Photographies par M . PAUL SESCAU , Paris Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège . 8891-97 . – CORBEIL , Imprimerie ÉD . CRÉTÉ . Collection Excelsior TOTOTE ROMAN INÉDIT ORNÉ DE CENT ILLUSTRATIONS obtenues par LA PHOTOGRAPHIE D' APRÈS NATURE dont DIX PLANCHES hors texte . LIBRAIRIE NILSSON . – PER LAMM , SUCCESSEUR 338 , rue Saint-Honoré , Paris . Quand Jacques Mirmont entra , madame de Barroy s' élança à sa rencontre d' une longue , glissade , et après un coup d' œil jeté vers la porte , se serra contre lui , cherchant à se blottir entre ses bras . Il la repoussa doucement et dit , l' air agacé mais la voix aimable : — C' est fou , ma chérie , ce que vous faites là ! ... Elle s' éloigna à regret : — C' est qu' il y a si long temps que je ne vous ai vu ! ... Il s' approcha de la cheminée et , présentant alternativement ses semelles à la flamme , il répondit : — Si longtemps ! ... je suis venu dimanche ... — Et c' est aujourd'hui vendredi ... ça fait quatre jours ... qui m' ont semblé très longs , à moi ! ... — En admettant qu' ils vous aient semblé très longs . , ce n' est pas une raison pour faire une imprudence comme celle -là ... vous n' avez même pas regardé si le domestique était sorti ... — Je vous demande pardon ... j' étais en face de la porte , je voyais que nous étions seuls ... — Et votre mari ! ... qui pouvait entrer aussi par l' autre côté ... — Il est sorti ... Le visage très jeune , presque gamin de madame de Barroy s' attrista , ses longs yeux se remplirent de larmes et elle fixa , inquiète , Jacques qui évita son regard . C' était une femme si mince qu' elle paraissait maigre tout d' abord . Ses mouvements souples , vigoureux et nonchalants à la fois , étaient empreints de cette grâce caressante et gauche qu' on ne trouve guère que chez les tout petits enfants et les très jeunes animaux . Ses cheveux blonds et légers s' arrangeaient d' eux -mêmes en bouclettes soyeuses sur son front large et pur , que coupait pourtant une grande ride transversale . Les dents superbes éclataient entre des lèvres un peu trop épaisses peut-être , mais d' un dessin charmant , et toujours relevées dans un sourire heureux et plein de bonté . Le nez était fin , droit , avec des narines délicates . Les yeux longs , d' un vert très clair , voilés de cils épais et sombres , contrastaient par leur expression presque douloureuse avec le joyeux sourire de la bouche . Et malgré cette tristesse des yeux , qui donnait par instant au visage une sorte de reflet découragé et las , la jeune femme avec sa taille flexible , ses dents de petit chien et ses cheveux d' enfant , paraissait au premier abord avoir vingt ans . Sans cesser de se chauffer , Mirmont continua : — Il pourrait être rentré sans que vous le sachiez ... vous ne serez jamais raisonnable ! ... Elle répondit dans un éclat de rire : — Jamais ! ... D' un ton sec , Jacques reprit : — Vous êtes pourtant d' âge à le devenir ... Elle leva la tête , et sa physionomie étonnamment mobile se fit soudain inquiète : — Vous me trouvez vieille ? ... c' est vrai ! ... j' ai aujourd'hui trente-quatre ans ! ... Elle indiqua de sa main fluette des corbeilles de fleurs posées un peu partout , sans ordre , dans le salon , et acheva : — Vous voyez ? ... Il s' excusa avec embarras . — Je suis d' une impardonnable étourderie ... Mais déjà madame de Barroy s' était assise tout près de lui sur le divan , et disait de sa voix grave et tendre : — Embrassez -moi , voulez -vous , c' est la meilleure façon de me souhaiter ma fête ? ... Du bout des lèvres il toucha le joli front qui se tendait vers lui , et se leva en regardant craintivement la porte . Alors elle demanda : — Qu' est -ce que vous avez donc aujourd'hui ? ... vous êtes tout drôle ? . . — J' ai aujourd'hui , comme toujours , l' énervement que cause une situation fausse ... — Mais cette situation dure depuis six ans et jamais vous ne m' avez dit ce que vous venez de me dire ? ... jamais je ne vous ai vu nerveux et agacé comme vous l' êtes , non seulement aujourd'hui , mais depuis ... Elle sembla chercher et reprit : — Depuis un mois à peu près ... je crois que vous m' aimez beaucoup moins , sinon plus du tout ? ... Elle parlait presque bas , implorant une rassurante parole . Il répondit , l' air ennuyé : — Vous êtes folle , ma pauvre Charlotte ! Elle le regarda stupéfaite : — Charlotte voilà que vous m' appelez Charlotte à présent ! ... — Enfin , on ne peut pourtant pas vous appeler éternnellllemeentnt Totote ! ... c' est ridicule à la fin ! ... . vous l' avez dit tout à l' heure , – vous n' êtes plus une enfant ... vous avez trente-quatre ans ... on n' est plus « Totote » à trente-quatre ans ! ... Elle répondit , la voix assourdie , les yeux à terre : — Je croyais qu' on était toujours Totote pour ceux qu' on aime ? ... — Vous avez parfois des pensées sentimentales et mirlitonnesques qui jurent étrangement avec votre air évaporé ... Elle se leva , retenant ses larmes et , se regardant dans la glace , elle demanda , redevenue gamine tout à coup : — Ai -je l' air évaporé ? ... Il haussa les épaules sans ... répondre . Alors elle expliqua : — Moi , je ne me trouve pas cet air -là ! ... je n' ai certainement pas l' air austère , je ne suis pas à la pose , je suis comme je suis ... et comme j' étais quand je vous ai plu ... Et se penchant contre la glace qu' elle toucha presque de son visage aimable et frais , elle acheva : — C' est vrai ! ... bien que j' aie six ans de plus , je suis toute pareille ! ... Il regarda la jolie silhouette longue et fragile et dit , convaincu malgré lui : — Vous êtes très jolie ! ... Elle se redressa : — Non , je ne suis pas jolie ! ... Oh ! ... je le sais très bien ! je me connais à merveille ! ... je ne me fais sur moi-môme aucune illusion , ni en bien , ni en mal ... Et elle conclut en riant : — Je sais que Totote n' est pas du tout jolie , mais qu' on ne la trouve pas laide tout de même ! ... Il murmura narquois : — Vous tenez à « Totote ? ... » — Oh ! mon Dieu , non , je n' y tiens pas ! ... mais j' y suis habituée ... je suis Totote , non seulement pour vous , mais pour tout le monde ... On trouvait affreux le nom qui m' avait été donné à cause de mon parrain , on ne m' a jamais appelée Charlotte ... Et , au contraire de ceux – et c' est le plus grand nombre – qui ne sont pas satisfaits de leur nom , je l' aime , moi , le mien ! ... il n' est pas trop vulgarisé ... et , sans être une musique , il est plus harmonieux que Totote ... — Ça n' est pas difficile ! ... Elle s' approcha de lui et demanda , prête à pleurer , cette fois : Je vous en prie , Jacques , dites -moi ce que vous avez aujourd'hui contre mon pauvre nom et contre moi ? ... Mais rien ! ... que voulez -vous que j' aie ? ... Je n' en sais rien en vérité ! ... je n' ai rien fait qui puisse vous déplaire ... mais je vous aime tant ! ... j' ai toujours si peur ! ... — Peur de quoi ? ... Que vous ne m ' aimiez plus ! ... mais vous savez ce que vous m' avez promis ? ... Il demanda , l' air inquiet : — Qu' est -ce que je vous ai promis ? ... Oh ! rien d' essentiel , rassurez -vous ! ... vous ne m' avez jamais promis de m' aimer toujours ... et vous avez même pris soin de me faire remarquer que vous ne me le promettiez pas ... mais vous m' avez promis autre chose , et ça , c' est facile à tenir ? ... — Quoi ? ... — De me dire franchement , sincèrement ... et doucement aussi , quand vous ne m' aimerez plus ... de ne pas me laisser m' en apercevoir à ces méchants riens qui me feraient tant souffrir ... et de ne pas non plus me laisser l' apprendre par les potins du monde ... Je vous ai demandé de me parler en ami ... et vous me l' avez promis ? ... Jacques Mirmont hésita un instant avant de répondre , mais Charlotte , la tête inclinéé , les yeux à terre , ne s' en aperçut pas . Alors , il murmura : — A quoi bon penser à toutes ces choses ? ... Elle répondit : . — J' y pense toujours depuis quelque temps ... — Mais pourquoi ? ... — Parce que , quoi que vous puissiez me dire , vous n' êtes plus le même ! ... Je vous vois moins souvent et je vous vois toujours ou distrait , ou préoccupé , ou désagréable ... Vous m' aimiez tant , vous aviez tant de peine à vous passer de moi ! ... vous comprenez ... ça me change ? ... — Vous rêvez ? ... mais je ne peux pas vous en empêcher , n' est -ce pas ? ... — Non ... je ne rêve pas ! ... j' ai plutôt une tendance à voir les choses en rosé ... mais je comprends si bien qu' au bout de tant d' années vous pouvez être las de moi ! ... je ne vous en voudrais pas , vous savez ? ... je trouverais ça tout naturel ... il faudrait seulement me le dire bonnement , sans me brusquer , mais aussi sans me mentir ... Qu' est -ce que vous écoulez ? ... — Je croyais qu' on remuait chez votre mari ? ... — Pourquoi donc aujourd'hui vous occupez -vous tant de lui , alors que , jusqu' ici , vous vous en êtes occupé si peu ? ... pas assez même ... . — Comment , pas assez ? ... — Dame ! ... c' était votre ami ! ... il m' aimait tendrement , et vous le saviez ? ... — Eh bien ? ... — Eh bien , ça ne vous a pas empêché de me prendre ... — Je vous aimais ! ... — Moi aussi , je vous aimais ! ... et je vous aime encore ! ... ce qui n' empêche que , tous les deux , nous avons commis une vilaine action ... une action dont j' ai , non pas le regret , mais le remords , ... et ça depuis la première minute ... — – Moi aussi ... — Je crois que vous ne lisez pas en ce moment très clairement en vous -même ... — Parce que ? ... — Parce que , si , avant aujourd'hui , vous aviez éprouvé ce que vous dites , vous n' auriez pas pu , tel que je vous connais , vous empêcher de m' en parler sans cesse ? ... — Et vous ? ... m' avez -vous confié ce que j' apprends à l' instant pour la première fois ... — Moi , c' est tout différent ! ... outre que je n' ai jamais été libre avec vous comme vous l' êtes avec moi , j' ai toujours redouté , vous connaissant , de vous causer le plus petit ennui ... vous savez que vous n' aimez pas les ennuis que vous jugez contraires à votre hygiène ... Oh ! oh ! ... voilà que vous devenez méchante ! ... — Non ... je ne serai jamais méchante pour vous , quoi qu' il arrive ... je vous aime trop pour ça ! ... je ferais tout aujourd'hui et toujours pour vous épargner un chagrin ou même un ennui ... et je me suis gardée de vous laisser voir ce qui se passait dans ma tête ... Elle s' arrêta et reprit en souriant : — Si peu faite pour les complications ... Jacques quitta la cheminée et répondit , narquois , en s' installant dans le meilleur fauteuil : — Vous avez bien dissimulé en effet ... car j' ai toujours cru que vous trompiez votre mari avec le sans façon que vous avez en toutes choses ... Madame de Barroy affirma , et ses doux yeux avaient une expression désolée : ... Oh ! non ! ... je sais qu' Henry m' aime et je l' aime aussi ... oui ! ... pas comme il aurait fallu ... mais sincèrement et tendrement tout de même ... j' ai eu .du chagrin , un chagrin très grand , de reconnaître si mal sa bonté infinie et son amour profond ... mais la pensée de lutter ne m' est pas venue ... j' étais sans force contre moi -même et contre vous ... Le fait est que je n' ai pas attendu longtemps ce que , certes , je n' espérais pas obtenir aussi vite ... Et vous avez très mal auguré de la femme qui vous faisait ce brusque don d' elle -même ... Dans ce cas , le sentiment qu' un homme éprouve est du dégoût et non de la reconnaissance ... Et comme il faisait un mouvement pour protester : — Oh ! ne vous en défendez pas , c' est si naturel ! ... je comprends si bien l' horreur que doit inspirer la femme facile ... je le comprenais si bien déjà à ce moment -la ... Et j' étais atterrée de ce que j' avais fait ... tout en me disant que si c' était à refaire , je le referais ... — Comme le caissier des Brigands ? ... — Tout à fait ! ... Je ne comprends pas très bien le chagrin que vous dites avoir ressenti ... car , si je ne m' abuse , vous professez à l' égard des femmes qui trompent leurs maris une grande indulgence ... — – Oui , quand le mari vit de son côté , peu soucieux de sa femme , mais n' admettant pas qu' elle le trompe par peur du ridicule , et en vertu de ce principe que l' homme et la femme , ça n' est pas la même chose ... — Dame ! ... c' est un peu vrai ! ... Je ne trouve pas ! ... et , dans ce cas , j' ai non seulement de l' indulgence , mais de la bienveillance même ... — C' est charmant ! ... C est comme ça ! ... mais une femme qui trompe un mari . comme le mien ... un être bon , distingué , exquis et qui l' adore ... Ah ! pour celle -là , je n' ai pas d' indulgence , ah ! non ! ... Cependant , l' action , en principe , est la même ... — En principe ! ... si vous saviez comme ça m' est égal , le principe ! ... je ne trouve répréhensible que ce qui nuit à un être inoffensif qui n' a pas mérité qu' on lui nuise ... je nuis à mon mari qui m' aime en aimant un autre que lui ... Le jour où j' ai séparé nos deux vies , j' ai fait une infamie ... s' il ne m' avait pas aimée , je ne lui nuisais en rien , par conséquent j' étais à mes propres yeux très innocente ... A vos propres yeux , c' est possible , mais aux yeux du monde , la situation est identique ... Eh ! le monde ! ... qu' est -ce qu' il vient faire la ? ... laissons-le donc un peu tranquille , le monde ! . . Précisément , votre tort est de le laisser trop tranquille ... vous devriez vous occuper un peu plus de lui ... ce serait très opportun , je vous assure ... Qu' est -ce que vous voulez dire ? ... — Oh ! ... rien de précis ! ... je fais allusion à votre façon d' être générale , qui est ... — Qui est ? ... — Enfin , vous manquez de tenue ... je ne vous l' apprends pas , je pense ? ... — De tenue n' est pas le mot ... de décorum serait plus exact ... Enfin , quand je vous ai rencontrée , vous passiez pour avoir été la maitresse du tiers et du quart ... — Eh bien , vous avez été mon premier ... et vous serez mon seul amant ! ... — On dit toujours ça ! ... — Oh ! je ne me défends pas ! ... je sais que vous êtes là-dessus aussi renseigné que moi -même ! ... vous avez bien vu quelle naïve jétais quand je vous ai aimé , et depuis , vous avez , quoi que vous puissiez dire , connu ma vie heure par heure ... — Avec les femmes , est -ce qu' on connaît jamais rien ? ... Ah ! ... à propos de femmes , et de femmes qui roulent les hommes ... — Est -ce moi qui vous fais penser à celles -là ? ... — Non ! ... c' est ce pauvre petit Paul qui est bien roulé pour l' instant ! ... — Ah ! ... Oui ... et , si ça n' était pas mon frère ... et un frère que j' ai élevé , je trouverais ça drôle comme tout ! ... Quel âge a-t-il , votre frère ? ... — Vingt-cinq ans ! ... juste quinze ans de moins que moi ... — Il est très gentil ... il vient souvent me voir ? ... Est -ce qu' il est toujours aux Affaires Étrangères ? ... — Toujours ... mais c' est à ses propres affaires qu' il est étranger ! ... Figurez -vous qu' il a fait , il y a six mois , la connaissance d' une petite femme , la petite Ruth ... — Une Juive ? ... Nonon ... du moins pas que je sache ! ... mais les noms bibliques sont , pour le moment , très à la mode parmi les cocottes ... Or , ce n' est pas avec les 100 francs par mois que ma belle-mère lui donne pour ses menus plaisirs qu' il peut subventionner la demoiselle en question , laquelle est , d' ailleurs , correctement entretenue par le vieux Lacombe ... le sénateur d' Indre-et-Saône ... — Eh bien , c' est ça qui est drôle ? ... Non ... pas ça ! ... quoique , au fond , je ne puisse pas trop en vouloir à Paul de ce rôle plutôt ... disons incorrect pour être poli , mais auquel le force l' état de ses finances ... Ce qui est drôle , c' est que la petite bonne femme a raconté à Paul , – qui est jaloux comme tous les naïfs , – que le père Lacombe n' a jamais obtenu de lui embrasser autre chose que le bout des doigts , et qu' il est là suppliant , se roulant à ses pieds , et attendant son bon plaisir ! ... Et ce garçon intelligent , futé même – pour tout ce qui n' est pas l' amour – croit éperdument cette invraisemblable bourde ... — Eh bien , qu' est -ce que ça fait ? ... — Ça fait que c' est idiot ! ... on n' est pas bête à ce point -là ! ... — Que si ! ... à l' occasion , vous seriez tout comme lui si vous tombiez dans des mains habiles ... — Permettez ? ... — Ils sont rares , allez , les hommes intelligents , qui s' aperçoivent qu' ils sont trompés ! ... — C' est vrai ! ... votre mari , par exemple ... Elle murmura pensive , la bouche sérieuse et les yeux inquiets : — Mon mari ? ... il saurait tout que ça ne m' étonnerait pas ! ... Jacques Mirmont haussa les épaules : — Et il ne dirait rien ? ... et il laisserait ainsi s' écouler paisiblement nos vies , en acceptant un rôle ridicule ? ... — Ridicule ? ... en quoi ridicule ? ... encore un préjugé stupide , celui -là ! ... Ridicule un homme , parce qu' il a épousé une drôlesse ou une créature sans volonté et sans force telle que moi ? ... — Enfin , que vous le vouliez ou non , c' est la façon de voir du monde , et votre mari qui , lui , fait aux conventions mondaines les concessions qu' il faut , n' aurait pas accepté un tel état de choses ... — Vous oubliez qu' il m' aime ? ... — Raison de plus ! ... – Qu' il m' aime ... non pas seulement comme vous m' aimez ... mais aussi avec son cœur ! ... et puis , après tout , je me trompe peut-être ... et je souhaite sincèrement me tromper ... — Mais enfin , qu' est -ce qui peut vous faire croire ... — Tout et rien ! ... — Mais encore ? ... Eh bien , ce matin , par exemple , je lui ai demandé s' il était vrai qu' on lui eût offert d' aller à Londres comme premier secrétaire ? ... il m' a répondu que oui , mais qu' il n' avait pas voulu m' en parler , craignant de me contrarier ... — Ça ne prouve rien ! ... Ça prouve qu' il sait que je ne voudrais pas quitter Paris aujourd'hui , alors qu' il sait également qu' autrefois je partais sans seulement demander pour où ... Comment avez -vous appris qu' on lui avait offert ce poste ? ... — Par Pourville , que j' ai ramené hier en sortant de chez votre tante Dorsay ... — Madame Dorsay n' est pas ma tante , vous savez ? ... — Enfin , c' est la tante de votre frère ... et elle vous aime comme si vous étiez son neveu ... — Un neveu presque de son âge ... D' ailleurs , vous avez raison , je l' appelle souvent , comme Paul : « La tante Claire ... » — Tout le monde l' appelle la tante Claire ... — Vous disiez , quand je vous ai coupée , que vous aviez ramené Pourville ? ... ramené comment ? ... — Dame ! en voiture ... — Tout seul ? ... — Mais oui ... pourquoi ? ... — Parce que , décidément , je disais vrai tout à l' heure , . . vous avez une singulière tenue ! ... Il se leva , et se mit à marcher , arpentant le salon , touchant brusquement les bibelots posés sur les tables , redressant les tableaux , l' air embarrassé de son attitude , et évitant de rencontrer les yeux de madame de Barroy qui le suivait d' un regard étonné . A la fin , elle demanda : — Une singulière tenue ? ... pourquoi ? ... — Parce que une femme de votre âge ne reconduit pas un homme comme Pourville ... La nature gamine reparaissant , elle s' écria en riant : — Décidément j' ai un mauvais âge ! ... il est trop avancé pour qu' on m' appelle Totote et pas assez pour que je . reconduise Pourville ! ... c' est pas commode ! ... qu' est -ce qu' il me permet de faire , voyons , mon âge ? ... — Il vous permet de vous tenir comme une femme du monde se tient ... d' éviter des promiscuités compromettantes , et en elles -mêmes et parce qu' elles font potiner ... — Alors , nous avons dû faire terriblement potiner , nous deux ! ... car ce que je vous ai reconduit de fois en voiture ... et vous n' avez pas l' âge respectable de Pourville ! ... — Moi , ça n' est pas la même chose ! ... . — Comment , pas la même chose ! ... pour vous , je lé veux bien , mais pour le monde ? ... vous qui parlez de potins , il me semble ... — Il vous semble mal et faux , ... vous avez des façons de cheval échappé , de femme qui fait tout ce qui lui passe par la tête , et qui se fiche du qu' en diraton ? ... – — Oh ! quant à ça , vous pouvez le dire , que je m' en fiche ! ... et c' est heureux pour vous ! ... — Pour moi ? ... — Oui ! ... car si je ne m' en fichais pas , vous n' auriez pas vécu comme nous vivons depuis six ans , sans nous gêner vraiment ... Il allait entamer une discussion . Tout à coup , il changea de tactique et , bon enfant : — Eh bien , c' est le tort que nous avons eu ! ... oui , vous voyez très juste en cette occasion ... nous avons eu grand tort de vivre comme nous l' avons fait ... d' afficher une liaison ... Elle l' interrompit brusquement : — C' est vous qui l' avez affichée , et ça , malgré mes prières ... Oh ! je ne dis pas que vous l' avez affichée pour me compromettre ... ça non ! ... mais tout bonnement parce que ça vous était plus commode ... Mirmont était en train de s' humilier , il reconnut avec bonhomie : — C' est vrai ! ... j' ai été très coupable ... c' était à moi de vous retenir sur cette pente au lieu de vous y pousser ... Comme elle ne répondait rien , il ajouta : — Vous pensez si je le regrette ? ... moi qui aime précisément les femmes effacées , incolores , un peu fadasses même , si vous voulez ... Elle fit , stupéfaite : — Vous ! ... c' est nouveau , alors ? ... — Non , pas précisément , mais c' était à l' état latent ... Comment , c ' « était » ? ... — C' est , si vous aimez mieux ! ... Je trouve que la femme qui sera la compagne de toute la vie doit être une douce créature , saine et calme , qui reste chez elle ... — A filer la laine ? ... — Vous avez l' air de rire ... c' est la vérité pure , ça ! ... une femme doit être , non une maîtresse toujours en l' air , mais une amie assise au foyer dont elle a la garde ... — Ça ne vous amuse pas trop ? ... — Quoi ? ... — Ce que vous dites ? ... — Mais ... Elle éclata de rire : — Non ! ... je vous assure , je voudrais que vous vissiez votre tête ? ... Il dit , rageur : — C' est excessivement drôle ! ... Mon Dieu , oui , c' est drôle ! ... je ne vous ai jamais vu dans ce rôle -là , moi ! ... il faut me donner le temps de m' y habituer ... c' est tellement imprévu ... Et comme il continuait sa promenade , grincheux , cherchant quelque phrase agressive , elle dit : Laissez -moi seulement vous demander une chose – si ce n' est pas indiscret toutefois ? ... — Demandez ! ... — Eh bien , comment se fait-il que , pouvant facilement trouver dans votre monde des femmes du modèle que vous me dépeignez , vous soyez venu me chercher dans un autre monde très différent ... — Un hasard ! ... Et un hasard qui ne fait pas bien les choses ... car dans ce monde , qui est le mien , je suis une exception dans le genre qui vous déplaît si fort ... depuis quelques jours ... — En voilà une idée ! ... Une idée juste ! ... il y a quelque chose qui vous a tout à coup heurté en moi , dans mes allures , dans mes habitudes , dans tout ... et comme , dans tout ça , rien n' a été modifié ... Eh bien ? ... qu' est -ce que vous croyez ? ... Oh ! ... comme je ne saurai rien , quoi que je fasse , j' aime mieux ne rien croire ! ... c' est moins compliqué ... et plus pratique ... Une femme entrait , très vive , avec pourtant une figure douce et reposée , où les yeux seuls brillaient d' une vie intense . Petite , mince et fine , très modestement habillée d' une robe de laine grise bien coupée et toute simple , elle s' avança le visage souriant , les yeux rieurs . Absorbée , madame de Barroy ne la voyait pas ; alors Jacques dit : — Ah ! ... voilà justement la tante Claire ! ... Madame Dorsay tendit un petit bouquet de violettes à la jeune femme , qui s' était levée pour aller à sa ren contre , et avançant son museau aimable , elle dit : Je vous embrasse et je vous souhaite une bonne , très bonne fête , ma chère petite Totote ... Madame de Barroy , heureuse de sentir quelqu'un entre elle et Jacques , répondit presque gaiement : Une vieille fête ! ... qu' on ne devrait plus me souhaiter ... La tante Claire protesta : — Allons donc ! ... vous avez l' air d' avoir dix-huit ans ! — De très loin ! ... — Non , de très près aussi ! . . vous avez l' air d' une jeune fille ... A propos de jeune fille , la petite Préaux se marie ... ma sœur va être désolée ... elle la guignait pour Paul ... — Paul ne m' a pas l' air d' avoir le nez tourné du côté du mariage ... – dit Mirmont en riant . Il a bien raison ! ... un homme qui se marie est toujours un serin ... mais s' il se marie à vingt-cinq ans , il est un fou , et un fou nuisible , parce que , alors , il fait le malheur de deux personnes au lieu de ne faire que le sien propre ... Madame de Barroy dit : — Vous n' êtes pas pour le mariage ... — Des hommes ? ... Ah ! non ! ... les femmes , il faut bien qu' elles en passent par là , puisqu'on n' a pas encore trouvé autre chose et qu' on s' obstine , en France , à faire aux vieilles filles une situation absurde ... mais , à mon sens , un homme qui se marie se suicide intellectuellement ... à moins d' être de ceux qui traitent la femme en servante et ne lui accordent pas la moindre place dans leur vie ... Mirmont observa : — Vous n' êtes pas féministe ... — Pourquoi ? ... je suis au contraire pleine de pitié pour les pauvres femmes victimes du mariage ... voyez -vous , par exemple , cette petite Préaux qui est gentille comme un amour ... — Un amour un peu trop éveillé ... — Éveillé , oui , – mais pas trop ... Jaime mieux ces petites filles drôles , gamines , un peu « gosses » , que les demoiselles qui , dans le monde , baissent les yeux , quitte " à flirter en cachette avec leur professeur de piano ou les frères de leurs amies ... Je sais bien que vous n' êtes pas de mon avis ... — Mais si ... – dit madame de Barroy – tout à fait ... — Oh ! vous , j' en suis bien sûre ! ... vous êtes une rieuse , vous ! ... non , c' est à Jacques que je disais ça ... parce que lui , quand une femme ne regarde pas les hommes en face , il la juge propre à être l' honneur et la joie de leur foyer ... Moqueusement , elle examinait Mirmont . Charlotte tourna vers eux ses longs yeux clairs qui semblaient questionner . Alors il s' empressa de demander à madame Dorsay : — Tout à l' heure , quand je vous ai coupée ... qu' est -ce que vous alliez dire ? ... — Ah ! bien ! ... si vous croyez que je sais encore ce que j' avais l' intention de dire tout à l' heure ! ... — Mais si ! ... vous disiez , à propos des femmes qui sont victimes du mariage : « Voyez -vous , par exemple , cette petite Préaux qui est gentille comme un amour » Et puis ? ... — Eh bien , voyez -vous cette petite épousant un garçon de l' âge de Paul ? ... je l' adore , d' ailleurs , mon filleul ! ... mais voyez -vous cette pauvre vie à côté de l' horrible petit égoïste qu' il est ? ... non pas lui seulement , mais tous les petits jeunes ! ... Et on parle de l' égoïsme des vieux , ah bien ! ... Madame de Barroy demanda : — Vous croyez qu' il faut , entre le mari et la femme , une différence d' âge très marquée ? ... — Pour que la femme soit heureuse , ou à peu près ? ... oui , je le crois ... — Quelle différence exigez -vous ? ... — Quinze ans au moins ... j' aimerais mieux vingt ... Et , comme Mirmont semblait approuver , elle reprit vivement : — Notez bien que je me place ici exclusivement au point de vue de la femme ... L' homme , s' il est jaloux , même sans motif – a des chances d' être très malheureux ... mais il l' est discrètement , avec le tact que donne nécessairement l' expérience , et , s' il aime sa femme , au lieu de l' aimer brutalement , maladroitement , il l' aime avec une tendresse indulgente , il lui aplanit toutes les difficultés de la vie , il l' aime pour elle et non pour lui , parce qu' il s' est aperçu que c' est encore la plus douce façon d' aimer ... — Alors , – demanda en riant Charlotte – vous admettez qu' il y a de bons hommes ? ... — J' en connais d' exquis ... ainsi Pourville , par exemple ... et votre mari ... — Mon mari – fit madame de Barroy , devenue soudain sérieuse – est l' être le meilleur , le plus parfait qui soit ... il m' a rendue aussi heureuse qu' on peut l' être ... — Et il a quatorze ans de plus que vous ! ... vous voyez qu' il y a du vrai dans ce que je disais tout à l' heure ? , . . Oh ! les belles fleurs ! ... Elle regardait un véritable buisson de boules de neige que deux domestiques apportaient difficilement dans le salon . Charlotte se leva et dénoua la carte attachée à l' une des fleurs par un fin ruban de satin gris , d' un gris vert , tout à fait particulier . Mirmont regarda