LA BUVEUSE DE PERLES PAR MARIO UCHARD PARIS CALMANN LÉVY , ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3 , RUE AUBER , 3 1882 Droits de reproduction et de traduction réservés A M . FRANCIS MAGNARD VENGEANCE ! MARIO UCHARD Ancien premier sujet de la danse à l' Opéra , et ayant marqué dans cette jolie pléiade d' il y a vingt-cinq ans , dont plus d' un abonné d' alors se rappelle encore l' éclat , Ida Reynach , devenue femme Bonnard , accomplissait ce jour -là ses quarante-huit printemps . --- Age déjà mûr , disons-le , pour une étoile de seconde grandeur que les hasards de sa course n' avaient point épargnée . Fille de portière , d' ailleurs , et détournée à vingt-trois ans de son orbite , en pleine ascension , par une aventure avec un jeune lord qui avait fait quelque bruit , elle avait , un beau soir , disparu du firmament de la rue Le Peletier , bifurquant tout à coup dans la voie de cette galanterie dorée , toute particulière aux filles de Terpsychore , en ce sens qu' elles l' exercent encore avec un certain ton . Un enlèvement romanesque , quatre années de séjour en Italie , diamants , chevaux , voitures ... un train de reine , avec palais à Naples et villa sur le lac de Côme ... . Comme elle achevait de laver sa vaisselle , tout en regardant de temps en temps par la fenêtre de sa cuisine , au quatrième étage d' une vieille maison de la rue de Lancry , elle entendit sonner midi . -- C' est drôle , M . Bonnard est en retard , dit-elle . De la large terrine où trempaient bravement ses beaux bras , s' exhalaient des vapeurs d' eaux grasses qui puaient le poisson gâté , et ces vagues parfums d' ordures indispensables aux études du vrai réalisme . Au pied du fourneau de faïence , -- n' oublions rien de l' enquête ! -- des balayures mêlées : os de charcuterie , pelures de pommes de terre , de carottes et d' oignons , arêtes de merlans ; document humain dans lequel fouillait le chat , le museau sale et noirci . -- De ses moustaches poissées pendaient des gringuenaudes . Vêtue d' un jupon de laine grise , les manches de son caraco rouge relevées , tandis qu' elle passait d' une main preste sa lavette de chiffon sur les plats et les assiettes qu' elle déposait ensuite sur l' égouttoir , Ida suivait d' un œil vigilant le gratinage d' un miroton qui chantait sur le feu . Allant et venant autour d' elle , une jeune personne de dix-sept ans , la taille bien prise dans une robe de jaconas couleur claire , fredonnait un air d' opérette . -- Eh bien , Aglaé , dit Ida , est -ce que tu ne vas pas essuyer la vaisselle ? -- Comme c' est amusant , pour une heure que je quitte l' atelier ! répondit la fillette . -- Et puis , après , j' aurai des taches ! ... Mademoiselle Aglaé Bonnard , fleuriste d' art , fille naturelle reconnue et imposée par son père ; lors de son mariage avec l' ancienne danseuse , avait toutes les jolies allures de la grisette parisienne , dont le bonnet ne tient guère que d' une bride , prêt à s' envoler au moindre vent . La beauté ou plutôt la séduction du diable , quelque chose de provocant et presque d' effronté , comme un instinct de vice . Blonde , des cheveux follets rabattus presque sur les sourcils , un regard bleu et clair , perçant , audacieux , le teint animé d' une nature vivante qui se sentait éclore . Sur l' injonction de sa belle-mère , elle prit un torchon en rechignant , et se livra à l' essuyage . -- Allons , Aglaé , reprit tout à coup madame Bonnard , tu laisses éteindre le feu . Le miroton ne sera pas prêt quand ton père rentrera ... Il va nous faire une vie ! -- Ah ! dame , répliqua la jeune fille d' un ton d' ennui , on ne peut pas tout faire ... C' est trop fort si , en sortant de l' atelier , il faut encore s' occuper du ménage ! -- Eh bien ? -- Eh bien . c' est embêtant ! Là-dessus , un petit garçon de trois ou quatre ans débouchant étourdiment de la salle à manger , et se jetant dans ses jambes , elle lui donna une claque . Il se mit à pleurer . -- Es -tu mauvaise ! s' écria Ida . Je t' ai déjà défendu de battre l' enfant de ma fille ... -- Tans pis pour lui ! ... Qu' il me laisse tranquille , l' enfant de votre fille ! Ida prit le petit sur ses genoux . -- Allons ' , allons , dit-elle , en voilà assez ! ... Une autre fois , quand tante Aglaé sera en colère , tu te gareras . La salle à manger était la pièce principale de l' appartement . Un papier à fond havane , semé de bouquets à demi déteints , couvrait les murs tachés par places . Au-dessus du poêle , un cartel , un buffet de chêne , la table et huit chaises cannelées à dossier d' acajou . Le voltaire de M . Bonnard , recouvert de vieux reps , gardant l' empreinte graisseuse d' une tête , se prélassait à l' angle de la croisée , s' ouvrant sur la cour de cette immense bâtisse grouillante qui , certes , aurait droit , tout comme une autre , à dix belles pages de description minutieuse , étage par étage , et fenêtre par fenêtre , jusqu' au sixième mansardé . On y verrait les dégoulinades des plombs crevés ... mettant des lèpres jaunâtres sur le gris des murailles , les documents de linges sales , séchant çà et là , sur des ficelles ; la buée , les odeurs de rance et de moisissure flottant dans l' air ... Pour ce qui nous importe , en ce moment , disons que cette cour . était une cour . -- Midi et demi ! s' écria madame Bonnard ; mais ton père est exact pourtant . Qu' est -ce que cela signifie ? Comme réponse à cette remarque , la porte du palier s' ouvrit brusquement . M . Bonnard \ ( homme d' affaires , recouvrements , etc.\ ) , entra comme une bombe et , jetant à Aglaé sa serviette d' avocat , moins noire que crasseuse , gonflée de protêts et d' exploits , il débuta par ces mots : -- Madame Bonnard , sais -tu ce qui se passe ? ... A l' air effaré qui accompagnait cette question de son mari , Ida , pressentant un événement majeur , prit d' instinct la pose de l' épouse en alarmes . -- Mon Dieu ! exclama-t-elle , que vas -tu m' apprendre ? -- Une chose étonnante . -- Laquelle ? ... Dis vite ! Tu me fais peur . -- Ta fille est célèbre ! ... -- Ma fille ... -- Oui ! --- Ah ! Et elle tomba affaissée sur une chaise , en proie à la plus vive émotion , les pieds cambrés , allongeant ses pointes ; le coup trop vif l' avait foudroyée . Sans paraître s' émouvoir autrement de ce choc eu retour , M . Bonnard jouit un instant de son effet , en homme qui se sent possesseur d' une nouvelle surprenante . Pressé enfin d' interrogations , anxieuses au point voulu , il entama ainsi son incroyable histoire : -- Voici la chose . Ce matin , Blumenthal , le marchand de tableaux , vient me trouver . Il y a , à l' exposition des Champs-Élysées , une grande machine qui fait beaucoup de bruit et qui est d' un peintre encore peu lancé . Il me raconte qu' un riche amateur anglais , dont il a la clientèle , l' a chargé d' acheter cette toile ; mais que , comme marchand , il ne veut pas s' adresser lui -même à l' artiste , avec qui il a eu déjà des difficultés ... Je comprends tout de suite qu' il l' a écorché trop vif , et qu' il a brûlé ses affaires avec lui ... -- Parbleu ! ... dit Ida , de confiance . -- Bref , il s' agissait de me présenter à sa place pour entamer la négociation , en stipulant une remise pour moi , que je lui reverserai ... Je tâche naturellement de soutirer le nom de l' amateur pour souffler l' affaire au besoin ... Pas moyen , avec un malin de son espèce : il ne coupe pas dans ma curiosité ! Enfin , il me demande d' aller voir le tableau au Salon pour qu' il m' indique les points qu' il faudra débiner chez le peintre , en marchandant la chose . Tu comprends ? ... -- Je comprends ! -- A l' instant même , nous partons pour les Champs-Élysées . Du premier coup , comme nous entrons dans la salle , je n' ai pas de peine à deviner qu' il s' agit d' un gros morceau en voyant toute la foule se presser sur un seul point , devant une toile très grande . J' entendais dire : « C' est la Buveuse de Perle s ... » Blumenthal se faufile dans le groupe , jouant des coudes , je le suis ... Nous arrivons enfin sur le premier rang , je mets mon pince-nez . Qu' est -ce que je vois ? -- Ta fille ! ... -- Avec un monsieur ? . . -- Non ! ... sur le tableau ! Peinte en costume de Cléopâtre ... Si ressemblante , que j' ai cru qu' elle me reconnaissait , et qu' elle allait me dire des insolences ... Et tout le monde s' extasiait . Ce n' était qu' un cri sur l' expression de son visage , de ses yeux , sur son air de princesse qui vous regarde comme des fourmis . Ah ! je te réponds qu' elle a un fier succès ! -- Et tu es sûr que c' est elle ? -- Pardi ! avec ça qu' il peut y en avoir une autre pareille ! . J' ai écouté Blumenthal , sans rien lui dire , pour tout le marchandage du tableau qu' il faut que je fasse , et je suis accouru . Pendant ce récit émouvant , un essaim de pensées de grand vol avait envahi le cerveau d' Ida Reynach , femme Bonnard . -- Je veux aller voir ça tout de suite ! dit-elle avec décision . Catherine doit venir dîner ; il faut , avant son arrivée , être bien sûr de toute l' affaire . -- C' est aussi mon avis , répliqua son mari , vite , sers ton rata , et en route . Le déjeuner fut silencieux et très vite expédié . On eût pu deviner qu' une communauté de réflexions graves planait sur cette hâte . Aglaé semblait d' une humeur massacrante , et l' enfant assis près d' elle supportait ses bourrades . Enfin , tandis que Bonnard avalait son café , sa femme disparut pour se vêtir . A deux heures sonnantes , les Bonnard payaient leurs vingt sous au tourniquet du palais de l' Industrie , grimpaient l' escalier d' un air affairé , et arrivaient au salon D . La foule y affluait toujours ; les deux époux se jetèrent dans le groupe , suivant le courant , et se trouvèrent enfin devant le tableau . -- C' est bien elle ! dit madame Bonnard à demi-voix , en poussant du coude son mari . La Buveuse de Perles était une de ces compositions magistrales où la simplicité des moyens semble la marque puissante du génie . Soit instinct du sujet , bonheur de main , ou rencontre d' inspiration avivée par la nature étrange du modèle , dans cette seule figure qui remplissait sa toile , le peintre avait condensé un idéal inconnu de cette Cléopâtre à la fois reine et femme d' amour , et l' avait jetée là vivante , animée , saisissante d' effet . Belle d' une beauté singulière et exotique , des formes de nymphe où l' on sentait la souplesse ; la tête fine , des traits d' une pureté de lignes sculpturale , des grands yeux d' enfant volontaire , avec un regard noir d' une fixité intense qui tombait dédaigneux sur tout ce monde . Elle était campée le front levé , tenant sa coupe , dans une attitude calme et hautaine , les sourcils rapprochés , comme si , lasse des sensations humaines , elle eût creusé sa pensée profonde à la recherche de quelque volupté infinie . L' expression de ce visage , à la fois inquiétante et charmeresse , semblait être une énigme . Cela fascinait et troublait comme un joli gouffre . -- Crois -tu que l' on voit assez qu' elle est la fille d' un lord ? dit Ida en se rengorgeant . Des artistes causaient . -- En voilà une veine d' avoir trouvé un modèle pareil ! dit l' un d' eux . Ida Bonnard , fière et rougissante , écoutait les propos . Consciente de son importance , figée sur place , elle se renfermait dans une impassibilité modeste , échangeant des regards avec son époux , à chaque remarque louangeuse des gens qui défilaient , les bousculant à l' envi . Tout à coup , elle eut une exclamation à demi étouffée . -- Tiens ! ... justement ... M . Cambrelu ! --Où ça ? demande vivement l' homme d' affaires . -- N' aie pas l' air ! ... Là , à droite . Le personnage désigné était un vieux monsieur d' une soixantaine d' années , épais , d' aspect vulgaire , mais fort bien mis ; grand , gros , son ventre prépotent sanglé dans une redingote noire qui marquait les plis de sa graisse . L' air important et gonflé d' un bourgeois suant les écus . Son teint enluminé de couperose dénonçait le viveur gourmand et bien nourri . Ses façons bouffies respiraient la satisfaction de lui -même , et cette confiance vaniteuse du parvenu qui se sent les poches pleines . Ancien avoué de la Martinique , et même de sang un peu mêlé , roué comme potence , il avait fait une énorme fortune dans les denrées coloniales , et surtout dans les guanos . Les Bonnard s' étaient glissés vers lui , comme par hasard ; il répondit à leur bonjour empressé d' un ton protecteur . -- C' est une fameuse surprise , hein . que ce tableau -là ! dit-il . -- Ah ! vous avez reconnu ? . demanda obséquieusement Ida Bonnard avec un sourire . -- Pardi ! chère madame , reprit-il galamment , il suffit d' avoir vu une fois votre fille , pour qu' il soit impossible de s' y tromper . Ravi de se faire valoir en cette remarquable circonstance , l' homme d' affaires raconta qu' il était chargé de se mettre en rapport avec le peintre , pour l' achat du tableau . -- Pour qui ? demanda M . Cambrelu . -- Pour un Anglais . -- Oh ! pas de ça ! . Vous allez conclure l' affaire pour moi , ou me la laisser enlever avant que vous portiez vos offres ! Les Bonnard échangèrent un regard rapide . Mais le lieu n' était pas propice à une causerie de cet ordre . Sur un signe de M . Cambrelu , tous trois sortirent de la foule . Ils eurent bientôt traversé les salles pour gagner le grand hall des sculptures . Là , après renseignements sur le prix de vingt mille francs que d' emblée faisait proposer le marchand , Je millionnaire , certain que l' affaire ne pouvait qu' être bonne à ce taux d' expertise , alla droit au but . -- Qu' est -ce que Blumenthal vous donnait de commission ? demanda-t-il . -- Cinq cent francs ! répondit Bonnard avec aplomb . -- Fichtre ! c' est payé , pour une course de chez vous chez le peintre ! . C' est égal , je vous en donne mille , si vous m' apportez , d' ici demain , une promesse de vente à ce prix -là . -- Mais s' il tient la dragée plus haute ? -- Allez jusqu' à trente mille . Ça doit les valoir , du moment que Blumenthal en offre vingt . -- C' est dit ! -- Là-dessus , filez ! Bonnard ne se le fit pas répéter deux fois , et , laissant sa femme avec le richard , il salua et tourna les talons . M . Cambrelu le regarda partir en tapotant la pomme d' écaille de sa canne sur ses grosses lèvres . Quand il l' eut vu disparaître : -- Eh bien , dit-il d' un ton un peu gouailleur , toujours la panne , donc ? . -- Dame , comme vous le voyez ! . Depuis quatre ans que je ne vous ai vu , ça n' a pas changé , répondit Ida . -- Si ta fille n' avait pas été une bête , pourtant ? . ajouta-t-il . Le sens indéterminé de cette phrase n' avait sans doute besoin d' aucun corollaire entre eux , car elle y répondit du premier coup . -- Que voulez -vous ! . répliqua-t-elle avec un soupir de découragement . Elle fait mon désespoir . -- Comment vit-elle ? . . Ida haussa les épaules , et les laissa retomber comme accablée sous le poids de ses malheurs . L' éloquence de ce geste muet valait tous les discours . -- Elle se galvaude alors ? . reprit-il . Mal entretenue , hein ? . -- Elle ? . Ah bien , oui ! . Elle donne des leçons de piano , et n' a pas autre chose pour vivre . Je vous demande un peu si c' est raisonnable ? , . . La fille d' un lord , droguer la misère comme une rien du tout . Après l' éducation que je lui ai fait donner ! . Enfin , il n' y a pas à dire , vous le savez , vous , si j' ai regardé aux sacrifices . Jusqu' à dix-sept ans dans un grand pensionnat de Genève , pour en faire une vraie fille du monde ; car les grandes manières , c' est tout ! Et puis , après ça , le Conservatoire , quand j' ai eu tout mangé , et que j' ai été obligée d' épouser Bonnard parce que ça n' allait plus . Eh bien , elle n' a pas eu plus tôt dix-neuf ans , qu' elle a mal tourné ! . Pour ma récompense , elle s' est amourachée d' un garçon qui n' avait pas le sou , et avec lequel elle a voulu se marier . -- Et qu' est -ce qu' il fait son mari ? Comment est-elle avec lui ? -- Son mari ? . Ah bien , il est loin , s' il court toujours ! Ils se sont séparés au bout de deux ans . Il était chimiste , employé dans une fabrique à six mille francs par an . Je vous demande si ça pouvait durer ? . Il l' a plantée là , avec un enfant , pour s' en aller en Amérique . Ce qui fait que , depuis dix-huit mois , nous l' avons à peu près sur les bras . A vingt-quatre ans , dans sa plus belle fleur ! . . Si vous voyiez ses épaules , ses jambes . Vous vous rappelez les miennes . J' ai eu le prix de formes , décerné par tous ces messieurs de la loge de M . Véron ... -- Je me le rappelle , dit le vieux viveur . -- Mettez par là-dessus son père . un Apollon , monsieur Cambrelu ! ... Il était célèbre dans toute l' Angleterre , pour sa beauté . Et un chic ! . Quand il entrait au foyer , ces dames disaient qu' après lui il fallait tirer l' échelle . Et on la tirait ! . . Quand il est mort , à vingt-huit ans , d' un accident de course , tous les journaux de Londres ont donné sa photographie . Malheureusement , ma position n' était pas faite . J' aurais des millions sans ce malheur -là ! . Mais je pouvais du moins compter sur ma fille , n' est -ce pas ? ... Elle est tout son portrait , même pour ses grands airs . Je sais bien que je ne peux pas lui reprocher d' avoir aussi son tempérament , car c' est ce qui lui a fait faire sa bêtise . Pourtant , je vous demande un peu si ça devrait l' empêcher d' être sérieuse et de penser à sa famille ... Quand elle n' aurait eu qu' à se laisser faire pour que sa mère lui trouve un prince qui lui aurait donné un hôtel , des domestiques , et tout ! -- Il n' y avait pas besoin de prince pour ça ! dit M . Cambrelu , piqué dans son amour-propre . Tu n' avais qu' à m' aider . -- Vous savez bien que j' ai tout fait sans parvenir à rien , . . C' est une mule ! -- Eh bien , si tu essayais encore aujourd'hui ? reprit-il , tâtant le terrain . -- Vous reviendriez ? -- Je ne dis pas non . -- Et vous feriez encore les offres d' autrefois ? -- Je les ferais ! --- Alors , je peux marher ? -- Tu le peux . mais attention , pas de farces ! . J' entends ne pas être dindonné , et je ne m' exécute que donnant donnant . Sur ces préliminaires très nets , la conférence fut établie d' une façon absolument sérieuse . Chaque classe a un niveau moral résultant de son éducation , et le milieu relatif de la vie modifie singulièrement le point de vue des convenances sociales , qui ne sont point toujours aussi naturalistes qu' on le pense . Les idées du marchand de guano n' étant guère au-dessus de celles qu' Ida Bonnard avait prises dans la loge de sa mère , ils causèrent , entre gens s' unissant pour le bonheur d' une malheureuse jeune femme égarée , qu' il s' agissait de faire rentrer dans le vrai chemin . Avec la meilleure foi du monde , il fut convenu qu' Ida se devait enfin de faire appel à son autorité , « pour ne point laisser plus longtemps compromettre un avenir tout plein des plus réelles espérances » . La tête montée , l' œil encore allumé par les beautés de la Buveuse de Perles , monsieur Cambrelu stipula les plus rayonnantes promesses . Pourtant il lui restait un point sombre . -- Mais , dit-il , elle est peut-être avec cet artiste qui l' a peinte en Cléopâtre ... Car , avoir posé ainsi , ça me paraît louche . -- C' est possible ! . répliqua carrément madame Bonnard en femme de tête . Mais je pense que , cette fois -ci , elle comprendra qu' il faut au moins qu' elle s' arrange . pour que ça n' empêche pas sa position . Cette idée d' un accommodement ingénieux n' agréa point du tout à M . Cambrelu . -- Oh ! non , non ! ça ne me va pas ! s' écria-t-il vivement . Tu sais , pas de petites liaisons dans la cantonade ! Je ferai bien les choses , mais j' en veux pour mon argent ! Là-dessus , le plan concerté , il fut convenu que l' œuvre de salut serait abordée le jour même , au moyen d' une rencontre -- au théâtre , qui semblerait l' effet du hasard . -- Je t' enverrai une loge pour les Variétés , sans que cela ait l' air de venir de moi . Et , pour ne pas l' effaroucher , je ne viendrai que sur les neuf heures , comme si , apercevant là ton mari , j' avais à lui parler d' une affaire . Ida Bonnard s' en retourna les pieds dans la crotte et la tête dans le ciel , grisée d' espérances et de rêves . La Buveuse de Perles , en lui donnant en quelque sorte une vision plus nette de la beauté de sa fille , dégagée de la vie d' expédients et de gêne qui voilait son éclat , avait monté son imagination non moins que celle de M . Cambrelu . Ainsi mise au point dans ses habits de reine , l' image si fidèlement reflétée lui était apparue rayonnante de toute sa gloire . Son orgueil de mère triomphait , même aux yeux de M . Bonnard . Comme elle arrivait chez elle , le portier lui remit une enveloppe qui contenait le coupon de loge déjà loué pour les Variétés . A six heures , l' homme d' affaires revint au logis ; à son air , elle devina que les choses marchaient bien . -- C' est fait ? ... demanda-t-elle . -- J' ai le traité de vente en blanc dans ma poche , répondit M . Bonnard . Vingt-cinq mille francs . Mais , comme le peintre ne demande pas mieux que de se faire coter le plus cher possible , il est convenu que nous porterons vingt-huit mille , et que les trois mille de surplus seront pour moi . -- Mais Cambrelu t' avait dit qu' il irait jusqu' à trente mille . -- Bête , il faut bien que j' aie l' air d' avoir marchandé pour assurer l' affaire . A trente mille , Cambrelu aurait peut-être tergiversé , et Blumenthal nous l' enlevait demain . -- Et , à lui , Blumenthal ? . qu' est -ce que tu lui diras ? -- Je viens de chez lui pour lui annoncer que je suis arrivé trop tard avec ses malheureux vingt mille , et que le tableau était déjà vendu . J' ai tout entendu avec le peintre , qui est enchanté de le coller avec une offre d' amateur , de dix mille au-dessus de la sienne . Il a fait un nez ! -- Là-dessus , je vais lui compter vingt francs de vacation pour ma course . -- Et Catherine ? ... dans tout cela , as -tu essayé de savoir ce qu' il y a ? . demanda Ida , abordant un tout autre ordre d' idées , qu' il comprit au premier mot . -- Oh ! il n' y a rien de rien ! car tu penses si j' ai fait causer mon artiste , qui ne pouvait se défier de ma curiosité . J' ai demandé indifféremment , comme pour l' amateur , si c' était le portrait d' une personne connue . Il m' a dit quec'était une madame Catherine Surville , une amie de sa femme , et qui donne des leçons de piano à ses enfants . Ida eut un soupir d' allègement . A son tour , elle racontait sa bonne nouvelle du côté de Cambrelu , et la partie de théâtre projetée , quand un coup de sonnette retentit . -- La