainsi , Jacques se dirigeait vers le cabinet du propriétaire de l' usine , M . Jules Labroue . Ce cabinet se trouvait dans un pavillon voisin des bureaux de la comptabilité et de la caisse , et touchait aux ateliers des modèles . Le pavillon lui -même s' accolait aux ateliers de fabrication . Le patron était extrêmement rigoureux pour tout ce qui concernait le bon ordre de sa maison . On ne discutait point à l' usine ; l' obéissance passive s' imposait ; il fallait céder ou partir . Le patron avait son logement à l' usine même , au premier étage du pavillon . La porte du cabinet était placée juste en face du guichet de la caisse dont un simple couloir la séparait . Au fond de ce couloir un escalier conduisait à l' appartement de M . Labroue . Jacques frappa discrètement à la porte . Le caissier , entendant du bruit , leva la plaque de cuivre mobile qui fermait le guichet . « Inutile de frapper , dit-il , le patron est sorti . — Voudrez -vous , monsieur Ricoux , le prévenir que je suis de retour . — Suffit , Jacques . La commission sera faite . » Le contremaître se rendit aux ateliers où il inspecta le travail , et donna divers ordres . Dans la salle des ajusteurs il alla droit à l' étau d' un ouvrier âgé de cinquante et un ans . « Vincent , lui dit-il , j' ai rencontré votre fils , et ... — Est -ce qu' il vous a dit que ma femme est plus malade ? interrompit l' ajusteur , devenu blanc comme un linge . — Non , mais il recommande que vous ne vous attardiez point en sortant de l' atelier ... — Monsieur Jacques , reprit l' ouvrier tremblant de tout son corps , pour que le garçon vous ait arrêté , pour qu' il me recommande de ne pas m' attarder , moi qui ne m' attarde jamais , il faut que sa mère soit très mal ... Monsieur Jacques , donnez -moi la permission d' aller jusqu' à la maison , ça me tranquillisera . — Vous savez , mon pauvre Vincent , qu' il m' est impossible de prendre cela sur moi , répliqua le contremaître . Vous connaissez le règlement . Dès qu' on est entré dans l' usine , on ne peut plus en sortir qu' au coup de cloche . — Une fois n' est pas coutume , et en demandant au patron ... — M . Labroue est absent . — Ah ! pas de chance ! » fit l' ouvrier d' un ton désolé . Jacques sortit de la salle des ajusteurs . Quand le contremaître eut disparu , l' ouvrier dépouilla vivement son tablier de travail , et , se dissimulant derrière les établis , quitta l' atelier sans qu' on fît attention à lui . Il traversa la grande cour en longeant les murailles et il arriva près de la porte de l' usine . Là , il donna deux petits coups dans le vitrage de la loge . « M' ame Fortier , tirez -moi le cordon , s' il vous plaît , dit-il . — Vous avez la permission de sortir ? demanda Jeanne . — Non , mais le contremaître vient de rentrer , il m' a dit que mon garçon lui avait touché deux mots relativement à ma femme , qui est malade . Je crains que son état n' ait empiré . Pour me rassurer , je veux courir jusque chez nous ... — Mais , monsieur Vincent , je ne peux pas vous laisser sortir sans autorisation . Vous savez que la règle est formelle . — Eh ! je me fiche pas mal de la règle ! répliqua l' ouvrier presque avec colère . Je veux aller voir ma femme ... et j' irai . — N' insistez pas , Vincent , je vous en prie ! Si le patron savait que je vous ai laissé sortir , je serais réprimandée . — Le patron est absent , répondit l' ajusteur . — Demandez une permission au contremaître . — Je l' ai fait . Il me l' a refusée . Alors je la prends , tant pis ! Je cours à la maison et , si tout va bien , je rapplique ici au pas accéléré . Voyons , m' ame Fortier , prouvez que vous avez bon cœur . Ouvrez -moi la porte . Je ne dirai pas que je suis sorti , et en rentrant je retournerai à mon étau . On ne se sera seulement point aperçu de mon absence . Si on sait que je suis sorti , je dirai que vous n' étiez point dans votre loge , que j' y suis entré , que j' ai tiré le cordon moi -même . Le temps s' écoule , m' ame Fortier . Laissez -moi allez voir ma femme ... — Je risque ma place , fit-elle , mais je n' ai pas le courage de vous refuser . » En même temps , elle tira le cordon . « Merci ! merci » , cria l' ouvrier en s' élançant dehors . « J' ai peut-être eu tort , pensait la jeune femme , mais les règlements sont trop rigoureux . Il avait les larmes dans les yeux , ce pauvre Vincent ! » Jacques Garaud , après avoir donné un coup d' œil rapide aux diverses salles , était revenu à l' atelier de l' ajustage où il voulait surveiller les pièces d' un moteur à air comprimé qui devait être livré le lendemain . Il s' approcha de l' ouvrier chargé du montage . « Vous avancez ? lui demanda-t-il . — Oui , monsieur Garaud , je n' attends plus que le collier qu' apprête Vincent . Quand je l' aurai , il ne me faudra pas plus d' une demi-heure pour tout mettre en place . » Jacques se dirigea vers l' étau de Vincent . La place de l' ajusteur était vide . Sur l' étau à côté du collier , se voyait le tablier de travail . Le contremaître fronça les sourcils . « Où est Vincent ? demanda-t-il à un ouvrier voisin . — Je ne sais pas , monsieur Jacques , répondit l' homme . Quand vous l' avez quitté , je l' ai vu prendre sa casquette et filer . » Jacques fit un geste de colère . S' approchant alors d' un autre établi , il dit à l' ouvrier qui y travaillait : « François , cessez ce que vous faites et achevez vivement ce collier . Il faut que ce soit fini dans une heure . » Le contremaître sortit de l' atelier et se dirigea vers la loge de Jeanne . La jeune femme , à travers le vitrage de la fenêtre , le vit traverser la cour et venir de son côté . « Il se sera aperçu de la disparition de Vincent , pensa-t-elle ; il va m' adresser des reproches , bien sûr . » Et Jeanne , un peu inquiète , éprouva quelque regret de s' être laissée apitoyer ... Jacques ouvrit la loge . « M' ame Fortier , dit-il d' une voix rude , vous avez ouvert la porte à un homme de l' usine ? — Moi ... monsieur Jacques ... balbutia la veuve . — Oh ! inutile de nier , interrompit le contremaître . Vincent m' a demandé l' autorisation d' aller jusque chez lui . Je la lui ai refusée , comme c' était mon devoir ; il est venu vous trouver et vous avez été plus faible que moi ... — Eh bien , oui , c' est vrai , dit Jeanne , le pauvre homme pleurait ; il m' a suppliée ... J' ai cédé ... — Vous saviez pourtant qu' en agissant ainsi vous étiez coupable ; et savez -vous quelle sera pour lui la conséquence de votre faiblesse ? ... À partir de ce moment , il ne fait plus partie du personnel de l' usine , et quand il se présentera , je vous défends de lui ouvrir . Vincent a interrompu un travail qu' il fallait achever dans le plus bref délai . Je suis responsable . Je dois rendre compte au patron de ce qui se passe dans les ateliers . Je l' avertirai . — Mais , s' écria la jeune femme avec effroi , tout va retomber sur moi , alors ! ... — Mon devoir est de dire la vérité . — Non , monsieur Jacques , vous ne serez pas dur à ce point pour ce pauvre Vincent . Ce n' est point ma cause que je plaide auprès de vous , c' est la sienne . En se figurant sa femme plus malade , en danger de mort , il a perdu la tête ; il va rentrer , le patron est absent , vous seul saurez qu' une infraction au règlement a été commise . Vincent est un honnête homme . En perdant son travail , il se trouverait dans la misère . Vous ne direz rien à M . Labroue , n' est -ce pas ? Vous êtes bon , vous aurez pitié de lui ... — Mon bon ami , dit tout à coup le petit Georges qui s' accrochait à la jupe de sa mère , ne fais pas de chagrin à maman ... » Le contremaître subissait un violent combat intérieur . Une émotion profonde se lisait sur son visage . « Je ne veux pas que vous puissiez me reprocher d' avoir repoussé votre demande ! s' écria-t-il enfin . Pour l' amour de vous , Jeanne , je pardonnerai à Vincent . » En ce moment , un coup de sonnette retentit dans la loge . « C' est lui qui revient sans doute » , fit la jeune femme ... Elle tira le cordon en s' avançant jusqu' au seuil , suivie de Jacques , pour voir l' arrivant . Le nouveau venu n' était pas Vincent , mais le propriétaire de l' usine , M . Jules Labroue . Il marcha droit au contremaître . « Est -ce vous , Jacques , lui demanda-t-il d' un ton sec , qui avez permis à Vincent de quitter l' atelier ? Ne point répondre à une question si nettement formulée était impossible . « Non , monsieur , dit le contremaître . — Alors Vincent a quitté l' atelier sans vous prévenir ? — Oui , monsieur . Et je suis venu ici demander à Mme Fortier si elle l' avait vu sortir . » M . Labroue se tourna vers Jeanne et l' interrogea du regard . « Je l' ai vu sortir , en effet ... murmura la femme . — Ainsi vous lui avez ouvert ? » Jeanne dit un signe de tête affirmatif . « Vous connaissiez cependant le règlement , madame Fortier , reprit le patron . Quel prétexte a-t-il mis en avant pour motiver sa sortie ? » Ce fut Jacques qui répondit : « Il s' est figuré que l' état de sa ménagère , qui est malade , empirait , et il a voulu la voir ... — Je l' admets ... Tout au moins pouvait-il attendre mon retour pour me demander l' autorisation de quitter momentanément l' atelier , et j' aurais accueilli sans hésiter une requête basée sur un aussi sérieux motif , mais je veux que mes ordres soient respectés . » M . Labroue , s' adressant à Jeanne , ajouta : « Quand Vincent se présentera , vous ne le laisserez point rentrer et vous lui direz de venir demain pour le règlement de son compte . Je regrette que cette mesure de rigueur tombe sur lui , car c' était un bon ouvrier , mais il faut un exemple . Venez , Garaud ... » Le contremaître suivit M . Labroue qui se dirigeait vers son cabinet . L' ingénieur Jules Labroue était un homme de quarante-cinq ans . La bonté formait le fond de sa nature , ce qui ne l' empêchait point d' être à cheval sur la discipline . Élève de l' École polytechnique , il conduisait son usine militairement . Ne possédant qu' une très médiocre fortune , il avait épousé à trente-deux ans une femme assez riche pour lui permettre de donner suite aux projets qui le hantaient depuis sa première jeunesse . Il portait mille inventions dans son cerveau toujours en travail . Grâce à la dot de sa femme , il passa du domaine de la théorie dans celui de la pratique . Il put faire construire l' usine qu' il dirigeait à Alfortville . Il n' avait pas encore mis d' argent de côté , mais la maison prenait de jour en jour plus d' extension et le fonds de roulement devait se doubler et même se quadrupler à bref délai , car l' inventeur travaillait sans relâche . Cinq ans auparavant , Jules Labroue avait perdu sa jeune femme , morte en mettant au monde un garçon . Cette mort prématurée frappa douloureusement l' ingénieur . Blessé au cœur il devint acariâtre . Il ne retrouvait quelque chose de son ancienne douceur de caractère qu' auprès de son petit garçon Lucien . Lucien était élevé chez la sœur de son père , veuve et retirée dans un village du Blaisois . Chaque mois Jules Labroue quittait l' usine pendant quarante-huit heures afin d' aller embrasser son fils qu' il adorait . Pour Lucien seul , il ambitionnait de réaliser une grande fortune . ... On arriva au pavillon où se trouvaient les bureaux et la caisse . M . Labroue s' arrêta devant le guichet , tira de sa poche un portefeuille dans lequel il prit des papiers qu' il posa sur la tablette de cuivre , et dit au caissier : « Monsieur Ricoux , voici deux traites de la maison Baumann : vous en passerez écriture et vous les joindrez au bordereau que vous m' apporterez tout à l' heure et qu' il faudra envoyer demain à la Banque ... » L' ingénieur ouvrit la porte de son cabinet , entra , et fit signe à Jacques d' entrer avec lui . Il s' assit à son bureau . « Avez -vous visité , chez M . Montreux , la machine que nous avons mise en place il y a quinze jours ? demanda-t-il à Jacques . — Oui , monsieur ... Il faudra une journée d' ouvrier pour quelques petites réparations d' ajustage . Un bon ajusteur est nécessaire ... je pensais à Vincent , mais ... — Mais , interrompit d' un ton sec M . Labroue , Vincent ne fait plus partie des ateliers . Vous savez que je ne reviens jamais sur ce que j' ai dit . Vous tancerez vertement le contremaître de son atelier . Il aurait dû surveiller ses hommes mieux qu' il ne l' a fait . Vous ne pouvez être partout à la fois , mais vous devez vous faire craindre assez pour qu' on ne se croie pas tout permis quand vous avez le dos tourné . J' ai confiance en vous , je vous délègue mon autorité ; ne l' oubliez pas ! Vous manquez de sévérité . Je vois des choses qui m' irritent . Savez -vous qu' une ouvrière a quitté son travail pour venir garder la loge pendant une absence de Mme Fortier ? — Je le sais , mais c' est une ouvrière qui est à ses pièces . — Peu m' importe ! il est d' un mauvais exemple qu' on quitte l' atelier , Mme Fortier doit savoir en outre qu' il lui est défendu de s' éloigner de l' usine pendant les heures de travail . J' ai eu tort de lui donner cette place de gardienne . Je n' ai point réfléchi qu' une jeune femme ne pourrait remplacer un gardien . Pour une surveillance active de jour et de nuit , un homme est indispensable . Jeanne Fortier ne gardera pas sa position ici . » Jacques tressaillit en entendant ces mots . En ce moment le caissier entra dans le cabinet et dit : « Voici le bordereau pour la Banque , monsieur . » M . Labroue d' un coup d' œil évalua le total du bordereau . « Cent vingt-sept mille francs , dit-il . — Oui , monsieur ... » Jacques Garaud écoutait . L' ingénieur endossa les traites , signa le bordereau et reprit : « Vous enverrez cela demain à la Banque ; après demain on ira toucher . — Ce sera fait , monsieur . — Vous avez relevé les échéances pour le 10 ? — Oui , monsieur . — Quel est l' écart entre les sommes payées et les sommes à recevoir ? — Soixante-trois mille francs à votre actif , monsieur . — Très bien . » M . Ricoux se retira . Jacques était resté debout , la casquette à la main . M . Labroue quitta son bureau , vint à la grande table chargée de dessins et d' épures , et dit : « Ou je me trompe beaucoup , Jacques Garaud , ou j' ai trouvé quelque chose de merveilleux ... une fortune ! ... — Une fortune ! répéta Jacques Garaud , tandis qu' une lueur de cupidité s' allumait dans ses yeux . — Oui , répondit l' ingénieur . Une application nouvelle du moins ; le perfectionnement d' un système suisse que vous devez connaître . J' ai besoin d' en causer avec vous , Jacques , vous m' inspirez la plus grande confiance et la plus grande estime . Outre que vous savez à fond votre métier , vous êtes chercheur et de bon conseil . J' ai besoin de vous pour mener à bien une dernière invention . Vous étiez dans une fabrique en Suisse avant d' entrer chez moi , m' avez -vous dit ? ... — Oui , monsieur . — Vous vous êtes occupé certainement des machines à guillocher qu' on exécute pour l' Amérique ? ... — Oui , monsieur . Mais je me permettrai de vous faire observer que la machine à guillocher a dit son dernier mot ... — Pour les machines à guillocher les surfaces planes , oui . — Il est impossible de faire des tours capables de guillocher des surfaces arrondies . — Croyez -vous ? — Je le crois d' autant mieux que j' ai tout particulièrement étudié le système . — Difficile , oui ... impossible , non ... C' est une machine à guillocher les