le ruban et dit , d' un ton aigre : Ah ! ... – c' est quelqu'un qui connaît bien votre couleur favorite ? ... — « Marquis de Morières » ... – lut madame de Barroy , qui jeta la carte sur une table . Sans voir l' œil moqueur de la tante Claire fixé sur lui , Jacques prit une mine renfrognée et sévère , tandis que la jeune femme murmurait , ne se rendant pas compte de ce qui se passait derrière elle : Pourquoi M . de Morières m' envoie-t-il un pareil cadeau ? ... il a dîné deux fois à la maison cette année , et il m' a donné il y a quinze jours des fleurs pour le 1er janvier ... Et puis , comment sait-il que c' est ma fête ? ... Madame Dorsay répondit , en lançant un regard narquois à Mirmont , qui semblait rageur et embarrassé : — Morières a certainement une raison de faire ce qu' il fait ! ... c' est un malin , Morières , et qui n' agit pas sans but ... avec lui il y a toujours des dessous ... Et , enfin réchauffée , elle quitta le coussin pour aller admirer le superbe arbuste , qui étalait jusqu' au plafond , ses branches chargées de grosses boules blanches . — Le fait est qu' il est beau , cet arbre ! ... Si au lieu d' habiter un vieil hôtel du Faubourg , vous habitiez une petite maison comme la mienne , il aurait fallu le laisser dehors ... il a plus de trois mètres de haut ... il fait bien les choses , Morières ! ! ... Jacques affirma : C' est d' un goût détestable ! ... on n' envoie pas à une femme un cadeau de trente ou quarante louis – car je suis sûr que cette bête de plante a coûté ça – sans avoir été reçu chez elle à la campagne ... ou à Paris continuellement . — Je trouve ça aussi ! ... – dit Charlotte . Madame Dorsay ne fut pas du tout de cet avis : — On peut , – dit-elle – donner des fleurs ou des bonbons pour n' importe quelle somme ... çana jamais l' air d' un cadeau ... il y a là pour quarante louis de fleurs , mais elles sont plantées dans un pot qui vaut bien trois francs ... Et s' approchant d' un gros azalée blanc , qui émergeait d' un très beau vase cloisonné , elle continua : — Ici ... c' est la potiche qui vaut quarante louis et les fleurs , cinq ou six francs ... si ça n' est pas donné par un intime , c' est bien certainement offert par un rasta ... — A peu près ! ... c' est d' Antin qui m' a envoyé ça ! ... — Ce doit être un des . cadeaux que madame de Bouillon a reçus au premier janvier d' un Salomon ou d' un Sinaï quelconque , et qu' elle lui aura repassé pour vous ... Charlotte se mit à rire et dit : — C' est bien possible ! ... Madame Dorsay reprit : — Qu' est -ce que vous voulez ? ... à force de vivre avec des mufles , on le devient plus ou moins soi -même ... . Tiens ! ... quand on parle du loup ... . La baronne de Treuil entrait , plus .maigre et plus élégante que jamais , suivie de madame Guérande . La tante Claire ne pouvait pas souffrir les deux femmes . L' une , parce qu' elle lui représentait le type juif dans toute son horreur et sans les qualités de la race , l' autre parce qu' elle supposait qu' elle était la maîtresse du baron Sinaï . Comme elle se levait pour partir , Charlotte la retint en disant : Ne vous en allez pas encore ... voici justement votre neveu ... . Paul Mirmont , un joli garçon grand et souple , avec des cheveux châtains , des moustaches très blondes et une peau de bébé , s' avançait , l' air heureux . Après avoir serré la main à madame de Barroy et à la tante Claire et salué mesdames de Treuil et Guérande , il dit à son frère d' un ton de reproche affectueux : — On ne te voit plus , toi ! ... . — Tais -toi donc ! ... – fit à demi-voix Jacques Mirmont – il est inutile de parler de ça pour l' instant ... . — De quoi ? ... . — Eh bien , mais ... de mon plus ou moins d' assiduité à la maison Dame ! ... il est pourtant bien naturel que ... . — Mais tu es un impitoyable bavard ! ... veux -tu te taire , voyons ? ... . — Ah ! ... je ne savais pas que c' était un secret ! ... un secret de Polichinelle , d' ailleurs , car Le Gaulois de ce matin en parle . — Ah ! ... fit Jacques contrarié , en louchant sur Le Gaulois qu' il apercevait posé sur un coin de la table à côté de madame de Barroy . Oui ... il en parle assez aimablement même ... c' est les de Lorme qui ont dû rédiger le filet ... il n' est question que de leurs ancêtres ! ... Il se mit à rire et Jacques le toisa d' un air mécontent . Les deux frères se ressemblaient beaucoup . C' étaient Les mêmes tailles droites et hautes , les mêmes cheveux ondulés , les mêmes moustaches pâles , les mêmes yeux d' un brun roux , à l' expression intelligente et câline . Seulement , alors que la silhouette de Jacques s alourdissait un peu , celle de Paul était d une minceur extrême . Très haut , les femmes causaient , assises près de la petite table à thé . Charlotte servait , attentive , ne s' occupant que de la couleur du thé et de la chaleur des petits gâteaux . Paul demanda : — Comment veux -tu que tout le monde ne le sache pas ? ... on ne parle que de ça ! ... Jacques Mirmont répliqua brusquement : — On ne parle pas de ça dans le monde de madame de Barroy ! ... elle voit des gens d' un milieu tout autre que les de Lorme ... . — Elle ne t' en dit rien par discrétion , mais je parie bien qu' elle le sait ? ... — Je parie , moi , qu' elle ne le sait pas ? ... – dit Jacques en regardant la . jeune femme qui allait et venait souriante . — Alors , tu devrais le lui dire ? ... tu es trop lié avec elle pour lui laisser apprendre ton mariage par les journaux ... et puis , elle t' aime beaucoup et ça lui ferait plaisir ... Jacques . Mirmont coula vers son petit frère un regard tout plein de bienveillant mépris et répondit : C' est possible ! ... mais j' aime mieux le lui dire quand il n' y aura personne ... d' ailleurs , il faut que je parte ... il est quatre heures et demie ... je devrais être déjà boulevard Malesherbes ... Il sinclina devant madame de Treuil et madame Guérande et serra la main à Charlotte et à la tante Claire . En sortant , il croisa d' Antin qui arrivait , habillé d' un pantalon au pli immuable , d' une jaquette qui lui descendait aux jarrets , et d' un mirobolant nœud de cravate . A peine assis , d' Antin s' écria : — Il a l' air radieux , le fiancé ! ... — Patatras ! ... – fit entre ses dents madame Dorsay tandis que Charlotte , qui versait du thé dans une tasse , s' arrêtait , demandant la main en l' air : — Quel fiancé ? ... — Eh bien , mais , M . Mirmont ! ... vous ne le saviez pas ? ... — Pas du tout ! – dit madame de Barroy dont le fin visage demeura immobile . Et , après un instant , elle ajouta : — J' aurais dû m' en douter , pourtant ! ... — A quoi ! ... – demanda la tante Claire . Elle répondit simplement : A mille petits riens ... il était changé depuis quelque temps ... il paraissait préoccupé , pressé ... on le voyait à peine ... Qui épouse-t-il ? ... Madame de Treuil dit : — Mademoiselle de Lorme ... — Est-elle jolie ? ... — Très jolie ... – affirma Paul , – mais pas rigolote ! ... ah ! non ! ... c' est pas une belle-sœur comme ça que je rêvais ! ... Enfin ! ... pourvu que Jacques soit content . ! ... et il l' est , ça ne fait pas question ! ... La tante Claire regardait attentivement madame de Barroy , et , devant son visage souriant , elle sentait diminuer la conviction qu' elle avait toujours eue qu' une liaison entre elle et Mirmont existait . Si , comme elle l' avait cru , la jeune femme aimait Jacques passionnément , elle ne pourrait pas être à ce point maîtresse d' elle -même . Et , peu à peu , elle se reprochait d' avoir calomnié la gentille créature . Charlotte acceptait si gaiement l' annonce d' un événement qui , si elle était la maîtresse de Mirmont , la remplirait certainement de tristesse , qu' elle ne savait plus que croire . Quant à Paul , il s' étonnait à part lui que , puisqu'elle aimait bien son frère , madame de Barroy ne parût pas plus heureuse d' un mariage qui le comblait de joie . Il demanda , s' adressant à sa tante : — N' est -ce pas qu' il est ravi , Jacques ? ... et que la jeune fille est jolie ? ... Madame Dorsay répondit brusquement : — Pour ravi , il l' est ! ... quant à la jeune fille , elle est superbe ... seulement , tu sais , c' est pas mon modèle ... — Ni le mien , fichtre ! ... La tante Claire dit en riant : — Non , ton modèle à toi , c' est une petite bonne femme blonde , ébouriffée , avec un nez en l' air et une belle peau bien fraîche ... — Mais ... – fit-il embarrassé . — Ne dis pas non ? ... je t' ai rencontré l' autre jour ! ... tu ne m' as pas vue ... ou tu as fait comme si tu ne me voyais pas , et je t' en sais gré ... parce que , tu sais , quand on sort accompagné de la sorte , on ne doit pas reconnaître les gens de la famille ... — Je vous demande pardon , tante ... mais ne croyez pas ... ce n' est pas ... — Une cocotte ? ... j' en suis convaincue , mon petit ! ... — Tiens , comment ça ? ... — – Parce que la femme qu' on a n' est jamais une cocotte ... pendant , car après ... Ils parlaient à demi-voix , isolés de la conversation . Tout à coup madame Dorsay s' interrompit et se tourna vers madame de Treuil qui disait , en élargissant dans un sourire méchant sa terrible mâchoire : — On ne croyait pas qu' il se marierait , M . Mirmont ! ... on prétendait qu' il avait une liaison indestructible ... Et comme Paul écoutait , l' air ahuri , madame Guérande s' écria , s' adressant directement à lui : — Mais c' est à son frère qu' il faut demander ça ! ... — Tiens ! ... – fit sèchement la tante Claire – c' est le dernier à qui je songerais à le demander ... je n' aurais même pas eu l' idée d' en parler devant lui ... Paul affirma , naïvement sincère : — On peut me demander tout ce qu' on voudra sans me donner l' occasion d' être indiscret ... je ne sais rien ! ... et j' aurais parié qu' il n' y avait , dans la vie de mon frère , rien qui pût être considéré comme sérieux ... il va , il vient , il se déplace du jour au lendemain sans avoir le temps de crier gare ... il me paraît libre comme l' air ! ... C' est vrai ... – dit lentement madame de Barroy – à moi aussi , il me parait libre comme l' air ! ... Elle songeait que toujours , depuis six ans , elle avait ignoré les projets de Jacques . Jamais il ne lui disait s' il comptait voyager , ou rester , ou revenir . Il avait une crainte ridicule , à force d' être excessive , de s' engager , d' entraver en quoi que ce fût sa liberté . Il était impossible , si l' on voulait organiser une partie , ou un pique-nique , ou une excursion , d' obtenir de lui une promesse formelle . Et , d' autre part , si lui décidait quelque chose pour le lendemain , il paraissait stupéfait et mécontent que tout le monde ne fût pas immédiatement libre . Vivant seul , il n' admettait pas qu' on pût avoir des parents , ou des enfants , ou des obligations quelconques à remplir à l' heure qu' il choisissait pour un dîner ou un départ . Et alors qu' elle -même mariée , et ayant autour d' elle toute une théorie de vieux parents et de gens de qui elle dépendait plus ou moins , s' appliquait de tout son pouvoir à se rendre indépendante et organisait toute sa vie en vue de lui , il affectait très convaincu d' ailleurs du contraire – de croire qu' elle se souciait peu de lui être agréable ou non . Certes , elle ne découvrait pas aujourd'hui l' étonnant égoïsme qui le faisait se poser en victime , alors que tout gravitait autour de sa volonté . Depuis très longtemps elle connaissait , – sans que son amour en fût diminué – tous les défauts de Jacques ; mais jamais elle n' avait souffert comme en cette minute de l' égoïsme qui lui avait fait redouter tout à l' heure l' ennui d' une explication . Il savait bien , pourtant , qu' elle pliait toujours , ne protestant que pour la forme . Et cette fois , n' ayant plus rien à espérer , elle eût plié sans même protester . Mais elle l' adorait si fort qu' elle ne lui en voulait pas de sa mauvaise foi . Elle était désespérée , mais aimante quand même , et souhaitait – et cela de toute son âme – que Jacques fût absolument heureux . D' une voix un peu enrouée , elle demanda , indifférente , en offrant à d' Antin la tasse de thé qu' elle venait de servir : — Alors , elle est très jolie , la fiancée de Mirmont ? ... — Très ! ... — Quel genre de beauté ? ... — La beauté grecque ... – dit en riant madame Guérande . Et s' adressant à la baronne de Treuil : — N' est -ce pas , Giselle ? ... En entendant ce nom , la tante Claire fit un mouvement et demanda , étonnée : — Comment ? ... madame de Treuil s' appelle Giselle ? ... je croyais qu' elle s' appelait Agar ? ... — Oui ... – répondit madame Guérande – elle ... La baronne l' interrompit vivement ... — C' est vrai ! ... mais c' est un nom prétentieux ! ... il faut être ravissante pour porter ce nom -là , ou alors il devient ridicule ... alors je me suis décidée à changer ... La tante Claire écoutait poliment , atténuant son petit sourire narquois , et pensant qu' on avait espéré , en supprimant « Agar » , effacer définitivement le dernier vestige de la juiverie originelle . Et elle souhaitait à . part elle d' être – oh ! pour un instant seulement – l' un de ces Juifs qui , grâce au tempérament et aux traditions de la race , font la fortune de leur maison . Comme elle s' arrangerait vite pour ôter jusqu' au dernier sou de cette fortune à ces élégantes renégates et à leurs écœurants maris ! Jusqu' ici elle avait considéré « Agar » – qu' elle rencontrait quelquefois chez madame de Barroy – avec une indifférence absolue . Depuis cinq minutes , elle regardait « Giselle » avec un mépris qu' elle s' efforçait de dissimuler . Paul , trouvant qu' on ne renseignait pas suffisamment Charlotte sur la beauté de sa future belle-sœur , prit la parole pour expliquer : Elle est très belle , vraiment ! ... elle a des cheveux bruns , lourds , épais , c' est superbe à voir ! ... de grands beaux yeux qui sont souvent baissés , et des cils ! ... les traits sont beaux , les dents aussi , tout est beau ! ... avec ça , très bien faite ... et froide , froide , glaciale ! ... Brrr ! ... c' est égal ! ... si tout ça peut s' animer , je ne plains pas celui qui l' animera ... — Espérons que ça sera ton frère ? ... – fit paisiblement observer madame Dorsay . Paul , voyant qu' on riait , reprit vivement : Naturellement ! ... c' est ce que je disais ... seulement ça n' a