voilà ! dit-elle ; motus ! Bien qu' elle n' apparût point dans ses atours de déesse , la fille d' Ida Bonnard , en son simple costume de mortelle , avait bien , en effet , cette sorte de grâce étrange que sa mère estimait comme le signe révélateur d' une origine illustre ; avec sa robe de laine noire unie à col blanc rabattu et sa mante sans ornements , qui dénonçait la pauvreté , elle avait encore vraiment l' air de descendre d' un nuage . Grande , souple , des mouvements d' une naturelle harmonie mêlée d' indolence imprimaient à sa démarche une rare distinction . Ses grands yeux noirs veloutés , aux regards à la fois profonds et naïfs , son teint de jeune lady , dont pas un grain de poudre de riz ne salissait la fraîcheur printanière , animaient l' expression de son visage . Il y avait en elle de la Phryné et de l' enfant ... Telle qu' elle était enfin , enveloppée de son attrait bizarre , il était impossible , en la voyant , de ne point ressentir une singulière impression . Sans s' apercevoir d' un accueil de tendresses inusitées qui eussent pu dénoncer des préoccupations maternelles , non plus que de certaines avances au contraire plus ouvertes de son beau-père , à l' ordinaire peu engageant , elle embrassa son enfant , qui était accouru se pendre à son cou ; puis , voyant le couvert mis , elle détacha lentement son voile et défit son chapeau . -- Je suis en retard . dit-elle d' une voix qui semblait un timbre d' or . Cette voix avait un éclat juvénile d' une pénétration étrange , une plénitude de son à la fois douce et vibrante , d' un charme tout particulier . Ida Bonnard servit en hâte le potage , oubliant ce jour -là son antienne sur le renchérissement de tout , annonçant même un extra pour sa fête de naissance . Les premiers moments du dîner furent près que silencieux , comme une préparation d' escarmouche . Du haut de son air de princesse , égarée par hasard dans un milieu bourgeois , Catherine mangeait avec cet appétit de vingt ans qui dédaigne les simagrées , et , malgré certain sentiment d' ennui dont , fort souvent , elle avait à se défendre au contact de sa famille , une sorte d' atmosphère plus bienveillante semblait , par aventure , animer pour elle cette chambre froide et nue , La nouvelle qu' on allait au théâtre l' avait ravie , comme une aubaine rare , en son pauvre train d' existence . A un moment , interrompant tout à coup le courant de gaieté , M . Bonnard , posant sa fourchette , parut se ressouvenir d' un événement curieux . -- Ah ! à propos , s' écria-t-il en s' adressant à sa belle-fille : Catherine , tu ne nous dis pas que l' on a fait de toi un superbe portrait ! -- Oh ! ce n' est pas là une nouvelle bien intéressante , répondit-elle avec nonchalance . -- Comment ! pas intéressante ? . . mais il est admirable ! Je l' ai vu à l' Exposition . où j' ai mené ta mère aujourd'hui . Au ton d' amabilité de son beau-père , Catherine lui jeta un regard défiant . -- Ah ! tu l' as vu , maman ? . reprit-elle . Le trouves -tu bien ? -- Pardi ! c' est d' une ressemblance . ça crève les yeux . -- -- Oui , je regrette même que l' on me reconnaisse trop . -- Merci , au contraire , ça ne peut que te mettre en vue . -- Oui ; mais mes leçons ? -- Bah ! qu' est -ce que cela y fait ? exclama Bonnard . -- Ah çà ! dis donc , insinua Ida , comment donc est-il arrivé que tu as posé pour ce tableau ? Catherine rougit jusqu' aux oreilles . -- Parce que je connais la femme du peintre . Il m' a demandé cela comme un service . -- Ce service -là a dû te coûter pas mal de dérangements . Pour toi , qui es si avare de ton temps Catherine devina la pensée de sa mère . -- Oh ! maman , ne va pas chercher si loin , dit-elle résolument . Puisque tu veux que je te le confesse , sachant que j' étais gênée pour mon terme , il m' a offert de me donner dix francs par séance . Et j' ai accepté ; voilà tout . Ce triste aveu de misère aiguë , bien qu' il parût favorable à ses projets , blessa l' ancienne danseuse au plus vif de son orgueil . -- Alors , c' est tout uniment comme modèle que tu as posé ? . s' écria-t-elle d' un ton pincé . -- Pour quoi donc aurais -tu préféré que ce fût ? . répondit Catherine en la regardant dans les yeux . -- Allons , allons , laisse -la tranquille ! reprit Bonnard intervenant . Elle a fait ce qu' elle a voulu . Nous allons au théâtre , ne nous chamaillons pas ! -- Un journaliste m' a donné une belle loge de première , il s' agit de se requinquer pour y faire honneur . A sept heures un quart , reparut Aglaé , sortant de son atelier . A l' annohce de cette fête , elle ne dîna pas , pour être plus tôt prête . M . Cambrelu avait loué la plus belle loge de face des premières . Quand l' ouvreuse y fit pénétrer les Bonnard , Ida ne put retenir un mouvement d' orgueil . Elle s' installa sur le devant , avec un certain fracas , entre Aglaé et Catherine , toutes deux rayonnantes . M . Bonnard , debout , se tenait gravement au second rang , promenant son regard sur l' orchestre ; naturellement , ils étaient arrivés pour le lever de rideau , qu' ils écoutèrent avec l' attention la plus soutenue . Le premier entr'acte fut rempli des bavardages d' Aglaé , qui ne tarissait pas . Le public commençait à affluer dans les loges et dans les baignoires , pour la grande pièce très en vogue et encore neuve . Catherine s' amusait à contempler ce défilé d' élégantes . Ses airs de reine , empreints d' une grâce si juvénile , rehaussaient singulièrement la simplicité de sa toilette , les lorgnettes se braquaient sur elle , longuement . Fraîche , éclatante comme un bouquet de mai , elle se sentait en beauté et s' amusait de son triomphe avec un enjouement d' enfant , et Bonnard , enchanté de ce succès , le faisait remarquer à sa femme , qui se rengorgeait , toute fière . Répandu dans tous les bas-fonds , il désignait , par leurs noms tout court , nombre de gens de banque et de bourse qui entraient et prenaient place . -- Tiens , voilà Craner . et Dutaux . et le petit Morin ... Les femmes , suivant ces indications , observaient les individus et donnaient leur opinion . M . Bonnard narrait quelque historiette , des détails d' affaires , des aventures plus ou moins étonnantes . -- Je l' ai connu sans le sou , celui -là , et , à la Bourse , en deux ans , il a gagné deux millions . Les trois coups frappés pour la grande pièce interrompirent ces renseignements précieux . Au second entr'acte , des messieurs vinrent se poster à l' entrée de la galerie , pour mieux voir la belle Catherine . -- Ils reconnaissent peut-être la Buveuse de perles , murmura Bonnard . Cetherine s' abandonnait franchement au plaisir et riait comme une coquette folle . Enfin , vers dix heures , après le second acte , Cambrelu apparut à l' entrée de la loge . A sa vue , M . et madame Bonnard feignirent l' étonnement . Aglaé aligna vivement ses petits cheveux . -- Ah ! monsieur Cambrelu ! Comment c' est vous ? ... s' écria Ida . Cambrelu salua , sans oser franchir le seuil de la loge . -- Je vous ai aperçu de l' orchestre , répondit-il s' adressant à Bonnard , et , justement , j' ai besoin de vous pour quelques recouvrements difficiles ; ne manquez pas de venir me voir demain . -- Mais entrez donc , monsieur , dit l' engageante Ida . -- Oh ! je craindrais de vous déranger . Madame Bonnard eut naturellement raison de cette résistance timide . Cambrelu se laissa faire enfin , et s' assit derrière Catherine , enchanté de renouer connaissance , et affectant d' ailleurs de grands airs réservés , comme pour éloigner tout souvenir embarrassant de ses intentions un peu vives d' autrefois , qu' elle avait d' ailleurs ignorées . Cependant , installé dans la loge , Cambrelu ne parla plus de partir . Au dernier entr'acte , il fit apporter des glaces , et offrit à chacune des trois femmes une jolie boîte de bonbons tout empaquetée de rubans roses ou bleus . Aglaé se croyait au ciel . Tout en voilant ses galanteries sous des formes discrètes , M . Cambrelu outrait les plus exquises manières d' une façon lourde , exagérée , qui les tournait presque au comique . Beau parleur , avec cette blague de loustic qui empaume toujours les naïfs , il tranchait avec aplomb sur tous les sujets , arts , théâtres , musique , d' après les racontars des journaux . Il appelait Ida « belle dame » et , naturellement , ne la tutoyait plus devant son mari . Le minois chiffonné d' Aglaé eut quelques compliments ; mais la fine mouche sentait trop où le frelon visait , et ne se méprenait point à ses détours de vol , à ses circuits plus ou moins habiles . Catherine écoutait assez indifférente , recevant le brutal encens avec cette mine un peu insouciante qui lui était un charme , répondant du bout des lèvres . Au courant de la causerie , le marchand de guano ne manqua point de faire sonner sa richesse , ses chevaux , son hôtel . Il consulta même Bonnard sur quelques centaines de mille francs qui l' embarrassaient ... ne sachant qu' en faire . Bonnard donna son avis . -- Enfin , nous causerons de tout cela demain : venez ! Mais , lorsqu' il fallut fixer l' heure de ce rendez -vous , il se trouva dans un grand embarras . Toute sa journée était prise par des conseils d' administration . Il avait de grandes . affaires par-dessus la tête , et ne serait libre qu' à sept heures . -- Eh bien , à sept heures ! répliqua le beau-père de Catherine . -- Savez -vous ? Pour plus de sûreté , venez dîner avec moi , ajouta le millionnaire , ça vaudra mieux . -- Très honoré ! ... murmura Bonnard . -- Mais je vous invite là , devant ces dames . , reprit Cambrelu en ayant l' air de se raviser , et ce n' est guère poli . Si elles voulaient bien me faire l' honneur de se joindre à vous ... sans cérémonie , en famille . Ida accepta avec transport . Catherine demeura hésitante ; mais , sur un signe de sa mère , elle n' osa refuser formellement . Enfin , la pièce achevée , on sortit . Arrivés sur le boulevard , Ida dit adieu à sa fille . Catherine demeurait rue Laborde . -- Mais c' est très loin ! ... Et je réclame l' honneur de reconduire madame , s' écria Cambrelu , voici ma voiture . Cette fois encore , Catherine essaya de se défendre , Ida lui poussa le coude , en faisant les gros yeux , tandis qu' Aglaé contemplait l' équipage à deux chevaux d' un air d' envie . -- Voyons , Catherine , dit madame Bonnard , profite de l' amabilité de M . Cambrelu ... Les omnibus me font l' effet d' être au complet . La jeune femme se décida , et prit place au fond du coupé . Après un dernier signe protecteur aux Bonnard , Cambrelu monta près d' elle . Le valet de pied referma la portière , et regrimpa sur le siège . Ils partirent . Il fallait bien le reconnaître , le marchand de guano apportait quelque habileté dans son rôle de séducteur . Tout près de Catherine , dont la robe effleurait son genou , dans cette demi-obscurité qui faisait le mystère autour d' eux , loin de profiter de cette faveur du tête-à-tête , il marquait une sorte de déférence mêlée de timidité qui devait apaiser les craintes . Après quelques paroles insignifiantes , quelques réflexions banales sur la pièce qu' on venait de voir jouer , et sur la composition de la salle , il se mit à l' interroger avec intérêt sur sa situation , qu' il feignait d' ignorer absolument . -- Je ne savais pas que vous étiez mariée ! . dit-il . Je viens de l' apprendre par votre mère . -- Il y a cinq ans . -- Votre mari , que fait-il ? ... -- C' est un chimiste , il est en Amérique . -- En Amérique ? ... Oh ! mais c' est presque un veuvage . -- Oui , répondit-elle , ne se souciant pas d' avouer sa séparation . -- Vous n' avez qu' un enfant ? -- Oui , un petit garçon de quatre ans , qui reste chez ma mère . -- Ça doit vous ennuyer d' avoir votre mari si loin ? -- Oui . -- Est -ce qu' il doit rester longtemps absent ? -- Non . La causerie se traîna ainsi jusqu' à la rue Laborde . Quand ils eurent atteint la maison de Catherine , Cambrelu descendit pour lui donner la main . Puis , après qu' il eut sonné , la porte s' étant ouverte , il la quitta avec un grand salut respectueux . A père avare , fils prodigue ! disait autrefois la sagesse des bonnes gens . Mais le théâtre et le roman à sensations ont changé tout cela . D' après les moralistes à la mode , ayant entendu parler de Darwin , dont ils ont pris à rebours la doctrine de progrès , l' hérédité du vice est redevenue pour nous la fatalité antique ; agissant seule , prédominant dans tout , annulant jusqu' à cette domestication continue de la brute , qui constitue la base du système , et qui , chez la bête humaine , s' appelle l' éducation . Où Darwin conclut à l' élimination forcée du mal , contraire à l' essor des races ; la littérature scientifique démontre la pourriture finale de l' humanité , d' où il résulte très logiquement que , suivant cette admirable loi de certains psychologues qu' il ne faut pas confondre avec le savant anglais , l' ancêtre commun arrivé le premier à l' honneur d' être singe , eût dû retourner bien vite à reculons , pour ne produire qu' une descendance de singes et demie . Confessons-le en toute humilité , la fille d' Ida Reynach n' avait rien d' une de ces héroïnes naturalistes , marquées dès leur procréation du sceau maudit d' un implacable destin . Pour être du sang de danseuse , le sang qui courait dans ses veines ne différait aucunement de celui d' une duchesse . Issue de deux êtres jeunes , sains et beaux , elle était saine , belle et bien venue , sans que l' irrégularité résultant de l' absence d' un maire , dans les liens trop fragiles de ses auteurs , eût influé sur sa naissance . Fille d' un lord vingt fois millionnaire , elle avait fait son entrée dans le monde , toute nue , apte au bien autant qu' au mal , selon que les circonstances , le milieu , l' éducation la mettraient , comme toute autre créature humaine , en lutte avec les passions et avec les chances du sort . Placée dans un grand pensionnat de Genève , cité paisible où Ida Reynach , d' origine suisse , avait quelques parents , son adolescence s' était écoulée au milieu d' enfants de familles honnêtes et aisées ; ne voyant que deux fois par an sa mère , dont elle ignorait tout . Douée d' une imagination vive , d' un cœur aimant , aux sources d' une instruction supérieure à celle de nos filles , respirant l' atmosphère pure des faciles vertus familiales , Catherine Reynach était , à dix-sept ans , le naturel produit d' une solide éducation , ni plus ni moins que si elle eût été le fruit légitime et correct de deux descendants des croisades , ou d' une paire , de bourgeois de la rue Saint-Denis . Précoce , bien formée , d' une santé de montagnarde , l' esprit et le cœur ouverts , c' était tout simplement une belle fille avec des grâces encore helvétiques et légèrement rougeaudes , prête à recevoir l' empreinte du bien ou du mal , selon ce que lui réserverait l' exercice de la vie . Ce fut en plein dans cet essor printanier , toute prête à ouvrir ses ailes d' ange , que , rappelée un beau jour , elle tomba chez sa mère ; trouvant dès ses premiers pas la misère et un milieu flétri , dont elle ne comprit point d' abord les idées , singulièrement avancées pour une pensionnaire genevoise . C' était une éducation nouvelle . Trop ingénue pour suspecter en rien les principes maternels , apportant aux choses dévoilées cette curiosité de fille d' Ève toute fière de se découvrir femme , elle crut le monde ainsi fait . Pour la mettre en passe de devenir princesse , Ida Bonnard résolut tout d' abord d' en faire une grande artiste . Catherine , déjà très bonne musicienne , entra au Conservatoire , ce qui ébaucha naturellement son émancipation . Mais il se trouva que , si intelligente et si bien douée qu' elle fût , la fille du lord n' avait rien de l' aplomb ni de la volonté qu' il faut au théâtre . Sa voix trop peu robuste pour le chant , on s' était rabattu sur la comédie , lorsque , au bout de deux ans , il fallut bien s' avouer que toute espérance de gloire scénique était vaine . Catherine avait alors atteint ses dix-neuf ans . Admirablement belle , avec ces airs de jeune déesse qui trahissaient sa lignée ; sans qu' elle s' en doutât , sa mère tenait en mains pour elle un superbe avenir , déjà presque décidé avec M . Cambrelu ; lorsque l' objet de tant d' espérances tourna mal tout à coup , en s' éprenant imprudemment d' un jeune chimiste du nom bourgeois de Victor Surville , qui demeurait dans leur maison . Ida Bonnard n' avait jamais soupçonné que sa progéniture pût égarer son cœur au profit d' un garçon n' ayant pour toute richesse que l' espérance et son travail . Elle jeta les hauts cris à l' idée d' un mariage qui mettait à vau-l'eau tous ses rêves . Mais les jeunes gens s' aimaient . Il y eut de terribles luttes . Que peut la raison sur des amours de vingt ans ? On sait comment l' esprit vient aux filles . Les plus sages préceptes ont leur envers , et qui sème le vent recueille la tempête . Catherine , trop bien préparée par sa mère à des principes tout particuliers , trancha d' elle -même la question au profit de son cœur , et disparut un beau matin avec celui qu' elle aimait . Ce fut une catastrophe . A son retour , Ida la maudit . Après quoi , devant un de ces résultats mûrissants dont l' évidence saute aux yeux , il fallut bien consentir à couronner la flamme de deux amants naïfs si bien intentionnés . On les maria . Ce que fut le bonheur des jeunes époux , quiconque a jamais aimé se l' imagine . Victor Surville avait vingt-cinq ans . De bonne famille , charmant , distingué , en plein dans ce courant jeune et militant de la science et des arts , laborieux avec ardeur , et ambitieux de gloire et de fortune , il s' était même déjà fait un nom par quelques travaux heureux . Catherine se trouva donc tout à coup transportée dans un petit cénacle d' intelligences d' élite qui revivifia son esprit déjà cultivé , et la rattacha à des notions plus hautes . Ce fut une sorte d' éducation esthétique qui fit d' elle une artiste . Mais , en élargissant ses idées , ce train de camaraderie avait ses écueils . Animée , originale , une imagination folle , libre comme un garçon , avec une étrange faiblesse de caractère , se grisant de louanges , et toujours la proie de l' heure , son mari l' appelait la linotte . Trop belle enfin pour traverser , sans exciter des convoitises , ce monde vibrant où sa nature étrange soulevait des admirations enthousiastes , elle était aussi trop femme pour ne point ressentir l' orgueil de ce joli prestige qu' elle exerçait sans défiance , avec cette coquetterie naïve de toute jeune épousée sûre d' elle -même , et qui se délecte à jouer avec le feu . Ce triomphe dura deux ans . Par malheur , retenu par des travaux , au moyen desquels il réussissait à doubler le budget du ménage , Victor Surville laissait de longues journées oisives à cette inexpérience , avide de sensations neuves et mal équilibrée pour la vie ... . Il est des heures troubles où la raison chancelle et dont le péril imprévu n' apparaît qu' alors qu' il est trop tard pour le fuir . Ce fut , une fois de plus , pour l' infortunée Catherine , l' histoire rebattue d' une imprudence de pitié , une passion à consoler , une de ces surprises étranges où tant de femmes succombent . Approfondisse qui voudra ce chapitre des inconséquences humaines ; en plein bonheur , adorant son mari , en un jour terrible et néfaste , elle se réveilla d' une abominable chute sans pouvoir même se l' expliquer . Elle était perdue , voilà tout . Sa première pensée fut tout à l' épouvante ; puis , comme il arrive toujours , sous la crainte qu' un acte de folie de son complice , qui ne valait pas grand'chose , n' amenât un éclat , il lui fallut continuer , aggraver sa faute , se cacher et mentir et ruser . Ce à quoi elle réussit si mal , égarée par son manque de toute raison , qu' elle se livra pour ainsi dire elle -même , . crevant les yeux de l' infortuné qu' elle trompait , et qui découvrit tout . Un duel dont les causes demeurèrent ignorées s' ensuivit . Victor Surville tua l' amant , et sans même revoir sa femme , affolée de ce qu' elle avait fait , il partit pour l' Amérique . Deux années avaient passé sur cette séparation . Catherine , encore mal revenue de son désespoir , prenant la vie au jour le jour , avec l' incurie d' un enfant , aimant et regrettant son mari , s' étourdissant sur son abandon . Sans autre ressource que le maigre produit de ses leçons de piano , et vendant un à un ses bijoux , et tout ce qui avait quelque prix , elle -- en était arrivée finalement à se débattre dans la plus âpre gêne , lorsque , le lendemain de la représentation des Variétés , sa mère tomba chez elle de grand matin avec l' enfant . Catherine habitait , au cinquième étage , deux petites pièces , ornées des restes de son ancien mobilier de ménage : une chambre à coucher et une sorte de salon qu' un beau piano décorait presque à lui seul . Mais , dans cette installation modeste , elle avait apporté son goût personnel , cet instinct d' élégance qui rehausse et pare la pauvreté même . Tout était propre , rangé , net , avec cette pointe de coquetterie féminine qui harmonise si bien le cadre à la personne . La détresse pourtant se lisait à livre ouvert dans les moindres détails du logis . Au dossier du divan usé , un lé d' étoffe de soie , attaché avec des épingles , dissimulait mal les éraflures . Des vases à fleurs , vides , éveillaient une impression de nudité , d' abandon et de tristesse . Catherine avait pris son enfant sur ses genoux et jouait avec lui en le couvrant de baisers . -- Tiens ! ... qu' est -ce que tu as donc fait de ta pendule ? demanda Ida en regardant la cheminée . -- Je l' ai envoyée chez l' horloger , répondit Catherine embarrassée ; elle n' allait plus ! -- Oui , je la connais ! ... Ton horloger , c' est ma tante ! . . Il fera chaud quand on la reverra ! ... Enfin ! -- Mais ça n' est pas tout ça , reprit-elle tout à coup , je viens m' entendre avec toi pour aller ensemble au dîner de M . Cambrelu . -- Mais , maman . -- Oh ! il n' y a pas de « mais maman ! » . Nous avons besoin de M . Cambrelu , et tu ne vas pas , sans motif , lui faire une malhonnêteté qui le blesserait ; il retirerait ses affaires à M . Bonnard . Ne voulant point entamer certaines discussions avec sa mère , Catherine céda . Ida partit enchantée . Le soir , à sept heures , la famille Bonnard arrivait rue de l' Université , chez le marchand de guano . L' hôtel Cambrelu , monumental et superbe , ancienne demeure d' un haut financier du premier Empire et de la Restauration , était précédé d' une cour grandiose où s' ouvraient les communs . Le fiacre s' arrêta devant le large escalier de marbre d' un péristyle à colonnes . Le