RÉVOLTÉE ! PAR CLAUDE VIGNON PARIS CALMANN LÉVY , ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES RUE AUBER , 3 , ET BOULEVARD DES ITALIENS , 15 A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 1879 Droits de reproduction et de traduction réservés – Mon frère , je vous le répète , cette petite a le diable au corps et il n' y a qu' une chose à faire , c' est de la mettre au couvent . Sur quoi , madame la vicomtesse de Clérac posa d' un air péremptoire sa tapisserie sur sa table à ouvrage ; M . le comte Le Dam d' Anjault , son frère , tordit sa moustache ; et , tout au fond du salon , dans l' ombre , une fillette , qui paraissait quinze ans à peine , et qui allait apparaître ou disparaître derrière une portière en tapisserie , s' arrêta court , ouvrit de grands yeux brillants , pleins de questions et de pensées , et tendit l' oreille , tout en ramenant la tapisserie sur elle , pour se dérober aux regards . ... Nous voici au 10 mars ; je pars le 1er avril ; il faut vous décider ; à quoi servirait-il que je l' emmenasse une année de plus à Clérac ? Elle gamine dans les champs comme une enfant , et ce n' est plus une enfant ; ma responsabilité est lourde , très lourde ... – Mais la mettre au couvent à quinze ans . Pauvre petite ! – Allons donc ! parce que la mère vous a pris la moitié de votre vie et de votre jeunesse , ne faut-il pas que la fille vous prenne l' autre ? Croyez -moi , Armand , à trente-cinq ans , êtes -vous encore fait pour plaire ? Une fois cette fillette au couvent , vous vous marierez très bien . Et je sais une fille d' entrepreneur , élevée au Sacré-Cœur et richement dotée , qui sera contente de devenir comtesse de bon aloi et d' avoir pour mari un joli garçon . – Pauvre Edmée ! si gaie , si enfant encore ! et qui semble si bien faite pour prendre sa part de la vie ! – Oui ! oui ! et pour vous donner du tintouin aussi . – C' est ma fille , après tout ! – Votre fille ! ... votre fille ! ... Enfin , elle porte votre nom ! – Clémence ! La mère est morte ? – Oui , mon cher Armand ; et Dieu la reçoive en miséricorde ! Il y eut un moment de silence . Le père semblait soucieux , hésitant ; mais , pour un observateur , il eût été trop clair que la destinée de la petite Edmée était fixée , et que les scrupules de conscience qui la protégeaient encore seraient vite vaincus . Madame de Clérac reprit : – Cette enfant porte votre nom , elle n' a pas de fortune . Pouvez -vous lui en donner ? Non ! n' est -ce pas ? Ce n' est pas avec la place de deux mille huit cents francs qui vous permet de vivre en province que vous la doterez ? Eh bien , quand elle aura vingt ans , qu' en ferez -vous ? Tenez ! je n' y puis penser sans frémir . Jamais vous ne trouverez à vous marier avantageusement ayant auprès de vous ce minois et cette grande fille sans dot . Pour elle , le monde , c' est la misère , le malheur ! ... Eh ! grand Dieu ! peut-être le vice . Il y a des nécessités qui s' imposent , mon frère ! Et ces nécessités -là deviennent quelquefois des devoirs sociaux . – Ainsi , selon vous , mon devoir serait de sacrifier Edmée ? – Sacrifier ! – Les hommes , en vérité , ont de ces mots qu' on devrait laisser à la porte des salons et jeter hors des causeries honnêtes de la famille . C' est dans les coulisses que vous prenez ces mots -là ! Est -ce qu' une chaste et candide jeune fille , est -ce qu' une fille bien née est sacrifiée parce qu' elle devient l' ange du sanctuaire , l' épouse du Seigneur ? Combien donc de vos tantes et de vos cousines ont été sacrifiées depuis les croisades ? Car nous faisons les preuves de 1399 dans notre famille ! et nous voyons des chanoinesses de Remiremont sur notre arbre généalogique . Allons donc ! Armand , votre chétive place de bureaucrate vous aurait-elle donné de ces sottes idées bourgeoises que Rousseau , Diderot et d' Alembert ont semées dans le monde ? Ah si vous ou moi avions une situation en rapport avec notre rang , il y aurait encore quelque chose à tenter : ce serait de marier Edmée avec quelque vieux gentilhomme veuf et assez riche pour lui laisser un petit douaire , de lui préparer mon sort , en un mot ; mais ce n' est pas à Clérac que je la marierai , ni à Paris , où je reste à peine trois mois chaque année . Vous savez d' ailleurs que je ne pourrais qu' avec des efforts inouïs la produire dans le monde . Enfin , pour tenter cet impossible , il faudrait une jeune fille de tête , ayant le sentiment des devoirs que sa naissance lui impose ; et Edmée , si elle est votre fille , est aussi celle de sa mère . Déjà cela ne se sent que trop à mille choses ; et , quant à moi , ce ne serait pas avec une tille d' actrice que je me risquerais à courir cette aventure . – Mais , Clémence , vous avez tort de penser du mal d' Edmée . Ce n' est qu' une enfant ; une enfant rieuse et folle , voilà tout . – Dieu le veuille , mon frère . – Enfin les dames de Sainte-Claire la prendront pour rien , par considération pour notre famille , qui leur a donné une abbesse , et par la protection de Mgr de Bréhan qui s' intéresse à nous . Consultez-le , Mgr de Bréhan , et vous verrez ce qu' il vous dira . Il vous dira que la place d' Edmée est au couvent , et que ce que vous avez à faire , vous , c' est de vous marier avec une fille sans nom , mais riche et bien élevée , dont la dot vous permettra de rétablir votre blason , et d' aider vos parents pauvres . – Eh ! ma sœur , sans doute , ce que vous me dites est juste et sensé ; je n' ai pas besoin d' aller consulter Mgr de Bréhan pour le sentir . Seulement ... Eh bien , mon cœur se serre à l' idée de prendre cette petite créature , de la conduire dans un grand bâtiment sombre , et de l' y laisser cloîtrée pour toute sa vie ... – Il fallait , Armand , pour éviter ce malheur , suivre l' avis de vos parents , vous conformer aux intentions de toute votre famille qui comptait sur vous comme sur un réparateur , comme sur un Dieudonné . A quoi ne pouviez -vous pas parvenir sans votre malheureux mariage ? Le roi , alors , était sur le trône ; la noblesse donnait quelques droits aux emplois ! ... – Enfin , n' en parlons plus et tâchons de sauver ce qui reste . Je vous disais donc que , si vous eussiez pris la vie comme il fallait , vous n' auriez pas aujourd'hui une fille dans la situation fausse où est Edmée . Faites -en votre meâ culpâ . Puis , prenez votre parti . Il y a quinze ans , vous aviez vingt ans et vous avez fait une terrible sottise ; dans quinze ans vous en aurez cinquante . Si vous prenez aujourd'hui le parti que je vous conseille , à cinquante ans vous pouvez avoir une situation de fortune assise ; une femme bien posée dans le monde ; deux ou trois enfants dont vous ne serez pas forcé de faire des prêtres ou des religieuses . Quant à Edmée , elle sera une sainte fille , honorée , peut-être élevée en dignité dans son couvent . Si vous résistez et que vous retourniez dans votre petite ville avec elle , vous serez , elle et vous , deux vieux déclassés , aigris et piteux . Et je ne mets pas les choses au pis ! Car Edmée peut , quelque jour , décamper avec un officier de la garnison . On a vu ça . Supposez qu' elle reste sage : après votre mort elle n' aura même pas de pain , et il lui faudra , pour vivre , faire des chemises ou garder les femmes en couches . – Oh ! – Voilà , mon frère . C' est la vie ; et , à trente-cinq ans , il est temps de l' apprendre ! – Je réfléchirai , Clémence ; vous êtes mon aînée ; vous êtes une digne femme et une femme d' esprit . Certainement vos conseils sont pour moi d' un grand poids . Il était dix heures . Madame de Clérac ne veillait pas plus tard à l' ordinaire . M . Le Dam d' Anjault prit congé . Il logeait à l' hôtel , dans le voisinage . Le petit dérangement occasionné par son départ empêcha madame de Clérac de voir la portière de tapisserie qui séparait le salon de sa chambre à coucher se soulever un peu , puis retomber doucement . Edmée traversa la chambre de sa tante à pas de loup , gagna une sorte de cabinet de toilette qui suivait et dont on lui avait fait une chambrette , et se glissa comme une anguille entre ses draps . Dix minutes après , madame de Clérac , après avoir donné , pour le lendemain , les ordres à ses domestiques , entrait dans sa chambre . – Edmée , ma mignonne , dors -tu ? Edmée , le bras passé sous sa tête , la tête mollement renversée et la respiration égale et calme , semblait la statue du sommeil . Une pendule ancienne , qui avait une sonnerie très-retentissante , se mit en ce moment à sonner dix heures . Sans doute , madame de Clérac pensa que le bruit avait dû percer le sommeil de sa nièce , car elle reprit : – Tu dors , Edmée ? La jeune fille fit un léger mouvement et murmura : – Ma tante ! – Ah ! je croyais que tu avais entendu sonner la pendule . Tu t' es donc couchée de bonne heure ? Il est dix heures . Allons , pense à Dieu ! A dix heures , comme à toute heure . Jésus et Marie soient dans nos cœurs : Qu' ils y vivent , qu' ils y règnent , Qu' ils y fassent leur demeure . – Oui , ma tante ! C' était une habitude de madame de Clérac , qui dormait peu , d' éveiller sa nièce deux ou trois fois par nuit pour lui faire répéter cette antienne . Peut-être voulait-elle ainsi lui donner un avant-goût du couvent et la préparer à chanter matines . La jeune fille balbutia les dernières syllabes du dernier vers ; puis sa respiration égale et douce reprit son cours . Mais quand sa redoutable tante , à son tour , fut couchée ; quand , à travers la porte vitrée entr'ouverte qui séparait sa chambrette de celle de madame de Clérac , Edmée entendit , elle aussi , la respiration particulière au sommeil , la jeune fille se leva en souriant et le bras accoudé sur son genou , le menton appuyé sur sa main , les yeux grands ouverts et regardant à travers l' ombre , se mit à penser . Elle dormit peu cette nuit -là , et pensa plus qu' en toute sa vie d' enfant elle ne l' avait fait encore . Nous sommes à Paris , rue de l' Université , à un quatrième étage . Madame de Clérac , ainsi qu' on l' aura pressenti par ce qui précède , est une veuve d' une quarantaine d' années , qui , depuis un an , donne asile et protection à sa nièce Edmée . Madame de Clérac est pourvue de cinq mille livres de douaire pour tout bien ; elle habite trois mois de l' année le petit appartement où nous la voyons en ce moment , et le reste du temps vit , au fond du Limousin , dans une bicoque délabrée que pompeusement ses domestiques appellent « le château » . Dudit château elle ramène une servante cuisinière , une petite paysanne dégrossie par les sœurs de son village , qu' elle décore du titre de femme de chambre , et un petit berger de quatorze ans , affublé d' une livrée . Toute cette maisonnée apporte à sa suite des sacs de pommes de terre , de haricots et de noix , du petit salé , des légumes , des confitures , du vin et de la piquette pour les trois mois de séjour . A la cuisinière , madame de Clérac donne quelques petits gages ; aux deux autres , elle ne donne que la nourriture et sa protection ; c' est-à-dire qu' elle les place après les avoir formés . En devenant veuve , madame de Clérac avait renoncé à plaire ; elle portait invariablement à la ville une robe de cachemire noir , s' étant vouée au demi-deuil , et à la campagne des robes d' indienne ; pour aller dans le monde une robe de velours noir lui suffisait l' hiver , et l' été une robe de barège ou de mousseline . Du 1er janvier au 1er avril , grâce à cette organisation économique , elle faisait une figure modeste , mais suffisante , dans le faubourg Saint-Germain ; et , d' avril à décembre , elle vivait noblement en son pigeonnier . Quelquefois elle était invitée à passer un mois chez des amis , et cette année -là elle trouvait moyen d' aller aux eaux , en juillet . Quant à M . Le Dam d' Anjault , frère de madame de Clérac , que nous avons vu , veuf et encore joli garçon , à trente-cinq ans , nous le trouvons , au moment où commence ce récit , chef de bureau à la préfecture de X . , avec deux mille quatre cents francs d' appointements « pour tout potaige » . Né d' une famille noble qui n' avait eu de bien qu' une chétive part du milliard des émigrés , il était destiné à relever cette famille dont tous les efforts s' étaient réunis pour lui faire donner de l' éducation . A vingt ans il était bachelier ; grâce à un frère moins heureusement doué que lui , qui était parti comme soldat à sa place , il se trouvait quitte du service militaire . Sa sœur , madame de Clérac , mariée à un vieux chevalier de Saint-Louis , pouvait alors lui offrir à Paris une chambrette , le sel et le pain . On lui dit qu' il fallait en profiter pour faire son droit , puisqu'en cette société révolutionnaire , on ne pouvait plus parvenir à rien sans avoir un diplôme et sans passer une thèse . Quand il serait reçu , on lui aurait , grâce à des protections , soit une sous-préfecture , soit une place d' auditeur au Conseil d' État , et on le marierait richement . Tels étaient les projets et les espérances de la famille , vers la fin de la Restauration . Malheureusement , Armand avait l' âge des passions , un cœur naïf , l' inexpérience absolue de la vie . En menant la vie d' étudiant , il vit , rencontra , aima mademoiselle Cora Mendilla . C' était une petite actrice , jouant la comédie à Bobino faute d' avoir pu entrer comme danseuse à l' Opéra , comme chanteuse dans les chœurs aux Italiens , comme comédienne à l' Odéon . Une vieille mère l' accompagnait partout Sans être jolie , Cora avait du feu , de l' éclat , de l' imprévu , je ne sais quoi , qui pipait les amoureux . D' ailleurs elle paraissait sage . Comment ces deux femmes pouvaient -elles vivre avec les maigres appointements payés par le théâtre Bobino ? C' était un problème ! mais point absolument insoluble cependant , car la vieille était un prodige d' économie et prétendait avoir quelques ressources personnelles ; d' ailleurs la fille touchait des appointements relativement élevés – soixante francs par mois , je crois ! – parce qu' elle était fort goûtée du public de Bobino . D' où venaient ces deux femmes ? Autre problème plus ardu que le précédent . On les disait espagnoles ici , et là , créoles ; ailleurs marseillaises , ou gitan as , ou bien parisiennes , de quelque faubourg . Toujours est-il que cette petite Cora était singulière ; sans être ni chanteuse , ni danseuse , ni comédienne , elle chantait agréablement et avec esprit ; elle dansait une danse irrégulière et pittoresque ; elle jouait le drame ou la farce avec des éclats soudains et inattendus qui enlevaient les applaudissements du parterre . Bref , n' ayant point d' amoureux que l' on sût , elle devint à la mode dans le quartier Latin . Quelques jeunes gens firent , sans succès , des folies relatives , pour l' obtenir . La tête d' Armand le Dam d' Anjault se monta . Ses folies , à lui , furent -elles plus grandes que celles des autres ? Sa figure , sa tournure , les manières aristocratiques qu' il avait prises dans le salon de sa sœur , séduisirent -elles la fillette ? Ou bien , la mère calcula-t-elle que ce jeune homme irait jusqu' où l' on voudrait pour avoir l' amour de Cora ? Il n' importe . Le fait , c' est qu' il devint son amant ; que , presque aussitôt , la fille se trouva enceinte ; que la vieille déclara qu' il fallait épouser ou bien qu' elle ferait disparaître l' enfant , fût -ce au prix de la vie de la mère ... et que le comte Armand le Dam d' Anjault épousa , malgré les malédictions de sa famille . Quand cette famille eut bien maudit pourtant , elle se dit qu' après le désastre du mariage d' Armand , il y en avait un pis à craindre : celui de le voir tomber plus bas qu' il ne convenait qu' un gentilhomme tombât , pour gagner son pain . On réunit donc encore ses efforts , et on obtint bien loin , en province , une place de dix-huit cents francs dans les bureaux de la préfecture . La belle-mère , le gendre , la bru et l' enfant , y furent expédiés . Ils y vécurent humblement et honnêtement . Armand aimait toujours sa femme ; la petite fille était charmante , gaie , vive , spontanée , aimée et choyée de tous ceux qui la voyaient . La vieille présidait au ménage et joignait les deux bouts . Elle mourut d' ailleurs au bout de peu d' années , ce qui simplifia la situation . Malgré la tenue de la jeune femme , jamais la noble famille d' Anjault ne la voulut admettre ni reconnaître . A peine ' permettait-elle à Armand de parler de sa fille , dans les rares lettres qui s' échangeaient . Enfin une épidémie emporta Cora Mendilla , et ce fut une réjouissance générale , dont volontiers on eût fait sonner les cloches à Clérac , à Anjaultet autres lieux où se trouvaient égaillés les père , mère , oncles , tantes , cousins et cousines , d' Armand le Dam d' Anjault . La fille de l' actrice avait quatorze ans , madame de Clérac la fit venir près d' elle , l' étudia et prit , à son égard et à l' égard de son frère , les résolutions énoncées plus haut . Il est permis de supposer , d' ailleurs , qu' elle avait , touchant tous les deux , des idées préconçues . Edmée , jusqu' à la mort de sa mère , n' avait été qu' une enfant heureuse . – Dans son milieu , elle n' avait vu que des visages souriants ; elle était mignonne , vive , drôlette ; une enfant est « sans conséquence » . On l' invitait donc , çà et là , aux fêtes enfantines qui se donnaient dans la ville . Habituellement elle jouait avec les enfants du préfet . Quant à la mère , on s' en inquiétait peu . Elle eût été la plus correcte des bourgeoises qu' on ne s' en fût pas inquiété davantage dans le monde , la situation administrative et pécuniaire de son mari ne lui permettant pas d' y paraître . Cette exclusion n' était donc pas une injure ; et ni Cora , ni son mari , ni sa fille n' en souffraient . La première fois qu' Edmée entendit une parole qui lui fit sentir l' infériorité de sa situation , ce fut chez sa tante . L' épanouissement enfantin de la petite fille s' arrêta court . Au lieu de dire librement et spontanément ce qu' elle sentait , elle se contint , préoccupée d' abord de ce que sa tante voulait qu' elle pensât , craintive , défiante d' elle -même et des autres . Mais l' exubérance de sa nature avait besoin de se donner carrière . Alors , quand elle pouvait s' échapper dans la campagne , elle s' en donnait à cœur joie . Courant à perdre haleine dans les chemins , grimpant aux arbres pour dénicher des oiseaux comme un garçon , jouant avec les paysans , les paysannes , sans souci de son rang . Cela valait mieux que d' engendrer la mélancolie . Aux yeux de sa tante , cependant , ces façons étaient de très mauvais augure , et une fille qui sautait les fossés , pas grandes enjambées , ne pouvait être qu' une fille terrible , dont il importait de se défaire au plus tôt . Il n' y avait là-dessous qu' une passion bien innocente pour la campagne , les près , les bois , les fleurs , la liberté de humer l' air pur et parfumé à pleins poumons . Quelques indulgents osaient le suggérer à madame de Clérac lorsqu' elle déplorait les allures de sa nièce . A quoi la sèche douairière répondait qu' en fait de passions , elle n' en connaissait point d' innocente . Et le curé du presbytère voisin approuvait du bonnet . Passion , en effet . Oui , c' était de la passion que ressentait Edmée pour ces choses vivantes , qui parlaient à ses yeux et à son âme . Elle s' émerveillait du soleil qui rit à travers les branches ; elle passait des heures délicieuses assise derrière une meule de foin , à « regarder pousser l' herbe » et à contempler les mille insectes qui se cherchent ou s' évitent , naissent ou meurent sur une motte de terre ; et quand elle rêvait du paradis , elle entrevoyait la vie bienheureuse comme une belle journée d' été au bord d' une rivière argentée , ombragée d' arbres flexibles , dont les branches cherchaient les caresses de l' eau ou bien bruissaient au gré du vent . Elle était d' ailleurs la plus infatigable des faneuses , la plus matinale des faucheuses , la plus emportée des vendangeuses . Ce qui ne l' empêchait pas de retenir sa respiration pendant de longs temps pour surprendre l' alouette et la perdrix à leur nid , dans les blés ; pour voir glisser les truites piquées de rouge dans les eaux courantes des ruisseaux clairs . L' heure fâcheuse était celle où sonnait la cloche « du château » , et où il fallait retourner dans le salon blanchi à la chaux , où trônait , entre quelques vieux portraits mal badigeonnés , encadrés de bordures peintes en jaune , madame de Clérac , dans une bergère recouverte de toile à carreaux rouges . Le dîner était servi ; sur la table fumait une soupe aux raves taillée au pain de fèves , dans laquelle les cuillers se tenaient debout . Puis venait un morceau de salé bouilli et des haricots , ou bien une cuisse d' oie conservée dans la graisse et passée à la poële . – C' était les dimanches ! – Aux fêtes carillonnées on avait une volaille fraîche ou bien un peu de viande de boucherie rôtie . Le vendredi un plat de lentilles ou de haricots rouges au vin , et une salade . Pour le dessert , des fruits secs ou frais selon la saison . Ce repas , qui était le repas principal de la journée , commençait par un Benedicite assez long , dit debout , le visage tourné vers un crucifix de bois peint placé entre deux flambeaux de plaqué et deux vases de fleurs artificielles , au milieu de la cheminée ; il se terminait par les « Grâces » dites de même . Entre temps , madame de Clérac tenait à sa nièce des propos édifiants , ou l' interrogeait sur le catéchisme . Si par hasard il y avait un voisin de campagne , ou « monsieur le curé » , Edmée devait garder le silence et tenir les yeux baissés . Le repas terminé , on faisait comme promenade une visite à quelque fiévreux du voisinage , auquel on portait des paquets de centaurée pour remplacer le quinquina que les paysans ne peuvent acheter . Si le temps était mauvais , on prenait un ouvrage d' aiguille : raccommodage de maison , ou bien tricot , ou bien tapis de mousse pour la chapelle de la Vierge . Que si on voulait , une autre fois , prendre un peu d' exercice , Edmée était invitée à nettoyer avec de l' eau-de-vie les piqûres de mouches de la glace à trumeau qui décorait la cheminée ; à épousseter le Christ , à secouer le rameau de buis bénit fiché au coin du miroir , ou bien encore à faire , debout , montée sur une chaise , quelques reprises aux vieux rideaux qui drapaient la fenêtre . Il fallait bien transformer la fille d' actrice en femme de ménage . Le matin , au réveil , Edmée avait une assiettée de soupe ou bien de bouillie de maïs , un morceau de pain bis , une pomme ou des noix et un coup de vin . Le soir , elle soupait avec sa tante d' une salade ou d' un morceau de fromage à la crème et de résiné . On se couchait à la nuit en été . En hiver , on veillait à la lueur d' un chaleul . Le chaleul est la lampe antique dans sa forme primitive , telle qu' on la voit aux mains des éphèbes sur les vases étrusques ; dedans , un peu d' huile de noix et une mèche qui fait deux ou trois tours et vient dresser sa flamme sur le bec de la lampe . Cela se suspend à une canne percée de trous , par un crochet en fer . Et , à cette lumière , on file ou on tricote . Les gens qui ont de très bons yeux , même , peuvent lire . Telle avait été la vie de la comtesse châtelaine à Clérac , telle avait été la vie d' Edmée depuis un an . Cette vie , assurément , était bien différente de celle que menait la fillette à la préfecture de X ... Pourtant elle lui avait plu infiniment . Entre le déjeuner du matin et le dîner de midi , elle s' échappait . Elle était libre dans cette plantureuse et solitaire campagne du Limousin , où elle pouvait vagabonder à l' aise les cheveux au vent , et habillée , des pieds à la tête , dans une blouse de percaline noire qui lui servait à la fois de robe et de tablier . Parfois , dans l' après-midi , sous le prétexte d' aller chercher dans les ruisseaux , les bois ou les sillons , du cresson , des champignons ou des mâches , elle quittait encore le salon glacial et le fastidieux tricot , pour s' en aller par monts et par vaux . Ses yeux noirs vifs et brillants , ombragés de cils et de sourcils foncés ; ses dents blanches entre ses lèvres bien rouges ; son teint , d' une blancheur transparente , entouré de cheveux blonds dorés comme d' une auréole , lui donnaient un éclat singulier et faisaient oublier l' irrégularité de ses traits . On aurait pu la dire jolie ; mais elle appelait le regard comme une escarboucle et le retenait quand une fois il s' était arrêté sur elle . Cette petite créature , devenue femme , pourrait avoir une grande puissance de séduction . Jusqu' alors son corsage presque plat , ses bras maigres , ses mains rouges , sa désinvolture décidée n' en faisaient pas même une jeune fille . C' était l' enfance encore avec la fougue de la puberté naissante . Point de rêverie maladive ; point de lecture romanesque : un épanouissement général de l' esprit et des organes à la vie . Edmée se portait bien et s' était toujours bien portée . Elle prenait naturellement le bon côté des choses ; jouissant de tout et ne peinant de rien . Les morales de sa tante qui la rabrouait plus souvent que de raison , cependant , l' ennuyaient . Mais , le dos tourné , elle n' y songeait plus . A Paris , dans l' appartement exigu de la rue de l' Université , Edmée s' était trouvée comme en pénitence . Ne voir que la rue – encore lui défendait -on de se mettre à la fenêtre ! – n' avoir pour tout espace que les quatre pièces de l' appartement de sa tante ; pour tout retrait qu' une manière d' alcôve , qui lui servait de chambre à coucher ; n' aller qu' à l' église , tout cela n' était point son fait . Cependant elle se résignait ; d' abord elle avait la joie de voir son père ; ensuite elle pensait retourner à Clérac , avant Pâques , et y demeurer jusqu' à Noël ; ou pour mieux dire , elle laissait aller les choses et le temps sans impatience , attendant l' avenir de la Providence . Certainement , elle aurait aimé aller avec son père , voir le beau Paris de la rive droite , et se promener quelquefois sur les boulevards et aux Champs-Élysées . Et si elle avait pu être menée au théâtre . – elle se souvenait toujours d' avoir assisté à une représentation dans la loge du préfet , un soir , à X ... – si elle avait pu , ah ! dame ! ... Mais sa tante ne permettait pas seulement de telles pensées . Il fallait donc renoncer à ces plaisirs mondains . Et Edmée y renonçait sans des regrets trop amers . Que l' on s' imagine donc maintenant ce qui se passa dans cet esprit et dans ce cœur quand y tomba la conversation échangée , le 10 mars au soir , entre le comte Armand Le Dam d' Anjault et sa sœur madame la vicomtesse de Clérac . Subitement s' ouvrirent des abîmes ; subitement se soulevèrent des révoltes . Un effroi vertigineux saisit Edmée , qui se sentit entraînée à la dérive du malheur , par un courant irrésistible , et qui se raidit avec une énergie suprême . – Voilà la vie , mon frère , avait dit madame de Clérac . Et Edmée avait vu son père accepter sans protester cette horrible déclaration , dont la conséquence était qu' il fallait la supprimer , parce qu' elle avait eu tort de naître mal à propos et parce que son existence gênait les combinaisons de la noble famille d' Anjault . Oh ! cette famille ! Edmée la prit en haine soudain , et ce fut le premier sentiment violent qui entra dans son cœur . Jusqu' alors l' isolement de son enfance ne l' avait pas fait refléchir ; à peine avait-elle , d' ailleurs , connu l' existence d' une famille extérieure . Son père et sa mère , c' était tout ; au delà d' eux , il n' y avait plus rien . Depuis un an elle connaissait sa tante , et la seule réflexion que cette connaissance nouvelle lui avait suggérée était que , les tantes sont faites pour remplacer les mères , mais ne les valent pas . Maintenant elle découvrait que derrière son père se groupait toute une tribu de parents hostiles . L' idée de disparaître de ce monde par la chaussetrappe du couvent , pour laisser le champ libre aux espérances de cette tribu , ne lui vint pas un seul instant . Mais elle se demanda , avec une âpreté de désir qui ne devait plus la quitter , comment elle ferait pour vivre , malgré la conspiration de tous les intérêts contre sa vie ; comment elle déjouerait les plans de sa terrible tante . Edmée n' avait aucun moyen d' action . Elle était in manu autant que créature humaine peut l' être . Oh ! comme elle le sentit , dès qu' il s' agit de chercher à se soustraire à la fatalité de sa situation ! Tout , au-devant d' elle , était borne ou obstacle . Aux impossibilités de fait qui l' enfermaient au logis et lui interdisaient de s' épancher dans un cœur , de demander une protection , venaient se joindre les convenances , comme autant de liens qui la garrottaient . Son père était le seul être qu' elle pût espérer apitoyer sur son sort ; et son père était le principal intéressé au sacrifice dont elle devait être la victime ; d' ailleurs , elle ne voulait pas sciemment être un obstacle au salut de son père . Que faire ? les jours étaient comptés , et elle se trouvait enfermée dans ce petit appartement de sa tante , autant qu' elle devait l' être au couvent quelques semaines après . Les idées les plus étranges , les plus romanesques , les plus impossibles à réaliser hantaient ce jeune cerveau en fermentation . C' en était fait : l' enfant insouciante avait disparu pour faire place à une jeune fille exaltée , dévorée de rêves dangereux , prête à faire n' importe quelle folie , n' importe quelle faute peut-être , si cette folie ou cette faute devait la soustraire au sort que la force des choses lui préparait . Ah ! si quelque beau damoiseau amoureux ... ou quelque aventurier entreprenant lui eussent proposé de l' enlever , comme elle aurait fui , peut-être ! – sans regarder en arrière ! Mais il ne venait chez sa tante que de respectables douairières , des hommes graves , des prêtres , et tous ces gens -là s' occupaient moins d' elle que du petit chien de madame de Clérac . Que si , par hasard , quelqu'un la remarquait , madame de Clérac coupait court à toutes les réflexions par un mot : – C' est une jeune fille de ma famille qui va , dans quinze jours , entrer en religion . On répondait : – Ah ? ... Dieu bénisse sa vocation ! Et la pauvre Edmée croyait sentir la lourde porte du couvent se refermer sur elle . Les jours , cependant , s' ajoutaient aux jours et le terme fatal avançait . Edmée tournait sur elle -même dans le salon ou dans la chambre de sa tante , et il lui semblait que les parois des murs qu' elle aurait voulu percer se resserraient au contraire pour l' étouffer . Plus elle allait , plus son imagination travaillait dans le vide et sans pouvoir se prendre à un projet ou à une espérance . Parfois cette effervescence était interrompue par des pleurs , d' autres fois par des lassitudes qui laissaient la jeune fille atone et comme stupéfiée pendant des heures . Elle demeurait alors les yeux fixes et sans regards , soit sur quelque ouvrage de tapisserie qu' elle tenait , soit sur les passants qui se succédaient dans la rue . Madame de Clérac ne voulait pas qu' Edmée se mît à la fenêtre . C' était pour cela peut-être que celle -ci s' en approchait , dès le départ de sa tante , et y restait jusqu' à son retour . Un matin , ses vagues regards tombèrent par hasard sur une des fenêtres de la maison d' en face A cette fenêtre , derrière la vitre , était un monsieur qui se faisait la barbe . Grands traits , figure noble , teint mat , cheveux gris-argent . Pas jeune assurément ; pas vieux pourtant , à en juger par l' aisance et la vivacité de ses allures . Cinquante ans peut-être . La maison était un hôtel garni , mais un de ces hôtels comme il y en a au faubourg Saint-Germain , où logent des prêtres , des familles de province , des jeunes gens à conduite édifiante , des diplomates de passage à Paris . C' était dans cet hôtel que le père d' Edmée était logé ; mais il n' avait pu avoir qu' une petite chambre en haut , sur le derrière . Au milieu de sa distraction préoccupée , Edmée se demanda quel pouvait être ce monsieur ? Chaque figure nouvelle qu' elle voyait l' intriguait . Elle y cherchait une idée ou une espérance ; mais bientôt son voisin eut fini de se faire la barbe ; il s' éloigna de la fenêtre ; le rideau retomba et elle n' y pensa plus . Dans l' après-midi , madame de Clérac eut quelques visites . Un des visiteurs regretta de ne pas voir son frère le comte Le Dam d' Anjault , et parla de l' aller chercher dans sa chambrette d' hôtel garni . – N' en prenez pas la peine , répondit madame de Clérac ; mon frère loge dans une mansarde au cinquième , et très probablement vous feriez l' ascension en pure perte ; car il sort presque toute la journée . S' il n' était pas en ville , il serait ici . – J' ai une autre visite à faire dans l' hôtel , reprit le visiteur ; un vieil ami à moi , le baron de la Chesnaie , consul de France au Paraguay , de passage à Paris en ce moment , y est descendu . – Un la Chesnaie consul au Paraguay ! reprit madame de Clérac . Sommes-nous assez bas ! et combien faut-il que la noblesse soit déshéritée , depuis le crime de Juillet , pour en arriver à chercher de telles places ? – Ah ! sans doute ! Mon ami la Chesnaie était sans fortune , en effet , comme beaucoup d' entre nous , il a pensé que mieux valait aller représenter la France à quelques mille lieues de ses côtes , que de végéter ici au milieu des parvenus enrichis et de leur faire pitié . D' ailleurs la situation ne lui a pas paru trop dure sans doute , car voilà plusieurs années qu' il aurait pu renoncer à son consulat , ayant fait un héritage , et il l' a conservé ; il va même , je crois , changer de résidence , ce qui indiquerait qu' il compte parcourir jusqu' au bout la carrière . Madame de Clérac , qui avait senti l' allusion de son interlocuteur à la médiocrité de la situation de son frère , ne répliqua rien , et la conversation , sur ce sujet , tomba . Mais tout à coup l' imagination d' Edmée associa le personnage du baron de la Chesnaie au souvenir du monsieur respectable qu' elle avait entrevu le matin se faisant la barbe . Pour elle , cet inconnu à cheveux argentés et à grand air était , à n' en pas douter , le baron de la Chesnaie . Ce baron était-il marié ? – on n' en avait rien dit ; cependant , s' il l' eût été , probablement son mariage aurait influé sur son existence . Une femme ne s' expatrie pas volontiers surtout pour aller dans l' Amérique du Sud ! ... Une fois mise en mouvement , l' imagination d' Edmée ne s' arrêta plus . Toutes ses pensées se groupèrent à l' entour de ce baron de la Chesnaie , qui peut-être n' était pas marié , qui peut-être se trouvait épousable . Mais que d' angoisses déjà , sur un « peut-être ! » Elle se disait tour à tour : « Non , il ne doit pas être marié . Et alors , pourquoi n' épouserait-il pas une jeune fille noble et dévouée . – Pauvre , c' est vrai , mais élevée dans la pauvreté , et ne désirant pas le luxe ? ... Eh ! ... il ne doit pas déjà tant y avoir d' occasions de trouver femme dans de pareilles conditions . » Mais ... il y a bien des jeunes filles sans fortune qui redoutent le couvent , qui ne peuvent pas travailler . Et qui sait si , depuis dix ou vingt ans , le baron de la Chesnaie n' a pas rencontré une fille dans ma situation et ne l' a pas épousée ? Car je me dis qu' une Française doit se décider difficilement à aller vivre au delà des mers : mais je m' y déciderais bien , moi ! D' ailleurs , il doit être pour le moins aussi difficile à un Français d' y vivre non marié , seul , parmi des sauvages ... Des sauvages ! où ai -je l' esprit ? Les habitants du Paraguay ne sont peut-être plus des sauvages ... Et pourquoi ne se serait-il pas marié avec une américaine ? » Mille hypothèses se succédèrent dans la folle tête d' Edmée ? Elle se vit successivement mariée au monsieur qui , le matin , faisait sa barbe à la fenêtre de la maison d' en face , et s' en allant avec lui loin d' une famille détestée ; enfermée par sa tante au couvent sans rémission ; femme élégante et choyée d' un des plus grands personnages d' une riche colonie ; vieille religieuse béate ou engourdie ; allant , en blanc , au bras de son père , recevoir la bénédiction nuptiale à Saint-Thomas-d'Aquin ; pliant des aubes dans une sacristie . Son imagination affolée la transportait aux extrémités les plus opposées . Tantôt elle était au comble du bonheur , tantôt plongée dans le désespoir . Mais d' abord , il fallait savoir si oui ou non le baron de la Chesnaie était marié ? si oui ou non le personnage entrevu le matin était M . de la Chesnaie ? Quel âge avait ce dernier ? quel était son caractère ? Et aussi où allait-il prendre sa nouvelle résidence consulaire . S' il était marié , cela coupait court à tout . Pourtant , dans ce cas désastreux , il pouvait avoir des enfants et , désirer , pour ses enfants une institutrice française ... Plutôt que d' aller au couvent , Edmée aurait tout accepté , même de partir comme institutrice pour les lointains pays . Rien ne lui paraissait aussi affreux que cette tombe béante qu' elle voyait au bout de son horizon . Et puis elle était éprise d' inconnu et d' imprévu . Elle avait soif de vivre et de vivre plus que le commun des femmes . C' est pourquoi , en se demandant si l' homme entrevu était bien M . de la Chesnaie , elle en vint à se dire qu' elle épouserait toujours le baron , pourvu qu' il voulût d' elle , si vieux , si laid et si désagréable fût-il . Le lendemain matin , elle avait tant ressassé toutes choses , tant compté le petit nombre de jours qui la séparaient de l' échéance fatale marquée par le départ de sa tante pour Clérac , qu' elle était décidée à tout oser . Dès que madame de Clérac fut sortie , elle appela le petit domestique . C' était un paysan , à moitié dégrossi , avec lequel , l' été précédent , elle avait bien fait quelques parties de volant , à l' insu de sa tante . – Jean , lui dit-elle , veux -tu m' être agréable et faire quelque chose pour moi ? si tu le fais bien et sans rien dire , je t' en aurai toujours de la reconnaissance . – Eh ! oui ben , not ' demoiselle . – Il s' agit d' une chose qui peut devenir importante et te valoir une bonne récompense un jour . – Tant mieux ! not demoiselle ; mais quand ça n' serait que pour vous faire plaisir , je ferions tout de même ce que vous me commanderiez . – J' en suis bien sûre ; ce que je te commanderai d' abord n' est pas difficile . Le principal sera de ne pas parler . Es -tu capable de tenir ta langue ? Là ! avec tout le monde ? avec ma tante , avec les autres domestiques ? Enfin , quoi ! de ne parler de rien à personne ? – Certainement , not ' demoiselle . – Eh bien , il y a en face , dans cette maison que tu vois . – Dans l' hôtel meublé , not ' demoiselle ? – Oui ; il y a en ce moment un monsieur qui se nomme le baron de la Chesnaie . Il faudrait d' abord me savoir à quel étage il demeure ; si c' est sur la rue ou sur la cour ; puis s' il est seul ou en famille ; s' il est marié ou veuf ; s' il a des enfants ; s' il va bientôt repartir et où il ira , pourvu toutefois qu' on sache tout cela dans la maison . Tu comprends bien qu' il faut questionner adroitement et ne pas demander tout cela à la queue leu-leu . – Ah ! ben sûr . – Eh bien , voyons , comment t' y prendras -tu ? – Ça , c' est mon affaire , pourvu que je vous dise ce que vous voulez savoir , c' est tout , n' est -ce pas , not ' demoiselle ? – Sans doute , et pourvu aussi que ma tante me sache pas . – Pour ça , soyez tranquille . Le lendemain , Edmée savait que M . le baron de la Chesnaie habitait au troisième , sur la rue , et qu' il occupait une chambre et un salon ; qu' il n' était pas marié ; qu' il allait repartir sous peu de jours , pour s' en aller prendre possession d' un consulat dans l' Amérique du Sud ; enfin , que son signalement se rapportait exactement à celui du vieux monsieur qu' elle avait vu faire sa toilette à la fenêtre , les jours précédents . Le surlendemain elle appelait encore Jean pendant l' absence de sa tante . – Je suis contente de toi , lui disait-elle , et je veux que tu en aies un gage . Tiens , voici mes boucles de bracelets ; vends -les et prends -en l' argent pour toi . – Oh ! mademoiselle , jamais je ne ferai ça ! – Si fait , je te le commande . Tu comprends , je pourrais bien te donner de l' argent ; mais ma tante sait ce que j' ai dans ma bourse ; et puis j' ai bien peu Pour mes boucles , je dirai que je les ai perdues . – Mais , not ' demoiselle ... – Fais ce que je te dis ; et puis j' ai encore autre chose à te demander . Si tu agis toujours adroitement et discrètement , je te récompenserai mieux . Voilà une lettre que tu remettras à ce monsieur sur lequel je t' ai envoyé prendre des renseignements . Le jeune domestique hésita et leva sur sa maîtresse un regard à la fois craintif et surpris . – J' espère , Jean , que tu ne te permettrais pas de penser du mal de moi , reprit-elle ; mais comme je ne veux pas que tu fasses les choses sans y rien comprendre , je vais te parler franchement . Je suis bien malheureuse , va ! mon bon Jean ! Imagine -toi que mon père et ma tante veulent me mettre au couvent malgré moi ! – Ah ! c' est malgré vous , not ' demoiselle , que ... J' ai bien entendu dire que mademoiselle irait se rendre religieuse avant notre retour à Clérac , c' est vrai ! – Eh bien , Jean , ce monsieur peut m' empêcher d' aller au couvent pour toute ma vie . Voilà , mon bon Jean . Et tu comprends que , si mon entreprise réussit , et que je n' aille pas au couvent , je serai bien heureuse de te donner ma montre , qui me vient de ma mère . Sans compter que je te caserai dans une bonne place , va , tu peux y compter . M . de la Chesnaie fut étrangement surpris , ce même jour , quand , en rentrant , il trouva sur son bureau une lettre ainsi conçue : « Monsieur , » J' ai appris que vous étiez sans famille ; que vous habitiez depuis longtemps les pays les plus lointains ; que vous alliez prochainement repartir pour prendre possession d' un consulat dans l' Amérique du Sud . » J' ai appris aussi que vous étiez issu de notre vieille noblesse , et j' ai entendu rendre hommage à l' honorabilité de votre caractère . » Si votre solitude vous pesait , si vous n' aviez pas de parti pris contre le mariage , si vous pensiez au contraire qu' une femme française , aimante et dévouée , pourrait vous rendre heureux , il y a une jeune fille qui accepterait avec joie votre main et vous suivrait volontiers dans l' Amérique du Sud ou ailleurs . » Elle n' est , dit -on , pas laide ; elle est d' une famille en état de s' allier à la vôtre , mais n' a aucune fortune . » Ne prenez pas mauvaise opinion d' elle sur la démarche étonnante qu' elle tente aujourd'hui auprès de vous . Sa situation , que vous connaîtrez quand vous voudrez , lui impose l' obligation d' agir ainsi . Et permettez -moi d' ajouter que son honneur est intact comme sa réputation . » Si vous n' avez pas d' objection absolue au mariage dans ces conditions , veuillez J' en avertir par un signe . Mettez ce soir une bougie allumée devant votre fenêtre . Vous l' excuserez , n' est -ce pas , de ne pas vous livrer son nom avant d' avoir compris , par cette indication , qu' elle ne se heurte pas à une résolution inébranlable . » Le premier mouvement du baron de la Chesnaie fut de chercher l' enveloppe de la lettre pour en relire la suscription . Il y avait bien : « Monsieur le baron de la Chesnaie . » Il resta un moment comme abasourdi par cette singulière aventure , puis décacheta d' autres lettres qui étaient arrivées pendant son absence et essaya de lire un journal . Toutefois son esprit ne pouvait se fixer . L' imagination de ce quasi-vieillard courait la pretentaine . Il relut la lettre mystérieuse et singulière . – Ce ne peut pas être une mystification , se dit-il ; car je n' ai donné à personne le motif ni le prétexte d' une pareille entreprise ... Et pourtant il est absolument invraisemblable que j' aie été l' objet de l' attention et de la préférence d' une jeune fille , à mon âge . Où d' ailleurs , ai -je vu une jeune fille , depuis mon arrivée à Paris , qui réponde au signalement que donne d' elle -même l' auteur de cette lettre ? Il chercha : toutes les familles dans lesquelles il avait été reçu lui repassèrent devant la mémoire : toutes les filles à marier qu' il pouvait connaître , jeunes ou vieilles , laides ou jolies , lui réapparurent ; et plus il chercha , moins il trouva . Pour mettre fin au vagabondage de sa pensée , il sortit ; quelques visites , une promenade dans ce Paris si plein d' enchantements pour tous et plus encore pour ceux qui le voient à de longs intervalles , couperaient court , sans doute , à une effervescence passagère . M . de la Chesnaie avait passé sa première jeunesse en province avec sa mère et dans un milieu que ne traversaient point les courants orageux du siècle . Dans une petite ville , un jeune homme appartenant à une bonne famille et reçu dans la haute société est naturellement garanti contre les entraînements de la jeunesse ; il ne peut guère se permettre d' aimer une femme ou une fille de son rang que de loin et platoniquement . – Toutes les femmes dignes de ce nom , d' ailleurs , sont entourées de défenses et de protections par la force des choses . Les créatures sont si bas placées qu' elles ne sauraient rien inspirer à un jeune homme à l' âme délicate . Et puis , quand madame la Chesnaie mourut , le jeune baron n' avait pas plus de vingt-deux ans . Et il quitta le France aussitôt , pour suivre , comme élève-consul , un ami de sa famille . C' était donc l' âme toute neuve que le jeune homme était parti . A l' étranger , dans les lointaines contrées où sa carrière l' avait conduit , l' amour se trouva encore moins sur son chemin . Comment des femmes grossières , demi-sauvages , eussent -elles attiré son cœur ? Il n' avait pas eu le temps d' aimer en France ; mais il avait eu le temps de voir et de connaître des femmes dignes d' affection , des femmes faites pour vivre de sa même vie intellectuelle et parmi lesquelles il aurait pu choisir une compagne . Les pauvres êtres féminins qu' il rencontra sur les rivages du Pacifique ne parlèrent ni à son esprit ni à son cœur : à peine à ses yeux et à ses sens . L' âge du mariage passa sans qu' il eût rencontré à sa portée une vraie femme , pour ainsi dire . Et ainsi , une à une , tombèrent sur sa tête les années de l' âge mûr : et ainsi il atteignit ses cinquante ans sans avoir payé son tribut à la passion ; fini et neuf encore ; vieux sans avoir été jeune ; doublant le cap de la cinquantaine sans avoir eu vingt ans . Que l' on juge de l' effet de la lettre bizarre qui venait de tomber comme un aérolithe sur son existence morne et résignée ? Tandis que son esprit , loin de se calmer , chevauchait à travers les espaces , son cœur bondissait dans sa poitrine . Il lui fallut plusieurs heures pour réinstaller en lui le sens droit et rassis de l' homme mûr et du diplomate . Vrai ! le soir lorsqu' il fut rentré chez lui , et seul , il eut envie de mettre sa bougie près de la fenêtre . Et pour se garantir contre la tentation , il dut se représenter à lui -même , avec insistance , quelque mauvais plaisant ou quelque femme équivoque guettant de quelque maison voisine l' effet de sa mystification . Mais qui pourrait dire , d' autre part , les angoisses qui hantèrent le cœur et l' esprit d' Edmée pendant cette soirée ? Dès que le jour baissa , elle erra , comme une âme en peine , dans le petit appartement de la tante , lançant sur les fenêtres d' en face des regards perçants et rapides comme des flèches . « C' est qu' il n' est pas encore nuit , » se dit-elle d' abord . Puis : « C' est qu' il n' est pas rentré . – A quelle heure rentre-t-il ? » Sept heures ! huit heures ! neuf heures ! dix heures ! Et rien que la nuit . Pourtant , il lui avait semblé voir passer des rayons de lumière à travers les rideaux . « Le baron était-il chez lui ? Et s' il y était , n' avait-il pas reçu la lettre ? Où bien l' avait-il donc méprisée ? » Il pense peut-être que c' est une folle qui lui écrit ? ou une dévergondée ? ... Au bout du compte , quel cas doit -on faire d' une lettre anonyme ? » A sa place est -ce que j' obtempérerais à l' invitation ? Non ! Un diplomate serait un pauvre sire de s' aventurer comme cela ! – Et pourtant ! ... Il me semble que je me demanderais qui peut ainsi m' avoir choisi . » A onze heures passées , sa tante étant bien endormie , elle se leva et , à pas de loup , s' en alla regarder une dernière fois les fenêtres du baron de la Chesnaie . – Noires encore ! ... Oh ! pour le coup , ce fut avec un véritable désespoir qu' elle regagna son lit . « Sans doute , pensa-t-elle , il se moque de la pauvre fille déshéritée qui s' offre ainsi ! Il la dédaigne ! ... Et qui ne dédaignerait pas une fille assez malheureuse pour être à la merci de qui veut l' épouser ! Dans le fait , pourquoi ai -je écrit à ce monsieur ? Tout simplement parce que j' avais entendu ma tante dire à mon père : « Il n' y aurait qu' un moyen de ne pas la mettre au couvent , ce serait de lui trouver quelque vieux mari , comme on a fait pour moi . Mais je n' ai ni le temps ni les moyens de chercher un mari pour Edmée ! » Alors , ne sachant à quoi me prendre , j' ai essayé la chose la plus folle , la plus effrontée qui se puisse ! » M . de la Chesnaie , à l' âge où il est parvenu , doit s' être fait des goûts et des plaisirs qui lui permettent d' achever la vie en vieux garçon ; il ne se soucie sans doute nullement de prendre la charge d' une jeune femme . Encore , pourtant , avais -je eu bien soin de ne pas lui dire mon âge , de peur qu' il ne se moquât tout à fait de moi ! » Et elle pleurait , elle pleurait à chaudes larmes dans son oreiller , la pauvre petite ! Cependant la rue était noire : plus une boutique ouverte ; les passants se faisaient rares ... De temps en temps , un pas pressé qui rendait le pavé sonore ; puis un coup de sonnette et une porte cochère qui se refermait ; ce qui voulait dire que , des habitants de la rue de l' Université , ceux qui étaient chez eux se couchaient ; et ceux qui étaient sortis rentraient pour se coucher . « Un ... deux ... trois ... quatre ... cinq ... six ... sept ... « Douze ! » Les douze coups sonnèrent , d' abord à Saint-Sulpice , puis à Saint-Germain-des-Prés . Edmée les compta bien . Minuit ! Certes , à minuit , il n' y avait plus d' espérance de voir la moindre lumière derrière les rideaux du baron de la Chesnaie ... Cependant , si elle n' eût craint d' éveiller sa tante , elle serait bien allée , sur la pointe des pieds , jusqu' à la fenêtre de la chambre pour regarder une dernière fois . Elle se dressa sur son séant , sortit ses jambes du lit , se leva ... Allons ! sa tante dormait ; elle pouvait passer sans bruit le long de son lit , et ... Dans la chambre , il y avait un tapis ; elle l' effleurait à peine de ses pieds nus , tandis que son cœur battait ... Cependant elle atteignit la fenêtre ... souleva le rideau ... Ne se trompait-elle pas ? Était -ce vraiment la fenêtre du baron de la Chesnaie qui était éclairée ? Vite elle avait laissé retomber le rideau , de peur d' être vue . Pourtant , elle voulait compter les fenêtres de l' hôtel , voir si c' était bien celle -là ... si la lumière restait immobile ou bien n' avait été que rapide et accidentelle . Mais ... « Une ... deux ... troix ... quatre ... » C' était la pendule de sa tante , cette terrible pendule qui sonnait comme une cloche , et qui parlait à son tour , pour annoncer minuit , cinq minutes après les autres . Et alors madame de Clérac : – Edmée ... mon enfant ... entends -tu ? C' est l' heure sacrée ... où , dans l' étable de Bethléem ... Plus morte que vive , Edmée s' était baissée instinctivement pour ne pas laisser sa silhouette se détacher dans la pénombre , et à la faveur des mouvements de sa tante , qui se retournait dans le lit , elle rampait sur le tapis , pour retourner vers son alcôve . – A cette heure comme à toute heure . Jésus et Marie soient dans nos cœurs ... Qu' ils y vivent , qu' ils y règnent ... Mais tu dors ? – ... Qu' ils y fassent leur demeure . balbutia la pauvre petite , enfin parvenue dans sa ruelle . Ah ! comme – lorsqu' elle fut rentrée dans son lit et qu' elle eut