contours que j' ai inventée . » Le contremaître ouvrit de grands yeux et fit un geste de surprise . « Si vous ne vous illusionnez pas , monsieur , dit-il ensuite , vous gagnerez des millions ! On s' arrachera cette mécanique introuvable ... — Je l' ai trouvée , mais , je vous le répète , j' ai besoin de m' entendre avec vous sur diverses applications de mon système . Je pense comme vous que , si la réussite est complète , je réaliserai pour mon fils une grosse fortune . C' est surtout en pensant à lui , à son avenir , que je travaille avec tant de courage , mais je ne veux pas être égoïste ; je vais vous confier mes plans . Nous les étudierons ensemble et , si vous n' y trouvez rien à reprendre ou à modifier , vous vous mettrez à l' œuvre pour la construction , en ayant soin de tenir secrète une découverte qu' une seule indiscrétion permettrait peut-être de me voler . — Ah ! monsieur , s' écria Jacques , vous pouvez compter sur moi , vous le savez bien . — Je le sais et c' est pour cela que je fais de vous , à partir d' aujourd'hui , un collaborateur associé . Sur les bénéfices de la machine à guillocher que nous allons construire , je vous donnerai quinze pour cent . » Le feu de la convoitise s' alluma dans les yeux du contremaître . « Quinze pour cent ! répéta-t-il . — Oui , et je porterai cette somme à vingt pour cent après un chiffre de trois cent mille francs de bénéfices nets . Du reste , nous signerons un petit traité . Venez voir mon plan . » M . Labroue ouvrit le coffre-fort qui se trouvait de l' autre côté de la fenêtre . Il y prit une cassette qu' il plaça sur la table du milieu et , après l' avoir ouverte à l' aide d' une clef microscopique suspendue à sa chaîne de montre , il en tira des papiers qu' il déroula et qu' il étala sur le tapis de drap vert . L' ingénieur entama alors des explications en termes techniques dans lesquelles nous nous garderons bien de le suivre . « C' est admirable , monsieur ! s' écria Jacques Garaud quand l' ingénieur eut achevé . C' est la réalisation de l' impossible . — Vous croyez alors la réussite probable ? — Je la regarde comme certaine . — Eh bien , ma part de collaboration est faite . La vôtre commence . Mettez -vous à l' œuvre . — Je m' y mettrai après avoir étudié à tête reposée tous les détails afin de faire construire les modèles à forger ou à fondre . — Chaque jour vous viendrez dans mon cabinet , et pendant deux ou trois heures je vous donnerai ces plans . Je n' ose les laisser sortir d' ici . Nulle précaution n' est inutile . — Je viendrai là , dit le contremaître , sous vos yeux faire mes dessins de modèles , et si de petites modifications me paraissent nécessaires , je vous les signalerai . — C' est convenu , nous travaillerons ensemble , Jacques . — Monsieur , je vous remercie de toute mon âme et ma reconnaissance vous est à tout jamais acquise . — Je n' en doute pas . Maintenant que vous voilà pour ainsi dire mon associé , il faut que vous redoubliez d' activité , de zèle , et que vous vous montriez sévère dans les ateliers . — Dois -je toujours préparer le compte de Vincent ? — Oui , je persiste à faire un exemple . Veuillez , en sortant dire au garçon de bureau de m' envoyer Mme Fortier . — Oui , monsieur . » Jacques se retira . Le garçon de bureau n' était pas rentré . Le contremaître alla lui -même à la loge de Jeanne . « Madame Fortier , lui dit-il , le patron vous demande . » La jeune femme se mit à trembler . « Il vous a parlé de moi , n' est -ce pas ? balbutia-t-elle . — Oui . Il va vous gronder sérieusement . Vous le connaissez , il a bon cœur , mais il est parfois brutal . Laissez-le dire sans lui répondre . Quoiqu'il arrive , songez que vous avez en moi un ami absolument dévoué . — Advienne que pourra ! répliqua la jeune veuve . J' ai la conscience tranquille . Mais qui gardera ma loge ? — Fermez tout bonnement la porte . Votre absence ne sera pas longue . Moi , je retourne aux ateliers . » Jacques semblait préoccupé . Il traversa les ateliers et entra dans une pièce , spécialement affectée à son usage . Là , il se laissa tomber sur une chaise . « Certes , murmurait-il , le patron ne se trompe pas ! C' est une fortune ! Ce que je cherchais , il l' a trouvé ! Si cette invention m' appartenait , ce ne serait pas cent , deux cent , trois cent mille francs que je gagnerais , mais des millions ! Oui , des millions . Mais il faudrait de l' argent pour louer des ateliers , pour les outiller , pour faire construire . Et je n' ai rien ! » Après un silence Jacques poursuivit , en serrant les poings : « Ah ! la tentation est forte ! Quinze pour cent ... vingt pour cent ... qu' est -ce cela , quand je pourrais avoir tout ! Je serais riche alors et Jeanne ne refuserait plus de m' entendre ! Le patron est irrité contre elle . Je voudrais qu' il la rudoie , qu' il la chasse ! Elle se trouverait sur le pavé , sans ressources pour elle et pour ses deux enfants . Il lui faudrait bien venir à moi ! ... » Jeanne Fortier , en proie à un trouble facile à comprendre , avait franchi le seuil du pavillon où se trouvait le cabinet de M . Labroue . Elle frappa d' une main tremblante . « Entrez » , cria M . Labroue . La jeune femme entra et d' une voix étranglée balbutia : « Vous m' avez fait demander , monsieur ? — Oui , madame , répondit l' ingénieur d' un ton rude . J' ai besoin de savoir pourquoi vous vous êtes absentée de l' usine , cet après-midi , confiant à une ouvrière la garde de votre loge , ce qui est absolument contraire à la règle établie . — Monsieur , répliqua Jeanne , si j' ai cru pouvoir quitter ma loge , c' était pour les besoins de l' usine . J' allais acheter le combustible nécessaire à l' entretien des lampes de nuit . — Soit ! Mais rien ne vous empêchait d' attendre la fermeture des ateliers pour faire cette emplette . De plus , votre faiblesse à l' endroit de Vincent prouve qu' il est impossible de compter sur vous . Encore une fois , madame , je me suis fourvoyé en faisant de vous la gardienne de l' usine . » Jeanne avait les yeux pleins de larmes . « Je n' ai pas sollicité cet emploi , monsieur , fit-elle avec dignité , vous avez cru devoir me l' offrir pour m' aider à vivre après la mort de mon pauvre mari tué à votre service . J' ai accepté en vous bénissant , car je n' avais que la misère en perspective . Mais vous m' adressez de durs reproches et j' ai conscience de ne les point mériter . — Quoi ! prétendez -vous n' avoir point désobéi aux règlements ? — J' ai prié une femme qui travaille à ses pièces de me remplacer . Le temps que cette femme a perdu lui appartenait . — Vous déplacez la question ! répliqua l' ingénieur irrité de se voir tenir tête . C' est à vous seule qu' a été confiée la garde de l' usine . Mais passons ! Vous avez laissé sortir un ouvrier sans autorisation . — C' est vrai , monsieur , j' ai été faible devant les prières de Vincent , j' ai cédé , j' ai désobéi , mais vous savez pourquoi , monsieur ; à moins d' avoir un cœur de pierre , tout le monde à ma place aurait agi comme j' ai agi . — Nous ne sommes guère faits pour vivre ensemble , madame Fortier , dit l' ingénieur après un silence , et je le regrette . Cependant vous êtes digne d' intérêt ... » En ce moment le caissier Ricoux entra dans le cabinet pour soumettre au patron des pièces de comptabilité . La vérification opérée , le caissier reprit ses pièces . Il allait sortir , mais ses yeux tombèrent sur la jeune veuve , et il dit : — Puisque Mme Fortier est là , ayez donc la bonté , monsieur , de lui apprendre qu' il lui est absolument défendu d' introduire du pétrole dans l' usine pour son usage particulier . » M . Labroue bondit . « Du pétrole ! s' écria-t-il , du pétrole ici ! — Oui , monsieur , répondit le caissier , Mme Fortier se sert d' une lampe à huile minérale . J' ai senti hier , auprès de sa loge , l' odeur du pétrole renversé . — Prétendez -vous ignorer , madame , que ceci constitue une désobéissance formelle au règlement ? demanda l' ingénieur . — Je l' ignorais , monsieur . — C' est impossible ! — Je ne mens jamais . À quoi me servirait d' ailleurs un mensonge ? Je vois bien que la mesure est comble . — Et vous ne vous trompez point , madame , répliqua M . Labroue . À la fin du mois vous quitterez l' usine . — Ainsi , balbutia Jeanne qu' étouffaient les sanglots , vous me chassez ! ... Mon mari est mort dans votre maison , tué pour votre service , à son poste , comme un soldat . Que vous importe ! Vous me chassez ! Que deviendrai -je ? que deviendront mes petits enfants ? Peu vous importe encore ! Ah ! tenez , monsieur , prenez garde , cela ne vous portera pas bonheur ! ... » M . Labroue regarda Jeanne fixement . « Qu' est -ce à dire ? demanda-t-il . — Malheureuse ! s' écria le caissier . C' est une menace ! — Non , monsieur , répondit Jeanne qui sanglotait , je ne menace pas , je ne menace personne , j' accepte le malheur qui , coup sur coup , me frappe , et je garde pour moi mon chagrin ... Je suis fautive , j' en dois porter la peine . Je partirai , monsieur , je m' en irai dans huit jours . Veuillez vous procurer quelqu'un qui me remplace . » M . Labroue , malgré sa rudesse , se sentait très ému . « Vous vous trompez absolument , ma pauvre enfant , fit-il avec douceur , je ne vous chasse pas ... Je m' aperçois que j' ai eu tort de mettre une femme à un poste où de toute nécessité il faut un homme ... et vous devez le comprendre . — Il fallait y penser d' abord , monsieur . — Sans doute , mais mon vif désir de vous être utile m' a empêché de réfléchir . Restez jusqu' à la fin du mois . D' ici là je vous aurai trouvé une place mieux en rapport avec votre caractère et vos aptitudes . — Non ... non ... monsieur , dans huit jours , je partirai . Aussi bien , cette maison était un enfer pour moi . Il me semblait y marcher dans du sang , au milieu de mes souvenirs lugubres . C' est une maison maudite , où mon pauvre mari a trouvé la mort , et où je n' ai trouvé , moi , que des chagrins . » Et la jeune femme s' élança hors du cabinet . « Pauvre femme ! dit l' ingénieur . Je suis désolé vraiment de ce qui arrive . J' ai ravivé toutes ses douleurs . Certes , elle n' agissait point avec des intentions mauvaises , mais enfin rien ne se passait correctement . Je ne sais où j' avais la tête en lui donnant cette place . — Vous n' écoutiez que votre bon cœur , monsieur , répliqua le caissier d' un ton patelin . — Je lui trouverai une place auprès de ma sœur . Cela pourra s' arranger sans doute . — Ah ! monsieur , reprit le caissier , prenez garde de trop suivre votre premier mouvement . Cette femme vous a menacé . — Était -ce bien une menace ? — Positivement . Cette Jeanne Fortier me fait l' effet de partager sa haine entre vous et la maison . Prenez garde , monsieur ... — Allons , Ricoux , vous exagérez ! Vous voyez les choses trop en noir ! Cette pauvre femme est veuve et mère de famille ! Je dois faire quelque chose pour elle . Si je ne puis la placer auprès de ma sœur , je lui remettrai une somme assez ronde pour lui permettre de vivre en attendant du travail . » Puis , changeant de conversation , M . Labroue ajouta : « Vous avez établi votre balance ? — Oui , monsieur , la voici » , répondit Ricoux . Et il tendit à l' ingénieur une feuille de papier sur laquelle étaient tracés des chiffres . « Sept mille cent vingt-trois francs trente centimes ... — Oui , monsieur . Je vais vous les apporter . — Quelle singulière manie est la vôtre ! mon cher Ricoux . Je suis le caissier de mon caissier ! Pourquoi ne gardez -vous pas l' argent dans votre coffre-fort ? — J' ai déjà eu l' honneur de vous le dire , monsieur , la responsabilité m' épouvante . Ne couchant pas à l' usine , je ne veux répondre de rien . — Apportez donc les fonds . » Ricoux alla chercher la somme de sept mille cent vingt-trois francs trente centimes , et la remit à M . Labroue qui la serra dans sa caisse particulière , ainsi qu' il le faisait tous les soirs . On entendit la sonnerie de cloche , annonçant la fermeture des ateliers . Le caissier souhaita le bonsoir à son patron et se retira . Le garçon de bureau vint prendre les ordres . « Vous pouvez partir , je n' en ai pas à vous donner ce soir , David » , lui fit l' ingénieur . David quitta le cabinet , prit son chapeau dans le couloir et traversa pour gagner la porte de sortie . Le départ des ouvriers s' achevait . Le garçon de bureau , au lieu de sortir de la cour , s' arrêta sur le seuil de la loge . « Eh bien , quoi , petit Georges , cria-t-il , on ne vient donc pas dire bonsoir à son camarade , aujourd'hui ? » L' enfant apparut . « Qué que t' as ? reprit David , t' as les yeux rouges , mon mignon . Pourquoi tu pleures ? — Maman a du chagrin ... fit le petit Georges . — Du chagrin ? » répéta le garçon de bureau . Il avança sa tête dans l' encadrement de la porte et demanda : « Quoi c' est-il donc qui se passe , m' ame Fortier ? » Jeanne sanglotait . « Ah ! mon pauvre David , balbutia Jeanne en essayant d' étouffer ses sanglots , je suis malheureuse ... On me chasse ... — On vous chasse d' ici , vous ! s' écria le garçon de bureau atterré par cette nouvelle , c' est pas possible . Et pourquoi ? ... Qu' est -ce qu' on a donc à vous reprocher ? » Jeanne raconta brièvement les motifs du mécontentement de l' ingénieur . « Ah ! reprit David après avoir écouté , présentement la chose ne m' étonne plus . Mais ça s' arrangera . Vous connaissez le particulier , vif comme la poudre , mais au fond il n' y a pas de plus brave homme que lui . Il ne peut pas vous renvoyer , vous la veuve de Pierre Fortier . — Je m' en irai . Dans huit jours j' aurai quitté l' usine ! Mais je l' ai dit à M . Labroue , ça ne lui portera point bonheur ! — Tout ça , c' est des paroles , m' ame Fortier . Ça se rabibochera , vous verrez , et vous resterez avec nous ... Au revoir , m' ame Fortier ... Bonsoir petiot . » David tendit les bras à Georges , lui donna deux gros baisers et sortit . Jeanne attendit pour fermer la porte que les feuilles de présence lui eussent été apportées . Dix minutes s' écoulèrent , puis Jacques Garaud parut . « Voici les feuilles , dit-il . Rien de nouveau ? » Le petit Georges lui saisit la main , et répondit : « Nous avons bien du chagrin , mon ami Jacques . Nous partons de l' usine ... » Le contremaître tressaillit . « Vous partez de l' usine ! » s' écria-t-il . Jeanne fit un signe de tête affirmatif . « Ainsi , ce que je redoutais est arrivé ! Le patron vous a fait des reproches ... il s' est mis en colère , et ... — Et il m' a chassée ! acheva Mme Fortier . — Vous l' avez irrité , certainement . — Je me suis révoltée contre ses reproches qui pouvaient être formulés moins durement . Dans huit jours , je quitterai l' usine . — Et où irez -vous , dans huit jours ? Que ferez -vous ? — Où j' irai ? Je ne sais pas ... Ce que je ferai ? Je travaillerai ... pour gagner mon pain et celui de mes enfants . — Voyons , Jeanne , il ne faut point aggraver par votre faute une situation déjà bien difficile . Le patron peut revenir sur cette détermination prise dans un premier mouvement . — Je veux partir . — Et moi , Jeanne , je ne vous verrai plus ! — Cela vaudra mieux . Souvenez -vous de ce que je vous disais tantôt . En ne me voyant plus , vous m' oublierez . — Souvenez -vous de ce que je vous ai répondu : Mon amour , c' est ma vie ! Voyons , Jeanne , point de coup de tête ! Demain je parlerai au patron , je le supplierai de vous conserver ici . — Monsieur Garaud , je vous défends de faire cela . — Mais c' est la misère qui vous attend ! Jeanne , vous connaissez mes sentiments pour vous . Je vous répète ce soir ce que je vous disais ce matin ! Je vous aime ... aimez -moi ... vivons ensemble ... » La jeune femme indignée se redressa . « Vivre avec vous ! s' écria-t-elle . Être votre maîtresse ! ... Pour me faire une proposition semblable , il faut que vous me méprisiez bien ! — Je vous jure que le lendemain du jour où les dix premiers mois de votre veuvage seront finis , vous deviendrez ma femme . » Puis il poursuivit avec passion : « Jeanne ... chère Jeanne ... réfléchissez ... Ce que je vous propose , c' est la vie , c' est le bonheur pour des petits êtres que vous aimez , et que j' aimerai , moi , de toutes mes forces . Si vous me repoussez , ce sera pour eux comme pour vous la misère ... La misère noire . On sait ce que rapporte le travail d' une femme . Jamais vous ne pourrez gagner assez pour donner aux petits la nourriture et les vêtements dont ils ont besoin . — Ah ! tentateur ! Vous assombrissez ce tableau pour m' épouvanter ... pour me décourager ... — Je vous dis la vérité telle qu' elle est . Mais je vous sauverai malgré vous ! Vous serez ma femme ... — Mon Dieu ... mon Dieu ... fit Jeanne avec une sorte d' affolement . Il ne se taira pas , et il ne partira pas ! — Je veux vous prouver ma tendresse par mon obéissance . Je pars . Mais pour m' occuper de vous ... » Et Jacques Garaud quitta la jeune femme qu' il laissait en proie à une agitation terrible . Ces paroles confuses s' échappaient de ses lèvres : « Il a raison ... il n' a que trop raison . Pour ces pauvres petits , pour moi , c' est la misère . Comment pourrais -je , avec le travail de mes mains , payer les mois de nourrice de Lucie ? Comment élèverais -je Georges ? Ah ! la situation est effroyable . Jacques m' offre la paix ... la tranquillité ... l' aisance ... Mais pour cela il faudrait trahir le serment que j' ai fait à Pierre à son lit de mort . Ce serait odieux ... ce serait lâche ! ... Non ... Non ... » Jeanne , puisant dans sa volonté une force surhumaine , se leva , essuya ses larmes et sortit de la loge . Elle ferma la porte de la cour comme cela lui était recommandé , puis elle alla faire une ronde dans les ateliers déserts , visita les écuries , où le cocher donnait à ses chevaux le repas du soir , et revint chez elle . M . Labroue se présentait pour sortir . Elle lui ouvrit la porte sans prononcer une parole et rentra . Georges jouait dans un coin de la chambre avec son éternel cheval de carton et avec une boîte de soldats de plomb . Le cocher sortit à son tour . Jeanne resta seule dans la fabrique . Depuis la mort de sa femme , l' ingénieur avait supprimé tout train de maison . Il prenait pension dans un restaurant . Vers onze heures du soir il rentrait et travaillait souvent pendant deux ou trois heures . Le matin , il se levait presque au point du jour , travaillait encore et allait faire une première visite aux ateliers . Le cocher , pas plus que le caissier et le contremaître principal , ne couchait à l' usine . L' écurie , contenant trois chevaux , se trouvait isolée des autres bâtiments . Jeanne , la nuit , habitait donc seule l' usine en même temps que l' ingénieur . Il avait donné l' ordre à Mme Fortier de ne jamais l' attendre lorsqu' il était dehors , une clef de la petite porte lui permettant de rentrer sans réveiller la gardienne . Outre la porte cochère et la poterne donnant sur la route , il existait une troisième issue , voisine du pavillon habité par M . Labroue et accédant à un chemin de traverse conduisant à Maisons-Alfort . L' ingénieur sortait et entrait assez fréquemment par cette issue . Le lendemain , la vie active reprit dans l' usine . Jacques Garaud , en passant , dit très brièvement bonjour à Jeanne . Une extrême préoccupation se voyait sur sa figure ; il alla droit aux ateliers . Vincent n' avait point reparu depuis la veille . Sa femme était au plus bas et il ne pouvait songer à s' éloigner . Au moment où sonnèrent neuf heures , Jacques se rendit au cabinet de M . Labroue et il commença à étudier sérieusement avec lui le projet de la machine à guillocher . La journée s' écoula . Jeanne avait fait son travail quotidien sans adresser la parole à qui que ce fût . Le soir , quelques ouvriers , sachant ce qui s' était passé la veille , voulurent adresser des consolations à la veuve de leur camarade . Mme Fortier les arrêta dès les premiers mots . « Inutile de parler de cela ! leur dit-elle en jouant l' indifférence . Ce qui est fait est fait , et je n' en mourrai pas , allez ! ... » Jacques , en partant , lui serra la main silencieusement . Sa préoccupation semblait avoir encore augmenté depuis le matin . Le contremaître avait son domicile assez loin de l' usine . Il habitait une petite chambre dans une maison d' Alfortville . Il lui fallait vingt-cinq minutes pour s' y rendre ; il prenait ses repas chez un marchand de vin où se réunissaient le soir un grand nombre des ouvriers de la fabrique . Ce soir -là , Jacques ne parut pas à son restaurant . Quand Jacques rentra chez lui , minuit sonnait . Il se coucha , mais ne put fermer l' œil . Le lendemain , lorsqu' il arriva à l' usine , ses regards brillaient d' un feu sombre . Il fit halte à la porte de la loge . Jeanne s' avança vers lui . « Qu' avez -vous donc , monsieur Garaud ? lui demanda-t-elle , frappée du grand changement qui s' était fait en lui depuis le jour précédent . — Rien ... rien ... m' ame Fortier , balbutia-t-il d' un ton singulier . J' aurais voulu vous dire ... Mais non ... Je vais à l' atelier . — Quel air étrange ! » pensa la jeune veuve . Jacques Garaud fit son service habituel . Comme la veille il se rendit à neuf heures précises au bureau de M . Labroue , et poursuivit avec lui des études relatives à l' invention nouvelle . À onze heures , le contremaître sortit pour aller déjeuner , mais pas plus à l' aller qu' au retour il n' adressa la parole à Jeanne en passant devant sa loge . Dans l' après-midi il retourna trouver l' ingénieur . « Jacques , dit-il au contremaître , vous pouvez commencer les dessins pour le moulage . Moi je termine une lettre pressée ... » Garaud se mit au travail . Sa main tremblait . Ses yeux n' avaient plus leur netteté de perception habituelle . Le caissier Ricoux entra dans le cabinet . « On arrive de la Banque , monsieur ... fit-il . — Eh bien , demanda l' ingénieur , on a encaissé ? ... — Oui , monsieur , et je vous apporte le montant du bordereau ... — Revenez un peu plus tard , je vous prie ... » Le caissier sortit . Jacques , présent à cette conversation , avait tressailli en entendant ces mots : « Je vous apporte le montant du bordereau . » Puis il s' était courbé de nouveau sur son travail . Un quart d' heure s' écoula . On entendit frapper . « Entrez ! » cria l' ingénieur avec impatience . Jeanne parut sur le seuil . « Monsieur , dit-elle , c' est une dépêche ... — Merci ... » répondit M . Labroue en prenant le télégramme . Mme Fortier sortit . L' ingénieur déchira l' enveloppe , parcourut du regard la feuille qu' elle contenait , et devint très pâle . « Lucien malade ! s' écria-t-il . En danger peut-être ! ... » Puis , s' adressant au contremaître , il poursuivit : « Je reçois une dépêche de ma sœur . Je vais partir à l' instant même , rassemblez les dessins et les plans et donnez -les -moi . Je les enfermerai dans le coffre-fort . — Oui , monsieur , tout de suite » , répliqua le contremaître . Et il se mit en devoir de rassembler les papiers . M . Labroue fit retentir un coup de cloche dans la cour , puis appela le caissier . « Mon cher Ricoux , lui dit le patron , un télégramme réclame ma présence auprès de mon enfant malade . Faites votre caisse . Gardez les sommes qui vous seront utiles , et remettez -moi le reste . — Je vais me hâter , monsieur . » Ricoux sortit . Le coup de cloche appelait Jeanne Fortier . « Donnez l' ordre au cocher d' atteler le coupé vivement , je vous prie , lui dit M . Labroue . Vous reviendrez ensuite me parler . » Jeanne reparut au bout de quelques minutes . Jacques était toujours là , le caissier rendait ses comptes . « Je garde cinq mille francs , disait-il ; j' espère bien n' avoir pas besoin d' ouvrir la caisse avant votre retour . — Peut-être ... répliqua l' ingénieur . Ne m' attendez que dans deux jours au plus tôt ... C' est aujourd'hui mercredi . En admettant que je ne sois pas retenu par la maladie de Lucien , je ne serai ici que samedi dans la matinée . Combien m' apportez -vous ? — Aux 127 000 francs du bordereau touché à la Banque , je joins les recettes de la journée , 11 027 francs sur lesquels je garde 5 000 francs . Total : 133 027 francs . Donc , avec ce que vous avez en caisse , cela fera 190 953 francs 70 centimes ... Assurez -vous -en , monsieur . — Je n' ai pas le temps de vérifier . » Et l' ingénieur enferma dans son coffre-fort les sommes que lui remettait le caissier . Jacques et Jeanne attendaient . Mme Fortier regardait le contremaître et trouvait à son visage une expression qu' elle ne lui connaissait pas avant ce jour . Jacques s' avança vers M . Labroue . « Voici les dessins et les plans , monsieur » , dit-il . M . Labroue les prit et les plaça dans le coffret , puis il plaça le coffret lui -même dans la caisse . « À mon retour , fit-il , nous continuerons ce travail . » L' ingénieur se tourna vers Jeanne et poursuivit : « Madame Fortier , je vous recommande de ne pas vous départir , ne fût -ce qu' une minute , de la surveillance qui vous incombe . À mon retour je m' occuperai de vous . Soyez certaine que je ne vous laisserai point sans emploi . Oubliez ce qui s' est passé entre nous , comme je l' oublie moi -même . » Jeanne , étonnée de cette bienveillance inattendue restait muette . Le caissier Ricoux l' examinait avec attention ... « Mauvaise nature ! murmura-t-il . Cette femme déteste le patron ... elle voulait se venger en lui faisant du mal ... » M . Labroue continua : « Préparez -moi , je vous prie , une valise contenant un peu de linge . Joignez -y un pardessus et une couverture . » Mme Fortier sortit du cabinet . En la voyant s' éloigner , l' ingénieur dit au caissier et au contremaître : « Elle m' en veut beaucoup , la pauvre créature ... Elle ne comprend pas que le poste occupé par elle ici n' est nullement son affaire ... Je sais bien que j' ai été un peu cassant , un peu brutal même ... Je lui ferai oublier cela ... Je vais m' occuper d' elle ... » M . Labroue donna ensuite ses dernières instructions à Ricoux et à Jacques . Cinq minutes plus tard , la voiture se dirigeait vers la gare d' Orléans , emportant l' ingénieur . Jeanne , le contremaître et le caissier assistaient à son départ . « Je vous recommande de fermer les portes avec soin , madame Fortier , dit le caissier . Mon avis est que le patron vous laisse légèrement une bien grosse responsabilité ! — Soyez sans inquiétude , monsieur , répondit Jeanne , ma surveillance ne sera point en défaut . » À l' heure de la sortie , le contremaître vint apporter les feuilles de présence pour le lendemain . « Bonsoir , Jeanne ! dit-il . Bonne nuit ! ... » Il allait sortir . Cette fois , ce fut Mme Fortier qui l' arrêta . « Que vouliez -vous me dire ce matin ? » demanda-t-elle . Jacques tressaillit visiblement et répondit : « Je voulais vous dire bien des choses ... — Eh bien , dites -les ... — Non ... j' ai réfléchi ... pas encore ... je n' ose pas . Mais si je ne vous parle point , je vous écrirai , c' est plus facile . » Jeanne trouva les paroles du contremaître non moins étranges que sa physionomie . « Vous me faites presque peur ! murmura-t-elle . — Ne me demandez rien ... quant à présent du moins ... et répondez à une question qu' il faut que je vous adresse ... — Une question ? répéta Jeanne . Laquelle ? — Avez -vous sérieusement pensé à ce que je vous disais hier relativement à votre situation ? reprit le contremaître . — Oui , j' y ai pensé ... — Et consentez -vous à ce que je vous proposais ... — Quand vous m' aurez appris ce que vous ne voulez pas , ce que vous n' osez pas m' apprendre aujourd'hui . — Eh bien , demain notre sort à tous deux sera fixé ... fixé ... — Demain ? Pourquoi demain ? — Ne m' interrogez point . Demain arrivera vite , et en quelques heures il se passe bien des choses . » Puis Jacques Garaud partit brusquement ; il alla dîner à l' endroit où il prenait ses repas , resta chez le marchand de vin jusqu' à dix heures du soir , jouant aux cartes de l' air le plus calme avec quelques camarades auxquels il souhaita une bonne nuit en les quittant . Aussitôt qu' il fut seul , son visage redevint sombre comme il était depuis deux jours . Au lieu de se rendre chez lui , Jacques s' engagea dans un sentier traversant la plaine entre Alfortville et Alfort . Bientôt il se trouva dans les terres labourées . Il allait vite , et prêtant l' oreille afin de s' assurer que personne ne marchait derrière lui ou ne venait à sa rencontre . Soudain il s' arrêta . Une muraille se dressait en face de lui . C' était celle de l' usine de M . Labroue . Il la côtoya jusqu' à la petite porte bâtarde voisine du pavillon habité par l' ingénieur . « C' est par là qu' il faut entrer ... » murmura-t-il en se baissant vers la serrure qu' il examina avec attention . Tirant ensuite de sa poche une boîte de fer-blanc , il l' ouvrit . Cette boîte renfermait un morceau de cire à modeler avec lequel il prit l' empreinte de la serrure . Cela fait , il se dirigea vers Alfortville par le chemin qu' il avait suivi pour venir . À cette heure précise , M . Labroue descendait du train-poste qui s' arrêtait à Blois . Sa sœur , Mme Bertin , habitait au village où elle vivait d' une façon fort modeste depuis la mort de son mari . Ce village , nommé Saint-Gervais , se trouvait sur la route de Bracieux , à trois kilomètres de Blois . M . Labroue traversa le pont et s' engagea sur la route de Saint-Gervais . Il était haletant . La dépêche expédiée par Mme Bertin remplissait son cœur paternel de douloureuses angoisses . Le village de Saint-Gervais , bâti sur le flanc d' un coteau , lui apparut bientôt . Il était une heure du matin . La cloche qu' il agita résonna d' une façon bruyante . L' ingénieur attendit . Au bout de quelques secondes une fenêtre s' ouvrit . « Qui est là ? demanda une voix de femme . — Moi , chère sœur ... répondit M . Labroue . Comment va Lucien ? — Dieu soit béni . Tout danger a disparu ... répliqua Mme Bertin . Attends ! je vais t' ouvrir . » La porte de la cour tourna sur ses gonds . Le frère et la sœur tombèrent dans les bras l' un de l' autre . « Ta dépêche m' a fait du mal ! s' écria M . Labroue en franchissant le seuil de la maison . — Eh ! j' ai eu bien peur moi -même ! répondit Mme Bertin . Le médecin redoutait une angine couenneuse ... — Pauvre mignon ! ... C' est presque toujours mortel . — C' est pour cela que mon épouvante était si grande , mais le médecin a déclaré ce soir que tout péril avait disparu . Lucien a encore la fièvre , mais il va beaucoup mieux . — Je voudrais le voir . — Viens ... il est dans ma chambre ... » M . Labroue gravit derrière sa sœur l' escalier accédant à la chambre où Lucien reposait dans son petit lit de fer . Le visage de l' enfant était pourpre ; de grosses gouttes de sueur collaient à