cocher payé , M . Bonnard offrit le bras à Catherine pour monter les marches . Quatre valets poudrés se tenaient dans l' antichambre . Du premier coup d' œil , il était aisé de voir que le maître du lieu avait fait étalage de ses magnificences . Les gens en grande livrée , les lustres allumés , comme pour une réception de gala , tout révélait l' arrière-pensée de séduire , en éblouissant . Ce faste de parvenu , où l' on sentait surtout l' ostentation d' une large dépense , tranchait étrangement avec les toilettes pauvres des convives traversant les salons d' apparat . Ida , endimanchée , se redressait fièrement , comme si elle se fût déjà sentie chez elle au milieu de cette opulence . Aglaé , avec des mines curieuses et émerveillées , regardait tout , observait tout de cet œil en coulisse qui faisait dire , à l' atelier , qu' elle voyait par derrière sa tête . Catherine , au contraire , dans sa pauvre robe noire dessinant ses belles formes si élégantes et si pures , gardait sa grâce indifférente . A son entrée , Cambrelu , ayant plus que jamais sanglé son gros ventre , s' inclina devant elle comme il l' eût fait devant une châsse . -- C' est aimable à vous , madame , lui dit-il , non sans quelque gaucherie dans son affectation grand genre , d' avoir bien voulu honorer de votre présence mon vieux nid de garçon . Elle répondit quelques mots de politesse , et il la conduisit à un délicieux fauteuil , dont la broderie seule fut estimée cinq cents francs par Aglaé . -- Est-il possible , dit la fleuriste à l' oreille d' Ida , qu' il y ait des gens capables de se payer des sièges d' un pareil prix . On s' assit en cercle , Les Bonnard pourtant étaient intimidés . La causerie s' engagea , d' abord un peu froide et guindée , comme dans le monde . Mais bientôt Aglaé , qui ne pouvait tenir en place , s' étant approchée avec envie d' une jardinière admirablement garnie : -- Ne vous gênez pas , lui dit Cambrelu , fourragez là dedans comme bon vous semble ! ... Ça vient de mes serres . Elle obéit avec un petit cri de joie . Le millionnaire l' aida alors à composer des bouquets pour ces dames ... Ida planta un camélia dans ses cheveux . Enfin , un maître d' hôtel , grand , beau , correct , ouvrit solennellement la porte de la salle à manger , et , d' une voix forte et grave , laissa tomber ces mots : -- Monsieur est servi . Toujours fidèle à son rôle de prudence , Cambrelu offrit cérémonieusement la main à madame Bonnard avec les façons de cour usitées au théâtre , Catherine suivit avec son beau-père , Aglaé fermant la marche . La salle à manger était la grande merveille de l' hôtel Cambrelu . La table éblouissante resplendissait , surchargée des pièces d' orfèvrerie pesantes d' un surtout célèbre de Clodion , représentant « le triomphe de Vénus » . Le service de sèvres , les cristaux scintillants parmi les fleurs . Ce fut un coup d' œil magique . On prit place . Le menu , encadré dans de petits passe-partout d' or , parut fabuleux aux Bonnard . Ils commencèrent alors une de ces fêtes du ventre dont on garde l' éternel souvenir . Cette chère fine , ces vins d' amateur les jetèrent bientôt dans une extase béate . Ils mangeaient et buvaient à surprendre , presque à inquiéter . Comme par condescendance , le délicat amphitryon , les laissant en colloque avec leurs assiettes , parlait à Catherine , placée à sa gauche . Quoique la fille d' Ida fût une nature presque supérieure , très certainement cette atmosphère de luxe caressait en elle ses instincts d' élégance . Elle se sentait bien devant cette table fastueusement ornée ; sous la profusion des lumières , ses yeux ne rencontraient que de belles choses . Ravie comme une enfant , elle souriait doucement et répondait à Cambrelu de sa voix chantante . La causerie était indifférente , touchant à tout . Aglaé buvait du champagne en sorbet avec des délectations drôles . La gêne fut enfin rompue et la gaieté succéda aux affectations de tenue et de poses , que la présence du maître d' hôtel et des gens avait entretenues jusque -là . Au dessert , les têtes montées , Cambrelu porta un toast à « la Buveuse de perles » , qui fut accueilli par des hourrahs . Ida , devenue très bavarde , avait des attendrissements , des abandons où elle laissait déborder toutes les tendresses de son âme de mère . En cet instant surtout , elle rappelait la haute naissance de Catherine ... Puis sa joie se fondit tout à coup dans les regrets , les espérances , les conseils ; tout cela se mêlait dans un langage diffus , accompagné de gestes absolument désordonnés . Pauvre enfant ! cette petite robe noire faisait mal à voir ... Quand il y avait des créatures de rien qui se promenaient dans des robes de cinq mille francs et plus ! Elle , à l' âge de sa fille , elle avait son palais à Naples . Et la pendule de Catherine était au mont-de-piété . Et pourtant , si elle voulait ! ... Mais tout le monde n' a pas de raison . Les parents sont souvent bien malheureux ! ... Avec l' éducation d' une princesse du sang , la fichue bête avait voulu se marier ... Et elle restait avec un enfant sur les bras , n' ayant rien que ses leçons de piano ... Elle ! la fille d' un lord ! ... Ida soupirait , larmoyait presque , tout en lampant au hasard dans un des huit verres placés devant elle . -- Ah ! ajouta-t-elle , à vingt-quatre ans , il fallait me voir , moi ! Et mes voitures et mes chevaux , et des toilettes , et des bijoux ! ... Mais j' avais su me conduire , voilà ! ... A ces grands souvenirs de sa femme , Bonnard se rengorgeait tout pensif . Aglaé écoutait , approuvant de la tête , son regard allant de Catherine à Cambrelu , dont elle avait saisi le manège . Quant à la fille du lord , bien qu' accoutumée à ces discours de sa mère , elle restait embarrassée et froissée , son beau front rougissant à ces remontrances singulières . Mais Cambrelu intervint bientôt pour prendre sa défense . -- Voyons ! voyons ! dit-il , ne faites pas de reproches à madame votre fille . Eh ! mon Dieu , il faut respecter tous les préjugés ! . . C' est les romans à grands tralala qui entretiennent ces bêtes d' idées ! . . Comme si , dans le monde , ça avait la moindre importance pour une femme , ou pour une jeune fille , de prendre un amant . Ça se fait dans toutes les familles ! . . Et les auteurs vous inventent des histoires sur une chose aussi simple ! . . -- Si ça ne fait pas suer ! exclama Ida . Ah ! c' est vous , monsieur Cambrelu , qui auriez été un bon mari ! ... Et que madame votre épouse aurait pu se dire heureuse ! . . Vous auriez certainement inculqué ces bons principes -là à mademoiselle votre fille , vous ! ... Tandis que moi . -- Allons , allons , reprit Cambrelu acceptant ce compliment d' un air paterne , rien n' est encore perdu pour madame Surville , et ce n' est pas à son âge qu' il faut déjà désespérer . Ida , réconfortée par cette assurance , se décida à s' apaiser . Elle but un verre de château-iquem qui changea le cours de ses idées , et elle redoubla ses effusions envers son aimable hôte . On passa au salon pour le café . Lorsqu' il fut servi , Cambrelu donna l' ordre aux domestiques de ne point enlever les liqueurs ; après quoi , la soirée commença au hasard des émotions . Ida Bonnard , avec l' idée fixe de ménager à sa fille un tête-à-tête galant , allait s' asseoir à l' écart , de place en place , appelant Aglaé et sou mari , disant sans plus d' adresse : -- Laissez -les donc causer , ces enfants ! Enfin , à un moment , Cambrelu pria Catherine de se mettre au piano . Il assura qu' il était fou de musique . Heureuse de cette diversion , elle se leva et joua une fantaisie de Chopin . Sans être une virtuose de concert , elle avait un talent fait surtout d' expression et de grâce . Cambrelu paraissait sous le charme , dodelinant de la tête , et battant la mesure à faux . Quand elle eut achevé , il la complimenta chaleureusement . -- Mais vous , vous chantez , monsieur Cambrelu , dit Ida . -- Bah ! je chantonne , répondit-il modestement . -- Oh ! vous avez une si belle voix . Cambrelu se laissa prier , comme il convenait . Mais . cédant enfin aux insistances pressantes des Bonnard , il feignit de chercher dans un tas de morceaux , en prit un qu' il plaça sur le pupitre , devant Catherine , pour qu' elle l' accompagnât , Puis , s' étant de nouveau excusé , il commença en grasseyant horriblement la romance de la Favorite : -- Pour tant d' amour , ne soyez pas ingrate . Dès les premiers sons , ce fut une surprise étrange . Comme il n' avait aucune notion de musique , la pauvre Catherine avait une peine infinie pour suivre ce rythme décousu ; malgré le malaise qu' elle éprouvait d' être là , elle était forcée de se pincer les lèvres pour ne pas rire . A un moment surtout , son regard s' étant levé , elle aperçut le roi Alphonse mimant des expressions de physionomie , et la foudroyant d' un air fascinateur , la main sur son gilet , la bouche en cœur et les yeux tout ronds . Elle retrouva pourtant assez de sang-froid pour le complimenter . Ida se pâmait , et Bonnard applaudissait à tout rompre . Douée de ce sens parisien qui saisit si bien le ridicule , Aglaé étouffait dans son mouchoir . Cambrelu , enchanté , convaincu de son triomphe , renouvela l' épreuve et choisit pour second morceau le Madrigal de Gounod , qui était son cheval de bataille : -- Déesse ou femme , ange des ci eux . Ce fut le dernier coup ... Cette voix terne et falotte sortant de ce gros ventre , et accompagnée de gestes tendres , était d' un effet inénarrable . Aglaé se roulait ... Puis , succéda une chansonnette comique ... c' était à croire qu' il ne s' arrêterait plus . L' heure de la retraite ayant enfin sonné , on quitta le piano . Il était plus de minuit . Cambrelu , qui n' avait soufflé mot de ses soi-disant recouvrements , emmena un instant , dans un coin du salon , Bonnard , lequel lui avait envoyé , le matin , le contrat pour l' achat de la Buveuse de perles . Cambrelu le lui rendit tout signé . -- J' ai fait atteler pour vous reconduire tous , dit-il à Ida , qui mettait son chapeau . Puis il remercia particulièrement Catherine de la faveur qu' elle avait bien voulu lui accorder , et ajouta avec chaleur , sur un ton déclamatoire plein d' intentions : -- Madame , rappelez -vous que vous avez un ami , sur lequel vous pouvez compter , en toute circonstance . -- Ça marche ! ça marche ! dit Ida à son mari comme ils descendaient le perron . -- Ah ! elle n' a pas l' air de s' y prêter beaucoup . . , répondit-il en secouant la tête . -- Bon , faudra voir , je suis là , ajouta-t-elle . Dès cette heure , fut posée , pour eux , la grande affaire Cambrelu . En dépit d' une nuit lourde , et d' une indigestion prévue qui avait affecté tous les Bonnard , rue de Lancry , le lendemain matin à neuf heures , Ida accourait chez sa fille . Elle avait pris pour cette circonstance un air rêche et compassé . -- Tu n' as pas amené le petit ? lui demanda Catherine . -- Non , j' ai des courses à faire , il m' aurai gênée . Et puis ce n' est pas tout ça , nous avons à causer . -- Qu' arrive-t-il ? -- Il arrive qu' il est temps de prendre un parti ! . . Je viens te dire que M . Bonnard trouve que voilà assez longtemps que nous faisons des dépenses qui ne nous regardent pas , et qu' il ne veut plus garder l' enfant chez nous . Ainsi il faut que tu t' arranges pour le reprendre avec toi . -- Tu me le rends ? Mais comment ferai -je pour mes leçons ? -- Ça , ce n' est pas notre affaire ! . . Comme on dit : « Chacun pour soi ! . . » Tu n' as qu' à t' entendre avec ta femme de ménage , ou à te procurer une domestique . -- Une domestique ! . . Et comment pourrais -je la payer ? . . Tu sais bien que j' arrive avec beaucoup de peine à vivre toute seule des cent trente francs que je gagne par mois , avec mes deux pensions , et mes élèves en ville . -- Qu' est -ce que tu veux que je te dise ? . Ce n' est pas notre faute si tu ne sais point t' arranger ... Tu as voulu te marier , n' est -ce pas ? ... Et Dieu sait si j' en ai pleuré toutes les larmes de mon corps ! ... Enfin , je suis ta mère , et tu peux compter que je t' aimerai toujours , malgré tout . Mais , pour le moment , M . Bonnard ne veut plus . Nous avons aussi tout juste pour nous ... . C' est son droit , bien sûr ! . . Surtout quand il avait compté que tu ne pouvais pas manquer d' enrichir ta mère , avec l' éducation que tu avais reçue , et qui devait nous donner des satisfactions . Et il se trouve au contraire que c' est nous qui sommes obligés de t' aider . Pour un honnête homme c' est dur ! . Et , s' il ne savait pas tout ce que j' ai fait , et que tu n' as jamais voulu m' écouter , il pourrait dire que je l' ai trompé en l' épousant . Le pauvre homme , il ne me le reproche pas ! ... Mais voilà dans quelle fausse situation tu as mis ta mère . Catherine écoutait , accablée , comme dans un mauvais rêve . -- Voyons , dit-elle anxieuse , maman , est -ce que c' est sérieux , ce que tu me dis ? -- Oh ! ma chère , il n' y a même pas à y revenir . C' était là un coup terrible contre lequel l' infortunée Catherine se sentait impuissante à lutter , à réagir . Que faire ? . Elle savait qu' elle n' avait rien à espérer de la résolution de son beau-père , que rien ne la pourrait fléchir , que toute instance serait inutile . -- Dame , je comprends que c' est triste , reprit Ida . Mais qu' est -ce que tu veux ! tu n' as pas de raison . A ta place , il n' y a pas une femme qui ne saurait se retourner . Je ne te parle pas du chagrin de ta mère de voir que tu as vendu ta pendule ... Et tout va sans aller ... Et puis qu' est -ce que tu deviendras ? . . Je te le demande . Pendant un instant encore , madame Bonnard s' appliqua à démontrer toute l' horreur de la situation . Pas un point noir qui ne fût signalé ... Au bout , enfin , de son rouleau de plaintes : -- En attendant , continua-t-elle , il va falloir payer ton terme ... Je sais bien que tu n' as qu' à l' emprunter à M . Cambrelu , qui t' a dit hier de compter sur lui comme sur un ami . Elle s' arrêta sur ces mots . Catherine ne répondit pas . Madame Bonnard , ayant jeté son amorce , poussa un profond soupir et , avec cette superbe inconscience de mère de théâtre , issue d' une loge de portière , elle partit dans les aperçus de sa philosophie toute particulière ; pour parler enfin raison . -- Ah ! reprit-elle , si tu avais voulu dans le temps ! c' est lui , Cambrelu , qui t' en aurait faitune , de position ! ... Un homme qui n' a rien à lui quand il aime une femme , et qui a des mille et des cents à la Banque de France ... Mais qu' est -ce que tu veux , ma pauvre fille , tu n' as pas écouté ta mère ... Certainement que ce n' est pas un homme à monter l' imagination . Il n' est plus jeune , mais il n' y a que les bêtes qui regardent à ces choses -là ... Et qu' est -ce que l' on pourrait lui reprocher ? Quand un homme a des manières comme celles qu' il avait hier avec toi , c' est bien là qu' on peut être sûr qu' il a tout ce qu' il faut pour rendre une femme heureuse ... Car , il n' y a pas à dire , on ne saurait pas en faire plus pour une princesse ... et tout cela certainement parce qu' il te considère comme la fille d' un lord . M . Bonnard en était aussi fier que moi , et il me l' a bien dit dans la voiture : « Ah ! ce n' est pas mon Aglaé qui aurait été si bête ! . . » Moi , j' ai été forcée d' avaler ce reproche -là . Catherine ne répondant toujours rien , Ida jugea que le moment était venu d' en arriver à démasquer son attaque . Et , prenant la main de sa fille , comme pour user d' une plus tendre persuasion : -- Voyons , ma petite , tu sais si je suis une bonne mère , n' est -ce pas ? ... Eh bien , toute cette belle fortune -là pourrait encore se réaliser . Ça ne dépend que de toi ... Il n' y a pas à lever les épaules ... Je sais ce que je tedis . -- Puisqu'il faut te mettre les points sur les i , si je suis venue ce matin , c' est que M . Cambrelu m' a parlé : voilà la chose . -- Il t' a parlé de moi ? Ida eut un regard de mère rayonnante et ravie d' apporter une heureuse surprise . Précipitant cette fois ses paroles coup sur coup : -- Il a vu ton portrait à l' Exposition , il est amoureux fou de toi . Il offre de te faire une position comme il n' y en a pas une à Paris . Et , tu sais , ça , ce n' est pas du vent ! . . C' est à moi -même que , en homme délicat et en homme comme il faut , il est venu faire ses propositions . Si tu n' es pas une bête , il ne tient qu' à toi de rouler équipage , et d' avoir ton hôtel au lieu de droguer la faim . » D' abord , reprit-elle , je te le dis : tu n' a plus à compter sur nous . Et , quand tu auras fini de vendre ce qui te reste , tant pis pour toi ! . Là-dessus , je pense que , comme tu aimes ton enfant , tu auras cette fois assez de raison pour ne pas refuser de lui faire une fortune ; parce que , vois -tu , il n' y a que ça ! . Ne me réponds pas . Je me sauve pour te laisser à tes réflexions . Si tu aimes ta mère , tu n' as plus qu' à le prouver . Et , sur ces mots , prononcés d' un ton digne , elle se leva et partit . Fragility : thy name is woman , a dit Shakespeare . Depuis ce grand poète , il n' est point de romancier qui n' ait disserté à perte de vue sur la Femme , et , certes , nul moraliste patenté n' a rien découvert de plus profond que cet axiome d' Hamlet , résumant tout de cet être ondoyant et divers , et si terrible , et si charmant ; tour à tour encensé , calomnié ; hissé sur les nuages , ou traîné dans la boue . Catherine était femme , et c' était ce que d' elle on pouvait dire de plus scientifique et de plus expérimental , en sa nature heureuse et droite , le bon dominait le mauvais . Douée d' une intelligence rare , d' un cœur vrai , elle avait , comme beaucoup de femmes nées pour le bien , l' adorable faiblesse de caractère d' une enfant , et cette faiblesse même était , comme chez bien d' autres , sa principale grâce . Toujours prête aux enthousiasmes ; mais sans raison pour les choses de la vie , son sens moral avait été faussé trop subtilement par sa mère , pour qu' elle éprouvât la moindre surprise d' un langage auquel elle était trop accoutumée . Cependant , restée seule après ce terrible entretien , elle eut comme la vision nette d' une catastrophe de sa vie arrivée à son état aigu . Elle devina tout de ce qui , depuis deux jours , se passait autour d' elle , et elle s' étonna de n' avoir point , dès le premier pas , pénétré là un complot . La rencontre fortuite au théâtre , et l' arrangement de ce dîner d' apparat extraordinaire , ne pouvaient plus lui laisser de doute sur un dessein prémédité de l' attirer dans une sorte de piège . La proposition catégorique de sa mère , appuyée d' une déclaration formelle du renvoi de l' enfant la laissa pourtant presque atterrée . Dans l' état de ses rapports avec son beau-père , elle savait trop que ce n' était point là une menace vaine . En dépit de cette insouciance au jour le jour qui était le fond de ce caractère , n' écoutant guère que la fantaisie du moment , tout en se leurrant toujours par les résolutions les plus vraiment sages , toujours remises au lendemain ; à cette heure de brusque réveil , face à face avec sa situation plus que précaire , il lui fallut bien enfin se demander ce qu' elle allait devenir . Vivre elle et son enfant du peu qu' elle gagnait , n' ayant même plus cette ressource de dîner chez sa mère , il n' y fallait point songer ... Eût-elle eu l' énergie du travail , l' obstacle se dressait devant elle de tous côtés . Que faire ? que tenter ? Elle était sous le coup d' une expulsion pour n' avoir point encore payé son terme ... Instruite et pourvue de diplômes , dans ses moments lucides , elle avait pensé vaguement , parfois , à se faire institutrice dans quelque grande maison ; mais c' était là une des ces résolutions passagères , par lesquelles elle trompait ses appréhensions , en se justifiant à elle -même cette vie d' insouciance étrange dont son caprice était la seule loi . Au fait et au prendre , elle savait bien qu' il y avait à ce projet héroïque , incompatible avec ses idées d' indépendance , l' impossibilité matérielle que lui créait la charge de son enfant . Quoi qu' il en fût , cette fois , Catherine , se voyant avec terreur au pied du mur , eut une sorte d' effarement suLit . Sa première pensée fut un sentiment d' indignation et de colère contre cette hideuse combinaison de sa mère , déjà d' accord avec le Cambrelu . Eh quoi ! en était-elle donc là de sa vie gâchée avec l' acharnement d' une folle , qu' il ne lui restât plus d' autre ressource que de rouler au ruisseau comme une fille ? . Catherine n' avait certes rien d' une rigide vertu ; mais bien qu' égarée par les principes faciles d' Ida Bonnard , le fond de son éducation , et sa nature artiste , développée au contact de son mari , se révoltaient à l' idée d' une aussi épouvantable chute . Il y avait là , pour son orgueil d' elle -même , un de ces coups cruels après lesquels il n' est plus d' illusion . Dans une détresse qui depuis sa séparation s' aggravait , chaque jour apportant une nouvelle gêne difficilement parée par la vente ou l' engagement au mont-de-piété du peu qu' elle possédait , comme tous les naufragés du sort , elle avait espéré quelque chance imprévue . Se pouvait-il qu' elle ne rencontrât point sur sa route une aide , une protection ? ... Sans bien définir ce rêve , où son imagination déréglée allait même jusqu' à entrevoir une sorte d' aventure que son abandon et son dénuement justifiaient ; comme toutes les femmes dévoyées , elle s' était parfois presque vaguement forgé cette facile chimère d' un roman qui recommencerait se vie , un de ces bonheurs libres , en dehors du monde . un amant enfin que , oubliant ses regrets et son mari , elle se reprendrait peut-être à aimer et qui , « riche pour deux , lui ferait partager son existence » . Il n' est point de femme entretenue au mois , qui ne colore sa situation par quelque euphémisme à son usage particulier ... Mais Catherine n' avait jamais prévu la dégringolade brutale avec un Cambrelu , en véritable fille du métier . Pourtant il est de ces coups de misère dont la rigueur produit des stupéfactions si soudaines , que l' instinct même ne sait plus s' y débattre . Il semblait à Catherine qu' elle était au fond d' un trou qui venait tout à coup de l' engloutir , elle et son enfant . Qu' allait-il arriver , d' elle et de lui ? . Ce mot , qu' elle se répétait comme dans une hallucination , la ramenait à la même idée persistante que lui avait laissée sa mère en partant : « Se vendre à Cambrelu . . » Et peu à peu elle sentait , presque étonnée d' elle -même , qu' elle en venait à discuter cet affreux projet déjà concerté . De