pas l' air facile ! ... Il se tourna vers sa tante et ajouta à demi-voix : Mais mâtin ! ... si ça arrivait , je crois qu' on ne s' embêterait pas ! ... Tu sais , – fit la tante Claire en riant – tu peux garder pour toi tes appréciations ! ... Et elle ajouta sérieuse : Et puis , c' est de mauvais goût de parler ainsi de celle qui sera la femme de ton frère ! ... elle me déplaît , elle m' est antipathique même , et Jacques ne m' est rien ... mais je ne me permettrais pas de parler comme tu le fais de la jeune fille qu' il va épouser ... et qui est honorable , après tout ... — Vous avez raison , tante Claire ... et je ne l' aurais probablement pas fait , s' il eût été question d' une femme comme les autres ... d' une femme qu on peut supposer accessible ... mais celle -là est tellement d un autre tonneau ! ... on peut plaisanter du plus ou moins de tempérament d' une statue ... et c' est une vraie statue ... — Galatée aussi était une statue ... C' est pas la même chose ! ... voulez -vous mes pronostics , tante Claire ? ... ça vous est égal ? ... ben , je vous les dirai tout de même ... Jeanine sera ... Ah ! ... elle s' appelle Jeanine ? ... — Vous ne le saviez pas ? ... Non ... c' est d' ailleurs une de ces femmes qui n' ont pas l' air d' avoir un petit nom ... Eh bien , Jeanine subira son mari ... — Espérons-le ! ... — Mais elle sera imprenable pour les autres ... — Espérons-le aussi ! ... et pourtant , il n' est pas de femme imprenable ... chacune a son heure , le tout est d' arriver au moment psychologique ... et puis , Jacques est trop amoureux pour être adroit ... Oui ... mais il est si intelligent et si bon ... — Bon pour celle -là , il le sera certainement ! ... mais je me demande s' il l' a toujours été pour les autres ... Inconsciemment , madame Dorsay glissa son œil malin dans la direction de Charlotte . Elle n' était plus auprès de la table à thé . Assise à l' extrémité du salon , elle écoutait , avec une attention aimable , les potins que lui racontaient d' Antin et les deux jeunes femmes . Son regard était distrait , mais sa physionomie souriante , et la tante Claire pensa : — Je me suis bien trompée , moi ! ... Et dire que tout à l' heure encore , jaurais juré qu' elle l' aimait à en mourir ! ... Le départ de ses visiteurs délivra madame de Barroy de là contrainte qu' elle s' était imposée . Son visage se détendit soudain et prit une expression de douleur extrême . Elle se sentait sans force , perdue dans la vie , puisqu'elle n' aurait plus à ses côtés l' ami sur qui elle croyait s' appuyer toujours . Mieux que personne , elle connaissait Jacques . Elle le savait autoritaire , pénétré de sa supériorité , et égoïste incroyablement , – quoique se prétendant dévoué et se croyant peut-être sincèrement tel . Mais elle l' avait jusqu' ici jugé honnête et droit . Quand elle lui demandait de l' avertir lorsqu' il ne laimerait plus , elle était inconsciemment certaine qu' elle faisait une demande qui ne servirait à rien . Elle aimait Jacques ardemment , et aussi d' une affection tendre et sûre qu' elle sentait devoir durer autant qu' elle -même . Elle se croyait aimée de lui de la même façon et ne prévoyait pas la fin de cet amour , qui était à présent toute sa vie . Mais puisque , contrairement à tout ce qu' elle espérait , il s' était lassé d' elle , pourquoi n' avait-il pas tenu la promesse faite tant de fois ? Cela , c' était vraiment mal ! Ce qu' elle venait de souffrir pendant cette heure où il lui avait fallu cacher sa peine , nul ne le saurait jamais ! Et sa vie , durant les six années qui venaient de s' écouler , passait rapidement devant ses yeux . Elle se souvenait du jour où , pour la première fois , elle avait rencontré Jacques Mirmont . C' était chez madame Dorsay . Il venait annoncer à la tante Claire que son filleul avait enfin passé le baccalauréat , raté tant de fois par pure paresse . Paresse involontaire d' ailleurs . Le bachelier récalcitrant se montrait déjà le rêveur sentimental qu' était aujourd'hui le jeune homme de vingt-cinq ans . Charlotte avait tout de suite trouvé charmant ce grand garçon affectueux , qui avait pour son petit frère une tendresse pour ainsi dire maternelle et qui , cédant aux prières de sa belle-mère , s' était astreint à l' élever avec elle sans le quitter jamais . Avant d' aimer Jacques , madame de Barroy l' admirait comme un être supérieurement intelligent et bon . La tendresse qu' il ressentait pour Paul l' avait enthousiasmée , elle qui , saine avant tout , comprenait et « gobait » sans fausse honte les beaux sentiments et les bons instincts . Mais ce qui avait lié l' une à l' autre les vies de Jacques et de Charlotte faillit les séparer . Au début , elle se montra jalouse de cette adoration sauvage , plus expansive et plus tendre pour l' enfant insouciant des caresses que pour la maîtresse câline qui eût tout donné pour un baiser . Puis , elle avait fini par prendre son parti d' un état de choses qu' elle ne pouvait changer . Peu à peu , elle s' était attachée à Paul qui était la séduction même . Et Jacques lui savait gré de son affection pour cet enfant qu' il aimait plus que tout . Jamais « le petit Paul » , – comme on l' appelait dans la famille , – n' avait soupçonné la liaison de son frère . Il considérait madame de Barroy avec cette admiration méfiante , inavouée ou inconsciente , qu' éprouvent pour ceux qu' ils appellent dédaigneusement « les nobles » la plupart des bourgeois français . Tout en étant parfaitement à l' aise avec elle , il se l' imaginait d' une espèce autre que la sienne . Et puis , il ne voyait pas très souvent la jeune femme et il ignorait à quel point son existence était mêlée à celle de Jacques . Il savait que Charlotte était l' amie préférée de son frère , mais il ne voyait pas au delà . Restée debout , les mains appuyées à la cheminée , les yeux fixés sur les bûches qui s' émiettaient en menues braises dans le velours gris des cendres , madame de Barroy pensait aux six années de bonheur qui avaient passé si vite et qui ne reviendraient plus jamais . Jamais ! ... Ce mot lui semblait à la fois lugubre et vague . Jusqu' ici elle n' avait entendu parler que de toujours . Mais elle se souvenait des joies qu' elle devait à Jacques ; pour cela elle continuait à l' aimer quand même , et elle sentait bien qu' elle l' aimerait toujours quoi qu' elle fît pour l' arracher d' elle . Et au milieu de son désespoir amoureux , elle songeait aussi au mari si admirablement bon pour elle . Elle avait une peur extrême qu' il ne devinât la vérité , et une appréhension terrible de se trahir elle -même . Saurait-elle , malheureuse , anéantie , sans force , cacher son chagrin comme elle avait su cacher son bonheur ? ... Un domestique entra , portant une lourde botte de roses et une carte . Sans regarder la carte ni les fleurs , elle demanda : — Est -ce que M . le marquis est rentre ? ... — M . le marquis est rentré ... et puis il est ressorti : . . — Y a-t-il longtemps ? ... — Il y a cinq minutes ... L' idée de revoir son mari était insupportable à madame de Barroy . Tant qu' elle se sentait aimée et heureuse , elle repoussait de son mieux les pensées qui la troublaient , mais sans parvenir à les écarter complètement . Aujourd'hui , dans l' effondrement de son bonheur , une idée fixe la poursuivait . Elle avait trompé le mari le meilleur , le plus affectueux , le plus amoureux même , pour un homme qui , au fond , se souciait d' elle assez peu . Et malgré tout , à l' instant où les dernières illusions qu' elle pouvait avoir encore sur Jacques venaient de disparaître , elle s' avouait , honteuse , que sur un signe de lui , elle courrait se blottir entre ses bras . Elle se demandait avec angoisse si , du moins , le monde ignorait cette liaison qui venait de finir ? Elle avait toujours été prudente et discrète , mais lui s' était gêné si peu ! Elle redoutait d' avoir , donné au monde , – puisque le monde est assez absurde pour bafouer les maris trompés , – une occasion d' exercer ses sarcasmes contre M . de Barroy . Puis , peu à peu , sa pensée revint vers Jacques qu' elle aimait si horriblement . Comment ce mariage s' était-il arrangé si vite , sans qu' elle se doutât de rien ? Il est vrai qu' elle ne connaissait pas du tout le même monde que Mirmont . Et c' était sûr , irrévocable , il n' y avait plus rien à espérer . Mademoiselle de Lorme ? ... Jeanine , avait dit le petit Paul ? Elle s' appelait Jeanine ? ... un joli nom ! ... pas un nom comme « Totote ! ... » La singulière querelle que Jacques lui avait cherchée à propos de son nom lui revenait à l' esprit . A ce moment -la , elle aurait dû comprendre . Et aussi quand il lui faisait l' éloge des femmes sérieuses , des femmes qui avaient de la tenue . Un besoin de souffrir , de se torturer la prenait . Elle eût voulu savoir , connaître des détails , apercevoir la jeune fille . « J' ai vu le mariage ce matin dans Le Gaulois , mais je n' ai pas osé en parler à M . Mirmont ... » avait dit madame de Treuil ... Charlotte quitta la cheminée et vint s' asseoir près de la table où étaient les journaux . Elle prit Le Gaulois et chercha l' annonce du mariage . Tout de suite elle la trouva . « Nous apprenons que M . Jacques Mirmont , fils du regretté banquier Jean-François Mirmont et de » madame Marguerite-Marie – Albertine Leclerc , est fiancé à mademoiselle Jeanine-Marie-Amélie de Lorme , fille de M . Auguste de Lorme , le riche manufacturier , et de madame Joséphine-Marie-Caroline Chignon de Lavaur . Le mariage est fixé aux premiers jours du mois prochain ... » Les premiers jours du mois prochain ! ... Madame de Barroy cherchait quelle était aujourd'hui la date ? Elle ne savait plus ! ses idées se brouillaient . Enfin , elle pensa : « Suis -je bête ? » et elle regarda Le Gaulois qu' elle tenait à la main . Elle lut tout haut : « Mardi 23 mars ... » Cela faisait , d' ici aux premiers jours du mois prochain , deux semaines , trois peut-être si les choses traînaient en longueur . Et elle se prit à désirer que cela fût le plus tôt possible . Quand tout serait fini , elle serait peut-être moins insupportablement angoissée ? Maintenant elle souffrait vrai ment trop . Elle resta longtemps encore perdue dans les souvenirs aimés , les yeux fixes , la bouche rigide . Puis , tout à coup , à une vision plus tendre , à un souvenir plus précis , sa physionomie si mobile s' adoucit , son regard s' éteignit sous les larmes , et , s' allongeant sur le divan , elle se mit à sangloter en cachant son visage dans les coussins de vieilles soies pâlies , d' où sortaient seulement ses lumineux cheveux blonds . Tandis qu' elle pleurait , M . de Barroy entra . Il tenait à la main un gros bouquet d' œillets blancs auquel pendait , attaché par un ruban , un tout petit écrin de velours gris . Il s' avançait souriant , lorsqu' il aperçut sa femme et s' arrêta stupéfait . Charlotte , elle , n' entendait et ne voyait rien . Habituellement énergique , elle restait là sans force , comme une chose inerte , secouée seulement de douloureux sanglots . Le marquis la regardait et regardait aussi , l' air navré , Le Gaulois tombé à terre . Violemment ému , il fit un mouvement pour courir vers sa femme , puis s' arrêta , et après un instant d' hésitation sortit doucement en refermant la porte avec des précautions infinies . Pendant encore un long moment , madame de Barroy resta à la même place sans faire un mouvement ; mais les sanglots diminuèrent peu à peu , et il n' apparut bientôt plus qu' un tout petit frisson qui agitait les épaules . Et , de nouveau , la porte s' ouvrit , poussée brutale ment cette fois par la main d' un domestique qui introduisait M . de Pourville . D' un bond , Charlotte s' était dressée . Elle écarta les cheveux qui s' embrouillaient sur ses yeux , et dit , embarrassée , s' efforçant de sourire : — Comme vous êtes gentil de venir me voir ! ... Jean de Pourville s' excusa : — Je vous ai réveillée ? ... Elle saisit vivement la perche qu' il lui tendait : — Figurez -vous que je me suis endormie ! ... je ne sais pas comment ! ... Pendant qu' elle parlait , il remarquait ses yeux meurtris , ses paupières rougies et l' air de souffrance de son visage ordinairement si gai . Mais sans paraître s' apercevoir de rien , il répondit : — Bah ! ... vous qui n' avez jamais sommeil ! ... vous aurez eu , à vos 5 heures , de très ennuyeuses visites ? ... — Mais non ! ... j' ai eu madame Dorsay , madame Guérande , les deux Mirmont , madame de Treuil et d' Antin ... — En effet , tous . gens agréables ... sauf Agar ! ... — Elle ne s' appelle plus Agar ... elle s' appelle à présent Giselle ... — Ah ! ... ça ne m' étonne pas ! ... et qu' est -ce que le père Salomon dit de ce changement ? ... — Je ne sais pas ! ... il doit trouver ça de mauvais goût ... et il n' a pas tort ... — Oh ! non ! ... moi , j' en suis arrivé à ce point , que le Juif sincère qui me dirait : « Je m' appelle Abraham Nathan , je suis Juif , Juif pur sang , et n' ai nulle envie de me faire prendre pour autre chose que pour un Juif ... » celui -là , j' aurais envie de l' embrasser ... — C' est excessif ! ... — Mais non ! ... Vous avez eu madame Dorsay ? ... elle est charmante ! ... c' est tout à fait le type de femme que j' aime ... — Eh bien , elle est veuve ... — Je sais ! ... mais nous ne serions ni l' un ni l' autre assez bêtes pour nous épouser ... — C' est drôle que vous ne vous soyez jamais marié ! ... vous auriez été un mari excellent ! ... — Vous avez l' air de rire , mais c' est vrai ! ... je crois que si j' avais aimé ma femme , je l' aurais rendue très heureuse ... je suis confiant et tendre ... c' est l' idéal pour un mari . . — Alors , pourquoi ne vous êtes -vous pas marié ? ... — Parce que je suis très honnête , que je trouve qu' il faut , au moins , en se mariant , avoir l' intention d' aimer sa femme , et que je n' aurais pas eu cette intention -là ... — Pourquoi ! ... — Parce que ... ce serait trop long à vous dire ... Depuis un instant , Charlotte se composait un visage indifférent . Désireuse de ne plus porter seule le poids qui l' étouffait , elle dit , d' un air plus dégagé qu' il n' eût fallu : — A propos de mariage ... Mirmont se marie , vous savez ? ... — Oui ... je l' ai appris ce matin par Le Gaulois ... Son regard suivait en