ses tempes les boucles de ses cheveux blonds . M . Labroue le contempla pendant quelques secondes . « Pauvre cher mignon ! ... » répéta-t-il . Et il effleura de ses lèvres le front de l' enfant . « Ne restons point ici , je t' en prie , dit Mme Bertin . Nous le réveillerions et c' est ce qu' il ne faut pas . » Le frère et la sœur descendirent au rez-de-chaussée . « As -tu besoin de quelque chose ? demanda la bonne dame . — De rien , absolument . — Eh bien , alors , va te reposer . Tu sais que ta chambre est toujours prête . Demain , ou plutôt ce matin , nous causerons . » Le lendemain matin , le docteur constata du premier coup d' œil l' état satisfaisant de l' enfant . Rassuré d' une façon complète , l' ingénieur manifesta son intention de partir dans l' après-midi . « Je prendrai ce soir l' express de Paris , dit-il à sa sœur . Je serai à neuf heures à Paris , et à Alfortville une heure et demi après . — Eh bien , demanda Mme Bertin , as -tu du nouveau dans ton usine ? Es -tu satisfait ? » M . Labroue eut un sourire aux lèvres . « Si je suis satisfait ? Je suis en train de m' enrichir . — Une nouvelle invention , sans doute ? — Oui , une trouvaille qui aura mis , d' ici à quatre ans , deux ou trois millions dans ma caisse . — Ne t' illusionnes -tu pas un peu ? — L' illusion est impossible . Il s' agit d' une machine à guillocher non seulement les surfaces planes mais encore les contours . Les Américains me paieront cette machine ce que je voudrais ... — À moins que quelqu'un n' arrive avant toi ! Qu' une indiscrétion soit commise ... et on vole ton idée . — Sois sans crainte , je fais beaucoup moi -même , et je suis bien secondé par ceux qui m' entourent . Je crois t' avoir déjà parlé de mon contremaître Jacques Garaud . Il est intelligent , actif , et je trouve sa collaboration si précieuse que je vais l' associer aux bénéfices que donnera la machine à guillocher ... — Tu lui as confié le secret de ton invention ? — Il le fallait bien . D' ailleurs je connais l' homme ... — Tant mieux . Et cette pauvre femme , cette jeune mère de famille dont le mari a été tué par une explosion ? Elle est toujours employée dans ton usine , je suppose ? — Je suis obligé de me séparer d' elle . — Tu la renvoies ! fit Mme Bertin avec surprise . — Bien malgré moi ... J' y suis forcé . — Je comprends mal cela . La mort de son mari , tué à ton service , t' a créé vis-à-vis d' elle des devoirs impérieux . — Je connais ces devoirs et ne compte point m' y soustraire . Jeanne Fortier est une brave et honnête créature , mais elle n' a pas ce qu' il faut pour remplir un emploi de surveillance , où l' énergie d' un homme est indispensable . — Tu aurais dû y penser avant de l' employer . — Elle a manqué et laissé manquer aux règlements de la maison , cela est d' un mauvais exemple et ne peut être toléré . — Enfin , que va devenir cette pauvre créature ? — C' est au point de vue de son avenir que je voulais te parler d' elle ... Depuis longtemps , j' insiste auprès de toi pour qu' au lieu d' une femme de ménage tu prennes une domestique à demeure ; tu m' as toujours refusé . — Je me trouve servie d' une façon très suffisante . — Soit . Mais Jeanne serait pour toi une compagne au moins autant qu' une servante . Son petit garçon âgé de trois ans et demi deviendrait le camarade de Lucien . Plus tard , je lui ferais donner de l' éducation et je paierais ainsi ma dette à la veuve dont le mari est mort à mon service . Voyons , ma sœur , il faut accepter cette combinaison , il le faut absolument . J' ai été dur avec elle et je crois qu' elle m' en garde un peu rancune ... Ne me refuse pas ... Non seulement tu me ferais beaucoup de peine , mais encore , tu me mettrais dans un sérieux embarras . — Je ne veux te causer ni embarras , ni chagrin , répliqua Mme Bertin . Tu peux m' envoyer Jeanne Fortier et son fils . — Ah ! tu es vraiment bonne ! » s' écria M . Labroue en serrant avec effusion les mains de sa sœur . À l' heure où cet entretien avait lieu , l' entrée des ouvriers dans les ateliers de l' usine d' Alfortville s' était opérée comme de coutume . Jacques Garaud , arrivé l' un des premiers , avait passé devant la loge sans donner signe de vie , et sans que Jeanne , occupée à faire signer la feuille , ait pu s' apercevoir de son passage . Cependant elle le guettait de son mieux . Depuis la veille , les paroles énigmatiques du contremaître et surtout , l' étrangeté de son allure et de sa physionomie causaient à Mme Fortier une très vive préoccupation . Elle souhaitait voir Jacques pour s' assurer qu' il était plus calme et elle semblait à tel point agitée et fiévreuse , que plusieurs personnes lui en firent l' observation . David , le garçon de bureau qui était entré pour prendre les clefs du cabinet de l' ingénieur et de celui du caissier Ricoux , s' en inquiéta même : « Comme vous voilà pâlotte , m' ame Fortier ! lui dit-il . Est -ce que vous êtes malade ? — Mais non , monsieur David . — Est -ce que vous resterez dans le pays , m' ame Fortier ? — Je n' en sais rien encore , monsieur David ... répondit sèchement Jeanne qu' importunaient ces questions . — Je pense que le patron ne vous laisse point partir sans vous donner une jolie gratification à titre d' indemnité . — Je ne demande rien , fit la jeune veuve d' un ton hautain . — Vous lui en voulez donc bien au patron ? ... » Jeanne ne put contenir un geste d' impatience . « Monsieur David , fit-elle , ne parlons plus de cela . Voici les clefs . Vous me remettrez celle du bureau de M . Labroue aussitôt que vous aurez fini de ranger . » David se retira , en grommelant entre ses dents : « Je crois que le patron passerait un vilain quart d' heure si elle le tenait dans un petit coin , entre quatre-z-yeux . » Jeanne allait et venait , rangeant à droite et à gauche . Tout à coup une idée lui traversa l' esprit . « Ah ! murmura-t-elle , il ne faut pas que je laisse ce maudit pétrole dans le bidon qui appartient à l' usine . Je vais le transvaser dans des bouteilles que j' emporterai en partant . » Sortant aussitôt de la loge , elle alla droit à la resserre . Le bidon à pétrole était sur une tablette , à côté de quelques bouteilles vides . Jeanne se mit en devoir de transvaser le contenu . Elle achevait de remplir la première bouteille quand un coup de sonnette retentit . Elle ouvrit . C' était le caissier . M . Ricoux entra , referma la porte derrière lui et passa devant Jeanne , qui lui dit bonjour et qu' il salua légèrement . Tout à coup , il s' arrêta en face de la réserve ouverte . « Cela sent encore le pétrole , madame Fortier , dit-il . — Cela n' est point étonnant , monsieur , répliqua Jeanne d' un ton sec , je mets dans des bouteilles celui que contient le bidon . Il est à moi ce pétrole . Je l' emporte en m' en allant . On n' aura plus peur que je mette le feu à l' usine . » Ricoux murmura entre ses dents : « On a toujours raison d' avoir peur . Il y a de méchantes gens . Il y a des gens haineux qui font le mal pour le mal . » Jacques , en ce moment , aborda le caissier . « Je vous ai vu entrer , dit-il , et je viens à vous . » La voix du contremaître fit retourner Jeanne . Elle regarda Garaud , qui lui parut fort calme . De son côté , tout en parlant , Jacques l' examinait à la dérobée . « Je veux vous avertir que la femme de Vincent est morte hier au soir . Il m' a fait prier par un mécanicien de lui envoyer l' argent qui lui est dû , en ajoutant qu' il ne reviendrait pas à l' atelier et qu' il allait retourner dans son pays . — Voyez -vous ça . Il aura eu vent de son renvoi , et il prend un prétexte pour n' avoir pas l' air d' avoir été congédié . — Voici son compte que j' ai fait . — Cinquante-quatre heures à quatre-vingt-dix centimes ? fit le caissier . Total : quarante-huit francs soixante ... Venez avec moi , je vais vous remettre cette somme . » Tandis que s' échangeaient ces paroles , Jeanne achevait de transvaser son pétrole , ensuite elle plaça les bouteilles sur la tablette de la réserve , avec le bidon vide . Le contremaître suivit le caissier , toucha la somme due à Vincent , puis visita les ateliers , en finissant par celui des menuisiers . Cet atelier , assez vaste , et voisin du pavillon de M . Labroue , était encombré de planches et de madriers , de bois débité et de copeaux . Le chef mécanicien vint au contremaître . « Monsieur Garaud , lui dit-il , ça ne serait pas dommage de nous débarrasser de ces copeaux qui nous gênent . — Demain , je les ferai enlever ... » répondit Jacques . Son inspection terminée , il gagna le cabinet qu' il occupait à côté de l' atelier d' ajustage et s' y enferma . Dans cet atelier , il y avait un établi garni d' un tour , d' un étau , d' outils de précision et d' une petite forge . Jacques passa un tablier de travail puis se mit à forger quelques pièces de serrurerie . À l' heure du repas , il sortit comme tout le monde et fut de retour un des premiers . Il alla de nouveau s' enfermer dans son cabinet , où il reprit sa besogne . Le temps était lourd . La chaleur accablante de l' atmosphère annonçait un orage plus ou moins prochain , mais inévitable . À six heures , son travail mystérieux se trouvant fini , il mit dans son tiroir fermé à clef les pièces qu' il venait d' achever , quitta son tablier et reprit sa vareuse . Cela fait , il regarda sa montre . « Encore une heure à rester ici ... murmura-t-il . C' est plus de temps qu' il ne m' en faut pour écrire à Jeanne ... » Comme sept heures sonnaient à l' horloge de la fabrique , il fit tinter la cloche dont le son annonçait la fin du travail et glissa dans sa poche la lettre qu' il venait d' écrire . Jeanne , debout sur le seuil de sa loge , regardait les ouvriers sortir les uns après les autres . Le petit Georges , dans la chambre , menait grand tapage , tirait par la ficelle son dada de carton , et le frappait , non pas avec la mèche mais avec le manche de son fouet . Or , un coup fut si rigoureusement appliqué que ce manche fendit le carton du ventre sur une longueur de quatre à cinq centimètres . L' enfant tout penaud regarda d' un œil consterné la blessure béante . De peur d' être grondé , il ne dit rien , ne fit plus de bruit et ramassant quelques fragments de journaux à gravures que sa mère lui avait donnés , il les roula en forme de tampon et les introduisit dans le ventre du cheval que l' étoupe remplissait imparfaitement ; mais il restait encore un vide assez notable , et le gamin , n' ayant plus de papier , se remit à jouer . Le dernier des ouvriers avait quitté la fabrique . M . Ricoux passa , suivi bientôt par le garçon de bureau David . Il ne restait dans l' usine que Jacques . Jeanne attendait avec autant d' impatience que d' anxiété la sortie du contremaître . Les dernières paroles prononcées par lui la veille ne pouvaient s' éloigner de sa pensée . « Demain , avait-il dit , notre sort à tous deux serait fixé . Demain arrivera vite , et en quelques heures , il se passe bien des choses . » Au bout d' un quart d' heure , Garaud parut , tenant à la main des feuilles de présence , et se dirigea vers la loge . Jacques s' avançait , mais lentement . Ils se trouvèrent en face l' un de l' autre , se regardant sans prononcer un mot . Mme Fortier rompit le silence . « Ce sont les feuilles de présence que vous m' apportez ? fit-elle d' une voix tremblante . — Oui , murmura Jacques , ce sont les feuilles ... avec ceci ... » Et il montrait la lettre écrite par lui , et jointe aux papiers . « Ceci ? ... répéta Jeanne . — Oui ... une lettre ... — Pourquoi m' écrire quand vous pouvez me parler ? ... — Il y a des choses difficiles à dire , faciles à écrire ... Prenez cette lettre , et quand je serai parti , lisez -la ... et réfléchissez . Votre bonheur , celui de vos enfants , le mien , sont entre vos mains . » Et il sortit rapidement . Jeanne le regarda partir . « Il devient fou ... » balbutia-t-elle . Puis elle rentra chez elle . Avec avidité , elle ouvrit la lettre et lut ce qui suit : « Chère Jeanne bien-aimée , « Hier je vous laissais entrevoir dans un prochain avenir la fortune et le bonheur . Je puis maintenant vous les promettre d' une façon immédiate . « Demain je serai riche , ou du moins les moyens de commencer une grande fortune seront dans mes mains . Je posséderai une invention qui donnera des bénéfices incalculables et j' aurai près de deux cent mille francs pour l' exploiter . « Point de fausse honte , Jeanne . Songez à vos enfants . « Je vous attendrai ce soir , à onze heures , avec le petit Georges au pont de Charenton , et je vous conduirai dans une retraite sûre d' où nous partirons demain pour l' étranger , où nous serons heureux et riches . « Si vous ne veniez pas , Jeanne , je ne sais à quelle extrémité le désespoir me pousserait ... « JACQUES GARAUD . « 7 septembre 1861. » « Qu' est -ce que cela signifie ? murmura Jeanne stupéfaite , Jacques perd la tête , je disais bien ! Il prend ses rêveries ambitieuses pour des réalités ! ... À moins qu' il ne me tende un piège . Sachant que je vais me trouver aux prises avec le besoin , il espère peut-être que l' appétit de l' argent me jettera dans ses bras ! ... Si c' est un piège , il est grossier ... je n' y tomberai point ! » En disant ces mots , Mme Fortier froissa la feuille de papier , la pétrit entre ses doigts et la lança sur le pavé où elle roula jusqu' à l' un des angles de la pièce . Georges avait cessé de jouer pour suivre du regard la pantomime expressive de sa mère . Il vit la petite boule de papier s' abattre sur le parquet et rouler . Il alla ramasser le papier et sans le dérouler , il s' empressa de l' introduire dans le ventre de son cheval de carton . « Il en tiendrait encore » , fit-il en cherchant du regard . Pendant ce temps , Jeanne avait allumé les réverbères qui , chaque nuit , éclairaient les cours de l' usine . Le temps était sombre , l' atmosphère lourde . D' instant en instant , des éclairs silencieux sillonnaient le ciel de couleur d' encre . « Georges , dit Jeanne à son fils en rentrant , nous allons avoir de l' orage . Dînons vite et tu iras te coucher . — Si ça fait boum ! boum ! tu me laisseras revenir près de toi ? — Je te le promets ! » À neuf heures et demie , Georges reposait dans son petit lit , entouré de ses jouets que , par une manie enfantine , il montait avec lui chaque soir au premier étage . Mme Fortier avait l' habitude de faire une ronde entre dix heures et demie et onze heures , avant de se coucher . Elle attendait en travaillant le moment de cette ronde . L' orage prévu approchait rapidement . Aux éclairs de plus en plus fréquents , des coups de tonnerre succédèrent au loin . Bientôt le vent se mit de la partie , et la tempête se déchaîna dans toute sa force . Jeanne , en travaillant , pensait à Jacques . Elle sentait s' affermir en son esprit la conviction que le contremaître cherchait à l' attirer dans un piège d' où son honneur ne sortirait pas . Onze heures sonnèrent . Jeanne se leva et voulut quitter la loge pour faire sa ronde accoutumée . Au moment précis où elle ouvrait la porte , un formidable coup de tonnerre éclata tout près de l' usine , en même temps qu' une trombe de vent éteignait la lumière qu' elle tenait à la main . « Impossible de sortir par un temps pareil , murmura Mme Fortier ; je serais renversée ... » Elle entra et referma sa porte . Un second coup de tonnerre retentit , plus vibrant , plus assourdissant