quelque côté qu' elle essayât de fuir son oppression terrible , elle se heurtait à l' impossible . Sa vie était murée . Après tout , comme Ida le disait , n' était-elle pas bête ? ... Vivre de misère , alors qu' elle n' avait qu' un mot à dire pour accepter une fortune qui s' offrait ! Et pourquoi ? ... Et pour qui ces inutiles scrupules d' un reste d' honnêteté dont nul ne lui tiendrait compte ? ... N' était-elle pas déjà tombée dans l' estime du monde ? ... Catherine avait un parrain , le vicomte Aymar de Trédec , ancien ami de sa mère , pour qui elle avait une vive affection . Il la soutenait parfois de ses conseils et l' amusait toujours par son esprit . Viveur connu , ruiné d' une fortune de trois ou quatre millions qu' il avait croquée , dès son début dans la vie , avec une désinvolture des plus brillantes , il était resté sur ce haut fait , se tenant dans le monde par ses relations . Menant l' été l' existence dorée des châteaux , les parties de chasse , où ses qualités de sportsman en renom le rendaient précieux . L' hiver , c' était un de ces piliers de cluos , bons garçons , qui nagent laborieusement entre les deux courants de l' honnêteté , suffisant au grand chic qui nourrit son homme , et la disqualification qui ferme le crédit des croupiers . Il avait atteint ses soixante-cinq ans sans naufrage sérieux . Très répandu dans le monde interlope , où ses galantes façons produisaient grand effet , il y avait contracté un pittoresque du langage , mêlé à des locutions de cour , du plus bizarre contraste . Tête solide et bronzée , d' ailleurs , il eût encore été très vert ; mais les hasards qu' il avait courus dans son existence bien remplie , l' avaient conduit à une maladie de la moelle épinière , ce fructus belli de la noce moderne , qui a remplacé les rhumatismes de la vie des camps . Il stoppait ... Sa carrière brusquement arrêtée , une amitié fidèle , mais non prodigue , avait protégé ses jours en le faisant entrer à Sainte-Périne , asile magnifique et champêtre où , sa pension payée , le vicomte avait encore un surcroît de cent francs par mois pour les agréments et le luxe . Sa force aux whist de la villa , à un sou la fiche , lui fournissait les cigares . Naturellement serviable et de bon avis , il adorait sa filleule , qui l' allait voir chaque jeudi . Accablée par ses réflexions , Catherine se rappela que c' était son jour d' Auteuil , Pour s' arracher aux pensées effrayantes que lui avait laissées sa mère , ne pouvant tenir chez elle , elle partit avec cette sorte de vertige des gens qui se noient , et que l' instinct porte à se raccrocher à quelque secours que ce soit , fût-il reconnu d' avance inutile et vain . La tête perdue , elle fit la route à pied pour fatiguer son agitation nerveuse , parlant toute seule comme une insensée . L' établissement de Sainte-Périne , situé dans une de ces rues larges , tranquilles et charmantes d' Auteuil , ombragées de deux rangées d' arbres magnifiques , et bordées de villas élégantes qui forment un nouveau quartier , n' a certes rien d' un asile de l' Indigence . Son aspect de riche villa , les parterres qui précèdent les bâtiments donnent une impression gaie , réjouissante . De la grille de fer forgé , les corps de logis ont des airs de véritable château . Des placages de briques rouges à filets blancs tranchent vigoureusement sur la masse bise des pierres de taille . Des vérandas , soutenues par des colonnettes , courent le long des rez-de-chaussée , reliant les ailes . Mais ce qui rehausse encore tout cela , c' est le parc ; un parc anglais , gracieux , accidenté , avec des frondaisons grandioses , des échappées sur un bout d' étang , des pelouses de ce vert frais et tendre qui rappelle les gazons de Windsor , des sentiers qui s' entre-croisent parmi les bouquets des massifs , les larges vêtements de lierre recouvrant les vieux troncs dépouillés . Sous ces ombrages , les oiseaux en troupe viennent nicher et s' ébattree ; des concerts s' élèvent des épaisses ramures . C' est bien la paix , le charme intime d' une sorte de Thébaïde en un joli coin de Paris . Catherine franchit , en habituée , la grande porte monumentale . Un beau soleil dorait les larges allées bien sablées . Les fleurs épanouies des corbeilles exhalaient de bonnes senteurs pénétrantes . Sous une sorte de portique , des groupes de pensionnaires causaient . Tout en allant elle respirait cette quiétude et ce repos , songeant à ces existences sûres du lendemain , enviant ces vieux et ces vieilles qui pouvaient s' abandonner insoucieusement à l' avenir , déchargés de toutes préoccupations , allégés de tous combats . Elle arriva au grand salon plein d' ombre et de fraîcheur , dans le demi-jour des jalousies fermées , où son parrain , attablé avec un monsieur et deux dames , faisait son mort quotidien . -- Ah ! ... c' est toi , fillette ? ... dit-il sans se déranger ; je finis le robber et je suis à toi . Catherine s' assit sur une chaise , en répondant au salut un peu sec des dames , qui la connaissaient pour la voir chaque semaine , et glosaient entre elles sur une aussi jolie filleule . La pièce , très vaste , confortablement meublée , rideaux et sièges en velours rouge , donnait l' impression d' un salon de casino , un peu nu , mais d' une exquise propreté . Le parquet brillait comme une glace . Des arbustes ornaient les angles . Catherine regardait machinalement autour d' elle , plongée dans ses pensées . La partie se continuait animée . Le vicomte Aymar arborant hautement son horreur pour les vieux , et les vieilles en particulier , les deux dames partenaires étaient naturellement choisies parmi les jeunes , c' est-à-dire qu' elles n' avaient guère dépassé de beaucoup la soixantaine , âge réglementaire pour être admis à Sainte-Périne . A leurs façons dégagées , à certains ports de tête , à l' aisance enfin de leur langage , on devinait des femmes du monde , échouées là comme le vicomte , à la suite du malheur des temps . Sur un coup d' atout , une des joueuses ayant pris , du valet , le dix de pique joué par Aymar de Trédec : -- Ah ! pardon , pardon , baronne ! s' écria-t-il , c' est avec un extrême regret que je le constate ... Sur mon roi d' atout , vous avez renoncé , en mettant le six de carreau . -- Pas le moins du monde , j' ai fourni du pique ! -- Oh ! chère baronne , j' ai l' œil ! . . Vous savez , on ne me la fait pas à moi ! reprit-il mêlant à son argot de club le ton le plus exquis . -- J' ai voyagé ! . . Demandez à madame de Vaudrimont , à qui j' ai poussé le genou quand vous avez jeté votre carte . A cette interpellation , madame de Vaudrimont prit un air confus et légèrement dépité : -- Moi ? répondit-elle ; je n' ai pas cru que c' était pour cela ... Je n' ai pas regardé . -- Madame , au jeu , je ne m' égare jamais dans les galantes bagatelles . C' était pour un six de carreau : la glace ! ... Et notre aimable baronne m' aligne Hogier . Ça compte trois points dans le grand monde ... Il est de douze ! Avec vingt-quatre fiches que je gagnais , comtesse , ça vous en fait pour trente-six dans les reins . Et , tirant son carnet et son crayon : -- V'zan ! je les porte en compte sur mon grand-livre , avec déjà un franc cinquante de la semaine . Sur ces mots , il se leva . -- Allons , fillette , donne -moi ton bras . Ces dames me font la grâce de m' excuser , selon l' usage en notre château , lorsque vient une visite . Et , d' un air vainqueur , il s' en alla , branlant sur ses jambes , avec les mouvements faucheurs de l' araignée . -- Voleuses autant l' une que l' autre , tu sais , dit-il à Catherine . Et , à leur âge , c' est qu' elles sont encore incroyables ! ... As -tu vu la Vaudrimont , qui me soupçonnait de vouloir attaquer sa vertu ? . Ils enfilèrent un large couloir qui conduisait à une chambre du rez-de-chaussée . Sur la porte , la carte de visite du vicomte était attachée par quatre clous . Le vieux viveur tira une clef de sa poche et entra . Dans cette pièce , assez spacieuse , s' entassaient les reliefs luxueux de l' ancien mobilier mondain . Un certain goût présidait à l' arrangement de ces épaves qui conservaient leur cachet d' élégance . Catherine assit son parrain dans un fauteuil , en face d' une petite table en laque chargée de papiers et de livres , du pot à tabac et de quelques photographies dans des cadres . -- Nous allons donc en griller un ! dit-il en prenant un cigare , et s' étalant avec cette sorte de béatitude égoïste , qui savoure les moindres satisfactions du confort . Bien que péchant , comme il le disait , « par la base » , le vicomte Aymar avait certes gardé de beaux restes . Sa tête avait toujours cette mine superbe de dandy portant haut . Une taille élevée , le regard vif et hardi , des façons galantes qui sentaient la race , cet aplomb d' un homme qui avait tout vu de la fête , suivant son expression . -- Eh bien , fillette ? demanda-t-il , qu' est -ce qu' il y a de nouveau ? Dans sa préoccupation , Catherine ayant fait une réponse machinale : -- Eh bien , qu' est -ce que c' est ? Tu ne ris pas aujourd'hui . Est -ce que la vie aurait des aspects ternes ? ... A-t-il plu sur ton chapeau neuf ? Penses -tu à te faire carmélite , ou à te faire fondre tes perles comme dans ta Cléopâtre ? -- Mon parrain , oui , je suis préoccupée , répondit Catherine , assise près de la fenêtre , et regardant le parc , les mains croisées sur ses genoux . -- Médites -tu quelque doigté supérieur pour les gammes chromatiques en tierce ? Do do ré ré mi fa fa sol sol la ... -- Mon parrain , reprit-elle gravement , je pense à me faire fille , voilà ! Ce mot tout cru , tombant des lèvres de Catherine , contrastait si étrangement , dans sa brutalité voulue , avec ses airs d' enfant , que le vicomte en eut un sursaut . -- Bigre ! s' écria-t-il , des ambitions ! . Et madame veut exercer ses jolies quenottes sur les galions russes ou péruviens , ou croquer quelque fils de roi d' Asie de passage en nos murs ? L' événement n' est point de mince importance ! Et il y a encore de belles conquêtes à faire dans le monde . -- Je suis à bout de lutte contre la misère , répliqua âprement Catherine . Je n' ai pas de quoi payer mon terme , et ma mère vient de m' avertir qu' elle ne veut plus garder le petit ... Voilà tout ! -- Une étoile de plus dans la mer ! -- Et l' aimable Ida te pourvoit sans doute , d' un même coup , du brillant mortel qui va dorer tes jours ? reprit-il . -- Oui ! -- Je m' y attendais ! Ida , c' est une vraie mère ! ... Est -ce que le pas est sauté ? ajouta-t-il en clignant de l' œil . Au fait , non ! ... Tu aurais déjà des bijoux de prix en venant me voir ... Et quel est le beau-fils ? ... Est -ce que je le connais ? -- Oui ! ... c' est M . Cambrelu . -- Cambrelu ? ... Le vieux rat de Cythère , comme on l' appelle ? ... Bigre ! c' est de l' ouvrage un peu dur , pour une débutante ... Et ça veut de l' estomac ! ... Car il faut dire que le marchand de guano n' a guère de quoi te rendre rêveuse ... Après ça , c' est un fort sac . -- Ma vie va être un vrai enchantement , reprit Catherine , regardant toujours par la fenêtre . La prochaine fois , je viendrai vous voir avec ma voiture , rien que ça ! ... Qu' en dites -vous ? -- Dame , ma fille , répliqua le parrain , la dèche . c' est la dèche ! . l' horrible dèche ! J' en ai vu glisser de plus huppées que toi ! ... Quand la vertu en arrive à la robe de laine , et qu' il survient des embarras pour la pâtée , ce n' est plus qu' une question de tempérament . C' est comme pour avaler des grenouilles ou des escargots ... Il s' agit de s' y faire ! Toute femme qui ne sait pas vivre aux Batignolles avec deux mille livres par an , si elle les a , ou si elle peut les gagner , est une femme qui attend le train . Et , pour peu qu' elle ait la beauté , « fatal présent des cieux » , tôt ou tard , elle pique sa tête dans le tas ! -- En tout cas , c' est un métier facile au moins ? reprit Catherine toujours impassible . -- Oh ! minute , ma petite ! Si tu t' adresses à la précieuse expérience de ton parrain pour te renseigner là-dessus , c' est une autre guitare ! ... Le métier , comme tu dis , n' est pas précisément une succession d' aimables fêtes . Il est vétilleux , laborieux et surtout assujettissant en diable . Couronner de roses le gros Cambrelu , je te le répète , c' est une question d' estomac à résoudre dans le mystère , et ça dépend de tes dispositions pour cette noble carrière . Les chevronnées s' en tirent . Mais tu penses bien qu' il en voudra pour ses frais , et il va falloir trimer pour embellir ses jours , et lui faire honneur . Il n' est pas homme à négliger la gloire de se parer d' un pareil triomphe . Il va le crier sur les toits . Il faudra recevoir ses amis , te montrer avec lui au théâtre , aux courses , au Bois . Juge si ce gros balourd sera flatté de t' avoir , après ses vulgaires traînées ; et , à toute heure , tu l' auras sur le dos ; car il tiendra l' œil ouvert d' autant plus , qu' il est trop roué pour se payer l' illusion que son physique est fait pour l' amour , et qu' il t' a subjuguée . -- D' ailleurs , si habilement que tu t' y prennes pour préparer la culbute , en faisant mine de glisser dans un moment de faiblesse , ce n' est pas un lascar de ce numéro -là qui gobera qu' il vient de casser les ailes d' un ange , et que tu t' es laissé mettre à mal par un irrésistible entraînement de lui passer la main dans les cheveux . Il ne peut pas croire , n' est -ce pas ? que , faite comme tu l' es , la passion t' égare , et que c' est pour ton agrément que tu lui sers ce régal -là . Le vieux singe ventru sait trop bien que tu ne le regarderais même pas s' il n' avait pas un coffre-fort , et que ce ne peut être que son sac que tu vises comme la première belle-petite venue . Et . dame , quand il faudra lui souffler dans l' oreille qu' il est aimé pour lui -même , les preuves à l' appui te seront difficiles . Or , ma chère , il ne faut pas te dissimuler que le vieux finaud n' ouvrira les digues de son Pactole que si tu y vas carrément , et selon que tu feras bien la gentille . Dans ce cas -là , c' est une affaire ! Tu le mèneras loin . Si tu as du chien , et si tu sais t' y prendre , tu le feras financer d' un hôtel dans moins d' un an , pour peu que tu fasses son bonheur en conscience . Sinon , la bégueulerie n' étant pas dans ses goûts , et lui procurant plus d' embêtement que de plaisir , il te lâchera naturellement , au bout de trois semaines , les choses n' allant pas . Et tu auras fait le plongeon pour quelques billets de mille . Voilà ! . Ce qui te placera dans les prix doux . Catherine avait écouté son parrain dans sa même pose indifférente . -- Eh bien , puisqu'il faut que j' y vienne , autant que , comme vous dites , je fasse la culbute en grand ! répliqua-t-elle nettement . -- Saleté pour saleté , on ne dira pas du moins que c' est pour mon plaisir que je loue mon corps à ce prix -là ! Comme dit aussi maman , il faut être une femme sérieuse , et faire honneur à sa famille . Ce ton nerveux , ce cynisme , avec ces regards d' enfant , dénonçaient chez la pauvre Catherine un tel désordre de raison , on devinait si bien qu' il y avait là une de ces surexcitations folles , dont son caractère mobile essuyait tant d' assauts , que le vicomte Aymard lui -même en demeura consterné . Il regarda un instant sa filleule en silence . Puis , rencontrant ses yeux : -- Ah çà ! tu aimes toujours ton mari , toi , ma petite 1 reprit-il tout à coup . -- Pourquoi ça ? demanda-t-elle sans bouger . -- Précisément parce que tu tiens à dégringoler jusqu' au Cambrelu . -- Eh bien , je suis effrontée , voilà tout ! ... Vous n' en avez pas un plus riche à me proposer , n' est -ce pas ? ... Comme dit encore maman : l' argent n' a pas d' odeur . L' important , c' est d' en avoir beaucoup . -- Avec ça qu' elle sent bon la misère ! . . M' en aller tous les jours rue de Lancry , chez mon beau-père , pour être sûre de dîner . Me lever chaque matin en me demandant ce que je vais devenir . Et puis mon enfant à élever . -- Tu n' en as pas de nouvelles , de ton mari ? reprit Aymar , comme s' il continuait sa pensée . -- Pourquoi m' en donnerait-il ? répondit-elle du même ton fiévreux . Est -ce que tout n' est pas fini . puisque j' ai été si bête ? . Et je vous demande un peu ce qui me manquait ! Il y a des femmes qui sont nées pour gâcher leur vie . Je suis de celles -là ! Figurez -vous que , en posant à dix francs la séance pour cette Cléopâtre , buveuse de perles , je réfléchissais que , moi aussi , j' avais voulu chercher cette fameuse ivresse inconnue , et que j' avais aussi vidé ma coupe . C' est ce qui m' a donné l' expression étonnante qui fait le succès du tableau . Le principal maintenant , c' est de ne pas démolir l' hôtel que je vais me faire acheter par mon entreteneur . Je tâcherai d' avoir de la raison . -- Alors tu es décidée ? . -- Je grille d' y être ! Comme il le disait , dans son langage , le parrain avait trop voyagé pour essayer de se livrer à un prêche sur les rocamboles de l' honneur et de la vertu . La dèche , l' horrible dèche sévissait avec des rigueurs aiguës . Bien qu' il sût à Catherine une âme trop haute , pour se plier à cette misérable condition de femme entretenue , qui est le pire des métiers , il connaissait les affres de ces détresses connues des femmes dévoyées , à l' heure où la question se pose , entre la richesse à mains pleines et le boisseau de charbon ... Il savait trop la vie , pour n' avoir pas prévu depuis longtemps ce dénouement fatal , auquel la faiblesse de caractère et la beauté de sa filleule semblaient l' avoir prédestinée . Dépourvue de ce fond d' énergies saines qui fait les existences droites , avec Ida pour conseil au milieu des tentations trop prêtes à l' assaillir , ce n' était certes pas lui qui l' eût détournée d' un acte de raison . -- Dame , tu sais , ma pauvre grande enfant , reprit-il en forme de conclusion , dans ces choses -là , on plume , ou on est plumé . C' est tout ce que je peux te dire . Si tu dégringoles , arrange -toi du moins de façon que ce ne soit pas pour des noyaux de cerises . -- Ah ! voilà le diner ! ajouta-t-il comme la porte s' ouvrait , livrant passage à un servant portant des rations de surcroit sur un plateau . Catherine , arrivée chez son parrain avec la fièvre , et combattue dans le désordre de ses pensées , s' en retourna le soir avec une âpre résolution formée . Chose étrange ! le cynisme avec lequel il lui avait dépeint l' abjection de ce marché honteux . d' elle -même , qu' elle allait conclure , l' avait presque soulagée . Pourquoi lutter , en effet , puisque la lutte était impossible ? . N' était-il pas tout simple de s' abandonner , de se soumettre , puisque tel était son lot ? . Recourant à ces banalités de tous les découragements lâches , elle accusait le sort et la vie . Elle accusait son mari . Elle se sentait prise de haine contre cette société qui la laissait mourir de faim , qui lui refusait sa place , et la précipitait dans le vice malgré tous ses efforts , toutes ses résistances . Devenir riche , pour se venger ! . Éclabousser ce monde , qui n' avait pas une pitié pour elle , en lui jetant cette boue qu' elle ramasserait si bas , ce serait là son rôle désormais , et elle le remplirait avec une ardeur sauvage . Elle était montée dans le tramway qui longe le bord de l' eau , et s' y trouvait seule avec une mère et ses deux filles , assises en face d' elle . La plus jeune tenait un enfant sur ses genoux . On ne pouvait se méprendre sur la condition de ces femmes . Distinguées , modestes , on lisait sur leur front leur bonheur honnête . Elle les regardait avec envie et colère , comme si elle leur en eût voulu de cette quiétude insolente . Consciente de ce qu' elle portait en elle déjà de résolutions honteuses , l' idée lui vint soudain de leur parler , de les dégrader par son contact . Elle entama un compliment sur l' enfant et elle se mit à le caresser , pour le souiller . Enfin , elle descendit aux Champs-Élysées . Tout en gagnant à pied la rue Laborde , une sorte de crainte l' assaillit . Si Cambrelu allait ne plus vouloir d' elle ? s' il allait hésiter , se dédire ? . Elle se rassura bientôt . Sa mère , d' ailleurs , n' était point femme à s' être ainsi avancée sans certitude . Comme elle arrivait chez elle , sa concierge l' arrêta pour lui remettre un énorme bouquet . -- Ah bien , en voilà un , ma petite ! s' écria la portière ; on peut dire que l' impératrice seule l' aurait , si elle était encore sur son trône ! ... Ma fille , qui est chez une grande fleuriste , dit que ça vaut cent écus comme un liard . Pas à le revendre , s' entend ! -- Merci , donnez . -- Attendez : ce n' est pas tout . Voilà encore une boîte de bonbons , avec une carte . Un vieux monsieur , dans une voiture à deux chevaux . que les voisins en sont tous sortis sur leurs portes . Il n' a remis ça lui -même , si bien que la dame du premier , qui l' avait vu par sa fenêtre et qui , paraît-il , le connaît , est descendue comme une bombe , croyant que c' était pour elle , et que j' avais dit exprès qu' elle n' y était pas . Ah bien , je te l' ai reçue , celle -là ! . « Laissez -en pour les autres , que je lui ai dit . A chacune son monsieur , pas vrai ? . » Et j' ai pensé tout de suite à vous avertir de vous méfier . Catherine monta son bouquet et sa boîte ; puis , lasse enfin de penser , harassée de tant d' émotions , de tant de débats , elle se coucha , et s' endormit comme un plomb . Le lendemain matin , elle fut réveillée par sa mère , qui accourait aux nouvelles . Ida aperçut le bouquet . -- Hein ! s' écria-t-elle , il n' y a pas à dire , je ne te demande pas d' où ça vient ? ... Si on peut voir un homme plus comme il faut et moins regardant . Et , tout cela , rien que par politesse , parce que tu as dîné chez lui ! ... Ta portière elle -même , qui s' imagine déjà qu' il y a quelque chose , vient de me faire ses compliments . « Il n' y a pas besoin de mettre à la loterie , m' a-t-elle dit , vous avez gagné le quaterne , madame , et je vous fiche mon billet que votre fille va être heureuse ! » -- La portière est vraiment bonne , répondit Catherine en s' étirant sur l' oreiller . Alors , passe -moi mes bas , sur lesquels tu es assise . -- Tu peux lui demander si elle ne m' a pas dit ça , reprit Ida d' un ton aigre . -- Oh ! je te crois , maman , je te crois ! répliqua la fille du lord en sautant de son lit . -- Oui , tu me crois , mais ça n' empêche pas que , avec toutes tes giries , et puis , par là-dessus , ce que tu as de raison , tu vas encore manquer ta fortune . Il est venu chez nous hier , à l' heure du dîner , ne sachant pas que tu serais chez ton parrain ... Il