achevé à mi-voix les patenôtres dont sa tante faisait les répons , – comme elle sentit bondir en son cœur un mouvement de révolte et de colère Quel esclavage ! Mais avait-elle vraiment vu cette lumière ? l' avait-elle vue ? ... Mon Dieu ! son rêve se réaliserait-il ? La princesse captive aurait-elle , comme dans les contes de fées , trouvé le prince Charmant qui la délivre ? Elle ne se dit pas un seul instant que ce prince Charmant , s' il était là , derrière les fenêtres de l' hôtel vis-à-vis , était un homme de cinquante ans ... qui aurait pu être son grand'père ; un vieux garçon qui avait vécu depuis sa jeunesse loin du monde . Non ! pour elle , c' était un génie bienfaisant , un dieu protecteur dont elle recevrait la délivrance et la liberté ; elle sentit un élan dans son cœur et pensa que c' était de l' amour . Si pourtant elle s' était trompée ! s' il n' avait pas reçu sa lettre et que sa fenêtre se fût trouvée éclairée par hasard ? Elle ne dormit pas , malgré ses quinze ans , et passa la nuit à rouler des projets dans son imagination . « Que devait-elle faire maintenant ? Fallait-il livrer son nom au baron de la Chesnaie ? lui tout dire avec sincérité ? ou bien lui demander un autre signe , plus net , de son consentement ? car cette lumière ne semblait pas avoir été mise là intentionnellement et comme un signal . » Et de fait , le baron , après un combat dont il avait honte , s' était couché à dix heures , rapidement , comme un homme qui craint d' être surpris par la tentation . Mais une fois couché , son esprit battant la campagne , il n' avait pu dormir ! Et il avait voulu relire la lettre singulière qu' il avait reçue le matin . C' était bien là une écriture de pensionnaire ! Les lettres majuscules sentaient , d' une lieue , l' exemple d' écriture ; on devinait l' application de l' écolière ! Et puis c' était solennel . Il y avait une marge ! Les sentiments indiqués là , d' autre part , ne pouvaient être ressentis par une grisette capable de guetter d' une mansarde l' effet de sa mystification ? – Bah ! se dit-il , si c' était vrai , pourquoi contrister la fierté d' une jeune fille ? je pourrai toujours , si cela va plus loin , lui représenter que je suis un vieillard , qu' elle rêve une insigne folie . Et si c' est une mystification , eh bien , que m' importe , après tout ? Mieux vaut être dupe que d' affliger une jeune fille peut-être déjà malheureuse . Le baron de la Chesnaie était bon . Il prit cependant un terme moyen pour ne pas encourager les illusions , pour ne pas faire un succès complet à la mystification , si c' était d' une mystification qu' il s' agissait . Il prit un journal et le lut près de son feu mourant . La cheminée était proche de la fenêtre . Le lendemain matin , il reçut un nouveau billet : « Monsieur , » En voyant vers minuit – c' était bien tard ! – un peu de lumière à votre fenêtre , j' ai compris que si vous ne vouliez pas donner d' encouragement à la bizarre proposition que vous aviez reçue , vous n' y opposiez pas cependant un refus absolu . C' est tout ce que je voulais . Je viens donc à vous avec franchise , comptant absolument sur votre loyauté de gentilhomme , et sachant bien que , quelle que soit votre décision , vous ne me livrerez pas à ma famille . » Je me nomme Edmée Le Dam d' Anjault , et je n' ai que quinze ans . Vous allez rire de moi comme d' une petite fille folle . Hélas ! j' ai pris de l' âge , sans prendre des années . Il y a un mois , je n' avais pas l' idée de tout ce que je sais aujourd'hui ; j' étais vraiment une enfant ; je ne connaissais pas mon bonheur ! Aujourd'hui j' ai appris que , par des raisons de famille , à ce qu' il paraît irréfutables , je suis un pauvre être , venu mal à propos sur la terre , et qui doit sortir de la famille où il est entré par effraction . Il y avait deux issues pour me mettre dehors : le mariage et le couvent . On a trouvé que le mariage était trop difficile pour moi ; on s' est décidé pour le couvent , où je dois être mise , sans rémission , avant quinze jours . » Mon père a un pied à terre dans l' hôtel où vous logez ; ma tante , la vicomtesse de Clérac , chez laquelle je suis , demeure en face . Vous pourrez facilement vous renseigner sur la vérité de tout ce que je vous dis . » C' est dans ces circonstances que j' ai entendu parler de vous dans les termes que je vous ai rapportés . Peut-être , ai -je pensé , serait-il content d' avoir à lui et d' emmener là-bas , où il va , une petite femme qui lui devrait tout et qui l' aimerait bien ! » Voilà tout , monsieur ; j' aurais préféré ne pas être obligée de vous le dire comme cela ; mais je sens que la plus complète franchise peut seule excuser ma démarche . » Je vous ai vu ; je trouve que vous avez une figure noble et qui inspire la sympathie . Pour moi , bien qu' on m' ait dit que j' étais gentille , peut-être que je ne vous plairai pas , parce que je suis maigre et mal mise . Peut-être aussi me trouverez -vous trop jeune . » En ce cas -là , il faudra me laisser à mon sort ; j' irai au couvent ; car si je souhaite d' être prise à ma famille par un homme bon qui serait heureux de m' emporter , il y a une chose que je ne voudrais jamais : ce serait d' être épousée par pitié ! » EDMÉE LE DAM D' ANJAULT . » Le baron de la Chesnaie eut une larme dans les yeux , une chaleur au cœur . – Pauvre petite ! se dit-il . Et , l' idée d' être la providence de cette créature , rejetée des siens , le toucha . Puis il eut comme un tressaillement de joie à penser que son long isolement pouvait cesser , et qu' il se trouvait sur la terre , tout prêt à se jeter dans ses bras , un être charmant dont l' affection , la tendresse , la grâce , la jeunesse , lui apporteraient soudain tous les bonheurs dont il était privé . – Mais je suis fou , se dit-il ensuite . Le soir , cependant , dès la nuit , une lumière brillait à la fenêtre de M . de la Chesnaie , et trois ou quatre jours après , il avait lié connaissance avec son voisin M . Le Dam d' Anjault , grâce à des amis communs . Par M . Le Dam d' Anjault , il s' était fait présenter à madame de Clérac . Qui aurait pu soupçonner , tandis qu' il faisait sa première visite , et tenait une conversation indifférente avec madame de Clérac , entre deux douairières et un chevalier de Saint-Louis , quelles émotions secouaient la fillette aux yeux ardents qui tricotait dans un coin du salon ? C' était du triomphe déjà , et encore de l' angoisse . « Il était venu pourtant ! et sans avoir l' air de prendre seulement garde à elle , il l' avait cherchée du regard ! Mais quand ses yeux s' étaient arrêtés sur elle , comme ils étaient froids ! ... Oh ! non ! certes non ! elle ne plaisait pas ! « Que faudrait-il donc bien faire pour plaire ? Oh ! si M . de la Chesnaie pouvait comprendre combien , dans son cœur , à elle , il y avait de tendresse , de reconnaissance , de dévouement exalté ! bien sûr qu' alors il l' aimerait . » Le baron de la Chesnaie , cependant , avait aperçu ce petit sauvageon et avait été frappé de son visage étrangement passionné . Mais il en avait presque pris peur . Ce n' était pas une enfant ordinaire qu' une fille qui avait fait l' entreprise tentée par celle -ci ... et quelle femme redoutable elle ferait peut-être ! ... Cependant le vieux gentilhomme la trouvait délicieusement jolie . Il aurait voulu être son père , et la voir tous les jours se développer et grandir . Déjà son cœur bondissait à la pensée qu' une si charmante créature pût être enfouie dans un couvent , au sortir de l' enfance , et sans même avoir eu le temps d' achever son adolescence ; déjà il se jurait de l' arracher à cette mort anticipée . Et pourtant , il ne songeait pas à l' épouser . Oh non ! Mais la date fixée par madame de Clérac pour son départ approchait . Les paquets étaient faits . Elle avait écrit à Mgr de Bréhan et même à la supérieure du couvent ; elle avait aussi annoncé officiellement que sa nièce , poussée par la vocation , allait se faire religieuse . Et M . de la Chesnaie , en venant faire sa troisième visite , comprit qu' il devait prendre congé de la vicomtesse . Il exprima le regret d' avoir eu trop peu de temps pour profiter d' une si charmante relation ; et ajouta qu' il était d' autant plus attristé que , l' an prochain , il serait assurément trop loin de France pour avoir le bonheur de faire partie du cercle de madame de Clérac . Et ce fut tout . Edmée , qui écoutait , tremblante d' angoisse , devint pâle comme si elle eût entendu son arrêt de mort . Cependant le baron de la Chesnaie s' était arrangé pour sortir en même temps que M . Le Dam d' Anjault . Ils traversèrent la rue pour rentrer à l' hôtel , en échangeant des paroles indifférentes . Puis , arrivé au pied de l' escalier : – Faites -moi donc le plaisir , cher comte , d' entrer un moment chez moi , dit M . de la Chesnaie à son nouvel ami ... M . de la Chesnaie avait l' air à la fois sérieux et affable . M . Le Dam d' Anjault parut surpris , mais s' empressa d' obéir à l' invitation du vieux gentilhomme . A les voir tous deux , on eût bien peu soupçonné leur situation respective . M . de la Chesnaie portait franchement son âge et ses cheveux blancs , quoiqu'il fût droit et vigoureux comme à trente ans . M . Le Dam d' Anjault semblait s' efforcer de n' avoir que vingt-cinq ans . Sa sœur , qui voulait refaire de lui un jeune homme à marier , le maintenait avec une moustache à la royale et s' efforçait de lui faire porter une toilette de dandy . Rien de ridicule cependant ; mais trop « jeune homme » et nullement « père » , tel enfin qu' on l' aurait pu prendre pour le fils du baron de la Chesnaie . Cette anomalie servit d' entrée en matière au baron : – Est -ce le hasard , est -ce la Providence qui nous a jetés là , en face l' un de l' autre , pour quelques jours ? Nous ne nous connaissions pas hier , nous serons séparés demain . Quand nous reverrons-nous ? Jamais peut-être ! A quoi donc aura servi notre rencontre , si ce n' est à souligner une fois de plus les ironies du sort ? Vous êtes père de famille à l' âge où d' ordinaire on se marie ; je suis seul à celui où l' on ne se marie plus . – Oh ! pourquoi ? ... répondit le père d' Edmée , pour répondre quelque chose , et sans autre pensée , assurément , que de dire un mot de courtoisie à son hôte . – J' ai cinquante ans . – Vous êtes encore très bien conservé ; et si vous corrigiez l' erreur de la nature , qui vous a trop tôt donné des cheveux blancs , on ne vous en donnerait pas quarante . Le baron de la Chesnaie sourit d' un sourire à la fois mélancolique et un peu dédaigneux ; d' un sourire qui voulait dire : « A quoi bon ? Pour quoi faire ? Ces artifices , d' ailleurs , sont au-dessous de moi ! » Puis : – Pour vous , on vous donnerait à peine la trentaine ; et , assurément vous recommencerez la vie : vous vous remarierez . – Peut-être ! – Oh ! si vous n' y pensez pas , votre sœur y a pensé pour sûr ; et voilà pourquoi elle veut faire de votre fille une religieuse . – Ma fille a la vocation ! s' écria vivement M . Le Dam d' Anjault , dont le visage se refroidit soudain . Il trouvait que le baron de la Chesnaie se permettait d' entrer , bien brusquement , dans ses affaires de famille . – Vous croyez ? demanda le baron , sans se préoccuper d' un froncement de sourcils du jeune père . – J' en suis sûr . – Prenez garde de vous tromper , mon cher d' Anjault , reprit le baron d' un ton à la fois cordial et autorisé qui frappa le père d' Edmée et le rendit attentif . – Mais ... pourquoi ? ... – J' ai vu de terribles exemples ... Et si vous vous trompiez , quelle douleur , un jour , de savoir que votre fille se tord , désespérée , entre les quatre murs d' un cloître ! – Nos grandes tantes , répondit M . d' Anjault , qui se souvint des discours de sa sœur , allaient au couvent quand des raisons de famille les y envoyaient et ne s' y tordaient point . – Qu' en savez -vous ? – Mais on les y voyait vivre et mourir en paix . – On ne voyait que le dessus des choses ; et puis , en ce temps -là , il y avait peut-être dans l' humanité des résignations qui n' y sont plus ; en tout cas il y avait à l' entour des couvents des clôtures plus inaccessibles que celles d' aujourd'hui , et , au dehors , un bras séculier qui réintégrait , au nom de la loi , les nonnes échappées . – Je ne comprends pas bien votre intention , mon cher baron . – Je m' imagine , mon cher d' Anjault , que la petite créature aux yeux profonds dont votre sœur a décidé de faire une religieuse ne va pas de bon cœur au couvent , et j' ai pris pour elle une pitié tendre , quasi paternelle . Peut-être est -ce parce que , moi , j' ai l' âge d' être père , et parce que la paternité me manque ... Enfin , comme je vous sais un brave gentilhomme , je viens éveiller là-dessus votre attention et vous dire ... comme à un ami : Avant de la laisser partir , ayez avec elle une conversation seul à seule ... – Savez -vous si je ne l' ai point fait ? Les yeux du baron de la Chesnaie s' arrêtèrent sur ceux du jeune père , qui ne put s' empêcher de rougir . – Eh bien , recommencez . L' existence entière d' une enfant de quinze ans , qui est votre fille , vaut cela . Et tenez ! tentez une épreuve : Proposez -lui , par exemple , d' épouser un vieillard , qui l' emmènerait pour toujours bien loin , au delà des mers , dans un pays dont elle ne connaîtrait ni les mœurs , ni le climat , ni les usages , dont elle ne saurait point la langue ; et si elle vous répond par un refus , si elle préfère le couvent , alors ... – Me demandez -vous Edmée en mariage ? interrompit M . Le Dam d' Anjault . – Je ne suis pas assez fou pour cela , répondit le baron de la Chesnaie , qui sentit en même temps comme une contraction douloureuse au cœur . Non ... je suis un vieillard ... elle n' est qu' une enfant . Mais ... cette enfant vous gêne , et moi je serais si heureux d' en être le père ... Je pourrais ... l' adopter ... Le père d' Edmée demeura un moment silencieux . La proposition était bizarre et inattendue . Il ne pouvait l' accepter ainsi . A peine connaissait-il le baron de la Chesnaie ! Il ne pouvait non plus la refuser sans examen . Sa conscience , au fond , lui disait trop qu' Edmée n' était point faite pour aller au couvent . – Vous avez le cœur noble et généreux , mon cher baron , et je ne puis que vous remercier . Mais , pour vous répondre , il me faudrait , en effet , savoir ce qui se passe dans ce petit cœur de quinze ans , consulter ma sœur , réfléchir moi -même ... – Ne consultez que votre enfant , votre conscience et votre cœur . – Votre proposition est si soudaine , si imprévue ... – Le départ de votre sœur devait être si prochain ! ... Pourquoi nous sommes-nous connus si tard ? ... Il faut , reprit le baron après une pause , que je vous dise quelle est ma situation exactement . . D' ailleurs vous en comprendrez mieux mes sentiments . Moi aussi , à vingt ans , je me suis trouvé seul dans la vie , c' est-à-dire en dehors de la famille qui me restait . Rien que des parents éloignés pour lesquels j' étais un embarras , car je n' avais pas un sol d' héritage . Un vieux cousin vint me trouver et me dire : « Tu devrais te faire prêtre ; nous t' aiderions tous ; nous avons de belles alliances ; tu pourrais arriver à une situation dans le clergé . » Mais la vocation ne m' appelait pas . Pourquoi ? je me le demande aujourd'hui , car ma vie n' eût guère été plus austère si j' avais été prêtre et missionnaire . Enfin ! c' était comme cela . On m' offrit , d' autre part , de me faire accepter comme chancelier par un consul qui partait pour la Bolivie . Je préférai la Bolivie , et je suis resté douze ans chancelier dans ce pays demi-sauvage ; de là je fus envoyé en Colombie ; puis je devins consul , enfin , et demeurai sept ans au Nicaragua ; d' heureuses négociations me firent monter en grade ; et je reçus en même temps la nouvelle que j' étais nommé consul au Paraguay et celle que le vieux cousin , qui m' avait autrefois conseillé de prendre les ordres , me léguait deux cent mille francs . J' avais quarante-cinq ans . Je pouvais quitter le carrière et m' en retourner en France vivre en vieux garçon dans quelque petite ville de province . Mais , depuis vingt-cinq ans , j' avais pris les habitudes de ma profession ; je m' étais acclimaté à l' Amérique du Sud . Je me sentais trop jeune pour l' inaction ; trop vieux pour recommencer la vie . Je demeurai consul , et partis pour le Paraguay , où je suis resté jusqu' à ce jour . J' espère une meilleure résidence . Quoi qu' il en soit , j' attendrai à mon nouveau poste l' âge de la retraite . Avec l' héritage de mon cousin , je pourrais donc doter ma fille adoptive . Elle me ferait une famille . Je serais le grand'père de ses enfants . La voix du baron de la Chesnaie était tremblante , comme si ses paupières eussent retenu une larme . Le père d' Edmée lui serra la main et sortit , de peur de l' émotion qui le gagnait aussi . Quand le départ de madame de Clérac avait été imminent M . de la Chesnaie s' était dit qu' il lui fallait prendre un parti . Demander la main d' Edmée , il ne l' aurait pas osé ; il ne l' aurait pas voulu d' ailleurs . Sa raison était assez clairvoyante pour lui dire que le mariage avec un vieillard , c' était le couvent à peu près , avec la paix en moins , les tentations en plus . Et cependant , faut-il le dire ? son cœur était profondément troublé . La proposition qu' il venait de faire au père d' Edmée lui avait paru concilier les clairvoyances de sa raison et les aspirations de son cœur . Et , maintenant , il tremblait qu' on ne l' acceptât pas ... et encore plus qu' on ne l' acceptât . Le lendemain matin , – c' était ce lendemain que madame de Clérac avait indiqué comme le jour de son départ , – le baron regardait à son tour les fenêtres qui faisaient face aux siennes ; il guettait derrière ses rideaux . La vicomtesse partirait-elle sans sa nièce , ou bien prolongerait-elle son séjour à Paris ? Dans le premier cas , ce se-sait le refus de ses offres ; dans le second cas , sinon leur acceptation , au moins leur examen . Et son cœur battait comme il ne se souvenait pas de l' avoir senti battre encore . A midi , aucune apparence de départ ne s' était encore manifestée . Vers cinq heures , il reçut le billet suivant : « Monsieur , » Mon père vient d' avoir avec moi une longue et sérieuse conversation . C' est la première fois qu' il m' a parlé comme à une jeune fille , et non comme à une enfant . » Il m' a fait , de votre part , une offre qui m' a profondément touchée , mais que je ne saurais accepter . Non , monsieur , je ne veux de la pitié de personne , pas même de la vôtre , qui me serait cependant la moins cruelle . En vous proposant d' être votre femme , si je vous demandais votre protection et le partage de votre situation sociale , je vous offrais , du moins , en échange , ma vie entière et mon cœur pour toujours . Mais je n' aurais jamais osé vous demander , tout simplement , de réparer les torts de la fortune à mon égard et de me faire un sacrifice que mon vrai père ne me fait pas . » J' ai donc répondu à mon père que j' irais au couvent et que je me sentais la vocation . Ainsi donc , adieu , monsieur ; j' aurai longtemps au couvent pour prier Dieu ; mais je le prierai toujours pour vous , car jamais je n' oublierai votre généreuse proposition . Je connais encore bien peu la vie assez cependant pour savoir combien sont rares des caractères tels que le vôtre . » Je m' accoutumerai , sans doute , puisque tant d' autres se sont accoutumées . Seulement , on aurait dû m' avertir quand j' étais toute petite ; je me serais élevée avec cette idée . Enfin ! c' est comme cela . Et puis , après tout , quand on est maître de sa vie , on l' est toujours de sa liberté . » Adieu encore , et de tout mon cœur , je vous souhaite le plus de bonheur possible sur la terre ! » EDMÉE . » La lecture de cette lettre bouleversa le baron de la Chesnaie . Cette petite créature ! il y tenait déjà plus qu' il n' aurait pu le croire . Ce mélange de sentiments encore enfantins et de sauvage énergie l' étonnait et le captivait . « Quel trésor , se disait-il , que cette enfant aujourd'hui , que cette femme demain ! – Quel trésor ! Ah ! moi aussi j' ai peu connu la vie , bien que je sois vieux : mais assez pour savoir combien sont rares des âmes comme celle qui transparaît à travers les lettres de cette petite ! Et ce trésor , je l' aurai entrevu ; il serait venu s' offrir à moi ! et je le perdrais ? et je retournerais au delà des mers sans l' emporter ? Oh ! que non ! » Et le baron de la Chesnaie , dans une agitation singulière , se mit à parcourir sa chambre et son salon , en revenant , de moment en moment , à son poste d' observation près de la fenêtre , car il tremblait à tout instant qu' une voiture n' emportât madame de Clérac , sa nièce et leurs bagages . Sans cette crainte il serait sorti pour calmer , par le grand air et par la marche , l' effervescence de son cerveau ; mais il n' osait quitter des yeux les fenêtres de la vicomtesse de Clérac . Sans doute , il se disait bien que M . Le Dam d' Anjault ne saurait manquer de venir lui apporter le refus et les remerciements de la famille , ou , tout au moins , de lui écrire : mais lettre ou visite pouvaient ne venir qu' après le départ d' Edmée ! Il attendait donc dans une agitation inexprimable , souhaitant et redoutant à la fois la visite du père d' Edmée . Mais il la redoutait plus encore qu' il ne la souhaitait , car il ne savait comment s' y prendre pour demander à ce père de trente-cinq ans la main de sa fille , quand la veille , à une question directe de ce dernier , il avait répondu par un refus de vieillard sans illusions . Certes , en ce moment , tout en se décidant à faire la folie insigne d' épouser Edmée , il se promettait bien de n' être que son père . Mais eût-il osé le dire ? Et alors pourquoi l' épouser ? N' était -ce pas encore la vouer au célibat ? Comment s' expliquer ? ... Comment avouer à autrui ce qu' il ne s' avouait point à lui -même ? Et cependant il fallait , à l' heure où on en était arrivé , aborder les choses de front et sans ambages . Fièvreusement il s' approcha de son bureau et écrivit : « Monsieur , » J' ai l' honneur de vous demander la main de votre fille , mademoiselle Edmée . Si vous voulez bien me l' accorder , et si elle daigne m' accepter , je m' efforcerai de la rendre heureuse et de mériter la grâce qu' elle me fera . » BARON LOUIS DE LA CHESNAIE . » Mais quand il eut écrit cette lettre , il se demanda comment l' envoyer avant d' avoir , lui -même , reçu la notification du refus qu' il était censé ne pas connaître encore . En ce moment , on frappa . Il alla ouvrir , le cœur tremblant . C' était M . d' Anjault , peut-être . Ce n' était que le petit groom de madame de Clérac , mais cette fois en grande tenue , et avec l' air gourmé qu' il savait déjà prendre quand il était chargé par ses maîtres d' une mission d' importance . Il tenait une lettre . – De la part de madame la vicomtesse , dit-il , pour monsieur le baron . M . de la Chesnaie aimait mieux une lettre que la visite du père d' Edmée : il la prit , et comme le petit domestique allait se retirer : – Est -ce que madame la vicomtesse part bientôt ? demanda-t-il . – Demain matin pour sûr , monsieur le baron . M . de la Chesnaie ouvrit la lettre sans se presser ; il savait ce qu' elle contenait et venait d' apprendre qu' il avait la soirée devant lui . « Nous avons été profondement touchés , mon frère et moi , monsieur le baron , de l' honneur que vous êtes disposé à nous faire , en adoptant pour votre fille une enfant sortie de notre maison . C' était , en effet , donner la preuve de l' estime en laquelle vous la tenez . Croyez-bien que rien ne pouvait nous être plus sensible , et que nous aurions été heureux de voir passer , par l' adoption , une de nos filles dans la famille de la Chesnaie . » Mais ma nièce est poussée par une vocation irrésistible dans les bras de la religion . Nous avons considéré comme un devoir , mon frère et moi , de lui faire connaître votre proposition . Elle en a senti tout le prix , et même des larmes lui en sont venues aux yeux . Cependant elle nous a répondu qu' elle avait décidé irrévocablement de prendre le voile . » De la part d' une fille noble , sans soutien , cette résolution ne vous étonnera pas . D' autant plus qu' elle est la seule qui soit compatible avec sa situation et ses devoirs . » Aussitôt après notre départ , très imminent , mon frère , qui reste à Paris , aura l' honneur de vous porter de vive voix ses remerciements et nos témoiggnages d' estime et d' amitié . » J . LE DAM D' ANJAULT ( vicomtesse de Clérac . ) » Ce qu' ayant lu , le baron plia la lettre qu' il avait écrite un moment auparavant , la mit sous enveloppe et la monta lui -même chez madame de Clérac . La porte de l' antichambre était ouverte , et Edmée , les yeux rouges , donnait elle -même les ordres aux domestiques qui apprêtaient les bagages . A la vue du baron , le sang lui reflua au cœur ; elle devint d' une pâleur de morte . – Mademoiselle , lui dit le baron de la Chesnaie , aussi tremblant qu' elle , – quand il eut remis sa lettre et deux cartes cornées aux mains d' un domestique , – cette lettre que j' apporte pour monsieur votre père exprime le plus cher de mes vœux . Je la place sous vos auspices , car assurément son succès dépend de vous . Les yeux d' Edmée s' ouvrirent tout grands avec une divine expression de surprise , d' interrogation et de joie . Son visage s' éclaira d' un sourire . Avant qu' elle n' eût essayé une réponse , le vieux gentilhomme s' enfuit de peur de se trahir . Il avait une envie folle de saisir l' enfant , de la serrer sur son cœur et de l' embrasser . – Dieu ! se disait-il en battant le pavé , d' un pied alerte , comme s' il n' avait eu que vingt ans . Dieu ! serait -ce possible ? Est -ce possible ? Mais non , je ne puis , je ne dois être que son père . Après avoir marché longtemps , laissant un libre cours à ses pensées , il s' arrêta , s' accouda au parapet du pont des Invalides . Le soleil ne laissait plus qu' une bande rouge à l' horizon : la nuit tombait ; une brise fraîche passait sur la Seine , et , en passant , calmait le front de cet homme déjà vieux et si jeune encore . Il se rassembla , se recueillit et se fit un serment à lui -même : « Quoi qu' il advienne , pour ce regard , pour ce sourire que je viens de cueillir et de respirer , comme une fleur délicieuse , je me souviendrai toujours qu' avant tout , et surtout , je dois être son père ! » M . d' Anjault n' était pas chez sa sœur au moment où le baron y avait porté sa lettre , mais il rentra peu de temps après . – Tu entends , Jean , avait dit Edmée au petit domestique , tu remettras cette lettre à mon père devant moi , et si c' est possible hors de la présence de ma tante . Mais il n' y eut pas moyen d' éviter la présence de madame de Clérac , car elle ne bougea pas du salon où elle commanda que l' on servît le dîner , la salle à manger étant encombrée . Le père d' Edmée lut et devint grave : – Ma sœur , dit-il , vous avez répondu à M . de la Chesnaie ? – Il y a longtemps . Il lui tendit la lettre qu' il venait de recevoir . – Hé ! s' écria-t-elle avec un mouvement de mauvaise humeur , c' est un vieux fou ! Mais M . d' Anjault , depuis la veille , n' était pas sans avoir le cœur étreint et la conscience troublée ; sans se débattre contre des remords secrets . Il reprit la lettre et la tendit , cette fois , à sa fille . – Quelle folie ! s' écria madame de Clérac , qui voulut retenir sa main . Mais : – Tiens , Edmée , lis , dit le père . Edmée , tremblante d' angoisse , baissait les yeux et s' efforçait de garder une contenance calme . Elle avait deviné le contenu de la lettre dans l' accent et dans les paroles du baron ; et pourtant elle ne put retenir un cri de joie . – Ah ! père , quel bonheur ! M . Le Dam d' Anjault demeura stupéfait . Quant à la vicomtesse de Clérac , elle bondit de colère et d' indignation . – Tu veux épouser M . de la Chesnaie ? demanda M . d' Anjault à sa fille . – Je l' aime ! s' écria l' enfant avec exaltation . – Ah ! par exemple ! ... – Mais vous êtes fou , mon frère ! mais cette petite est une déhontée ! Mais vous avez tous perdu la raison ! s' écriait madame de Clérac , mise hors des gonds par ces inconvenances simultanées qui éclataient à l' improviste . – Ma sœur , cette demande et cette acceptation doivent , à bon droit , nous surprendre . Cependant pourquoi le couvent plutôt que ce mariage , puisque ce mariage s' offre et que ma fille l' accepte . – Pourquoi ? Mais parce que ce mariage est aussi insensé d' une part que de l' autre ! Parce qu' il révolte le sens commun ! Parce qu' il est un danger au lieu d' être une garantie . – Cependant . – Vous le voulez ? ... Eh bien , après tout , qu' importe ? reprit-elle . S' il s' agissait , pour cette fille d' actrice , de rester en France , je dirais : Plutôt le couvent cent fois ! et avec de hautes murailles et de fortes grilles , car elle déshonorerait sa famille ! Mais il s' agit d' un départ pour l' étranger . Qu' elle aille donc aux antipodes ! elle ne déshonorera que son mari ! Le mariage se fit en quinze jours et presque clandestinement ; madame de Clérac avait pris congé de sa société à Paris ; elle en profita pour ne parler à personne du changement de vocation de sa nièce . – J' enverrai , avait-elle dit à son frère , des lettres de faire-part après coup . Pour Paris , je les daterai de Clérac ; pour la province , de Paris . D' autre part , M . de la Chesnaie n' avait point de famille prochaine et ne tenait pas à s' attirer les sarcasmes de ses connaissances . Aussitôt après la cérémonie , qui eut lieu devant les quatre témoins et les domestiques , le baron emmena sa jeune épousée . Une toilette de voyage en laine grise et son modeste trousseau de petite fille , voilà tout ce qu' emportait Edmée , en quittant sa famille . Sa robe de communiante allongée lui avait servi de robe de noces . Elle partait pour Montevideo où son mari venait d' être nommé consul . Et jamais peut-être jeune ménage épris et entouré du cortège de toutes les convenances sociales , des bénédictions de la famille , des vœux de nombreux amis n' avait été heureux , en partant pour l' Italie , comme cet homme à cheveux blancs qui emportait cette enfant , et cette enfant qui se jetait éperdue dans les bras d' un sauveur ... – fuyant , tous deux , vers l' autre hémisphère . Dirai -je le voyage ? Montrerai -je Edmée choyée par le baron de la Chesnaie comme une enfant délicate et frêle , et honorée par le contre-amiral qui commandait le navire , comme l' épouse du représentant de la France dans une des plus importantes capitales de l' Amérique ? Qui ne se représente dans quelle via différente entrait d' emblée l' enfant mutine qui venait de secouer le joug de madame de Clérac et qui , six mois auparavant , chaussée de brodequins de cuir , vêtue d' une blouse de percaline noire et les cheveux en broussailles , n' imaginait rien au delà d' une course folle et libre dans la campagne ! Depuis ces six mois , on lui avait montré le couvent à l' horizon de son avenir ; et , d' abord , quand cet horizon lui paraissait encore vague et lointain , elle éprouvait , en y pensant , plus de tristesse que de révolte . C' était une énorme maison carrée , derrière laquelle il y avait un grand jardin ; puis on était habillé de gris , ou de blanc , ou de noir , pour toute sa vie ; pas de cheveux sur la tête , mais une cornette d' entoilage , qui encadrait la figure et l' ombrageait comme un abat-jour de porcelaine ombrage une lampe , tout en concentrant sa lumière . On allait , le matin , à la chapelle , pu le soir ; entre temps , dans sa cellule ... et , quand on regardait à la fenêtre , on voyait un mur . Et voilà que maintenant cet horizon de sa vie borné devenait sans limites ! Il lui semblait pareil celui qu' elle voyait devant elle , de la dunette du navire quand , penchée sur la barre d' appui , elle cherchait des yeux la ligne perdue qui séparait le ciel et la mer . De temps en temps , cette ligne était obstruée par d vapeurs grises qui ressemblaient aux montagnes d' un terre lointaine ; d' autres fois , c' était comme des flocons de neige qui dessinaient des figures fantastiques des lambeaux de gazes d' argent qui se déchiraient sur l' azur du ciel ; d' autres fois encore , des amoncellements de nuages dorés par le soleil , qu' on aurait pris pour de villes embrasées . Qu' y avait-il pour elle , au delà de ces perspectives mouvantes et passagères ? Verrait-elle , tour à tour ces diverses apparences ? Était -ce un avenir radieux comme le ciel pur et la mer bleue qu' elle allait trouver au bout de ce voyage ? ou bien une existence grise et monotone ? ... Pourquoi considérait -on comme sacrifiées les jeunes filles mariées à de vieux maris ? Était -ce une vie flamboyante , semée de fêtes éclairée par mille lustres , et qu' elle traverserait avec des robes lamées d' or et des diamants au front ? Femme du représentant de la France dans une ville comme Montevideo , n' allait-elle pas être une grande dame ? En tout cas , c' était l' inconnu , l' imprévu , l' immense ! . . et parce qu' elle n' avait point de conception nette et concrète de ce qui l' attendait , son imagination endiablée courait des bordées vers les rivages les plus divers . Et , tandis qu' elle rêvait , le bruit de la machine , le sifflement de la vapeur , les bouillonnements des flots soulevés par les roues du navire , les ordres criés à l' équipage , les bribes de conversation entre passagers de toutes races qui montaient du pont jusqu' à la dunette , lui parlaient davantage encore de cet inconnu vers lequel l' emportait son mariage . Près d' elle était là toujours le baron de la Chesnaie , attentif , ému , attendri . Si la brise fraîchissait , vite il l' enveloppait d' une pelisse chaude ; si le soleil dardait , il l' ombrageait d' un large parasol . Il avait obtenu du contre-amiral la permission d' accrocher pour la baronne de la Chesnaie un hamac dans un angle de la dunette ; quand le temps était doux et calme , il y berçait Edmée , avec la sollicitude tendre d' une mère . Jamais la petite créature n' avait connu ces douces gâteries . Son enfance même ne lui présentait point de pareils souvenirs . Quand le vaisseau faisait escale dans quelque ville , le baron l' emmenait à terre ; la conduisait voir les monuments , les boutiques ; lui offrait tout ce qu' elle pouvait désirer ; de partout il fallait qu' elle emportât un souvenir . Et comme il rayonnait de joie , quand elle était contente ! Ce bonheur qu' elle donnait , ces caresses d' une affection ardente et pure , les attentions respectueuses des officiers du bord , étaient pour elle comme une suite d' enchantements . Quant à M . de la Chesnaie , son cœur débordait d' une joie délicieuse . Par quel miracle du ciel se trouvait-il possesseur de cette adorable enfant ? Est -ce que jamais en rêve seulement il aurait osé concevoir un pareil bonheur ? Et quand ce bonheur était venu à lui , d' abord il avait songé à le repousser ! O insensé ! ... L' homme n' est-il pas souvent le propre artisan de ses douleurs ? Mais pourquoi ces jours si doux seraient -ils suivis de jours amers ? Pourquoi ? Mais , dussent -ils l' être , quelle folie plus grande de les avoir refusés que de les payer après en avoir savouré l' ivresse ? Quoi qu' il advînt de l' avenir , rien ne pouvait plus les lui reprendre . La seule pensée qu' Edmée était à lui , qu' il l' emmenait , qu' elle avait voulu partager sa vie , la seule vue de la chère créature , l' emplissaient d' un tel bonheur qu' il n' aurait pu concevoir rien au delà . Parfois il l' entourait de ses bras sans oser même la serrer sur son cœur , et lui mettait un baiser sur le front ou dans les cheveux . C' était tout . La traversée fut une fêté pour Edmée et l' arrivée à Montevideo une surprise . La ville est belle et régulièrement bâtie , comme toutes les villes américaines ; point d' imprévu , d' ailleurs , et , en descendant sur la plage , elle aurait pu se croire à Bordeaux . Dans cette belle ville , la maison attribuée au consulat de France était l' une des plus confortables . Là , tout était prêt pour recevoir le nouveau consul et sa femme ; et , dès leur arrivée , elle se sentit la souveraine du personnel du consulat et du groupe de Français résidants . L' aisance de la vie et la dignité du service , aussi , la frappèrent . Quelle distance de cette situation sociale à celle de son père , chétif employé d' une préfecture de province et de cette large vie à la sordide existence de sa tante ! Sans doute il ne fallait plus songer à la folle liberté de son enfance , et son rang lui commandait le maintien d' une femme . Mais naturellement elle accédait à la gravité de sa nouvelle position . L' enfant était étonnée et la jeune fille , d' ailleurs , commençait à poindre avec l' aurore des seize ans de madame la baronne de la Chesnaie . Et puis , tout cet ensemble était si nouveau ! Edmée avait tant de choses à apprendre ! En outre de sa maison de ville , madame de la Chesnaie eut bientôt une villa délicieuse accrochée aux pentes qui dominent la mer , de beaux ombrages , des fleurs , des terrasses à balustres garnies d' orangers . Ces villas ou quintas sont , comme on le sait , l' orgueil et le plaisir des habitants de Montevideo . Elle était de toutes les fêtes et les premières places lui revenaient de droit . Le baron de la Chesnaie voulait qu' elle fût aussi la plus élégante . En partant de Paris , on avait laissé à l' une des couturières en renom la robe de communiante allongée qui avait servi de robe de noces , en lui commandant de faire et d' envoyer , par les premiers navires , des robes de ville et de soirée adaptées aux diverses circonstances , des chapeaux et guirlandes assorties . Edmée , quand elle se vit ainsi parée , ne se trouva plus la même et crut entrer dans un autre monde et dans une autre vie . Les choses lui apparurent sous un aspect nouveau . En prenant la robe basse , le diadème au front , les diamants au cou , elle sortit peu à peu de sa gaîne de petite fille et se sentit devenir , en effet , « madame la baronne de la Chesnaie » . Enfant encore , sans doute , jeune fille toujours , mais presque femme par l' abord et la tenue . D' ailleurs , elle était vraiment jolie , quoique pas assez grande encore et un peu maigre . Et , dans ses cheveux cendrés , relevés de fils d' or , des diamants , montés sur tige tremblante et mêlés parmi les fleurs , allaient bien . Elle avait avec cela une longue robe de satin blanc , avec un velours noir au cou , et des gants très longs qui cachaient ses bras trop jeunes . Le baron de la Chesnaie prenait à la faire belle un plaisir extrême . Depuis qu' il avait hérité de son vieux parent , ses revenus s' étaient accumulés , et il pouvait , pour embellir son idole , laisser glisser sans compter l' or entre ses doigts . Quelle joie pour lui de la contempler quand elle était sertie comme un bijou de prix , et toute rayonnante du plaisir d' être belle , admirée , adorée ! Cela suffisait encore à le rendre parfaitement heureux . Souvent , d' ailleurs , la chère créature se jetait à son cou , dans ses bras , et lui disait : – Oh ! que vous êtes bon ! et comme je vous aime ! Il la traitait comme sa fille toujours , mais voulait qu' on la considérât comme sa femme . Dans le monde , on voyait bien l' exaltation et la chasteté de son amour ; et peut-être que si Edmée avait eu seulement vingt ans , au lieu de n' en avoir que seize , ou dix-sept , ce ménage singulier eût éveillé la curiosité ; mais elle était si près de l' enfance encore , qu' on ne sentait que du respect pour l' ardente et pure tendresse de ce vieux mari et la reconnaissante affection de cette jeune femme . M . de la Chesnaie lui faisait donner des leçons de musique et de chant ; de dessin , d' espagnol et d' anglais . La femme d' un de nos principaux agents consulaires ne devait-elle pas connaître les langues les plus usitées dans le pays où elle était appelée à tenir son rang ? Ne fallait-il pas aussi qu' elle comprît et aimât les arts ? Edmée , du reste , était admirablement douée ; elle avait une voix charmante ; mais son éducation avait été un peu négligée . A la mort de sa mère , elle ne savait pas grand'chose ; et , depuis , sa tante ne s' était guère occupée de l' instruire . N' aurait – elle pas du temps de reste pour cela au couvent ? Et , d' ailleurs , à quoi bon ? M . de la Chesnaie prit lui -même le soin délicat de faire d' Edmée une femme du monde , instruite , aimable , spirituelle autant que jolie et élégante . Et , dans cette tâche d' initiateur , que de plaisirs encore il rencontra ! que de fleurs de l' âme il cueillit et respira ! idées primesautières écloses dans ce jeune cerveau , sentiments intimes pudiquement cachés dans ce cœur d' enfant , naïvetés délicieuses , finesses exquises , illuminations imprévues . L' ignorance d' Edmée lui fut une jouissance de plus . Tout était à révéler à cet esprit inculte , à cette pensée si nouvellement éveillée . Cependant , parfois , en voyant cette intelligence si vive , cette imagination si prompte à prendre son essor , et je ne sais quel flot désordonné de sentiments et de pensées qui se confondaient , d' impressions irraisonnées , de soudains éclats , il prenait peur de son ouvrage comme s' il avait développé en face de lui une force qu' il n' était pas sûr d' avoir les moyens de diriger ou la puissance de contenir . Mais ce n' était qu' un éclair dans le ciel sans nuage de son bonheur . Sept ans s' écoulèrent . D' abord Edmée avait joui de sa position , de sa villa , de ses toilettes , des fêtes qu' on lui donnait , mais comme une invitée au banquet de la vie , comme Cendrillon au bal du roi , chaussée des pantoufles de sa marraine . Avec le temps , elle s' installa dans cet ensemble de choses ; et , trois ans après son arrivée à Montevideo , elle ouvrait à son tour ses salons et recevait le corps consulaire , « les étrangers de distinction , » les notables de la ville , chacun avec l' accueil qui convenait à son rang ou à ses titres . Et debout , à l' entrée du premier salon , en face de son mari , elle tenait convenablement son emploi . Comment , à mesure qu' Edmée devint femme , l' amour immatériel du baron de la Chesnaie se modifia-t-il et descendit-il des régions sereines où règne l' idéal dans le milieu troublé de la vie réelle ! Comment les caresses étourdies de l' enfant émurent -elles un jour l' époux qui sommeillait sous le père ? Pourquoi , pourquoi , dans ce paradis terrestre , M . de la Chesnaie était-il un homme et Edmée une femme ? Et quand Edmée fut sa femme , il l' aima plus encore , mais d' une autre manière . A l' exaltation passionnée des premières années du mariage se joignait une surexcitation extrême que l' époux contenait par la volonté , mais qui ne l' en dominait que plus complètement . Non seulement son âme tout entière était possédée , mais aussi toutes les fibres de son être : Mentor vêtu de la tunique de Nessus . Par hasard , un jour Edmée dit , sans y penser peut-être , qu' elle aurait maintenant plaisir à revoir Paris . Une autre fois elle avait laissé échapper , étourdiment aussi , que son mari résidait depuis assez longtemps dans l' Amérique du Sud , pour avoir droit maintenant à un poste plus rapproché delà patrie . C' en fut assez . Aussitôt , sans lui en rien dire , M . de la Chesnaie écrivit au ministre , en faisant valoir ses titres à un changement de résidence . On sait que toujours nos agents consulaires et diplomatiques traversent Paris et vont prendre leurs instructions au ministère avant de se rendre à leur nouveau poste . Quand la réponse du ministère arriva trois mois après , le baron et la baronne de la Chesnaie étaient à leur quinta , sur l' une des terrasses qui regardent la mer ou plutôt l' immense embouchure du fleuve formé par la réunion du Rio-Panama avec le Rio-Uruguay et avec la rivière de la Plata . C' était l' heure du soleil couchant : un domestique noir apporta le café sur un plateau , et , entre les deux tasses , le grand pli ministériel , fermé d' un large cachet rouge . Tous deux ils aimaient cette villa achetée pour Edmée et embellie par elle d' année en année . Le baron en avait planté les arbres , Edmée semé les fleurs . Des eucalyptus nés de graines , il y avait six ou sept ans , étaient maintenant de grands arbres qui donnaient de l' ombrage , et les herbes ornementales de la pampa , ramenées de leur sol natal dans les jardins anglais de Montevideo , y avaient poussé des tiges gigantesques . Elles miraient leur ramure dans l' eau claire et la rivière artificielle sur laquelle Edmée promenait elle -même une mignonne embarcation . Sous les panaches argentés des gynérium , et protégées par les redoutables épines des cardones , fleurissaient les délicates fleurs d' Europe ; des mousses tendres tapissaient les rebords de la rivière sur laquelle s' abattaient des oiseaux aquatiques et voletaient de grandes libellules au corselet de bronze , aux ailes diamantées . Que de joies auraient pu raconter ces choses ! joies d' Edmée quand elle s' en était sentie maîtresse , quand elle les avait vues naître sous ses yeux et à son commandement ; joies du baron de la Chesnaie quand il les avait données ensemble , et une à une ; quand il avait vu dans leur cadre Edmée d' enfant devenir jeune fille , puis femme , puis ... sa femme ! Il décacheta le grand pli et lut « qu' en conséquence de ses désirs et en récompense de ses longs services , le ministre venait de le nommer consul général à Alexandrie » . Son cœur , tout à coup se serra . Pourquoi ? ses vœux étaient exaucés : il montait en grade ; il se rapprochait de la patrie , il allait mener Edmée à Paris . – Tiens , lui dit-il , ma chérie , voilà qui te fera plaisir . Mais Edmée parut au premier moment plus étonnée que joyeuse . – Moi ! dit-elle ; pourquoi ? ... – Ne voulais -tu pas revoir Paris ... ta famille ? ... retourner en Europe ? Et il m' a semblé aussi que tu désirais que j' obtinsse un poste plus élevé ? – Oui ... sans doute ; oui ... je suis bien contente ... – Ainsi , nous allons quitter tout cela ? ... – Si tu as le moindre regret , nous ne quitterons rien ! nous resterons ici ! Je trouverai un prétexte pour demander mon maintien et il n' y a pas d' exemple qu' un ministre ait refusé ... – Oh ! non , dit-elle ; pourquoi ? ... allons donc , ajouta-t-elle gaiement , planter notre tente sur d' autres rivages ? – Ces postes d' Orient , reprit le baron , sont très enviés . – Oui ? ... Oh ! quel plaisir de voir l' Orient ! la Méditerranée si belle , ces contrées où l' antiquité a vécu , et dont chaque pierre raconte un fragment de l' histoire du vieux monde ! – Ne passerons-nous pas par l' Italie ? – Certainement , et par la Grèce aussi ... Un éclair de joie illumina le joli visage d' Edmée . Elle sauta au cou de son mari . – Que tu es bon , dit-elle et que tu me fais une belle vie ! Et son ardente imagination , engourdie dans le bien-être des désirs satisfaits , se reveilla tout à coup . Il lui sembla sortir d' un songe heureux pour entrer dans la vie , dans une vie pleine de promesses et d' imprévu . A Montevideo , elle avait lu des livres et des journaux venus de France , et elle s' était assurément intéressée aux nouvelles qu' ils lui apportaient , mais d' un intérêt tout spéculatif . Elle ne pensait pas , en effet , qu' elle pût être mêlée aux faits contemporains ; ni à ce monde brillant de Paris que lui dépeignaient les romans et les chroniques des journaux , ni aux intérêts et aux passions qui agitaient la vieille Europe . Soudain , elle eut soif de voir et de connaître ; de trotter dans Paris en liberté ; de rêver dans les musées de Rome ; d' aller au bal de la cour , aux eaux fréquentées par la fashion européenne ; de posséder tout ce que possédaient les privilégiés de ce monde . Ce fut en elle une explosion de sentiments inconnus qui prirent la place de ses sentiments ordinaires et les emportèrent , comme le vent emporte les nuées . Elle aimait bien sa quinta ombreuse et fleurie ; elle avait été bien heureuse d' un doux et pur bonheur depuis sept années à Montevideo . Et pourtant elle quitta la quinta sans une larme , et la ville sans se retourner , l' esprit plein d' images étrangères . Elle allait à Paris ! Pour le baron de la Chesnaie , il était arrivé , sept années auparavant , le cœur pris , mais l' esprit libre encore et la raison clairvoyante . Il s' en allait aujourd'hui en proie à une passion complète , absolue , aveugle , tyrannique et invincible . Les choses , à Paris , avaient bien changé . A peine le mariage d' Edmée était-il bâclé , et cette fille hors cadre expédiée aux antipodes avec le vieux mari qui avait eu la sottise de s' en encombrer , que madame de Clérac s' était mise en campagne pour préparer à son frère un mariage qu' elle considérait comme nécessaire au salut de la famille . Elle visait depuis longtemps une héritière qu' on pouvait avoir pour un titre et une entrée dans la société aristocratique . Le titre , M . le Dam d' Anjault l' aurait , grâce à de vieux parchemins , retrouvés par un archiviste paléographe dévoué à madame de Clérac , et qu' il ne s' agissait que de faire homologuer , à la chancellerie , par les soins d' un bon référendaire au sceau . Quant à l' entrée dans le monde du faubourg Saint-Germain , c' était autre chose . Madame de Clérac , veuve d' un chevalier de Saint-Louis , y était bien reçue , malgré sa pauvreté , mais elle ne se sentait pas l' autorité d' y faire admettre son frère , chétif employé de préfecture . Par son premier mariage , par la situation infime où il s' était placé , ce frère avait dérogé . « Il faut , lui avait-elle dit , donner votre démission , et vous battre pour la duchesse de Berry . » Six mois après , le comte le Dam d' Anjault épousait l' héritière et touchait une dot de deux millions . Edmée , en arrivant à Paris au mois de février 1855 , retrouva donc son père marié et riche ; avec hôtel à Paris et château à la campagne , ayant depuis longtemps oublié son premier mariage , son humble vie en province ... et aussi sa fille . Il avait d' ailleurs d' autres enfants , un garçon surtout dont il était fier et qui gaspillait en jouets , pendant six mois , plus que la pauvre Edmée n' avait coûté en toute sa vie , jusqu' à sa quinzième année . Madame de Clérac elle -même , grâce à un petit héritage , menait une vie plus facile et tenait à Paris son rang de veuve , comme elle se plaisait à le dire . Sans doute , depuis sept ans , on avait correspondu entre Paris et Montevideo . Edmée n' ignorait pas le second mariage de son père , et même par des lettres de faire-part , savait qu' elle possédait un frère et deux sœurs . Mais , à Paris , on ne comptait guère recevoir Edmée ; à Montevideo , on était devenu bien indifférent pour une famille sans tendresse et sans pitié . En sorte que le père avait écrit par manière d' acquit , que la fille avait répondu par respect humain , et que , de part et d' autre , on en était venu à s' ignorer profondément . . – Comment ! c' est toi ? s' écria M . d' Anjault quand sa fille lui apparut , un matin , au bras du baron de la Chesnaie , dans toute l' efflorescence d' une beauté souveraine , vêtue d' une toilette de la bonne faiseuse , élégante et aisée dans son personnage de femme du monde : « Toi ! qui es devenue ... – Une femme comme une autre ; mon Dieu , oui ! – Mieux que beaucoup d' autres ! – Grâce à mon mari , qui m' a rendue bien heureuse ! Le baron de la Chesnaie rayonna d' orgueil . C' était lui qui avait fait ce chef-d'œuvre humain et transformé en une admirable créature le petit sauvageon que madame de Clérac avait voué au couvent et à l' oubli . – Ma foi ! La Chesnaie , mon cher , je vous fais mon compliment ! Peste ! votre idée d' épouser cette petite fille n' était point si folle , au fond , qu' elle le paraissait . Vous avez une charmante femme , et elle n' a point non plus fait une mauvaise affaire ; vous voilà consul général , décoré , avec une belle retraite à l' horizon . C' est une position fort sortable , et même dont on peut se faire honneur ! – Je suis heureux que vous ne regrettiez pas , mon cher d' Anjault , de m' avoir donné ce trésor . – Ta belle-mère , reprit le père d' Edmée en revenant à la jeune