encore que le premier . « Maman ... maman ... cria le petit Georges d' une voix que l' effroi rendait tremblante , j' ai peur ... » Jeanne se hâta de monter auprès de son fils , qui semblait de plus en plus effaré . « Habille -moi ! criait-il , habille -moi , petite maman ! » Jeanne l' habilla comme il le désirait , espérant le calmer en lui cédant . Peu à peu les grondements du tonnerre devinrent plus rares et parurent s' éloigner , mais le vent continuait à souffler en foudre et la pluie tombait . Le tremblement nerveux de Georges s' était apaisé . « Joue un peu » , lui dit Jeanne ; et , prenant la ficelle du cheval , elle le fit rouler en criant : « Hue ! Dada ! » Le cheval fit une cabriole , Georges se mit à rire et frappa ses mains l' une dans l' autre ; tout était oublié ; il ne pensait plus à avoir peur . La pluie cependant tombait toujours ... Jacques Garaud avait passé une partie de la soirée au restaurant . À onze heures moins un quart il se retira et prit le chemin du pont de Charenton . « Voici l' orage , murmura-t-il , mais qu' importe ? Si elle doit venir , ce n' est pas l' orage qui l' en empêchera . » Arrivé au lieu du rendez -vous donné par lui à Jeanne , il se mit à marcher de long en large , dévoré par la fièvre de l' attente . Onze heures sonnèrent . Aucun bruit de pas n' arrivait . « Elle devrait être là ! se dit-il . Refuserait-elle de me suivre ? ... « Qu' elle vienne ou non , j' agirai ! Elle ne m' aime pas ! Elle me dédaigne peut-être ! Elle refuse la fortune ! Tant pis pour elle ! J' agirai quand même . » De nouveau il s' interrompit ; puis , tressaillant , balbutia : « Mais ma lettre ... Si elle la montre ? Si on la trouve ? Que prouverait-elle , après tout , ma lettre ? Rien . D' ailleurs je prendrai mes mesures pour détourner les soupçons . Au lieu de partir dès demain , j' attendrai un mois , s' il le faut . » L' orage était dans toute sa force . La pluie tombait avec une violence de cataracte . La demie après onze heures sonna . « Allons , pensa le contremaître , Jeanne ne viendra pas . À mon amour elle répond par le mépris ! Eh bien , meure mon amour ! je ne veux plus penser qu' à la fortune . » Et sous la pluie battante , Jacques quitta la tête du pont . En moins d' un quart d' heure , il atteignit la porte auprès de laquelle il s' était arrêté la nuit précédente pour prendre l' empreinte de la serrure . Tirant alors de sa poche un des petits instruments de fer fabriqués par lui , il l' introduisit dans l' ouverture . La porte s' ouvrit . Il la poussa , fit deux pas en avant et se trouva dans la cour de l' usine . L' orage arrivait à son paroxysme . Jacques Garaud jeta un regard vers la loge de la gardienne . Il aperçut de la lumière à travers les vitres . « Elle est là ... fit-il d' une voix basse qui sifflait entre ses dents serrées . Elle rit en songeant que je suis là-bas , à l' attendre comme un niais , sous la tempête ! » Jacques s' avança jusqu' à la réserve où le matin Mme Fortier avait placé ses bouteilles de pétrole . Il y en avait cinq . Le contremaître en prit quatre et se dirigea vers l' atelier des menuisiers . Il entra et jeta deux des bouteilles dans la cour , après avoir versé leur contenu sur les copeaux entassés et sur les amas de planches . Cela fait , muni des deux dernières bouteilles , il gagna le pavillon où se trouvait le cabinet de M . Labroue , pénétra dans ce cabinet en enfonçant la porte , et , après s' être assuré que le volet intérieur était fermé , il alluma une bougie . Cinq minutes lui suffirent pour forcer la caisse et prendre le coffret contenant les plans de la machine perfectionnée ; il saisit ensuite les liasses de billets de banque , les entassa dans le coffret avec les plans , prit dans ses poches quelques rouleaux d' or , vida les deux dernières bouteilles de pétrole sur la parquet , sortit du cabinet , déposa le coffret dans le couloir et se dit : « Aux ateliers d' abord , le feu ! Je reviendrai ensuite ici reprendre mes valeurs et achever ce qui me reste à faire . » Il retourna vivement à l' atelier des menuisiers , fit craquer une allumette et la jeta au milieu des copeaux . M . Labroue avait quitté Saint-Gervais de manière à prendre le train qui devait le mettre à Paris à neuf heures cinq minutes du soir . Il n' avait point dîné avant de partir , aussi s' arrêta-t-il chez un restaurateur , voisin de la gare . Dans la salle , il se trouva en pays de connaissance . Des ingénieurs du chemin de fer , ses anciens camarades à l' École polytechnique , venaient de s' installer pour dîner . Bientôt la conversation fut des plus animées . À onze heures et demie seulement M . Labroue quitta ses amis et se mit en quête d' une voiture qui le conduisit à Alfortville . En ce moment , nous le savons , l' orage se déchaînait . Les cochers se montraient récalcitrants . Enfin l' un deux consentit à marcher . La demie après minuit sonnait au moment où la voiture s' engageait dans Alfortville . Le cocher s' orientait mal , tournait à droite quand il fallait tourner à gauche et perdait un temps précieux . L' ingénieur , impatienté , descendit du véhicule et régla sa course en disant : « Je suis tout près de chez moi . » Et il s' élança vers sa demeure . L' eau ruisselait sur ses vêtements . Il arriva en face de la porte de l' usine , tira de sa poche une clef , ouvrit , et sans s' arrêter traversa la cour pour se rendre à son pavillon . Jeanne avait entendu la porte se refermer . « On est entré ... murmura-t-elle . On marche dans la cour ... » Déjà elle s' élançait vers la porte de sa chambre . Georges s' accrocha d' une main à ses jupes en criant : « Maman ... maman ... ne t' en va pas ... J' ai peur ... — Je vais revenir , mon mignon . — Non ... non ... j' ai peur ... ne t' en va pas ... Reste près de moi ... » Et plus que jamais l' enfant se cramponnait de la main droite à la robe de Jeanne , tandis que de la main gauche , il tenait son cheval de carton . Mme Fortier le prit dans ses bras , descendit , ouvrit la porte de la loge , et sortit dans la cour sous la pluie et regarda du côté du pavillon de M . Labroue . Tout à coup une lueur rougeâtre et vacillante éclaira les ténèbres . Cette lueur venait des ateliers . Jeanne , épouvantée , se dirigea en courant vers les bâtiments de la fabrique . Vingt pas tout au plus la séparaient du pavillon , quand elle entendit d' une façon nette et distincte cet appel : « À moi ! ... Au secours . » Puis , immédiatement après , retentit dans le silence un cri terrible , un cri d' agonie . À ce cri , une sorte de râle succéda , puis plus rien . Jeanne ne ralentit point sa course . Bientôt elle atteignit le seuil du pavillon dont les fenêtres à leur tour s' éclairaient de lueurs ardentes . Une exclamation d' horreur s' échappa de ses lèvres . Elle apercevait dans le couloir Jacques brandissant un couteau et à ses pieds M . Labroue , étendu inanimé , sanglant . La jeune femme laissa son enfant glisser de ses bras . « Misérable ! Assassin ! cria-t-elle . Je n' avais pas compris le sens de la lettre infâme ! Tu m' offrais de m' enrichir avec de l' or ramassé dans le sang ! misérable ! misérable ! » Le contremaître bondit jusqu' à Jeanne . « Ah ! tu comprends , à présent ! lui dit-il avec un cynisme effroyable . Mieux vaut tard que jamais ! Eh bien , suis -moi ! — Jamais ! — Si tu ne me suis pas volontairement , je t' y contraindrai . — Jamais ! J' appellerai au secours . — Tais -toi , ou je tue ton enfant ! Suis -moi , et hâtons-nous , car dans quelques instants tout va s' écrouler . » Et le contremaître entraîna Jeanne et Georges dans la cour d' abord , puis dans la campagne , en passant par la petite porte voisine du pavillon . La jeune femme voulait crier . « Mais tais -toi donc , insensée ! lui dit Jacques d' un ton impérieux . Tu appelles ceux qui t' accuseront bientôt ! — Moi ! moi ! M' accuser ! balbutia Jeanne . — Oui ... et les preuves ne manqueront pas ! Le pétrole que tu avais acheté a servi à mettre le feu . On retrouvera les bouteilles vides dans la cour . On t' accusera d' avoir tué M . Labroue , car toi seule pouvais savoir qu' il était rentré cette nuit , et d' ailleurs on se souviendra des menaces proférées par toi contre lui devant témoins . Combien de fois n' as -tu pas dit que cela ne lui porterait pas bonheur de t' avoir chassée ! Allons . » Mme Fortier se sentait devenir folle . Le contremaître l' entraînait toujours . Jeanne répéta deux fois : « Au secours ! » Jacques la secoua si brutalement qu' il la fit tomber à genoux . « Un mot de plus , dit-il , et ton fils est mort ! — Pitié ! ... — Tais -toi ! ... et viens , nous serons riches . — Non ... non ! ... j' aime mieux mourir ... — Alors ! va-t -en , et tâche de disparaître , car je me suis arrangé pour que tout t' accable et tu te défendrais en vain contre l' évidence . Advienne que pourra . » Et Jacques prit sa course à travers la plaine . Jacques Garaud , que nous avons quitté au moment où il venait de jeter une allumette enflammée sur les copeaux imbibés de pétrole de l' atelier de menuiserie s' était dirigé de nouveau vers le pavillon . Il avait ouvert le coffret déposé par lui dans le couloir , et glissé sur sa poitrine , entre sa chemise et sa chair , les liasses de billets de banque et les plans que contenait le coffret . C' était à ce moment que M . Labroue entrait dans la cour et que Jeanne entendait la porte se refermer derrière lui . L' ingénieur aperçut les premières lueurs jaillissant des ateliers . Il courut dans cette direction . Jacques mettait le feu au cabinet de son patron et jetait au milieu des flammes le coffret vide . M . Labroue vit la porte du pavillon ouverte , et devinant un crime , s' élança . Jacques allait sortir . Les deux hommes se trouvèrent face à face . Le contremaître , après ce qu' il avait fait déjà , ne pouvait plus s' arrêter . Il fallait désormais aller jusqu' au bout . Il tira de sa poche un couteau catalan et l' ouvrit . « À moi ! au secours ! » cria l' ingénieur . Jacques bondit . M . Labroue , frappé en pleine poitrine , tomba pour ne plus se relever . Jeanne était arrivée juste à ce moment . Nous savons le reste . La malheureuse jeune femme que nous avons laissée à genoux dans la campagne , égarée , frémissante , regardait d' un œil agrandi par l' épouvante les flammes qui montaient toujours , et serrait contre sa poitrine son enfant à demi mort de frayeur . Tout à coup , au loin , retentit la sonnerie vibrante d' un clairon . Dans plusieurs directions se fit entendre le cri : Au feu ! Ces cris se rapprochèrent . Jeanne se releva d' un mouvement brusque . « Ah ! se dit-elle , je suis perdue ! Il a raison , ce misérable qui se venge de mes refus ... On m' accusera ... Mais ! ... je me justifierai ... j' ai sa lettre ... qui témoignera contre lui . » Soudain la jeune femme porta les deux mains à son front , par un geste de folle , et poursuivit , éperdue , haletante : « Sa lettre ... mais je ne l' ai pas ... Elle est restée là-bas ... Ah ! j' irai la chercher ... je la retrouverai ... et je n' aurai plus rien à craindre de l' accusateur ... J' aurai une arme pour me défendre ... » Jeanne allait s' élancer vers l' usine . À trente pas d' elle , elle vit un groupe d' hommes courir à travers champs , et le vent lui apporta les paroles suivantes : « Je parie que c' est cette coquine de Jeanne Fortier qui a mis le feu . Ça ne pouvait pas finir autrement . La misérable a menacé devant moi M . Labroue ! ... » Jeanne avait reconnu la voix du caissier Ricoux . « Et je me laisserais accuser ainsi lorsque je peux me défendre ! pensait-elle . Non ! Non ! Cette lettre qui prouve mon innocence et le crime de Jacques Garaud , je vais la chercher . » Jeanne approchait de la fabrique . Tout à coup , relevant la tête , elle s' arrêta terrifiée . Des flammes nouvelles se tordaient dans l' espace , partant d' un point qui n' était ni le pavillon , ni les ateliers . L' incendie poussé par le vent impétueux qui lui faisait franchir de grands espaces , dévorait la loge . Elle balbutia : « Le feu ! le feu ! Cette preuve n' existe plus ! je suis perdue ! » Alors , la tête égarée , aux trois quarts folle , la malheureuse femme tourna sur elle -même et s' enfuit à travers la campagne , emportant son enfant . Georges était presque évanoui , mais ses doigts raidis ne lâchaient pas le cheval de carton qui renfermait la précieuse lettre , preuve de l' innocence de sa mère . L' usine de M . Labroue était située assez loin de toute habitation . Par un temps d' orage effroyable et à l' heure où l' incendie s' était déclaré , les secours devaient se faire attendre . Quand une compagnie arriva du fort de Charenton , avec quelques ouvriers de la fabrique , il était déjà trop tard pour combattre les progrès du feu . Toutes les portes étant fermées , on escalada les murailles d' enceinte avec des échelles . L' absence de la gardienne fut à l' instant remarquée . Une voix cria : « Le feu est à la loge ! » C' était la voix de Jacques Garaud . Le contremaître poursuivit : « La malheureuse a brûlé l' usine et nous met tous sur le pavé , sans travail , pour se venger de M . Labroue . Allons , mes amis , au pavillon ! Sauvons la caisse . — Oui ! ... oui ! sauvons la caisse , appuya Ricoux , qui venait d' arriver . Elle contient une somme énorme . » Et tous se précipitèrent vers le pavillon en flammes . Comment Jacques se trouvait-il au nombre des gens qui venaient porter secours à l' usine incendiée par lui ? Le misérable ne voulait pas que la voix de Jeanne , si elle s' élevait pour l' accuser , pût être entendue et trouver créance . Mais , comme il s' enfuyait , la réflexion lui était venue , en même temps que le souvenir de la lettre qu' il avait écrite . « À tout prix , il faut ravoir cette lettre » , se dit-il . Et , au lieu de continuer à fuir il avait rejoint sur la route les gens qui couraient en criant « Au feu ! » Il comptait entrer dans la loge de la gardienne , chercher et reprendre sa lettre , puis se joindre aux sauveteurs . En arrivant dans la cour il aperçut le logis de Jeanne en feu . « Ma besogne est finie avant d' être commencée , murmura-t-il , le chiffon de papier compromettant n' existe plus . Il ne me reste qu' à me signaler par mon zèle , mon dévouement , mon courage , ce qui serait une triomphante réponse aux accusations de Jeanne , si elle avait l' impudence de m' accuser . » Une idée diabolique lui traversait l' esprit au moment où nous venons de l' entendre crier : « Sauvons la caisse ! ... » Il bondit dans le couloir où se trouvait le corps de M . Labroue , et poussa une exclamation d' horreur . « Un cadavre ! » fit-il ensuite . Puis , soulevant le corps de sa victime , il s' élança hors du pavillon et déposa son fardeau sinistre sur les pavés de la cour . Le caissier recula terrifié , en balbutiant : « Mais c' est le patron ! Le patron sanglant ! ... assassiné ! ... » Jacques n' écoutait pas . Il avait bondi pour la seconde fois au milieu des flammes . Deux secondes s' écoulèrent ; alors à l' intérieur sa voix s' éleva , faible , méconnaissable . « Je suis dans le cabinet ... près de la caisse ! disait cette voix . J' étouffe ! ... je meurs ! ... à moi ! ... » Une infranchissable muraille de feu se dressait maintenant entre les sauveteurs et l' entrée du couloir . Tout à coup un craquement effroyable se fit entendre ... La toiture s' écroulait sur le premier étage , qui s' effondrait sur le rez-de-chaussée . La foule poussa une longue clameur . « Jacques est enseveli sous les décombres enflammés ... » Néanmoins on fit une tentative pour avancer , mais l' immense foyer ne permettait plus de pénétrer dans le pavillon . Les murailles elles -mêmes s' écroulaient . En ce moment arrivèrent les pompes de Maisons-Alfort et de Charenton . Trop tard , même pour un sauvetage partiel ! Le caissier Ricoux allait et venait au milieu de la foule gesticulant comme un fou , et répétant : « C' est cette coquine qui a mis le feu ! C' est elle qui a assassiné M . Labroue ! c' est elle , la cause de la mort de Jacques ! » . Le commissaire de Charenton était arrivé en même temps que les pompiers . Il entendit les paroles prononcées par Ricoux et , s' avançant vers lui , demanda : « Vous accusez quelqu'un d' avoir mis le feu ! ... Vous parlez d' un assassinat commis ? — Oui , monsieur . Venez ... » Et Ricoux , entraînant le commissaire vers le point de la cour où se trouvait déposé le cadavre de l' ingénieur , ajouta : « Voici la victime . Regardez ! » Le magistrat constata la mort de l' ingénieur et reprit : « Qui accusez -vous ? — La gardienne de la fabrique . — Son nom ? — Jeanne Fortier . — Sur quoi basez -vous votre accusation ? — On l' a cherchée partout , elle est introuvable , ce qui prouve bien qu' elle a pris la fuite après avoir allumé le feu . Du reste elle avait acheté du pétrole pour commettre le crime qu' elle préméditait . — Mais , le mobile de ce crime ? — Avant-hier M . Labroue , mécontent de la manière dont elle s' acquittait de son emploi , lui avait donné son compte . Elle devait partir dans huit jours ... — Et vous dites qu' il y a une autre victime ? Qui ? — Le premier contremaître de la fabrique . Un bon et brave garçon plein de mérite , nommé Jacques Garaud . Il a voulu sauver la caisse au péril de sa vie , et il est enseveli sous les poutres enflammées ! Ah ! gredine de femme ! — Reste-t-il une partie du bâtiment encore debout où l' on puisse déposer provisoirement le cadavre de M . Labroue ? — Oui , monsieur . Les écuries et les remises sont intactes . — Eh bien , qu' on y porte ce corps ... » Quelques hommes emportèrent la dépouille mortelle de l' ingénieur dans le bâtiment que la direction du vent avait soustrait à l' action des flammes . Le commissaire reprit : « Une enquête va être faite ; je la commencerai , et cette nuit même j' avertirai M . le procureur impérial . Donnez -moi tous les renseignements nécessaires pour dresser procès-verbal . — À vos ordres , monsieur , répondit le caissier . — Un mot d' abord . M . Labroue n' était point marié ? — Il était veuf et père d' un enfant . — Avait-il de la famille à Paris ? — À Paris , je ne le crois pas . M . Labroue n' avait qu' un fils , et une sœur , Mme veuve Bertin , habitant un village à côté de Blois . L' enfant , qui est tout jeune , vit auprès de sa tante . M . Labroue a reçu avant-hier une dépêche de sa sœur , lui annonçant que le petit Lucien était malade . Il est parti sur-le-champ et ne devait rentrer que demain soir ou après-demain matin . — Comment alors expliquez -vous sa présence ici cette nuit ? — Le patron avait beaucoup de travaux qui réclamaient de sa part une surveillance active . Voyant sans doute que la maladie de son fils n' offrait aucune gravité , il sera revenu . — Vous connaissez l' adresse exacte de la sœur de M . Labroue ? — Oui , monsieur . — Voulez -vous vous charger de l' avertir . Mais une lettre mettrait trop de temps . Envoyez une dépêche . » On avait étendu le corps sanglant de M . Labroue dans un coin de la remise sur des bottes de paille . Une couverture de laine recouvrait son corps . Le commissaire écrivit à la hâte quelques lignes au procureur impérial du département de la Seine et il expédia à Paris , au palais de justice , son secrétaire qui était venu le rejoindre , puis il commença l' enquête sommaire qui devait précéder celle du juge d' instruction . Les secours , arrivés trop tard , étaient demeurés sans effet . Sauf le bâtiment des écuries et des remises , il ne restait que des décombres . La foule , regardant le désastre , commentait la disparition de Jeanne Fortier . Toutes les voix s' élevaient pour l' accuser . L' orage avait cessé . Le vent néanmoins soufflait toujours avec force , balayant les derniers nuages ; une teinte grisâtre annonçait l' aube du jour . Jeanne , affolée , terrifiée , s' était enfuie , portant son fils . Pendant environ une heure , elle courut ainsi , tout droit devant elle , sans savoir où elle allait . Enfin , épuisée , haletante , elle se laissa tomber sur le talus de gazon d' un fossé . Georges , qu' elle tenait sur ses genoux , fit un mouvement . Jeanne tressaillit et le couvrit de baisers . L' enfant ouvrit les yeux . « Petite maman , j' ai froid ... — Eh bien , il faut marcher un peu pour te réchauffer . » Elle mit sur ses pieds le petit Georges et se leva elle -même . Une grande route se déroulait devant elle , blanche dans la campagne sombre . « Où aller ? se demanda la pauvre mère avec désespoir . J' ai pris la fuite . Pourquoi ? J' ai eu peur . Pourquoi ? Est -ce que sérieusement on pouvait m' accuser ? » Un frisson courut sa chair . Elle se souvenait des paroles de Jacques : « J' ai pris mes mesures pour que tout t' accuse ! » « Oui , murmura-t-elle , il avait raison , on m' accusera , on trouvera les bouteilles vides de pétrole . On se souviendra de mes paroles imprudentes qui semblaient menacer M . Labroue . Je suis perdue ! il faut fuir encore . » Et elle voulut entraîner Georges . « Mon dada ! » cria l' enfant qui avait posé à terre son petit cheval . Jeanne ramassa le jouet et se remit en marche en tenant son fils par la main . Peu à peu le jour venait . Soudain elle s' arrêta . Deux silhouettes venaient d' apparaître au détour d' un sentier traversant un petit bois . C' était deux gendarmes à cheval . Devant eux marchait une femme en haillons , les mains liées . Jeanne reconnut l' uniforme et frissonna . Il lui semblait se voir , elle innocente , marcher comme une voleuse , comme une incendiaire , les menottes aux poignets , entre les représentants de la loi . Elle saisit Georges dans ses bras , et gagnant vivement le petit bois , s' y enfonça . Les gendarmes , cheminant toujours , disparurent bientôt en compagnie de leur capture . Jeanne attendit . Les réflexions les plus douloureuses , les plus effrayantes l' obsédaient . « Et cependant je ne suis pas coupable ! dit-elle presque à haute voix sans en avoir conscience . Cet homme , ce misérable , a commis tous ces crimes , et c' est moi qui me cache ... c' est moi qui suis accusée ! Moi innocente ! ... Innocente ... oui ... c' est vrai , mais non de fait . J' étais gardienne de l' usine . Je devais y rester malgré tout , et mourir à mon poste plutôt que de fuir . Comment n' ai -je pas compris cela ! J' assistais , ainsi que ce misérable Jacques , à la reddition des comptes du caissier , avant le départ du patron . Comment ne me suis -je point souvenue que cette somme de près de deux cent mille francs dont parlait la lettre était justement celle qui se trouvait en caisse ? Comment ne me suis -je pas cramponnée à ses vêtements en criant : « Voilà le coupable ! » Il m' aurait tuée ... Eh bien , après ? Mieux vaudrait cent fois être morte qu' en présence d' une accusation monstrueuse et d' une justification impossible ! — Petite maman , dit l' enfant , j' ai faim . » La malheureuse mère reçut en plein cœur un coup violent . Elle fouilla la poche de sa robe , espérant y trouver son porte-monnaie . Espérance vaine ! Elle avait laissé ce porte-monnaie sur un meuble de sa loge . Sa poche ne contenait que six sous . « Je suis fatigué , maman ... je ne peux plus marcher . – Je te porterai , mon mignon . » Et , soulevant Georges dans ses bras , Jeanne regarda la route . Elle alla ainsi droit devant elle pendant une heure , haletante , usant ses forces . Jeanne aperçut des maisons , un village . Elle pressa le pas . À cent pas environ des premières maisons elle fit halte et posa l' enfant à terre , se sentant à bout . « Veux -tu m' attendre ici , mon mignon ? dit Jeanne à son fils . Je vais te chercher à déjeuner ... Dans le bois tu n' auras pas peur ? — Non , petite maman . » Il s' étendit sur les feuilles , serrant son cheval de carton contre sa poitrine . « Il va s' endormir , pensa Jeanne . J' aime mieux cela ... » Mme Fortier se dirigea , aussi vite que le lui permirent ses jambes chancelantes , vers le village qu' elle avait aperçu . Des boutiques commençaient à s' ouvrir . On regarda Jeanne avec une curiosité manifeste qui lui causa autant de trouble que d' inquiétude . Elle franchit le seuil d' une épicerie et demanda une tablette de chocolat de dix centimes . En sortant du magasin , elle entra chez le boulanger où elle se fit servir pour quatre sous de pain . Ces dépenses payées , il ne lui restait plus rien . Elle reprit le chemin déjà suivi , et regagna le bois . Lorsqu' elle y arriva , le petit Georges n' avait point bougé . Il dormait d' un profond sommeil . Jeanne s' assit à côté de lui et s' abandonna sans résistance aux plus sombres réflexions . Peu à peu la fatigue l' emporta sur ses préoccupations douloureuses ; elle sentit le sommeil la gagner et , s' étendant sur la terre molle , elle ferma les yeux à son tour . Le procureur , après avoir reçu l' avis envoyé par le commissaire de police , s' était rendu sans retard à Alfortville accompagné d' un juge d' instruction , du chef de la sûreté , d' un médecin et de deux agents . Dès son arrivée , le commissaire l' avait mis au courant des faits principaux révélés . Le caissier Ricoux , le garçon de bureau David , le cocher et un certain nombre d' ouvriers mécaniciens avaient été interrogés . De ce premier interrogatoire résultait la probabilité , presque la preuve , que Jeanne Fortier était seule coupable . Les faits relevés contre elle rendaient à peu près indiscutable sa culpabilité , et à ces charges si graves , sa fuite en ajoutait une plus grave encore . Après avoir été interrogé par le procureur impérial , le caissier Ricoux avait expédié une dépêche à Mme Bertin , la sœur de M . Labroue . Cette dépêche faisait pressentir toute l' étendue du malheur qui frappait le petit Lucien . Le caissier était un homme de cinquante ans environ , acariâtre , soupçonneux , difficile à vivre . Il n' aimait généralement personne ; la pauvre Jeanne Fortier avait l' honneur de lui inspirer une antipathie toute particulière . Sa déposition contre elle ne pouvait manquer d' être malveillante . De retour à la fabrique , il alla se mettre aux ordres du juge d' instruction qui lui dit : « J' aurai tout à l' heure à vous poser une série de questions . » Puis , s' adressant à l' un des agents de la sûreté , il demanda : « A-t -on fait les recherches ordonnées par moi ? — Oui , monsieur . — Quel résultat ont -elles donné ? — On a trouvé dans la cour trois bouteilles ayant contenu du pétrole . » L' agent alla quérir les bouteilles jetées par Garaud . « Monsieur Ricoux , dit le juge au caissier après avoir flairé le goulot des récipients suspects , reconnaissez -vous ces bouteilles pour celles où vous avez vu la nommée Jeanne Fortier mettre le pétrole introduit par elle à l' usine dans un bidon ? — Je les reconnais parfaitement . Elles portent encore des lambeaux d' étiquettes d' eau minérale . — Combien y en avait-il ? — J' en ai vu cinq déposées à terre . — Maintenant , monsieur Ricoux , tâchez de vous rappeler non seulement le sens mais les expressions de la phrase menaçante adressée par Jeanne Fortier à l' ingénieur Labroue . — Jeanne Fortier se montra plein d' arrogance et même d' insolence , et dit d' une voix dure qu' il me semble entendre encore : « Vous me chassez ! Ah ! tenez , monsieur , prenez garde ! Cela ne vous portera pas bonheur ! » Il est clair comme le jour qu' elle méditait des projets de vengeance ! — Pensez -vous que la vengeance ait été le seul mobile du crime ? — Je le suppose , monsieur . — Et moi , je crois le contraire . M . Labroue était absent pour deux jours , n' est -ce pas ? Son brusque retour ne pouvait donc être prévu par personne ? Lorsqu' il a été frappé mortellement , il ne faisait que rentrer puisqu'on a relevé sa valise auprès de son cadavre . La personne qui l' a frappé se trouvait dans le pavillon où elle ne devait pas , où elle ne pouvait pas l' attendre . Pour quel motif cette personne était-elle donc dans le pavillon ? — Pour l' incendier , répondit Ricoux . — Incendier le pavillon était inutile , puisqu'il était évident que le feu avait été mis dans l' atelier de menuiserie , plein de copeaux , et qu' il devait se communiquer promptement au pavillon où se trouvait la caisse . » Ricoux devint rêveur . Le magistrat reprit : « Savez -vous combien il y avait d' argent dans la caisse ? — 190 253 francs 70 centimes . Et dans ma caisse à moi se trouvaient cinq mille francs , mais ils ne sont pas perdus ; j' avais eu la prudence de les emporter chez moi . — La somme était-elle en billets de banque ? — Oui , monsieur , à l' exception de trois mille francs en or . — Saviez -vous seul ce que contenait la caisse ? » Ricoux réfléchit pendant un instant . « Non , pas seul , monsieur , dit-il tout à coup . Deux personnes assistaient à la reddition des comptes . — Quelles étaient ces personnes ? — Jacques Garaud , le contremaître , et Jeanne Fortier . » . Le magistrat devint rayonnant . Ricoux poursuivit : « Oui ... oui ... Jeanne le savait , et Jacques aussi , malheureusement , car si le brave garçon a péri , c' est en voulant sauver ces valeurs et les papiers de M . Labroue ... — Comment Jeanne Fortier se trouvait-elle dans le cabinet du patron tandis que vous rendiez vos comptes ? — M . Labroue l' avait sonnée pour lui donner des ordres au moment où il allait quitter la fabrique . — Vous êtes certain qu' elle a entendu énoncer le chiffre ? — Oui , monsieur , parfaitement certain . — Jeanne Fortier possédait-elle la clef du pavillon ? — Oui , monsieur , et celle du cabinet . — Restait-elle seule , la nuit , à l' usine ? — Absolument seule , oui , monsieur . — Quel était , selon vous , le caractère de cette femme ? — Jeanne Fortier était ambitieuse , sournoise et rancunière ; elle affectait des manières qui ne sont point celles d' une femme d' ouvrier ... — A-t-elle des enfants ? — Un petit garçon avec elle , et une fille en nourrice . — Son mari a été tué dans cette usine , n' est -ce pas ? — Oui , monsieur , mais par sa propre faute , par son imprudence . C' est cependant pour cela que M . Labroue avait donné à Jeanne l' emploi de gardienne . Tout en la renvoyant il se proposait bien de ne pas la laisser sans ressources . Cette misérable lui a témoigné la reconnaissance en l' assassinant ! » Le juge d' instruction se tourna vers le procureur et vers le chef de la sûreté , présents à l' interrogatoire , et leur dit : « Vous voyez , messieurs , que le doute est impossible . La vengeance n' était pas l' unique mobile des crimes commis , assassinat et incendie . Jeanne Fortier se proposait , en outre , le vol . Après avoir tout préparé pour activer les ravages de l' incendie allumé par sa main , elle est allée dans le pavillon forcer la caisse et s' emparer des valeurs , puis elle a mis le feu . C' est en sortant du cabinet qu' elle l' a frappé . » Le procureur