a été tout malheureux ... Naturellement , Bonnard nous a laissés pour s' en aller au café , et alors nous avons causé . -- Il va tout seul qu' il a dû te dire de belles choses ! reprit Catherine , devant sa glace , en secouant la tête pour faire tomber ses cheveux splendides , qui glissèrent jusqu' à ses reins . -- Oui , ma chère , de belles choses ! riposta Ida avec la plus haute ironie , et , si tu les avais entendues , pendant qu' il jouait avec ton enfant , qu' il avait pris sur ses genoux , tu penserais peut-être bien à être du moins bonne mère ... Le pauvre petit l' embrassait comme du pain , parce qu' il lui avait apporté des bonbons de chocolat ... C' était tout attendrissant de les voir ! ... Catherine eut une morsure subite au cœur , à la pensée de ce contact , des baisers de son enfant , mêlé à cet ignoble trafic , et caressé par l' homme auquel elle allait se vendre . Un amer dégoût lui monta à la gorge . Elle se retourna presque violemment . -- Allons , maman , finis -en ! s' écria-t-elle d' un ton rude . -- Dis vite combien il me paye ! Devant cette étrange sortie , Ida Bonnard eut un sursaut . Consciente qu' elle accomplissait noblement son devoir de mère , en créant enfin une position à sa fille : -- Voyons , voyons , ma petite , reprit-elle de sa voix la plus insinuante , tout ça , c' est pour ton bonheur , tu le conçois bien ... -- Oui , oui , c' est convenu ! ... Eh bien , qu' est -ce qu' il entend le payer mon bonheur ? ... Les affaires sont les affaires ! comme dit papa beau-père . A ce langage si nouveau , Ida comprit que tous ses vœux étaient enfin exaucés , et , saisissant Catherine dans ses bras avec un élan maternel : -- Ah ! je savais bien que tu me consolerais un jour de tous mes chagrins ! ... s' écria-t-elle avec orgueil . -- Pardi ! maman , tu m' as élevée ! -- Ah ! je peux m' en vanter maintenant ! ... Mais ce n' est pas tout ça , ma chérie ... Il s' agit à présent de causer en femmes sérieuses . Elle se leva pour mieux soigner sa pose . -- Voilà ! ... ajouta-t-elle , tout ne dépend plus que de toi ! Tu comprends bien , comme il l' a dit , qu' il ne faut pas que ça lanterne . Ça serait trop bête , quand une fois on s' est entendu . Ta mère est là , tu peux marcher , elle a pris tes intérêts . Dix mille francs par mois , sans compter les cadeaux , pour commencer , pendant les premiers temps ... Ça , c' est le fixe ! ... Et , en plus , écoute bien ça , car j' ai tout prévu : vingt mille francs tout de suite comme épingles , pour que tu puisses te mettre sur le pied de ta position . Parce que , tu le penses bien , il va te falloir du linge , et des toilettes , et tout . Dame , ce n' est pas à une femme d' expérience comme moi , de rien oublier ... -- Eh bien , tu ne dis rien ? ... exclama-t-elle avec une exaltation délirante ... Tu n' embrasses pas ta mère pour cette nouvelle -là ? . -- Si , si , je trouve cela très beau ! répondit Catherine , et je t' embrasserai tout à l' heure , quand je n' aurai plus les bras en l' air pour me coiffer . -- Alors , qn'est -ce qu' il faut lui dire ? reprit Ida , non sans une vive anxiété ; car tu juges si , en y allant comme ça , il grille de savoir ta réponse . -- Eh bien , dis -lui , maman , que je suis fort honorée de ses propositions ... et que je les accepte . -- Bien vrai ? ... foi d' honnête femme ? -- Foi d' honnête femme , maman ! . . foi d' honnête femme ! Sur ce mot décisif , Ida eut un nouveau transport . -- Ah ! ma petite , s' écria-t-elle , tu peux te glorifier de rendre enfin ta mère heureuse et fière de toi ! Dix mille francs par mois ! ... Hein ! c' est à présent que tu vas pouvoir dire aux gens : « J' ai de quoi vivre , je n' ai plus besoin de personne ! » Parce que , vois -tu , il n' y a que l' argent qui donne la considération . Tu n' as qu' à voir ta madame -ci , ta madame-ça , qui font leur tête , avec des maris qui n' ont pas le sou ... Tout le monde se moque d' elles . Catherine , devant sa glace , continuait , impassible , à mordre du peigne son abondante chevelure , et laissait déborder les éclats de joie de sa mère . -- Je te demande un peu , reprit Ida en la couvant des yeux , avec ces épaules -là , ces bras , que l' on dirait une statue ... Si ce n' était pas un meurtre de laisser perdre tout ça comme une bête ! . . Et une peau ! . . La peau de ton père quoi ! . . Il était comme une pêche ! Et puis tes yeux , tes dents , ton teint . et puis tes manières ! Ah ! je l' ai toujours dit , il n' y a qu' à te regarder pour tout de suite deviner ta naissance . et que tu n' étais pas faite pour rester une femme de rien ! ... Mais il faut que je m' en aille pour courir tout de suite chez lui . Tu t' imagines si il m' attend ! Car , je peux te le dire , il est dans tous ses états . Il ne pense qu' à te revoir . Moi , j' ai convenu , hier , que , si ça s' arrangeait avec toi , ce matin , nous lui donnerions rendez -vous au Bois , pour tantôt . Parce que , tu comprends , pour les convenances , à votre première entrevue , il faut que ta mère soit là . Nous emmènerons Aglaé . Ça sera plus commode pour vous laisser causer , pas vrai ? . -- Eh bien , c' est cela , répondit Catherine , va-t'en bien vite . -- Oui , je me sauve , adieu . Je reviendrai te dire l' heure et l' endroit . Ah ! dis donc , reprit-elle au moment d' ouvrir la porte , il va certainement me demander , à moi , quand ça se fera . Il est si délicat qu' il n' oserait peut-être pas lui -même , parce que , comme il le dit , avec une femme du monde , il y a des bêtises de pudeur . Il se peut que le premier jour , ça te paraisse trop tôt . -- Ah ! oui , c' est vraiment bien délicat de sa part , maman , répondit Catherine avec un singulier sourire . -- Quand je te disais que c' était un homme tout à fait comme il faut ! . Je m' y connais . Seulement , dame , tu penses qu' il voudrait bien ! . Et , d' abord , ce serait ridicule qu' il te fasse la cour ... Et puis ce ne serait pas malin . parce que les hommes , on ne sait jamais . Il faut profiter de ce qu' on les tient ... -- Voyons , ma chérie , reprit-elle , arrange ça gentiment . Qu' est -ce que je m' en vas lui dire ? Catherine voulut se montrer la digne fille de sa mère du premier coup . -- Eh bien , maman , dis -lui que nous nous verrons au Bois , aujourd'hui , et que , demain soir , j' irai chez lui . -- Ah ! comme ça , c' est très bien ! s' écria Ida ravie , vous vous serez vus deux fois . Tu auras gardé ta réserve et ta situation de femme du monde . Et , lui , il se sera montré très chic en attendant jusque -là . -- Oui , mais dépêche -toi , maman , je t' en prie , reprit Catherine , finissant par suffoquer de dégoût à cette naïveté dans l' ignoble . -- Oui , je me sauve ! . . Ah ! à propos , tu n' as pas de poudre de riz chez toi ; je t' en rapporterai ! . avec du rouge pour tes lèvres . -- C' est cela ! ... Et puis du noir pour les yeux . pour que je sois tout à fait belle , ajouta Catherine , qui s' était levée , en poussant vers la porte sa mère qui partit . Demeurée seule enfin , elle respira . Si solide que fût sa résolution , les tendres exhortations d' Ida , loin d' enflammer son courage , en venaient à l' écœurer , trop neuve qu' elle était encore dans son nouvel emploi . A coup sûr , Catherine , toute d' instincts affinés par nature , était bien loin d' avoir l' effronterie professionnelle nécessaire aux filles galantes . Faible de caractère et tournant à toute influence , en subissant l' entraînement de sa mère , il lui restait , au fond de l' âme , la naturelle répugnance de toute créature libre et saine contre cette souillure physique , dernier degré de l' abjection . En dépit de quelques auteurs . fabricants de monstres , comme on les nomme , et pour qui le métier de courtisane semble être finalement la plus ordinaire vocation de toutes les héroïnes qu' ils inventent , la prostitution n' est pas à la portée de toutes les femmes . Il faut des natures spéciales et gangrenées jusqu' aux moëlles , pour réprimer cette révolte de l' être , et cette honte intime de la chair , qui survit même encore après l' oubli voulu de toute pudeur . Malgré le cynisme qu' elle affectait , Catherine se sentait vraiment des défaillances . Si âprement résolue qu' elle fût à se barrer toute retraite , c' était là une horrible aventure ! Malgré l' excuse qu' elle voulait invoquer de son dénuement , de son abandon , de sa misère , sans ami , sans protecteur , sans soutien dans sa vie , l' idée de cette chute sale la terrifiait . De quelque motif qu' elle pût essayer de colorer son action , même aux yeux de cet homme qu' elle connaissait d' un jour , elle ne pouvait la résumer que par un mot qui la mettait d' emblée au rang des créatures de la rue . Comme avec le premier passant venu , pour de l' argent , elle allait se livrer , sans même pouvoir se faire illusion sur ce qu' il allait penser d' elle . Palpitante de dégoût , elle se voyait dans ses bras , honteuse , frissonnante , avilie . Au moment de rouler dans ce bourbier , il lui prenait des envies de s' enfuir avec son enfant . Son enfant ! qu' elle allait nourrir de ce pain ramassé dans la boue\ ! ... Mais où aller ? . . Dans quel espoir ? . . Et de quelles ressources vivre tous deux ? . La misère nue fait des esclaves qu' elle jette en proie au vice , à ces heures sombres où la volonté lutte pour la vie . La peur de la faim a des dissolvants si subtils et si sûrs , qu' il faut des âmes trempées , pour résister ' aux attirances malsaines de la richesse à portée de la main . Catherine , comme bien des femmes , était dépourvue de sens moral . En dépit d' une éducation honnête et pure , déséquilibrée à dix-huit ans par les principes de sa mère , heureuse en son ménage , comme tant d' autres , elle avait trompé son mari , sans le vouloir , sans le savoir , sans même avoir prévu sa défaite , par légèreté , par entraînement de circonstances ; bêtise , ou surprise des sens . Disons-le , il est des femmes presque honnêtes qui ne savent pas se défendre , et pour qui enfin ce qu' on appelle un caprice n' a point grande importance ... Mais , à l' idée de ce qu' il allait lui falloir subir avec ce vieillard qui l' achetait , son cœur se soulevait . Pourtant elle se préparait à son sort , avec cette prostration lâche et stupide du condamné qui attend l' heure . Mais elle souffrait tant , qu' il lui vint un de ces rêves fous qui hantent encore les désespérés . « Si avant l' arrivée de sa mère quelque miracle la secourait ! ... » Alors , comme dans le délire , elle entrevoyait un sauveur inattendu , tombant du ciel . Quelque génie bienfaisant , touché de sa détresse , et lui disant ces seuls mots : « Viens , je te protégerai » . Elle le suivait , quittant cette chambre impure , empestée de ces idées de honte qu' elle respirait dans l' air , et secouant ses pieds sur le seuil maudit . Ah ! celui -là , quel qu' il fût , elle l' aimerait à genoux ! ... Comme elle lui dévouerait sa vie , son cœur , son âme ! . Honnête femme ! ... Vivre en honnête femme ! ... Ne pas avilir son enfant ! ... Être relevée , se racheter de cette résolution vile qui la menait au ruisseau ! ... Alors , quel avenir ! ... Soutenue , protégée contre elle -même et contre sa déraison , ses écarts de folie , régénérée enfin par un sentiment de gratitude immense qui l' enchaînerait , la défendrait contre toute rechute ! ... Grand Dieu ! comment pourrait-elle tromper , cette fois , un dévouement sans bornes au bonheur de sa vie , et mentir et se parjurer ? ... Ah ! ce serait trop horrible , et trop lâche , et trop fou ! ... Sauvée ! ... Elle se voyait sauvée ! ... Mais , par malheur , les miracles et les sauveurs sont rares en ce monde . Vers quatre heures , ce fut Ida Bonnard qui sonna . Elle arrivait suivie d' Aglaé , au courant de tout ; toutes deux parées , superbes , avec des chapeaux neufs et des confections élégantes qu' elles avaient achetées en venant . -- Tu vois : ça commence , ma chère , dit Ida . Regarde un peu ta mère ! ... Inutile de t' apprendre qui est -ce qui a payé ça ! ... Il m' a dit de lui envoyer la facture . Je te dis que c' est la perle des hommes comme il faut . -- Ça vient du Louvre , reprit Aglaé , en se mirant et toute bouffie d' aise . -- Mais ce n' est pas tout ça , ajouta la mère , il ne s' agit pas de flâner . Il nous attend à la Cascade . Tu sais , Catherine , ce qui est à la porte , et dans quoi nous somme venues ? ... Sa calèche , ma petite , sa calèche , rien que ça ! Tu vois d' ici notre effet dans la rue de Lancry ... Comme a chanté M . Bonnard : « Le jour de gloire est arrivé » ! -- Ah ! à propos , c' est fini ! Je peux te le dire ... Ma chère , il achète ton portrait : vingt-huit mille francs ! . . Si tu vas te le faire donner , je me le demande ! Catherine avait versé des pleurs sincères . Mais , hélas ! dans sa vie si folle , si souvent agitée de véritables remords , combien de fois avait-elle déjà pris des résolutions héroïques , contre la faiblesse qu' elle se savait ! Mobile comme une enfant , toujours la proie de l' heure , lasse de ce dernier combat livré dans un éclair de raison contre la fatalité qui l' étreignait , montée en victime dans la fameuse calèche , aux grands ébahissements de sa portière , elle n' était pas plus tôt dans les allées du Bois , que les bavardages de sa mère et d' Aglaé l' avaient distraite de sa terrible crise . Partie encore irrésolue , nourrissant même une sorte d' espérance qu' elle allait avoir le courage de rompre avec éclat ce pacte avilissant , elle se laissait gagner au beau côté du rêve . Ce luxe d' équipage , ce cocher , haut sur son siège , un valet de pied près de lui , tous deux corrects dans leur livrée de grand ton ... Tout cela pouvait être à elle si elle le voulait ! Cette prise de possession d' une vie de richesse , qui lui avait toujours paru inaccessible , la grisait malgré elle . Par ces étranges compromissions de son esprit de linotte , fait de contrastes et de fougues , elle se reprenait à délibérer . Était-elle donc si coupable , après tout , dans cet abandon , où elle ne dépendait que d' elle -même , de se refaire enfin une destinée heureuse , même à ce prix , plutôt que de souffrir la faim ? ... Quel espoir lui restait-il encore ? . . N' avait-elle pas lutté , combattu pour vivre de son travail en élevant son enfant ? . Quoi ! pour les préjugés stupides des quelques gens qui l' entouraient ! ... Que devait-elle à ce monde hypocrite et dur , qui n' avait pas de place pour elle , et qui ne savait pas la nourrir pour qu' elle pût rester honnête femme ? A qui la faute , si elle tombait ? ... La richesse a des attirances qui enivrent certaines natures débiles . Cette calèche produisait sur Catherine un étonnant effet . Elle regardait , elle s' oubliait à considérer longuement les moindres détails ... Sur la caisse , bleu marin , les banquettes capitonnées , en satin havane , s' enlevaient avec une étonnante harmonie . Tout dans cette voiture magnifique , avait cette élégance , ce goût parisien qui est le goût suprême . La passementerie sobre mais exquise des coussins , les jolis glands qui ornaient les coins , les poignées des portières , en ivoire , montées sur argent , les bouffettcs des chevaux en rubans rouges . Les yeux de Catherine enveloppaient tout , s' arrêtaient sur tout , éblouis , charmés . Quoi ! il ne dépendait que d' elle d' avoir ce train ! ... Dans cette admiration qui l' absorbait , elle s' abandonnait à mille fantaisies d' imagination . Quelle toilette s' assortirait le mieux avec cette nuance éteinte , aux reflets de bronze et d' or ? ... -- Une robe héliotrope pâle , la couleur à la mode , dit Aglaé . -- Non , répliqua Catherine , le bleu saphir serait bien plus joli , tu sais , de ce surah très beau qui joue le velouté de la peluche . Ce fut en discutant ainsi qu' on atteignit la Cascade . Cambrelu guettait , devant l' entrée du café . En apercevant la voiture , sa grosse face rosée s' épanouit . -- Nous voilà ! ... dit Ida , comme le cocher arrêtait ses chevaux sur le sable de l' allée . Avec une pose de conquérant , une expression de physionomie béate , les yeux ouverts , la bouche ouverte , il s' arrêta à la portière , chapeau bas , murmurant d' un ton ampoulé : -- Ah ! c' est gentil à vous ! vous êtes exactes . -- Comment donc , monsieur Cambrelu , s' écria Ida , il n' aurait plus manqué que de vous faire attendre ! . D' un geste arrondi , Cambrelu tendit la main à Catherine , qu' il fit descendre . Sans plus s' attarder , il lui offrit son bras , plantant là Ida et Aglaé . A cette heure , le café était désert . Le marchand de guano appela et commanda des sorbets . Sa canne entre les jambes , le chapeau de côté , il se tenait droit et digne ; aimable sans trop d' empressement , affectant les façons les plus discrètes . On eût presque dit une rencontre fortuite . Quelques phrases banales sur le Bois , sur ce restaurant de la Cascade si commode et si frais . Les glaces apportées , il servit Catherine , qui se laissait faire , lui sachant gré au fond de ces attentions , de ces hommages réservés où la susceptibilité la plus farouche n' eût trouvé rien à reprendre . Elle sentait se dissiper les noires pensées , distraite , conquise par une sorte de nouveauté d' existence . Cet après-midi de flânerie , de bien-être et de bien-aise la reposait de ses journées laborieuses et dures . Et comme des visions la berçaient , tandis qu' elle écoutait les menus propos de sa mère et d' Aglaé ! La quiétude , le luxe , ce rêve de richesse dont la réalisation lui semblait encore impossible ! ... Cette calèche qui l' avait amenée , arrêtée à quelques pas d' elle , le cocher et le valet de pied . Elle se voyait étendue sur ces coussins soyeux , en délicieuse toilette , admirée et enviée ... Les glaces achevées , Cambrelu , en payant , laissa deux francs sur l' assiette , comme pourboire au garçon . A cette munificence , Aglaé resta saisie . Ida poussa le coude de Catherine . On partit pour aller se promener dans les fourrés . Sous les arbres , la température était délicieuse . Un vent léger agitait les feuillées , détachant les fleurs mûres des acacias , qui tombaient dans les allées en pluie blanche et parfumée . Deçà , delà , les massifs se piquaient de fleurettes fraîches écloses . L' herbe était semée de marguerites et de boutons d' or . Ida et Aglaé s' égarèrent à dessein pour cueillir un bouquet . Catherine marchait au bras de Cambrelu . L' amoureux commençait à s' apprivoiser . Sans démasquer trop ouvertement ses batteries , ni se départir de ses façons respectueuses , il s' émancipait peu à peu . Il s' enquérait des goûts de Catherine , insinuant « qu' une jolie femme comme elle possédait une baguette , de fée qui devait réaliser toutes ses fantaisies » . Et , tout en causant , il lui échappait des termes familiers , des câlineries de langage . A un moment même , il l' appela « mon bijou » » ; elle entendit ce mot sans sourciller . Enhardi par cette bonne grâce pleine de promesses , il s' arrêta , et tira de sa poche un superbe bracelet , qu' il agrafa lui -même au joli bras de Catherine , en mettant un baiser sur son poignet . -- Il faudra aussi le collier , dit-il ; mais tout ne vient pas en un jour , pas vrai ? Elle murmura quelques paroles de remerciement . -- En attendant , mon petit trésor , reprit-il , je viens de m' occuper de vous . J' ai chargé une agence de me louer , tout de suite , un charmant hôtel tout meublé que je connais , jusqu' à ce que vous soyez chez vous . Le bracelet avait achevé de séduire Catherine . Tout en le contemplant , elle écoutait la description des félicités qui allaient lui échoir . De temps à autre , avec des minauderies de fine mouche survenant dans un tête-à-tête d' amoureux , Aglaé s' approchait pour offrir ses fleurs à Catherine . Cambrelu , se donnant des airs de bienfaiteur de la famille , tapotait la joue de l' ouvrière pour la remercier de ses gentilsesses , et Aglaé repartait , riant sous cape , après avoir saisi quelques bribes de l' entretien . La marche , l' émotion , avaient singulièrement échauffé Cambrelu . Son gros ventre , quoique bien sanglé , le gênait . Il suait toute l' eau de son corps . Néanmoins , il se faisait violence et continuait promenade et discours . Après quelques propos bêtes sur l' art , vraies balourdises de bourgeois riche , il en vint à risquer des conseils , tout à son avantage , naturellement . Les jeunes gens il fallait s' en défier , les fuir ! ... Pas sérieux ... et par surcroît pas le sou ! ... Un homme d' expérience savait bien mieux faire le bonheur d' une femme , lui témoigner plus d' affection , de dévouement . Catherine partagea cet avis et lui donna pleinement raison . En devisant ainsi , ils avaient atteint une place charmante . Sous un bouquet de jeunes chênes , le gazon touffu , émaillé de pâquerettes , semblait inviter à faire halte . Sans réfléchir , Catherine proposa de s' asseoir . Mais tout aussitôt , elle s' aperçut de sa sottise . Le pauvre Cambrelu ne pouvait se baisser à cause de son ventre ... Elle s' empressa vivement de se reprendre , en ajoutant qu' elle n' était point fatiguée , et qu' elle froisserait sa robe . Elle entrait dans son rôle . Enfin , au bout d' une heure , Ida et Aglaé les rejoignirent . A la mine radieuse de Cambrelu , madame Bonnard devina « que tout marchait sur des roulettes » . On regagna le restaurant , et les trois femmes remontèrent dans la fameuse calèche . Une dernière fois , Cambrelu baisa la main de Catherine . -- A demain , n' est -ce pas ? lui dit-il en soulignant ces mots . -- Oui , répondit-elle sans rougir . Le retour fut gai . Le bois s' était animé . Les équipages affluaient , les toilettes printanières s' étalaient pipmantes . Catherine souffrait de sa pauvre robe noire au milieu de ces élégances . -- Quelle revanche elle allait prendrre ! ... Ida pérorait sur les grandeurs prochaines , ne se lassant pas de les dépeindre , de combiner l' installation , d' en organiser d' avance tous les détails . Aglaé restait rêveuse . Catherine se grisait de plus en plus . A un moment , comme il était question de l' enfant , elle exprima son intention de lui donner une bonne anglaise . -- Vois -tu , maman , ce sont les seules qui s' entendent en nurserry ! ... Et puis , enfin , c' est une langue qui lui restera pour son éducation . Catherine , qui avait dormi le sommeil des anges en rêvant de sa grande vie , reçut le lendemain matin un autre bouquet que sa portière lui monta avec une seconde boîte de chocolat . L' ancien marchand de denrées coloniales se révélait décidément dans ses dons . Cette fois , l' envoi lui parut tout naturel , et elle l' accepta , souriante et flattée . Puis elle