parlant le journal tombé au pied du divan . Madame de Barroy se baissa et le ramassa en rougissant . Puis , après un silence elle demanda , poussée par une curiosité intense — Est -ce que vous connaissez mademoiselle de Lorme ? ... — Je la con nais de vue ... je la vois à l' Opéra ... les Delorme , qui sont aujourd'hui les de Lorme en deux mots , – si l' on en croit le filet du Gaulois , – ont depuis plusieurs années une loge de seconde qui est précisément en face de celle des Vonancourt ... juste au-dessus de la loge de votre tante de Barroy ... — Alors , il n' est pas étonnant que je ne l' aie jamais vue , puisque c' est toujours dans la loge de ma tante que je vais à l' Opéra ... Comment avez -vous su qui étaient les propriétaires de cette loge ? ... vous les connaissiez ? ... — Non , du tout ! ... mais à cause de la beauté de la jeune fille , nous sommes tous ' allés aux renseignements ... — Ah ! ... elle est belle à ce point -là ? ... — Oui ... elle s' alourdira , mais elle est , pour l' instant , d' une très rare et très incontestable beauté ... elle est belle , même pour ceux , et je suis du nombre , qui n' aiment pas ces physiques -là ... elle est belle comme le beau ... Et comme la marquise ne répondait rien , il ajouta , après un silence : — C' est effrayant d' épouser une femme comme ça ! ... — Pourquoi ? ... – demanda vivement madame de Barroy – est -ce qu' elle n' a pas l' air d' une fille comme il faut ? ... — Oh ! si ! ... si ! ... parfaitement ! ... elle a toujours les yeux baissés et il est impossible de soupçonner quelles sont les pensées qui se cachent derrière cet admirable front , ni même s' il y a des pensées ! ... Non , je voulais dire qu' il est effrayant – à mon sens , du moins – d' épouser une de ces femmes qui font retourner toutes les têtes sur leur passage , et qui , si simplement mises qu' elles soient , ne sont inaperçues nulle part ... ça n' est pas rassurant ... à moins d' être terriblement sûr de soi ... Il s' arrêta voyant que , distraite , Charlotte ne l' écoutait plus . Son visage – presque enfantin – avait pris une expression douloureusement suppliante . L' idée que Jacques pourrait être malheureux lui déchirait le cœur et , invoquant Dieu en elle -même , elle pensait : « Mon Dieu , donnez -lui du bonheur ! ... » Pourville la regardait et ses yeux gris , habituellement un peu durs , exprimaient une immense tendresse . A la fin , il demanda : — Est -ce que Henry est chez lui ? ... Revenant à elle -même , elle répondit : — Non ... il est sorti ... pourquoi ? ... — Parce que je crains de vous gêner ... et , s' il était là , – ou même s' il n' y est pas , – je pourrais très bien attendre chez lui l' heure du dîner ... car je dine avec vous , vous ne le savez peut-être pas ? ... Mais si , je le sais . . puisque c' est moi qui vous ai invité ... Il dit en riant : — Vous vous en souvenez ? ... je ne l' aurais pas cru ! ... Et , se levant : Sans cérémonies , voulez -vous que je vous laisse et que j' aille chez Henry , dites ? ... — Mais non ! ... en voilà une idée ! ... pourquoi ne voulez -vous pas rester avec moi ? ... — Mais je veux bien , moi ! ... je ne demande que ça ! ... seulement , je serais désolé de vous ennuyer ... __ Vous ne m' ennuyez pas ... vous me faites plaisir , au contraire ... — Est -ce bien vrai ? ... je vous ai dérangée ... Elle demanda , hésitante : — Dérangée ? ... pourquoi ? ... Il répondit , avec un peu d' embarras : — Mais ... vous dormiez ... et je ... Elle comprit qu' il lavait vue pleurer . Prise d' un désir d' avouer en partie sa souffrance , elle dit , sincère : Eh bien , non ! ... je ne dormais pas ... et vous le savez bien ? ... je pleurais ... oui ... tout bêtement ... je suis , ou plutôt j' étais , tout à l' heure , dans un état d' énervement contre lequel je ne pouvais pas lutter ... est -ce que vous ne connaissez pas ces journées grises où le moindre bruit déchire les oreilles , où la plus petite surprise lait peur , où la plus légère contrariété donne envie de pleurer ? ... Eh bien , je suis dans un de ces jours mauvais , où l' on est odieux à soi -même et aux autres ... Pourville détacha la petite main qui tourmentait le bras du fauteuil et , l' enfermant entre les siennes , il dit , et sa voix un peu rude se fit caressante et douce : — Quoi que vous fassiez , quelle que vous soyiez , vous ne me serez jamais odieuse , à moi ... vous le savez bien ? ... Il ajouta plus bas : — Et vous savez bien pourquoi ? ... Elle répondit , craintive , embarrassée , pas franche cette fois : — Mais non ! ... Il affirma : — Si ! ... je sais que vous le savez ... et je ne vous le dirai pas ... pas aujourd'hui surtout ... Elle demanda , s' entêtant à faire semblant de ne pas comprendre : — Pourquoi ne me le direz -vous pas ? ... et pourquoi pas aujourd'hui surtout ? ... — Parce que , vous dire ce que vous savez depuis très longtemps pourrait mettre du froid ou de la gène entre nous et serait le fait d' un imbécile ... et que vous le dire aujourd'hui serait le fait d' un goujat ... Les yeux de madame de Barroy se remplirent de larmes et elle murmura , reconnaissante et émue . Je vous remercie , vous êtes très bon ! ... Pourville ouvrit un papier de soie qu' il avait posé sur la table près de laquelle ils étaient assis , et dit en le développant avec soin : Je vous ai apporté un œillet pour votre fête ... c' est bête d' apporter ainsi soi -même une fleur ... mais il me semble que ce serait encore plus bête de vous envoyer une corbeille par le fleuriste comme aux femmes qui m' invitent à dîner ... Il avait sorti du papier un merveilleux œillet , énorme , d' un blanc laiteux , avec , au bord des pétales , deux ou trois taches rouges et rondes qui ressemblaient à des gouttelettes de sang . La marquise prit la fleur , la regardant avec admiration : — Oh ! quel œillet ! ... qu' il est beau ! ... c' est ce qui me fait le plus de plaisir de tout ce qu' on m' a donné pour ma fête ... Et , sans même se rendre compte qu' elle parlait , elle ajouta , la voix assourdie : — Une triste fête ! ... Pourville demanda , sans paraître avoir entendu : — Qu' est -ce qu' Henry vous a donné ? ... — Rien encore ... ordinairement c' est toujours avant le dîner qu' il me souhaite ma fête ... je suis étonnée qu' il ne soit pas encore là ... — Il a dû aller tantôt au ministère ... — Ah ! ... pourquoi ? ... — Je ne sais plus trop ... Elle dit , inquiète : — Je sais , moi ! ... c' est au sujet d' un poste qu' on lui offrait , n' est -ce pas ? ... — Oui ... c' est ça même ... – fit Pourville , surpris de la voir si bien instruite , alors que M . de Barroy lui avait dit qu' elle ne savait rien . — Eh bien ? ... – questionna Charlotte – qu' est -ce qu' il a répondu ... — Mais ... il m' a dit que vous ne vous souciiez pas de quitter Paris ... — Et comme elle allait protester , il ajouta , pour atténuer ce qu' il venait de dire : — Lui non plus ... — Tiens ! ... – fit-elle surprise – il ne se soucie pas de quitter Paris ... pourquoi ? ... — Mais je ... Tout de suite , elle se rendit compte que sa question était déplacée , étant donnée la situation dans laquelle elle se trouvait depuis quelques années vis-à-vis de son mari , et elle reprit : — N' allez pas croire que je cherche à savoir ce qu' il fait , au moins ? ... depuis longtemps déjà , je n' ai pas-à m' occuper de sa vie ... si j' ai fait cette question , c' est que j' étais étonnée d' apprendre qu' il voulait rester à Paris qu' il a en horreur ... — C' est vrai ! ... mais si vous vous êtes désintéressée de sa vie , lui ne s' est pas désintéressé de la vôtre , car il n' a qu' une pensée , c' est de vous voir satisfaite et heureuse ... Elle dit , le visage désolé : — Il est bien meilleur que moi ! ... Il affirma , conciliant : — Mais non ... mais non ! ... d' ailleurs , qu' est -ce qu' être meilleur ? ... on n' est pas meilleur , on est autre , voilà tout ... — Vous avez une façon d' arranger les choses ! ... — Ah ! ... – fit Pourville qui se leva en voyant entrer M . de Barroy – voilà Henry ! ... Le marquis lui serra la main . Et , s' avançant vers sa femme qui restait plongée dans la grande bergère , les lèvres pâles et les yeux inquiets , il dit , en lui tendant la botte d' œillets d' où pendait le petit écrin de velours gris : — Ma chère Totote , je vous souhaite une heureuse fête ... je vous la souhaite de tout mon cœur ... Il s' inclina vers elle et l' embrassa affectueusement . Elle se laissa faire , souriant d' un sourire figé , et se mit à détacher du bouquet l' écrin qu' elle ouvrit aussitôt . Un rubis , admirablement pur , brillait sur le velours . Il était fixé à un cercle d' or si fin , que quand Charlotte l' eut passé à son doigt , la pierre parut tenir toute seule , accrochée à la chair qu' elle tintait de ses rayons roses . Madame de Barroy s' était levée et remerciait affectueusement son mari , mais sans oser l' embrasser à son tour . Ce fut Pourville qui réclama gaiement pour son ami un remerciement plus chaleureux . Charlotte posa alors ses deux mains sur les épaules du marquis , et l' attirant à elle , lui embrassa doucement la joue . Puis , elle se retourna toute souriante vers Pourville pour lui demander si c' était bien ainsi qu' il fallait remercier . Mais Pourville n' était plus là . Il s' était retiré au bout du salon et , debout à la fenêtre , tapotait un carreau et semblait contempler attentivement le jardin sombre . M . de Barroy dit : — Pourville qui se croit obligé de s' éloigner discrètement ! ... Et il ajouta , avec un accent de regret : — Oh ! tu peux rester , va ! ... La marquise s' était rassise dans la grande bergère au coin de la cheminée . La lumière qui tombait sur elle , voilée de la gaze rose des abat-jour , dorait d' une lueur vermeille sa robe de drap , d' un gris si pâle qu' il semblait presque blanc , et son fin visage attristé . Et elle regardait la petite pièce toute rayonnante de lumière et de gaieté , avec ses tentures de quinze seize d' un gris verdâtre ; ses meubles Louis XVI laqués blanc , et son encombrement de fleurs superbes , presque toutes blanches ou rosées . Leur parfum flottait dans l' air tiède ; les flammes chantaient autour des bûches , il était impossible de rêver rien de plus doux , de plus intime et de plus riant . Et madame de Barroy trouvait au contraire à ce petit salon qu' elle aimait , un aspect tout à fait lugubre . Elle croyait être dans un caveau où son bonheur s' ensevelissait sous des jonchées de fleurs . Elle voyait , en face d' elle , le fauteuil où si souvent Jacques avait passé de longues heures sans parler presque , en extase , heureux de la regarder travailler , ou aller et venir autour de lui . Pourville et le marquis , voyant qu' elle ne disait rien et restait à contempler , sans plus s' occuper d' eux , les cendres qui s' écroulaient sous la gerbe de flammes , s' étaient mis à causer . Peu à peu , le bruit de leurs voix attira l' attention de Charlotte . Alors , elle les regarda , et il lui sembla qu' elle les apercevait pour la première fois . Son mari et Pourville , sans se ressembler , étaient des types du même genre . Tous deux , très grands et distingués ; les yeux bruns et les dents superbes . Mais M . de Barroy était très mince , avec des attaches fines , alors que , au contraire , Pourville , taillé en Hercule , était d' une vigueur peu commune . Et elle se disait que ces deux hommes l' aimaient de toutes leurs forces , et qu' elle aimait de toutes ses forces un homme qui ne l' aimait pas . Enfin , sentant qu' il fallait parler , elle demanda : — Vous me pardonnez , n' est -ce pas , d' être si stupide ce soir ? ... je ne sais pas si je suis fatiguée , ou si , peut-être , l' odeur de ces fleurs m' engourdit ? ... mais vraiment , je ne suis pas dans mon assiette ... Le marquis répondit avec une gêne visible , comme quelqu'un qui a quelque chose à dire de très embarrassant : — Demandez si vous voulez pardon à Pourville , mais pas à moi ... car , c' est moi , au contraire , qui ai quelque chose à me faire pardonner ... Elle dit étonnée : — Quoi donc ? ... — C' est très difficile à avouer ... Agacée , elle cria presque : — Mais dites donc ce que c' est , voyons ? ... — Eh bien , il y a deux jours , on m' a offert Londres ... vous savez que Londres , c' était le rêve de toute ma carrière ? ... — Oui ... je sais ... Eh bien ? ... — Eh bien ... et c' est ici que j' ai besoin de toute votre indulgence ... j' ai accepté ... Elle se leva d' un jet : — Vous avez accepté ! ... quand ça ? ... — Aujourd'hui même ... — Et vous avez pensé que je vous suivrais ? ... — Je l' ai espéré ... oui ... — Mais vous savez bien que je ne voulais plus quitter Paris ? ... Elle le questionnait , à la fois craintive et hardie , voulant savoir au juste ce qu' il soupçonnait . Et comme il ne répondait pas , elle demanda encore : — Qu' est -ce qui vous a fait penser que je partirais ? ... Il dit , en souriant : — J' ai pensé , tout bonnement , que vous étiez devenue plus raisonnable ... Me suis -je trompé ? ... Elle balbutia : — Non ... vous ne vous êtes pas trompé ... nous partirons quand vous voudrez ... Et , le regardant au fond des yeux , elle lui dit , d' une voix qui s' étranglait , ce qu' elle disait quelques minutes plus tôt à Pourville : — Vous êtes très bon ! ... — Parbleu ! ... – fit Pourville , blaguant pour empêcher l' explication de devenir sérieuse – nous sommes tous très bons ! ... on est bien heureux de vivre avec des gens aussi excellents ! ... vous ne trouvez pas ? ... Charlotte les enveloppa d' un tendre regard et répondit , sérieuse : — Si , je trouve ... En apercevant madame de Barroy assise au pied de la tribune , contre le passage à son ancienne place d' autrefois , Pourville fit un mouvement de surprise et s' élança , frôlant un peu brusquement les promeneurs et renversant les chaises qui se trouvaient sur son passage pour la rejoindre plus vite . Elle lui tendit en riant la main et dit : — Vous êtes bien toujours le même ! ... Mais lui , un peu rouge , un peu plus visiblement ému qu' il ne l' eût voulu , répondit en questionnant : — Depuis quand êtes -vous ici ? ... — Depuis hier ... — A la bonne heure ! ... j' allais me fâcher ... — Henry vous a écrit pour vous demander de venir dîner ce soir ... vous trouverez sa lettre en rentrant chez