demanda : « Le coffre-fort était-il de nature à ce que , pour le forcer , il fallût déployer une grande vigueur ? Une femme pouvait-elle en venir à bout ? Dans le cas contraire , nous serions conduits à admettre que Jeanne avait un complice . » Ricoux reprit : « Le coffre-fort n' offrait pas une grande résistance . C' était une caisse d' un vieux modèle . Une femme solide , bâtie comme Jeanne Fortier , pouvait parfaitement sans aide opérer l' effraction . — En tout cas , si on n' a pas volé , on trouvera des petits lingots de métal fondu , puisqu'il y avait de l' or . » Le procureur demanda au docteur qui l' avait accompagné : « Avez -vous pu constater , monsieur , en examinant la blessure , de quelle nature était l' arme qui a tué M . Labroue ? — Oui , monsieur . Cette arme était un couteau dont la pointe a traversé le cœur . La mort a été instantanée . — L' assassin aura frappé de toutes ses forces ; mais une chose me paraît inexplicable : Jeanne Fortier agissait sans craindre d' être surprise puisqu'elle savait M . Labroue absent pour deux jours . Pourquoi donc était-elle armée ? — Monsieur le procureur croit toujours à la présence d' un complice ? demanda le chef de la sûreté . — Oui , une femme me paraît hors d' état d' accomplir seule une telle besogne . — Jeanne est très énergique , s' écria Ricoux . — D' ailleurs , objecta le juge , elle pourrait s' être servie d' un couteau pour forcer la caisse . Sa culpabilité , d' ailleurs , est prouvée par sa fuite . — Elle est coupable , mais il est possible qu' elle ne soit pas seule . Connaissait -on des relations à Jeanne Fortier ? » Plusieurs personnes , questionnées , répondirent négativement . Tout à coup un mécanicien s' avança suivi d' une femme et demandant à parler aux magistrats . « Monsieur le juge d' instruction , dit l' homme , je vous apporte la preuve que le crime était préparé de longue main et que Jeanne Fortier avait une provision de pétrole . Ma femme que voici a causé avec la mère François , l' épicière d' Alfortville qui a vendu le pétrole . » Le juge d' instruction donna l' ordre d' aller chercher la mère François qui arrivait toute tremblante . « Vous connaissez la veuve Jeanne Fortier , lui demanda le juge et vous vous souvenez de lui avoir vendu du pétrole ? — Oui monsieur . Il y a trois ou quatre jours , dans l' après-midi , elle est venue avec son gosse et un bidon en chercher quatre litres que je lui ai servis , et ça m' a semblé bien extraordinaire . La veille je lui en avais déjà vendu quatre litres . Même que je lui en ai fait l' observation , et elle m' a répondu que son gosse en jouant avait renversé le bidon ... et je lui ai dit : « Il aurait pu mettre le feu , le gamin . Faut faire attention ... ça flambe vite , une usine ... » ou quelque chose d' approchant . — Quelle est votre opinion sur la veuve Fortier ? — Je la crois ambitieuse . » La mère François , n' ayant plus rien à ajouter , obtint l' autorisation de retourner chez elle . Un mandat d' amener fut immédiatement lancé contre Jeanne Fortier . « Monsieur le docteur ayant dressé son procès-verbal , dit le procureur impérial au caissier Ricoux , l' inhumation du corps de M . Labroue est autorisée . Je vous félicite de votre zèle et de votre dévouement . » Le caissier se rengorgea , et les magistrats regagnèrent Paris en laissant deux agents de la sûreté sur le lieu du sinistre . Le même jour , à une heure de l' après-midi , un homme jeune encore , bien bâti , descendait de voiture dans la cour de la gare Saint-Lazare . Cet homme portait en bandoulière un sac de voyage et tenait à la main une légère valise . Ses cheveux étaient d' un noir mat et sans reflets ; sa figure entièrement et soigneusement rasée . « N' est -ce pas l' heure du rapide pour le Havre , monsieur ! demanda le voyageur à un employé . — Si , monsieur , mais on ne délivre plus de billets . Le train va partir . — Tant pis ! À quelle heure , je vous prie , partira le prochain train pour la même destination ? — À six heures trente minutes . » Le voyageur sortit de la gare par la rue d' Amsterdam . Il franchit le seuil d' une taverne habituellement fréquentée par les Anglais et les Américains , taverne placée au rez-de-chaussée d' un hôtel , juste en face de l' entrée du chemin de fer sur la rue d' Amsterdam . Un garçon vint à lui et l' accueillit par ces mots : « Monsieur veut déjeuner ? — Oui . Donnez -moi la carte du jour , un indicateur des chemins de fer , et ce qu' il faut pour écrire . Pendant qu' on préparera mon déjeuner , je voudrais envoyer une dépêche . » Le voyageur , ouvrant le livret Chaix , parcourut les pages d' annonces qui s' y trouvaient annexées . Il s' arrêta à la nomenclature des hôtels du Havre . « N' importe lequel , murmura-t-il ; l' essentiel est de ne point avoir l' air d' un ahuri qui ne sait où il va . Je ne séjournerai pas longtemps au Havre , du reste . Quoique je n' aie rien à craindre , que tout le monde me croie mort dans l' incendie en essayant de sauver la caisse , et que je sois méconnaissable , il est plus sage de ne pas m' attarder en France . » Ses yeux s' arrêtèrent sur l' indication du premier hôtel placé en tête de la série et il lut : « Hôtel de l' Amirauté et de Paris réunis , Lemel , propriétaire . Ça fera mon affaire , ajouta-t-il , autant celui -là qu' un autre ... et même mieux qu' un autre , car je vois qu' il se trouve placé en face du quai d' embarquement des bateaux de Southampton . Le voyageur prit une plume et traça ces mots : « Hôtel de l' Amirauté , Lemel , Havre ... « Arriverai ce soir de Paris par train de onze heures cinq . Prière réserver chambre confortable . « PAUL HARMANT » Il appela le garçon . Voilà ma dépêche , dit-il en lui tendant la feuille de papier . Maintenant servez -moi à déjeuner . » À six heures trente minutes , il prit le train . À partir de Mantes il se trouva seul et en profita pour ouvrir sa valise , en tirer divers papiers et les examiner avec une extrême attention . Ces papiers étaient les plans d' une machine dont ils indiquaient l' ensemble des détails . Dans ce voyageur nos lecteurs ont reconnu déjà , malgré sa transformation et le changement de couleur de sa chevelure , Jacques Garaud , le contremaître de la fabrique d' Alfortville ; Jacques Garaud , l' incendiaire ; Jacques Garaud , l' assassin de son patron . Jacques avait crié : « Au secours ! à moi ! je meurs ! » après avoir pénétré dans le pavillon en feu pour accomplir , en apparence , un acte d' admirable dévouement en essayant de sauver la caisse et les papiers de M . Labroue . Il fallait que personne ne pût douter de sa mort , et que si la voix de Jeanne Fortier s' élevait contre lui , cette voix ne fût point écoutée . Jacques connaissait à merveille et de longue date la topographie du pavillon . Il savait qu' une fenêtre placée dans l' escalier conduisant à l' appartement de M . Labroue s' ouvrait sur la campagne , derrière l' usine . Au lieu de pénétrer dans le cabinet , il gravit en trois bonds les marches brûlantes de l' escalier , atteignit la fenêtre , poussa les cris de détresse et d' appel qui avaient porté le trouble et l' effroi dans tous les cœurs , et à moitié aveuglé , à demi asphyxié , s' élança par l' ouverture . Peu après un craquement formidable se faisait entendre et le toit du pavillon et le premier étage s' effondraient sur le rez-de-chaussée . Le contremaître était en rase campagne , sain et sauf , et courait à travers les terres labourées , afin de gagner une route sûre . Une heure après , il tombait exténué de fatigue dans un des massifs du bois de Vincennes . « Enfin , se dit-il , je suis sauvé ! » Dès les premières clartés de l' aube , il écarta ses vêtements et retira les liasses de billets de banque et les papiers volés dans la caisse qu' il portait sur la poitrine entre le linge et la chair . Il plia soigneusement les produits de son crime , se servit de son mouchoir pour les envelopper , se leva et se dirigea vers Paris . Là , il se dirigea vers une maison de confection dont , une heure après , il sortait complètement transformé . Sa figure seule restait reconnaissable , et devait même attirer l' attention à cause de la nuance insolite de sa barbe et de ses cheveux . Jacques entra chez un coiffeur , se fit raser et couper les cheveux . « N' auriez -vous pas de quoi me teindre le poil ? demanda-t-il ensuite en riant . La couleur rouge n' est point à la mode . — Mais si , monsieur , certainement , répondit le coiffeur . — Et ça tiendra ? — Huit jours au moins . » Une demi-heure plus tard , le contremaître avait les cheveux du plus beau noir . Jacques Garaud se dirigea en voiture vers la gare Saint-Lazare où nous l' avons vu déjeuner et expédier au Havre une dépêche signée du nom de « Paul Harmant » . Ce nom n' était point de pure invention . « Paul Harmant » avait vécu . C' était un mécanicien , camarade d' atelier et ami de Jacques à Genève , où il était mort . Le contremaître avait conservé le livret , à lui confié jadis par son ancien ami . Songeant à quitter la France avec Jeanne Fortier , Jacques s' était muni de ce livret . Le signalement de Paul Harmant ressemblait à celui de Jacques Garaud , sauf la couleur des cheveux et la barbe . Le contremaître , en se faisant raser et teindre , avait complété la ressemblance . Rejoignons Jeanne Fortier que nous avons laissée dans un bois , endormie à côté de son fils . La pauvre mère dormit près de deux heures . Quand elle se réveilla , Georges sommeillait toujours . Jeanne le regarda longuement et se pencha sur lui . « J' ai faim , petite mère ... dit l' enfant en ouvrant les yeux . — Tiens , mon mignon , voici de quoi manger . » Et la jeune veuve tendit à son fils une partie des aliments achetés par elle . Georges demanda : « Tu ne manges donc pas , toi , petite mère ? Pourquoi ? — Je n' ai pas faim . » Jeanne sentait au contraire les exigences de son estomac vide devenir de moment en moment plus impérieuses . Mais pouvait-elle toucher au peu de nourriture qu' elle gardait pour son fils ? Interminable , lui parut la journée . Elle ne voulait point se montrer en pleine lumière sur la grande route . Enfin , la nuit arriva . Mme Fortier donna de nouveau à l' enfant un peu de pain et de chocolat et se mit en marche , allant au hasard , tout droit devant elle . Mais elle fit peu de chemin pendant la nuit et fut obligée de s' arrêter plusieurs fois , la fatigue se joignant à la faim pour l' accabler . La nuit s' écoula . Le jour revint . La jeune veuve avançait toujours , portant Georges endormi . Elle aperçut des maisons . Une paysanne les croisa , Jeanne lui demanda : « Madame , quel est ce village en face de moi ? — C' est Chevry , près de Brie-Comte-Robert ... » Mme Fortier n' en pouvait plus . Elle fut obligée de s' asseoir sur le bord de la route . Une petite fille menant paître une vache , fit halte en face d' elle . Jeanne lui adressa ces mots : « Dites -moi , mon enfant , dans quelle partie du village de Chevry se trouve la maison du curé ? — La maison de M . le curé est la première que vous voyez là-bas : une tourelle blanche , un toit pointu et des grands arbres . — Merci , mon enfant . » Jeanne se leva , prit Georges dans ses bras et , du pas raide d' une somnambule endormie , se remit à marcher . La demeure du curé de Chevry était une maison ancienne et fort simple , devant laquelle se trouvait une pelouse semée de massifs et de corbeilles de fleurs . Derrière le logis s' étendait un potager assez vaste , bien planté d' arbres fruitiers . L' abbé Félix Laugier était un homme de cinquante-huit ans , à la figure ouverte , au regard doux et plein de franchise . Tous ses paroissiens l' aimaient . Il habitait la cure de Chevry avec sa sœur , âgée de soixante ans , et une domestique , depuis plus de vingt ans . Sa sœur , Mme Clarisse Darier , veuve depuis sept années , était venue vivre auprès de lui après avoir perdu son mari qui la laissait sans enfants à la tête d' une fortune rondelette . Elle employait à faire la charité la plus forte partie de ses revenus . Nous prions nos lecteurs de nous accompagner à la cure de Chevry , en remontant en arrière de vingt-quatre heures , ce qui nous reporte au matin du jour où Jeanne Fortier s' endormait dans un bois à côté de son fils . Il était huit heures et demie . Un jeune homme de vingt-trois ans descendit du train . Ce jeune homme , muni de tout un attirail de peintre paysagiste , prit d' un pas rapide la route conduisant à Chevry . C' était un beau garçon aux traits fins , à la physionomie spirituelle . Ses yeux d' un bleu sombre exprimaient l' intelligence . Ce jeune homme se nommait Étienne Castel . Il n' avait jamais connu sa mère . Son père , un négociant du quartier Montmartre , était mort quatre années auparavant , laissant à Étienne une petite fortune qui lui avait permis de se livrer à ses goûts et de suivre la carrière artistique . L' artiste poursuivit sa route jusqu' auprès de la maison curiale où il s' arrêta . Là , il agita la sonnette puis , tournant le bouton de la grille qu' on ne fermait jamais à clef , il entra et gagna le potager . L' abbé Laugier jardinait . En apercevant Étienne , il poussa une exclamation de joyeuse surprise , et vint à la rencontre du jeune homme : « Sois le bienvenu , cher enfant ! s' écria le bon curé en serrant les mains de l' artiste . Quelle agréable surprise ! — Ainsi , fit le jeune homme , vous me pardonnez l' indiscrétion qui m' a fait tomber chez vous ? — Je te pardonnerai si tu me promets que ta visite sera longue . — Je vous donnerai huit jours . — Huit jours seulement ! c' est trop peu . Enfin , va pour huit jours de bonnes promenades ... de bonnes causeries ... » L' abbé Laugier conduisit Étienne dans une petite pièce du rez-de-chaussée , où le jeune homme déposa son matériel de peintre . Ensuite le curé appela : « Clarisse ! Clarisse ! — Descends vite . Notre artiste est là . — Étienne ! s' écria Mme Darier en descendant vivement l' escalier . C' est une charmante surprise , mais , s' il nous avait prévenus , on aurait pu du moins lui préparer sa chambre . — Justement , j' ai voulu vous faire une surprise , chère madame , répondit le peintre en embrassant sur les deux joues la sœur du curé . Me voici chez vous pour huit jours . — Ce n' est guère , mais enfin tu auras le temps de goûter à mes confitures . » Et Mme Darier alla s' occuper de corser le menu du déjeuner . L' artiste monta son attirail dans la chambre qu' il avait l' habitude d' occuper chaque année , puis rejoignit au potager l' abbé Laugier . « Combien de choses tu dois avoir à m' apprendre , mon cher enfant , depuis six mois ! Le travail ? ... — J' ai travaillé beaucoup ... avec ardeur et avec joie . — Et les résultats ? — Je commence à vendre . Mais l' argent n' est pas tout . — Tu rêves la gloire ? — Sinon la gloire , du moins la notoriété . — Mais tu es connu déjà ? — Pas assez ... Je voudrais me placer hors de pair . — Que faudrait-il pour cela ? — Trouver un excellent sujet de tableau et l' exécuter magistralement . Deux choses simples , comme vous voyez . — Tu trouveras peut-être cela ici , mon cher enfant . — Je l' espère , votre amitié m' a toujours porté bonheur . » L' abbé Laugier , compagnon d' études et ami très intime du père d' Étienne Castel , avait vu grandir le fils et reporté sur lui toute l' affection que lui inspirait le père . L' affection d' Étienne