s' habilla , en fredonnant , la tête pleine de pensées sur sa brillante fortune . Comme elle se coiffait , ses yeux tombèrent sur une photographie de son mari posée sur la cheminée . Elle la prit et alla la fourrer dans une armoire , où elle avait rélégué divers objets laissés par Victor Surville , quelques instruments de chimie , des acides , des substances servant à ses analyses . Ce qui l' amena à se demander ce qu' elle allait faire de ses meubles . Parmi les somptuosités de son nouveau logis , ils ne trouvaient pas leur place . Cependant , en femme pratique , elle songea qu' à les vendre on n' en tirerait rien . Mieux valait les utiliser pour les chambres de domestiques . En tout cas , Aglaé en aurait sa part . Sa toilette achevée , elle se rappela que , ce jour -là , elle avait à donner ses leçons dans une pension de Neuilly . Ce souvenir l' étonna presque , comme si un siècle déjà se fût écoulé entre son existence d' hier et celle d' aujourd'hui . La pauvre maîtresse de piano lui faisait pitié ... A peine arrivait-elle à se reconnaitre dans cette malheureuse qui crottait ses jupes , à pied , pour aller gagner quelques francs . Bien entendu , elle n' eut pas un instant la tentation de remplir une fois de plus cette ennuyeuse corvée . Elle s' appartenait enfin , elle pouvait s' attarder , s' attifer , songer , flâner , lire ... Tout cela , sans crainte de l' avenir , sans se sentir pressée , acculée par le besoin , par la misère . -- Elle était riche , riche ! ... Et , allègre , triomphante , elle allait et venait par le petit salon , respirait ses fleurs , croquait un bonbon , plaquait un accord sur son piano . La pensée qu' elle allait avoir un hôtel lui causait une joie , des curiosités , des avidités d' enfant ... De quelle couleur choisirait-elle sa chambre ? Devant sa glace , elle approcha de sa joue quelques rubans de diverses nuances , pour étudier le ton qui convenait le mieux à son teint . Enfin , après deux heures de réflexions , de transports , de projets arrêtés avec elle -même , ne sachant plus que faire , elle sortit pour aller chez sa mère . Ce fut là une course délicieuse où les enchantements naissaient à chaque pas . Ces magasins , devant lesquels elle marchait naguère , détournant presque les yeux pour n' être point tentée , elle s' y arrêtait maintenant , fixant son goût , méditant sur les modes nouvelles , se parant déjà de tous ces chiffons exquis . Une robe mauve garnie de dentelles blanches , retroussée en panier , avec des flots de rubans caroubier , excita surtout son admiration . Elle eut presque envie de la retenir , de crainte qu' elle ne fût vendue le lendemain . Plus loin elle s' arrêta devant une adorable petite mante en crêpe de Chine , couverte de dentelles espagnoles ... Elle n' y résista pas , et entra pour l' essayer . Ne faudrait-il pas se procurer en hâte au moins deux ou trois toilettes , pour donner le temps à la grande couturière qui , désormais , allait l' habiller , de réaliser quelques chefs-d'œuvre ? ... Dans ces idées de coquetterie et de bonheur , Catherine atteignit la rue de Lancry , sans avoir eu conscience de la longueur du chemin . L' accueil empressé des Bonnard , une sorte de déférence , de soumission servile dans leurs façons , lui révélaient assez le changement accompli . On la traitait maintenant en puissance qui avait le droit de tout ordonner , de tout exiger . Comme pour ne point gêner les effusions , Bonnard prit sa serviette d' homme d' affaires et partit . Aglaé était à l' atelier . Ida apprêta bien vite un déjeuner fin , une gâterie pour sa Buveuse de perles , comme elle appelait Catherine avec emphase . Toutes deux se mirent à table en tête-à-tête . L' entretien ne pouvait rouler naturellement que sur cette haute fortune enfin conquise . L' heure des étonnements déjà passée , on en était aux grands projets . L' imagination des femmes va si vite . Elles n' effleuraient même plus la question , tout à fait secondaire , des scrupules enterrés ... L' affaire , considérée comme faite , à quoi bon y revenir , s' y arrêter , soulever un doute , une objection ? Madame Bonnard , de l' air le plus naturel , et avec la gravité digne que comporte le rôle d' une mère dans l' établissement de sa fille , avait adopté cette formule , qu' elle répétait à chaque instant . -- Dans ta position , il te convient de faire telle chose . -- Ceci , ou cela est indispensable dans ta position . Bref , une causerie pleine de conseils , comme à une jeune mariée sur les choses sérieuses du ménage ... Certes , l' expérience de madame Bonnard allait être d' un grand secours ! . . « C' est qu' il allait falloir de l' ordre avec un tas de domestiques qui sont tous des voleurs . Elle connaissait ça , elle , qui avait enrichi une demi-douzaine de femmes de chambre , rien qu' en se laissant carotter sur sa garde-robe ... Mais elle serait là heureusement pour les comptes , et elle se chargeait de les régler ... Catherine , d' ailleurs , n' aurait jamais le temps ! . . Il était probable que , dans les commencements , il viendrait diner tous les jours . . » -- Il faudra tout de suite une bonne cuisinière , dit-elle ; et , tu sais , elles sont plus rares qu' on ne croit , même quand on les paye au poids de l' or ... Enfin , je la dirigerai . Catherine , abandonnant volontiers les préoccupations infimes à sa mère , songeait surtout à l' organisation supérieure de son grand train ... Elle décrivit à Ida le boudoir qu' elle rêvait : un fond pourpre comme celui de son portrait . Durant ce long bavardage , le nom de Cambrelu ne fut pas une seule fois prononcé . Toutes deux disaient : Il , et elles se comprenaient . Catherine portant à son bras le magnifique bracelet , à un moment , Ida le décrocha pour l' estimer . Quand elle l' eut pesé , retourné , examiné en tout sens . -- Ça vaut dans les quatre ou cinq mille ! dit-elle . -- Tu crois , maman ? -- J' en suis sûre . -- Il a promis le collier . -- Pardi ! il en donnera bien d' autres ! Sur cette pente , elles en vinrent à parler du rendez -vous du soir , comme s' il se fût agi d' aller prendre une tasse de thé . -- A quelle heure y vas -tu ? demanda Ida . -- J' irai sur les neuf heures . -- C' est ça ! Et puis viens me voir demain , en retournant chez toi . Après une journée toute remplie des agitations de ce beau rêve , Catherine , exaltée , grisée par les éblouissements d' une aussi surprenante fortune , rentra chez elle , à sept heures , pour se mettre sous les armes . De ses expansions avec sa mère une seule pensée lui restait : c' est qu' elle eût été vraiment bien bête de manquer cette magnifique occasion de richesse . A huit heures et demie , elle partit , prit un fiacre , et arriva chez Cambrelu . Un valet de l' antichambre , qui semblait l' attendre sur le perron , l' introduisit . En se retrouvant dans le superbe hôtel , elle éprouva cette vanité secrète de toute femme consciente de son empire . Elle traversa deux salons faiblement éclairés . La lumière intime des lampes y répandait cette fois l' impression du home , et , d' un regard rapide , elle inventoria tout , avec le sentiment particulier de la prise de possession d' un chez-soi . Enfin , le domestique l' annonça , en ouyrant la porte d' un joli boudoir retiré , donnant sur le jardin . Cambrelu , assis dans un fauteuil , un journal à la main , bondit sur ses pieds . -- Ah ! vous êtes venue ! ... dit-il . -- N' avais -je pas promis ? répondit-elle d' un ton qu' elle essaya de rendre délibéré . Tout s' était paré pour la recevoir . Des fleurs fraîches remplissaient les jardinières et les potiches . Il retira même d' une flûte de cristal un magnifique bouquet qu' il lui offrit . -- Ah ! que vous êtes galant ! dit-elle . -- Mais c' est dans mon état d' amoureux , riposta-t-il finiment . Devant la cheminée , sur une table , une collation toute préparée , du thé , des gâteaux , des friandises et deux seaux d' argent , où se frappait du vin de Champagne . Cambrelu amena sa belle visiteuse à un divan , la fit asseoir , et se mit tout près d' elle , dans la posture attentive d' un soupirant . Catherine , légèrement embarrassée d' abord , reprit enfin plus d' assurance ; et , bien qu' elle fût au fond très émue , la causerie se posa en de frivoles badinages , où elle donnait de son mieux la réplique , plaisantant ce raout à deux . Peu à peu pourtant , Cambrelu s' émancipait . Pour faire une diversion , elle proposa de prendre le thé . Il s' empressa , et courut à la table . -- C' est moi qui vais vous servir , dit-il en lui présentant une assiette de petits fours . -- Êtesvous un peu gourmande ? -- Oui . -- Tant mieux ! c' est si gentil ! -- Vous trouvez ? -- Je trouve tout adorable de vous , répliqua-t-il avec sa grâce lourde et bourgeoise . Elle accepta un chou à la crème , qu' il lui découpa lui -même avec une petite fourchette en vermeil . Toutes ces minauderies du Tendre , si charmantes , si délicieuses entre deux êtres jeunes et épris , tournaient au grotesque chez ce vieux , obligé de veiller sur lui pour ne point déranger le plastron bien tiré de son gilet de piqué blanc , retenu au bas de l' abdomen par des agrafes solides , mais qui , par cela même , le gênait dans ses mouvements . Catherine , décidée à tout , se prêtait à ce manège , aimable , souriante , s' essayant même à se montrer osée , presque provocante . Cambrelu redoublait les airs extatiques , ses gros yeux arrondis et sa bouche entre-bâillée . La soirée était chaude , il suait et , par instant , il était forcé d' éponger son visage gras avec un fin mouchoir fortement parfumé d ' ess-bouquet . Tout en bourrant Catherine de gâteaux et de bonbons , il lui offrait du vin de Champagne , qu' elle acceptait . La malheureuse avait d' étranges peurs . Elle sentait le besoin de s' animer , de s' étourdir . Cambrelu versait à profusion , et elle vidait verre sur verre , tandis que , prudemment , il se contentait de tremper ses lèvres dans la mousse . A un moment , il lui demanda sa coupe pour boire après elle . -- Je veux connaître votre pensée , dit-il . -- Prenez garde , répliqua-t-elle coquettement , vous allez savoir qui je déteste ! -- Oh ! méchante ! soupira-t-il en enroulant son bras autour de sa taille , et remontant sa main vers sa gorge . Elle eut malgré elle un sursaut . -- Non , soyez sage , dit-elle . -- Oui ; mais , tout à l' heure ? . . -- Tout à l' heure , nous verrons , répondit-elle . -- Alors , un petit baiser , vous -même , bien gentiment ... , ajouta-t-il en l' attirant par ses mains qu' il la força de passer autour de son cou . -- Non , non , c' est trop dangereux ! s' écria-t-elle , en esquivant son étreinte . Ce mot monta Cambrelu jusqu' au délire , et l' enivra d' une joie folle . Comme pour savourer les excitations de cette résistance flatteuse , il se remit en position avec un air vainqueur de Lovelace généreux , mêlé à des façons régence du plus comique effet , et qui furent comme une trêve à ses ravages . Mais , ces frivolités d' amour n' étant point son affaire , il revint bientôt d' instinct à de galantes attaques plus substantielles . Catherine les repoussant , il feignit alors d' être piqué , et se recula à l' autre coin du divan , avec la mine d' un amant rebuté . Forcée de jouer son rôle , elle se rapprocha au bout d' un instant . -- Oh ! le boudeur ! dit-elle d' une voix mal ssurée . Et , faisant effort contre la répulsion qu' elle avait tant de peine à vaincre , pour se contraindre à l' effronterie , elle voulut hardiment s' asseoir sur ses genoux . Mais elle avait compté sans le ventre qui rendait la chose impossible ; dans son élan , elle glissa et faillit tomber en entraînant l' infortuné Cambrelu dans sa chute . Il la retint pourtant , et ce furent alors de grands éclats de rire . -- C' est bien fait ! dit-il , ça vous apprendra à être si dure pour moi ! Catherine commençait à sentir les fumées du vin de Champagne . Sa tête tournait légèrement , ses idées se confondaient , une sorte de gaieté nerveuse la gagnait ; elle buvait pour s' enhardir . Cambrelu en profitait pour devenir plus osé dans ses expansions , desquelles elle semblait ne plus savoir se défendre . Enfin , vers onze heures , Cambrelu , s' étant levé , lui dit d' un air tendre : -- Mon bijou , vous n' avez pas vu tout l' hôtel ... Il faut bien que je vous le montre ! ... Car , maintenant , le voilà bien , je l' espère , un peu à vous ... Si nous montions là-haut ? . . Elle eut , à ce mot , qu' elle comprit , une sorte de geste d' effarement qui le fit rire . Et , comme elle ne bougeait pas : -- Je suis dans mon droit , reprit-il en mignardant . C' est l' heure où les honnêtes gens rentrent chez eux ! . . Allons , ma chérie , allons ! . . Et , tout en parlant , il la força à se lever , et l' entraîna doucement vers une porte qu' il ouvrit . Il lui fit monter un petit escalier dérobé , en la serrant par la taille dans une douce violence , plaisantant sur sa jolie moue rêveuse . Enfin , ils arrivèrent à une riche chambre à coucher , ornée d' un immense lit à baldaquin , où elle vit deux énormes oreillers rangés à côté l' un de l' autre . Puis , soulevant la portière d' une grande pièce contiguë : -- Là , mon bijou , je te laisse ... Te voilà chez toi ! ... dit-il , sa grosse figure apoplectique mimant des expressions sentimentales . Restée seule , Catherine se mit à regarder machinalement autour d' elle . C' était un délicieux réduit Louis XV venant de la Du Barry . Dans de hauts panneaux sculptés , les tentures rares , les trumeaux libres de Boucher , enlevés au Pavillon de Luciennes , et rajustés à miracle aux dessus de portes . Des meubles de Boule en bois de rose , véritables pièces de musée . La toilette seule , tendue de dentelles sur un dessous de soie bleue , était une merveille . Sur le parquet , un tapis de la Savonnerie étouffait le bruit des pas . Un habile tapissier avait ajouté là les nécessités du confort et de la propreté moderne , sans trop altérer le style pur de l' ameublement . Sous deux appliques , allumées de bougies roses , la garniture en porcelaine de Saxe étalait ses bouquets et ses guirlandes d' un coloris si frais . Sur une large étagère , les pièces d' argent massif d' un nécessaire étonnant étaient rangées , mêlées aux flacons d' essences de toute sorte , aux éponges , aux boîtes de poudre de riz rose , blanche , bise . Des peignes , des brosses , des épingles à cheveux de toute grandeur et de tout genre ; depuis les neiges imperceptibles , jusqu' aux fourches en écaille blonde . Puis les épingles ordinaires pour la toilette : françaises , anglaises . Il n' y avait qu' à choisir . Pourtant , malgré tout ce luxe , il était impossible de se méprendre sur l' usage particulier , précis , de cette pièce . On y respirait une atmosphère étrange , commune , banale . Quelque chose comme cette caractéristique odeur du vice qui s' empreint sur les choses , confondant toutes les traces . Catherine commença à se déshabiller , lentement . Quoique se sentant un peu mal à la tête , tout en furetant deçà , delà ; sa curiosité inconsciente se prenait aux moindres détails . Elle ouvrit des tiroirs . Dans l' un d' eux , des bouts de ruban flétris , presque sales , des mèches de faux chignons pommadés , à odeurs rances , oubliés là comme autant de souvenirs et de révélations . Dans un coin , elle découvrit un lot de gravures licencieuses , accompagné de photographies de beautés d' étalage . Certains modèles avaient pose nus , dans des attitudes lubriques . L' un des portraits , à type de prostituée ignoble , portait cette dédicace : A mon gros loulou d' Isidore Cambrelu . Un sentiment de dégoût l' envahit peu à peu à la pensée que tant d' autres avaient passé là , Il lui semblait entrer dans une promiscuité réelle avec ces créatures , qui , venues comme elle , avaient laissé sur tout ce luxe des rappels de ruisseau . L' horrible moment était venu , et elle se demandait vaguement , en examinant les images de ces filles , à laquelle elle pouvait bien succéder en arrivant à son tour se déshabiller dans ce bouge somptueux ? Mais il fallait s' étourdir ... Après tout , on s' habitue sans doute ! Elle ôta son bracelet , qu' elle mit sur un coin de la toilette ; puis son mal de tête augmentant , elle baigna son front pour dissiper les lourdeurs qu' elle ressentait . Pourtant , bien qu' elle voulût la rejeter , la pensée de ce qui allait se passer , dans un instant , la poignait malgré elle , malgré tout son courage , malgré toute son audace affectée de femme résolue à ne plus regarder en arrière , à se précipiter dans cette fange . les yeux fermés , s' abandonnant au courant qui l' emportait . Les apprêts de cette odieuse chute , dont rien ne masquait plus la brutale réalité , commençaient à l' effrayer comme un épouvantable rêve ... Comment allait-elle s' y prendre ? ? ... Disons-le , la pudeur est une vertu qui manque , à bien des femmes . L' égarement des sens , d' ailleurs , même chez les prudes , a souvent de ces brusques surprises qui peuvent encore justifier les plus dépourvues de principes , de préjugés ou de sens moral . Mais la prostitution réelle et sans ambages veut des natures préalablement aguerries . Telle femme entretenue au mois , par un amant qui la paye et vient en maître chez elle , parle encore avec aplomb de son honnêteté . Car , de fait , si complaisamment qu' elle s' abuse sur ce qu' elle est vraiment , il y a encore des degrés dans ce trafic honteux des créatures qui se vendent . Plus d' une , certes , qu' une poursuite de huit jours réduirait à merci , s' indignerait et bondirait à l' idée de se livrer du jour au lendemain , comme une fille , au premier vieillard débauché de rencontre . Pour faire , avec cette désinvolture , de son corps une denrée , il faut une bassesse d' âme , un abandon voulu de toute vergogne , dont certaines éhontées , par bonheur beaucoup plus rares qu' on ne pense , sont seules capables . Au frissonnement qui la secoua tout à coup , la pauvre Catherine s' apercevait avec terreur qu' elle n' avait pas les qualités de l' emploi . Cette fortune , dont le rêve l' avait enivrée tout lejour , et qu' il fallait enfin ramasser dans cette boue , lui semblait , à cet instant terrible , un abominable leurre ... Atterrée , il lui fallut un effort pour comprendre comment elle était là . « Mais elle avait été folle ! . Elle ne pourrait jamais ! ... » Pourtant , elle voulut encore se raidir . Ne venait-elle pas déjà de jouer son rôle ? ... N' avait-elle pas déjà tout à l' heure surmonté sa répulsion « en se montrant gentille » , comme disait son parrain . Chose étrange , elle vit sa mère lui reprochant son manque de raison ... Elle eut peur de s' entendre appeler bête ... Elle se regardait , debout , dans une grande glace qui lui renvoyait sa pâleur , et se considérait , dans une chemise de batiste fine que sa mère lui avait prêtée , et dont la transparence la laissait toute nue ; ses épaules et sa gorge sortaient d' une large échancrure garnie de dentelles sur le devant . Elle était prête ! A ce moment même , la porte s' ouvrit , et elle vit entrer Cambrelu , vêtu d' un pantalon de chambre , à pieds . L' air vainqueur et souriant , grotesque à faire tomber l' amour à la renverse , il s' approcha , tandis qu' elle restait immobile , fermant les yeux , se pétrifiant , voulant résister à sa peur ... Tout à coup , elle se sentit enserrée dans ses bras , et il colla ses grosses lèvres visqueuses sur son cou . Sous ce baiser plus douloureux qu' une morsure , Catherine tressaillit dans tout son être . Un bondissement de dégoût lui souleva le cœur , -- comme une nausée . Une épouvante folle la saisit , si insurmontable et si soudaine , que , dans le mouvement brusque qu' elle fit pour se dégager , elle alla se heurter violemment contre un meuble . Tout surpris de ce retour de défense peu prévu , Cambrelu se mit à rire . -- Mais , petite bête , qu' est -ce que t' as ? . Et , doucement , comme s' il eût compris qu' il était encore besoin de l' apprivoiser , il se rapprocha la mine souple et câline . Toute effarée , elle se recula avec un cri d' effroi . -- Laissez -moi ! laissez -moi ! dit-elle . Ne voyant là qu' un jeu pour exciter son désir , Cambrelu , toujours riant , se mit à la poursuivre . Il réussit à la ressaisir dans ses bras . Égarée par la peur , la malheureuse se débattait sous les brutales étreintes , étranglée par l' angoisse , frissonnante , éperdue , se tordant pour esquiver des caresses . Sa chair criait , se révoltait ! ... Et , dans une véritable terreur vertigineuse : -- Non , non , je ne veux pas ! ... criait-elle , je ne veux pas ! ... Mais Cambrelu la retenait de force . -- Voyons , c' est de la bêtise ! reprit-il . Voyons , ma petite chérie ! . -- Non , non , je vous dis que je ne veux pas ! répétait-elle . Je vous en prie , laissez -moi . Pas aujourd'hui ! ... je vous dis que je ne veux pas ! Et , dans un effort désespéré , elle réussit à se dégager encore une fois . Il y eut alors une sorte de trêve . Cambrelu , la regardant ahuri , soufflant , poussif , était tombé sur une causeuse , mis tout en eau par cette incroyable lutte . Il n' y comprenait plus rien . Enfin , au bout d' un instant , la croyant apaisée , il aborda la douceur . -- Mais , petite toquée , reprit-il insinuant , il faudra bien toujours ! . Voyons , de quoi as -tu peur ? ... Tu sais bien que c' est comme femme du monde . et pas comme cocotte ! . A cette distinction si grossière et si stupide , et qui la mettait encore plus bas , la pauvre Catherine eut comme l' impression d' un dernier crachat en plein visage . -- L' imbécile lui faisait manger la boue dans laquelle elle se sentait tombée . -- Enfin , puisque tu es là , continua-t-il , qu' est -ce que ça te fait ? ... Est -ce drôle que tu sois comme ça . quand il y en a tant d' autres à qui ça ne fait rien ? ... Tiens , regarde ce que je t' apportais . Et il lui montra deux liasses de billets de banque , qu' il fourra dans sa chemise ouverte et qui tombèrent , s' éparpillant sur le tapis . Devant cette résistance entêtée , sur laquelle il ne lui était plus possible de s' abuser , le marchand de guano resta atterré . A son tour , il eut presque peur de l' état d' agitation effrayante où il la voyait . -- Allons , allons , calme -toi , reprit-il , à un geste de recul qu' elle fit encore comme il bougeait ! . Tiens , je reste là ! . Je ne t' approche pas . Causons , comme deux amis . Qu' est -ce que je veux moi ? . C' est que tu sois contente , et que tu me laisses faire ton bonheur , en honnête homme , comme à ma petite femme . Elle ne répondit rien ; sans le quitter des yeux , la malheureuse attirait vers elle ses vêtements épars sur le tapis . -- Eh