femme , sera enchantée de te connaître ; et ta tante , donc ! ta bonne tante de Clérac , qui t' a élevée , comme elle sera contente de te voir comme cela en belle dame . Edmée , au souvenir de sa « bonne tante » , qui l' avait élevée , eut un petit frisson . Tout à coup , l' alcôve nue et sombre où elle couchait , rue de l' Université , lui revint en mémoire ; elle crut entendre les heures sonnant à la grosse pendule et faire la basse de la redoutable antienne avec laquelle , tant de fois , cette « bonne tante » l' avait réveillée : A cette heure comme à toute heure , Jésus et Marie soient dans nos cœurs . Etc . , etc . , Mais ces douleurs d' enfant étaient loin . La jeune femme sourit . – Moi aussi , dit-elle , je serai très contente de revoir madame de Clérac , comme je suis contente , mon père , de vous trouver heureux , avec une famille nouvelle et une fortune qui répond à vos goûts . – Dis plutôt aux exigences de mon nom . – Avec un héritier ! – Je devais sauver le nom de l' oubli . – Oh ! sans doute , mon père . Edmée , en répondant , se mordait les lèvres . La malicieuse jeune femme avait la plus irrespectueuse envie de rire . Elle y donna carrière , quand elle fut dehors avec son mari . – Peste ! quel accueil ! dit-elle . Et on nous a fait promettre de revenir dîner ce soir , « avec Madame d' Anjault et les enfants » , en ajoutant : « Nous serons on famille ! ... » Je suis devenue de la famille ! Jamais rien ne m' a tant flattée , car il faut vraiment que je sois « présentable » ... autant que votre position est « sortable ! » pour qu' on nous reconnaisse ainsi d' emblée ! – Méchante ! répondit le baron de la Chesnaie d' un ton de douce gronderie . – Oui , et j' ai tort , en effet , de leur en vouloir ! N' est -ce pas au sort qu' ils m' avaient préparé que je vous dois ! Sans « ma bonne tante qui m' a élevée » et qui même se chargeait de pourvoir à mon avenir , jamais je ne vous eusse fait ma déclaration ... Tiens ! à propos , il faudra demander des nouvelles de Jean , mon porteur de billets doux , auquel j' avais promis ma protection . Pauvre diable ! ... les heureux sont ingrats ! – Pas tous ! dit en souriant le baron de la Chesnaie . – Si tu le veux , ma chérie , nous prendrons Jean à notre service . Cette parole , si spontanément venue aux lèvres du mari , ne peint-elle pas mieux que bien des commentaires cette tendresse infinie qui s' était emparée de lui et avait , pour ainsi dire , engourdi sa raison par l' ivresse du bonheur . Le soir , madame la comtesse Le Dam d' Anjault mit toutes voiles dehors pour recevoir le baron et la baronne de la Chesnaie . Dans le salon , les housses des meubles furent enlevées , et Edmée put voir les armes de sa noble famille , brodées sur les sièges de velours . Que cet écusson faisait bien ! Aussi était-il répété sur les rideaux , les panneaux des murs , les vases de la cheminée . Il y avait un chef d' azur avec des étoiles d' or puis une croix sur le fond de l' écu , et , dans les coins , une salamandre , un lion , une merlette : Que sais -je ? rien n' y manquait , pas même une barre , brochant sur le tout . La comtesse présenta ses trois enfants à leur sœur aînée , et Edmée eut l' honneur et le plaisir de faire sauter sur ses genoux le futur « chef de la maison » . Les petites filles étaient gentilles à croquer ; elle les embrassa de bon cœur ; puis , on les remporta à la nursery . Quant à la mère , c' était une femme d' une trentaine d' années , pas autrement belle , pas plus laide qu' il ne fallait , mais assez mal habillée , bien qu' elle portât une toilette fort cher . Edmée remarqua que ses bijoux personnels reproduisaient encore une fois l' écusson de la famille . Et cet écusson elle le retrouva , en passant dans la salle à manger , sur les verres et les assiettes , sur l' argenterie , et même tissé dans le linge . – C' est aussi le vôtre ! lui dit la comtesse en la voyant suivre des yeux cette multiplication d' armoiries . Et vous avez le droit , avec l' écu en losange , d' en accoster les armes de la Chesnaie . Edmée avait trop l' usage du monde pour sourciller devant cet aplomb . Elle fit une inclination de tête , en manière de remerciement . Ainsi même les armes de la noble famille d' Anjault , – qui faisait les preuves de 1699 et avait compté des chanoinesses de Remiremont dans son arbre généalogique , – on l' autorisait à les porter ! Et c' était de la comtesse elle -même qui les avait payées en beaux deniers comptants que lui venait cette concession toute gracieuse ! En vérité , pour ne pas oublier , devant une si cordiale réception , les tristesses de son enfance , il lui aurait fallu un bien mauvais caractère . L' avait-elle donc mauvais ? Peut-être bien ! car elle ne savait aucun gré à madame d' Anjault de sa mansuétude et elle était choquée de son ostentation . Elle aimait encore moins sa tante , qui , bien entendu , était delà fête . Celle -là , du moins , avait l' excuse d' être née dans un milieu où l' on tient la noblesse pour la première fortune en ce monde . Elle était restée pauvre et n' eût pas consenti , pour devenir riche , à se mésallier . Mais bientôt une illusion de plus devait être enlevée à Edmée . – Ma sœur , vous avez un goût d' une distinction merveilleuse , un tact exquis ! disait , à tout bout de champ , madame de Clérac à la femme de son frère . – Ma sœur , il y aura demain , à Saint-Thomas-d'Aquin , un sermon où votre absence serait remarquée . Tous les nôtres y seront ! – Ma sœur , la duchesse donne son bal samedi . Tenez votre toilette prête . Ce sera très choisi . Donc , madame de Clérac flattait sa belle-sœur . Or madame d' Anjault était la fille d' un entrepreneur de bâtisse , énormément riche , mais médiocrement considéré dans le monde des affaires ; il y avait , disait -on , derrière ses millions , quelques irrégularités commerciales . Et , de fait , une fille d' entrepreneur aussi richement dotée aurait pu trouver , dans la noblesse , un meilleur parti que M . d' Anjault , si , dans ces apports , ne se fussent glissées quelques valeurs tarées . Ainsi , même pour la sèche douairière qui avait voulu l' enlever de sa famille comme une scorie et l' enfouir au couvent , « Sa Majesté l' Argent » dominait la noblesse ! et le crime initial était bien plutôt d' être née d' une mère pauvre que d' une actrice mariée ! – L' argent ! avec de l' argent , on achetait tout , même les vicomtesses de Clérac ! pensait la jeune femme avec dégoût . Et elle se prit à considérer son père avec plus de pitié que d' estime , en le voyant au milieu de ce luxe , de cette gloriole , de ce bien être , de cette valetaille , et devenu vraiment « comte Le Dam d' Anjault » le jour seulement où une fille de maçon parvenu était venue lui payer tout cela ! Jamais dans l' âme en fleur d' Edmée ne s' étaient glissées des pensées amères comme celles qui la hantaient ce soir -là , devant cette table de famille , brillante d' argenterie et de cristaux , irradiée de bougies et de fleurs , et servie avec toutes les recherches du goût français . – On me reçoit bien parce que je n' ai besoin de rien , parce que j' ai un nom , une position sociale , qui flatte cette famille dans laquelle ma pauvre mère m' a fait entrer par effraction , se disait-elle ; mais si , au lieu d' être baronne et femme élégante , je n' étais qu' une pauvre institutrice , gagnant misérablement mon pain , comme on aurait tout fermé au-devant de moi ! Eussé -je été la plus vertueuse fille de la terre , ou aurait dit que je déshonorais ma famille . Et pourtant je n' en aurais pas eu moins droit à l' écu en losange , avec des hiéroglyphes dessus . Et de fait , quand le baron et la baronne de la Chesnaie eurent pris congé : – Vous le voyez , mon frère , j' avais raison ! dit sentencieusement la baronne de Clérac . Il n' y avait pour votre fille aînée que le couvent ou le mariage ! Je me félicite que le mariage ait bien tourné ! – Vous étiez plutôt pour le couvent , répondit le comte , si mes souvenirs sont fidèles ; et c' est moi qui ai insisté pour le mariage avec le baron de la Chesnaie . – C' est que je me défiais du sang dont Edmée est sortie , répliqua la bonne tante , piquée de ce que son frère avait trop de mémoire et refusait , en cette circonstance , de rendre hommage à sa prévoyance et à sa profonde sagesse . – Bah ! elle a été bien élevée ! s' écria le comte qui s' empressa de venir à résipiscence , en sacrifiant à sa terrible sœur , par une adhésion tacite , la mémoire de sa première femme et en lui faisant honneur , du même coup , de l' éducation d' Edmée . – Enfin , elle est charmante maintenant , et vous pouvez la produire dans le monde avantageusement . Qu' en pensez -vous , ma sœur ? – Certainement , répondit la comtesse ; d' ailleurs , il faut faire prendre quelques plaisirs à cette jeune femme , qui n' a pas longtemps à passer à Paris , et qui est faite pour tous les succès . – Puisque c' est votre avis , ma sœur , si vous demandiez pour elle une invitation à la duchesse ? – Volontiers ; mais ne serait -ce pas plutôt par vous , qu' il conviendrait que la démarche fût faite ? – Non pas . C' est à vous qu' il appartient de présenter et de patronner Edmée dans les salons . Vous êtes son chaperon ; tant pis ! ma petite sœur : voilà ce que c' est que d' épouser un veuf , encombré d' une grande fille ! – Chaperon donc , je le veux bien , dit en souriant la fille de l' entrepreneur , qui n' était pas fâchée de mener dans le monde , pendant quelques semaines , une belle jeune femme dont elle pouvait dire : « Ma belle-fille , madame la baronne de la Chesnaie . » Et puis , elle pensa qu' en ces circonstances , naturellement , elle aurait pour cavalier M . de la Chesnaie , qui avait grand air et , comme la plupart de nos agents à l' étranger , pouvait illustrer sa poitrine de toutes les décorations du monde . D' ailleurs , elle ferait parler Edmée sur les habitudes et les modes de l' Amérique du Sud , et M . de la Chesnaie sur les intérêts français dans le Nouveau Monde et sur les attributions de nos consuls dans les échelles du Levant , et ce serait un sujet de conversation . On avait tant de peine à trouver quelque chose à dire dans les salons ! Et , quand on causait un peu , on avait si vite un cercle autour de soi ! Madame de Clérac , grâce au succès qui avait couronné l' entreprise du mariage de son frère , et grâce à sa souplesse avec sa riche belle-sœur , était restée le conseil de la maison . Quand elle vit les bonnes dispositions de cette dernière , elle hasarda l' avis qu' on pourrait offrir à madame de la Chesnaie un appartement dans l' hôtel pour le temps de son séjour . Si on devait aller dans le monde ensemble , il serait peut-être très commode de loger sous le même toit . – En effet , répondit la comtesse , et c' est une idée que je me reproche de n' avoir pas eue déjà . Au second étage , nous avons justement deux chambres confortables que je puis me permettre d' offrir à M . et madame de la Chesnaie . Il est plus convenable , d' autre part , que cette jeune femme , si je la présente , demeure chez son père . Enfin pourquoi lui laisser dépenser à l' auberge un argent qu' elle emploiera bien mieux à se donner des toilettes . Elle nous sera d' ailleurs d' une compagnie charmante . Et voilà comment , le lendemain matin , dès son lever , Edmée reçut la visite de sa belle-mère , qui venait lui déclarer que sa place était sous le toit de la famille , et qu' elle ne la souffrirait pas plus longtemps à l' hôtel . Cette chaleur ne fondit cependant pas la glace qui entourait comme d' une fortification le cœur d' Edmée ; et il ne fallut rien moins que l' intervention de M . de la Chesnaie , pour la décider à accepter ce qui lui était offert avec tant d' insistance qu' elle ne pouvait le refuser sans blesser sa belle-mère . Madame d' Anjault ajouta que les trois premières semaines du Carême et les quatre qui suivaient les fêtes de Pâques , étaient les plus brillantes de la saison à Paris ; que les fêtes allaient être nombreuses dans le grand monde ; que les théâtres donnaient leur meilleur répertoire , que les courses allaient venir avec le printemps , et qu' elle voulait être le chaperon de sa chère Edmée dans le monde , son cicérone dans les théâtres et sa compagne au Bois , les jours de courses . – Et d' abord , ma mignonne , dit-elle en manière de conclusion , préparez -vous à aller au bal samedi . J' ai pour vous une invitation de la duchesse de\ \ \ * . – C' est , dit le marquis de B ... . un des hommes les plus répandus de Paris , à Robert de Ré , qui l' avait questionné , c' est une fille aînée du comte d' Anjault , mariée à un vieillard depuis plusieurs années déjà , et qui arrive de je ne sais plus quel pays lointain . Ce mari est consul . – Depuis plusieurs années ? ... Mais cette femme n' a pas plus de vingt-deux ans . Je l' ai prise tout à l' heure pour une jeune fille étrangère . – Elle a été mariée à quinze ans . – Pauvre créature ! – Mais non ! Elle est heureuse : elle aime son mari . Robert de Ré allait répondre ; « Allons donc ! ce n' est pas possible ! » Mais il leva les yeux et vit Edmée si resplendissante , avec un sourire si doux et des yeux si limpides qu' il demeura muet . Tout , en effet , dans cette femme , depuis son teint pur et reposé jusqu' à l' éclair de plaisir qui brillait dans ses yeux , décelait le bonheur intime et la sérénité de l' âme . – Je n' ai jamais vu , dit-il , de femme qui m' ait autant frappé . Depuis que je l' ai aperçue , il me semble qu' ici il n' y a plus qu' elle . – Prenez garde alors que son vieux mari ne remarque votre attention , car il l' adore . Et , de fait , Edmée était certes la femme sinon la plus belle , au moins la plus attachante du bal . Ce qui la distinguait surtout , c' était l' aisance et la souplesse de ses mouvements . Aucune Parisienne n' avait cet abandon dans la réserve et cette grâce sans coquetterie . Elle portait une robe de crèpe rose , relevée par quelques nœuds de satin , une couronne de roses mousseuses et , autour du cou , des diamants sur un velours noir . Avec cela des gants longs et larges dont elle avait pris l' habitude , mais qui , maintenant , faisaient ressortir la blancheur et la finesse d' un bras exquis de forme et de rondeur . Son teint était d' une blancheur mate que relevaient ses sourcils et ses yeux noirs , ses dents éblouissantes et ses cheveux d' un blond si doux . Ses épaules étaient basses , dégagées dans l' échancrure de la robe , juvéniles encore , mais non plus maigres ; la taille , qui semblait à peine effleurée par le corsage , avait une flexibilité singulière et une désinvolture inimitable . Avec cela , dansant de bon cœur , et comme une jeune fille qui aimerait vraiment le bal pour la danse , les fleurs et la lumière . Robert de Ré , à qui elle avait inspiré une si vive admiration , était ce que , dans le monde , on appelle « un jeune homme à marier » . Trente ans : bien et non beau , d' une tenue irréprochable et non recherchée , de la fortune , de la considération personnelle ; une position acquise , un avenir certain . Fils unique d' une mère veuve et encore jeune , il n' avait pas profité des facilités que cette situation laisse aux jeunes gens pour couper court à leurs études avant le temps et pour faire des sottises . Au contraire , il avait de bonne heure pris ses grades universitaires et fait son droit . Puis , après deux ou trois années consacrées à des voyages , aux doux passe-temps de la jeunesse favorisée de la fortune , il s' était fait admettre comme auditeur au Conseil d' État . C' était , pour le lendemain de son mariage , un droit à devenir maître des requêtes ou au moins préfet . Aussi , bien que dans le monde légitimiste on lui reprochât d' être un peu trop ouvert aux idées nouvelles , était-il fort recherché dans les salons , où se rencontraient les jeunes filles de dix-huit à vingt-deux ans . Sans avoir de parti pris contre le mariage , il n' avait cependant point encore fait de choix . Beaucoup de celles qui étaient à sa portée lui paraissaient charmantes ; aucune ne le captivait assez pour qu' il s' engageât en lui faisant une cour marquée . Au vrai , jusqu' à ce jour , Robert n' avait jamais aimé , j' entends qu' aucun de ses amours n' était arrivé jusqu' à la passion . « Je suis resté fidèle à ma mère , » disait-il quelquefois à ses amis intimes . Et cette parole exprimait bien le véritable état de son cœur . Comme tous les jeunes gens heureusement doués , il avait eu des succès dans le monde facile ; comme tous ceux dont l' honorabilité ne fait pas de doute , dont la discrétion est assurée , il avait su ce que cachent de joies secrètes et de plaisirs défendus les amours des femmes honnêtes , – celles de Balzac , – qu' il ne faut pas toujours confondre avec les honnêtes femmes . Mais les hétaïres ne devaient point posséder ce jeune homme , formé aux sentiments délicats par une mère distinguée . Quant aux femmes du monde , il avait assez de clairvoyance pour sentir qu' en lui donnant leur vertu , elles ne lui eussent donné ni leur position sociale ni leur fortune . Aussi ne leur livrait-il pas jusqu' à son âme . Il n' avait pas vingt ans , que sa mère , en lui donnant ces dernières caresses tendres qui s' adressent encore à l' enfant et déjà sentent le jeune homme , aux poils follets d' une barbe naissante , lui disait : « Mon doux cœur , reste -moi fidèle , longtemps encore , je t' en prie . Quand une femme te dira qu' elle t' aime , avant de lui donner tout ton cœur ... avant de la laisser entrer dans la cella du temple , dans cette intime et délicieuse retraite que je voudrais habiter seule jusqu' au jour où ta femme viendra s' y installer ... et y prendre la plus grande place ! ... Eh bien éprouve -la , et , si tu t' aperçois que tu n' es pas tout pour elle en ce monde , ne te donne pas , toi non plus , tout entier . Garde -moi l' absolu de ton amour jusqu' à ce que tu aies trouvé la femme qui te donnera l' absolu du sien . Robert avait-il compris la vérité de ces paroles , dites d' une voix caressante par une mère encore parée de toutes les grâces de la femme ? par une mère qu' il aimait comme la plus tendre des amies , « une adorable mère » , comme disait volontiers le monde , en parlant de madame de Ré ? Ou bien aucune des femmes qu' il rencontrait ne lui donnait-elle l' illusion d' un amour complet ? Toujours est-il que cette passion qui marque le cœur d' une empreinte indélébile ne l' avait pas encore frappé . En songeant au mariage , il se disait donc qu' il devait bien choisir ... attendre un sentiment plus fort que ceux qui , jusqu' alors , s' étaient succédé dans son cœur . Et voilà pourquoi , tout en étudiant les jeunes filles , il ne se pressait pas de s' engager . Comment donc , tout à l' heure , en apercevant Edmée au milieu d' un quadrille , s' était-il dit soudain : « La voilà ! » Et pourquoi , en dansant avec elle , avait-il senti un frissonnement dans tout son être ? Par quelle étrange coïncidence aussi la jeune femme , qui en était à son quatrième bal et à son cinquantième danseur , depuis son arrivée à Paris , fut-elle intéressée par celui -là plus que par un autre ? et reçut-elle de lui une impression qu' elle n' avait encore reçue d' aucun homme ? Il y a donc des heures ! des heures où un choc extérieur fait jaillir en nous une étincelle ? Est -ce la rencontre fortuite d' âmes dépareillées comme l' ont pensé quelques poètes ? Ou bien faut-il croire , avec certaines personnes plus physiologistes que poètes , que dans notre cœur , sous l' incubation d' une chaleur latente , mûrit seul un certain fruit , qui tombe à la main tendue pour le recevoir ? Mais alors , comment s' expliquerait la simultanéité des impressions reçues ? Quoi qu' il en soit , oui , il y a des heures ! et quand ces heures sonnent à l' encontre des arrangements sociaux ... malheur ! Certes , si Edmée eût été jeune fille , comme d' abord Robert l' avait cru , il n' aurait eu d' autre pensée que de l' épouser . Mais elle était mariée . Que faire à cela ? Mariée , d' ailleurs . à un vieillard qu' il ne connaissait point , auquel il n' était pas obligé de serrer la main ... Et nulle autre ne lui avait jamais ressemblé ! Nulle autre ne lui ressemblerait jamais ! Car elle n' était pas seulement jolie et gracieuse : quelques paroles échangées en dansant avaient suffi à Robert pour deviner qu' elle était instruite et intelligente ... Le bal cependant s' avançait . Robert tremblait que la cinquième valse , qu' il avait demandée et obtenue , ne vînt pas ; ou bien que madame la comtesse d' Anjault ne donnât , auparavant , le signal de la retraite . – Voulez -vous que je vous présente au mari ? vint dire à Robert de Ré l' obligeant ami dont il tenait les premiers renseignements sur Edmée . – Non ; merci ! répondit le jeune homme , auquel cette proposition , qui n' avait , hélas ! rien d' étrange , donna le frisson . – A la belle-mère , alors ? – Pas davantage . Je ne veux pas la connaître dans son cadre social ... – si je dois jamais la connaître ! – Vous êtes un raffiné . – Je ne sais pas ce que je suis . Mais je vous assure que cette femme m' a fait un effet extraordinaire ... Elle est mariée , elle va évidemment repartir avec son mari , que sa carrière éloigne de Paris ; je n' aurai pas le temps de l' aimer ... je n' essaierai pas de la troubler ... Seulement , si je cherche sa présence , comme pour respirer un parfum , pour caresser un rêve , je ne veux rien d' étranger qui me la gâte , rien d' importun qui me la dérobe , rien d' indiscret qui nous regarde ... , et je vous demande le secret . – Vous êtes bien pris , mon cher , dit l' ami . La cinquième valse arriva enfin . Robert de Ré attendait avec anxiété sa danseuse . Cependant , il n' alla pas vers elle une seconde plus tôt qu' il ne fallait . L' attendait -on , lui ? il n' osait s' en flatter , n' étant point fat , et il lui parut pourtant qu' il n' était pas accueilli sans un certain trouble . On cause un peu en valsant ; mais comme les impressions vont vite ! Comme , pour peu que le cœur soit ému , le vertige vous monte au cerveau ! ... Peut-être ce fut l' étourdissement de la valse qui obscurcit la mémoire de Robert ; mais , lorsqu' après une longue course , il s' arrêta pour faire reposer sa danseuse : – Mademoiselle , lui dit-il ... Elle sourit et reprit : – C' est « Madame » qu' il faut dire . – Oh ! pardon ! s' écria-t-il . Je le savais , mais je l' avais oublié . Pardon ! C' est que ... je voudrais tant pouvoir dire : « Mademoiselle ! » Il n' ajouta rien . Elle comprit et baissa les yeux . Puis : – Je suis fatiguée , dit-elle doucement . Reconduisez -moi à ma place , je vous prie . Il n' y avait dans son accent ni pruderie , ni colère . Mais Robert sentit qu' il y avait de la pudeur . Elle ne voulait pas reprendre la valse avec un homme qu' elle avait ému . Peu de moments après , elle quitta le bal avec les siens . Et quand elle eut disparu , Robert crut que les lustres s' étaient éteints , l' orchestre arrêté , le bal évanoui . Il ne voyait plus là personne . Et même n' avait-il pas rêvé ? Non ! non ! Elle était bien là tout à l' heure ; il lui avait parlé ; il l' avait tenue dans ses bras ... Mais maintenant la reverrait-il jamais ? Où ? et quand ? Edmée , ce soir -là , rentra rêveuse ; elle n' entendit point les paroles qu' échangèrent son père , sa belle-mère et son mari , et elle s' enfuit dans sa chambre , bien vite , en disant : – Je suis fatiguée ! Vous avez trop dansé , dit la comtesse d' Anjault . – Peut-être ! Oh oui ! la valse , au moins , était de trop , car Edmée ne put dormir de longtemps . Il lui semblait qu' elle valsait toujours ; et , de temps en temps , lui revenait cette parole émue : « Je voudrais tant pouvoir vous dire : « Mademoiselle . » Cependant la baronne de la Chesnaie avait , dans le monde , un succès fou . On sait ce que c' est , à Paris , que le succès . Tout à coup , – quelquefois sans qu' il y ait pour cela des raisons bien fondées , – la mode s' éprend d' un homme ou d' une femme ; c' est le héros du jour ou la reine des salons . La grâce un peu exotique d' Edmée , son mélange de candeur et de laisser-aller , sa simplicité jointe à je ne sais quelles façons de grande dame qui lui venaient du rang qu' elle avait occupé à Montevideo , la rendaient véritablement originale , et avaient d' abord attiré l' attention ; sa beauté , beauté qu' aurait mal rendue la sculpture , parce qu' elle était plus dans la couleur que dans la forme , l' avait retenue . La disproportion de son mariage , l' affection qu' on lui prêtait pour son vieux mari , surexcitaient encore la curiosité mondaine . Aussi devint-elle bientôt la lionne de la saison . La nouvelle situation de sa famille , celle de son mari , qui , indépendante de la politique , était à la fois nationale et isolée du gouvernement , l' avaient placée , d' emblée , dans la plus haute société ; en même temps elle était du monde officiel . Tous les regards donc , ceux d' à côté et ceux d' en bas , étaient tournés vers elle . La « chronique » florissait alors dans les journaux . Bientôt ses toilettes furent citées , et les bonnes faiseuses vinrent solliciter sa pratique . Et , comme elle les éconduisait , ne se sentant pas assez de fortune pour payer leurs services , celles -ci trouvaient , pour elle , des prix doux , car il importait à leur succès que l' on pût dire et surtout écrire : « Hier , au bal de telle ambassade , la ravissante baronne de la Ch ... portait une toilette exquise , que madame une telle avait composée pour elle . » Et il n' y avait pas de jour qu' Edmée , si profondément ignorée quelques mois auparavant dans sa quinta ombreuse de Montevideo , ne vît son nom dans les gazettes . On signala sa présence dans les théâtres ; on se la montrait au Bois . Et son gracieux visage fut bientôt l' un des plus connus de Paris . M . de la Chesnaie éprouvait bien de tout cela une sorte de malaise moral ; mais en même temps il avait des mouvements d' orgueil . Cette beauté était à lui ; cette femme entourée d' hommages l' aimait ! Parmi les adorateurs le plus souvent rencontrés dans le sillage de la baronne de la Chesnaie , M . Robert de Ré avait assurément