pour le prêtre ne le cédait en rien à celle que le prêtre avait pour lui . À onze heures précises , nos trois personnages se trouvèrent réunis dans la salle à manger . Étienne mangea de grand appétit , et comme il ne comptait point se mettre au travail ce jour -là , il sortit après le déjeuner . Le lendemain il se leva de bonne heure , prépara sa palette , descendit s' installer dans le jardin et ébaucha rapidement une étude de la campagne à peine éveillée sous les brumes transparentes du matin . Vers sept heures et demie , le prêtre revint de la messe . Il trouva Étienne à l' œuvre . « Bon courage ! lui dit-il , je ne crois point me tromper en affirmant que cette étude est bonne . Il me semble que tu vois juste et que tu traduis bien ce que tu vois . » L' abbé Laugier alla s' installer sous les marronniers . À l' intérieur , Mme Darier s' occupait des soins du ménage . La servante Brigitte donnait à manger aux lapins et aux volailles dans une basse-cour voisine du jardin dont un rideau de troènes la séparait . Dix minutes à peu près s' écoulèrent . Un coup de sonnette retentit à la grille . La servante se hâta d' abandonner poulets et lapins ; elle déposa son balai et courut à la grille . Une femme épuisée portant un enfant dans ses bras , était à genoux sur le seuil . Brigitte s' approcha vivement d' elle . « Par pitié , balbutia Jeanne , que nos lecteurs ont déjà reconnue , du secours pour moi et pour mon enfant ... » Très émue , Brigitte prit la jeune veuve par la taille et voulut l' aider à se relever . Jeanne fit un effort , mais ses forces la trahirent , et elle faillit tomber à la renverse . « Monsieur le curé , cria Brigitte , venez , venez vite ! » À cet appel , l' abbé Laugier et Étienne accoururent . « Qu' y a-t-il donc , Brigitte ? demanda le prêtre . — Une jeune femme qui est en train de s' évanouir . — Petite maman , où as -tu mal ? criait Georges . — Cette pauvre femme et son enfant se meurent de fatigue ... dit Étienne en soutenant Jeanne . — Et peut-être de faim ... » ajouta le curé . Mme Darier accourut à son tour . « Clarisse , ma chère sœur , lui dit le prêtre , deux tasses de bouillon pour ces pauvres créatures , bien vite , je t' en prie , et une bouteille de vieux vin de Bordeaux . » Brigitte suivit Mme Darier après avoir assis l' enfant sur un banc . Étienne et l' abbé soutinrent Jeanne qui put se traîner jusqu' auprès de son fils , elle tomba sur le banc . Étienne avait couru chercher de l' eau fraîche et lui mouillait les tempes . Mme Fortier ouvrit ses yeux à demi fermés , cherchant son fils . Elle l' aperçut et tendit les mains vers l' enfant . « Tranquillisez -vous , dit le prêtre , nous aurons soin de lui . — Oh ! merci ... merci ... bégaya Jeanne dont le visage se détendit et dont les larmes coulèrent ; il a faim , le cher petit ! » La nouvelle envoyée par dépêche à Saint-Gervais , à la sœur de M . Labroue par le caissier Ricoux , avait été un coup de foudre pour Mme Bertin ; mais elle était de nature énergique et ne se laissait pas facilement abattre . Elle se dit qu' elle devait agir sans perdre une minute , ainsi que le lui demandait la dépêche , et partir pour Alfortville . La pauvre femme faillit s' évanouir lorsqu' elle se trouva en face de l' usine incendiée et du cadavre de ce frère qu' elle avait vu la veille si plein de vie , de force et de confiance en l' avenir . Ricoux se trouvait là quand arriva Mme Bertin . Il raconta dans quelles circonstances on avait trouvé le cadavre de l' ingénieur , et l' accusation terrible qui pesait sur Jeanne Fortier . « Ainsi , s' écria Mme Bertin avec une indicible stupeur , ainsi cette malheureuse , que mon frère m' avait demandé de prendre auprès de moi pour assurer à la mère et au fils une existence heureuse , aurait conçu le monstrueux projet d' assassiner son bienfaiteur ! est -ce possible ? Ne vous abusez -vous pas , monsieur Ricoux ? Parfois la justice s' égare . — Les preuves les plus écrasantes se réunissent contre Jeanne Fortier , madame » , répondit sentencieusement le caissier . Mme Bertin ne formula point d' objections , mais elle ne se sentait pas convaincue . Le caissier reprit : « Le juge d' instruction vous prie de vous présenter à son cabinet le plus tôt possible . Il m' a chargé de vous le dire . — J' irai . — Maintenant , causons des affaires de mon cher et regretté patron . Les livres sont détruits jusqu' au dernier feuillet , madame ; mais je me fais fort de les reconstituer . — Au moment du sinistre , mon frère avait-il de l' argent en caisse ? — Une forte somme ... trop forte , hélas ! — Et tout est perdu ? — Tout . — Alors nous sommes en face d' un passif considérable ? — Près de deux cent mille francs . — Deux cent mille francs ! répéta Mme Bertin avec épouvante . Comment les payer ? C' est impossible , puisque je n' ai pas de fortune . — Rassurez -vous , madame . Les sommes que devait M . Labroue seront intégralement payées par les compagnies auxquelles mon regretté patron avait assuré l' usine et son matériel . Ces compagnies sont solides . Donc , je vous le répète , tout sera payé et votre frère ne fera perdre un sou à qui que ce soit . — Les compagnies d' assurance sont -elles prévenues ? — Ce matin , à la suite des lettres que j' avais écrites , leurs inspecteurs sont venus dresser procès-verbal . — Ainsi tout est perdu ! ... reprit Mme Bertin avec un soupir . L' enfant de mon frère ne possédera rien ! — Il lui restera le terrain sur lequel s' élevaient les constructions d' usines . — Ce terrain sans les constructions est d' une valeur bien minime et difficilement réalisable . Heureusement Lucien ne me quittera point , et le peu que j' ai lui restera après moi . » Mme Bertin prit les mains du caissier et les serra . « Je vous remercie , dit-elle , je vous remercie du fond du cœur de toutes les preuves d' affection et de dévouement que vous donnez à celui qui n' est plus . » Dans l' après-midi de ce même jour , le corps fut conduit à l' église et au cimetière au milieu du recueillement et de la tristesse de tous les assistants . Mme Bertin se rendit ensuite à Paris avec le caissier qui l' accompagna au palais de justice dans le cabinet du juge d' instruction . Ce magistrat les reçut à l' instant même en disant : « J' ai tenu à vous voir , madame , afin d' être fixé d' une manière absolue sur le moment du retour de M . Labroue . Votre frère , m' a-t -on dit , était allé chez vous , à Saint-Gervais , visiter son enfant malade . — Oui , monsieur , appelé en toute hâte par une dépêche de moi . Mon neveu , le petit Lucien , venait d' être atteint d' une angine pouvant amener de graves complications . Quand mon frère arriva , tout danger avait disparu . Mon frère fut aussitôt rassuré et repartit le lendemain au lieu de passer deux jours auprès de moi , comme il en avait eu d' abord l' intention . — Et comme il nous l' avait annoncé , ajouta le caissier Ricoux . — Par quel train est-il reparti le lendemain de son arrivée ? — Par l' express de 4 heures 45 minutes du soir . — Il se trouvait alors vers neuf heures à Paris où il s' est arrêté assez longtemps , pour des motifs qui nous sont inconnus , et il est arrivé à l' usine où l' incendiaire commençait son crime . L' incendiaire , surprise , l' a tué . — Une femme . Est -ce probable ? Est -ce possible ? — Nous n' avons à cet égard aucun doute , répliqua le magistrat . Vous savez quelle est cette femme ? — Oui , Jeanne Fortier , à laquelle mon frère s' intéressait . — Vous ignorez sans doute que M . Labroue venait de retirer à Jeanne l' emploi qu' il lui avait confié ? — Non , monsieur , je ne l' ignore pas , mais ce renvoi ne constituait point une disgrâce pour Jeanne Fortier . Le jour même de sa mort , il m' avait prié de la reprendre chez moi . — Jeanne Fortier connaissait-elle la démarche de M . Labroue ? — Je ne le crois pas . — Alors , l' ignorant , elle poursuivait son œil de vengeance . — Est -ce certain ? — Je vous répète , madame , que le doute est impossible . Sa disparition seule serait une preuve suffisante de culpabilité . — Il est vrai , dit Mme Bertin . Mais cette fuite se peut attribuer à l' épouvante aussi bien qu' au crime . — D' ailleurs ses achats de pétrole démontrent non seulement le crime , mais la préméditation . — Quels mobiles auraient fait agir la malheureuse ? — La vengeance , d' abord , et ensuite la cupidité . — A-t-elle volé ? — M . Labroue a été tué dans le couloir conduisant à son cabinet . Pourquoi la meurtrière se trouvait-elle en cet endroit , sinon pour y voler la somme considérable dont elle connaissait la présence dans la caisse ? — Bref , vos soupçons ne se portent que sur Jeanne Fortier ? — Auriez -vous , madame , des doutes à l' endroit de quelqu'un ? — Je dois vous dire tout ce que je sais , et tout ce que je pense . J' ai eu avec mon frère un long entretien le jour où il est venu voir son fils malade à Saint-Gervais . Il venait d' inventer une mécanique à guillocher les surfaces courbes , qui devait lui constituer en peu de temps , croyait-il , une grosse fortune ; tous ses plans étaient achevés . — M . Labroue s' était-il confié à quelqu'un ? — Oui , à un homme qui pourrait avoir eu l' idée de s' emparer de l' invention de mon frère . Cela admis , le vol , l' incendie , l' assassinat , tout s' expliquerait ; car je ne puis croire qu' une femme , quelles que soient d' ailleurs sa force physique et sa haine , puisse accomplir une pareille œuvre de destruction . — À quelle personne M . Labroue avait-il confié son secret ? — À un contremaître de son usine , Jacques Garaud ... » Le juge d' instruction eut un geste de commisération . « S' il est un homme qu' aucun soupçon ne puisse atteindre , c' est celui que vous désignez . — Pourquoi ? — Parce qu' il est mort . — Mort ! s' écria Mme Bertin . — Oui , madame , mort victime de son dévouement en se précipitant au milieu des flammes pour aller sauver les papiers et la caisse de M . Labroue ! — Cela , je l' affirme , ajouta Ricoux . — Mort ! s' écria Mme Bertin . Vous avez raison , monsieur , pardonnez -moi une accusation folle . On ne m' avait point parlé de la fin tragique de ce brave homme . — Je n' ai rien à vous pardonner , répondit le juge . Vous voulez que l' assassinat de votre frère soit puni , et vous cherchez ... c' est naturel . Mais , le seul coupable est l' odieuse créature , que tout accuse . C' est Jeanne Fortier . Vous n' avez pas d' autres éclaircissements à nous donner , madame ? — Non , monsieur . — Je vous rends donc votre liberté . » Jeanne et son fils , nos lecteurs le savent , avaient reçu chez le curé Laugier les premiers soins que nécessitait leur état . « Tout à l' heure vous déjeunerez solidement , dit la sœur du curé . Vous prendrez ensuite un repos dont vous paraissez avoir grand besoin . Vous avez beaucoup marché ? — Oh ! oui , madame ... beaucoup ... s' écria Georges qui n' avait point quitté son joujou . Aussi je suis bien fatigué ... et pourtant petite mère m' a porté presque tout le temps . — Eh bien , tu vas dormir un peu , mon mignon , en attendant le déjeuner ... fit Mme Darier en embrassant l' enfant . Vous aussi , pauvre femme » ajouta-t-elle en s' adressant à Jeanne . La jeune veuve éclata en sanglots . « Oh ! merci ! balbutia-t-elle . — Madame , demanda Georges , je peux emporter mon cheval , n' est -ce pas ? — Oui , mon mignon , emporte-le . » Jeanne avait pris la main de son fils . Tous deux accompagnèrent Mme Darier à la chambre disposée pour eux . « Dormez en paix , leur dit la sœur du desservant . On viendra vous réveiller pour le déjeuner . » Étienne Castel et l' abbé Laugier , quand elle les rejoignit , causaient , cherchant à deviner quel concours de circonstances avait conduit à la porte de la cure , exténuée de fatigue et mourant de faim , la pauvre Jeanne Fortier . « Les jeunes filles trompées , les jeunes femmes abandonnées par leurs maris et forcées de lutter avec un enfant contre les difficultés de la vie sont nombreuses , reprit Étienne . L' infortunée qui nous occupe est peut-être de celles -là . — Elle n' appartient point à ce pays , dit Clarisse ; sa fatigue prouve qu' elle vient de loin . Et son visage , portant l' empreinte de profondes douleurs , atteste qu' elle a bien souffert . — Que feras -tu pour elle , frère ? demanda Mme Darier . — Je veux lui donner un secours d' argent quand elle sera bien reposée , et lui laisser continuer sa route . » La sonnette de la grille résonna de nouveau , et le facteur rural entra dans le jardin , apportant au curé le journal qui , chaque jour , à la même heure , arrivait de Paris . M . Laugier le déplia et se mit à lire avec lenteur . Bientôt il arriva à la seconde page , où s' étalait un long article sous cette rubrique : UN TRIPLE CRIME L' abbé commença la lecture de cet article . Il laissa tout à coup échapper une exclamation . Étienne leva la tête . « Vous trouvez dans le journal quelque chose qui vous intéresse , mon cher abbé ? demanda-t-il . — Qui m' intéresse au plus haut point et qui va vous intéresser aussi , répondit le prêtre ; c' est étrange et c' est effrayant ... — Quoi donc ! » fit Mme Darier sortant en ce moment de la maison . Étienne et Clarisse fort intrigués prirent chacun un siège . D' une voix contenue l' abbé Laugier commença : « Dans la nuit d' avant-hier à hier , un triple crime à été commis à Alfortville . L' importante usine de l' ingénieur Jules Labroue n' existe plus . L' incendie allumé par une main criminelle n' a laissé que des ruines , et l' ingénieur lui -même , revenant de voyage à l' improviste au milieu de la nuit , a été assassiné par l' incendiaire surpris en flagrant délit de vol . « L' ingénieur Labroue n' est point la seule victime . Le contremaître Jacques Garaud a trouvé la mort en essayant d' opérer le sauvetage de la caisse . « L' usine était gardée la nuit par une femme , Jeanne Fortier . « Tout désigne cette femme comme ayant commis ce triple crime pour se venger de son renvoi décidé deux jours auparavant . La misérable créature s' est enfuie avec son enfant . « Voici son signalement : « Vingt-six ans , taille un peu au-dessus de la moyenne , très bien proportionnée . Chevelure abondante d' un blond fauve , traits réguliers , grands yeux d' un bleu foncé , pâleur mate , allure décidée . Jeanne Fortier est accompagnée d' un enfant de trois ans et demi . » Clarisse et Étienne Castel avaient écouté avec une anxiété croissante . Quand l' abbé eut achevé , Mme Darier s' écria : « Mais c' est le portrait de la femme recueillie par nous ! Cet enfant de trois ans et demi ... Cette fatigue ... La malheureuse fuyait le théâtre de ses crimes ! — Silence , ma sœur , dit le curé . Cette femme est ici sous mon toit ... si elle est coupable , nous le saurons . — Et alors , tu la livreras ... — Je ne la dénoncerai pas . Je laisserai à la justice le soin de la trouver . » Brigitte vint annoncer que le déjeuner était servi . « Et cette femme ? ... et cet enfant ? demanda le prêtre . — Je les ai réveillés , monsieur le curé , et j' ai mis leurs couverts à côté du mien , dans la cuisine ... — Vous avez bien fait . Après le déjeuner , je les verrai . » Pendant le repas , l' abbé Laugier évita de parler de Jeanne . En quittant la table , il dit à Brigitte : « Vous nous servirez le café dans le jardin . Vous ajouterez une tasse pour l' étrangère , et vous nous l' amènerez . — Oui , monsieur le curé . »