bien , voilà que tu vas te rhabiller ? . reprit-il . Puisque tu es venue . Regarde si ça a du bon sens . et si tu n' es pas une petite sotte ? -- Oui , je suis bête , répondit-elle fiévreusement ; mais que voulez -vous ! ... Je ne peux pas ! C' est plus fort que moi ... Je vous en prie , laissez -moi m' en aller aujourd'hui ... Je ne peux pas ! . . Une autre fois , j' aurai plus de courage ! Aujourd'hui , je suis malade ... Cela me fait peur ! ... Tenez ... regardez , vous voyez comme je suis pâle et que je pleure ... C' est plus fort que moi , je vous dis ! . . Je ne peux pas ! . . je ne peux pas ! ... A ces mots , elle tomba sur sa chaise en fondant en larmes . Cambrelu ne savait plus que dire . La pauvre Catherine , à bout de forces , brisée par les émotions de cette ignoble lutte , effarée de honte , sous les regards de ce vieux , laissait couler ses pleurs , en couvrant sa poitrine de sa jupe , pour voiler sa nudité . Cette terreur était si navrante , qu' il n' osa plus lui -même poursuivre son œuvre , sentant bien , devant cette répulsion effrayante , qu' il en serait pour ses frais d' inutile brutalité . -- Allons , allons , mon petit chéri , dit-il penaud , ne te désole pas ... Puisque tues souffrante , voilà tout . Ça sera pour une autre fois . -- Oui , répondit-elle . D' une main encore toute tremblante , elle se rhabillait , piétinant sur les billets de banque épars , que Cambrelu s' empressa de ramasser , les recomptant avant de les faire rentrer dans sa poche . -- Tiens , il y en a pourtant vingt « de mille ! » , dit-il , en les lui montrant avec un soupir . -- Oui , oui . ce sera pour une autre fois , répéta-t-elle machinalement , en se hâtant sans détourner la tête . En cinq minutes , elle fut prêle . Il lui proposa de la reconduire . Il n' était pas tard , elle refusa . Alors , tout anxieuse , ne sachant plus comment elle était entrée là , elle chercha une porte . Il la devina . -- Je vais t' accompagner jusqu' en bas , dit-il , tous mes domestiques sont couchés . Comme ils allaient passer le seuil : -- Tiens , tu oublies ton bracelets ... exclama-l-il . -- Une autre fois , une autre fois , répondit-elle sans s' arrêter . En repassant par la chambre devant ce lit ouvert , et tout préparé pour elle , elle fut reprise d' un sentiment d' épouvante comme à la vue d' un gouffre de fange et de boue . Elle avait encore peur d' y tomber ... Elle descendit le grand escalier monumental , si empressée de s' enfuir , que Cambrelu avait peine à la suivre . -- Eh bien , à demain , mon chéri ! dit-il , lorsqu' il eut gagné le péristyle . J' irai te voir chez toi , à trois heures , n' est -ce pas ? ... -- Oui , oui ! répondit-elle . Sortie enfin de l' hôtel , Catherine respira , comme si elle se fût échappée de quelque caverne . D' instinct , elle prit son élan , droit devant elle , tremblant d' être poursuivie , n' ayant qu' une pensée , celle de s' éloigner de ce lieu , de cette rue . Elle atteignit en courant l' esplanade des Invalides . Dans les quinconces , tout était désert . Pourtant , quelques boutiques étaient encore ouvertes . A l' horloge d' un cabaret , elle vit qu' il était minuit . Épuisée , elle entra sous les arbres , et , une fois là , tomba sur un banc de pierre , cherchant à se retrouver , à fixer ses idées . Mais une sorte de torpeur paralysait son cerveau , engourdissait ses membres . Saisie par la vive impression du grand air , elle s' aperçut bientôt que ces fumées du vin dont elle avait ressenti l' effet , dans le cabinet de toilette , et qui s' étaient presque dissipées sous les affres de ses terreurs , l' assaillaient tout à coup de nouveau . Son regard se troublait , tout tournait autour d' elle ; un affreux malaise l' envahissait . Elle comprit qu' elle était ivre ! Terrifiée par la peur de ne pouvoir aller plus loin , elle se raidit , et , s' armant de toute sa volonté , s' imposant un effort inouï , elle se leva et repartit . Au bout de quelques pas mal assurés , elle s' arrêta , sous l' empire d' une nouvelle crainte . Rentrer chez elle , n' était -ce pas s' exposer à retrouver Cambrelu ? ... Si , déjà , il l' avait devancée rue Laborde , s' il l' y attendait ? . Reprise par l' effroi , cette idée étrange lui vint d' aller chez son parrain , qui du moins la défendrait Ne songeant plus que , à cette heure , Sainte-Périne serait fermée , elle rebroussa chemin et se dirigea vers le bord de l' eau . Elle allait , marchant , pressée sous l' obsession de ce raisonnement fixe et tenace des gens ivres que rien n' arrête dans leurs caprices fous . Ce quai tout désert , ce grand silence de la nuit , sous un ciel bas et sombre , la rivière profonde qui faisait un abîme noir derrière le parapet de pierre blanche . Tout cela lui était indifférent . Aux maisons de plus en plus espacées n' apparaissait plus une lumière . Que lui importait ? Parfois , quelques gens attardés la croisaient , sans même qu' elle les vît . Elle ne songeait qu' à atteindre la rue du Point-du-Jour , à franchir cette entrée qu' elle connaissait si bien , à traverser le jardin dans sa largeur , pour aller frapper à la fenêtre de son parrain . Soutenue par une énergie extraordinaire , domptant son malaise affreux , contraignant son corps brisé de fatigue à se soutenir , à avancer quand même , comme une hallucinée , elle arriva à Auteuil , et s' engagea dans le dédale des avenues . A la clarté blafarde des becs de gaz , elle s' orientait mal . Plus d' une fois elle crut toucher au but ; mais , arrivée devant quelque grille monumentale , elle ne se retrouvait plus . A un moment elle s' assit sur une borne , ses forces étaient à bout , elle avait froid , elle voulut repartir ... Mais tout à coup , un étourdissement la saisit , comme un vertige ... ses jambes se dérobèrent , le sol lui parut s' effondrer . Elle fit un effort suprême pour dominer cet anéantissement qui la gagnait . Un cri désespéré sortit de sa poitrine , et elle s' affaissa comme une masse , inanimée , évanouie , Lorsque Catherine se retrouva , il faisait grand jour . Elle se vit , couchée dans un lit à rideaux de perse , dans une chambre qu' elle ne connaissait pas . L' esprit tourmenté , fiévreux , elle regarda stupéfiée autour d' elle , sans pouvoir comprendre comment elle était là . Près d' une des fenêtres ouvrant sur un jardin , elle aperçut une femme qui semblait la garder . Dans son cerveau agité , les idées se mêlaient , se heurtaient vagues , confuses , comme secouées par une sorte de délire . En dépit de ses efforts , elle n' arrivait pas à saisir le moindre fil qui pût la guider dans les ténèbres de cet insondable chaos . Tout à coup , la femme fit un mouvement et leva la tête . Son regard rencontrant les grands yeux sombres de Catherine , elle se pencha à la fenêtre , fit un signe de la main , en jetant ces mots d' une voix claire : -- Viens ! elle est réveillée ! ... A ces paroles , un odieux rappel frappa la pauvre Catherine , qui frémit dans tout son être ... Comme en une vision horrible , elle revit la scène de la veille à l' hôtel Cambrelu , et son épouvante folle ... Pourtant , elle s' était enfuie ... Elle retrouva cette sensation de lourdeur , de fatigue , d' épuisement , qui l' avait surprise . Elle se rappelait qu' elle était tombée ... Puis c' était tout ... le reste lui échappait . Mais , tout à coup , une pensée lancinante l' épouvanta de nouveau ... Elle se crut encore chez lui ... « Il l' avait rejointe , et l' avait ramassée , emportée évanouie , sans qu' elle en eût conscience . » En cette femme qui était là , elle crut reconnaître une des filles dont elle avait découvert les portraits , et qui était là sans doute pour aider à quelque lâche violence . Un affreux désespoir la saisit . -- Non , non , je ne veux pas qu' il vienne ! . . s' écria-t-elle . Et elle voulut s' élancer du lit , la jeune femme essayant de l' apaiser . Mais Catherine se dégagea avec une énergie farouche . -- Non , non , vous êtes une misérable ! . . Je ne veux pas ! . . je ne veux pas ! ... A ce moment , la porte de la chambre s' ouvrit , et un homme à cheveux grisonnants se montra sur le seuil . Catherine le regarda effarée , tandis que la jeune femme , se tournant vers lui : -- Viens m' aider à la maintenir , dit-elle , la pauvre enfant a encore le délire . Mais , à la vue d' un étranger qui pouvait la protéger , Catherine eut un autre transport . -- Oh ! je vous en prie , s' écria-t-elle , ne me quittez pas ... Il est là . Elle vient de l' appeler ... Vous me défendrez . Je ne veux pas ! -- Mais il n' y a là personne , répliqua-t-il d' un ton calme et ferme , c' est moi que ma femme a appelé dans le jardin pour vous soigner ... Allons , chassez vite toutes ces idées de fièvre , et regardez -moi bien . Ne reconnaissez -vous pas votre ami , le docteur Jean Lorrain ? ; A cette voix qu' elle avait souvent entendue , Catherine fit pourtant encore un effort pour se lever . -- Oui , je vous reconnais , reprit-elle . Mais ramenez -moi à la maison , je ne veux pas rester chez lui ... C' est plus fort que moi , je vous dis . Je ne peux pas ! ... J' aime mieux qu' il garde ses vingt mille francs ! . -- Eh bien , c' est entendu , ajouta Jean Lorrain du ton dont on parle aux fous ou aux hallucinés . Seulement , il faut vous tenir bien tranquille et ne plus avoir peur de rien ... Ici , vous êtes chez moi , à Auteuil . Atterrée , elle le regardait , encore défiante . -- Je suis chez vous ! ... répéta-t-elle . -- Sans doute ! ... Voyons , peureuse , reprit-il , rappelez -vous : hier soir , vous vous êtes sentie malade , n' est -ce pas ? Vous êtes tombée , dans la rue ; des gens vous ont trouvée , et , en quête d' un médecin , sont accourus me chercher . Je vous ai reconnue . Et vous vous réveillez chez moi . -- Tenez , c' est ma femme qui est là ... Nous avons passé la nuit auprès de vous . A ce langage ami , Catherine , recouvrant peu à peu le souvenir , se laissa aller à ce qu' on exigeait d' elle . Elle se sentait brisée de tous ses membres ; et , dans sa tête alourdie , ses pensées se confondaient toujours , sans qu' elle pût les fixer . -- C' est un fort ébranlement , voilà tout ! dit Jean Lorrain à sa femme . Cette fièvre -là va se résoudre d' elle -même avec les émotions qui l' ont amenée . Dans quelques jours , il n' y paraîtra plus . Catherine entendait vaguement , mais pourtant avec assez de lucidité pour ressaisir un à un les rappels de la veille : le cabinet de toilette chez Cambrelu , sa lutte . Puis sa course ahurie par le quai , par les rues . cette affreuse ivresse . Quelques heures lui échappaient , pendant lesquelles elle avait conscience de s' être défendue contre des terreurs folles ; et enfin elle se retrouvait dans cette chambre . Ses vêtements souillés étaient jetés sur un fauteuil . Comme le docteur prenait son poignet pour lui tâter le pouls , elle abaissa son regard et se vit dans cette chemise garnie de dentelle , ouverte à la laisser presque nue , et qui trahissait tout . Elle eut un geste effaré de honte en rencontrant les yeux de la jeune femme . -- Allons , allons , reprit Jean Lorrain à demi bourru dans ses façons , pas d' agitation ! Du calme et de l' obéissance ! ... C' est entenda , nous savons tout . Vous avez assez bavardé toute la nuit dans la fièvre ... et vous avez tout dit de cette vilaine affaire où votre mère vous a jetée . Vous en êtes réchappée , en créature qui n' est pas bonne à ces choses -là ... C' est tout ce qu' il faut ! Pour le moment , vous n' avez plus rien à craindre , vous êtes en sûreté ... Et vous allez prendre ce chloral qui va vous faire dormir et vous empêcher de penser ... -- Ah ! monsieur , si vous saviez ! ... s' écria Catherine . -- Bon , bon , nous causerons plus tard ! répliqua le docteur . Buvez -moi ce sommeil , ou je me fâche ! Jean Lorrain , le célèbre professeur de la Faculté , que ses découvertes en physiologie ont placé au niveau des Claude Bernard et des Pasteur , avait été le maître de Victor Surville , qu' il avait associé à quelques travaux , où l' élève avait commencé à se faire un nom . Il avait été un des témoins du mariage de la fille d' Ida . A la fois protecteur et ami , il avait tout su des joies et des tristesses du jeune ménage , et , à l' heure de ce dénouement tragique , qui était survenu au bout de deux années , ç'avait été sur ses conseils , et avec son aide , que Victor Surville était parti pour l' Amérique , et les hautes relations du maître lui avaient assuré là d' emblée une belle position , qui était presque déjà une fortune . Jusqu' à cette aventure étrange qui l' avait amenée dans sa maison , Jean Lorrain n' avait plus revu Catherine . Indulgent comme tous les grands esprits , que des facultés rares élèvent au-dessus du grouillement des misères humaines , en la retrouvant sur le bord de cette sentine du vice , où il avait presque prévu qu' elle devait fatalement tomber , le philosophe , en lui , s' était ému curieusement de cette lutte finale où elle s' était débattue . Les aveux de ce délire , ces terreurs effrayantes , qui lui avaient tout dévoilé , cette révolte instinctive de la chair l' avaient en même temps frappé comme un de ces cas pathologiques particuliers , qui déterminent de si étranges phénomènes dans l' organisme de la femme , et qui déroutent jusqu' aux savants ... Il avait connu par expérience le terrible combat pour la vie , et les étreintes de la misère , et cet âge de fer que les forts seuls savent traverser sans faiblir . Il portait donc , dans sa grande âme , une naturelle compassion qui prenait sa source plus haut que les conventions ou que les préjugés vulgaires . La sincérité de cette horreur , que la pauvre folle avait ressentie au moment d' une abominable chute , l' avait navré ; car , s' il n' avait jamais rencontré Catherine , Jean Lorrain pourtant s' était parfois renseigné sur sa vie . Attaché à Victor Surville par une affection vive , et prévoyant que le malheureux n' oserait pas s' informer , ni jamais lui reparler de sa femme , allant au devant d' un triste sentiment de pudeur , sous prétexte de lui donner des nouvelles de son enfant , dans leur correspondance suivie , il ajoutait souvent quelques mots relatifs à la mère : heureux qu' il était de pouvoir le rassurer sur des apparences de conduite , qui , jusqu' alors , avaient du moins sauvegardé son nom . A ce hasard jetant Catherine sur ses pas , en pareille détresse , il n' avait donc point hésité à tenter une dernière chance de salut , dont sa solide amitié pour son élève lui faisait presque un devoir , n' eût-il point déjà ressenti la pitié d' un homme de cœur , devant cette misère se révoltant éperdue dans les horreurs du vice . Après un sommeil lourd qui l' avait tout à fait calmée , Catherine se réveilla vers quatre heures , et trouva à son chevet Aymar de Trédec , que Jean Lorrain avait envoyé chercher . -- Eh bien , fillette , dit-il , eh bien , qu' est -ce que nous avons ? -- Ah ! c' est vous ? -- Parbleu ! en chair et en os . -- C' est vous ! ... répéta-t-elle toute rassurée et joyeuse . -- Oui , mais ne pas battre la campagne ! On n' est pas ton parrain pour des prunes . Le docteur m' a tout raconté . -- Est -ce que je suis bien malade ? demanda-t-elle . -- Peuh ! reprit-il en riant , une secousse , un petit coup de marteau ! Affaire de courbature , -- Alors , vous savez . ? -- Tout le bataclan de l' histoire . Le marchand de guano t' a été trop dur , et tu en as eu une indigestion , voilà tout ! ... Ça ne sera rien ! L' important , c' est de ne pas s' en faire mourir , et de n' y plus penser ... Tu es ici chez des amis . Pour le quart d' heure , tu n' as donc aucune raison de te tourmenter . Il te faut quelques jours pour te remettre , nous sommes là ! ... et , après cela , nous verrons . -- Mais , mon enfant ? dit Catherine , du fond de ses anxiétés . -- Tout est prévu . On a averti ta mère , qui va te l' amener ... Tiens , justement , écoute sa voix suave , la voici ! A ce moment , en effet , on entendait Ida s' exclamant dans la pièce voisine . Presque aussitôt , la porte s' ouvrit brusquement , et elle se précipita comme une bombe avec l' enfant ; madame Lorrain les suivait . -- Mon Dieu ! ma fille ! ... s' écria Ida en s' élançant vers le lit et jetant ses deux bras autour du cou de Catherine d' une façon tragique . -- Ma fille ... comment vas -tu ? A cette exagération de sensibilité maternelle , Catherine répondit du mieux qu' elle put , en assurant qu' elle se sentait complètement guérie . Puis elle embrassa son fils avec une explosion de tendresse , comme si elle le retrouvait , tout à coup , après l' avoir cru perdu . -- Tu es malade , maman ? dit le pauvre petit tout chagrin . -- Non , non , ce n' est rien , ne pleure pas ! ... Durant ce temps , madame Lorrain s' efforçait d' apaiser Ida , qui continuait ses jérémiades . -- La , la , pas tant de bruit , que diable ! dit le vicomte Aymar , en faisant asseoir sur une chaise cette mère éplorée , puisqu'il n' y a plus de danger , il n' est point nécessaire de nous étourdir . Par discrétion , madame Lorrain crut devoir se retirer . Rassurée enfin sur Catherine , Ida , en se retrouvant en famille , changea subitement de ton . -- Ah çà , tu en fais de belles ! dit-elle avec une colère sourde . Il est venu chez moi . Qu' est ce que c' est que toutes ces singeries -là ? Tu n' es pas honteuse de nous mettre dans des états pareils , qne nous ne savions pas ce que tu étais devenue , ce matin . Sous cette avalanche de reproches , Catherine fit un mouvement douloureux . -- Oh ! ma petite Ida , tu vas te taire et ne pas la tourmenter , n' est -ce pas ? dit Aymard intervenant soudain . Je te ferai observer que tu prends mal ton temps pour tes semonces . -- Mais c' est dans son intérêt , c' est pour son bien , c' est de son avenir qu' il s' agit . -- D' accord ... -- Et vous savez bien , vous , qu' une occasion pareille est une chance rare ... et qu' il faut la saisir aux cheveux . -- Quand elle en a ! . riposta en riant le parrain , ne pouvant se défendre de plaisanter la calvitie de Cambrelu . -- Bon , bon , je sais ce que je dis , répliqua Ida , piquée . En tout cas , mon cher , ce n' est pas vous qui lui ferez des rentes , n' est -ce pas ? -- Mais puisqu'elle n' a pas pu ! ... reprit Aymar en forme d' excuse . -- Elle n' a pas pu ! ... En voilà une bêtise ! ... Comme si ça ne se pouvait pas toujours , quand on a de la raison ! ... Tout ça , ce sont des mauvais conseils ... Ah ! je sais bien , allez : c' est vous qui la détournez de se faire une position . L' entretien menaçait de s' aigrir , quand , pour l' accommodement des deux parties , Jean Lorrain parut . On se tut aussitôt . Ida reprit sa pose de mère sensible . Au bout d' un instant , voyant que Aymar restait installé : -- Allons , viens , mon chéri ! dit-elle à l' enfant ; il est temps de repartir , ton grand-père nous attend . Catherine , qui avait gardé son fils assis sur son lit , l' embrassa d' un air triste . Jean Lorrain la devina . -- Vous ne l' avez pas assez vu ? dit-il . Eh bien , voulez -vous que l' enfant reste avec nous ? On le soignera avec les miens . A cette proposition , Catherine eut un cri de joie . Ses yeux , secs jusqu' alors , se remplirent de pleurs : elle éclata en sanglots . -- Enfin ! voici de bonnes larmes ! reprit le docteur . Le cœur se dégonfle ; bon signe . Ida , n' osant s' opposer à cet arrangement , s' en retourna inquiète . Après avoir fait craindre une méningite , l' état de Catherine se résolut en une de ces prostrations nerveuses qui suivent les émotions trop violentes . Les terreurs et le délire calmés , comme à miracle , par les soins qui l' entouraient , elle avait trop de fougue dans son caractère mobile pour ne point se reprendre à l' exagération même de ses espérances de salut . Elle ne se sentait plus abandonnée , et , sous cette protection solide de Jean Lorrain , qu' elle retrouvait pour la première fois depuis sa séparation , il lui semblait entrer dans une autre existence qui la reliait presque à son mari . Rachetée , libérée du vice , prête à subir cette volonté droite qui allait la guider , la soutenir , elle n' était plus seule livrée à sa faiblesse , à cette déraison qui l' avait perdue . -- Il s' agit d' oublier les mauvais rêves pour se remettre sur pied ! avait dit Lorrain de son ton de commandement , nous verrons après , ma femme et moi , à arranger votre vie et celle de cet enfant que vous aimez , et dont il faut faire un homme ! Trois jours plus tard , la fièvre ayant cédé , Catherine , appuyée sur le bras de madame Lorrain , qui lui avait prêté une de ses robes de chambre , put descendre au jardin , où couraient les enfants . Assises toutes deux sous une tonnelle , Catherine respirait heureuse de se sentir revivre . Chose étrange ! après deux années de ménage qu' elle avait traversées comme une folle , elle ne savait rien de cette vie familiale , tendre et vraie , qu' elle n' avait point su comprendre . A la forme de ces soins qu' elle voyait à madame Lorrain pour tout ce petit monde , et pour son fils , elle s' apercevait que , dans ses caresses exaltées , elle n' avait même jamais été mère . Et , sérieuse , réfléchie , elle admirait cette sérénité franche de la conscience et du bien , chez une nature équilibrée par le cœur , et par ce sens moral d' honnête femme qui lui manquait . Beaucoup plus jeune que son mari , qu' elle adorait , madame Antoinette Lorrain , avait trente-deux ans , jolie plutôt que belle , avec de ces grâces de caractère enjouées que donne le bonheur fondé sur la raison . Un peu enthousiaste , d' un esprit vif et cultivé par cette haute intelligence qui , par son seul contact , avait fait d' elle presque une femme supérieure , elle portait en elle un charmant prestige , et comme une sorte de désinvolture de pensées : lesquelles , ainsi qu' elle le disait en riant volontiers d' elle -même , « fleuraient comme baume les beaux discours de son savant » . -- Mon Dieu ! vivre ainsi , aimée , protégée , estimée , se disait Catherine avec des retours sur elle -même . Et , sans savoir pourquoi , prise d' un élan inconscient qui lui partait du cœur , elle appelait son fils pour l' embrasser . Au milieu de l' après-midi , le vicomte apparut sur ses jambes branlantes . Il allait monter le perron . -- Par ici , monsieur de Trédec , lui cria gaiement madame Lorrain , venez admirer notre malade qui court les champs ! -- Ah bah ! répliqua le parrain arrivant de toute sa vitesse , en reculant d' un pas sur deux . C' était par une belle journée d' août ; le jardin était charmant , dans les fraîcheurs d' ombre de ses grands platanes . Sous les vignes vierges et les chèvrefeuilles en fleur , Catherine