été signalé . Mais quand une femme devient à la mode , les cavaliers-servants ne tirent pas à conséquence . Une femme à la mode n' a pas le temps d' être coupable . N' était-il pas entendu , d' ailleurs , que la baronne de la Chesnaie était une fleur d' innocence et de pureté conjugale , et n' était -ce pas là une partie de son prestige ? Cette réputation , qu' on lui avait faite dès l' abord , la soutint longtemps contre la médisance . Et pourtant ! Pourtant non ! ce n' était plus déjà la noble et sereine créature que le baron de la Chesnaie avait ramenée de Montevideo . Ce n' était pas encore une femme coupable , mais c' était déjà une femme profondément troublée . Chaque jour elle avait retrouvé quelque part , tantôt ici , tantôt là , Robert de Ré , qui lorsqu' il ne pouvait ni la faire danser , ni l' effleurer à la sortie d' un théâtre , la regardait , au moins , d' un œil ardent . Et cette recherche ne l' offensait pas . Elle attendait la présence de Robert comme lui -même attendait la sienne . Et si cette présence manquait au moment où elle y comptait , une angoisse insupportable la prenait ; et , quand elle dansait avec lui , son cœur battait de battements désordonnés . Plus encore : elle laissait deviner à cet homme qui l' aimait le trouble de son cœur . Elle ne se défendait pas contre ses attaques , sans formules et sans actes , mais flagrantes . C' est qu' elle ne le pouvait pas . Jamais la passion ne fit dans une âme de si rapides progrès . Ces deux amants , sans s' être encore parlé d' amour , couraient l' un vers l' autre avec une rapidité qui tenait du vertige . Sans doute cette pensée : « Elle va partir dans quelques semaines , et m' être enlevée pour toujours ! » activait étrangement l' amour de Robert . Edmée ne pensait plus aux contingents extérieurs ; elle était emportée sans savoir pourquoi , comme par un tourbillon , vers cet homme qui l' aimait . Elle se parait , elle recherchait les succès parce qu' il devait la voir ; elle allait ici , là où ailleurs , parce qu' elle espérait l' y rencontrer . Était-il là ? autour d' elle flottait comme une atmosphère radieuse de soleil et énivrante de parfums . N' y était-il plus , il faisait nuit , humide et sombre . Elle ne prenait plus garde ni aux affectations de sa belle-mère , ni aux platitudes gourmées de madame de Clérac , ni aux grands airs de son père . Quant à son mari , elle le voyait à peine et ne lui parlait qu' en courant , tant elle était affairée , pressée , occupée de mille soins au dedans et au dehors . Tantôt c' était la couturière , tantôt la modiste ou le cordonnier . A la vérité , depuis qu' elle était devenue la proie de l' obsession passionnée qui la dominait , Edmée redoutait de se trouver seule avec elle -même et encore plus de se trouver en tête à tête avec son mari . Elle sortait donc quand nulle affaire ne la retenait au logis pour les soins de sa toilette : tantôt avec sa belle-mère , pour faire des visites ; tantôt seule , pour courir les magasins . Cette vie dissipée s' excusait par la rapidité du séjour que M . et madame de la Chesnaie devaient faire à Paris . Entre sept années de séjour dans l' Amérique du Sud et un certain nombres d' autres qui s' annonçaient à Alexandrie , on pouvait bien donner quelques jours au tourbillon . Il était arrivé à Edmée , quand elle sortait seule , de rencontrer parfois Robert de Ré . Fallait-il mettre ces rencontres sur le compte du hasard ? ou bien fallait-il croire qu' elle était , pour cet homme , l' objet d' une constante préoccupation ? Sa conscience , tout engourdie qu' elle fût , ne lui répondait , que trop . Elle aurait dû cesser de sortir seule . Mais non ! une irrésistible impulsion la poussait . Elle sortait le lendemain comme la veille , et ses pieds la portaient souvent au même lieu . Si Robert de Ré s' était fait présenter et avait eu l' entrée de la maison d' Anjault ; si des rapports avoués s' étaient établis entre le jeune homme et elle , au milieu de sa famille , jamais Edmée , quelle que fût sa passion , ne se serait ainsi livrée ; car , chaque jour , elle se livrait sans s' en rendre compte . D' abord , elle se serait gardée par respect humain ; ensuite elle se serait gardée parce qu' elle aurait mieux senti le danger . Est -ce que jamais la créature d' élite dont M . de la Chesnaie avait fait une femme intelligente et une grande dame aurait pensé que l' amour pût ainsi naître et se développer entre deux êtres sans qu' un échange d' idées eût d' abord rapproché leurs esprits , sans qu' une sympathie morale les eût réunis ? Mais elle ne le connaissait pas , ce Robert de Ré ! Elle ne pouvait pas l' aimer ! D' ailleurs , ne s' était-elle pas donnée pour toujours à son mari ... et elle l' aimait , son mari ! Que de raisons pour l' aimer , en effet , lui si noble ! si bon ! lui qui l' avait tirée de l' oubliette où on la voulait faire descendre pour la faire arriver à la vie heureuse et brillante ! Non ! elle ne pouvait aimer ce jeune homme ; mais il valait mieux qu' elle ne le connût pas , car , elle " devait se l' avouer , il exerçait sur elle une fascination singulière , et si les relations du monde les avaient rapprochés , peut-être aurait-elle dû le craindre . Ainsi se trompait elle -même , la pauvre affolée qui s' en allait à la dérive en dansant , au milieu des siens , couronnée de fleurs , entourée d' hommages , admirée , enviée , adorée , encore pure et déjà perdue . Un matin , Edmée avait été chez sa couturière , place Vendôme , essayer une toilette de bal pour le soir . Il pleuvait . C' était une de ces grosses pluies lourdes du printemps qui succèdent aux giboulées quand les froids sont partis , que la terre s' échauffe et que se gonflent les bourgeons des arbres . Cette pluie l' avait prise en route . Elle s' était refugiée dans un fiacre . Quand elle redescendit , après avoir essayé sa robe , il pleuvait toujours , il pleuvait plus encore , à torrents ; l' eau courait dans les rues entre les pavés ; le macadam n' était plus qu' une boue liquide . Sous la porte cochère , elle ramassa ses jupes , ouvrit son en-tout-cas , pour traverser , sur la pointe des pieds , le large trottoir , cria au cocher tout ruisselant sur son siège : « Ouvrez la portière ! » Puis s' élança . Elle avait à passer encore chez sa fleuriste . « Rue Richelieu , no ... » ajouta-t-elle en sautant par-dessus le marchepied pour entrer dans la voiture . Mais elle demeura stupéfaite de se trouver en face de Robert de Ré qui était assis dans le fond du coupé . En toute autre circonstance , Edmée comprenant , au premier coup d' œil , qu' elle se trompait de voiture , – celle -ci d' ailleurs était une voiture de maître – se serait reculée en disant : « Pardon monsieur , je me trompais . » Mais devant Robert elle ne comprit rien , ou comprit trop bien , devina , sentit , qu' il y avait là un coup de la destinée , venu du hasard ou de la volonté de Robert . Elle devint pâle et chancela en balbutiant : « Monsieur ! » puis , se reprenant aussitôt , car , en effet , elle n' avait point de reproche à faire , s' étant elle -même précipitée dans la voiture : « Je me croyais , dit-elle , dans une voiture que j' ai laissée là tout à l' heure , et je ne comprends pas . » D' un coup d' œil , elle venait de voir que son fiacre n' était plus devant la porte et que sous la pluie battante , une seule voiture stationnait de ce côté de la place Vendôme : la voiture de Robert de Ré . Avant qu' elle n' eût achevé sa phrase , Robert était descendu par l' autre portière . – Madame , cette voiture est la vôtre , puisque vous y tes : et pour que vous vous y sentiez mieux chez vous , j' en descends . Faites -vous conduire . – Vous pensez bien , monsieur , que je n' accepterai point cela , reprit Edmée dont le cœur battait fort , mais lui cependant reprenait possession d' elle -même . Et d' abord , remontez , car il pleut . – Et bien ! madame , où voulez -vous que j' aie l' ineffable bonheur de vous conduire ? – Mais nulle part , monsieur . Je vais retourner chez ma couturière qui demeure dans cette maison . Mon cocher de fiacre reviendra probablement tout à l' heure , quand l' averse aura cessé , et d' ailleurs j' enverrai chercher une autre voiture . – Alors , vous ne me faites pas l' honneur de vous confier à moi cinq minutes ? Edmée se sentait envahie par une étrange faiblesse . Cinq minutes ! pourquoi ne les passerait-elle pas en effet auprès de cet homme qu' elle aimait , et par lequel , chaque soir , elle se laissait entraîner à la valse ! – Conduisez -moi donc alors jusque chez ma fleuriste dit-elle . Le trajet était court , mais la rue Neuve-des-Petits Champs se trouvait encombrée , et le coupé ne circula que lentement au milieu de la double file des fiacres , de voitures de commerce et des omnibus . Edmée , en proie à une émotion violente , à un trouble invincible , ne trouvait pas une parole à dire . Elle était heureuse ; elle se sentait coupable , tout en se demandant quelle était sa faute ? Robert essayait de contenir la joie de son triomphe . Il était heureux lui aussi , et savait pourquoi . Mais cherchait comment faire durer ce bonheur , ou le renouveler ? Comment profiter , sans aller trop vite , de cette situation qui ne devait pas rester infructueuse . Et lui non plus ne trouvait pas de paroles , ne voulant rien dire d' indifférent , et rien de trop significatif non plus . Comment s' était-il trouvé là si à propos ? Comment le fiacre de madame de la Chesnaie avait-il disparu Edmée n' osait pas questionner ... Son instinct de femme aimée l' avertissait trop qu' elle avait dû être guettée , attendue . Cependant le silence devenait d' autant plus embarrassant , que , dans cet étroit espace , tous deux entendaient pour ainsi dire les battements de leurs cœurs , et voyaient courir dans leurs yeux les flammes de la passion ou le pudeurs de la faiblesse épouvantée . – La pluie cesse , et voilà le soleil , dit enfin Edmée d' une voix mal assurée ; il est probable que mon fiacre va sortir de la retraite où il a dû se refugier , pendant l' averse , pour aller attendre sa pratique . – Votre fiacre , madame , doit en ce moment déposer mon groom à la porte d' un de mes amis , pour lequel je lui ai donné une commission . – Comment ? Monsieur , alors c' est vous qui avez préparé cette ... surprise . Je pourrais employer un mot plus sévère ! Si je le croyais , je me repentirais cruellement de m' y être laissé prendre ! – Supposez , madame , que la fortune m' ait fait vous apercevoir ... et qu' alors , en pensant que vous allez partir ... que l' adorable apparition qui m' enchante tous les soirs , depuis quelques semaines , va disparaître , pour jamais peut-être , j' ai été pris d' une tentation folle de la saisir au passage , un instant , de la fixer là , près de moi , pour l' étreindre , par la pensée , et me dire que je n' ai point fait un rêve ? Supposez cela , eh bien ! ne mériterais -je pas votre pitié plus que votre colère ? – Je sais , monsieur , que j' ai eu tort de me confier à vous , même pendant cinq minutes . – Ah ! madame ! non , ne dites pas cela . Non ! vraiment ! ne regrettez rien . Tout à l' heure nous allons aborder au magasin que vous avez désigné à votre cocher , et ces rapides instants ne seront plus pour moi qu' un souvenir . Et pour vous ? ... – pas même : un de ces menus incidents de la vie que l' on oublie dès que l' heure a passé ! mais j' aurais été bien heureux . Tenez ! encore cinq ou six bals , deux ou trois journées de courses , et vous ne me reverrez jamais peut-être ; car je n' ai pas le droit de me présenter chez vous . Eh bien , quand je vais vous offrir la main pour descendre de voiture , vous devriez y laisser tomber , comme une aumône , ce petit bouquet de violettes flétries que je vois à votre ceinture . Edmée n' eut pas le temps de répondre , – heureusement ! car son émotion ne lui permettait pas de trouver une parole . – La voiture s' arrêta , – on était arrivé devant le vestibule vitré d' un fleuriste célèbre . Et , comme il l' avait dit , Robert descendit et tendit la main . Edmée s' y appuya pour descendre à son tour : – Adieu ! balbutia-t-elle . Et rouge , tremblante et les yeux baissés , elle s' élança , en laissant un bouquet dans la main de Robert . – Ah ! ... c' est ... vous ! madame ! dit au moment même où elle mettait la main sur le bec de cane du vestibule , une voix qui la fit tressaillir et , soudain , redevenir plus pâle qu' elle ne l' avait été tout à l' heure en entrant inopinément dans la voiture de Robert . La porte venait de s' ouvrir , et au pied de l' escalier qui montait au magasin du fleuriste , se trouvait madame d' Anjault . En levant les yeux et en voyant l' expression du visage de sa belle-mère , la jeune femme bondit de révolte et de colère . Elle eût été surprise , en flagrant délit d' infamie , que madame la comtesse d' Anjault ne l' eût pas toisée d' un plus méprisant regard . – Eh bien , madame ! qu' y a-t-il ? s' écria Edmée qui tout à l' heure demeurait interdite devant son amant et confuse devant sa conscience , et qui , tout à coup , en présence de sa belle-mère , devint hautaine . Madame d' Anjault , en effet , était venue seule chez le fleuriste et dans sa propre voiture . Mais madame de la Chesnaie n' avait pas été sans remarquer les assiduités dont l' entourait , à l' ordinaire , un jeune homme qui s' était impatronisé l' ami de la maison . On avait là-dessus , dans le monde , une opinion faite , et madame de la Chesnaie s' en était maintes fois trouvée choquée . – Je ne vous croyais pas , à Paris , des connaissances en dehors de votre famille , reprit la belle-mère . – Vous avez tort , madame , d' être si prompte au soupçon . Je ne juge pas si vite , moi , en dépit des apparences . – Ah ! je ne soupçonne pas , madame , je constate ! et j' ai bien lieu de m' étonner , ce me semble , qu' étant liée avec M . Robert de Ré , – un de vos danseurs empressés ... comme on l' a déjà remarqué , – vous n' ayez pas cru devoir le présenter à ... votre père et ... à votre mari ; je ne parle pas de moi . – Vous le prenez , madame , sur un ton qu' il ne me convient pas d' accepter ; autrement je me serais empressée de vous dire quel vulgaire accident m' a forcée d' accepter quelques minutes d' hospitalité , dans la voiture de M . Ré , que je n' avais jusqu' alors jamais rencontré hors de votre présence . – Épargnez -vous cette peine . Je vous ai vue descendre de votre voiture et donner votre bouquet ... Vous ne me convaincriez pas . – Eh bien , madame , restez donc avec l' opinion que vous prenez si aisément des autres . En vérité , d' ailleurs , celle que vous avez de moi m' importe peu ! – Vous voudrez bien , cependant , vous souvenir que je vous couvre de ma responsabilité . – Désormais , madame , je vous éviterai cet embarras . Dès demain , mon mari et moi quitterons votre maison . – Votre mari ? ... Vous avez peu de scrupules de disposer de lui en cette occasion ! – C' est avec lui que je m' expliquerai dès tout à l' heure , madame . – Ce serait de l' audace ... de la cruauté . Respectez du moins , son repos ... et ses illusions . – Madame ! ... – Vis-à-vis de lui , moi , madame , je ne vous trahirai pas , dit madame d' Anjault , quittant le vestibule du fleuriste pour remonter en voiture . Edmée , demeurée seule , étouffait de colère . Cependant en présence de la situation foudroyante que la fatalité venait d' amener en peu d' instants , elle se sentait frappée de stupeur . Ne pouvant rester là entre la rue et l' escalier du fleuriste , elle monta machinalement , fit une description de sa toilette pour le soir , tendit un échantillon à l' ouvrière qui devait assortir les fleurs , et repartit en disant , pour dire quelque chose : – Que ce soit soigné comme toujours . – Oh ! répondit la fleuriste , c' est une recommandation que madame n' a pas besoin de faire . Elle sait bien que tout ce qu' il y a de mieux , dans Paris , sera pour elle . Edmée fit de la tête un signe de remerciement et sortit avec des larmes plein les yeux . Cette réponse de la fleuriste venait de fondre sa colère en une douleur profonde . Quelle vie plus triste que la sienne , en effet , sous tant de brillantes apparences ! N' aurait -on pas dit une de ces actions doubles , qu' on représente au théâtre en divisant la scène en deux décors ? D' un côté , c' était la reine de la mode , élégante , applaudie , entourée , fêtée , citée dans les gazettes ; de l' autre , une pauvre créature ne tenant à rien qu' au bras protecteur d' un vieillard , sans fortune et sans moyens d' existence propres , sans liens réels avec ce monde qui l' encensait depuis quelques jours . Que le baron de la Chesnaie la soupçonnât et s' éloignât d' elle , et c' en était fait : la pauvre Edmée tombait bien plus bas que son point de départ , le jour où la vicomtesse de Clérac disait au comte Le Dam d' Anjault : « Mon frère , votre fille a le diable au corps , et il faut la mettre au couvent ! » En ce temps -là , elle n' avait eu encore que le tort de naître ; aujourd'hui que ne trouverait -on pas à lui reprocher ! Il lui fallait donc ou s' arracher du cœur cet amour qui venait d' y naître si puissant et si incompressible , ou tromper un vieillard , – qu' elle estimait et qu' elle aimait après tout ! – pour ne pas tomber des sommets de l' empyrée social dans les bas-fonds où grouille la misère ... Oui , ce pavois qui la portait c' était l' amour , la confiance , l' estime de son mari ... et , cela disparu ... plus rien ! Son cœur à ces pensées , se révoltait . Les autres , dans leur vie , avaient au moins une heure à donner à leur jeunesse ! Elle , point . Dès quinze ans , il lui avait fallu prendre une chaîne pour éviter une prison ! ... et , injuste dans le bouillonnement de ses pensées amères , elle oubliait les douceurs exquises , de son bonheur tranquille pendant sept ans , pour ne plus voir que son terrible isolement , pour ne plus sentir que la fragilité de la branche qui la suspendait au-dessus de l' abîme ! Sans doute qu' en ce moment , et tandis qu' elle marchait fiévreusement et sans but en se laissant aller au désordre de ses pensées , sa belle-mère déjà , malgré une promesse sur laquelle il eût été imprudent de compter , l' avait accusée ! Sans doute qu' on tenait conseil à l' hôtel d' Anjault et qu' on prenait le parti de la rejeter de nouveau aux ténèbres extérieures . Et pourquoi ? pour un soupçon conçu sans preuve ! pour une apparence , une ombre , un rien ! pour rien même , en réalité ! Comment donc était-elle assez folle pour ne pas tenter de prendre les devants , pour ne pas courir à son mari lui crier : « C' est une calomnie ! » et en appeler à lui comme à un vengeur ? Elle se redressa ; elle allait accepter la lutte , mais soudain , elle entendit siffler à son oreille les paroles venimeuses de sa belle-mère : Je vous ai vue ... – Comme elle devait être en effet rougissante et troublée ! – Je vous ai vue ... et vous avez donné votre bouquet . » Nierait-elle ? Non elle ne s' abaisserait point à cette ignominie . Et alors , quoi ? Et tandis qu' Edmée , forte de son innocence de fait , s' indignait contre l' accusation , sa conscience lui criait : – Qu' est -ce donc que ton innocence à quoi tient-elle , quand ton cœur appartient à Robert de Ré ? quand , depuis longtemps déjà , tu ne vis plus que par sa présence ... quand il t' a fallu toute la puissance de ta volonté et tontes les ressources de l' hypocrisie sociale , pour feindre la sévérité au lieu de te jeter dans ses bras ! Et c' est dans cet état , malheureuse , que tu oserais aller affronter ton mari , et lui dire : « Venge -moi ! » parce qu' en me mettant à son niveau et en me tenant pour déjà corrompue , ma belle-mère me calomnie ! Edmée était lasse de marcher au hasard sur le pavé boueux ; elle voulait s' arrêter , s' asseoir , réfléchir car il ne fallait pas rentrer à l' hôtel sans avoir pris un parti . Mais où ? Paris , avec toutes ses ressources , n' offre qu' un asile à qui veut s' isoler et se recueillir : l' église . Elle entra donc dans la première qui s' offrit , et après avoir regardé l' heure – il était onze heures , et à l' hôtel d' Anjault on déjeunait à midi – elle alla se blottir dans un coin sombre . Alors , par un effort de volonté , elle imposa silence à son imagination pour examiner le véritable état de son cœur et le véritable état des choses . Son cœur ? il était en proie à un amour qu' il l' avait envahi peu à peu , et qui , depuis un heure , éclatait comme un incendie . Oui ! elle aimait Robert de Ré ! oui , pour la première fois , elle sentait ce que c' était que l' amour , et cela n' avait rien de commun avec l' affection raisonnable qu' elle portait à M . de la Chesnaie . Elle aimait et trouvait dans cet amour un tel bonheur que , pour rien au monde , elle ne le voulait chasser de son cœur . Non ! pour rien ! et quoi qu' il pût en arriver ! Quant à sa situation , elle ne tenait plus qu' à la discrétion de sa belle-mère . Il lui fallait tout de suite abdiquer ou mentir . Pas d' hésitation entre les deux alternatives , puisqu'elle ne voulait pas du troisième parti , qui était de dire à son mari la vérité , quant aux faits , et d' ajouter : « Maintenant partons tout de suite pour votre nouveau poste , parce que je ne veux ni briser avec ma famille , ni rester plus longtemps sous son toit . » Si Edmée , dont la vie sans orage , la vie ouatée de bonheur avait jusqu' ici contenu la nature indomptable , eût été la maîtresse de Robert , nul doute que , de ce pas et sans retourner à l' hôtel d' Anjault , elle n' eût été le trouver et lui dire : « Partons ensemble ! » Mais telle n' était pas la situation . Edmée , tout en ne voulant pas résister à l' amour , espérait échapper à la chute . Il n' y avait donc plus qu' une issue : mentir . Il fallait retourner à l' hôtel d' Anjault , défier sa belle-mère par la hauteur de son attitude , et , si elle était interrogée , raconter dans quelles circonstances elle avait accepté cinq minutes la voiture de M . de Ré ; et quant à son trouble , en descendant de voiture , au bouquet laissé dans la main , s' écrier que c' étaient là pures calomnies d' une belle-mère jalouse ! Cette résolution prise , elle se mit dans une voiture de place et rentra , le cœur tremblant , mais le visage calme . La comtesse d' Anjault , à peine de retour au logis , avait fait appeler sa belle-sœur . – Eh bien , nous voici , ma chère , dans de beaux draps ! Votre nièce , à présent que nous avons eu l' imprudence de la mettre en vue , fait des sottises . Je veux bien croire qu' il n' y a encore que des légèretés . Mais n' importe ! ces légèretés , quant tous les yeux sont fixés sur elle , sont horriblement , dangereuses . – Qu' est -ce que c' est ? vous me faites trembler . – Il ne faut pas trembler , ma bonne sœur ; mais il faut aviser , et tout de suite ... pour l' honneur de notre maison ! Madame d' Anjault était d' autant plus prude qu' elle avait moins le droit d' être sévère . Quant à madame de Clérac , il faudrait bien peu connaitre le cœur humain pour ne pas comprendre qu' elle ne prit pas l' alarme sans une secrète satisfaction . – Ah ! ma sœur , dit-elle , vous avez été trop bonne de vous embarrasser de cette créature ; et si vous aviez , comme moi , connu sa terrible nature ... – Mais il me semble que l' attitude à prendre vis-à-vis de M . et madame de la Chesnaie a été délibérée en famille , reprit la comtesse , un peu piquée de voir que madame de Clérac , qui tenait surtout à ne jamais laisser croire sa sagesse en défaut , rejetait en quelque sorte sa part de responsabilité . – Oh ! sans doute ; mais , ce n' est pas il y a un mois qu' il fallait se prémunir contre cette fille -là ! C' était à l' origine , dès sa naissance , pour ainsi dire . Enfin , qu' y a-t-il ? Madame d' Anjault , se trouvant ainsi mise hors de cause , prit le visage composé qui convenait à son rôle en pareille circonstance , et , en rougissant pour la coupable , reprit : – Ma sœur , je vous dirai les choses telles qu' elles sont , car vous ne pouvez donner d' utiles conseils qu' en connaissance de cause . Il est bien entendu que M . de la Chesnaie doit tout ignorer . Quant au père , c' est différent . Mais encore ne serait-il pas nécessaire de lui préciser les faits . – Pour l' amour de Dieu , qu' y a-t-il ? Mais on lui donnerait maintenant Dieu sans confession , à cette fille d' actrice ! – Il y a que ce matin je l' ai surprise au retour d' un rendez -vous . – Est -ce possible ! – Elle descendait du coupé d' un jeune homme qui n' est pas de notre société , mais que nous rencontrons presque tous les jours au Bois et dans le monde : et en descendant , tremblante , émue , elle lui a laissé son bouquet dans la main . – Elle est perdue ! – Dieu veuille que non ! Mais du moins , je n' en saurais douter , elle a une intrigue avec ce jeune homme . – Que vous appelez ? – Robert de Ré . – C' est la récompense de ce pauvre la Chesnaie ! – Ce qui me semble fort , c' est qu' elle ait trouvé moyen de nouer cela en si peu de temps et sans que je m' en sois aperçue . – Ah ! quand elle a trouvé moyen d' ensorceler ce malheureux la Chesnaie , m' en suis -je aperçue moi ? Ces créatures -là , voyez -vous , ma sœur , nous ne les pénétrerons jamais , parce que nous sommes d' honnêtes femmes , nous ! – Elle a fait ce que font les plus rouées : elle a pris son amant en dehors de notre cercle . C' est ainsi , vous le comprenez , que les malheureux parents n' y voient que du feu . – En sorte que la péronnelle peut avoir un amant , deux ou trois peut-être ! – pendant qu' elle est ici sous votre patronnage et sous la responsabilité de son père , sans que nul de nous ne s' en doute ! – Justement . Et , tandis qu' on suspectera peut-être des rapports bien innocents entre une honnête femme et un ami de sa famille , qui ne sera que son plus respectueux serviteur , on ne verra rien aux déportements d' une Messaline qui saura choisir ses amants dans un rayon éloigné de son centre . En revanche , le récit des fredaines de madame courra les cercles ... – Et je vois d' ici mon pauvre ami la Chesnaie devenant père , à Alexandrie , dans huit mois d' ici . – Hum ! précisément ... ... et