vous ... — Ça , c' est gentil ! ... il est là , Henry ? ... — Oui ... il est là-bas ... tenez ! ... le voyez -vous ? ... il cause avec son ministre ... — Ah ! ... c' est ça , son ministre ? ... Et comme il regardait attentivement le monsieur qui causait avec Barroy , elle demanda : — Comment ? ... vous ne le connaissiez pas ? ... . — Non ... pas du tout ... Charlotte se mit à rire : — Je vois que vous êtes toujours aussi dans le train ... — Toujours ! ... je ne change pas , moi ! ... vous non plus , d' ailleurs ... Vous êtes toujours Totote ... et ce que vous êtes gentille dans cette petite robe blanche ! ... Ça vous va bien , le blanc ! ... Il regarda les petits pieds posés sur le barreau d' une chaise et dit : — Tout est blanc ! ... le voile , le chapeau , les gants , les souliers ... Elle acheva en souriant : — Et les cheveux ... oui , vous verrez ça ! ... j' ai une mèche toute blanche ... Un très jeune homme arrivait en courant , affairé , elle l' appela : — Monsieur Mirmont ! ... Paul Mirmont se retourna brusquement , l' air agacé . Mais en reconnaissant la marquise , il s' arrêta et parut ravi . Que je suis content de vous voir ! ... est -ce qu' il y a longtemps que vous êtes à Paris ? ... avez -vous vu Jacques ? ... — Non , pas encore ... j' arrive ... est -ce qu' il est aux courses ? ... Oui ... il vient toujours au Grand Prix ... Il étendit la main : Voyez -vous ce rassemblement ? ... — Parfaitement ... qu' est -ce que c' est ? ... Il répondit , ' avec un sourire radieux : C' est ma belle-sœur ! ... partout où nous allons , c' est comme ça ! ... Ah ! ... – fit Charlotte . Elle regarda furtivement Pourville qui riait . Elle se souvenait de ce qu' un jour , à propos de la fiancée de Jacques , il lui avait dit des femmes qui ne passent pas inaperçues . Mais le petit Paul continuait . — Tenez ! ... la voyez -vous , Jeanine ? ... on la voit très bien dans ce moment -ci ... elle donne le bras à M . de Bouillon ... elle a une robe mauve qui lui va à merveille ... une brune qui est jolie en mauve , c' est pas ordinaire , ça ! ... Jacques Mirmont . passait à côté d' eux sans les voir . Son frère l' arrêta par la manche avant que madame de Barroy eût le temps de l' en empêcher . D' abord un peu interloqué , il se remit très vite , et , l' air empressé , chercha de l' œil une chaise libre . Pourville se leva : Mirmont ! ... prenez ma chaise ... moi je vais tâcher de trouver Barroy que je n' ai pas encore vu ... Jacques s' assit , tandis que Charlotte lançait à Pourville qui s' éloignait un regard de reproche . Le petit Paul avait été rejoindre sa belle-sœur . Jacques et la marquise restaient seuls . Tandis qu' elle .cherchait vainement une phrase banale , il l' examinait sournoisement , surpris de la trouver si jolie et si jeune . Enfin il demanda : — Eh bien ? ... Elle dit : — Eh bien , quoi ? ... Eh bien , vous m' avez oublié , n' est -ce pas ? ... Sa voix retrouvait les inflexions câlines d' autrefois . La jeune femme en fut toute remuée , elle répondit : Je ne vous ai pas oublié ... je ne vous oublierai jamais ... Il la devina sincère et en éprouva une sorte de joie . Si profondément amoureux qu' il fût de sa femme , il eût été déçu de n' être plus aimé de « Totote » . Il dit : — Je vous remercie ... Mais il s' abstint de toute protestation . Et tandis que le cœur de madame de Barroy battait à l' étouffer , il se demandait , perplexe : — Vais -je lui présenter Jeanine ? ... Et il s' avouait , après un instant de réflexion , qu' il était impossible de faire autrement . La jeune femme demanda : — Est -ce que madame Dorsay est ici ? ... Ah ! Dieu non ! ... jamais ! ... elle a l' horreur des courses ... — Elle va bien ? ... — Très bien ... elle est comme vous , elle est toujours jeune ... — Et Paul ? ... est-il toujours aussi naïf ? ... — Naïf ? ... pourquoi ? ... Parce que la dernière fois que j' ai eu le plaisir de vous voir ... c' était au mois de février 96 ... — Croyez -vous ? ... — J' en suis sûre ... c' était le jour de ma fête ... je n' ai rien oublié ... Oui ... c' est vrai ! ... vous ne m' avez pas permis de venir vous dire adieu ... — A quoi bon ? ... Et vous n' avez pas voulu non plus venir une dernière fois dans le petit appartement où , pourtant , nous avions passé de bonnes heures , n' est -ce pas ? ... Elle murmura , frissonnante , se sentant reprendre malgré elle : — Oui ... Puis , tout de suite , elle demanda : — Êtes -vous heureux ? ... — Autant qu' on peut l' être ! ... je ne soupçonnais pas qu' il pût exister un bonheur pareil au mien ... — Tant mieux ! ... – murmura-t-elle – je ne souhaitais rien tant que cela ... Vous verrez ma femme ... c' est une enfant idéalement belle et bonne ... ma mère se porte à merveille et rajeunit à la vue de mon bonheur ... Paul est devenu charmant ... — Oui ... il est charmant ! ... — Ah ! c' est vrai ! ... vous venez de le voir ! ... mais pourquoi me demandiez -vous s' il est toujours aussi naïf ? ... — Parce que , – comme je vous le disais tout à l' heure – vous m' avez raconté , la dernière fois où nous nous sommes vus , qu' il croyait des choses invraisemblables ... comme par exemple , qu' une petite actrice qui avait des bontés pour lui , était entretenue par un vieux monsieur qu' elle traitait uniquement comme un père ... Et vous paraissiez désolé de cette crédulité que vous trouviez excessive ... — Parfaitement ! ... je ne m' en souvenais déjà plus ... c' est si vieux , tout ça ! ... Elle dit , semblant regarder au loin : — Il y a dix-huit mois ! ... dix-huit mois que je ne suis revenue en France ... — C' est pourtant vrai ! ... eh bien , depuis ce temps . Paul a changé de façon de vivre ... Oh ! ... pas tout de suite après votre départ ! ... non , au contraire , le jour où il a trouvé – dans une situation qui ne laissait aucun doute sur son désintéressement – le vieux Lacombe chez son ange , il a eu un chagrin violent ... — Pauvre petit Paul ! ... — Ne le plaignez pas trop ! ... l' amour-propre était malade plus que le cœur ... il rageait d' avoir pris au sérieux ce qui l' était si peu et d' avoir été ridicule ... un point , c' est tout ! ... — Tant mieux ! ... c' est si triste de voir souffrir un être jeune et confiant ! ... — Il souffrait – ce qui s' appelle souffrir – très modérément ... N' empêche que pour s' étourdir , ou soi-disant , il s' est mis à mener une vie de polichinelle ... — Et tout à l' heure j' ai dû le déranger ? ... il a été poli et gentil comme tout , le pauvre petit , mais je crois bien qu' il n' avait qu' une idée , c' était de filer ... — Oh non ! ... s' il a filé , c' était tout bonnement pour aller rejoindre Jeanine ... ma femme ... je les aperçois ... il la promène là-bas ... Non , depuis trois ou quatre mois , il s' est rangé subitement , sans que nous sachions ni pourquoi ni comment , et il s' est mis à vivre presque continuellement avec nous ... j' en suis très heureux ... je l' aime tant , ce gentil bonhomme , qui m' a donné tant de peine à élever ! ... sa mère est ravie de le voir si sage ... moi , je me réjouis moins qu' elle , parce que je pense que ça ne durera qu' un temps ... — Pourquoi ? ... Parce que cette tendresse pour nous doit être la conséquence de quelque nouveau déboire que nous ignorons ... c' est quand Paul a du plomb dans l' aile qu' il se jette dans les bras de la noce ou de la famille , selon la disposition d' esprit du moment ... Dans tous les cas , je suis bien heureux de l' avoir ... — Vous l' aimez tant , votre petit Paul ! ... La voix un peu sèche de Mirmont s adoucit singulièrement , tandis qu' il répondait : — Oui , je l' aime ... il a été et sera toujours la plus grande affection de ma vie ... En écoutant cette voix , le visage de Charlotte se colora brusquement . Elle se rappelait lavoir entendue autrefois se faire tendre ainsi pour elle . Des souvenirs lui revinrent en masse qui attirèrent des larmes dans ses yeux . Et , à cette minute , elle comprit qu' elle aimait encore Jacques , et que ces longs mois passés à l' étranger et pendant lesquels elle croyait s' être reconquise , n' avaient rien effacé . Et elle pensa que Mirmont disait vrai lorsqu' il affirmait aimer plus que tout son frère . Souvent , au temps où elle s' était cru le plus tendrement adorée , elle avait senti , comme elle le sentait aujourd'hui , que « le petit Paul » passait quand même avant tout . Mirmont la tira de sa rêverie en disant : — L' air de Londres vous réussit à merveille ... vous êtes plus jolie et plus jeune encore qu' il y a un an ... Comme en écoutant celte banalité elle haussait imperceptiblement les épaules , il ajouta : — Oh ! ... je sais que vous avez eu en Angleterre un succès très grand ... — Vous m' étonnez ! ... on ne m' a pas vue ... je suis la femme de diplomate qui va nulle part ... une rareté ... — On vous a vue assez pour vous juger à votre valeur ... — Par qui êtes -vous si bien renseigné ? ... — Par Morières ... qui a passé à Londres toute la saison dernière ... Il s' arrêta un instant et conclut : — Un peu à cause de vous , je crois ? ... Elle ne répondit pas . C' était vrai . M . de Morières lavait suivie en Angleterre , où il avait assez d' amis pour expliquer un séjour de plusieurs mois . Mirmont reprit : — C' est gentil d' être discrète , mais Morières l' a été moins que vous ... il n' a caché ni l' admiration que vous lui inspiriez , ni comme quoi , de ce long voyage , il était revenu bredouille ... — Eh bien , je dois lui savoir gré de cette franchise ... tant d' autres à sa place eussent laissé entendre qu' ils avaient réussi ! ... — Vous devez lui savoir gré d' autant plus qu' il n' est pas habitué à échouer , Morières ! ... et que l' échec a dû lui être très sensible ... — Je n' en sais rien ... il a bien voulu me faire grâce de ses impressions à ce sujet ... Il vous adore toujours ... j' entends moralement ... vous n' imaginez pas le bien qu' il dit de vous ? ... — Mais si , je l' imagine ... nous sommes . très bons amis . — Avez -vous un long congé ? ... — Henry a trois mois ... moi , j' en prendrai six ... — Et qu' est -ce que vous allez en faire de votre été ? — Nous partons dans quelques jours pour Barroy , où je resterai jusqu' à mon retour en Angleterre ... — Comme ça , à la campagne , toute seule ? ... — Je ne serai pas toute seule ... j' aurai beaucoup de visites ... Et d' abord , votre tante Dorsay va venir passer six semaines avec nous ... Vous souvenez -vous de nos bonnes parties de bateau ? ... et des pleine-eau ? ... vous nagiez si bien ! ... Elle dit en souriant : Je nage toujours la même chose ... Ah ! que nous nous sommes amusés à Barroy ! ... Il évoquait gaiement , avec une parfaite liberté d' esprit , les souvenirs qui serraient le cœur de Charlotte . Le passé n' était pour lui qu' un aimable roman fini juste à l' instant où il aurait cessé d' être intéressant . Pour elle , c' était l' histoire de sa vie gâchée et de son bonheur perdu . Tout ce qu' elle avait connu de joies tenait dans ces six années , et alors que lui recommençait joyeux une existence nouvelle , elle s' enfermait désolée dans les souvenirs anciens . Depuis un instant , madame Mirmont s' était approchée de son mari et de la marquise et , plantée à quelques pas , elle les examinait d' un air narquois et impertinent . En la voyant avec le petit Paul , Charlotte avait tout de suite deviné la femme de Jacques . D' autant plus que son attention avait été attirée par la merveilleuse beauté de la jeune femme , avant même qu' elle eût aperçu celui qui l' accompagnait . Lorsqu' elle vit que sa présence était remarquée , madame Mirmont s' avança , remorquant Paul qui semblait un peu gêné . Quand elle fut à côté de son mari , qui ne l' avait pas vue venir , elle lui dit , la voix haute et le ton coupant : — Présentez -moi donc à la marquise de Barroy , voulez -vous ? ... Il se leva surpris , mais nullement embarrassé , et dit , en indiquant Jeanine qui conservait son sourire goguenard : — Ma femme ... Charlotte posa sa petite main solide dans la main fine et molle que lui tendait la jeune femme et murmura avec effort : — Je suis très heureuse de vous connaître , madame ... Jeanine Mirmont répondit , de cette voix claironnante qui contrastait avec sa beauté grave et douce : — Moi aussi , madame ... Elle prit un temps , et continua , en appuyant avec ne intention méchante : — J' ai tant entendu parler de vous ! ... Un nuage rose couvrit le front et les joues de madame de Barroy , mais elle ne broncha pas et dit , gracieuse , s' adressant à Jacques qui regardait sa femme sans paraître se douter de son inconvenance : — Je ne vous avais pas revu depuis votre mariage ... je vous fais donc très tardivement mes compliments ... Tout à l' heure , lorsqu' elle causait avec lui , elle avait été froissée de son indifférence , mais elle l' aimait tant qu' elle la lui pardonnait et souhaitait quand même qu' il fût heureux . Depuis un instant , une colère la prenait , qui lui serrait le gosier et faisait battre son cœur à coups pressés . Elle en voulait à Jacques de ne savoir pas la défendre contre l' insolence de sa femme . Elle eût voulu le voir souffrir par cette femme tant aimée tout ce qu' elle souffrait par lui . A ce moment , Jeanine fit signe à son . petit beau-frère d' approcher une des chaises éparses et , s' installant , elle demanda : — Vous permettez ? ... On allait courir le Grand Prix . La foule revenait du pesage aux tribunes . Morières passait avec les Treuil et les d' Argonne . Madame Mirmont l' appela . — Monsieur de Morières ! ... dites-nous qui va gagner le Grand Prix ? ... Sans enthousiasme il s' arrêta et répondit , impatienté et hargneux : — Je n' en sais rien , moi ! ... je ne suis pas somnambule ! ... Et il allait passer , quand il aperçut Charlotte . Tout joyeux , il courut à elle : — Comment ! ... comment ! ... c' est vous ? ... Est -ce qu' il y a longtemps que vous êtes arrivée ? ... — Non ... hier ... — Vous n' avez pas idée du plaisir que ça me fait de vous voir ! ... je m' assois , vous voulez bien ? ... Il prit une chaise et , sans plus faire attention à Jeanine – qui d' ailleurs affectait de ne pas le regarder – il s' assit à côté de la marquise et se mit à bavarder gaiement . Au même moment , Treuil eut l' idée . de se débarrasser de sa femme pendant un temps plus ou