était à demi étendue sur un large fauteuil de canne ; un peu pâle encore , mais l' œil reposé , souriant , quelque chose de tranquille , d' apaisé dans toute sa personne . Elle assortissait les laines d' une tapisserie de madame Lorrain . A quelques pas , les enfants jouaient aux quilles , le petit de Catherine embarrassant les jambes des grands , qui le mêlaient complaisamment à leur partie . -- Hein ! mais c' est une idylle , ce tableau -là , dit le parrain en acceptant la chaise que madame Lorrain lui prépara gentiment . En dépit de son ton de vieux dandy osé , qui empruntait au besoin à l' argot du boulevard et des clubs ses expressions les plus caractéristiques , le parrain , avec son tact d' homme du monde , ne manquait pas de modifier son langage devant madame Lorrain retrouvant les belles formes d' un habitué des salons . Tout en gardant néanmoins cette désinvolture qui lui était une grâce , il eut bientôt donné à l' entretien une allure vive et pimpante , faisant rire les deux femmes par ses saillies originales , amusant jusqu' aux enfants mêmes . L' hôtesse , d' humeur bienveillante et gaie , riait de tout son cœur , tout en tirant les points de sa tapisserie et ripostait avec beaucoup d' à-propos . Soudain , au courant de la causerie : -- Vous ne savez pas ce que nous avons comploté ? dit madame Lorrain . -- Quoi ? -- Votre filleule va devenir notre voisine . Il y a en face , dans la rue , dans cette maison que vous pouvez admirer d' ici , un petit appartement à louer . Nous avons décidé que madame Surville va le prendre pour rester près de nous . Nous en sommes là . A peine échappée du gouffre , et encore courbée sous l' affreux souvenir de honte , à ces paroles qui étaient pour elle un relèvement si généreux , Catherine se sentit émue , troublée à ne pouvoir répondre , -- Mon Dieu , ce serait un beau projet , soupira-t-elle ; mais , malheureusement , il est inexécutable . -- Bah ! bah ! nous arrangerons cela ! -- Que vous êtes bonne ! s' écria Catherine en saisissant la main de madame Lorrain , qu' elle porta à ses lèvres avec effusion . -- Hé ! reprit la jeune femme , j' aurai bien aussi ma part dans ce gentil voisinage -là . -- Eh bien , voilà que vous pleurez ? ... Oh ! la petite vilaine ! Fi ! que c' est laid ! Grondez -la , monsieur le parrain ! Il y avait tant de grâce et de bonté dans cet encouragement d' honnête femme , tant de délicatesse et de persévérance à couvrir ainsi de son intégrité le malheur de la pauvre Catherine , que , bien qu' il n' eût pas positivement l' âme sensible , le vicomte Aymar ne put se défendre d' une légère velléité d' émotion . Cette atmosphère saine de bonheur et de sentiments purs le gagnait malgré lui . -- Allons , allons , ma fille , dit-il , dominant bien vite ce léger trouble , tu es tombée ici en plein paradis . Et , d' un mouvement spontané , tendant ses deux mains ouvertes à madame Lorrain : -- C' est bien vrai que vous êtes un ange ! ajouta-t-il . Madame Lorrain essayait de récuser cet éloge , quand elle fut interrompue par une domestique qui , apparaissant sous la tonnelle , annonça à madame Surville qu' un monsieur demandait à lui parler . -- Voici sa carte , ajouta-telle . En lisant le nom de Cambrelu , Catherine devint toute pâle . -- Oh ! mon Dieu ! dit-elle avec un mouvement de confusion . -- Qu' est -ce que c' est ? ... demanda Aymar . Et , ayant lu à son tour . -- Comment ! il ose ? ... Le malotru ! ... poursuivit-il essayant de se lever . -- Laissez , laissez , dit madame Lorrain . Et ne craignez rien , mon enfant . Puis , se tournant vers la domestique : -- Marie , répondez à ce monsieur qu' il est ici chez madame Lorrain , qui ne le connaît pas ... et qui , par conséquent , ne le reçoit pas ! La servante éloignée , Catherine resta toute tremblante . Le vicomte et madame Lorrain avaient beau la rassurer . Il lui semblait qu' un nouveau malheur se préparait , qu' elle courait encore un danger . Après un instant , la domestique reparut . « Le monsieur insistait , refusant absolument de se retirer sans avoir vu madame Surville . Il s' agissait d' une affaire très importante . » -- Mais cet homme est un insolent ! dit madame Lorrain . -- A mon tour , laissez -moi faire , madame , répliqua Aymar , cela me regarde . -- Aidez -moi à me lever , ma fille , ajouta-t-il en s' adressant à la servante , je vais aller lui dire un petit mot à cet entêté . Une fois sur ses jambes , le vicomte se mit en marche . Il trouva Cambrelu qui se promenait devant le perron . -- Hé ! c' est ce cher monsieur Aymar de Trédec , s' écria le marchand de guano , de son ton le plus aimable , et en tendant la main . -- C' est bien ! c' est bien ! ... Bas les pattes , monsieur ! répondit Aymar en le toisant du haut en bas de son air le plus dégagé . Vous venez ici , dit -on , pour voir madame Surville . , qui ne veut pas vous recevoir ... Je me présente à sa .place pour vous reconduire , puisqu'il paraît que vous ne savez pas retrouver la porte . -- Mais , monsieur , reprit Cambrelu en se redressant , je viens envoyé par sa mère ... Et il me semble . -- Ce qu' il devrait vous sembler , monsieur , c' est que votre démarche est une inconvenance ... Donc , housse ! daignez m' emboîter le pas , jusqu' à votre équipage . -- Mais ce ton , monsieur ... -- Ce ton , monsieur , signifie , je le répète , que madame Surville , n' accueillant point votre visite , si , en ce moment , ou dans la suite , vous insistiez pour la troubler , en quoi que ce soit , j' aurais l' honneur de vous fiche des calottes ... -- C' est bien , monsieur , je sais ce qu' il me reste à faire , répondit bravement Cambrelu , en faisant deux pas en arrière . -- A Sainte-Périne , monsieur , tous les matins , je suis visible , et , tout démoli que je suis , assis , je tire encore le pistolet comme un ange . Le vicomte accompagna ces mots d' un salut sec et ironique . Cambrelu tourna les talons et dévala . La grille refermée derrière lui , Aymar regagna la tonnelle . -- Eh bien , dit-il , il est parti ! ... Nous nous sommes entendus comme deux amis . Le -- soir même , les enfants couchés , comme Jean Lorrain avait décrété que la convalescente pouvait se permettre un peu de veille , Catherine était près d' Antoinette au salon , tandis que le savant lisait . -- Ah ! à propos , Jean , dit madame Lorrain , tu sais ce que cette grande enfant prépare ... ? -- Quoi donc ? demanda-t-il . -- Imaginerais -tu jamais que madame fait la discrète , et qu' elle prétend qu' il lui est impossible de s' installer en face , à deux pas de nous ? ... -- Hélas ! chère madame , reprit Catherine en soupirant , être discrète , après ce que je vous dois , ce serait vous méconnaître et manquer de reconnaissance ! ... -- Alors , donc ? . . -- Vivre près de vous , ce serait un enchantement ... mais il y a à ce bonheur -là une difficulté insurmontable . -- Cette fameuse difficulté est-elle un mystère ? ... demanda Antoinette . -- Un mystère , avec vous ? ... grand Dieu , j' en rougirais ! . . Mais c' est ma pauvreté , voilà tout ! -- Votre pauvreté ! ... Voyons donc , voyons donc , faisons nos comptes , dit Lorrain en secouant la tête . Confessez -vous . Qu' est -ce que vous gagnez avec vos leçons ? ... -- Cent trente francs par mois , répondit Catherine ; en moyenne , douze cents francs par an ... Et le loyer de ce joli logement en coûterait huit cents . -- Eh bien , reprit-il , la pension de votre mari pour l' enfant , jointe à votre travail , suffirait à tout cela . -- Une pension ? ... Mais je n' ai que ce que je gagne ! reprit Catherine étonnée . -- Comment ? . s' écria Lorrain , votre mère ne vous donne-t-elle pas les deux cents francs qu' elle reçoit mensuellement pour vous ? ... -- Mais vous vous trompez ! répondit Catherine . Ma mère ne reçoit rien , et n' a jamais rien reçu ! -- Ah ! parbleu ! reprit-il , il fait beau dire que je me trompe ! ... Je me suis chargé , depuis deux ans , de régler avec elle cette affaire -là ! Bien qu' elle connût sa mère , en apprenant une telle nouvelle , la pauvre Catherine demeura toute ébahie . Elle n' avait jamais prévu une aussi indigne escroquerie . Lorrain , devinant tout , s' empressa de relever son courage par la perspective de cette aide qui lui permettrait de s' installer près d' eux . -- Hélas ! vous ne connaissez ni elle , ni mon beau-père , dit-elle en soupirant ; ils garderont tout , comme depuis deux ans ! ... -- Oh ! non , oh ! non , je vous le garantis ! s' écria-t-il . -- Que pourrais -je faire ? -- Vous ne ferez rien ! . Seulement , comme c' est moi qui leur porte cet argent le premier de chaque mois , à partir de ce jour , c' est à vous que je le remettrai , voilà tout ! Le lendemain , l' appartement d' en face était loué . Huit jours suffirent pour amener le complet rétablissement de Catherine , qui ne pouvait encore croire à tout ce bonheur tenant du miracle . Assurée contre la misère , soutenue par une de ces protections solides qui s' imposent , son sauvetage accompli par enchantement , et comme en villégiature dans la maison d' Auteuil , en attendant que son nouveau logis fût installé , tout cela lui paraissait un songe . Le ménage Lorrain jouissait d' un de ces bonheurs sûrs qui reflètent autour d' eux quelque chose de leur sérénité , de leur plénitude . D' un côté , cette douce tutelle , ferme et dévouée qui s' étend sans cesse sur l' être aimé , et le garde de tous les heurts de la route ; de l' autre , cette confiance absolue , une soumission douce , fière et ravie de s' abandonner aveuglément au bras qui la guide . Pas un nuage ne troublait l' union de ces deux êtres , qui avaient mis toute leur vie dans leur affection commune . Avec son caractère extrême en tout , Catherine fut aussitôt conquise par ce train charmant d' existence , où le devoir paraissait riant et facile ; des réflexions sages l' assaillaient , des retours sur un passé follement saccagé se mêlaient à des regrets , à des aspirations vers un idéal de vertu . Au contact de cette épouse loyale , si sincèrement aimante et dévouée , elle se revoyait dans son ménage , trompant , mentant , toujours frivole et mordant la main qui la soutenait . Puis elle songeait à son horrible chute . D' ordinaire , après dîner , quelques amis de Lorrain survenaient : tous gens supérieurs , animés de ce souffle et de cet esprit qui plane en des régions inconnues du vulgaire . Elle en connaissait quelques-uns d' autrefois . On parlait de tout , avec cet abandon qui révèle une force , une valeur réelle ; des aperçus d' esthétique transcendante se mêlaient aux digressions plaisantes , et tout cela , simplement , comme chose naturelle à ces intelligences d' élite familiarisées avec tous les sommets . Catherine écoutait , se reportait aux heureux jours . Ces causeries enjouées du soir , sous les arbres du jardin , avaient pour elle un indicible attrait . Elle s' y abandonnait , rassérénée , convertie , se reprenant à toutes ces belles et généreuses idées avec la même facilité qu' elle les avait reniées . A la nuit , on rentrait au salon . Le talent de pianiste de Catherine était apprécié par cet auditoire d' un goût fin et sûr . Lorrain , très fort en matière d' art , lui donnait même quelques conseils , pour certains passages d' expression qu' il avait entendus par les maîtres . Un soir , comme on lui avait demandé du Mendelssohn , elle attaqua les premières mesures du Songe d' une nuit d' été . Mais , tout à coup , elle s' arrêta , se rappelant qu' il y avait à peine quinze jours , c' était précisément ce morceau qu' elle avait joué à l' hôtel Cambrelu . Incapable de continuer , elle se leva , affreusement troublée , invoquant pour prétexte qu' elle ne se souvenait plus , et elle fondit en larmes . C' était bien le salut , en effet , que Catherine avait rencontré . Le miracle rêvé s' accomplissait . Installée avec son enfant dans ce joli petit appartement qui fut bientôt prêt , son existence se régla presque facile . Tout naturellement remplacée dans les deux pensionnats qui étaient sa seule ressource , et d' où elle avait si brusquement disparu sans laisser de ses nouvelles , on lui avait trouvé à Auteuil quelques leçons bien rétribuées , dans des familles où on l' accueillait avec une condescendance toute particulière , le nom de Jean Lorrain couvrant sa protégée . C' était bien strictement le nécessaire , mais ce n' était certes plus l' âpre gêne . Par surcroît , une aubaine inespérée lui survint . Il se trouva que , un soir , comme il lisait une chronique scientifique , anglaise , dont il faisait faire des extraits d' articles pour ses élèves , Jean Lorrain parla d' un traducteur qui lui faisait défaut tout à coup . Heureuse et fière de pouvoir être utile , Catherine , à tout hasard , s' offrit . -- Un traducteur ? . . Mais je suis là , moi , dit-elle timidement . Je sais l' anglais , et , si vous vouliez bien me permettre d' essayer ... Avec quelques conseils de vous , je pourrais peut-être vous tirer d' embarras . -- Ah ! ce serait une trouvaille ! s' écria-t-il . Il me serait bien plus commode de vous avoir sous la main ... Sans compter que cela vous produirait une centaine de francs par mois que je payais pour ce travail . -- Ah ! mon Dieu , mais je serais trop riche alors ! -- Voyons tout de suite votre savoir , ajouta-t-il en lui tendant la brochure . Catherine traduisant à livre ouvert , il fut aussitôt décidé qu' elle allait tenter l' épreuve . Dès le lendemain , elle se mit à l' œuvre , avec cette flamme , cette ardeur dévorante qu' elle apportait à toute chose , et ce fut un nouvel aliment d' enthousiasme et de résolutions hautes . Levée dès l' aube , pendant que son fils dormait encore , elle parcourait son gentil logis , se mirant dans ses meubles , qu' elle trouvait rafraîchis , rajeunis , tout coquets sous leur couverture neuve de cretonne à ramages , cadeau de madame Lorrain . Elle aidait la petite bonne à ranger sa chambre , apprêtait sa table de travail , son papier et sa plume . Puis elle s' asseyait devant la fenêtre ouverte . De grands jardins s' étendaient sous ses yeux , , une mer de verdure et , par-dessus , les hauteurs de Meudon . Toute palpitante , à l' idée de ce qu' il en résulterait pour elle , si elle réussissait cette traduction , elle écrivait , absorbée dans ce labeur qui la prenait tout entière , s' appliquant , tandis que , autour d' elle , son enfant jouait . En entendant ce babil joyeux mêlé de jolis rires , elle se sentait heureuse de vivre . Elle n' était plus seule , et elle se demandait si jusqu' alors elle avait vraiment aimé ce petit être , né de sa chair , qui la protégeait déjà de sa présence , et lui faisait presque oublier son abandon . Après déjeuner , elle partait pour ses leçons , alerte , presque élégante dans sa robe en linon à pois , achetée vingt-neuf francs cinquante aux Magasins du Louvre . Sous son chapeau de paille entouré d' une simple gaze , son beau visage resplendissait . Elle arrivait chez ses élèves , un bon sourire aux lèvres , pleine de zèle , se sentant rachetée par ce travail qui , désormais , assurait son existence . Mon Dieu ! comme les mauvais jours étaient loin ! . Chaque soir , elle allait chez les Lorrain . C' était là sa récréation . Considérée bientôt comme de la maison , complètement à l' aise , elle s' épanouissait dans cet intérieur joyeux , le cœur débordant de reconnaissance . Parfois quelques amies de madame Lorrain , en petit nombre , mais choisies , apportaient au cercle des savants un élément plus frivole , qui avivait encore la causerie et en élargissait le cadre . Catherine , presque déclassée depuis sa séparation , retrouvait là des sympathies d' hennêtes femmes , une estime qui la relevait à ses propres yeux . Elle était enfin rattachée au monde . Une amitié solide s' était établie entre elle et Antoinette Lorrain , amitié ferme et tendre , où elle sentait l' appui d' une raison haute et de ce sens moral qui lui manquait . Un certain dimanche , comme elle arrivait pour dîner avec son fils , Catherine avait l' air si radieux , que madame Lorrain en fit gaiement la remarque . -- Oui , voilà ce que j' apporte au maître , répliqua-t-elle en développant un rouleau de papiers . -- Eh quoi ! déjà ? . . s' écria Lorrain qui se mit à parcourir les feuilles . -- Oh ! c' est si bon de travailler ! reprit Catherine de son ton de ferveur . J' ai veillé ces derniers jours . c' est pourquoi je me retirais de bonne heure . Il reste à savoir si j' ai réussi . -- La sournoise ! dit Antoinette Lorrain , elle te ménageait sa surprise . Catherine tremblait bien un peu . Il se trouva que , sauf quelques corrections techniques que le maître eut bientôt redressées , la traduction était excellente . -- Mais c' est parfait ! dit-il . Dès ce moment , vous pouvez vous considérer comme mon traducteur . Ce fut pour Catherine une de ces journées de joie sans mélange , où l' on se sent fier de soi -même , confiant dans l' avenir , engagé dans une voie droite qui mène sûrement au but . Cependant l' aventure de Catherine , à Auteuil , avait été pour Ida Bonnard un de ces événements qui déroutent toutes les prévisions humaines . Tout cela avait été si inattendu , et le tour qu' avait pris l' affaire Cambrelu avait si bien renversé toutes ses idées de femme sérieuse , qu' elle n' y comprenait plus rien ! La maladie de sa fille et l' accident survenu étant , à ses yeux , un simple coup de guignon qui apportait forcément un retard aux choses convenues , elle s' était tenue , et pour cause , à l' écart des Lorrain , craignant de leur donner l' éveil . Le déménagement qui s' en était suivi lui avait même paru manœuvre habile , pour détourner tout soupçon , de ce côté du mari , dont elle croyait devoir redouter les rapports ... Mais , Catherine rétablie , libérée enfin de la gêne résultant d' un séjour de deux semaines à la villa , pendant lesquelles il s' agissait d' être prudente , Ida ne la sut pas plus tôt installée qu' elle accourut aux nouvelles , pour renouer le fil si brusquement coupé de cette trame d' or restée sur le métier . Elle apportait une lettre de Cambrelu . A descendre le cours de sa vie , Ida avait certes rencontré des hasards bien surprenants , mais aucun ne l' avait tant consternée que cette réponse posée qu' elle reçut ! -- Cette lettre est inutile , maman , remporte -la ! -- Comment , que je la remporte ? ... s' écria la mère atterrée . Une explication nette détermina la situation en deux mots , Catherine déclarant sa résolution de ne jamais revoir le marchand de guano . Il serait superflu de décrire la scène que provoqua cet écroulement de toutes les espérances d' Ida Bonnard . Ce fut un torrent de récriminations , de plaintes et d' injures mêlées de larmes et d' accents de colère . « Jamais plus malheureuse mère n' avait eu ses chagrins ... Et quel rôle encore lui faisait jouer Catherinee ? . . Non , ce n' était pas agir en femme comme il faut ! ... Bien sûr , quant à elle , elle n' oserait jamais se représenter devant un honnête homme , pour lui apprendre qu' on le plantait là ... Qu' est -ce qu' il allait penser ? ... Elle se voyait déshonorée ... Alors on ne pouvait donc plus compter sur rien dans le monde ? ... » C' était bien la peine d' être la fille d' un lord ! ... Et puis , qu' allait-elle devenir sans le sou , avec son enfant à garder ? ... Car , c' était bien décidé : M . Bonnard n' en voulait plus ... C' était le pauvre petit qui allait pâtir ... » -- Non , maman ! dit tranquillement Catherine , les deux cents francs par mois de son père suffiront toujours pour qu' il ne manque de rien . Sur ces simples mots , Ida demeura soudain muette , et devint toute rouge , malgré son aplomb . -- Quels deux cents francs ? . . balbutia-t-elle ? -- Ceux que tu reçois de M . Lorrain , depuis deux ans , et dont tu avais toujours oublié de me parler . Les jours s' écoulaient , uniformément paisibles , remplis pour Catherine des mêmes travaux , des mêmes distractions . Remise de toutes ses secousses , ayant tout oublié , avec cette mobilité de caractère qui la jetait toujours aux extrêmes , elle s' enflamma pour les joies d' une existence modeste . Les idées austères lui devinrent une véritable passion . Elle se relevait la nuit pour aller écouter dormir son enfant ... Et , toute orgueilleuse d' elle -même , elle s' arrêtait parfois devant la glace , pour se voir en cet essor de tendresses et s' admirer dans son joli rôle de mère sérieuse . Juste à point mélancolique de sa situation de femme séparée , sa tenue , chez les Lorrain , avait ce reflet digne d' une infortune noblement supportée . Dédaigneuse de toute coquetterie , pour un peu plus , elle eût mortifié sa beauté pernicieuse en la couvrant de bure ... Le noir des veuves , d' ailleurs , lui seyait à souhait . Comme pour éprouver sa constance , et la faire triompher dans ses superbes résolutions , un jour une lettre lui arriva . Ne reconnaissant point l' écriture , elle l' ouvrit sans défiance , la croyant de quelqu'une de ses élèves . Elle tomba sur une épître de Cambrelu . C' était un de ces morceaux de style que le cri d' une passion sénile , avivée par la folie des sens , peut seul produire . Depuis cette scène qui l' avait laissé dans un désarroi inouï , au beau milieu des plus terribles flammes , l' imagination de plus en plus montée par le souvenir , pendant le séjour de Catherine chez Lorrain , Cambrelu n' avait plus vécu . En apprenant d' Ida l' horrible nouvelle de la destruction de ses espérances , et le changement d' idées de Catherine , il s' était senti assommé d' un tel coup , que , pour un moment , la fâcheuse apoplexie avait semblé planer dans l' air . Le saisissement passé , il en était venu à un de ces désespoirs d' amour qui troublent les digestions mêmes . Une barre sur l' estomac , qui ne le quittait plus , endolorissait ses jours ... Ses nuits étaient agitées de visions troublantes . Il ne dormait plus . En cet état désordonné , il écrivait à Catherine , la suppliant de consentir à le revoir , ne fût -ce que comme le dernier de ses amis , « pour le sauver du moins de tourments et de peines qu' il ne pouvait plus supporter » . La tête perdue , il lui offrait tout , sa fortune , l' hôtel déjà loué , les dix mille francs par mois , sans autre condition que de lui permettre de l' approcher , de vivre dans l' air qu' elle respirait ; ne lui demandant nul retour , sinon le bonheur de la faire heureuse et d' embellir sa vie . Il ne voulait être que son esclave , promettant de n' ambitionner d' autre récompense que la satisfaction de réaliser tous ses rêves , et de servir tous ses caprices ... Que lui importait ? ... Il était riche . Et quel plus bel emploi pouvait-il attendre de ses millions ?