c' est peut-être ce qu' elle cherche ! ... Elle n' a rien , je crois ? ... M . de la Chesnaie a quelque fortune ... – Lui a-t-il assuré sa succession par contrat ? – Non . Ils sont mariés sans contrat . – Elle est donc à sa discrétion . Et s' il ne fait pas de testament , des collatéraux peuvent replacer madame de la Chesnaie juste dans la situation où elle était à la veille de son mariage . – N' en doutons plus . C' est un enfant qu' elle cherche ! – Ce serait une explication , et jusqu' à présent sa facilité me semblait inexplicable . – La misérable ! – Quoi qu' il en soit , ma sœur , il est bien entendu que le pauvre baron ne doit rien savoir ! rien , dussions-nous tous nous employer à lui cacher son malheur . – Oui ; jusqu' à présent du moins . – Il est bien entendu aussi qu' il ne doit pas y avoir d' esclandre . – A aucun prix ! et , puisque nous avons eu la faiblesse de recevoir cette ... malheureuse , nous n' avons qu' un parti à prendre : cacher ses désordres tant qu' elle sera ici , et travailler énergiquement à ce qu' elle parte le plus tôt possible pour Alexandrie . Mais il faut parler à mon frère . – Croyez -vous ? J' ai tant peur de lui faire une peine affreuse ! – Ah ! pourquoi ne m' a-t-il pas écoutée ! ... – Du moins ne lui disons pas tout : disons -lui seulement que j' ai cru remarquer les assiduités de M . de Ré ; qu' Edmée ne m' y a pas paru indifférente ... qu' elle est bien jeune ... que le damoiseau est bien entreprenant ... enfin qu' il ne doit pas perdre sa fille des yeux , quand ni vous ni moi ne pouvons l' accompagner . – Précisément . Car il ne faut plus qu' elle sorte seule , ma sœur : il ne le faut plus ! – C' est bien mon avis ... Mais ... que de peines pour la suivre ! C' est le matin sans doute qu' elle se glisse hors de la maison ... Elle doit avoir quelque part une retraite sûre où l' attend son amant ? ... à moins qu' elle n' aille chez lui , car elle était dans sa voiture ! Dans sa voiture ! C' est le comble du laisser-aller ! Avant huit jours , si cela continue , elle deviendra la fable de Paris ! – Quelle fortune , ma sœur , au milieu de notre malheur , que vous l' ayez surprise ! Ainsi nous pourrons peut-être arrêter le scandale . Mais , il faut que mon frère s' arrange pour faire presser , par le ministre , le départ de la Chesnaie . Et pour cela ne perdons pas de temps . Avertissons-le tout de suite . Nous le devons d' ailleurs ! Quand Edmée revint à l' hôtel d' Anjault , son père , sa belle-mère et sa tante avaient donc déjà instruit son procès et pris un parti à son égard . Au premier coup d' œil elle le comprit . Le seul baron de la Chesnaie l' accueillit de ce bon regard qu' il avait toujours pour elle . Ce regard attendrit son cœur plein de fiel et de colère . Elle s' avança vers le baron , lui mit les bras autour du cou et l' embrassa . La comtesse d' Anjault se leva , et se tourna vers la fenêtre comme pour dissimuler un mouvement d' indignation . – L' odieuse créature ! balbutia madame de Clérac . Et Edmée se disait : « C' est le seul bon être qui soit ici . Comme je l' aimerais s' il n' était que mon père ! » En apparence , au déjeuner , tout se passa comme à l' ordinaire . Mais , pour Edmée , qui comprenait le sens des regards échangés entre les deux femmes et son père , quel abîme séparait ce jour -là de la veille ! La veille , son père , sa belle-mère et sa tante s' empressaient à lui plaire . Elle était la reine de la famille , comme elle en était la gloire ; aujourd'hui on eût dit qu' elle en était soudain redevenue la honte . Il n' y avait pas jusqu' à M . Renaud de Belcour , le cavalier servant de la comtesse , qui ne lui présentât un visage composé . Oh ! comme de bon cœur elle aurait cinglé de coups de cravache ce visage -là ! Et pour qu' un tel changement survînt , – un changement gros de menaces et de catastrophes peut-être , – il avait suffi d' une fausse démarche dans un cas fortuit , consentie pour quelques minutes seulement ! Edmée , pourtant , ne songea pas un seul moment à reprocher à Robert de Ré de l' y avoir entraînée . Elle l' aimait ! D' ailleurs , le souvenir de ces instants rapides , passés avec lui , était comme une brise douce et parfumée qui traversait une atmosphère étouffante . Mais en même temps que son amour grandissait , à mesure qu' elle comprenait , sous les paroles à intentions secondes et sous les menaçants silences , une haine violente lui venait au cœur contre cette famille , qui ne s' était pas trouvée de devoirs envers elle , et qui s' arrogeait tous les droits . Vers quatre heures , la comtesse d' Anjault fit prévenir la baronne de la Chesnaie que la voiture , pour aller au Bois , était attelée . Edmée fit répondre qu' elle se sentait un peu fatiguée , et qu' elle ne sortirait pas . – Tu ne sors pas , Edmée ? vint , cinq minutes après , lui dire madame de Clérac . – Non , ma tante . – Tu es souffrante ? – Fatiguée seulement . Enfin , j' aime mieux ne pas aller au Bois aujourd'hui . – Bien . Alors tu n' as pas non plus de courses nécessaires pour ta toilette de ce soir , ou pour quelque autre chose ? – Je ne pense pas . – C' est que , si tu sortais , je te demanderais de me faire signe . J' ai quelques acquisitions à faire ; nous irions ensemble . – Il n' est pas probable que je sorte , ma tante ; vous ferez mieux d' aller seule . – Tu iras au bal , ce soir , cependant ? – Je l' espère , ma tante . Madame de Clérac avait les dents serrées de rage . Que faire , cependant ? Guetter Edmée pour voir si , malgré les dispositions annoncées , elle sortirait . Edmée ne sortit pas . Elle resta tout l' après-midi seule dans sa chambre , passant par des alternatives de colère , de tristesse et d' amour ; tantôt heureuse , malgré tout , de se sentir aimée , d' avoir reçu l' aveu de Robert ; tantôt révoltée contre sa famille ; tantôt profondément attristée en pensant à son mari . Elle essayait aussi de prévoir comment les choses allaient tourner , pour prendre une résolution quant à la conduite qu' elle aurait à tenir . Mais elle était trop surexcitée par les événements de la matinée , par la reconnaissance de la situation qui venait de lui être faite si subitement , pour méditer un plan de conduite . Elle s' en tint à ce seul point que , jusqu' alors , à l' égard de cette famille , elle était innocente ; que sa conduite avait été correcte et que , ni la comtesse d' Anjault , ni madame de Clérac , ni son père , n' avaient le droit de la maltraiter ... Quant à son mari ... si elle était coupable vis à vis de lui , dans son cœur , elle ne l' était point dans les faits . Puis elle commanda un bain pour se reposer des agitations de la matinée . Elle voulait être belle au bal , surtout ! A l' âge de la baronne de la Chesnaie , les agitations de l' âme ne marquent point encore le visage de flétrissures ; elles l' animent au contraire quelquefois . Elles mettent l' éclair dans les yeux et le frémissement aux narines et aux lèvres . Edmée fut ce jour -là plus belle qu' elle ne l' avait été encore ; et elle le vit bien , quand , avant de partir , elle se regarda tout entière dans sa psyché , avec sa vaporeuse robe de tulle blanc , ses cheveux frisés en neige et adoucis par un œil de poudre blonde , ses sourcils noirs , ses longs cils , ses dents blanches et brillantes entre ses lèvres empourprées . Avec cela une couronne d' épis , mêlés de quelques bluets et de quelques coquelicots mignons , et des bouquets pareils , çà et là semés sur la robe . Ce resplendissement soutint sa fierté et la doubla d' énergie . Elle était belle , elle était aimée ! et ni madame d' Anjault ni si bonne tante ne pouvaient du moins lui enlever cela . Cette pensée transforma un moment sa colère en pitié méprisante . Une femme en robe de bal , au milieu de son monde et dans tout l' éclat de sa beauté , n' est plus la même qu' en robe de chambre ; encore moins qu' en robe de laine , confondue dans la foule , sur le pavé d' une grande ville . Tel le cavalier , bien armé et vêtu d' un brillant uniforme diffère du quidam , à pied , vêtu de la blouse ou du paletot . Quand elle entra , tous les yeux la regardèrent et elle sentit , dans l' air ambiant , un commun sentiment d' admiration et de sympathie ; parmi tous ces regards , elle en sentit un qui toucha son cœur d' un jet de flamme . Il était là . Ce moment fut délicieux . Mais à peine elle était assise que , profitant d' une contredanse qui commençait et leur ménageait un moment de tête à tête : – Les choses , lui dit la comtesse , d' une voix composée , – les choses étant ce qu' elles sont , je pense qu' il vaudra mieux que vous me présentiez M . de Ré . – Plaît-il ? madame ? répliqua Edmée dont le rayonnant visage , tout à coup , prit une expression de hauteur devant laquelle madame d' Anjault demeura un moment interdite . – J' ai voulu dire que M . de Ré , se trouvant ... de vos amis ... , il sera plus convenable ... ou moins inconvenant qu' on le sache de mon cercle . – Je ne comprends pas bien , madame . – C' est assez simple cependant : Vous êtes chez moi ; je vous ai présentée , et il ne me convient pas que , pendant le peu de temps que vous avez encore à passer dans votre famille , vous soyez compromise . – Ne prenez pas tant de soin , madame , je ne me compromets point . – L' habileté , comme vous l' avez vu ce matin , peut quelquefois être en défaut . – Madame , brisons sur ce sujet , je vous prie . – Pas encore . Si pareille circonstance se renouvelait , M . de Ré passant pour ami de la maison , je pourrais au moins vous couvrir . – Merci , c' est trop de générosité . Je ne me chargerais pas , quant à moi , – en parlant d' ami de la maison , – de couvrir de ma responsabilité ce que je voile de mon indulgence . – Je ne sais pas ce que vous voulez dire et ne dois pas chercher à le comprendre . Mais je sais ce qui convient à l' honneur de la maison . Vous me présenterez , ce soir , M . de Ré . – Non , madame . – Parce que ? – Parce que je ne suis pas , avec lui , quoi qu' il vous plaise de supposer , dans des termes qui me permettent de faire cette présentation . – Vraiment ? Eh bien , en dansant , tout à l' heure , dites -lui de se faire présenter par un ami commun ; nous en avons plusieurs , même dans ce bal . – C' est encore plus impossible . Je ne saurais lui donner un pareil avis sans qu' il le prenne pour un encouragement s' il me fait la cour , et pour une invite s' il ne me la fait pas . – Vous êtes forte , ma chère ; et vous jouez serré . Mes compliments ! J' aviserai donc , d' autre part , si je juge cette présentation nécessaire à sauvegarder les apparences , pendant votre séjour . Le contredanse , qui avait permis la liberté de ce colloque , s' achevait . Les cavaliers reconduisaient les dames à leur place . En moins de cinq minutes , Edmée eut trois invitations à inscrire sur son carnet . M . de Ré , en amoureux discret , ne se présenta que le quatrième . Mais il demanda une valse . Il faudrait ignorer comment les obstacles décuplent la passion , comment la persécution l' avive , et avoir oublié les ivresses d' un premier amour , le jour de l' aveu , pour ne pas comprendre avec quel élan de cœur Edmée suivit Robert quand il vint la chercher , à sa place , pour l' entraîner dans le tourbillon . Et lui ! Jamais Robert n' avait été heureux comme il l' était depuis le matin et comme il le fut le soir , quand il sentit la main d' Edmée s' abandonner dans la sienne . Si fort qu' il eût désiré être aimé , il ne s' attendait pas à un pareil bonheur . Aussi crut-il sincèrement qu' il avait rencontré la véritable passion de sa vie , et se donna-t-il cette fois tout entier . Les amants ont une intuition singulière . Edmée sentit le parfait bonheur de Robert et en conçut une indicible joie . Ils valsaient et ne savaient plus si leurs pieds touchaient la terre , tant ils se laissaient emporter , par leur amour , dans des régions idéales . Ils valsaient et croyaient monter en spirale plus haut que ce monde , plus loin que la vie . Tout le bal les regardait , et ils ne voyaient rien qu' eux -mêmes . L' orchestre s' arrêta pourtant , et tout à coup ils se sentirent retomber sur la terre . Robert reconduisit Edmée à sa place , lui fit , en la remerciant , le grand salut d' usage . Pendant la valse , ils ne s' étaient point parlé . Rien ; pas un mot , pas un signe ; et cependant ils s' étaient compris et donnés l' un à l' autre , par dessus les obstacles . La comtesse cependant , outrée du bonheur des deux amants , trouva moyen , à la fois , de se faire présenter M . de Ré , de lui dire qu' elle recevait le jeudi soir , et d' empêcher Edmée de danser une seconde fois avec lui . Robert avait été surpris , au premier moment , par cette invitation inattendue , qui devait venir d' Edmée . Eh bien , il eût préféré qu' elle n' eût pas eu cette idée de le mettre en présence de son mari . Néanmoins , il ne s' arrêta pas longtemps à cette pensée . Il ne se dit pas non plus que l' amour d' Edmée , si contenu le matin encore , était bien abandonné le soir . Il s' expliquait cela , d' ailleurs . Au milieu d' un bal , Edmée savait qu' elle ne pouvait pas avoir à se défendre . Alors , elle avait oublié de se garder . D' autre part , les bals allaient finir ; la saison s' avançait . Où retrouver Edmée s' il n' avait pas l' entrée de sa famille ? Malgré l' ivresse partagée de la valse , Robert sentait bien qu' il ne pouvait se permettre de demander brutalement un rendez -vous . Il irait donc , le jeudi , chez madame la comtesse d' Anjault ... chercher Edmée entre son père et son mari . Pourtant il aurait mieux aimé la trouver ailleurs . Quant à Edmée , l' idée seule de voir Robert en présence de son mari et sous le feu croisé des regards de la comtesse et de madame de Clérac , la révoltait . Non jamais . Le jeudi était le surlendemain . Il n' y viendrait pas ! il ne devait pas y venir . Mais comment lui faire dire qu' il fallait décliner l' invitation ? Elle en était impatiente , ne voulant pas laisser croire que ce fût elle qui l' eût inspirée , et ne savait où ni comment lui faire parvenir son avis . A tout hasard , elle écrivit un billet sur du papier mince : « Ne venez pas jeudi ; excusez -vous ; prétextez un voyage ou un départ . » Et au Bois , le lendemain – elle était sûre d' y trouver Robert ! – elle s' arrangea pour se promener , à pied , autour du lac , en donnant le bras à son père , car , bien que ce dernier fût en éveil , elle redoutait moins sa clairvoyance que celle des deux femmes . Elle tenait à la main un bouquet de violettes que , d' un regard droit , elle fit voir à son amant quand il passa ; un moment après elle remonta en voiture , ayant perdu son bouquet . Robert était averti . Le mercredi était le jour de loge de madame d' Anjault à l' Opéra . C' était une occasion bien choisie pour Robert de revoir Edmée , de lui prouver sa soumission et peut-être de lui demander sa récompense . Car le billet trouvé dans le bouquet voulait évidemment dire qu' il ne fallait pas se montrer dans son entourage , qu' il fallait disparaître pour ainsi dire . Mais alors ne pouvait-il pas espérer de la voir en secret ? C' est ce qu' il espérait savoir en allant rendre visite à madame d' Anjault , dans sa loge , pendant un entr'acte . Il y avait là Edmée , d' abord , toujours bien belle , avec un simple bouquet de verdure dans les cheveux et une robe blanche ; puis le comte d' Anjault , encore bellâtre malgré ses quarante-cinq ans ; puis la baronne de Clérac avec sa robe de satin noir et sa sempiternelle couronne de raisin ; M . de la Chesnaie avait paru un instant dans la loge et s' était retiré à l' anglaise . Les veilles le fatiguaient . Dès que Robert parut , mesdames d' Anjault et de Clérac s' empressèrent de lui faire place entre elles deux ; M . d' Anjault , discrètement , s' enfonça dans les profondeurs de la loge ; Edmée , au contraire , s' avança sur le devant et , après l' échange d' un salut , se mit à lorgner dans la salle . – Je venais , madame , dit M . de Ré à la comtesse , en même temps vous faire mes remerciements pour la gracieuse invitation que vous avez daigné me faire , et vous dire le chagrin que j' ai de n' en pouvoir profiter . – Ah ? et par quel contretemps ? – Ma mère , madame , a disposé du reste de ma saison . Elle m' envoie en province pour surveiller de près l' installation d' un nouveau fermier . – Bon ; mais cela sera pour la semaine prochaine au plus tôt . Vous n' allez pas partir comme cela , inopinément et dès demain pour les champs . – Pardon , madame , demain , hélas ! – Et vous passeriez ainsi toute cette fin de saison confiné à la campagne ? – Mais oui , et peut-être , après , l' été tout entier . Madame de Clérac intervint . – Ah ! tant pis , monsieur ; nous aurions désiré accueillir , en vous , l' ami de madame la baronne de la Chesnaie . Edmée , qui était préparée au choc , ne changea pas de visage . Mais , malgré son usage du monde , Robert demeura un moment interdit . Puis , sans répondre , de peur de faire quelque coup fourré . – Et vous -mêmes , mesdames , comptez -vous rester encore longtemps à Paris ? – Jusqu' au départ de M . et madame de la Chesnaie , qui sont , eux -mêmes , sous le coup d' un ordre du ministre . Ce fut au tour d' Edmée de se sentir touchée . Mais elle garda cependant sa contenance indifférente et calme . – Et vous allez vers quelles contrées ? demanda M . d' Anjault à Robert . – En Périgord . – Ah ? Pas de chasse , en cette saison : vous allez vous ennuyer . – Je lirai , je donnerai un coup d' œil d' ensemble à mes propriétés ; enfin , si je m' ennuie , je reviendrai . Le Périgord , c' est moins loin que les Échelles du Levant . – Oui ; mais là-bas vous vivrez de privations , tandis qu' aux Échelles du Levant , on peut vivre de souvenirs . Cette réplique alambiquée de madame la comtesse d' Anjault , avertit une fois de plus Robert qu' il manœuvrait à l' aveuglette sur un terrain mouvant et peu connu . Voyant , d' autre part , qu' il n' y avait aucune chance d' échanger un seul mot avec Edmée , il se leva pour prendre congé . Cette dernière lui tendit la main , ou plutôt deux doigts de sa main gantée , en passant devant la comtesse d' Anjault . – Adieu donc , mon meilleur danseur , dit-elle avec un calme sourire ; puisque moi , quand vous reviendrez , je serai à quelque mille lieues d' ici , d' où je reviendrai Dieu sait quand ! Il sortit . – La diablesse est rusée dit madame d' Anjault à sa belle-sœur dès que le rideau fut levé . Ils se sont entendus ; pas de doute . Et quand ? vous ou moi , ne l' avons pas quittée depuis hier matin . – C' est qu' ils s' écrivent . – J' ai donné l' ordre qu' on me remît d' abord toutes les lettres adressées à la maison . Il n' en est pas arrivé une seule pour madame de la Chesnaie . – Il faut veiller , ma sœur . – Et l' envoyer à Alexandrie donc – Vous ne croyez pas plus que moi au départ de monsieur de Ré , je suppose ? – Je crois qu' Edmée a imaginé ce départ pour détourner nos soupçons . – Et qu' ils ont quelque secret moyen de se rencontrer ! – Que je découvrirai , conclut la comtesse . En rentrant à l' hôtel , madame de la Chesnaie trouva une lettre qu' on venait d' apporter . – C' est de la part de la couturière de madame , dit la femme de chambre . Edmée pressentit un message de Robert . Elle ouvrit la lettre devant sa belle-mère et sa tante , y jeta un coup d' œil sommaire puis l' abandonna sur un guéridon . « Mesdames X ... , disait cette lettre , ont l' honneur d' avertir madame la baronne de la Chesnaie que ses deux toilettes seront prêtes à essayer à partir de demain midi . » – Tu te fais faire encore de nouvelles toilettes , Edmée ? demanda madame de Clérac ; mais tu ruineras ton mari . – Ma tante , ce sont des provisions pour l' exil . Ne vaut-il pas mieux que j' emporte , d' ici , assez de robes pour attendre un nouveau voyage que de me faire faire , là-bas , à des prix fabuleux , des robes affreuses ? – Certainement , ajouta madame d' Anjault . Mais cela me rappelle que j' ai aussi quelque chose à voir chez les dames X ... Si vous voulez , Edmée , nous irons ensemble . – Bien volontiers , madame . Quand ? – Mais ... ne vous fixe-t -on pas une heure ? – Oh ! ... peu importe , au moins , d' y aller plus tard . – Eh bien , fixez vous -même . – Voulez -vous deux heures ? – Très bien ! deux heures . Je commanderai la voiture et nous irons au Bois après . Edmée , rentrée dans sa chambre , fermait sur elle sa porte avec soulagement . Elle était donc , au moins pour ce jour -là , délivrée de ces insupportables figures qui l' entouraient de suspicion et de haine . Et comme elle se promettait de les tromper ! Car il s' agissait d' un rendez -vous . Elle l' avait compris , dès l' abord , et n' avait pas hésité un instant à l' accepter . Mais , faisant un retour sur elle -même : – Voilà , se dit-elle , l' heureux succès des précautions de la comtesse et de ma tante . A quelle distance je serais encore d' une pareille démarche sans leurs bons soins ... M . de la Chesnaie me garde bien mieux ! ... Hélas ! M . de la Chesnaie ! ... – Je respecterai la foi jurée , se dit-elle . Mais , mon amour ... je sais bien maintenant que je ne le lui ai jamais donné et qu' il est invinciblement à Robert . Eh bien , je veux aimer , moi aussi ! Pourquoi donc serais -je à jamais sevrée d' amour ? Il convenait à ma noble famille de me jeter au couvent , parce que je la gênais ; pour me soustraire à la tombe anticipée qu' on me destinait , je me suis jetée au cou d' un vieillard ... je n' avais pas de père ; j' en cherchais un . Je l' ai trouvé ... Oh ! comme je l' aimerais encore s' il était resté mon père ! ... Mais ... si profondément dévouée que je sois à cet homme , je-ne saurais plus lui donner mon cœur ... Qu' importe , cependant , à ma noble famille ! Je suis mariée ; j' ai une position dans le monde ... Il lui convient aujourd'hui que je reste claquemurée dans cette autre tombe qu' on appelle un mariage sans amour : et , de gré ou de force , on a juré que je devais être de marbre ... C' est , en vérité , trop compter sur ma résignation et trop peu avec mon cœur qui bondit dans ma poitrine ... avec ma liberté , qui se révolte et proteste . Je veux vivre à mon tour ! Je vivrai ! j' aimerai ! ... Et que Dieu lui -même me défende , s' il tient à ce que le monde appelle « la vertu » ; car , plus ma noble famille me défendra et plus elle me poussera dans l' abîme ... plus « ma vertu » courra de dangers , si tant est que « la vertu » soit de se livrer à l' homme qu' on n' aime pas , en se refusant à celui qu' on aime ! On déjeunait à onze heures à l' hôtel d' Anjault . Un peu avant midi , madame la comtesse donnait le signal de la retraite , et chacun regagnait sa chambre pour faire son courrier , lire ou s' habiller . Ce jour -là , Edmée se leva de table nonchalamment , la dernière , et ne rentra chez elle qu' après avoir entendu la comtesse donner ses ordres pour une longue toilette . Alors , en un clin d' œil , elle jeta son peignoir , passa une robe de ville peu voyante , un de ces chapeaux sans caractère et sans date , qui vont avec toutes les toilettes , puis gagna la porte de l' hôtel , le cœur battant , comme si elle avait craint qu' on ne la suivît et qu' on ne l' arrêtât . En passant , cependant , elle dit au concierge : « Si madame la comtesse me demandait , vous lui feriez dire que j' ai pris les devants et qu' elle me trouvera place Vendôme . » Une fois dehors , elle pressa le pas , tourna vivement les angles de deux rues et se jeta dans un fiacre . En cinq minutes elle fut place Vendôme La voiture de Robert – ou plutôt un coupé de remise , – attendait . Elle grimpa cependant les trois étages de sa couturière , échangea quelques mots avec la première ouvrière , redescendit aussi vite qu' elle était montée et s' élança cette fois sans hésiter dans la voiture de M . de Ré . Puis , aussitôt la portière refermée ; – Vite ! dit Edmée ; ma belle-mère me suit ! La voiture partit comme un trait . D' abord , Edmée mit Robert au courant de la situation . – Je veux , lui dit-elle , que vous sachiez tout de suite ce qui me pousse à d' incroyables démarches , et je veux aussi vous dire sans retard que , si je me livre à votre loyauté , c' est avec l' entière confiance que vous respecterez en moi une femme libre de son cœur ... qui vous aime ... mais veut rester pure . Et maintenant , où me conduisez -vous ? – En ... Périgord . Mais vous verrez que ce n' est pas loin de Paris . – Où , enfin ? – Ne m' avez -vous pas dit de parler d' un voyage ? d' un départ ? J' ai compris qu' il fallait disparaître . Et , dès à présent , j' ai disparu . J' ai quitté la maison de ma mère avec une malle et en fermant mon appartement , j' ai annoncé un , voyage . Officiellement , pour tout le monde , je suis donc parti . Et vous seule saurez le lieu de ma retraite . Mais il me faut vous y conduire . Autrement , vous ne la découvririez jamais . – Quoi ! vous allez faire cette folie de vous reclure ? Et que deviendrez -vous dans votre prison ? – Je vous attendrai ... Et , le reste du temps , eh bien ! je ferai comme en Périgord : je lirai , je m' occuperai de L' ensemble de mes propriétés , ajouta-t-il en souriant . Ah ! quel paradis que mon carcere duro . Edmée , grave , tremblante , n' osant répondre : « Ne m' attendez pas ! » parce qu' elle sentait bien qu' elle irait là , malgré elle , abandonnait sa main dans la main de Robert . Ses yeux étaient baissés . Tout à coup elle les releva , regarda droit dans ceux de son amant , et lui dit : – Vous savez que c' est ma vie tout entière que je joue sur votre foi et votre honeur . Robert la regarda , lui aussi , bien en face , et lui dit : – Je le sais . – Un mot encore . Sur votre honneur , si j' étais libre , m' épouseriez -vous ? – Si vous aviez été jeune fille ou veuve , avant de vous dire un mot d' amour , j' aurais demandé votre main . Et maintenant , je ne puis vous dire qu' une chose : Je vous aime , je me donne , et quand ce sera possible , je serai votre mari . – C' est vrai ? – Vrai . Il y eut un long silence . La voiture suivait le cours la Reine , puis le quai de Passy , puis la route de Versailles . Les deux amants , dans un recueillement