moins long , et il ramena Giselle qui était déjà passée , en disant : — Voulez -vous vous mettre ici ... vous y serez très bien ? ... Elle consentit et s' assit d' un air ennuyé . C' était ce que – comme pose – elle avait découvert de plus chic . Prendre un air tellement navré qu' on lui demandait s' il lui était arrivé quelque chose , cela faisait – trouvait-elle – un effet « distingué » . Elle s' imaginait que le rire , surtout le rire large et franc , était ou devait être l' apanage exclusif des gens vulgaires . Charlotte , qui avait l' horreur de la pose et de ce qu' elle appelait carrément « les gens embêtants » , se sentit mal à l' aise dans un cercle aussi purement mondain . Et puis , elle venait d' être douloureusement secouée et n' était pas d' humeur à accepter une contrainte quelconque . D' un signe , elle appela Pourville qui passait et proposa : — Promenons-nous ? . Et dès qu' ils se furent éloignés , elle avoua franchement : — J' étouffe là-dedans , moi ! ... pas vous ? ... — Moi aussi ... mais on s' y fait ... — Je ne m' y ferai jamais ! ... — Bah ! que si ! ... En se penchant vers elle pour lui répondre , il aperçut son pauvre visage bouleversé . Alors il demanda , affectueux : — Qu' est -ce qu' il y a , voyons ? ... ça ne va donc pas ? ... Et , se retournant , il regarda le groupe qu' elle venait de quitter , cherchant à se rendre compte de ce qui s' était passé . Elle répondit , cherchant à retenir les larmes qui lui montaient aux yeux : — Mais si ... mais si , ça va ... avec moi , ça va toujours ! ... — Pourquoi ne pas me dire ce que vous avez ? ... je suis un vieil ami , moi ! ... le plus vieux et le meilleur des amis ... vous le savez bien ? ... Elle murmura : — Oui ... je le sais ... — Eh bien , dites -moi ce qui vous fait du chagrin ? ... voyons , un peu de confiance ? ... est -ce Morières qui vous a énervée ? ... — Le pauvre Morières ! ... Ah ! Dieu non ! ... — Ça m' étonnait aussi ! ... il a du tact , habituellement ... Il ajouta en riant : — Et puis , je crois qu' il a fini par prendre son parti ! ... Ç'a été dur ! ... ah ! dame ! ... il n' est pas habitué à être éconduit ! ... les femmes , même réputées austères , ne lui résistent guère ... c' est un enfant gâté ... Ils étaient arrivés au bout de l' enceinte du pesage . Ils retournèrent sur leurs pas , et se trouvèrent nez à nez avec madame Jacques Mirmont qui arrivait avec son beau-frère . En les croisant , elle sourit aimablement à Charlotte , mais avec toujours une menace impertinente dans le sourire et l' attitude générale . On regardait beaucoup la jeune femme , vraiment belle dans une toilette d' un mauve très doux qui allait – à ravir à sa peau blanche ; une vraie peau de rousse contrastant avec ses cheveux sombres . Charlotte la suivit longtemps des yeux et dit à Pourville : — Elle est bien jolie , madame Mirmont ! ... — Jolie ... non ... — Belle , si vous voulez ? ... — A la bonne heure ! ... oui , elle est très belle , mais c' est une femme banale ... — Pourquoi banale ? ... — Parce qu' on peut faire sa description avec tous les clichés qui ont traîné partout ... elle a un teint d' albâtre , des yeux de velours , des lèvres de corail , des joues de roses , un corps de marbre , etc . etc ... , mais pas trace de charme ... sans compter que les joues de roses s' empâtent déjà , et je ne donnerais pas cher de ce que sera dans dix ans d' ici le corps de marbre ... — Elle ne vous plaît pas ? ... — Oh ! non ! ... j' ai l' horreur de ces femmes qui ont les yeux trop baissés et l' attitude trop correcte ... — Pourtant les hommes aiment ça en général ... cette austérité donne du piquant , paraît-il , à ... Elle s' interrompit , regardant Morières qui passait , avec une insistance singulière , et après un silence elle demanda : — Alors , comme ça , tout de bon , vous le croyez , qu' on ne peut pas lui résister , à Morières ? ... — Je le crois ... certainement , je le crois ! ... mais il est pourtant des exceptions ... vous le savez aussi bien que moi ? ... Comme elle restait pensive , le regard perdu , la bouche dure , tout le visage figé dans une expression presque méchante qu' il ne lui avait jamais vue , Pourville lui passa en riant la main devant les yeux en disant : — Allons ! ... allons ! ... pas de vilaines pensées , petite madame ... c' est indigne de vous , ça ! ... Elle devint d' une rougeur intense et balbutia : — Pourquoi dites -vous ça ? ... — Parce que je crois savoir ce qui se passe dans votre tête ... et , je le répète , c' est indigne de vous ... tout à fait indigne ... Elle demanda , inquiète , mais voulant savoir : — Mais quoi ? ... qu' est -ce qui est indigne ? ... dites quoi ? ... — Non ... il me faudrait faire allusion à des choses dont il n' a jamais été question entre nous ... — Dites toujours ? ... — Vous le voulez ? ... — Oui ... — Eh bien , je crois ... je suppose ... que la vue de Morières , de l' irrésistible Morières , : a fait naître dans votre esprit un projet qui n' est ni généreux , ni bien neuf non plus ... — Un projeta ... — Oui ... — Lequel ? ... — C' est que , c' est assez difficile à vous expliquer ... Vous avez vu jouer Ruy-Blas , n' est-ce-pas ? ... Eh bien , vous souvenez -vous de ce que , à la fin du premier acte , Ruy Blas demande à don Salluste et de ce que don Salluste lui répond ? ... Mais ... – balbutia madame de Barroy embarrassée – je ... Vous ne savez plus ? ... voici : Ruy Blas demande : « Et que ni ordonnez -vous , seigneur , présentement ? » et don Salluste répond en montrant la reine d' Espagne : « De plaire à cette femme et d' être son amant . » — Et vous pensez que ... Que vous méditez de donner à Morières un ordre analogue ... et que même vous êtes prête , pour obtenir qu' il l' exécute , à lui promettre une récompense ... malhonnête ... Et comme , sans répondre , elle détournait les yeux , il continua : — Et vous auriez un remords infini de votre méchanceté , car , au fond , vous aimez bien mieux souffrir vous -même que faire souffrir quelqu'un que vous avez ... Il allait dire : « que vous avez aimé » , mais il se reprit et continua : — Pour qui vous avez de l' affection ... De plus , cette méchanceté serait absolument inutile ... oui ... outre qu' en ce moment la place est prise , et bien prise ... il y aurait double emploi ... Elle le regarda stupéfaite : — Qu' est -ce que vous dites ? ... — Je dis que Morières a déjà eu la femme que vous souhaitez lui voir prendre ... — Oh ! ... — Et que d' ailleurs elle a , pour l' instant , un autre amant auquel elle semble tenir ... — Qui donc ? ... — Le petit Paul ... Le fin visage de Charlotte devint plus pâle , et elle balbutia : — Paul ! ... oh ! mon Dieu ! ... et lui ? ... s' il se doutait ! ... — Il ne se doute encore de rien ... mais il finira bien par savoir ... on sait toujours à un moment donné ... Elle cria , effarée : Mais ce serait affreux ! ... mais il ne faut pas qu' il sache ! ... Pourville la regarda et dit doucement : — Quand je vous le disais , que vous n' étiez pas de bonne foi tout à l' heure ! ... Le lendemain matin , les Barroy montèrent à cheval . En arrivant dans lavenue de l' Impératrice , ils furent rejoints par Pourville qui leur cria : Eh bien , vous ne perdez pas de temps ! ... Arrivés samedi , hier au Grand Prix , ce matin à cheval ... Le marquis répondit : c' est Totote qui a voulu absolument monter ... moi je trouvais qu' il fallait laisser reposer les chevaux ... ils sont encore fatigués de la traversée qui a été horrible ... Madame de Barroy protesta : Mais pas du tout ! ... au contraire , ça leur fait du bien , ça les secoue un peu ... et puis , ils auront le temps de se reposer à la campagne ... j' avais si envie de revoir les Poteaux ! ... c' est ce que j' ai regretté surtout de Paris , les Poteaux ! ... — Il ne doit plus y avoir personne ? ... – dit le marquis . Mais si ! ... il y a encore du monde pendant la semaine qui suit le Grand Prix ... Et puis , ça m' est bien égal qu' il y ait du monde ou pas ... – affirma Charlotte , – c' est pour eux -mêmes que j' aime les Poteaux ! ... je suis sûre qu' il n' y a nulle part une promenade aussi ravissante ... M . de Barroy dit en riant : Tous les ans , depuis dix-huit mois , elle a pleuré ses chers Poteaux ! ... La marquise se retournait , regardant l' avenue avec une sorte de tendresse . Tout à coup elle se mit au galop en disant : — Gare ! ... voilà les Treuil ! ... Et comme son mari faisait un mouvement pour regarder en arrière , elle supplia : — Ah ! ne vous retournez pas , voyons ! ... et filons ! ... Sans modérer leur allure ils entrèrent dans l' allée des Poteaux . Madame Dorsay , qui venait à leur rencontre seule , suivie d' un groom , dit , en faisant demi-tour et en les attendant pour repartir avec eux . Ben , vous allez d' un joli petit train ! ... on croirait que vous êtes poursuivis ... Presque ... – répondit Madame de Barroy – les Treuil sont derrière nous et je ne veux pas qu' ils nous rattrapent ... . — Je comprends ça ! ... mais il n' y a pas de danger au train dont vous allez ... Madame de Treuil a un tas de choses à ménager que votre galop de chasse esquinterait totalement ... — Mais elle chasse pourtant ? ... Oui , mais pas par cette chaleur ... ça ferait rire le maquillage ... Est -ce qu' elle s' appelle encore Giselle ? ... – demanda la marquise en riant . — Elle s' appelle encore Giselle , mais on l' appelle toujours Agar ... — Si nous soufflions un peu ? ... – proposa Pourville , – je demande grâce pour ces malheureux chevaux ... Ils se mirent au pas , et la tante Claire dit , en regardant affectueusement madame de Barroy : — Je suis bien contente de vous voir , ma petite Totote ! ... je savais , par des gens qui vous ont vue hier au Grand Prix , que vous étiez arrivée ... — Je comptais aller vous voir tantôt , madame ... — Vous me ferez bien plaisir ... nous reprendrons les bonnes petites bavettes d' autrefois ... je n' y serai que pour vous ... Et , se tournant vers Pourville : Et pour vous aussi , si ça vous chante ? ... mais vous ne m' accablez pas de visites depuis quelque temps ... Il dit : Je suis un ours , vous savez bien ... Oui ... je sais bien ! ... mais vous étiez autrefois un ours apprivoisé , ou presque ... tandis que depuis un an , vous ... Il interrompit avec un peu d' embarras : Depuis un an j' ai vieilli ... nous vieillissons tous ... tous excepté vous ... — Merci ! ... – fit en riant madame Dorsay . Le marquis appuya : — Il a raison , Pourville ! ... vous ne changez pas ... il me semble vous revoir il y a quinze ans , quand vous faisiez monter le petit Paul à cheval ... vous souvenez -vous du temps où vous le teniez avec une longe ? ... — Il est loin , ce temps -là ! ... je ne le tiens plus avec une longe ... malheureusement ! ... Et elle ajouta entre ses dents : — Car je le dirigerais certainement autrement qu' il ne se dirige lui -même ... Sa physionomie rieuse s' était assombrie . M . de Barroy ne s' en aperçut pas et demanda : — Est -ce qu' il ne monte plus à cheval ? ... même quand il n' avait plus besoin d' être conduit par vous , il vous accompagnait presque toujours ... — Il ne monte plus ... pour l' instant ! ... Non ... il fait de la bicyclette ... nous allons le voir certainement à la Potinière avec son frère et sa belle sœur ... c' est leur heure ... — Ah ! ... – fit machinalement Charlotte . Et cherchant alors un moyen d' éviter la Potinière , elle proposa , comme ils passaient devant Delton : — Faisons-nous photographier , voulez -vous ? ... M . de Barroy protesta : — Oh ! ... par ce soleil ? ... mais ça va être épouvantable ! ... — Mais non ! ... qu' est -ce que ça fait ? ... je voudrais avoir la photographie de Cabochard ... Et , se penchant sur l' encolure de son cheval , un grand pur-sang alezan , au poil moiré , à la fine crinière , elle demanda : — Il est joli , n' est -ce pas ? ... — Oui , il est joli ... – dit Pourville . — C' est justement pour ça , – fit le marquis – qu' il vaut mieux le faire photographier par un temps meilleur ... — Mais elle s' entêta : — Non ... je vous en prie ? ... Son doux visage prenait une expression craintive . Depuis la veille elle pensait sans cesse à ce que lui avait dit Pourville , et l' idée de voir ainsi les Mirmont réunis l' impressionnait péniblement . Pourville devina ce qui se passait en elle , et comme M . de Barroy le prenant à partie lui demandait : — N' est -ce pas , Jean , que tu trouves aussi qu' il faut choisir un autre temps ? ... Il répondit : — Mais non ! ... je trouve que si la femme tient à avoir la photographie de son cheval , elle a raison de la vouloir aujourd'hui ... quand on remet ces choses -là , il y a grande chance de ne les faire jamais ... — Allons -y ! ... – dit la tante Claire . Elle prit la petite allée qui conduit chez Delton , et madame de Barroy la suivit rassurée , presque gaie , sûre ainsi d' éviter la rencontre qu' elle redoutait si fort . — Ah ! ... – fit Pourville qui marchait derrière elles – on est en train de photographier des bicyclistes ... nous ferions peut-être mieux de revenir tout à l' heure ... nous allons attendre ... A ce moment , acclamant madame Dorsay qui entrait dans le rond-point où l' on pose , une voix joyeuse s' éleva-qui fit tressaillir la marquise : — Ah 1 ... la tante Claire ! ... Et Paul Mirmont apparut à côté de sa belle-sœur . Adossés à une sorte de haie de verdure , la main au guidon de leurs bicyclettes , ils posaient debout l' un près de l' autre . De la toile noire qui recouvrait l' appareil braqué sur eux , on entendit sortir la voix de Jacques qui disait : . — Oui ... c' est très joli comme ça ! ... seulement il ne faut pas que Jeanine soit trop en avant ... ça la grossirait ... Il retira sa tête cachée sous la toile , rendant la place au photographe qui attendait . Alors , il aperçut les Barroy et vint à eux , tout en continuant à regarder si « le groupe » ne se dérangeait pas . Il ne fut rassuré que quand il eut vu , la pose finie , replacer le bouchon sur l' objectif . Alors il dit : — C' est gentil d' être venus nous dire bonjour ! ... — Mais ... – dit vivement madame de Barroy – nous ne sommes pas venus pour ça ! ... — Ah ! ... je croyais que vous nous aviez aperçus du dehors , et que vous étiez entrés pour nous voir ... La tante Claire répondit : — Non ... nous