muet , accentuaient d' un serrement de mains les graves paroles qu' ils venaient d' échanger ; et , peu à peu , le recueillement s' élevait jusqu' à une sorte d' extase , comme s' ils se fussent envolés vers une autre patrie , loin de toutes les entraves du monde , des persécutions , des tyrannies sociales , et l' un à l' autre pour toujours . La voiture tourna enfin et prit une rue montueuse , bordée de maisons d' aspects très divers : élégantes villas de la richesse oisive , gaies maisonnettes de la médiocrité dorée , petits hôtels , chalets couverts de lierre : chacune séparée de sa voisine par de grands jardins . Puis , devant une sorte d' impasse , ou , plus exactement , de rue campagnarde irrégulière et déformée comme une rue de village , trop étroite d' ailleurs pour le passage d' une voiture , le cocher arrêta son cheval . Robert descendit et offrit la main à Edmée . – Venez voir , dit-il , ma retraite à cent lieues de Paris . La petite rue s' enfonçait en faisant des détours imprévus entre des jardins séparés entre eux tantôt par de vieux murs moussus , à moitié éboulés , tantôt par des palissades ou des haies . Des maisonnettes simples et déjà anciennes étaient éparses çà et là parmi ces jardins . Ce devaient être des maisons de campagne bourgeoises il y a une centaine d' années : au temps où Manon et Desgrieux , voulant se faire un nid d' amour loin de la ville et à l' abri des curieux , s' en allaient se blottir à Chaillot . Dans les jardins , des arbres fruitiers et des lilas en fleurs ; sur les gazons et dans les plates-bandes , des pivoines , des jacinthes ; sous les arbres , du muguet qui embaumait . Point de ces plantes nouvelles , à feuillages , qui ont envahi nos jardins , surtout nos appartements : les fleurs des jardins de curé , giroflées , lys , roses remontantes . Avec cela , des berceaux , des tonnelles , des charmilles . Dans le chemin quelques poules qui gloussaient . Plusieurs maisons n' étaient closes que de portes vitrées et de volets de bois ; et , dans chaque propriété , un puits dont la margelle disjointe ouvrait passage aux pariétaires . De temps en temps , au détour d' un des caprices du chemin , un réverbère se balançait à sa potence . Cela ne ressemblait à rien autre : et c' était délicieux . A travers les rameaux fleuris des arbustes et les branches des arbres , à peine garnies encore d' un jeune feuillage , passaient les chauds rayons d' un soleil d' avril , et , dans l' air , flottaient les parfums des bois . La rue était devenue sentier ; à peine , en se serrant , pouvait -on y passer deux de front . Enfin , Robert poussa une petite porte au milieu d' une haie . – Nous voici chez nous , dit-il . La maison était basse et couverte de lierre et de chèvrefeuille . A l' intérieur , une salle à manger-salon , une chambre à coucher , une petite cuisine , et , au-dessus , une grande mansarde qui pouvait servir de chambre de domestique ou de grenier . C' était tout . Quelques meubles simples , des rideaux de coutil et de mousseline , une bibliothèque achevaient cette retraite , qui ne sentait point la « petite maison , » mais semblait un rêve de poète . Edmée n' en avait approché qu' en tremblant , bien qu' elle se sentît gardée par le respect de son amant . Mais une pudeur secrète l' avertissait qu' elle se livrait . En même temps , son cœur débordait d' une joie infinie . Elle aimait avec délices à se laisser emmener par Robert , sans regarder en arrière , en oubliant le monde entier . – Je vais vivre là tant que vous le voudrez , dit-il ; et heureux comme un dieu si vous me permettez quelquefois de vous y attendre . Vous le voyez , je suis à cent lieues de ce monde , où déjà le parfum de notre amour nous a trahis . Et quand vous le voudrez , quand vous pourrez échapper à la jalouse surveillance qui vous entoure , en une demi-heure , et avec une simple voiture de place , vous pouvez être ici , où vous disparaissez à tous les yeux . Car ce coin de Paris est absolument ignoré . – Nous sommes à Paris ? – A la porte , du moins ; dans les « sentes d' Auteuil » . Il y a , sur la terre , des heures de paradis . Qu' elles sont rares ! mais qu' elles sont enivrantes ! Et que de peines pour les conquérir ! que de douleurs pour les payer ! Pourtant , si ces heures on les a vécues , si ce bonheur on l' a respiré , de quoi qu' on les paie , ce n' est point trop cher ! Robert et Edmée passèrent , dans la maisonnette et dans le jardin , de ces moments qui restent , quoi qu' il advienne , comme une illumination sur toute la vie , qu' on n' oublie jamais , qui , vingt ans après , vous font , par le seul souvenir , bondir le cœur dans la poitrine et venir des larmes aux yeux ; qui effacent tout le passé et escomptent tout l' avenir . Ils n' échangèrent pas un baiser . Cependant , quand Robert reconduisit Edmée à travers les sentes embaumées , ils s' appartenaient absolument . Jamais Edmée n' aurait cru rencontrer , en ce monde , un être qui comprît comme Robert ses sentiments et ses pensées les plus intimes , qui les fît , pour ainsi dire , éclore dans son âme . Jamais Robert , non plus , n' avait rencontré de femme qui lui parût sincère , comme Edmée . Que de grâce et de délicatesse ! que d' intelligence et de naïveté ! Elle était étrangère à tous les calculs de notre civilisation raffinée ; en même temps elle avait l' esprit cent fois plus cultivé que les autres femmes . Elle aimait la toilette , la musique et la danse , et aussi la solitude , le travail et la pensée . Oh ! oui ! Robert l' eût épousée avec bonheur et avec orgueil si . Quant à Edmée , elle se blottit dans la voiture qui l' attendait et s' abîma dans son ivresse . La passion toute puissante avait envahi son être . Et rien en dehors , pour elle , ne subsistait plus . Cependant la comtesse d' Anjault avait été prise d' une première colère , quand vers deux heures , prête à partir et ayant tout disposé pour bien garder Edmée , elle apprit , par ses gens , que celle -ci était sortie seule ; puis d' une seconde , plus violente , quand , chez la couturière , on lui dit que la baronne de la Chesnaie n' avait fait que paraître et disparaître . Edmée s' était échappée ; point de doute ! Et à cette heure elle devait être chez son amant . Quelle impudence ! Madame d' Anjault , sous le coup d' une pareille bravade , ne s' était pas senti la patience d' aller au Bois sans exhaler son indignation . Elle était retournée à l' hôtel . Elle en avait appelé à madame de Clérac et plus encore à son mari . – Votre fille va nous déshonorer tous ! s' était-elle écrié . J' ai tâché de la contenir . Je n' aurais pas voulu que vous eussiez à lui parler le sévère langage qui convient ; mais , à présent , les ménagements deviennent impossibles . La bonne fortune de M . de Ré sera bientôt publique ; une femme qui va le matin par les rues , dans le coupé de son amant , ne tardera pas à être prise par le monde en flagrant délit . Il faut lui parler comme vous en donne de droit votre titre de père , et lui signifier que vous ne souffrirez pas ses incartades . Si son vieux mari ne sait rien , tant mieux pour elle ; mais pour sa famille , qui l' a reçue et patronnée , il faut qu' elle garde au moins le décorum ! – Mais M . de Ré ne nous a-t-il pas , hier au soir , annoncé son départ pour ce matin même ? – Allons donc ! ce n' était qu' une excuse . – On pourrait bien savoir chez lui , si oui ou non il est parti ; et s' il est parti , cependant . – S' il est parti , pourvu que la drôlesse ne soit pas partie avec lui ? s' écria madame de Clérac . – Oh ! ma sœur , ne dites pas cela . C' est impossible , répondit M . d' Anjault en pâlissant . – Rien d' impossible avec cette fille d' actrice , mon frère , et vous ferez bien de ne pas perdre un moment ! – Et pour quoi faire ? – Pour les rattraper , s' il en est temps encore , saisir votre fille et . – Doucement , ma sœur ! et s' il n' y avait là-dessous qu' une espièglerie de jeune femme mutine ? En tout cas , il nous faut prendre garde de donner l' éveil au monde , qui ne se doute encore de rien . – Vous avez raison , mon ami , répondit madame d' Anjault , il ne faut agir qu' avec la plus grande prudence ; mais il faut aussi agir avec promptitude et je vais chercher comment , d' abord , on pourrait savoir , sans le demander en quelque sorte , si M . de Ré est encore à Paris . Le moyen trouvé par madame d' Anjault était assez simple : il s' agissait tout bêtement d' envoyer l' ami de la maison , M . de Belcour , qui connaissait , peu ou prou , M . de Ré , faire une visite à ce dernier . On avait toujours M . de Belcour sous la main . Aussitôt dit , aussitôt fait . – Je n' ai pas trouvé M . de Ré , revint dire une heure après M . de Belcour . Il est parti ce matin pour le Périgord . M . d' Anjault , sa femme et la vicomtesse de Clérac se regardèrent , et , quand le modèle des cavaliers servants fut sorti : – Il est impossible qu' Edmée soit partie avec lui , dit M . d' Anjault , répondant aux préoccupations générales ; une femme qui s' est fait , en si peu de temps , une telle situation dans le monde parisien ... qui peut , dans un an , faire son mari ministre plénipotentiaire , qui a la perspective de revenir d' Alexandrie à Dresde , Turin ou Bruxelles – ne fait pas cela . Non ! jamais , quelle qu' elle soit ! ... Mais après tout , quelles preuves bien formelles qu' Edmée ait pris une passion pour ce jeune homme Et si elle était simplement à courir les magasins ? ... – Ah ! mon frère , je vous admire ! dit madame de Clérac . Vous avez la foi robuste de ce pauvre la Chesnaie . – Si elle n' est pas partie , rien n' est perdu , reprit la comtesse d' Anjault ; et si M . de Ré a réellement quitté Paris , tout peut être sauvé . A cinq heures , Edmée n' était pas rentrée ; mais M . de la Chesnaie qui , depuis le matin , étudiait la législation consulaire spéciale aux Échelles du Levant , descendit au salon . – Edmée , dit-il , n' est pas avec vous , mesdames ? – Non ; elle est sortie , répondit madame d' Anjault . – Ah ! ... fit le baron sans plus de commentaires . On dînait plus tôt , le jeudi , à cause de la réception du soir ; Edmée , à cinq heures , aurait dû être rentrée . Aussi M . d' Anjault commençait-il à être pris d' inquiétude et se demandait-il si vraiment l' hypothèse tout à l' heure soulevée par sa sœur était bien une absurdité . Cinq heures et demie : M . d' Anjault battait fiévreusement la mesure sur les vitres . Mesdames d' Anjault et de Clérac tournaient dans le salon , en arrangeant çà et là des fleurs , des bougies , des dentelles , pour se donner une contenance . M . de la Chesnaie lisait le journal . Quelque minutes avant six heures , Edmée parut en peignoir , en s' excusant de son négligé par cette raison qu' elle attendait le coiffeur . Le front de M . d' Anjault , devenu de plus en plus soucieux à mesure que l' heure s' avançait , s' illumina d' un éclair de soulagement . Les deux femmes eurent , en échangeant un regard , une expression indéfinissable . Puis , comme ce n' était ni le lieu ni l' heure d' une explication , et comme , d' autre part , le retour d' Edmée témoignait qu' il n' y avait pas péril en la demeure , on parla de choses et d' autres en attendant le dîner . Cependant la comtesse , à la dérobée , examinait la jeune femme avec une attention d' inquisiteur . Quoi qu' il en fût du départ de M . de Ré , elle ne croyait pas qu' Edmée s' était ainsi évadée sans motifs , pour faire tout bêtement des courses dans Paris . Edmée ne prenait garde à rien et semblait ne pas voir l' examen attentif dont elle était l' objet . Tout ce qui se passait autour d' elle la laissait dans une magnifique indifférence . Et tandis que madame d' Anjault , la voyant distraite , songeuse , comme perdue dans le rêve , se disait : « M . de Ré n' est pas parti ! » – elle était encore à errer dans les sentes d' Auteuil , écoutant son cœur battre à l' unisson du cœur de son amant . Les soins de la réception du soir ajournaient d' ailleurs toute explication . Depuis quelque temps les jeudis de la comtesse étaient plus suivis ; et il fallait bien se l' avouer , la présence de « la délicieuse madame de la Chesnaie » y était pour beaucoup . C' était , pour madame d' Anjault , un motif d' irritation contre Edmée et une raison de la ménager . Ainsi de beaucoup de choses ; et la comtesse obéissait à la double impulsion donnée par ces sentiments contraires , quand elle poursuivait Edmée de ses persécutions et quand elle voulait , à tout prix , la protéger contre la médisance et la défendre contre la faute – où plutôt contre le scandale . Peu lui importait , en effet , qu' Edmée tombât . Même , elle ne la voyait pas faiblir sans une satisfaction secrète . Mais il ne fallait pas qu' elle déchût dans l' opinion et que l' idole fût renversée de son piédestal . Pour M . d' Anjault , il était devenu fier de sa fille . Malgré l' aveugle confiance qu' il avait en sa femme , il n' accueillait pas sans répugnance ses suggestions , à propos de la conduite d' Edmée ; en ce moment même , il était disposé à la défendre et à transformer , en conseils amicaux , les solennelles remontrances qui lui avaient été demandées par la comtesse . Quand , vers minuit et demi , les derniers visiteurs quittèrent le salon , le comte , la comtesse , madame de Clérac et Edmée se retrouvèrent seuls . M . de la Chesnaie , qui ne veillait pas , s' était retiré depuis longtemps . – Eh bien ! vous m' avez donc faussé compagnie , Edmée , dit la comtesse d' Anjault à la baronne de la Chesnaie . – J' avais beaucoup de courses à faire , et comme vous n' aviez nul besoin de moi , j' ai pris les devants , répondit négligemment Edmée , qui comprit qu' on allait lui donner l' assaut et secoua les douces rêveries qui la berçaient pour se mettre en défense . – Il faut que vous ayez été bien pressée , en effet , car vous ne m' avez pas attendue longtemps chez la couturière ! – A quoi bon ? et pourquoi se créer des obligations inutiles ? J' ai certainement le plus grand plaisir à faire , avec vous , une promenade au Bois ; mais , pour des courses , il est bien inutile de se river les uns aux autres . On se gêne mutuellement , voilà tout . – Ah ! je vous aurais gênée ? Moi , on ne me gêne jamais . – C' est peut-être que personne n' a la malice de l' essayer . – La malice ? ... – Mettons l' indiscrétion , Si vous voulez . – Edmée , dit le comte , qui vit que la conversation tournait à l' aigre et se souciait peu , paraît-il , d' en savoir plus long sur les circonstances dans lesquelles sa femme pouvait être gênée dans ses allures : – Edmée , une jeune femme , à Paris surtout , quand elle est en vue comme vous , est bien exposée aux soupçons malveillants du monde . Il faut éviter de leur donner prise . – Et en quoi donc y donnerais -je prise ? – Mais en allant ... faire « vos courses » comme vous dites , avec un jeune homme qui vous aime et que vous aimez . Je vous y ai prise et il est inutile de nier ! s' écria la comtesse irritée . – Qui m' aime ? ... qu' en savez -vous ? Et s' il m' avait aimée , comme vous dites , madame , sans doute il aurait mieux profité des facilités que vous lui avez offertes pour me rencontrer . Que j' aime ? Je vous trouve bien prompte au soupçon ! Tous les jours , moi , je vous vois au bras de M . de Belcour , et jamais il ne m' est venu à la pensée , madame , de douter de vous ! – S' il fallait une preuve de ce que je vous dis , pour tout esprit clairvoyant , il suffirait de votre persiflage . – Je parlerai donc sérieusement , madame . – Allons , dit M . d' Anjault , prenons garde , de part et d' autre , d' aller beaucoup plus loin qu' il ne convient . J' ai voulu dire , ma chère Edmée , qu' il faut être d' autant plus circonspecte dans vos démarches , que vous avez plus vite et plus complètement réussi dans le monde . Le monde est d' une versatilité singulière , et le moindre prétexte lui suffit pour renverser ses idoles . – Je ne lui donne pas de prétexte . – Tant mieux ; il est soupçonneux , croyez -moi , encore plus que votre belle-mère . Mais ne parlons plus de M . de Ré , ni de cette fâcheuse promenade de l' autre jour dans sa voiture ! je suis convaincu , quant à moi , qu' il n' y a rien de sérieux au fond de tout cela . Sortez un peu moins seule , gardez -vous à carreau ... Mais d' ailleurs , ne m' a-t -on pas dit que M . de Ré a quitté Paris ? – Il a pris congé de nous hier au soir , à l' Opéra , dit Edmée . La comtesse d' Anjault eut un sourire d' incrédulité . – Ce n' est pas votre avis , madame ? – Je n' aurais aucune raison d' en douter si je vous avais , aujourd'hui , moins gênée ... A moins , toutefois , que vous n' ayez d' autres relations ignorées de votre famille . – Madame ! ... c' est assez . Puis se reprenant : – Je sors quand je veux , dit Edmée , je vais où il me plaît , et ne vous permets pas de me soupçonner . C' est vous dire que je ne suis pas disposée à me laisser insulter par vous ! – Ma fille ! – Mon père , je ne reconnais qu' à M . de la Chesnaie le droit de me faire des observations . – Quel langage ! s' écria furieuse madame de Clérac qui , jusqu' alors , n' était point intervenue dans cette explication . – Et votre famille , donc ? – Voilà ce que c' est que de vous avoir donné l' entrée d' une maison sans tache ! et mon frère doit suffisamment le sentir à présent . – L' ai -je tant déshonorée jusqu' à ce jour ? Mais cette noble famille , au seuil de laquelle M . de la Chesnaie m' a ramassée comme une épave , qui donc l' a priée , récemment , de se parer de ma jeunesse , de ma figure et de la position honorable de mon mari ? – De se parer ! entendez -vous ma sœur ! voilà le prix de notre accueil ... pour une personne que nous aurions dû considérer comme une étrangère ! – Mon Dieu , ma tante , que ne l' avez -vous fait ! Pour ce que j' ai reçu de ma famille . – Malheureuse ! Et sa protection , son nom , l' illustration de ses ancêtres , l' entrée du faubourg Saint-Germain ! ... – Toutes ces choses ne valent pas mon bonheur ! Et si ma famille se met en travers . , peu m' importe ! – Votre bonheur ! Ah ! vous avouez donc , enfin ! – Je n' avoue pas ! je déclare ! – Voyez -vous la fille de drôlesse ! la voilà qui surgit tout entière ! Mais Edmée n' écoutait plus . Hors d' elle -même et sentant , à la fois , qu' elle avait outrepassé les bornes et n' avait pourtant crié que les vrais sentiments de son cœur , elle se leva et sortit violemment , pour couper court à cette odieuse scène . Les paroles irréparables avaient été prononcées . Désormais entre la baronne de la Chesnaie et sa famille les rapports cordiaux ne pouvaient plus se renouer et l' hypocrisie même était devenue impossible . « Je ne resterai pas davantage sous leur toit , se dit-elle , et dès demain je délivrerai M . et madame d' Anjault de la lourde responsabilité que je leur impose ! » Bouillante de passion et de colère , elle passa une partie de la nuit à se promener dans sa chambre , la fenêtre ouverte , pour tâcher de retrouver un peu de calme . Mais les heures passèrent et le calme ne vint pas . L' amour , de temps en temps , éclatait au milieu de la colère et l' emportait à travers les espaces enlacée à Robert , comme le sont dans le tableau de Scheffer , Francesca et Paolo . Puis , tout à coup , la colère , reprenant le dessus , lui faisait trouver trop longues ces heures de la nuit qui la séparaient du départ de l' hôtel d' Anjault . Dès le lendemain , en effet , elle se dirigea vers la chambre de son mari . Son mari ! Elle en était si sûre , pourtant qu' elle ne songea pas un instant à combiner une explication pour lui faire accepter le parti qu' elle avait pris . Cependant , en tournant le bouton de la porte tout à coup : « Comment vais -je lui dire cela ? » se demanda-t-elle . Oui ! Comment débuter avec cet homme et lui jeter dans l' âme la première parole qui devait troubler sa confiance profonde ? Et elle demeura immobile et comme changée en statue , devant cette porte qu' elle allait ouvrir . Car il fallait mentir , forger quelque récit , de mauvais aloi , pour rejeter tous les torts sur sa famille , ou dire au moins une partie de la vérité , et alors ? ... Alors , cet homme digne et bon , qui avait été pour elle le meilleur des pères et le plus tendre des époux , la regarderait au fond des yeux et lui dirait : – Edmée , ma chérie , est -ce que ce jeune homme t' a parlé d' amour ? Est -ce que ton cœur s' est troublé à ses paroles ? Et que répondre ? – Mentir ? ... Edmée , jusqu' à ce jour , n' avait jamais menti . La veille au soir , à sa famille même , elle n' avait pas pu mentir . Sa nature droite et tout d' une pièce se cabrait devant le mensonge , comme devant la plus pénible des humiliations . Mais pouvait-elle donc dire , même une partie de la vérité ? sonner un coup de tocsin dans cette paix ? éveiller peut-être une jalousie redoutable ? Et puis elle l' aimait aussi , ce vieillard ! Oui ; et même , avec sa mère et jusqu' à ce jour , c' était le seul être , qu' elle eût aimé sur la terre . Depuis dix ans , il avait été tout pour elle . L' hésitation la cloua sur place . Sa main qui avait nerveusement saisi le bouton de la porte , se desserra ; des larmes lui vinrent aux yeux ... En ce moment même , la porte s' ouvrit et M . de la Chesnaie parut . – C' est toi , ma chérie ? toi , si matin ? Que veux -tu ? – Je venais ... vous dire bonjour , mon ami ! Il la prit dans ses bras : – Oh ! cher ange ! Et elle , faible , vaincue , tremblante , fléchit comme un roseau entre les bras de son mari et lui rendit son baiser . Cependant la veille , après la violente sortie d' Edmée , M . d' Anjault avait dit à sa femme et à sa sœur : – Cette scène est déplorable ! Que faire maintenant ? Nous voulions éviter le scandale et nous allons au devant ! – Mais , mon ami , c' est la faute du caractère endiablé de votre fille . – Soit ! mais puisque vous m' aviez donné la pénible mission de lui parler , pourquoi vous êtes -vous mêlées à l' explication ? Maintenant , Madame de la Chesnaie va vouloir quitter la maison , et cela va faire un joli éclat ! Les deux femmes sentaient aussi combien l' état aigu de la situation était dangereux . – Il n' y a plus qu' à prévenir M . de la Chesnaie . – Autre catastrophe ! Non , il faut apaiser Edmée . – C' est dur ? – Voyez -vous un autre moyen ? – Demain matin , dit la comtesse , j' irai la voir à son réveil et lui tendre la main . Mais pressez le départ de la Chesnaie , je vous en prie . Et voilà comment , au moment où Edmée sortait de chez son mari , madame d' Anjault arrivait sur le palier du second étage . Les deux femmes échangèrent un regard aigu plus rapide qu' un éclair . Puis : – Bonjour , ma chère Edmée , dit la comtesse d' Anjault à la baronne de la Chesnaie , d' une voix affectueuse et assez haute pour être entendue du baron . Vous savez que nous avons des courses à Longchamp aujourd'hui ? il fait un temps superbe . Soyez belle . Edmée , rouge , les yeux baissés , le cœur bondissant de haine et plein d' humiliation , mit sa main dans la main qu' on lui tendait ; et , la gorge serrée : – Oui , madame , dit-elle . Tous les jours , vers une heure , Edmée sortait en toilette simple , peu voyante , et à pied . Vers cinq heures , elle rentrait , s' habillait pour le dîner et donnait sa soirée à sa famille et au monde . Personne ne lui fit plus ni questions ni remontrances , mais tout le monde comprit . Pour M . de la Chesnaie , très absorbé dans l' étude des affaires compliquées de son consulat , il ne prenait garde à rien . A l' étranger , il se serait occupé des démarches d' Edmée , parce qu' il aurait pensé qu' elle avait encore besoin d' un guide , surtout sur un nouveau terrain diplomatique . Seul , avec elle , à Paris , il l' aurait souvent accompagnée ; il se serait occupé d' elle , non pour la surveiller , certes , mais pour la protéger . Mais il savait la jeune femme au milieu de sa famille , menant une vie commune avec son père , sa belle-mère et sa tante , et il s' en reposait absolument sur la famille d' Anjault pour la chaperonner . D' ailleurs , il n' aurait pas vu d' inconvénients à la laisser goûter un peu à la liberté parisienne . N' était-il pas bien juste qu' elle profitât de son rapide séjour en France ? qu' elle se fît belle , qu' elle allât au bal , au théâtre , partout ? Edmée , cependant , dissimulait à peine . D' abord , parce que la passion l' emportait ; ensuite , parce qu' il ne lui convenait plus de feindre avec la famille d' Anjault . Dès qu' elle pouvait s' échapper , après le déjeuner , elle s' en allait à la plus prochaine station de voitures de place et se faisait conduire au plus près des sentes . d' Auteuil . Là elle payait sa voiture et s' enfonçait , à pied , dans les sentes . Pour le retour , elle descendait jusqu' à la Seine , ou montait jusqu' à Passy et prenait une nouvelle voiture qui la ramenait à l' hôtel d' Anjault . Pas plus de précautions que cela . Et , comme elle trouvait que la voiture était lente , bien souvent elle la payait sur le quai pour tromper son impatience en montant d' un pied rapide les rampes de Passy . Elle respirait , à pleins poumons , l' air embaumé qui s' échappait de tous les jardins en fleurs ; elle glissait comme une couleuvre entre les palissades , soulevait d' un doigt sûr le loquet qui fermait la porte de Robert et s' élançait dans ses bras . Comme elle était attendue aussi ! M . de Ré trouvait un charme inexprimable à vivre là , seul en se souvenant d' Edmée quand elle était partie , en l' attendant quand elle devait venir . C' est que rien ne ressemblait à cette femme si sincère et si hardie , si chaste encore et si ardente . Et quelle joie , quand tous deux assis dans la chambrette dont Robert s' était fait un cabinet de travail , échangeaient leurs pensées en s' enivrant des bouffées de printemps qui entraient par les fenêtres ouvertes ! – quand ils regardaient , dans leur jardin , s' ouvrir les fleurs , se développer les bourgeons . Robert sortait le soir et s' en allait dans Paris , mais partout ailleurs que dans les quartiers où il était connu , et , chaque soir , il lui semblait découvrir une ville nouvelle dans les cent villes dont se compose l' immense Paris .