ne sommes pas entrés pour vous voir ... Et narquoise elle ajouta : — Quoique , pourtant , ça en vaille la peine ! ... Il s' inclina en souriant , et madame de Barroy se détourna . Elle souffrait de le voir ridicule et elle en voulait à madame Dorsay de se moquer de lui . Cependant la tante Claire continuait : — C' est Totote qui veut à toutes forces faire photographier son cheval ... Paul et Jeanine arrivaient . Mirmont demanda , sérieux , comme s' il se fût agi d' une importante affaire — Êtes -vous sûrs que c' est réussi ? ... vous auriez dû attendre pour vous déplacer ... La jeune femme répondit , s' approchant de Charlotte à qui elle tendit la main : — Je n' y ai pas tenu ... je voulais admirer madame de Barroy à cheval ... j' ai tellement entendu parler de sa façon de monter ... — Par qui ? ... – demanda la marquise . — Mais par la tante Claire , d' abord ... et par M . de Morières ... et par Paul ... et même par son mari ... qui pourtant n' aime pas les femmes qui montent à cheval ... Le marquis dit , en regardant sa femme , toute fine dans la petite jaquette de piqué blanc qui tombait droit autour de sa taille mince qu' elle indiquait à peine : — Oui , elle monte bien ... elle monte presque aussi bien que madame Dorsay ... Jeanine enveloppa la tante Claire d' un regard malveillant et étonné . Elle trouvait tout à fait incolore cette petite femme maigre et moqueuse , dont elle ne savait ni deviner la bonté ni comprendre l' esprit , et jamais l' idée ne lui était venue que celle qu' elle appelait « la presque tante » de son mari , pût faire quoi que ce fût de bien , monter à cheval ou autre chose . A ce moment on apportait la plaque , très réussie , semblait-il . Pourville demanda : — Et vous , Mirmont , vous ne vous faites pas photographier ? ... Jacques indiqua son costume . — Je suis trop vieux pour me faire faire comme ça en mollets , voyons ? ... c' est bon pour les jeunes ! ... Madame de Barroy le regardait avec tristesse . Ce matin , plus encore que la veille , elle le trouvait vieilli . Il avait l' air fatigué , les yeux secs et fiévreux . Et sa femme au contraire éblouissait , dans un costume de drap bleu de forme austère , mais qui , tout de même , collait comme une seconde peau sur le corps superbe qui commençait pourtant à s' empâter à la poitrine et aux hanches . Mais malgré l' air de madone qu' elle obtenait à la fois par l' arrangement de ses cheveux et par l' expression imprimée à sa physionomie très impassible , malgré aussi son éclatante fraîcheur , Jeanine paraissait avoir beaucoup plus de vingt-deux ans . Il semblait que sa beauté battait son plein et ne ferait plus que décroître . Elle s' était appuyée contre l' épaule du cheval de la marquise et demandait : — Est -ce que vous avez un jour ou des heures , madame ? ... Est -ce que vous me permettez d' aller vous voir ? ... Charlotte répondit , s' efforçant de paraître aimable : — Je ne suis à Paris que pour une semaine et je n' ai ni jour ni heure , mais , si je suis chez moi , je vous recevrai avec grand plaisir ... — Ah ! ... vous êtes ici pour si peu de temps ! ... vous allez partir ? ... — Mais oui ... et vous aussi probablement ? ... Nous , nous irons à Deauville , mais seulement vers l' époque des courses ... et vous , où allez -vous ? ... — Je vais à Barroy ... — Tout l' été ? ... — Mais oui ... tout l' été ... — Oh ! ... notez bien que je ne vous plains pas , ... au contraire ... je sais par Jacques combien c' est beau , Barroy ! ... et à quel point on s' y amuse ! ... Il m' a raconté les longs séjours qu' il y faisait ... l' année dernière , à l' époque où il y allait d' habitude , il était comme une âme en peine ... Et moi j' aurais bien voulu voir aussi ce château merveilleux ... Mais – dit en riant le marquis – Barroy n' est pas du tout un château merveilleux ... — Je n' en sais rien , mais Jacques le trouve tel ... l' an passé , quand nous étions à Deauville , je lui ai demandé de m' y conduire ... il n' a jamais voulu ... je mourais d' envie de voir , ne fût -ce que de loin , ce château dont j' ai tant entendu parler ... M . de Barroy regarda sa femme avec insistance . Elle comprit qu' il fallait s' exécuter et dit , avec une bonne grâce où ne se devinait pas l' effort : — Mais j' espère que si vous avez envie de voir Barroy , vous voudrez bien , venir le voir autrement que de loin ... — Madame Mirmont s' écria : — Vous n' imaginez pas combien c' est imprudent cette invitation ! ... je vais l' accepter , vous savez ? ... Comme son mari voulait parler , elle l' en empêcha : — Non ... ça ne vous regarde pas ! ... Et se tournant vers Charlotte , elle demanda : — Quand serez -vous installée , madame ... et quand vous gênerons-nous le moins ? ... Madame de Barroy répondit , polie : — Nous serons installés dans quinze jours et vous ne nous gênerez jamais ... Le marquis regarda sa montre : — Il est onze heures moins un quart ... et j' ai donné rendez -vous à d' Argonne à onze heures et demie ... il faut nous sauver ... Mais moi aussi , il faut que je me sauve ... – s' écria la tante Claire ; – j' ai du monde à déjeuner ... Madame de Barroy murmura , contrariée : — Et la photographie de Cabochard ? ... — Voulez -vous que je reste avec vous ? ... – offrit Pourville je n' ai rien à faire , moi ! ... je suis comme un vieux hibou dans mon trou ... personne ne m' attend jamais ... — Alors , – demanda Barroy qui était pressé , – tu te charges d' elle , c' est convenu ... — Oui ... c' est convenu ! ... — Au revoir ! ... La tante Claire cria aussi : — Au revoir ! ... Et tous deux s' en furent , tandis que Jacques disait à sa femme — Nous aussi , il faut que nous rentrions ... Charlotte les vit partir avec joie . Elle arrivait à un degré d' énervement pénible . Et dès que Cabochard fut photographié , elle partit , pressée d' interroger enfin Pourville , qui la suivait sans parler . — Vous êtes sûr , – commença-t-elle , – de ce que vous dit hier au sujet de madame Mirmont et de Paul ? ... — Sûr ... sûr ... je ne les ai pas vus , vous comprenez ? ... mais enfin , c' est de notoriété , comme on dit . . elle se gêne encore moins qu' avec Morières ... — Comment ça ? ... — Mais , parce que Morières qui , lui , a l' horreur du scandale et du potin , l' obligeait à une réserve discrète ... tandis que ce gosse ne fait attention à quoi que ce soit ... il est affolé d' elle ... et je la crois beaucoup plus emballée pour lui que pour Morières ... Comment Mirmont , qui est d un naturel méfiant , n' a-t-il rien découvert ? ... — C' est inexplicable ! ... ça tient , je crois , tout bonnement , à ce qu' il a une confiance aveugle non seulement en sa femme , mais surtout en Paul ... — Et comment Paul , qui adore son frère , a-t-il fait cette chose abominable de le tromper ? ... Parce qu' il est un enfant très naïf et très inexpérimenté ... et que , ainsi que je vous le disais tout à l' heure , elle la complètement affolé ... Je la crois très rouée , très astucieuse , et surtout très sensuelle ... Que voulez -vous que fasse contre une telle femme un pauvre petit bonhomme novice et mal armé pour la défense ? ... — Il faudrait l' éloigner . . — Paul ? ... — Oui ... Ah bien ! ... il pousserait des cris de putois ... Sous quel prétexte l' éloigner , d' ailleurs ? ... — Mais il me semble que sa carrière ... — Sa carrière ! ... Ah ! ouiche ! ... il y a deux ans , vous ne saviez même plus s' il était encore attaché au ministère ... j' ai entendu Jacques raconter en riant a son frère que vous le lui aviez demandé ... et à l' heure qu' il est , je suis comme vous étiez il y a deux ans ... je ne sais pas en vérité s' il a lâché complètement ? ... Que non ! ... Henry pourrait le faire envoyer à Londres ... on dirait que c' est pour être avec nous ... c' est un prétexte tout trouvé , ça ! ... Et vous croyez vraiment que pour le plaisir d' aller à Londres retrouver les bons amis que vous êtes , il lâcherait le morceau de roi qui lui est tombé tout rôti dans le bec ? ... car je parierais bien que c' est elle qui a été au-devant ... — Pourquoi croyez -vous ça ? ... — Parce que lui la regardait avec respect ... comme on regarde les saintes images ... elle lui faisait une peur bleue et il la croyait en bois ... — Oui ... je me souviens ... — Eh bien , je suis sûr qu' il n' a jamais cessé de lui témoigner le plus profond respect , jusqu' au moment où , du petit Paul d' il y a deux ans , il a sauté au Paul d' aujourd'hui ... — Le fait est qu' il est rudement changé ! ... — Il est devenu charmant tout bonnement ... et il est resté le gentil , le bon petit garçon qu' il était avant d' embellir ... – — Et pourtant ce qu' il fait est si mal ! ... s' il aimait vraiment son frère , il ... : — Est -ce bien vous , si douce et indulgente , qui raisonnez ainsi ? ... Ne comprenez -vous donc pas qu' on a beau aimer de toute son âme un frère pour lequel on a , en plus de l' affection , une reconnaissance infinie , on ne l' aime jamais du même amour qu' une femme belle comme le jour et qui vous adore , ou fait comme si elle vous adorait ... — Oui ... c' est vrai ! ... mais songez donc , si Jac ... si Mirmont se doutait de quelque chose , quel horrible chagrin pour lui ... son petit Paul qu' il aime tant ! ... Hier encore , il m' a dit qu' il l' aimait plus que tout ... Et comme Pourville faisait un mouvement : — Oui ... parfaitement ... plus que tout ! ... et il m' a fort bien fait entendre qu' il l' aimait plus que sa femme ... enfin plus que tout , c' est bien clair ! ... Après un instant elle reprit : — Elle a paru accepter mon invitation ... Pourville rectifia : — Elle l' a même forcée , votre invitation ! ... — Oui ... Eh bien , ça va les séparer , ça ! ... — Soyez sûre que si vous n' invitez pas les trois Mirmont , vous n' en aurez aucun ... — Tant mieux ! ... — Tant mieux ou tant pis ... on ne sait pas ... – — Et vous , vous allez venir à Barroy , j' espère ? ... — Mais certainement ... si vous m' invitez ? ... — Je vous invite ... . vous ne vous ennuierez pas trop ... vous aurez madame Dorsay ... ... — Ah ! ... à la bonne heure ! ... elle est . gentille , et simple , et amusante , celle -là ! ... Il regarda l' heure et dit : — C' est pas tout près du bois , la rue du Regard ! ... — Vous allez déjeuner avec nous , n' est -ce pas ? ... ' — Je ne demande pas mieux ... ça me ravit ... ; mais vous n' allez pas trouver que je m' incruste , dites ? ... Vous n' êtes revenue que depuis – samedi , et si déjà je m' installe comme ça , qu' est -ce que ça sera plus tard ? ... Elle répondit , sincère : — Ça ne sera jamais trop ... — Cristi ! ... – dit Pourville qui remontait l' avenue avec les Barroy et madame Dorsay – aujourd'hui la messe a duré une heure et demie ! ... La marquise répondit : — Oui ... je sais bien , c' est un peu long ... mais comme vous n' allez pas à la messe le reste de l' année , ça ne vous fait pas de mal d' y aller un peu trop ici . — Comment , je ne vais pas à la messe ? ... mais je vous demande pardon ... je vais tous les dimanches à la Madeleine ... Le marquis dit : — Oui ... au bas des marches pour regarder les jambes ! ... — Barroy , vous retardez ! ... – s' écria la tante Claire en riant . – et ce que vous venez de dire prouve que vous n' êtes plus un bouton de rose ... — Je le sais de reste ! ... mais , en quoi ce que je viens de dire ... — Parce qu' il n' y a plus de jambes à voir à la descente de la Madeleine ... C' était bon sous l' empire , quand on portait des cages ... — C' est vrai ! ... — Oui ... nous avons vu ça , nous autres ! ... — Oh ! ... pas vous ! ... Comment , pas moi ? ... mais j' en ai porté , moi , des cages ! ... J' ai eu ma première à dix ans ... je me souviens que ce jour -là on me conduisit rue Royale pour voir passer d' une fenêtre l' enterrement de M . de Morny ... je croyais que je faisais un effet superbe , et je n' étais pas bien sûre que tous ces gens qui couraient affolés dans la rue ne se bousculaient pas pour nous admirer ma cage et moi ... Mais ça n' intéresse pas Totote , tout ça ! ... elle n' était pas née dans ce temps -là ! ... – Madame de Barroy répondit , distraite : Mais si ... mais si , ça m' intéresse ! ... Elle regardait les grandes pelouses et les beaux arbres et elle pensait que , dans quelques jours , tout ce paysage lui serait gâté par ceux qu' elle y verrait se mou voir . Les invités allaient arriver . C' en était fini de la bonne intimité , de l' abandon , des causeries du soir , des promenades paisibles . Il allait falloir « amuser » les hôtes . Les d' Argonne s annonçaient pour la fin de la semaine , les Mirmont arriveraient peut-être plus tôt . Et Morières ! Et d' Antin ! ... Ce qu' elle ne s' avouait pas , c' est que , seule , la visite des Mirmont lui était pénible à recevoir . L' idée de revoir Jacques – qu' elle aimait toujours – dans ce décor où elle avait passé avec lui les meilleures heures de sa vie , lui serrait douloureusement le cœur . Elle regrettait à présent de l' avoir invité . Elle savait d' avance que madame Mirmont ne lui épargnerait aucune tracasserie , ne lui éviterait aucun chagrin . Elle était évidemment au courant du passé et il ne fallait compter ni sur sa générosité ni sur son indulgence . Elle était jeune et aimée , et Charlotte la devinait méchante . C' était plus de raisons qu' il n' en fallait pour qu' elle s' attendît à n' être pas ménagée . Le facteur arrivait au perron . M . de Barroy l' appela et dit à sa femme : — Il doit y avoir une lettre de Mirmont qui fixe le jour de son arrivée ... — Comment ? ... déjà ! ... – s' écria la tante Claire avec ennui . Le marquis avait pris le courrier et le distribuait : — Une lettre pour vous , Pourville ... une pour madame Dorsay ... une autre encore ... Ah ! voilà celle de Mirmont ! ... Il décacheta la lettre , la parcourut , et dit , se tournant vers sa femme ; — Ils arrivent aujourd'hui ... — Ah ! ... – fit Charlotte attristée . — Mirmont me demande d' amener Paul qui est avec eux ... je n' y vois aucun inconvénient , au con traire ... Et comme la tante Claire haussait les épaules , il demanda surpris : — On dirait que ça ne vous fait pas plaisir de voir votre filleul ? ... — Ça me fait plaisir de le voir ! ... je l' adore , moi , mon filleul ! ... seulement , j' aimerais mieux le voir dans d' autres conditions ...